penser l`éducation - Université de Rouen

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penser l`éducation - Université de Rouen
PENSER
L’ÉDUCATION
P HILOSOPHIE
DE L’ÉDUCATION
ET
HISTOIRE DES IDÉES
PÉDAGOGIQUES
N° 10 - Novembre 2001
Coordination scientifique de la revue
Jean HOUSSAYE
Professeur en Sciences de l’Éducation
Université de Rouen
Assistance technique et scientifique
Loïc CHALMEL
Université de Rouen
Choix des articles
Chaque projet d’article est examiné par un comité de lecture composé de trois universitaires. Il doit être organisé selon trois parties : un résumé, une liste de mots-clés, un texte.
Les projets doivent être adressés à Jean Houssaye,
UFR de Psychologie, Sociologie et Sciences de l’Éducation,
Laboratoire Civiic, B.P. 108 - 76821 MONT-SAINT-AIGNAN Cedex,
avec une disquette informatique jointe.
Adhésion à la revue comme université partenaire
Les universités ou établissements d’enseignement supérieur souhaitant participer
au développement de cette revue sont invités à adresser leur demande à J.
Houssaye, Université de Rouen.
Pour tout renseignement complémentaire,
vous pouvez joindre Jean Houssaye ou Loïc Chalmel au 02 35 14 64 38
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Éditeur : Émergences éditions, 59650 Villeneuve d’Ascq
Dépôt légal : 2ème semestre 2001
PENSER L’ÉDUCATION
PHILOSOPHIE DE L’ÉDUCATION
ET HISTOIRE DES IDÉES PÉDAGOGIQUES
Sommaire - N° 10 - Novembre 2001
Jean-Frédéric Simon et la pédagogie philanthropiniste
Loïc Chalmel
5
Sandrine Collette
29
Entre l’Instruction publique et l’Education nationale :
Analyse politique d’une évolution sémantique
Pédagogie et démocratie :
La «valuation» plurielle des héritages culturels
Philippe Mougel
47
Les morts et les fous chez Montherlant : Analyses dramaturgique
et pédagogique de La ville dont le prince est un enfant
Christian Pratoussy
65
José M. Quintana
79
Éthique et civisme chez Pestalozzi
Un Helvète bien intéressant : Isaac Iselin (1728-1782)
J.-R. . Rinderknecht
93
Jugement moral, action morale et éducation morale
Matthias Ruppert
107
La fabrication des savoirs scolaires :
Épistémologie de la notion de transposition didactique
Philippe Sarremajane
117
3
Jean-Frédéric Simon
et la pédagogie philanthropiniste
Loïc Chalmel
Université de Rouen
Notre communication se propose, dans un premier temps, de mettre
à jour les mécanismes complexes, qui président à l'émergence et à la
diffusion des idées éducatives philanthropiques en France au dix-huitième siècle. Nous montrerons ensuite en quoi la mouvance «française» du philantropinisme est incarnée par la destinée hors du commun
de Jean-Frédéric Simon, pédagogue à Dessau et à Strasbourg. Enfin,
au cœur d'un jeu d'influences, publiques ou souterraines, de la veille
de la Révolution à ses lendemains, nous verrons comment les sociétés philanthropiques assurent la promotion officielle de l'œuvre pédagogique philanthropiniste, les Loges maçonniques, composées pour
une large part des mêmes membres que les précédentes, en assurant,
quant à elles, la promotion souterraine.
Sapere aude !
ans la seconde moitié du XVIIIème siècle, la vallée du Rhin supérieur voit se succéder, coexister, se mêler intimement de façon parfois baroque et inattendue,
avec un décalage ou certaines nuances entre la France, la Suisse et l'Allemagne, des
courants de pensée aussi divers que les Lumières et l'Aufklärung, les piétismes de première et seconde générations, la physiocratie, le rationalisme critique mais aussi le
mysticisme théosophique, le Sturm und Drang (1) débouchant sur le romantisme, tout
ceci dominé par les aspirations à la «réforme» ferment d’une Révolution, à laquelle
succèderont en France nationalisme et restauration. De fait, le terme de réforme revêt
D
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Penser l’éducation - 2001, 2
Mots clés : Philanthropinisme - École normale - Éducation des filles.
un caractère extrêmement hétérogène. Outre l’acception traditionnelle de Réforme religieuse, dont les déclinaisons multiples s’interpénètrent, plusieurs conceptions différentes se dégagent de l’analyse historique. Nous nous contenterons ici d’un résumé
succinct de celles qui nous paraissent être en rapport étroit avec l’implication des
contemporains dans les questions éducatives, particulièrement à propos du mouvement philanthropique et de la pédagogie philanthropiniste :
- une première idée de réforme, héritée des représentations humanistes du XVIème
siècle, normative et résolument tournée vers le passé, prend appui sur la philosophie
pratique de l’Antiquité, souhaitant rétablir l’ordre ancien, au travers d’une réappropriation des langues grecques et latines ;
- une seconde idée accompagne la naissance et le développement du piétisme au
XVIIème siècle, en réaction contre une «orthodoxie» professant des doctrines précises
et rigoureuses, mais arides pour le cœur et stériles pour la vie ;
- puisant ses racines dans le XVIIème siècle finissant, une troisième conception, également normative mais résolument tournée vers l’avenir, accompagne le développement
d’un «despotisme éclairé» : les physiocrates réclament une réforme politique et sociale
se fondant sur le progrès des connaissances. La notion «d’ordre naturel» (Quesnay,
1758/1969) définit l’organisation de la société des hommes à l’image de celle du
monde animal, c’est-à-dire régie par des lois immuables, expression de «l’ouvrage
d’une divinité bienfaisante». L’ordre providentiel prime alors sur l’intérêt individuel ;
- à l’image d’autres provinces germaniques, Alsace, Suisse alémanique et pays de
Bade sont touchées par les Lumières en deux vagues successives : Frühauklärung, ou
Lumières précoces, et Spätaufklärung, ou Lumières tardives. Dans sa phase finale,
entre 1770 et 1820 environ, le caractère philosophique ou littéraire du siècle des
Lumières s’estompe au profit de dimensions morales et politiques. Ainsi les Lumières
tardives (Spätaufklärung) traduisent-elles une forte tendance aux réformes sociales
dans l’intérêt général ;
- Le Sturm und Drang (tempête et assaut), mouvement littéraire issu de l’Aufklärung,
génère une dissociation entre littérature et éducation. Les Aufklärer font le pari que tout
ce qui est utile à l’homme peut s’apprendre ; pour les Stürmer und Dränger, certains
éléments sont hors de portée de l’apprentissage rationnel ou pédagogique. Le «Gefühl
ist alles» du Faust de Goethe est exemplaire à cet égard de la primauté du sentiment
sur la raison, même si les Stürmer ne nient pas son importance ;
- enfin, le couloir rhénan fut aussi de bonne heure une terre d’élection pour la diffusion
des idées panthéistes, théosophiques ou mystiques (Neveux, 1967). Le mysticisme, ou
effort de l'homme pour entrer en communion directe avec Dieu, prend une dimension
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Penser l’éducation - 2001, 2
nouvelle à partir de 1750 environ, avec l’émergence d’une nouvelle philosophie religieuse, qui se répand comme une traînée de poudre : la théosophie. Mouvement religieux extra-ecclésiastique, le courant mystique et théosophique, éloigné d’une piété
traditionnelle qui ne répond plus aux angoisses existentielles des contemporains, nourrit son attrait pour le mystère en s’intéressant au scientisme, au magnétisme, au spiritisme .
Le goût du secret
Le développement au XVIIIème siècle, particulièrement dans le couloir rhénan, de
Loges maçonniques interconfessionnelles et de leurs officines publiques, les sociétés
philanthropiques, constitue, d'un point de vue idéologique et social, le creuset fécond
aux multiples ramifications, au sein duquel s’interpénètrent les différents courants de
pensée précédemment évoqués. Disposant de correspondants à travers toute
l'Europe, le réseau philanthropique et maçonnique se révèle un puissant groupe de
pression aux ramifications insoupçonnées. Lors de leur création, la plupart des
Philanthropinums se trouvent intimement liés à une société philanthropique et à une
Loge.
L’attirance vers le mystère prédispose aux doctrines hermétiques. La maçonnerie
moderne, que nous qualifierons ici de «spéculative », puise, dès la fin du XVIIème
siècle, l’essentiel de son inspiration dans l’univers religieux britannique. Elle reste
cependant conservatrice des valeurs morales chrétiennes, traditionnellement attachée
à l’œuvre du «Grand Architecte de l’univers» dans une perspective déiste. Pour les
«chevaliers» notables, catholiques, réformés ou luthériens du couloir rhénan, la maçonnerie représente ainsi un espace assez consensuel, chrétien sans être clérical, loyal
envers le pouvoir exécutif, obéissant au principe d’égalité entre les membres initiés,
développant une bienfaisance qui donne bonne conscience quant à l’exclusion de fait
des classes populaires. Les Loges assurent la promotion souterraine du philanthropinisme, tout en facilitant des convergences de vues assez inattendues, comme en
témoigne le texte de la prestation de serment à la Loge strasbourgeoise «Ferdinand
aux neuf étoiles», spécifique aux gens de lettres, rédigé de la main de Jean de
Turckheim :
Qu’il s’occupe surtout de l’éducation publique et particulière afin de contribuer de tout
son pouvoir aux soins que les souverains éclairés se donnent pour procurer à la jeunesse ce bienfait inestimable soit au physique soit au moral. S’il ne le peut pas lui-même,
qu’il éclaire par ses écrits ceux qui sont chargés de ce soin ; qu’il leur en facilite les
moyens encourage par ses conseils et par des récompenses ceux dont les talents se
développent : qu’il se dévoue enfin au bonheur des hommes, et surtout à cultiver cette
portion des connaissances humaines qui y correspondent le plus intimement ; en un mot
qu’il soit un philosophe chrétien (BNUS, Fonds Turckheim Carton 78.1/3).
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Penser l’éducation - 2001, 2
Au milieu du XVIIIe naissent des sociétés d’utilité publique, ou sociétés philanthropiques, marquées principalement par deux tendances : agricole et socio-économique.
L’organisation mère de ce réseau est incontestablement la Société helvétique (17611798), dont le projet initial fut de réunir des Suisses de différents cantons au-delà des
clivages religieux. Fille des Loges maçonniques, la Société des philanthropes s’inspire
incontestablement de ses principes d’organisation et de son esprit de fraternité. Tendre
à la «perfection physique et morale» du genre humain, tel est le projet des Amis de
l’Humanité. En s’appuyant de fait sur les différents mouvements de pensée précédemment décrits, la philanthropie se place au confluent d’influences hétérogènes mais qu’elle
espère complémentaires. Si les philanthropes reconnaissent en Dieu l’inspirateur
suprême de l’amour du prochain qui les anime, la Société, en se démarquant ostensiblement des champs théologiques et politiques, cherche visiblement à occuper un ailleurs
socio-idéologique, clairement indépendant des pouvoirs spirituels et temporels. Cet
espace nouveau semble conçu comme une aire de convergence des lumières de la
raison, par la recherche exclusive des arts et techniques propres à répandre le bien et
à améliorer le sort des hommes :
L’étude de l’homme, de ses besoins, de ses droits, de ses devoirs , sa perfection morale
sont les deux branches des travaux consacrés spécialement à la philanthropie. La portée morale de l’éducation et sa perfection successive, des projets de charité, des établissements utiles, tout ce qui peut être objet d’émulation et faire fleurir les mœurs, donner
de l’énergie aux âmes et éclairer les hommes sur leurs vrais intérêts. La partie physique,
à laquelle elle s’attache de préférence, embrasse l’étude pratique de la nature, l’agriculture, le commerce et la perfection des manufactures et des arts mécaniques.
Accoutumée surtout à regarder avec respect et intérêt, cette classe si utile de citoyens,
qui nourrit les autres, elle s’empresse à lui procurer du soulagement, ou de l’instruction.
Elle excite à cette fin l’industrie par des prix champêtres, engage à certaines plantations
négligées, mais convenables à la nature du terrain et aux besoins du local ; récompense
l’invention de nouvelles machines ou d’instruments utiles, travaille à des écrits élémentaires pour les campagnards et perfectionne ceux qui servent exclusivement à son instruction et à son amusement, et auxquels il est difficile souvent d’en substituer d’autres ;
elle correspond, à cet effet, avec des fermiers intelligents & des curés bienfaisants, qui
seront convaincus que leur ministère n’est point borné aux besoins spirituels de leurs
paroissiens (Statuts de la Société philanthropique de Strasbourg, 1776).
L’histoire du philanthropinisme est indissociable de celle de ce réseau d’associations
plus ou moins arcanes, l’ouverture d’un philantrhopin étant le plus souvent liée à la présence d’une société philanthropique locale (et, à travers elle, de la franc-maçonnerie
locale), qui en assure la promotion et le financement, ce qui fait dire à Wolke (17411825) que :
Nous sentons avec déplaisir que nous sommes encore bien éloignés de notre but proposé où nous serions en état plus qu’à présent, de faire le bien qui pourrait tourner à la
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Penser l’éducation - 2001, 2
satisfaction de nos contemporains éclairés, au bonheur des jeunes gens en plusieurs
pays et à l’avantage de la postérité. Nous voyons bien que ces bornes, mises à notre
zèle, s’élargiraient de beaucoup, si une plus grande partie des philanthropes, réunis çà
et là en sociétés, et si tous ceux qui sont chargés des soins de l’instruction concouraient
avec nous aux mêmes fins, où nous aspirons. Mais il faut se contenter ! (Wolke, 1782,
pp. 24-25).
Le philanthropinisme
La trace laissée par le philanthropinisme, bien peu visible dans les mémoires des
éducateurs contemporains, se trouve pourtant néanmoins clairement relevée par
Ferdinand Buisson qui, dans son Dictionnaire de pédagogie, ne consacre pas moins
d’une quinzaine d’articles conséquents sur la question et donne, par ailleurs, une définition précise du terme lui-même :
On désigne sous le nom de philanthropinisme, dans l’histoire de la pédagogie allemande, la doctrine de Basedow et de ses disciples. C’est en 1774 que Basedow ouvrit à
Dessau, sous le nom bizarre de Philanthropinum, un établissement dans lequel il devait
appliquer ses théories sur l’éducation, qui étaient, dans leur traits essentiels, celles de
l’Émile de Rousseau (Buisson, pp.1619-1620).
Ainsi le philanthropinisme est une doctrine d’emblée rattachée par Buisson aux
noms de Jean-Bernard Basedow (1723-1790), Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) et
à la pédagogie «allemande». Est-ce à dire qu’il n’y eut point de philanthropinistes en
France, et que la pédagogie «française» n’a aucunement été influencée par cette
manière de penser l’éducation ? Pourtant, dans ce même article, Buisson ajoute :
[…] l’année même de l’ouverture du Philanthropinum, il publia en quatre volumes son
célèbre Elementarwerk, ouvrage illustré destiné aux enfants, pour l’impression duquel
des souscriptions avaient été recueillies dans toute l’Allemagne, et qui fut aussitôt traduit
en latin, en français et en russe. Basedow avait associé à son entreprise trois de ses
amis, Wolke, Simon et schweighäuser, qui formèrent avec lui une association fraternelle
et firent vœu de consacrer leur vie à la cause de l’éducation (Buisson, pp.1619-1620).
Traduction de l’ouvrage de référence en français, donc, mais également présence
auprès du maître Basedow de deux éducateurs alsaciens (donc citoyens français)
Jean- Frédéric Simon (1747-1829) et Jean Schweighäuser (1753-1801), qui, bien que
moins connus, méritent néanmoins toute notre attention. La trace «française» du philantropinisme, incarnée par la destinée hors du commun de Jean-Frédéric Simon
passe en premier lieu par le Ban de la Roche et le presbytère de Jean-Frédéric Oberlin
(1740-1826) à Waldersbach. En effet, Simon a fait ses premières armes pédagogiques
au Steinthal où il fut pensionnaire et élève du pasteur piétiste morave et c’est par son
entremise qu’Oberlin est instruit de la destinée du philanthropinum de Dessau. Les
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Penser l’éducation - 2001, 2
comptes rendus de lectures tirés du Tagebuch du pasteur Jean-Frédéric Oberlin (2), le
célèbre pédagogue du Ban de la Roche, constituent à ce titre un témoignage intéressant :
1775 - Création du Philanthropin et École des amis de l’humanité à Dessau, et bonnes
connaissances pour apprenants et jeunes maîtres, etc. etc. par J. B. Basedow 1774, 96
pages. «Combien ce plan me ravit ! Combien est-il digne du soutien de tous les amis de
l’humanité…»
Recueil de lettres sur la méthode d’éducation de Basedow, (en 3 feuillets, d’Iselin et
Lavater), 1775, 50 pages. «Les deux hommes s’unissent dans une louange du remarquable Livre Élémentaire».
