Jean-François Duval

Transcription

Jean-François Duval
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INÉDIT
LE COURRIER
LUNDI 19 MAI 2014
LITTÉRATURE SUISSE
Yémen
JEAN-FRANÇOIS DUVAL
– Ce que dit votre Kessel est très beau, mais comment peut-il faire la différence
entre la vie et la fable? Je ne comprends pas... Tout ce qui est n’est-il pas entièrement
formé d’histoires? Une gigantesque broderie? Ne sont-elles pas notre seule réalité, son
unique étoffe? Existe-t-il quoi que ce soit en dehors d’elles?
J’ai pensé: on ne sait comment j’ai rencontré Khaled, on sait simplement qu’il me
conduit quelque part, peut-être à l’ancien Caravansérail?
[…]
outes les villes sont comme des femmes, lourdes de mystères, prenantes, on ne
sait trop comment les saisir, ni si leur séduction n’est pas quelque piège
qu’elles nous tendent à longueur d’instants, quand nous cheminons à
l’intérieur d’elles, et qu’elles nous récompensent à chacun de nos pas. Non,
nous ne savons jamais où nous sommes menés, ici à Sana’a encore moins qu’ailleurs,
sinon vers le tremblement d’un secret dont ces femmes voilées flottant dans leurs tissus
à travers les rues sont la plus sûre, la plus fiable incarnation.
Je l’ai bien vu tout à la fin de l’après-midi: quand le soir tombe après des heures
de pleine lumière, c’est comme si elle, Sana’a, se dérobait soudain, revêtait un habit
plus sombre mais plus chaleureux aussi, tandis que des bougies et des lampes
s’allument dans les ruelles, que des ampoules jaunies suspendues au bout d’un fil
jettent des éclats sur les étals du sûq et les amoncellements de fruits, renouvelant la
journée sous des couleurs plus poussées.
Plus tôt, en début d’après-midi, alors que nous lui demandions la direction
d’une maison-tour, Khaled, assis devant une échoppe du sûq, s’est proposé pour nous
y conduire. C’est un jeune Yéménite qui étudie le roman anglais.
Alors que nous marchions à hauteur des échoppes où l’on affûtait les lames des
djemiahs qui scintillaient au soleil, Khaled m’a demandé si je connaissais Dr Faustus.
– Marlowe, ai-je dit, Christopher Marlowe, n’est-ce pas?
Il a opiné de la tête, un sourire de contentement aux lèvres: la seule mention de
ce nom (et de quelques autres qui devaient suivre) a tout de suite établi entre lui et moi
une sorte de complicité, une entente tacite.
Il a sorti de je ne sais où un livre, Dr Faustus bien sûr! et voilà, Christopher
Marlowe était là, jailli en fait de son sac d’étudiant, Christopher Marlowe qui adoptait
une pose austère et réservée sur la couverture d’une édition Penguin. Un mince feuillet
plié en deux a glissé, s’est échappé d’entre les pages, que j’ai rattrapé au vol.
– Oh, mes notes!...
En les lui remettant, j’ai eu le temps de déchiffrer quelques termes
soigneusement rangés en deux colonnes. Khaled avait noté certains mots clé:
satanisme, Méphisto, etc.
– Marlowe... c’est un anglais plutôt ardu, non? lui ai-je dit, en lui prenant
l’ouvrage des mains et en le feuilletant tout en marchant.
Il a acquiescé, en riant.
Alors que nous continuions de nous frayer un chemin dans la cohue du sûq
–«soura! soura!» criaient les gamins, petits marchands assis ou debout devant des
avalanches de noix, cacahuètes, graines de tournesol – au travers de mille senteurs
d’épices, j’y reviens, des jeunes femmes, que l’on devinait belles, avançaient souvent
par trois, manière de trinités ambulantes, tels des obstacles dans l’éblouissement du
jour. C’étaient de vraies énigmes qui se déplaçaient. Leur regard suffisait à donner à
l’ensemble qu’elles formaient une espèce de touche ultime et essentielle qui faisait
d’elles des êtres animés au sens propre – à la présence fine et délicate. Seul le regard, oui,
touche divine – c’était comme si un dieu les avait frappées là d’un rai de lumière – leur
donnait vie et élan, amenait leurs corps souples à respirer d’une grâce mouvante.