Livret de J.-B. Basedow pour parents et maîtres de toute origine – première partie. 116
pages. «Inestimable Basedow ! Enseignement rapide et plaisant aux enfants d’une multitude de choses…» (3).
1776. Philanthropisches Archiv. 1. Stück. Philanthropisches Archiv. 2. Stück. 1776, 112
pages.
1777. Bonne nuit Basedow. Leipzig, 1777, 31 pages. «Achève atrocement le pauvre
Basedow – très mordant = comique (Oberlin, 1775-1777).
Courant 1774 se crée une Verbrüderung, sorte de contrat établissant une confrérie
autour d'un idéal, d’un serment et d'un programme associant les pédagogues strasbourgeois Jean-Frédéric Simon et Jean Schweighaüser, qui feront équipe avec
Basedow et Wolke au philanthropinum de Dessau, Ehrmann, Kaufmann (1753-1795) et
Johann Jacob Mochel qui le rejoindront un peu plus tard. Isaac Iselin (1728-1782) de
Bâle, cofondateur de la Société Helvétique, publiera le texte établissant le programme
pédagogique du groupe des 5 sous le titre de Perspectives philanthropiques d’honnêtes jeunes gens, vos prochains bien pensants et réfléchis, communiquées pour examen par Isaac Iselin (Philanthropische Aussichten redlicher Jünglinge…) dans ses
Éphémérides de l'humanité. Il en écrira de surcroît une préface pleine de louanges.
C’est le même Iselin qui recommande à Basedow, à la recherche de deux professeurs,
Simon et Schweighaüser, qui, bien qu'avertis qu'ils ne toucheront pas de vrai salaire,
partent pour Dessau en 1775.
Outre les Éphémérides de l’humanité qui leur sont favorables, les pédagogues de
Dessau disposent dès 1776 de leur propre organe de diffusion :
En 1776, les quatre associés firent paraître sous le nom de Philanthropisches Archiv, un
journal destiné à la propagande de leurs idées, et invitèrent les amis de leur cause, «philanthropes» et «cosmopolites», à assister à un examen qui démontrerait l’excellence des
méthodes d’enseignement employées dans l’institut de Dessau. L’examen eut lieu en
effet, les 13, 14, et 15 mai 1776, en présence d’un nombreux public venu de toutes les
parties de l’Allemagne ; et les résultats constatés augmentèrent la renommée de
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Basedow, et du Philanthropinum. Le but de l’éducation donnée dans cet établissement
était «de former des Européens, des citoyens du monde, et de les préparer à une existence aussi utile et aussi heureuse que possible (Buisson, pp.1619-1620).
Un certain professeur Schummel fait, sous le titre Voyage de Frédéric à Dessau, un
compte rendu de ce premier examen public de l'établissement, le 13 Mai 1776, insistant en particulier sur l’apport de Simon sur l’enseignement du français :
Après l'allocution de Basedow, Simon examine les petits en français. Il expliquait un
tableau intitulé «Au printemps». Tout d'abord il les questionnait sur l'un ou l'autre détail.
Après quoi il apporta un modèle réduit de charrue et celui d'une herse; il leur montra les
diverses parties de la charrue et comment le paysan s'y prend pour labourer. C'est là
vraiment que j'ai pu apprécier ce que c'était que d'apprendre son vocabulaire d'après la
méthode de Basedow. De ma vie je n'avais su comment s'appelait la herse en français :
ici je l'entendis pour la première fois, parce que M. Simon montra l'instrument en disant
«la herse» et jamais plus je ne l'oublierai (Stehle, pp. 23-24).
Multilinguisme et pédagogie de l’image
De la leçon de Simon, observée par les honorables visiteurs de 1776, plusieurs
enseignements peuvent être tirés concernant la méthode «philanthropiniste». La question de l’apprentissage précoce des langues constitue incontestablement un enjeu
essentiel pour les pédagogues de Dessau. Elle s’apparente à l’éthique même du cosmopolitisme dont ils se réclament : à l’opposé des grands humanistes (Sturm, par
exemple), qui firent du latin la langue de la science et de la diplomatie, les philanthropinistes s’engagent résolument dans une stratégie multilingue. Basedow affirme
d'ailleurs lui-même que :
L'apprentissage d'une langue, demande, chez nous, (abstraction faite des exercices de
grammaire qui donneront la précision nécessaire) six mois pour comprendre, comme
dans sa langue maternelle, ce qui se dit ou ce qui se lit, et peu à peu, pour la parler et
l'écrire sans aucune règle. Il nous faudra six mois encore d'exercices de grammaire,
pour former un aussi parfait latiniste ou «Français» qu'aucun établissement ordinaire
n'en peut présenter à moins d'une chance extraordinaire, d'un génie ou d'une application
particulière (Buisson, pp.1619-1620).
Incontestablement, les philanthropinistes ont aussi hérité de la pensée éducative
féconde de Jean-Amos Komensky (1592-1671), elle-même intimement liée aux traditions éducatives de l’Unité et à l’héritage idéologique du mouvement hussite, un certain
goût pour l’utilisation de l’image. Comme il n’existe pas à son époque de livre présentant aux enfants des images du monde, Comenius réalise lui-même, suivant une progression cohérente, un premier ouvrage documentaire illustré unique en son genre :
l’Orbis pictus. Publié en 1658 à Nuremberg, le Monde sensible illustré (Orbis sensualium pictus) est le premier livre scolaire où l’image joue un rôle fondamental dans l’ac-
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quisition du savoir. Parmi les premiers éléments de la bibliothèque élémentaire initiée
par Basedow figure le Recueil d’estampes de Chodowieki, complément indissociable à
l’Elementarwerck. Wolke intègre ce recueil à sa «Méthode propre à accélérer sans traduction l’intelligence des mots de chaque langue étrangère, l’acquisition de nouvelles
idées et leur combinaison mutuelle» et précise en quoi l’utilisation de l’image demeure
essentielle à la mise en œuvre d’une méthode «praticable par des entretiens sur toutes
les choses présentes aux écoliers et sur les objets qui, dessinés par M.-D. Chodowieki
pour l’ouvrage élémentaire de Mr. Basedow, se trouvent sur cent estampes dont ce
livre contient la description».
La différence essentielle entre l’Orbis pictus et ce Recueil d’estampes, se situe au
niveau de l’interactivité entre le texte et l’image, le signifiant et le signifié. Explicite chez
Comenius, cette interactivité supposée devient implicite chez les philanthropes. Ces
derniers ne construisent pas eux-mêmes leurs images, mais font appel à un artiste
réputé, introduisant ainsi une dimension plastique à leur projet. L’interactivité est ici
créée par la parole du maître, et la sollicitation constante du regard des élèves : «Le
maître doit toujours montrer la chose, dont il parle. Il est prémonstrateur (praemonstrator), mot, qui depuis la décadence de l’empire romain, retrouve son ancienne signification par la méthode que je propose. Depuis 1000 ans ce mot, - praemonstrare – ne
peut avoir eu d’autre signification, que celle, d’enseigner verbalement, expliquer et analyser des mots et des phrases (Wolke, 1782)».
Religion naturelle
On retrouve chez les philanthropinistes, pour l’essentiel, les principes d’un déisme
universel : «Nous ne nous permettons, ni dans nos paroles, ni dans nos actes, rien qui
ne puisse être approuvé par tout adorateur de Dieu, qu’il soit chrétien, juif, musulman
ou déiste (Philanthropisches Archiv, 1776)». Les principes fondateurs de ce déisme
pour le moins cosmopolite sont à rechercher dans l’ouvrage de Basedow, Abhandlung
vom Unterricht der Kinder in der Religion (1764), rationaliste sur le fond et socratique
sur la forme. La religion naturelle promue par les philanthropes revêt incontestablement
un caractère «messianique». Les élèves de Dessau portent en effet les espoirs d’une
diffusion internationale de valeurs fondatrices de l’esprit cosmopolite telles l’amour du
prochain sans exclusive, la tolérance universelle, la paix, le refus des nationalismes et
des croyances sectaires :
Le philantrhopin idéal nous sert de but dont nous croyons devoir nous rapprocher de
plus en plus, c’est-à-dire nous désirons que notre établissement avec plusieurs autres
qui aient les mêmes desseins, vienne à cette force et à cette perfection de pouvoir pousser ses influences bienfaisantes au-delà des limites de l’Europe, de propager, sur la terre
des connaissances utiles et des sentiments nobles, l’amour de Dieu , Père des hommes,
l’amour de Jésus Christ, notre modèle, l’amour du prochain, de nos frères, la paix, la
concorde, le contentement du cœur – enfin le bonheur du genre humain. Plut à Dieu que
nous puissions intéresser bientôt tout le monde pour une religion pratique et une philan-
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Penser l’éducation - 2001, 2
thropie impartiale qui nous porte à bannir l’esprit de secte, l’intolérance et même toute
prévention nationale ; qui nous fait estimer dans chaque homme ce qu’il a d’estimable,
sans nous informer, quelle religion il professe et dans quel coin de la terre il est né. Nous
nous rassurons quelquefois par la pensée agréable que nos élèves contribueront à l’accomplissement de nos souhaits philanthropiques, qu’entrés dans le monde ils répandront leurs connaissances et leurs sentiments, chacun dans sa sphère (Wolke, 1782, pp.
22-23).
D’un point de vue général, le raisonnement prévaut sur la mémoire dans l’acquisition
des connaissances. Pour éviter la fatigue et l’ennui, l’étude doit être rendue agréable,
en particulier grâce à l’utilisation de l’expérience, de l’image. L’éducation corporelle
tient une place non négligeable, et l’autorité des éducateurs s’appuie sur l’émulation et
les récompenses plutôt que sur la crainte et des châtiments.
Un réseau européen de philanthropins
Arrivés à ce stade de notre exposé, nous invitons le lecteur à se reporter à la
représentation schématique du réseau des principaux philanthropins européens que
nous proposons en annexe. Basedow et ses disciples les plus remarquables, JoachimHeinrich Campe (1746-1818), et Christian-Gotthilf Salzmann (1744-1811), développent
des articulations théorie/pratique qui varient essentiellement en fonction de leur positionnement théologique et anthropologique et de leurs personnalités respectives. Ainsi,
si Basedow incarne le créateur et le théoricien de la pédagogie philanthropiniste, le
pédagogue Campe en sera l’homme de lettres et le liturgiste Salzmann, le propagandiste.
Le manque de soutien actif du public et des autorités politiques et le caractère trop
novateur et relativement confidentiel des expériences menées sur de petites cohortes
d’élèves, sont des facteurs contrariants pour le rayonnement intellectuel de ces remarquables instituts de formation, précurseurs de l’école nouvelle, uniques en leur genre
au XVIIIe siècle. Mais si l’idée philanthropiniste ne produit pas de résultats immédiats
et tangibles dans la modification des comportements traditionnels des éducateurs, elle
fait néanmoins son chemin à travers le réseau, ouvrant la voie aux réformes structurelles à accomplir en Allemagne, en Suisse, et comme nous allons tenter de le montrer
à présent, en France, à l’orée du dix-neuvième siècle. Ainsi, grâce à des institutions
médiatrices comme celle du poète aveugle Théophile-Conrad Pfeffel (1736-1809), se
tissent de part et d’autre du couloir rhénan, les fils ténus d’une véritable prise en compte européenne de la question pédagogique. Les Sociétés philanthropiques s’emploient
à rendre accessibles aux lecteurs francophones les œuvres traduites par Wolke,
Campe, Simon et autres. Le soutien arcane des Loges maçonniques aplanit les obstacles d’ordre confessionnel. Chacun de ces espaces de confrontation théorie/pratique,
l’espace pédagogique, l’espace philanthropique et l’espace maçonnique, se nourrit de
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Penser l’éducation - 2001, 2
la réflexion et de l’expérience de l’autre, et tous interagissent mutuellement.
Nous allons tenter à présent de montrer le fonctionnement subtil de ce mécanisme,
à partir de l’exemple de Jean-Frédéric Simon, qui, à son retour de Dessau, tente d’exporter la pensée et les pratiques philanthropiques « germaniques» au-delà de la ligne
bleue des Vosges. Il apparaît à cet égard comme un intermédiaire, un passeur, entre
deux mondes : respectivement celui des intellectuels germanophones et francophones.
Jean-Frédéric Simon ou l’invention de l’École normale
Située entre les pays qui connaissent simplement des évolutions et la France, pays
de la Révolution, l’Alsace. Dans ce creuset où se mélangent traditions germaniques et
latines, civilisation finissante et courants nouveaux, la destinée de bien des contemporains se trouve souvent inextricablement mêlée à un réseau d’influences contradictoires, fétu de paille balayé par les vents d’une histoire qui les dépasse. Grâce à
l'Alsace et à Strasbourg, une correspondance continue, une activité incessante
d'échanges intellectuels se poursuit tout au long de la période révolutionnaire. JérémieJacques Oberlin (1735-1806), Jean- Laurent Blessig (1747-1816), Jean de Turckheim
(V 1824), Frédéric-Rodolphe Salzmann (1749-1820) en sont les principaux relais.
Comme l'Émile de Rousseau avait passé le Rhin, le philanthropinisme le passe à son
tour. Le rôle et l’activité déployée par l’abbé Grégoire (1750-1831) sont tout à fait
essentiels pour comprendre les mécanismes de ce passage. L’originalité de la méthode philanthropiniste et la rapidité supposée de ses résultats ne peuvent en effet que
séduire ceux qui ont des problèmes linguistiques urgents à régler, telle la Convention
nationale sous la Révolution. Ce jeu d'influences, publiques ou souterraines, de la
veille de la Révolution à ses lendemains confère en particulier au milieu intellectuel
strasbourgeois un rôle primordial dans la genèse de la future École normale de la
République. Jean-Frédéric Simon en représente incontestablement une des principales
figures.
L’institution pour jeunes filles de Strasbourg
Les plus éminents pédagogues de la vallée du Rhin supérieur sont profondément
touchés par les idées philanthropinistes. Le cas de Jean-Frédéric Oberlin et de son
soutien indéfectible à l’institution de Basedow est exemplaire à cet égard. À ceci s’ajoute l’admiration des Strasbourgeois pour les succès remportés à Dessau par les enfants
de la cité, Simon et Schweighäuser. Les deux pédagogues, en désaccord avec
Basedow, rebroussent chemin vers leur terre natale, le 26 octobre 1777, ayant acquis
le titre de Professeur, que le prince de Anhalt leur avait accordé. Schweighäuser porte
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Penser l’éducation - 2001, 2
ce titre toute sa vie, alors que Simon quelques années plus tard, méprise cette distinction princière et se nomme «bourgeois» ou «haut éducateur». Dès leur retour, ils sont
pris en charge par leur famille intellectuelle naturelle : la Société philanthropique et la
Loge «Ferdinand aux neuf étoiles». Ces deux institutions leur apportent un soutien tant
public que secret, dans la réalisation de leurs projets : la direction de la maison des
orphelins en premier lieu, puis la fondation de leur institution pour jeunes filles.
L’initiation maçonnique des éducateurs de Dessau est attestée par le fonds maçonnique des De Turckheim (BNUS, cartons 78 1/3 et 2/3). Si dans le tableau d’octobre
1779 leurs noms ne figurent pas, ils apparaissent, en 1781, en tant que «directeurs de
pension» avec un degré d’initiation de 2 sur une échelle de 4, puis en 1782 respectivement comme «Conseiller Aulique du Margrave de Bade» pour Simon et «Conseiller
Aulique du Margrave de Bade et Professeur au Collège de Bouxwiller» pour
Schweighäuser, avec un degré d’initiation de 3. De même, la Société des philanthropes
leur offre la direction de la Maison des orphelins, placée sous sa protection, afin d’en
réformer l’organisation en fonction des principes de la pédagogie philanthropiniste,
comme en témoigne cette lettre datée du 9 avril 1779, adressée par Simon au
Magistrat de Strasbourg :
Les Sieurs Schweighäuser et Simon enhardis par l’approbation générale de Messieurs
les députés du Magistrat abandonneront toutes leurs vues de se fixer ailleurs, si les propositions qu’ils prennent la liberté de faire aux chefs de cette ville peuvent être acceptées.
Ils offrent de continuer l’application de leur méthode à la Maison des Orphelins. Ce qui à
leur avis dépend uniquement des messieurs les Directeurs de la dite maison, lesquels
leur ont témoigné de la manière la plus obligeante le souhait de les y conserver.
De rendre leur méthode familière à de jeunes lettrés, catholiques et protestants, qui voudraient se vouer à l’éducation, et que l’on pourrait alors employer utilement, soit dans
d’autres établissements, comme les enfants trouvés, soit à améliorer l’éducation privée
de cette ville, soit à aider ou remplacer un jour les Sieurs Schweighäuser et Simon :
mais il serait indispensable que ces deux amis fussent pleinement autorisés à cet égard,
puisque l’instruction publique des jeunes étudiants, en quelque science que ce soit, est
un droit exclusif de l’université, dont ils ne sont pas membres. Ils observeront, qu’outre le
bien, qui pourrait en résulter pour toute la ville et l’université même, ces deux amis ne
feraient tort à qui que ce soit, puisqu’il n’y a pas encore de chaire érigée pour former des
instituteurs, comme l’on a commencé à faire en Allemagne ; et qu’aucune autre chaire
déjà établie ne s’en est mêlée au grand détriment de l’éducation publique et privée.
Le traitement que l’on leur fait pour la maison des Orphelins étant encore insuffisant, ils
souhaitent établir un petit pensionnat pour de jeunes demoiselles protestantes, dont
l’éducation est aussi généralement négligée ici qu’ailleurs, qui par conséquent n’entrera
en concurrence avec personne, et dont les Sieurs Schweighäuser et Simon sollicitent
l’approbation d’un Magistrat trop éclairé pour en méconnaître l’utilité.
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Le Sieur Simon ayant épousé à Dessau une Prussienne, il requiert que son droit de
bourgeoisie soit renouvelé pour lui et communiqué aussi à son épouse.
Si les Sieurs Schweighäuser et Simon sont assez heureux pour donner à leur patrie des
preuves convaincantes qu’ils lui peuvent être de quelque utilité, leur cœur parle trop pour
la cité qui les a vu naître, pour ne pas préférer un jour une subsistance modique mais
honnête dans le sein de leur patrie aux conditions les plus brillantes qu’on leur pourrait
faire ailleurs (AMS, A. A. 22 44).
On aperçoit à la lecture de cette lettre, les prémisses de l’engagement de Simon au
service de la formation des enseignants ; elle évoque déjà le délicat problème du rapport avec l’Université. Iselin, dans ses Éphémérides (1780, p. 110), relaie au niveau
européen les initiatives de Simon et Schweighäuser, par la rédaction d’un compte
rendu sur «l’amélioration de l’éducation dans l’orphelinat de Strasbourg» dans lequel
on parle de façon très élogieuse des résultats de nos deux philanthropes. Le texte de
Simon annonce, en outre, l’intention des deux amis d’ouvrir à Strasbourg «un petit pensionnat pour de jeunes demoiselles protestantes». Décrire les péripéties qui mènent à
la création de cet institut nous obligerait à des développements trop considérables. Il
est intéressant de noter cependant l’intérêt porté par Pfeffel à ce projet, qu’il aurait souhaité annexer à sa célèbre Académie militaire. Ainsi écrit-il à Sarrasin de Bâle le 7
mars 1779 : «Le philanthrope Simon était chez moi il y a quatre jours, il souhaite
implanter ici avec Schweighäuser un institut de jeunes filles. Vous devez avoir un premier exemplaire de l’avant-projet». Mais c’est bien à Strasbourg, dans le quartier de la
Krutenau, que s’ouvre en 1779 la première école de filles.
Le prospectus présentant le programme du pensionnat se trouve reproduit dans le
Magazin für Frauenzimmer, en 1782, sous le titre «Grundriss des Erziehungsanstalt für
protestantische Frauenzimmer von Stande unter dem Schutze des Magistrats zu
Strassburg». Le projet de Simon apparaît comme une réponse possible à Fénelon
(«Rien n’est plus négligé que l’éducation des filles…») utilisant les principes de
Basedow. Il introduit son propos définissant la femme idéale, à laquelle chacune de ses
pensionnaires doit aspirer à ressembler :
La principale vocation de chaque femme dans sa vie est bien la suivante : elle doit être
une agréable dame de compagnie pour son futur mari, une maîtresse de maison intelligente, une éducatrice habile de ses enfants des deux sexes (pour le sexe masculin du
moins pendant les premières années).
Il développe ensuite les grandes lignes de son programme en trois grandes parties :
l’éducation physique et corporelle, l’enseignement et l’éducation morale. La prise en
compte de l’exercice du corps est conforme aux pratiques de Dessau, sans la systématisation que Jean-Christophe Frédéric Gutsmuths (1759-1839) mettra au point au
Schnepfenthal : « L’exercice physique des pensionnaires consistera en promenades
par beau temps, en agréables jeux de société par mauvais temps, et, pendant toute la
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Penser l’éducation - 2001, 2
durée de leur séjour chez nous, dans la danse». L’enseignement proprement dit est
nettement divisé en «scientifique» et «domestique» et, selon cette distinction, mobilise
des éducateurs de nature différentes :
Nous le divisons en deux parties : la scientifique que dispense les maîtres masculins et
la domestique pour les travaux manuels, se rapprochant donc particulièrement de la
vocation féminine, qui en dispense l’instruction […] En dehors de la religion, sont dispensés des cours de lecture et d’écriture en français et en allemand et les rudiments de l’art
du calcul. Nous allons les habituer, à mettre par écrit à leur façon, de petits récits, qu’ils
ont entendus lors des cours, afin qu’elles apprennent à ordonner leur pensée, à s’exprimer clairement, de telle sorte que la correspondance à venir (pour laquelle nous leur
donnerons nous-même l’occasion et les directives) devienne une occupation agréable.
Introduction de la correspondance scolaire donc, et, d’une manière générale, accent
porté sur la communication orale et écrite. À cet égard, la question du bilinguisme reste
au centre du dispositif, le Livre élémentaire de Basedow et son Recueil d’estampes,
ainsi que la Méthode naturelle de Wolke permettant d’espérer des résultats rapides :
Une fille avec des capacités moyennes pourra y parvenir dans les deux langues en un
assez court laps de temps d’environ 18 mois, et être en mesure de conduire une conversation dans les deux langues ainsi que de lire un livre adapté à sa compréhension.
Formation historique, géographique, économique, musicale et plastique complètent
le programme des demoiselles de la Krutenau. Quant à l’éducation morale, elle se présente comme la finalité de tout l’édifice :
Chaque secteur de l’enseignement a pour finalité la formation directe ou indirecte du
cœur. Des bonnes actions, des récits édifiants seront racontés pendant le travail manuel
[…] Récompenses et punitions doivent avoir la plus grande influence sur le cœur. Nous
cherchons donc à former chaque fille de telle sorte que l’amour de toutes les personnes
avec lesquelles elle est en contact, soit sa plus grande récompense, le manque de cet
amour sa plus grande punition.
Simon évoque enfin l’existence d’un manuel rédigé avec Schweighäuser, travail systématique sensé combiner la logique du Livre élémentaire de Basedow, et la classification systématique de l’Orbis pictus de Komensky :
On donne aussi aux pensionnaires les connaissances générales de la nature et de l’art
grâce au livret que nous avons édité et dont nous allons poursuivre la rédaction. Ce livret
sert également à la traduction ! , d’après les indications que nous avons données en
introduction.
Contrairement à ce qui est annoncé, le premier volume de cet intéressant petit livre
ne fut pas suivi d’un second, encore moins du recueil d’estampes qui devait l’accompagner. Les difficultés financières rencontrées par l’institut ainsi que la défection de
Schweighäuser conduisent en effet Jean-Frédéric Simon à le fermer en 1783. Nous
avons pu consulter l’exemplaire en langue française de la bibliothèque du pasteur
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Oberlin, auquel son élève Simon l’avait adressé. Son titre exact est «Connaissances
les plus nécessaires tirées de l’étude de la nature et des arts et métiers, destinées à la
jeunesse du Moyen-Âge. Par MM. Simon et Schweighäuser, Conseillers de légation de
S.A.S. Monseigneur le Margrave de Bade et directeurs d’une maison d’éducation pour
de jeunes demoiselles à Strasbourg (1781) ». La version allemande comporte, quant à
elle, une référence explicite à l’ouvrage de Comenius, Die Gemeinnützigsten
Kenntnisse aus der Natur und Kunst in der Art eines neuen Orbis Pictus der mittleren
Jugend. C’est dans la préface de cet ouvrage, que se précisent les revendications de
Simon concernant la formation des maîtres, qu’il a vu mettre en œuvre à Dessau :
On est obligé de faire un cours de médecine pour être médecin, de droit, pour être avocat ou juge ; de théologie, pour oser servir l'autel. Que dis-je, il faut être privilégié du
Magistrat pour avoir la permission de faire un soulier, mais qu'un homme par une suite
de la mauvaise conduite se trouve sans ressource, il peut hardiment se faire instituteur
qu'il corrompe la jeunesse ou non, l'on n'y fait guère réflexions.
Si depuis longtemps on s'était occupé à former des séminaires d'instituteurs, se trouverait-on si embarrassé dans plusieurs pays de remplacer cet ordre supprimé de religieux
pour la plupart gens de talent, dont le mérite principal consistait dans la manière d'enseigner ?
[...] L'art de former les hommes ne peut s'apprendre que par la pratique et l'expérience,
auxquelles on joint la réflexion; il a cela de commun avec tous les autres, il faut avoir été
apprenti pour devenir bon maître [...] Il n'y a que les Princes et leurs Ministres capables
de réaliser ce plan et de remédier aux abus qui se sont glissés dans l'éducation au grand
détriment des États ; ils le feront pour peu qu'ils réfléchissent à l'importance du seul art
propre à former les hommes et de bons citoyens. [...] (Simon, Schweighäuser, 1781,
pp.XXII-XXIII).
Après l’éducation des filles, la fondation d’écoles professionnelles dignes de ce nom
pour former des maîtres devient pour Simon une préoccupation récurrente, à laquelle il
cherche à intéresser pédagogues et politiques tout au long de la période troublée qui
s’annonce... Le Frauenzimmerinstitut de la Krutenau, abandonné par Simon et
Schweighäuser est transféré à Colmar où cette maison d’éducation est appelée
«l’Académie des demoiselles». Simon déménage alors à Neuwied, où, grâce sa
renommée et à ses liens maçonniques, il devient le précepteur des enfants du très
catholique prince Metternich, en particulier de Richard Metternich-Winneburg, le futur
chancelier autrichien (4). Celui-ci évoque son précepteur en ces termes :
Mes années d’enfant s’écoulèrent à l’époque de la méthode d’éducation sans peine de
Basedow et Campe. Mon premier gouverneur fut un vieux piariste. Il mourut dans ma
neuvième année et fut remplacé par un autre prêtre, qui m’enseignât les humanités, lorsqu’au cours de ma treizième année mon père lui adjoignit un second précepteur. Il s’appelait Simon, était natif de Strasbourg et protestant, avait occupé une charge d’instituteur
au Philanthropin basedowien de Dessau, épousé au même endroit une nièce de Campe,
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Penser l’éducation - 2001, 2
après cela, en association avec un protestant spirituel, Schweighäuser, fondé un institut
d’éducation en Alsace et plus tard pris en charge la direction d’un semblable institut à
Neuwied. Sous la direction de ce précepteur, je parcourus ainsi que mon cadet d’un an
et demi les études secondaires, jusqu’à ce que nous fûmes envoyés à l’université de
Strasbourg, l’été de l’année 1788 (Renaud , p. 453).
Simon accompagne les deux frères à Strasbourg et occupe, jusqu’en 1790, l’emploi
secondaire d’éducateur des princes, ainsi que le prouve la visite qu’il fait avec ses
élèves à l’Académie militaire de Pfeffel, cette année-là (Pfannenschmid, 1892, p. 357).
Dans la tourmente révolutionnaire
Mais en 1790, la grande Révolution a déjà éclaté. Simon s’engage alors à corps
perdu dans la mêlée, espérant des changements politiques radicaux, favorables en
particulier au développement d’une véritable éducation populaire. À l’image de Campe,
il se réjouit de l’éclosion du printemps des peuples. Cet engagement extrême (extrémiste ? ) lui vaudra de nombreuses inimitiés parmi ses anciens amis philanthropes et
francs-maçons plus modérés, et conduira à sa mise à l’index de l’histoire de l’éducation, jusqu’à la publication du Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson. JeanFrédéric Simon est à cet égard tout sauf un symbole, un exemple, et échappe au danger de mythification d’un Pestalozzi ou d’un Korczak, dont il n’a certes pas l’envergure.
De cette période révolutionnaire, nous ne retiendront que quelques aspects importants
pour notre étude.
C’est avant tout comme journaliste que Simon défend des idées jacobines : le 6
décembre 1789, il devient rédacteur en chef le l’Hebdomadaire patriote (Patriotische
Wochenblatt), dont la devise caractéristique du contenu est «Essayez tout et gardez le
meilleur». Dès le premier numéro, il propose à ses lecteurs, une version bilingue de la
Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Impatient devant la tiédeur du
Magistrat strasbourgeois, attaché à la constitution de l’ancienne ville libre, il commet
l’erreur de s’opposer, dans les colonnes de son journal, à Jean de Turckheim, son
mentor philanthropique :
Vous, Strasbourgeois, êtes par conséquent les seuls, qui, comme autrefois les habitants
de Sodome seraient frappés par le courroux aveugle de Dieu ! Vous voulez seuls et délibérément tâtonner dans l’obscurité, pendant que les autres voient la clarté ; vous seuls
avez de tels yeux myopes de taupes, que vous ne puissiez supporter la lumière du jour ;
vous seuls voulez vous laisser traiter comme un troupeau de moutons, pendant que les
autres habitants de la France marchent solennellement comme des hommes libres !
(Renaud, p. 454).
Simon n’a sans doute pas mesuré à quel point il a brisé un tabou en s’en prenant
directement à ce haut dignitaire franc-maçon, connu de surcroît comme son principal
soutien lors du retour de Dessau. La riposte ne tarde pas à venir. Elle est à la mesure
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Penser l’éducation - 2001, 2
de la «faute» commise : violente et injurieuse. Une Lettre du maître Gradheraus (sans
détours) à l’auteur de l’Hebdomadaire patriote paraît le 29 janvier 1790, volontairement
écrite dans une forme dialectale populaire de l’allemand :
Et un « Schwappenhauer» se dit, je crois, de quelqu’un qui a une grande bouche derrière le foyer, mais qui reste coi lorsque l’heure est venue de prendre des mesures, comme
le nigaud de Dresde. Il dit, par exemple, que quiconque s’attaquera à Monsieur de
Turckheim, aura affaire à lui, et qu’ainsi il se battrait pour lui jusqu’à la dernière goutte de
sang… Si lui, monsieur le rédacteur patriote de l’hebdomadaire, faisait en sorte pendant
ce temps de lui payer l’argent dont il lui est encore redevable, cet homme débonnaire et
bienfaisant aurait certainement plus gagné avec cela, qu’avec ses gouttes de sang !
N’avait-il pas lui aussi «gschappenhauert», quand il débuta avec son école de filles à la
Krutenau, à tel point qu’on aurait du croire que nos filles avant et après lui n’avaient pas
su ce qu’elles devaient pouvoir et savoir sur toute chose. Et qu’ont-elles appris de lui ?
Qu’il ne m’encourage pas à ce que je soulève le pot aux roses, sinon je lui raconterais
certaines choses des officiers et de son rôle d’entremetteur, et comment on nomme cette
sorte de choses… On n’a pas besoin d’apprendre aux filles à se caresser, et il est préférable qu’elles comprennent bien comment tenir une maison et puissent cuire une bonne
soupe à leur mari, au lieu d’être éduquées aux bonnes manières et par conséquent de
se croiser les bras et de lire des romans ou même jouer des romans. […] Il devrait se
rappeler, qu’il avait eu à son école un associé, qui travaillait avec lui ou à vrai dire, pour
l’exprimer mieux et sans détours, ce célibataire avait travaillé seul dedans, puisque lui
avait préféré d’autres occupations comme danser, se pavaner et flagorner en public.
Dites-moi donc comment s’est-il comporté avec son bon ami, lui le plus brave type de la
terre et la meilleure âme qui fut sur la terre de Dieu ? … Ne l’a-t-il pas en conscience mis
dans la panade en le laissant ensuite magnanimement se débrouiller ? … Il n’avait rien à
perdre, il a seulement compensé avec de l’argent étranger, et son bon et loyal camarade
a malheureusement dû boire seul l’eau du bain ! …
Quand on veut réformer le monde, alors on doit commencer par soi-même. Soit dit sans
vous offenser, je lui ai exprimé mon opinion comme je m'appelle : sans détours (Renaud,
pp. 460-461).