C’était comme si elles condensaient en elles l’esprit de la fable – échappé à coup sûr des
femmes occidentales comme un génie s’enfuit d’une lampe magique, car désertant les
corps qui ne l’accueillent plus comme il se doit. Tout à coup, on comprenait qu’à ne
plus réserver la part du mystère, on laissait le monde lui-même s’évanouir – puisque qu’il
est tout entier mystification.
La conversation, Dieu sait comment, a glissé sur Kessel.
– C’était un journaliste français, et peut-être un écrivain. Il trouvait que Sana’a
était la ville des villes. Il la compare à Jérusalem, au Caire, à Damas, mais c’est pour dire
qu’aucune d’entre elles ne peut donner, ne fût-ce qu’une idée, de ce qu’est Sana’a.
– Il dit ça dans un livre?
– Oui, dans un roman, Fortune Carrée, paru, je crois, vers la fin des années vingt.
Kessel n’avait alors pas trente ans. Je n’en ai lu que quelques pages, mais il me semble
qu’il avait véritablement saisi le Yémen. Une phrase de lui me revient constamment
quand je marche ici, elle dit que «Sana’a porte le sceau de la fable et de la vie en même
temps». C’est très vrai, non?
Khaled a eu l’air pensif.
T
Et vous, faites-vous semblant d'exister?
Chroniques, Paris, PUF, 2010.
L'Année où j'ai appris l'anglais
Roman, Prix Pittard de l'Andelyn 2007, Paris,
Ed. Ramsay, 2006. Réédition Zoé Poche, 2012.
Boston Blues: routes de l’inattendu
Roman, Prix Schiller et lauréat Lettres frontière
2001, Paris, Ed. Phébus, 2000.
Buk et les Beats
Essai, Paris, Ed. Michalon, 1998; édition revue
et augmentée, Ed. Michalon, 2014.
photo YVONNE BÖHLER
CO
Nous sommes partis bien avant l’aube. Le 4x4 cahotait sur la piste, puis toute
piste a disparu. Nous laissions derrière nous des plateaux de roches noires, mauves,
gris vert, couleur feu, rocs volcaniques ou de grès d’où jaillissaient par endroits des
acacias épineux. Walid tenait le volant. Mohammed laissait son regard se perdre à
l’horizon, nous ne disions mot. Une pleine journée a passé. Puis une autre encore.
A l’Est, non loin de cette région de Mérib où, selon Mohammed et d’après le
récit de Hayîm Habshûsh, étaient enfouies les ruines de la cité de la reine de Saba, nous
serions contents de trouver une modeste maison-tour qui offrait le gîte et le couvert,
maison dont Mohammed nous avait dit qu’elle était «l’endroit le plus sûr au monde».
Le voyage l’avait éprouvé, notre homme avait perdu de sa belle allure. Un pan de
sa chemise était à demi sorti de sa foutah, mal nouée à la taille. Sur le sommet de sa tête,
son châle affectait une mine avachie, un air battu; d’un tissu blanc mêlé de lignes
rouges finement dessinées, cette coiffe suggérait incongrûment dans mon esprit
l’image des rideaux à carreaux rouges et blancs qu’on voit aux fenêtres des chalets dans
les Alpes suisses ou autrichiennes, ou sur certaines robes de Brigitte Bardot quand elle
avait dix-sept ans. Son ventre saillait par dessus la ceinture qui maintenait sa foutah, de
manière plus lourde et manifeste encore lorsqu’il se relevait de son assoupissement
après la pause du qât en début d’après-midi – pauses qui avaient inévitablement
émaillé tout notre trajet – et qu’il nous invitait à se remettre en route.
L’endroit dont il nous avait parlé était en effet très reculé. Nous sommes
descendus du 4x4, que Walid a stoppé juste devant la maison-tour. Nous étions
contents de toucher au but.
Une jeune fille voilée nous a accueillis à l’entrée, que Mohammed nous a
présentée sous le nom d’Awra. Elle n’a que seize ans, mais c’est elle qui tient désormais
la maison. Sa sœur aînée, tout juste mariée, est partie vivre à Hodeida, sur les bords de
la mer Rouge. C’est ici la règle: dès que l’aîné ou l’aînée est capable de remplir la tâche,
les parents passent le relais. Et Mohammed, se tournant vers la jeune fille et en arabe
cette fois:
– N’est-ce pas, Awra. Quand un homme t’aura choisie, ce sera au tour de ta
petite sœur de s’occuper de tout.