Les allégations mensongères développées dans ce pamphlet, que Simon s’empresse de démentir avec force témoignages dont celui de son ami Schweighäuser, montre
à quel point il fut détesté à cette époque par tous les modérés. La violence appelant la
violence, la période révolutionnaire s’annonce pour lui comme une longue suite de
combats épistolaires dans lesquels il s’épuise, et qui l’isolent progressivement de ses
anciens partisans. Les arguments développés par le sieur Gradheraus présentent pour
notre étude un autre intérêt : ils montrent à quel point la nécessité d’éduquer les filles
est une idée peu répandue à l’époque, et a fortiori met en valeur le caractère pionnier
de l’institut créé par Simon et Schweighäuser.
En1790, Simon est répertorié comme membre de la Société des Amis de la
Constitution et le 7 février 1792 il est reçu à la Société des Jacobins. Son idéal devient
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Penser l’éducation - 2001, 2
à cet époque Marat : «Marat, écrit-il dans le Patriotischen Wochenblatts, est un des
journalistes actuels de Paris, qui nomment sans crainte un chat un chat, et parlent franchement et sans détours. Toute une engeance d’animaux rampants criaille après lui,
comme après quelqu’un qui refuse sans honte de courber l’échine ; il laisse quant à lui
croasser la vermine des marais et va son chemin sans l’interrompre ! ». Le 10 juillet il
annonce publiquement son départ pour la capitale : «Les affaires qui me conduisent à
la capitale, ne sont susceptibles d’aucun délai. Je dois donc partir…». En effet !
L’histoire du modeste Simon rejoint pour un temps le destin du royaume de France.
Peu après son arrivée, il devient membre du club secret des 43, qui se réunit chaque
jour. Cinq hommes sont élus pour constituer une commission secrète qui doit préparer
le soulèvement des Parisiens. Simon siège dans celle-ci comme secrétaire et adresse
l’appel «des Fédérés» aux citoyens assemblés. La première séance de la commission
a lieu dans la nuit du 25 au 26 juillet au restaurant «Au soleil d’or», rue Saint-Antoine,
près de la Bastille. C’est encore Simon qui communique à Santerre et Alexandre le
plan de l’insurrection, le cortège du peuple, l’attaque du château qui devait se dérouler
dans la nuit du 10 Août. Simon est ensuite envoyé à Mayence près de Custine, en tant
que «Commissaire national du pouvoir exécutif pour Mayence et les pays du Rhin» .
Première École normale en France
Les aspects politiques du séjour de Simon dans la capitale, en 1792, ne doivent pas
masquer les contacts qu’il prend à cette occasion pour tenter de sensibiliser le Comité
d’instruction publique à la passion de sa vie : la formation des enseignants.
Collaborateur moi-même dans cette tentative, et témoin oculaire de ses résultats en
pays étranger, je me sentirais heureux si je pouvais le faire adopter par le Gouvernement
de ma patrie […] Lié avec quelques membres du comité d'instruction publique de la
convention nationale, j'essayai de leur faire sentir la nécessité des Écoles normales,
pour former les instituteurs et créer un mode d'enseignement uniforme […] Il ne faut
point se le dissimuler : l'édifice de l'instruction publique, de cette instruction publique
indispensable à tous, est entièrement à créer; l'ancien n'est qu'une conception gothique,
monacale, où l'architecte n'a pas plus consulté la nature physique de l'homme, que ses
facultés intellectuelles.
[Mais si] l'ancienne routine est défectueuse et barbare, la plupart des hommes sont tellement esclaves de l'habitude, qu'ils ne croient pas à la possibilité d'instruire une jeunesse
d'une manière plus brève, moins fastidieuse, plus utile (Simon, 1801).
Le «témoin occulaire» fait preuve à cette occasion d’une belle constance dans son
raisonnement, lui qui déclarait déjà dans l’ouvrage rédigé avec Schweighäuser en
1781 :
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Penser l’éducation - 2001, 2
Un conseil d’éducation composé des meilleurs instituteurs, consommés par une longue
pratique, qui formeraient les candidats en leur communiquant le résultat de leurs observations & de leurs expériences, mettrait de l’uniformité dans l’éducation ; les élèves
conduits par plusieurs personnes vers le même but, gagneraient de la fermeté et de la
force d’âme et de corps ; & l’État, où cela se pratiquerait, aurait des hommes, au lieu de
cette foule de femmelettes, qui sont destituées de tout principe & se laissent entraîner
par la moindre impression qu’on leur donne (Simon, Schweighäuser, 1781, p. XXVII).
Simon rédige, à l’attention du Comité d’instruction publique, un projet portant sur
deux niveaux successifs de réalisation, pour être présenté à l’Assemblée législative. Il
active à ce sujet les réseaux philanthropiques et maçons et trouve, dans un premier
temps, un écho favorable à ses propositions, en particulier auprès de l’abbé Grégoire,
correspondant régulier des philanthropes et intellectuels des provinces de l’Est, de
Rühl, qui deviendra président de la commission d'éducation créée par Robespierre le 3
juillet 1793 et avait fondé avec Bahrdt (disciple de Basedow) le Philanthropin de
Heidesheim, ou encore d’Ehrmann et d’Arbogast :
Un certain nombre d'instituteurs, qui auraient donné des preuves de leur capacité et de
leur aptitude pour la nouvelle méthode, formeraient un conseil d'instruction publique...
[Ce conseil ouvrirait] une École normale, il enseignerait un certain nombre d'enfants, en
présence de candidats qui se destineraient à l'instruction, et les mettrait en état de saisir
sa méthode et de la démontrer avec facilité. Après avoir été témoins oculaires pendant
quelque temps, les candidats feraient des essais eux-mêmes sous la direction des
membres du conseil […] Les candidats d'instruction publique, après avoir donné des
preuves de leur intelligence pour ces deux degrés, et mérité la satisfaction du conseil,
retourneraient dans les chefs-lieux de leurs départements, y établiraient ensuite une
École normale pour y former le nombre d'instituteurs qu'exigent les localités.
Mais, en dépit des efforts conjugués de ses amis, le programme de Simon n’est finalement pas retenu. Le premier projet sur l'instruction publique que Lakanal apporte à
l'Assemblée ne parle que d’écoles primaires. Finalement l’éphémère École normale de
l'An III ouvre ses portes, le 20 janvier 1795, pour une durée de quatre mois, école au
sein de laquelle les maîtres chargés d’instruire la jeunesse, issus de tous les départements, sont sensés s’abreuver de la pensée élitiste des savants et des lettrés de la
République. De fait, les leçons magistrales très au-dessus du niveau de la plupart des
élèves, l’hétérogénéité du public et l’exiguïté des locaux ont rapidement raison des
ambitions de ce cours normal. Simon a vraisemblablement manqué de diplomatie en
cette occasion, se référant sans cesse à son expérience antérieure, au philanthropinum de Basedow et aux traditions éducatives germaniques :
Je leur fis observer, que l'idée des Écoles normales n'était pas une idée neuve; que ce
n'était point la Révolution française qui l'avait fait naître, que ces écoles existaient dans
la monarchie autrichienne depuis Marie-Thérèse et que c'était dans ces établissements
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Penser l’éducation - 2001, 2
qu'il fallait chercher les modèles en ce genre,- qu'en 1776, j'étais moi-même professeur
d'École normale en Allemagne.
De retour à Strasbourg, Simon persévère dans son intention d’ouvrir une École normale sur le modèle philanthropique : deux décrets successifs de la Convention le renforcent dans sa détermination : celui du 21 octobre 1793 (30 vendémiaire an II)
d’abord, portant sur l’organisation et la répartition des écoles élémentaires, qui charge
le Comité d’instruction publique de «faire composer promptement les livres élémentaires propres aux écoles» ; celui du 27 janvier 1794 (30 vendémiaire an II ) ensuite,
qui déclare qu’«Il sera établi dans les dix jours, à compter de la publication du présent
décret, un instituteur de langue française dans chaque commune des départements...». On imagine aisément l’effet produit par cette décision dans une province
devant de surcroît recruter du personnel bilingue, sans faire appel, bien sûr, aux
ministres du culte… Simon profite alors de la présence en Alsace des représentants du
peuple Saint-Just et Lebas, munis de pouvoirs illimités, pour obtenir un arrêté qui le
désigne pour créer une École normale, afin de former des maîtres de langue française
et de l'enseigner lui-même.
Le 19 mars 1794 (29 ventôse an Il), Simon peut enfin réaliser un rêve longtemps
caressé et ouvre à Strasbourg, dans les bâtiments jouxtant l’église St-Nicolas, un établissement de formation des maîtres. Il obtient, en outre, un traitement annuel de 4000
livres «à prélever sur la contribution forcée des riches».
Nous avons vu précédemment qu’il n’a pas que des amis dans la capitale alsacienne, en raison de ses prises de position ultra jacobines. La chute de Robespierre est
proche, et ses adversaires multiplient les attaques contre l’École normale nouvellement
créée. De fait, le directeur se voit rapidement dans l’impossibilité d’engager son expérience de formation des maîtres, principalement pour des raisons financières. Aucune
subvention n’a, en effet, été prévue pour couvrir les frais de scolarité des postulants
éventuels, et aucun néo-instituteur n’était vraiment en mesure de supporter de tels frais
en pleine Terreur !
Un jeune homme d'Eiweiler, canton de Druhlingen (Bas-Rhin), Jean-Philippe Kaibach,
écrit en allemand de Strasbourg, le 15 prairial an II (3 juin 1794), en fournissant un certificat de moralité et de civisme, pour exposer que le représentant a fait connaître dans le
district de Neusaarwerden l'ouverture d'une école normale à Strasbourg, destinée à la
formation d'instituteurs de français. L'Agent national a prévenu les jeunes gens. Lui
s'offre. Il ne sait pas le français, mais il l'apprendra pour l'enseigner ensuite dans son village. Quoique père de famille, il a fait le sacrifice d'une séparation avec l'espoir de servir
sa nouvelle patrie. Il a fait le voyage de Strasbourg, s'est présenté à Simon. Mais il ne
peut pas supporter les frais, il demande un secours.
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Penser l’éducation - 2001, 2
Devant l’inertie provoquée par ce manque évident de moyens, les critiques se
déchaînent, venant cette fois de ses amis jacobins, jaloux des avantages financiers
que lui procurent ses nouvelles fonctions. On accuse Simon de profiter d’un traitement
avantageux, sans en retour rendre aucun service à la Patrie. Le 25 mai 1794, une
requête adressée au représentant Lacoste affirme que l’établissement de Simon est
«contraire à la loi» :
Si l'école est uniquement faite pour former des sujets propres aux instituts de campagnes, il nous semble qu'elle doit rentrer dans la classe de celles des études des
langues que la nation ne peut se charger de salarier et que les citoyens qui veulent la
suivre pour se faire un état doivent supporter les frais de cette partie de leur éducation.
D'ailleurs, le directoire ne saurait payer ce traitement sur un fonds qui n'existe plus, puisqu'il a été versé au Trésor public (Reuss, 1910, p.141).
Malgré le feu croisé des attaques, le philanthrope s’accroche à son rêve et résiste,
provoquant l’acharnement de ses détracteurs. Suivent une série de mesures vexatoires : dès le 26 mai 1794, on lui supprime son traitement ; le 12 juillet, François
Alexandre, directeur des magasins de vivres de la 5ème division militaire, conduit 3202
porcs réquisitionnés dans l'église St-Nicolas, et dans ses dépendances… Simon, fragilisé encore par la chute de Robespierre, fait une dernière tentative auprès du représentant
Foussedoire en mission à Strasbourg. Mais l’administration départementale reste sourde à ses doléances, objectant que «cet établissement se présentait sous un point de
vue séduisant, mais qu'il ne peut être mis à la charge de la République, puisque son
objet n'est pas de former la jeunesse à la langue française, dans les dispositions de la
loi du 8 ventôse, et qu’elle ne devait tendre qu'à perfectionner où à créer des instituteurs publics (Reuss, 1910, p. 142)». Dépourvu d’élèves, de traitement et de soutien,
l’ancien élève de Basedow semble avoir résisté jusqu’au début de l’année 1795, provoquant la colère des administrateurs bas-rhinois :
11 décembre 1794. Nous lui avions accordé jusqu'au 26 brumaire pour l'évacuation
complète. Nous devions croire que, pénétré des devoirs et plus encore du respect dû à
l'autorité légale, il s'empresserait d'obéir, quand le directeur des agents du domaine nous
communique une lettre que lui écrit ce citoyen, en date du 15 (frimaire), qui non seulement
refuse audacieusement de se soumettre aux ordres supérieurs, mais qui, parmi plusieurs expressions d'une ridicule vanité, traite de scélérate l'administration qui avait provoqué votre arrêté. S'il ne s'agissait que de nous, nous sommes assez grands pour
mépriser un propos qui découle d'une pareille source, mais ce citoyen prétend que nous
avons surpris votre religion; nous devons repousser une assertion aussi calomnieuse et
nous vous envoyons une copie de toute notre correspondance relative à ce prétendu
établissement d'École normale ... Examinez ces pièces ; elles vous feront apprécier le
caractère d'un homme que le district de Strasbourg n'a pas même voulu envoyer à l'école normale de Paris, établie par le décret du 9 brumaire (Reuss, 1910, p. 143).
Si, comme le dit Jean Houssaye (1994, p.14), l’échec est une valeur en pédagogie,
alors Simon peut sans nulle doute être rangé parmi les pédagogues... Curieuse desti-
24
Penser l’éducation - 2001, 2
née que celle de l’éducateur de Dessau, emporté par des courants et contre-courants
contradictoires, du philanthropin de Basedow, à l’institut d’éducation pour jeunes filles
de Strasbourg, de la chambre du prince de Metternich, au secrétariat du redoutable
Comité de salut public de Strasbourg, de l’École normale de 1794 au professorat d’allemand auprès des fils du duc d’Orléans sous la Restauration… Car les aventures pédagogiques de Simon ne s’arrête pas, contrairement à l’existence de nombre de ses amis
jacobins, avec la Terreur. Mais ceci est une autre histoire.
Notre recherche actuelle a pour objectif principal la mise en évidence des mécanismes complexes, qui président à l’émergence et à la diffusion des idées éducatives
philanthropiques en France au dix-huitième siècle. À bien des égards, le philanthropinisme constitue en fait la résultante pédagogique d’influences intellectuelles contradictoires que nous avons décrites au début de cet exposé. Suivre la trace de JeanFrédéric Simon, dans ses efforts constants pour la promotion de l’éducation des filles et
de la formation des maîtres pendant la tourmente républicaine, apparaît comme une
méthode d’investigation possible, des réseaux qui supportent au XVIIIe siècle en
Europe, les idées de réforme de l’éducation et de développement d’un enseignement
populaire. Tracer les contours de ce réseau politique, intellectuel et pédagogique, international et œcuménique, connaître ses principaux acteurs, doit permettre à terme,
d’articuler entre-elles, un certain nombre de questions :
Comment les idées nouvelles adviennent-elles, dans quels lieux leur éclosion, par quels
canaux leur cheminement, comment caractériser cette circulation : capillarité, contagion,
imitation, amalgame ? Qui les fait durer? Qui en abrège le pouvoir ? Qui les articule à
des pratiques effectives ? Comment s’opère la transmission et quels en sont les médiophores ? […] La mise en valeur des oubliés de l’histoire mémorisable et mémorable
constitue l’un des instruments de mesure des rythmes réels des changements, des
constances, des variantes, et de leur localisation et de leur mode de propagation d’un
moment à un autre, d’un lieu à un autre (Hameline, 2001, p. XIX).
Les efforts développés par Simon furent-ils sans lendemain ? Pas tout à fait si l’on
considère le travail accompli à sa suite par les philanthropes François de Neufchâteau
(1750-1828) et Adrien de Lezay-Marnésia (1769-1814). Ce dernier obtient, le 1er
octobre 1811, un arrêté du Conseil de l’université impériale qui donne à la Classe normale de… Strasbourg une existence légale. Cette ultime remarque résonne en écho
aux propos d’Iselin qui, en 1777, affirme dans ses Éphémérides à propos des sociétés
philanthropiques :
Des membres des deux sociétés travaillent dans différentes autres villes de France à la
création de semblables réunions et si les progrès du bien sont lents et presque invisibles, ils n’en sont cependant pas moins effectifs. Les fleurs du printemps et les fruits de
l’été se préparent dans la froideur de l’hiver, quoique puisse en penser le spectateur
attentif au silence total que requiert l’activité de la nature (Iselin, 1777, vol 6, p 88).
25
NOTES
1. Appellation proposée en 1776 par le philanthropiniste Christophe Kaufmann (1753-1795) de Winterthur, pour
remplacer le titre initial du drame initialement nommé «Wirwar» par son auteur, F. M. Klinger.
2. Voir à ce sujet : Chalmel L., (1999), Le pasteur Oberlin, Paris, PUF.
3.Traduction libre de l’allemand.
4. En consultant le Registre des baptêmes de la communauté évangélique luthérienne de Neuwied pour l’année 1784, on constate que Madame Béatrice, Ant. Aloïse etc. comtesse de Metternich, est la marraine de
Béatrice Pauline Charlotte Simon, l’enfant unique du couple, née le 5 juin 1784 à 6 heures du soir.
Penser l’éducation - 2001, 2
BIBLIOGRAPHIE
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der Gesetzgebung, Bâle, Schweighauser.
LIGOU D., (1998), «Franc-maçonnerie et protestantisme», In Ch. PORSET & C. RÉVAUGER,
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Entre l’Instruction publique
et l’Éducation nationale :
Analyse politique d’une évolution sémantique
Sandrine Collette
En 1932, le changement de nom du ministère de l’Instruction
publique, qui passe dorénavant à l’«Education nationale», marque un
pas dans les représentations officielles de l’École. L’analyse proposée
par cet article pour comprendre l’évolution du label ministériel commence par appréhender l’apparition et les significations respectives,
dans un contexte politique, des concepts d’instruction et d’éducation
et leur rapport à l’État ; ce faisant, elle remonte aux vives polémiques
de la Révolution française, au terme desquelles on voit progressivement apparaître l’idée laïque que l’école participe de plain-pied à la
construction de la nation française. La mise en place de la législation
scolaire au cours du XIXème siècle poursuit une nouvelle conception,
élargie, du rôle de l’école : former des citoyens, mais aussi des
hommes – c’est-à-dire qu’elle partage désormais une place d’éducateur avec les familles. La désignation du ministère retenue sous le
sigle de MEN, au premier tiers du XXème siècle, signe ainsi l’avènement réalisé d’une notion républicaine, moderne et progressiste… et
aujourd’hui sujette à discussion.
orsque l’on choisit d’étudier le ministère de l’Education nationale, l’un des premiers
éléments qui saute aux yeux est, très formellement, le changement de nom opéré
en 1932 entre l’Instruction publique et l’Education nationale. Dès lors, le cheminement
de la recherche semble tout tracé, avec l’inquiétude de savoir combien d’auteurs ont
eu, depuis quelques soixante-dix années, le même objectif : déterminer, à travers les
L
29
Penser l’éducation - 2001, 2
Mots clés : Instruction publique - Éducation nationale - Ministère - Histoire.
textes officiels, les conditions politiques et sociales d’apparition du ministère de
l’Education nationale. La surprise est de taille : ce changement «patronymique»
semble intéresser bien peu de monde (1), et ceux qui en parlent lui accordent généralement un espace qui va de l’annotation à un paragraphe. Il suffit de peu de temps supplémentaire pour trouver au moins une bonne raison à cet étrange silence : l’absence
d’archives.
En effet, le dépouillement des archives tant parlementaires (2) que gouvernementales
pour l’année 1932 marque une discrétion totale : le changement de nom du ministère, de l’Instruction Publique à l’Education nationale, n’a laissé trace d’aucune discussion officielle (4). La question s’enrichit en se complexifiant : soit, évidemment, les
archives (gouvernementales) n’ont pas été conservées ou seules des conversations
informelles ont eu lieu à ce propos ; soit la problématique posée par la nouvelle qualification de ce ministère est anachronique, c’est-à-dire que nous l’inventons a posteriori
parce qu’elle nous semble porteuse d’enjeux alors qu’elle n’en représente peut-être
aucun en 1932 – et en ce cas cette «illusion bien fondée» nous incite à mal (ou ré)interpréter l’histoire par le dangereux biais de l’analyse rétrospective (5) ; soit enfin, la
date de 1932 doit moins être comprise comme tournant historique de l’appellation institutionnelle que simple aboutissement du processus – ce dernier terme n’impliquant en
rien l’idée d’une quelconque linéarité – beaucoup plus lointain de ce que recouvre
l’«Éducation nationale». C’est cette dernière hypothèse que nous avons choisi d’explorer. Elle revient également à considérer que, si le débat entre Instruction publique et
Éducation nationale existe préalablement à 1932, à cette date il n’est évidemment plus
question de parler d’invention – si ce n’est d’un sigle ayant perduré sous le diminutif
aujourd’hui bien connu de MEN – ni de nouveauté d’un concept qui serait l’Éducation
nationale. Ce qui n’exclut pas, bien entendu, que ce concept soit perçu dans un sens
novateur ou, en un mot qui ne doit pas masquer par son apparente homogénéité les
aléas historiques de la notion, progressiste.
(3)
En répondant à l’absence officielle d’explication sur le changement de nom du ministère en 1932 par cette possibilité d’ouvrir une recherche plus large sur le signifiant de l’
«Éducation nationale», on met du même coup à sa disposition des archives différentes,
inattendues parfois, mais multiples (6). Dès lors, pour être saisie pleinement, la question de départ doit être reformulée : le changement entre l’Instruction publique et l’Éducation nationale au ministère passe d’abord et avant tout par une analyse de la signification politique du concept d’ «Éducation nationale» depuis son apparition effective
dans ce sens politique – et non philosophique -, c’est-à-dire depuis la Révolution française. Cette nécessité implique une visée historique : l’émergence du concept bien sûr,
30
Penser l’éducation - 2001, 2
et une visée compréhensive déterminant ce qui en est fait politiquement et scolairement pour que, cent cinquante ans plus tard, il soit pensable de l’accoler à l’institution
ministérielle, remplaçant ainsi le concept d’ «instruction» qui, rappelons-le, était le
même depuis la création du titre de ministre de l’Instruction publique en 1824 – bien
que l’on puisse remonter plus loin car il existe déjà une Direction de l’Instruction
publique dépendant du ministère de l’Intérieur en 1802, ou encore, un Comité de
l’Instruction publique sous la Révolution et la Convention.
Ce choix d’analyse s’articule autour de deux axes : en premier lieu, l’étude des origines politiques de l’«Éducation nationale» est indispensable, ne serait-ce que pour
savoir de quoi l’on parle en utilisant cette expression dès 1792 – date des rapports
mythiques du Comité d’Instruction publique de Condorcet ou de Le Peletier. L’illusion
de mots qui ne renverraient qu’au champ scolaire disparaît très vite devant l’analyse
des contextes socio-politiques dans lesquels est fait l’usage de l’expression Éducation
nationale. En second lieu, ces contextes se transformant historiquement, l’évolution
sémantique de l’éducation nationale – des signifiés changeants, ou même se superposant, pour un signifiant qui reste identique – est primordiale pour comprendre comment
celle-ci s’est rapprochée de l’école tout au long de la IIIème République, dans un lien
qui n’était pas forcément évident à la Révolution, pour qu’il soit concevable que le
ministère de l’Instruction publique devienne Éducation nationale, rattachant ainsi nominalement l’École à l’éducation et à une nation bien définie qui est celle de la France
républicaine.
La Révolution et l’Éducation nationale : penser la nation avant l’école.
C’est au XVIIIème siècle que l’éducation, jusque là laissée à la famille et à l’Église,
commence à être pensée comme une affaire d’État. Cette synthèse, lapidaire s’il en
est, a le mérite de poser une date à partir de laquelle la réflexion peut s’articuler. La tentation est grande d’attacher de grands changements tant institutionnels qu’intellectuels à
la Révolution française ; mais on trouve des préoccupations philosophiques et/ou philosophico-politiques relatives à l’éducation bien avant 1789. En 1762, pour ne retenir
qu’un ouvrage dont les effets ont été retentissants – par les idées qui y sont développées comme par le sort qui lui a été réservé -, L’Emile de Rousseau est publié, qui
porte le sous-titre De l’éducation. Deux indices complètent cette intuition d’une préoccupation éducative assez nouvellement liée à la politique : d’une part, L’Emile a été
volontairement publié la même année que Le Contrat Social, dont il présente par ailleurs
une synthèse au cinquième chapitre ; d’autre part, la version originale de L’Emile comportait un chapitre intitulé De l’éducation publique (7).
C’est néanmoins avec la Révolution que l’on peut le mieux commencer à étudier une
signification politique de l’Éducation nationale : là, tout se passe comme si l’essentiel
31
Penser l’éducation - 2001, 2
n’était pas seulement, comme on a pu le dire souvent, de parler d’instruction ou d’éducation mais aussi de dire que cette dernière doit être nationale. Or, parler d’Éducation
nationale s’entend dans un double sens : le premier est celui de l’éducation d’une
nation ; le second, c’est celui d’uniformisation.
Instruire ou éduquer : un faux débat ?
Le concept de nation est essentiel pour comprendre le débat qui émerge en France
après la Révolution et tout au long du XIXème siècle. Tout d’abord, ce concept diffère
de celui d’État (8) en ce qu’il représente un groupement particulier rassemblant «un
État, un territoire, un peuple». Cette vision politique, qui dépasse la définition de la
nation par des caractéristiques supposées essentielles – une langue, une culture, un
régime – en insistant sur le passage d’un agrégat d’individus à une collectivité politique, est potentiellement contenue dans le terme d’«Éducation nationale», même si
elle suscite nombre de résistances. Mais la question soulevée ici, c’est davantage de
savoir si, en 1789, l’éducation nationale est bien une question scolaire : l’étude des
textes révolutionnaires ne semble pas forcément aller en ce sens, ce qui nous oblige
finalement à rouvrir un peu le débat de l’instruction et de l’éducation, des «hommes de
l’instruction» et des «hommes de l’éducation», pour l’éclaircir. Les rapports du Comité
d’Instruction de la Convention montrent assez exactement la confusion qu’il peut y avoir
entre les deux termes. D’un côté, certains rapporteurs utilisent indifféremment le terme
d’instruction ou d’éducation : confusion embarrassante s’il en est pour notre problématique, beaucoup plus tardive cependant, de ce qui va motiver le passage de l’instruction publique à l’éducation nationale. D’un autre côté, d’autres rapporteurs et notamment Condorcet marquent nettement la distinction entre instruction et éducation. Enfin,
au fil des textes, on en arrive à être confronté non plus à ces deux termes, mais à
quatre expressions : celles d’Instruction publique, d’Éducation nationale, d’Instruction
nationale et d’Éducation publique… pour des sens parfois identiques.
La distinction, aujourd’hui, entre instruction et éducation peut sembler suffisamment
développée pour qu’on décide de ne pas s’y attarder : G. Jacquet en a donné les principales caractéristiques (9). Et pourtant, pour ne pas fausser le débat, faut-il arrêter un
peu de se focaliser sur la consécration de cette différence entre les seules instruction
et éducation. L’une et l’autre ne sont pas pensées en opposition mais en complémentarité, certes. Si toute instruction est éducation, l’instruction n’est pas l’éducation, nous
sommes d’accord. Mais l’essentiel est moins le mot, que la réalité qu’il recouvre : or
celle-ci fait constamment appel à un terme qui n’est directement contenu que dans le
concept de «national». En effet, tout se passe comme si ce qui se jouait dans l’«Éducation nationale», c’est le rapport à l’État plus qu’à l’École. L’Éducation nationale, avant
d’être entendue comme une instruction générale de tout un peuple (version contemporaine), est bel et bien l’éducation pour et par l’État. Pour l’État, parce que l’on passe
lentement d’une société largement dominée par le monde clérical, à une société laïque
32
Penser l’éducation - 2001, 2
où l’institution première devient le corpus mysticum de l’État, d’après le mot d’E.
Kantorowicz (10). Et par l’État, parce que «toute nation a un droit inaliénable et imprescriptible d’instruire ses membres» (11) : l’utilisation du terme de droit et non de devoir
montre que la conception politique de l’État ne le rend pas encore redevable d’un
devoir d’instruction envers les «usagers», voire les «clients», d’un «service public» des expressions que nous utilisons ici de manière impropre parce qu’anachronique
mais qui montrent toute l’évolution de la conception de l’École jusqu’à aujourd’hui. En
fait, resituée dans son contexte historique, cette question du droit de la nation d’instruire les citoyens revient à dire qu’avoir ce droit, c’est le prendre à l’Église. La fermeture
des collèges jésuites en 1762 et le renvoi des Jésuites hors de France, en 1764, fournissent un cadre d’analyse significatif des enjeux scolaires de cette période ; la distinction entre instruction et éducation pose le principe de la laïcité. Mais on n’a évidemment pas tout dit quand on s’arrête à ce point.
Entre instruction et éducation, la Révolution «pense» en fonction d’un troisième
terme : l’instauration du régime révolutionnaire et de la nation française. Il suffit de
revenir, assez simplement, au vocabulaire utilisé. Que les politiques parlent d’instruire,
d’éduquer, d’instruire pour éduquer, d’éduquer plus que d’instruire, la question des individus qui vont détenir et transmettre ces savoirs donne une dimension particulière au
débat : nulle part, dans le jargon officiel, on ne trouve de référence à un instructeur qui
instruit, ni à un éducateur qui éduque. À travers une décision bien souvent prise
comme un simple acte juridique plus que politique, le décret du 17 décembre 1792
remplace le maître d’école par l’instituteur. Ainsi la Révolution commuée en Ière
République depuis septembre 1792 renvoie directement, quoique implicitement, l’école
et le savoir à l’institution – de l’ordre républicain, du citoyen. L’apparition dans le répertoire législatif du terme d’instituteur, s’il montre que le mot a effectivement «pris de nouveaux titres de noblesse républicaine» (12), est cependant et parallèlement beaucoup
moins éloigné de la notion d’enseignement qu’on pourrait le supposer : en écrivant que
«la bonne institution sert beaucoup pour corriger les défauts», Descartes affirmait, dès
la première moitié du XVIIème siècle, la synonymie entre institution et éducation… et
avant la Révolution, le nom d’institution désignait de façon générale les pensionnats
libres, de garçons puis de filles. La création juridique-politique-éducative de l’instituteur
ne correspond donc pas à une bouleversante invention ex nihilo dans l’histoire de
l’école : une fois encore, il faut se garder de comprendre avec nos représentations
actuelles des idées dont le sens peut avoir autant changé.
En effet, si l’existence du débat entre instruction et éducation n’est pas neutre, le
risque permanent est d’attribuer un enjeu contemporain à une situation politique vieille
de plus de deux cents ans. Autrement dit, l’étude du sens de ces deux termes à travers
les rapports du Comité d’Instruction publique de la Convention et du début de la Ière
République montre que, s’il y a bel et bien une différence entre eux, l’enjeu est moins
de définir l’étendue du rôle de l’école que de réduire l’influence cléricale dans l’ensei-
33
Penser l’éducation - 2001, 2
gnement – la première partie de cette proposition n’impliquant en rien la seconde de
façon mécanique. Au débat politique se superpose donc le débat religieux : ce qui ressort de l’étude des textes de base de 1789-1799 (13), c’est avant tout l’urgence de sortir
la formation du citoyen de l’Église pour la donner en charge à l’État. On a sans doute
beaucoup trop parlé du rapport mythique de Condorcet, qui distingue assez précisément l’instruction – c’est-à-dire des contenus de savoirs – de l’éducation – comme
ensemble de croyances morales, politiques, religieuses dans lesquelles l’État n’a pas à
intervenir. Or, si cette distinction semble assez communément admise, la détermination
des frontières de l’École et de l’État reste en revanche polémique : à l’inverse de
Condorcet, le rapport Le Peletier de 1792 sur l’instruction publique signale qu’il s’agit
davantage pour l’État d’éduquer que d’instruire (14).