Nous nous sommes déchaussés et Awra nous a conduits à l’étage de la maisontour pour nous montrer deux petites pièces – «Only two rooms», disait-elle –, où nous
dormirions. Elles étaient complètement vides, nues, hormis quelques paillasses posées
à même le sol, que la jeune fille nous indiquait avec simplicité, espérant qu’un jour ou
l’autre le ciel lui enverrait un peu plus de gens – la saison était mauvaise, les voyageurs
rares: craintes des enlèvements, fièvre hémorragique au nord, troubles au ProcheOrient, attentat contre le destroyer américain USS Cole alors qu’il faisait escale dans le
port d’Aden, dix-huit tués parmi l’équipage, Al-Qaïda... Recommandations aux
citoyens US et occidentaux de ne pas entreprendre en ce moment de voyage au Yémen,
conseil aux résidents de quitter peut-être le pays…
Peu après, dans la grande salle, longue table pour les repas et coussins disposés
sur le pourtour des murs, Awra, qui s’était éclipsée un instant, a réapparu en tenant
entre ses mains un grand gâteau rond nappé de miel qu’elle a déposé au bout de la
longue table.
J’ai pensé: ce pays éteint toute velléité d’intrigue, rend toute fiction stupide.
Kerouac et la Beat Generation
Essai, Paris, PUF, 2012.
Né en 1947 à Genève, Jean-François Duval y suit
des études de lettres à l’université –et
notamment les cours de Jean Starobinski, Jean
Rousset, Roger Dragonetti et Roland Barthes –
avant de devenir journaliste. Il voyage beaucoup
et publie dès 1977 des grands reportages et des
entretiens avec Cioran, Robert Pinget, Juan
Rulfo, Charles Bukowski, Kurt Vonnegut, Ray
Bradbury, William Styron, Naguib Mahfouz ou
encore Allen Ginsberg. Il collabore à
l’hebdomadaire Construire, mais aussi au
Monde, à Libération, au Magazine littéraire, à la
revue Autrement et à Philosophie Magazine.
Le texte que nous publions ici est extrait d’un
travail en cours d’écriture.
[…]
biblio
bio
Ses œuvres littéraires mêlent fiction
romanesque, écriture de voyage, récit intimiste,
interrogation amoureuse et philosophique.
Jean-François Duval est également critique
littéraire et essayiste, spécialiste de la Beat
Generation. Ses essais Kerouac et la Beat
Generation: une enquête ainsi que Buk et les
Beats, suivi d'un entretien inédit avec Charles
Bukowski, ont été traduits dans plusieurs pays
(voir derniers titres parus ci-contre).
Le lendemain, rencontre avec le «petit cheikh». Il est de belle carrure, mon Dieu!
Jeune homme, il devait ressembler à Errol Flynn, à quelques nuances près. Mais
maintenant!... Il est gras, énorme, imposant, terrible, le crâne résolument chauve à
l’exception des tempes qui restent noires, ornées de cheveux coupés ras qui daignent
encore faire garniture, non sans commisération, accompagnant à peine le sourire qu’il
porte aux lèvres. De grands yeux à la fois chauds et mobiles contiennent deux grosses
agates brunes cernées d’un blanc de l’œil au pourtour étonnamment vaste,
disproportionné, universel, et au bord rosi de petites veines à peine perceptibles,
n’était justement cette coloration, le tout donnant au globe oculaire une importance
exagérée, comme si celui-ci voulait s’arroger le rôle prédominant de sa «petite»
personne. Où nous emmènera-t-il?
Deux lundis par mois, retrouvez dans Le Courrier le texte inédit
d’un auteur suisse ou résidant en Suisse.
Voir www.lecourrier.ch/auteursCH et www.chlitterature.ch
Cette rubrique a été lancée dans le cadre de la Commission
consultative de mise en valeur du livre à Genève.
Avec le soutien de l’Association [chlitterature.ch], de la Fondation
Pittard de l’Andelyn, de la Ville de Genève (département de la
Culture) et de la République et canton de Genève.