L’éducation à la nation
Ici s’ajoute un enjeu qu’on ne peut pas objectivement décider d’ignorer si l’on veut
comprendre un peu précisément ce qui se joue alors. D’une manière très globale, les
rapports du Comité de l’Instruction publique se rejoignent sur un point : l’instruction
n’est pas nécessaire à tous. La grande majorité des citoyens destinés au travail
manuel (agriculteurs, artisans et ouvriers notamment) n’en a pas besoin. Cette dernière
remarque n’est pas une hypothèse présentée ici pour confirmation ou infirmation de sa
validité. C’est une réalité historique, un affirmation régulière (15) : «il faut distinguer l’instruction publique de l’éducation nationale (…) l’éducation nationale est l’élément nécessaire à tous ; l’instruction publique est le partage de quelques-uns» (16). Si l’on admet
alors effectivement que la période révolutionnaire «ne démentira pas ces pesanteurs
conservatrices, où l’idéal égalitaire se perd dans les exigences économiques» (17), la
question de l’éducation se pose d’emblée comme question politique au moins aussi
essentielle, sinon plus, que celle de l’instruction : car au lieu de parler de celle-ci, avec
ses différents degrés d’enseignement «qui ne peuvent devenir utiles qu’à un petit
nombre d’hommes, je cherche une instruction générale pour tous, convenable aux
besoins de tous, qui est une dette de la République envers tous ; en un mot, une éducation vraiment et universellement nationale» (18).
La compréhension de la question éducative et de l’État passe alors par deux choses.
La première est la prise en compte du temps de la Révolution : il faut avoir présent à
l’esprit que les révolutionnaires agissent dans l’urgence. La nécessité de mettre en
place rapidement, à l’image des bouleversements politiques récents, des institutions
nouvelles, est contredite par le décalage incontournable entre les textes et les usages,
décalage qu’exprime clairement Rabaut Saint-Etienne : «Mais l’effet de ces institutions
générales ne se fera sentir qu’à notre postérité, et vous désirez des institutions pour la
génération actuelle. Vous voudriez élever tout à coup nos mœurs au niveau de nos
lois, et faire une révolution dans les têtes et dans les cœurs…» (19). Traduisant l’état
d’esprit général de l’Assemblée, Rabaut Saint-Etienne fait ainsi passer la régénération
34
Penser l’éducation - 2001, 2
de la génération actuelle, qu’il appelle éducation nationale, avant l’instruction qui, du
fait du temps requis pour sa mise en place, ne concernera que les générations suivantes. Le rapport à l’éducation est donc un rapport d’immédiateté, qui n’est pas exclusif de l’instruction mais qui la précède, sinon en importance, du moins dans le temps.
Ceci amène à la deuxième remarque : les rapports du Comité d’Instruction publique
sous-entendent-ils que c’est à l’école de prendre en charge cette éducation nationale ?
Rien n’est moins sûr, ou en tous cas pas tout de suite. Éduquer la nation, éduquer à la
nation – on a toujours à l’esprit que la notion d’éducation, en cette toute fin de siècle,
présente plus de rapports avec l’inculcation d’un système de valeurs qu’avec l’acquisition de savoirs - ne relève en effet pas tant de l’École que de l’État. Or, si l’école
devient une affaire d’État, selon la formule de C. Nique (20), elle n’est pas l’État, ni ne le
remplace. Par ricochet, l’idée que la Nation procède (en l’englobant) de l’État se dessine
peu à peu : «L’instruction publique demande des lycées, des collèges, des livres, des
instruments de calcul, des méthodes, elle s’enferme dans des murs ; l’Éducation nationale demande des cirques, des gymnases, des armes, des jeux publics, des fêtes
nationales, le concours fraternel de tous les âges et de tous les sexes, et le spectacle
imposant et doux de la société humaine rassemb lée…» (21). Où se trouve le rapport à
l’école dans cette seconde définition ?
Tout se passe comme si ce «plan» d’Éducation nationale, pour reprendre volontairement le titre du rapport Le Peletier, comme d’autres propositions précises de la même
époque, prenait des allures d’institution totale (22) plus que d’école, à travers des
emplois du temps codifiés et réglementés à l’extrême par exemple, ou la création d’un
temple national rassemblant les citoyens pour des exercices physiques et spirituels etc.
Ces plans donnent, en fait, un autre indice de la distance qu’il peut y avoir entre l’École
et l’Éducation nationale : ils ne concernent pas seulement les enfants, mais l’ensemble
des citoyens (23). L’Éducation nationale est, à ce moment-là, si l’on s’accorde le droit
d’utiliser une expression anachronique, une «formation tout au long de la vie» (24).
Dans cette optique, la création du service national, par la loi du 19 fructidor an IV, relève sans doute de l’éducation nationale telle qu’elle est entendue à cette période, rapprochement qui aujourd’hui pourrait nous paraître tout à fait excessif.
Parallèlement à l’enjeu que représentent la mise en place de la laïcité de l’école, la
réduction de l’influence religieuse et le refus de lui accorder la capacité, ou déjà le
droit, de former des citoyens, la conservation par les révolutionnaires et leurs successeurs de l’appellation d’Instruction publique pour parler de l’École montre donc que les
concepts de «nation» et de «national» ne sont pas forcément liés à l’École dans les
représentations politiques immédiates de l’époque. La Révolution va d’ailleurs assez
peu se préoccuper de l’instruction primaire, là où celle-ci, si elle avait été pensée
comme le lieu clé de l’éducation nationale, serait apparue comme primordiale. La grande illusion, c’est donc de dire qu’on a fait un choix scolaire entre Instruction publique et
Éducation nationale ; c’est de croire que, parce que les révolutionnaires parlent en
35
Penser l’éducation - 2001, 2
même temps d’instruction et d’éducation nationale, ils le pensent sur le même plan. Et
cela, bien que ce soit le Comité d’Instruction publique qui mette en avant cette notion
d’Éducation nationale, avec la conviction non concrétisée que la seconde requiert un
minimum de la première. Lorsque Rabaut-Saint-Etienne demande que l’Instruction
nationale prenne le pas sur l’Instruction publique, il n’est plus question d’École, mais
bien de l’institution - en reprenant ce terme dans le double sens de constitution, et d’organisation éducative quelle qu’elle soit - de la nation. L’usage indifférencié des termes
d’instruction ou d’éducation est d’ailleurs un indice fort qu’il faut attribuer davantage
d’importance à la qualification «nationale» qu’à l’un ou l’autre de ces deux termes. En
ce sens, la question de l’école entre 1789 et 1799 semble bien plus relever d’une idéologie révolutionnaire que républicaine, et l’idéal égalitaire permis par l’enseignement
cède le pas devant la séparation entre le peuple, amené à exercer la souveraineté
nationale non pas en tant qu’il la compose par agrégation d’individus mais par la constitution d’un être fictif et collectif qui est la nation, et la bourgeoisie qui, elle, va produire
l’élite de la nouvelle France. Il y a là «une extraordinaire construction juridico-politique,
un prodigieux tour de prestidigitation, et Léon Duguit dira de la théorie de la souveraineté nationale qu’elle introduit «le mystère de la Sainte Trinité dans la science politique». Trinité en effet, puisque après avoir démontré que la nation, c’est le Tiers-Etat,
Sieyès, qui en est l’auteur, fait en sorte que le Tiers-Etat, ce sera la bourgeoisie» (25).
Vers la IIIème République et l’unification par l’École
Les années 1789-1799 marquent ainsi «un moment important, sinon le moment
important, de l’avènement de la nation» (26). Cet avènement est, en fait, préparé,
depuis le XIIème-XIIIème siècle selon les historiens, par des périodes antérieures
d’unification de pouvoir – et de religion, facteur essentiel – qui ont mis en place une
monopolisation d’abord territoriale de la France, permettant ainsi aux révolutionnaires
d’agir sur et dans un pays qui présente déjà une certaine concrétisation géographique.
La Révolution marque cependant un tournant dans l’idée de nation, parce que d’un
concept encore très philosophique, elle passe davantage à une réalité visible, déjà et
très simplement dans les usages de la langue : dès juin 1789, les Etats généraux se
proclament Assemblée nationale constituante ; la même année, les biens du clergé
sont déclarés biens nationaux ; la Librairie des Rois devient le Centre des Archives
nationales, la milice devient Garde nationale, le Louvre, Palais national, etc. Surtout, le
14 juillet 1790, les provinces abdiquent leurs privilèges et leurs particularismes pour se
fondre dans un corps unique (27). Certes, il y a loin des textes aux pratiques…
Vivre et apprendre «ensemble»
Le fait essentiel ou «premier» de la formation de la nation, c’est-à-dire de la conscien-
36
Penser l’éducation - 2001, 2
ce matérialisée d’une certaine unité d’un peuple, se trouve dans son rapport à la guerre. Affirmation bien éloignée de la question scolaire, et pourtant : à travers l’Histoire de
France dans les années qui suivent la Révolution, il apparaît qu’en même temps (voire
avant) qu’elle ne se forme par l’instruction, la nation se forme par la guerre. Cette dernière commence en 1792 pour ne finir, pratiquement, qu’en 1815. La mythique bataille
de Valmy, dont on ne retient généralement que le cri des soldats français «Vive la
nation ! », expression qui marque le passage d’une guerre d’armée à une guerre de
peuple, va en ce sens : sociologiquement parlant, la guerre est une rencontre entre
des individus qui, sans elle, ne se seraient jamais rencontrés. Autrement dit, le grand
mélange d’hommes de régions différentes (28) et l’apparition d’un sentiment national
passent par des victoires et des défaites militaires dont procède une lente construction
de l’idée, ou de la conscience, que cet «agrégat inconstitué de peuples désunis» peut
vivre ensemble. L’école prendra assez vite le relais de la guerre dans cette idée nationale (29) parce qu’elle joue un rôle stratégique sur tout le territoire. Il est pourtant remarquable de constater que les grandes lois sur l’école primaire s’amorcent en 1816 seulement (30), c’est-à-dire au lendemain de quelques vingt-trois années de guerres quasi
continues.
En s’accordant un saut dans le temps d’un peu plus de soixante ans, qui ne rend
honneur ni à l’Histoire générale de la France (par exemple l’intérêt qu’il y aurait à étudier l’idée de nation pendant la guerre de 1870), ni à son histoire scolaire (loi Guizot de
1833, loi Falloux de 1850, etc.), on arrive à un concept sensiblement identique de la
nation : celle-ci suppose une certaine communauté – de culture, d’histoire, de langue
–, ainsi qu’un sentiment d’appartenance ou, pour reprendre la formule consacrée d’E.
Renan, «un plébiscite de tous les jours» (31). Cette expression, en plus des usages qui
en ont été faits jusqu’à aujourd’hui, présente un double intérêt : le premier, c’est d’avoir
été prononcée lors d’une conférence à la Sorbonne, c’est-à-dire dans une institution
«scolaire» au sens large. Le second, c’est de dater du 11 mars 1882, soit entre les premières lois Ferry de juin 1881 et juste avant l’affirmation de la laïcité de l’enseignement
par la loi du 29 mars 1882, dans un contexte politico-scolaire qui lui non plus n’est pas
neutre. Ce que l’on a retenu avant tout de Renan, c’est le droit fondamental des
peuples à disposer d’eux-mêmes et la condition essentielle d’une conscience et d’une
volonté d’adhérer à la nation : «Une nation, c’est pour nous une âme, un esprit, une
famille spirituelle, résultant dans le passé, de souvenirs, de sacrifices, de gloires, souvent de deuils et de regrets communs ; dans le présent, du désir de continuer à vivre
ensemble. Ce qui constitue une nation, ce n’est pas de parler la même langue ou d’appartenir au même groupe ethnographique, c’est d’avoir fait ensemble de grandes
choses dans le passé et de vouloir en faire encore dans l’avenir» (32). Le renvoi à une
communauté qui est également émotionnelle n’est ni excessif ni même dépassé : les
usages de la nation et de la nationalité, du nom d’un parti politique à la désignation
implicite d’une équipe de football (33), font constamment appel à des termes affectifs
souvent pensés contre (un autre), de manière plus ou moins pacifiée. Du désir de
37
Penser l’éducation - 2001, 2
continuer à vivre ensemble à la haine de celui qu’on peut désigner comme un «ennemi
national» (34), il n’y a qu’un pas - à peine (35).
La nation renvoie donc très directement à une idée précise qui est celle de l’unité :
qu’importe contre quoi se forge cette unité, l’inter-national (d’autres nations), l’infra-national (des pratiques locales), en un mot : tout ce qui, justement, ne relève pas du niveau
national. Parler de nationalisation implique ainsi un processus d’unification, voire d’uniformisation, de tout et sur tout le territoire : unification morale certes, mais aussi physique. Quel rôle l’école peut-elle jouer dans cette unification française ? Un rôle primordial : celui d’une institution qui devient, dans la deuxième moitié du XIXème siècle,
garante de l’égalité sinon des citoyens, du moins de leur accès à l’instruction (dont les
contenus d’enseignement sont théoriquement identiques partout en France), et qui présente un discours basé sur la possibilité de sortir de sa condition sociale d’origine – ce
qui suppose déjà, dans les structures mentales de la société «civile», une évolution
des représentations de la réussite (sociale, professionnelle) et la conviction des individus qu’ils ne veulent pas forcément pour leurs enfants ce que leurs propres parents ont
voulu pour eux. Cet idéal républicain et méritocratique s’appuie sur le refus de la réussite par le simple fait d’être un «héritier». C. Charle parle, pour la même époque (18481849), de l’avènement des «capacités intellectuelles» à l’Assemblée, autrement dit
d’individus issus de ces classes sociales qui ne sont pas traditionnellement destinées à
la politique (36). On en est là à l’idée d’égalité devant et dans l’école : or, l’unité nationale est la condition sine qua non de la possibilité de mise en œuvre de cette égalité,
avec l’idée d’une école unique – non pas entendue au sens de la «réconciliation» du
primaire et du secondaire, mais déjà de l’unicité de forme et de contenu.
Tout au long du XIXème siècle, l’école – le bâtiment-école – devient l’un des lieux les
plus répandus en France, derrière l’église bien sûr, la mairie, et le cabaret (37). Mais l’intérêt réside moins dans le comptage des bâtiments de ces activités sociales que dans le
nombre d’individus drainés par chacune d’elle : l’école, en devenant un passage obligé
de la vie quotidienne en République, est l’institution par laquelle passe le plus de
monde – et à vrai dire, aujourd’hui, tous les citoyens. Au fur et à mesure des lois scolaires, l’accroissement de la masse des élèves – qui a commencé avant les lois Ferry
mais se trouve dopé après 1881-1882 – et la perception de l’école dans une perspective d’adhésion plus que de contrainte, font de l’école définitivement républicaine l’une
des clés de l’unification nationale. Celle-ci se traduit, par le biais du scolaire, de
manières multiples : le signe le plus marquant de l’avènement d’une unité nationale au
détriment des particularismes locaux passe par l’adoption d’un calendrier scolaire, qui
rythme à l’identique la vie sociale sur tout le territoire. Si l’on s’en remet aux caractéristiques historiques et culturelles de la nation, l’École participe à la mise en œuvre de
ces critères objectifs à travers l’enseignement qu’elle dispense. D’une part, elle fait
apprendre dans les manuels et les programmes l’histoire «de France» contre les histoires locales ; d’autre part et surtout, elle inculque la langue «française» (38), c’est-à-
38
Penser l’éducation - 2001, 2
dire la langue nationale, contre les langues vernaculaires - au milieu du XIXème siècle,
le français n’est parlé par l’élite que dans les provinces du Midi et de l’Ouest. Cette
construction d’une langue commune est beaucoup plus récente qu’on est tenté de le
croire si on oublie qu’aujourd’hui encore, dans presque chaque région de France, se
trouvent des individus couramment appelés «les vieux» et qui parlent le patois, autrement dit une curiosité presque touristique et tout à fait incompréhensible. La difficulté et
le temps requis pour mettre en place cette extraordinaire réforme, s’ils ont été relativisés (39), sont pourtant présents dans nombre d’écrits, dont les témoignages autobiographiques représentent sans doute l’une des plus belles marques des changements qui
s’opèrent alors : «Après des journées comme celles-là où tout était réuni pour me
saouler de bonheur, il était dur de retrouver la salle de classe et l’instituteur (…) parce
que pendant toute une journée on avait employé pour se faire comprendre le langage
naturel, celui que le maître appelait «patois», et d’un seul coup il fallait rayer des mots
de son vocabulaire, les plus significatifs, me semblait-il, et modifier certains de ceux
que l’on conservait, et les modifier si profondément et si maladroitement qu’ils devenaient mous comme chique, plats comme cancrelat et fades comme panade. Il ne fallait surtout pas dire : «J’ai mangé des treuffes», mais : «J’ai mangé des pommes de
terre». «Pommes de terre», trois mots à la place d’un seul et si parfumé ! » (40).
Savoureux indice du décalage entre les textes et les pratiques, puisque dans les
années 1920 encore, la langue française est loin d’aller de soi, se heurtant aux patois
tout comme à d’autres éléments langagiers qui, s’ils se sont considérablement atténués, n’ont pas forcément disparu aujourd’hui : les accents, par exemple (41).
L’Éducation nationale : un label ministériel politiquement pensable
L’école participe ainsi de et à la formation de la nation ; tout serait simple si elle ne
continuait pas, sous l’essor des lois Ferry, à faire l’objet d’un ministère qui s’appelle
toujours «Instruction publique». Autant, à travers la signification assez particulière de
l’Éducation nationale en 1789, on comprend que les révolutionnaires aient utilisé le
concept d’Instruction publique pour parler d’école, autant on peut se demander pourquoi les républicains l’ont conservé aussi longtemps, après l’analyse que l’on vient de
faire sur ce que recouvre l’idée de nation d’une part (42), et celle d’éducation d’autre
part (43).
L’enfermement dans une problématique uniquement scolaire porte en fait à l’erreur
car il souscrirait à une Histoire de l’Ecole distincte de l’Histoire de France, elle-même
distincte de l’Histoire de l’Eglise de France. Or, il faut au contraire retracer l’interaction
permanente qui lie l’une et les autres selon les époques. Le terme d’Instruction
publique, utilisé notamment pour poser le principe laïque, garde toute sa signification
sous la IIIème République où le cléricalisme est combattu de manière incessante. La
date de 1905 représente à ce niveau un tournant où la législation anticléricale fait succéder, à l’apogée du curé, celle du maire et de l’instituteur. Cette société dans laquelle
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Penser l’éducation - 2001, 2
les fonctions politique, économique, scientifique ou scolaire s’affranchissent de plus en
plus de la fonction scolaire, renvoie en effet à l’idée que «Dieu, si l’on peut s’exprimer
ainsi, qui était d’abord présent dans toutes les relations humaines, s’en retire progressivement ; il abandonne le monde aux hommes et à leurs disputes» (44). À vrai dire, la
formulation est inexacte : Dieu ne se retire pas du monde, mais bien plus, la
République lui retire le monde. La force de l’État va augmenter de manière inversement proportionnelle à celle de l’emprise cléricale sur la société. Le sentiment national,
à ce moment, est largement forgé : dans un contexte où la formation de l’unité nationale a déjà beaucoup réconcilié la géographie humaine avec celle politique, le concept
«national» de la fin du XIXème siècle, dans une visée politiste, cède le pas à une nouvelle signification qu’illustre l’expression d’«État nation». En créant, en France, un lien
indissoluble entre les deux termes – même si en pratique il n’y a pas forcément d’État
pour qu’existe une Nation -, on peut de la même manière rapprocher l’étatisation et la
nationalisation : toutes les étatisations du XXème siècle seront des «nationalisations»
en vertu du fait que «l’État peut légitimement, puisqu’il est la nation», (45) s’emparer soit
d’activités qui ne lui sont pas traditionnellement dévolues, soit des biens des particuliers. Il s’agit là d’une question politique au plein sens du terme : celle des frontières
communément admises comme celles de l’État. Les premières nationalisations d’entreprises se situent historiquement au même moment que le changement de nom du
ministère de l’Instruction publique pour l’Éducation nationale : est-ce à dire que la
nationalisation des premières banques (Crédit National, 1919 ; Crédit Hôtelier, 1923 ;
Crédit Agricole, 1930) et surtout des chemins de fer (création de la Société Nationale
des Chemins de Fer Français en 1937-38) est à mettre sur le même plan que le remplacement de l’héritage révolutionnaire par une expression étatique moderne ? Peutêtre : «Le changement de dénomination du ministère sous Edouard Herriot sera interprété comme un élargissement du rôle de l’État» (46). Lorsque Anatole de Monzie
devient le premier ministre de l’Éducation nationale par décret du 3 juin 1932, il
concentre dans cette appellation trois interprétations possibles : l’une, en suivant C.
Durand-Prinborgne, reviendrait à dire que l’État a investi de plus en plus le champ éducatif - au point d’utiliser un terme qui fait autant référence à l’institution étatique qu’à l’école.
L’autre est l’idée d’unité, caractéristique de la nation, et à laquelle la question scolaire
rajoute un sens qui est celui de l’école unique (47). La dernière, enfin, comme un retour
sur les théories révolutionnaires, serait de désigner par cette nouvelle appellation l’effectivité d’une école qui ne se limite pas seulement à l’instruction «intellectuelle» de
base (français, mathématiques) mais qui a intégré, depuis la IIIème République, de
véritables éléments d’éducation. Dans tous les cas, il est difficile de minimiser l’importance du passage du ministère de l’Instruction publique à l’Éducation nationale en 1932
si l’on sort de la vision strictement juridique telle qu’on peut la rencontrer, par exemple,
dans le Journal Officiel (48). Une analyse politique de cette modification fait immédiatement ressortir que dans une perspective comparative, ni le ministère des Finances, ni
celui des Affaires Etrangères, ni celui de l’Agriculture, par exemple, n’ont subi des
modifications telles que le remplacement complet de l’intitulé institutionnel depuis leur
40
Penser l’éducation - 2001, 2
création. Cette remarque anodine pose une question : celle de la représentation politique de l’École et de ce qu’on y apprend au cours de l’histoire. Elle pose surtout l’hypothèse du sentiment nécessaire d’exprimer l’importance des mutations de l’école par
l’adoption d’un nouveau label ministériel, c’est-à-dire la prise en compte des évolutions
concernées dans la formulation même d’un titre. En d’autres termes, la création du
ministère de l’Education nationale, en 1932, salue tout autant qu’elle poursuit une
notion républicaine, moderne et progressiste.
Conclusion
En 1932, le franchissement du pas entre instruction et éducation à l’école est ainsi
institutionnellement reconnu, même s’il avait déjà été mis progressivement en pratique
depuis le début de la IIIème République. L’École est passée de cette situation du
XIXème siècle où «l’éducation, action de développer les facultés physiques, intellectuelles et morales et de faire connaître et pratiquer les usages de la société, les bonnes
manières, ne relève pas d’une institution publique. Elle incombe à la famille», à une terminologie qui implique «une plus large conception des responsabilités de l’École» (49).
L’analyse de l’expression «Éducation nationale» depuis la Révolution française
montre ainsi des changements qui traduisent en termes progressivement scolaires une
Histoire générale de la France et de l’État en France. Passer au-delà du débat entre
instruction et éducation n’implique pas qu’on lui refuse une quelconque validité, mais
bien qu’il reste insuffisant pour comprendre ce processus de mise-en-État de l’éducation si on saisit les termes essentiels de «public» et de «national». Les expressions utilisées pour parler de l’administration de l’école et de l’enseignement n’expliquent sans
doute pas à elles seules les évolutions pratiques de l’institution scolaire : cependant,
cette étude a montré les liens à faire entre les mots et la (les) réalité(s) qu’ils recouvrent, et dont ils sont le reflet, si on veut bien leur accorder un peu d’attention.
À la fin du XXème siècle, se questionner sur l’association ou simplement sur la pérennité de cette appellation est un débat de mots qui conserve tout son sens, même si l’interrogation s’est encore déplacée : comment considérer aujourd’hui une expression
qui, adoptée pour sa modernité il y a moins de soixante-dix ans, semble traîner le poids
de ses lourdeurs conservatrices ? Plus globalement, qu’est-ce qui peut nous gêner
dans l’«Éducation nationale» - sachant que la réflexion vise non pas les fonctionnements et dysfonctionnements de l’institution mais la réalité sociale qu’englobe sa désignation nominale - ? La réponse est peut-être dans les mutations assez récentes de la
41
Penser l’éducation - 2001, 2
société française depuis les années soixante : «On peut dire que la famille qui fonctionnait hier comme la cellule de base de la société et reposait en partie sur des normes de
comportement transposables à des relations extra-familiales (la politesse, l’obéissance,
le silence, etc.) vise aujourd’hui à faciliter l’épanouissement de ses membres. La fonction éducative de l’école s’en trouve accrue» (50). Le partage de l’éducation entre la
famille et l’école demanderait de bien plus amples développements : néanmoins, on
peut sans doute dire qu’aujourd’hui, au bout du compte, ni l’une ni l’autre ne sont
aptes, que ce soit pour des raisons de conviction, de résignation ou pour des raisons
matérielles et techniques, à fournir entièrement l’éducation des enfants ; parallèlement,
l’émancipation de ceux-ci dans une situation de société particulière qui est celle
contemporaine fait que de toutes les façons, la famille et l’école ne recouvrent plus tout
le temps des enfants. Les temps de loisirs ou simplement les temps libres, vacances ou
mercredis, fins d’après-midi et week-end ou école buissonnière, les heures du café,
des rues et des bancs publics, sont autant d’espaces-temps qui n’appartiennent ni à la
famille, ni à l’école. Or, ce sont pourtant des moments où les enfants s’éduquent – ou
s’auto-éduquent. On arrive dès lors à deux constats qui prêtent largement à discussion : d’une part, il y a bel et bien une responsabilité de l’État dans cette forme particulière d’éducation puisqu’elle se déroule et se crée sur ses territoires. Mais d’autre part,
ce n’est plus une responsabilité de l’École. En ce sens, on peut se demander comment
continuer à dire que le ministère de l’Éducation nationale est responsable de l’éducation, si on garde ce terme dans sa totalité…
NOTES
1. On trouve les informations essentielles dans les ouvrages de JACQUET (G.), De l’Education nationale
ou bilan de santé d’une sexagénaire, Paris, Nathan, 1995, 172 p., de LELIEVRE (C.), NIQUE (C.),
Bâtisseurs d’école, Paris, Nathan, 1994, 494 p., de DURAND-PRINBORGNE (C.), L’Administration scolaire, Paris, Sirey, 1989.
2. Journaux officiels.
3. Archives nationales sur la période, série F17, 16006 et 16007, F17 17500, F17 13671-672.
4. Au niveau des archives parlementaires, la table annuelle des Journaux Officiels pour 1932 signale un
décret du 3 juin constituant le ministère de l’Education nationale : or ce texte n’est autre que le décret
contresigné par le Président du Conseil nommant A. de Monzie ministre de l’Education nationale, sans
aucune information sur la nouvelle appellation du ministère.
5. Voir M. DOBRY, Sociologie des crises politiques, Paris, FNSP, 1986.
6. Précision qui veut aussi souligner que nous ne travaillons ici que sur des sources et des textes
«d’époque», en version intégrale : nous nous appuyons donc sur les textes de la Révolution et notamment
de la Convention retranscrits dans divers documents, ou sur les textes d’origine de la IIIème République,
mais pas sur des commentaires, des «extraits choisis» ou sur des sources de «seconde main».
7. Voir par exemple le commentaire de M. Launay dans ROUSSEAU (J.-J.), Émile ou de l’Education, Paris,
GF, 1966, p. 22.
8. A cette époque où l’on n’entend pas l’État «national» au sens de l’expression devenue routinière d’État-
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Penser l’éducation - 2001, 2
nation qui finit par désigner l’État tout court dans sa configuration moderne.
9. «Instruire, c’est avant tout transmettre des connaissances, aider à constituer un savoir (…) Pour participer à la constitution d’un savoir, l’information doit être vraie (…) Ensuite, cette information, mêlée à
d’autres, doit être ordonnée, formalisée, de manière à pouvoir être réutilisée dans un contexte différent de
celui où il a été donné. Ce travail indispensable lui fait perdre son travail singulier et lui permet d’accéder
à la généralité, à l’universalité (…) Éduquer, c’est aussi aider à l’acquisition d’un savoir, mais c’est également participer à la constitution d’un savoir-être, à la création d’une personnalité. Aborder ce domaine,
c’est entrer dans le monde des valeurs (…) On est dans le domaine de l’opinion, de la croyance. Pas dans
celui de la raison». ( JACQUET G., De l’Éducation nationale ou bilan de santé d’une sexagénaire, Paris,
Nathan, 1995, p. 5-6.)
10. KANTOROWICZ (E.), Mourir pour la patrie, Paris, PUF, 1984. L’auteur parle plus précisément du «corpus mysticum identifié au corpus morale et politicum du peuple et devenu synonyme de nation et de
patrie» (p. 133) qui fait qu’à un certain moment de l’histoire « l’«État» comme abstraction ou l’État comme
corporation soit apparu comme un corpus mysticum et que la mort pour ce nouveau corps mystique ait
gagné une valeur égale à celle d’un croisé pour la cause de Dieu» (p. 139).
11. LA CHALOTAIS, Essai d’éducation nationale, 1763.
12.DUVEAU (G.), Les instituteurs, Paris, Seuil, 1957, p. 4.
13. On parle ici de la reproduction en version intégrale des rapports du Comité d’Instruction Publique 17911793, consultés essentiellement soit dans les Oeuvres des auteurs (Condorcet), soit dans HIPPEAU (C.)
éd., L’instruction publique en France pendant la Révolution, Paris, Klincksieck, 1990, 265 p., ouvrage paru
pour la première fois en 1881 et qui reprend les rapports du Comité d’Instruction publique réimprimés en
1793 par l’Imprimerie nationale.
14. On peut malgré tout noter une certaine ambiguïté chez Condorcet : s’il laisse peu de doutes sur sa
conviction d’une nécessité de l’instruction à l’école et non d’une éducation dans la mesure où «l’éducation
publique doit se borner à l’instruction» (Condorcet, Mémoires sur l’instruction publique, Paris, GF, p. 82),
sa perception de l’instruction déborde de ce que l’on entend ordinairement par ce terme. Dans le rapport
du 20 avril 1792, ce flou est largement entretenu : «Cultiver enfin, dans chaque génération, les facultés
physiques intellectuelles et morales, et par là contribuer à ce perfectionnement général et graduel de l’espèce humaine ; dernier but vers lequel toute institution sociale doit être dirigée : tel doit être encore l’objet
de l’instruction…» Ces nuances sont peut-être, avec le caractère impératif selon Condorcet d’éviter toute
«espèce de religion politique» à l’école (Mémoires…, p. 93), ce qui fait dire à C. Lelièvre que «plus exactement, instruire c’est éduquer et toute l’éducation doit se renfermer dans les bornes de l’instruction»
(LELIEVRE (C.), «De Condorcet à Ferry et de Ferry à Condorcet» in DUMAZEDIER (J.) dir., La leçon de
Condorcet, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 50) … à condition de bien saisir tout ce que Condorcet a pu englober sous ce mot d’instruction.
15. Même le rapport plus libéral et presque idéaliste de Condorcet esquisse un mouvement en ce sens à
travers les quatre degrés d’enseignement préconisés. Si l’enseignement primaire doit être ouvert à tous,
cette égalité scolaire s’arrête assez vite : «Nous avons pensé (…) qu’il fallait donner à tous également l’instruction qu’il est possible d’étendre sur tous ; mais ne refuser à aucune portion des citoyens l’instruction
plus élevée qu’il est impossible de faire partager à la masse entière des individus…»
16. Discours de Rabaut Saint-Etienne présentant son projet d’éducation nationale à la Convention, 21
décembre 1792.
17. PLENEL (E.), La République inachevée. L’Etat et l’école en France, Paris, Stock, 1997, p. 65. Les exigences économiques qu’évoque l’auteur ne se limitent pas à des raisons matérielles de construction ou
d’entretien des écoles ou de traitement des instituteurs, mais concernent avant tout le travail des enfants,
qui est alors l’une des sources de revenus indispensables de la majorité des familles.
18. Plan Le Peletier, présenté par Robespierre le 13 juillet 1793.
19. Projet d’Éducation nationale de Rabaut Saint-Etienne.
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20. NIQUE (C.), Comment l’École devint une affaire d’État, Paris, Nathan, 1990.
21. de Rabaut Saint-Etienne, déjà cité.
22. L’allusion renvoie à GOFFMAN (E.), Asiles, Paris, Minuit, 1968. La notion d’institution totale permet à
l’auteur de définir des caractéristiques communes d’institutions «englobantes» regroupant dans un même
lieu les dimensions privées et publiques de la vie quotidienne (lieu de travail, lieu de sommeil, lieu de «loisir»…), ce qui l’amène à pouvoir parler sur un plan identique des asiles, des prisons, mais aussi des hôpitaux, des couvents et de l’armée de métier, par exemple.
23. Encore une fois, la position strictement «instructrice» de Condorcet est ambiguë : la deuxième partie
de son rapport, qui concerne l’enseignement primaire, comporte un développement sur des activités extrascolaires et qui ne sont pas destinées seulement aux enfants : «Chaque dimanche, l’instituteur ouvrira une
conférence publique, à laquelle assisteront les citoyens de tous les âges». La présence du représentant
de l’école y est réelle, mais à un moment qui, lui, se trouve hors de l’école : le dimanche, en théorie jour
de repos scolaire et professionnel, et bien évidemment, dans une optique concurrentielle, jour de messe.
24. Idée que l’on trouve, bien paradoxalement, du côté des hommes de l’instruction comme de ceux de
l’éducation, par exemple Condorcet convaincu de la nécessité de continuer «l’instruction pendant toute la
durée de la vie» à travers les séances de morale du dimanche, ou Rabaut-Etienne affirmant que «l’éducation nationale n’est pas une institution pour l’enfance, mais pour la vie toute entière».
25. «Nation ? », Krisis, n° 5, avril 1990, p. 4.
26. GUIOMAR (J.-Y.), «La Révolution française et l’avènement de la nation», in VOVELLE (M.) dir., L’état
de la France pendant la Révolution 1789-1799, Paris, La Découverte, 1988.
27. Avec le découpage du territoire en départements au statut uniforme.
28. Bien qu’appartenant au même pays. Voir l’«ancienne» définition (sous-entendu : avant la Révolution)
de la nation que propose le dictionnaire de l’Académie française en 1740 : la nation est l’ensemble de
«tous les habitants d’un même pays, encore qu’ils ne vivent pas sous les mêmes lois et qu’ils soient sujets
à différents princes». Cette définition montre que la deuxième moitié du XVIIIème siècle ne voit pas apparaître le terme de nation, mais bien que celui-ci y gagne sa signification politique.
29. Au niveau des réalisations concrètes. Concernant les théories, le rapport de Condorcet en 1792 présentait déjà des moyens d’unification nationale par le biais de l’école.
30. Loi obligeant les communes à pourvoir à l’enseignement primaire.
31. RENAN (E.), Qu’est-ce qu’une nation ? , Paris, Presses Pocket, Agora, 1992, p. 55.
32. RENAN (E.), déjà cité, p. 58.
33. Lors des manifestations sportives inter-nationales, comme la Coupe du monde de football 98 ou l’Euro
2000 par exemple, les supporters arborent en général des marques qui font moins référence au sport
qu’au caractère national de l’(en)jeu : tee-shirts, banderoles et maquillages bleu-blanc-rouge, slogans pour
la «France» etc. L’utilisation du pronom personnel «nous» ou indéfini «on», pour parler de la victoire, fait
également référence à une communauté émotionnelle englobante.
34. JEISMANN (M.), La patrie de l’ennemi, Paris, CNRS, 1997.
35. Voir aussi la pensée d’H. Lefebvre dans Le nationalisme contre les nations, Paris, Méridiens
Klincksieck, 1988, p. 50 : le «sentiment national est en même temps devenu agressif à l’égard de l’étranger», le «patriotisme» se compliquant d’un sentiment de haine qui prédomine peu à peu.
36. CHARLE (C.), Histoire sociale de la France au XIXème siècle, Paris, Seuil, 1991.
37. Un journal religieux note précisément, au tout début du XXème siècle, que «nous avons le bonheur
très relatif de posséder, en France, 432.000 débits de boissons, ce qui fait un cabaret pour 81 habitants…»
(Semaine religieuse du diocèse de Soissons, n° 13 du 29 mars 1902)
38. Devenue obligatoire dans l’enseignement par une circulaire de 1838.
39. Voir par exemple CHANET (J.-F.), L’école républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 1996, 426
p.
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40. VINCENOT (H.), La billebaude, Paris, Denoël, 1978, p. 122.
41. On emprunte ici au même auteur des souvenirs de son certificat d’études, approximativement vers
1926, et notamment de l’épreuve de dictée faite par un inspecteur «qui était un «étranger», un «homme
de Paris», je l’ai su plus tard et, de ce fait, parlait une drôle de langue qui provoqua parmi nous la panique
dès qu’il annonça le titre de la dictée. Qu’on en juge :
- Le bon dégustatar…?
Nous nous regardâmes atterrés. Le texte qui venait ensuite n’était pas plus clair, et c’est la mort dans l’âme
que nous nous mîmes à écrire, comme nous le pouvions, cette langue bizarre qui pourtant avait, par
moments, des ressemblances indiscutables avec la nôtre. Nous donnions des signes d’un tel affolement
que les instituteurs qui nous surveillaient se penchèrent sur nos feuilles et, à leur tour, levèrent les bras au
ciel (…) Les examinateurs se concertèrent, et il fut décidé que l’on recommençait immédiatement l’épreuve, mais cette fois sous la dictée d’un maître indigène qui, lui, prononça comme il faut : «Le bon dégustateur», avec ce «eur» local dont aucun signe orthophonique ne peut donner l’idée à ceux qui ne l’ont jamais
entendu de la bouche d’un Auxois» (VINCENOT (H.), idem, p. 143-144). Outre l’intérêt de l’anecdote, on
peut aussi retenir, plus de quarante ans après les lois Ferry, l’attitude des représentants officiels de l’école, instituteurs comme inspecteurs, qui acceptent de recommencer l’épreuve de dictée. On y trouve un indice que, si le français est bien établi dans les pratiques, les accents font toujours les particularismes locaux
et rendent la langue, pourtant nationale, encore incompréhensible pour certains groupes géographiques
d’individus. Il ressort donc qu’à cette époque, les marques locales de la langue sont : 1. encore fortement
existantes ; 2. encore implicitement reconnues, au point de valider un examen qui, lui, est «réellement»
national.
42. D’autant plus que, comme le souligne C. Lelièvre dans «De Condorcet à Ferry et de Ferry à
Condorcet» (déjà cité), Jules Ferry se positionne clairement pour «l’instruction d’un État-Nation éducateur…».
43. La IIIème République est, de plus, la période qui intègre véritablement des éléments d’éducation dans
l’école : pour exemple, l’enseignement de la gymnastique à l’école a été introduite par V. Duruy en 1868
dans les lycées et les collèges. C’est en fait après la guerre de 1870, dans un élan qu’il est tentant de mêler
à nouveau au sentiment national, que s’est déclenchée une véritable reconnaissance de l’éducation physique à l’école. Le développement physique fait partie intégrante de l’éducation, au sens où quelque théorie métaphysique ou politique que l’on admette sur la nature de l’âme, de l’esprit et du corps, l’action du
physique sur le moral est un fait. La formation des nations s’est souvent opérée, avant l’instruction, par le
rythme du pas cadencé ou de la gymnastique, l’éducation du corps précédant ou préparant celle de l’esprit. Les exercices physiques obligatoires du régime maoïste ou, plus généralement, des pays communistes, illustrent ce passage de la construction d’une communauté par le corps avant d’arriver, par un jeu
de mots qui pourrait prendre beaucoup de sens, à l’esprit de corps.
Progressivement, l’«éducation» est intégrée dans l’école au cours du XIXème siècle et du XXème siècle
à travers des ajouts de programmes, parmi lesquels on peut citer l’éducation morale, l’éducation civique,
l’éducation esthétique (d’après un manuel des années 60) ou l’éducation sexuelle par exemple.
44. DURKHEIM (E.), De la division du travail social, Paris, PUF, éd. de 1967, p.143.
45. «Nation ? », Krisis, déjà cité, p.6.
46. DURAND-PRINBORGNE (C.), déjà cité, p. 198.
47. Ce point précis demanderait de trop amples développements pour être traité ici : cependant, on notera que l’école unique est au centre des priorités d’A. de Monzie, qui a notamment présenté une proposition de loi le 7 août 1926 pour la réforme de l’enseignement public. Si cette proposition n’a jamais été inscrite à l’ordre du jour, il est intéressant de voir qu’elle se focalise autour de l’effacement de la dualité entre
le primaire et le secondaire. L’école unique suppose le monopole de l’enseignement public, la prolongation de la scolarité et la gratuité de l’enseignement secondaire – gratuité définitivement acquise en 1933,
A. de Monzie étant toujours ministre de l’Éducation nationale. Le changement de dénomination du ministère a ainsi pu être entendu comme le signe exact de «sa préoccupation, son désir d’unité». (LELIEVRE
45
(C.), NIQUE (C.), Bâtisseurs d’école. Histoire biographique de l’enseignement en France, Paris, Nathan,
1994, p. 390.)
48. La table thématique annuelle du Journal Officiel pour 1932 note au mot «Éducation nationale (ministère de)» que «pour la facilité des recherches, tous les textes du ministère de l’Éducation nationale (…)
ont été placés sous la rubrique «Instruction publique», où se trouvent déjà les documents de ce ministère,
dont la dénomination a seulement* changé». (* souligné par nous).
49. DURAND-PRINBORGNE (C.), L’Administration scolaire, Paris, Sirey, 1989.
50. PROST (A.), éloge des pédagogues, Paris, Seuil, 1990, p. 36.
Pédagogie et démocratie :
La «valuation» plurielle des héritages culturels
Philippe Mougel
Université de Rouen
En principe, chaque génération lègue à la suivante l’héritage culturel
reçu, auquel elle joint ses propres créations. En fait, elle effectue des
choix sur ce qui doit être conservé et transmis, en fonction des préférences personnelles et des préoccupations des gens de son époque.
Elle porte la lourde responsabilité de déterminer ce qui, du passé mérite d’être préservé, ce qui du présent devrait avoir des prolongements,
ce qui pour le futur ne devrait pas faire défaut. Elle attribue une valeur
aux choses et cette «valuation» n’est pas sans conséquence sur le
devenir d’une civilisation. Les systèmes axiologiques de la pédagogie
qui servent de références à l’éducation font l’objet de telles décisions.
Nous tirerons des exemples de l’Antiquité gréco-romaine pour appréhender les problémes de la censure.
La perte de la mémoire,
à propos des oeuvres de Démocrite, Epicure et Protagogras
Il nous est difficile d’imaginer l’immensité des richesses culturelles qui ont été perdues ou détruites par des générations négligentes ou fanatiques. Si l’usure, les intempéries, les catastrophes naturelles... ont corrodé notre patrimoine, des actes volontaires ou involontaires ont aussi contribué à faire disparaître de précieux témoignages
de notre passé. Luciano Canfore (1986, pp 205, 212) évoque l’ampleur des incendies à
répétition qui ont ravagé les plus célèbres bibliothèques de l’Antiquité : Alexandrie,
Athènes, Antioche, Pergame, Rome, Byzance... Il remarque que ces désastres ont
frappé des lieux centraux, associés au pouvoir. La destruction non accidentelle des
manuscrits par le feu résulta souvent de conflits pour l’hégémonie culturelle et politique. Elle accompagnait la mise à sac des cités ennemies, la profanation et la dévas-
47
Penser l’éducation - 2001, 2
tation de leurs temples, le massacre de leurs habitants... Elle fut utilisée aussi lors
d’émeutes entre communautés de religions différentes, de révoltes contre les gouvernants, de persécution étatiques contre des opposants. L’élimination des écrits s’est
effectuée de façon plus sélective et systématique, quand les états ont entrepris la lutte
contre toutes les formes d’hétérodoxie, interdit les pensées non conformes aux
dogmes établis, mis en place les modalités d’une censure efficace. Avec quel courage
lbn Hazm proteste contre les autodafés : «Si vous brûlez le papier, vous ne brûlez pas
la pensée à lui confiée, encore moins ce qui est dans mon cerveau». La résistance à
«la police de la pensée» a usé de mille ruses pour contourner la répression, elle a
réussi à sauver des oeuvres, elle n’a pas pu empêcher cependant la disparition de
textes irremplaçables. Quand sont consultés les fichiers d’inventaire des anciennes
bibliothèques, ou quand sont recherchés des ouvrages à partir des références fournies
par des auteurs de l’Antiquité, force est de constater que de très nombreux titres manquent à l’appel.
Jean Salem (1996, p. 12) rend compte des recherches documentaires menées sur
l’un des plus importants physiciens et sages athéniens : Démocrite. Son oeuvre considérable avait été regroupée en «treize tétralogies», soit «cinquante-deux traités». Pour
le lire aujourd’hui, il ne nous reste plus que quelques fragments (pp 383-386), auxquels
on joint une liste de commentaires d’auteurs antiques (pp 387, 409). Quelques-unes de
ses thèses sont célèbres : il avait élaboré une théorie matérialiste du monde dont l’élément de base était «l’atome». Il avait fait l’hypothèse d’un certain indéterminisme dans
la nature, il réfutait le mythe de l’âge d’or et toute forme de téléologie, il était relativement sceptique sur les notions de vérité et d’éternité. Son système axiologique s’opposait aux conceptions aristocratiques : la vertu n’était pas un principe inné mais un
acquis évolutif et variable selon les situations, elle supposait une éducation qui offrait
aux humains les ressources de la culture : une «seconde nature».
Il pensait que l’on pouvait, grâce à un enseignement de qualité, former des citoyens
aux responsabilités. C’était un démocrate vigilant, qui n’hésitait pas à critiquer les faiblesses du régime (Salem, 1997, pp 17, 64). Ce penseur, aux idées audacieuses pour
son époque, comme pour les suivantes, aurait-il été malchanceux ? Ces nombreux
traités ont-ils tous été victimes d’une suite malencontreuse d’événements ? La seule
indication dont nous disposons, c’est qu’une forte animosité s’était développée contre
lui dans certains milieux. Salem se demande si «sa stature n’aurait pas effrayé Platon,
au point que celui-ci ne mentionna nulle part son nom» (1996, pp 14-15). Diogène
Laërce rapporte que «dans ses mémoires historiques», Aristoxène affirmait que
«Platon s’était proposé de mettre le feu à tous les écrits de Démocrite qu’il avait pu rassembler et qu’il en fut empêché par Amyclas et Clinias» (p. 15). Ce geste attribué à
Platon aurait-il pu être accompli avec davantage de succès par des épigones ou par
d’autres censeurs ?
48
Penser l’éducation - 2001, 2
Le même problème se pose à propos de l’oeuvre d’Épicure. Selon Laërce, celle-ci
ne comprenait pas moins de 300 titres, dont un De la nature en trente-sept livres.
Jean Brun (1959, pp 6-7) dresse l’inventaire des textes d’Épicure qui nous sont parvenus :
Lettre à Hérodote, Lettre à Pythoclès, Lettre à Mécénée, et Les maximes
principales : il s’agit de quarante sentences extraites de ses oeuvres. Ces quelques
textes nous ont été conservés par Laërce dans le tome X de ses dix livres, Sur les vies
et les sentences des philosophes illustres. Brun note la découverte de 1888 par K.
Wotke d’un manuscrit à la bibliothèque vaticane avec quatre-vingt-une maximes. Mais
il fallut attendre les fouilles entreprises à Herculanum, ville ensevelie sous les cendres
du Vésuve en 79, pour mettre à jour «la bibliothèque de Phiodéme» qui contenait la De
la nature d’Epicure, mais hélas dans un état qui n’a permis qu’une publication de fragments. D’autres rouleaux de papyrus ont été retrouvés, notamment ceux de Démétrius
Lacon et de Philodème. Ils nous apportent des renseignements sur l’école épicurienne, qui avait disparu de la mémoire culturelle. Le livre de Philodème, Sur la liberté de
parole, montre, sur le plan pédagogique, combien la liberté d’expression est un facteur
important pour la conquête du progrès intérieur et la sagesse. Il présente la tolérance
et la bienveillance comme les produits d’un travail éthique sur soi (Gigante, 1987, pp
42-47). Michel Foucault (1984, p. 72) y fait allusion dans son chapitre «sur la culture de
soi» en évoquant les exercices communs des élèves, qui permettaient, dans le soin
qu’on prenait de soi, de recevoir l’aide des autres, celui qui était plus avancé guidant
les pas de ses camarades. Ces archives ont enrichi notre connaissance sur le mouvement épicurien en apportant des éclairages nouveaux par rapport aux livres de Lucrèce
et d’Horace.
Mais de l’oeuvre d’Epicure, il ne reste finalement que des bribes. Son message nous
est parvenu indirectement par des commentateurs. Lecteur de Démocrite, il se réclamait de la physique atomiste, il ne concevait pas que l’univers puisse être totalement
régi et inscrivait la liberté dans une «déclinaison» des trajectoires des atomes en mouvement. Il invalidait les explications issues de la mythologie et toutes les prétentions à
une vérité absolue. Sa théorie de la perception attribuait à «la sensation» le rôle de
«guide» dans la recherche scientifique. L’expérience était la première étape du savoir.
Epicure contestait l’éducation traditionnelle : la paideia. Elle lui apparaissait trop éloignée de l’expérience du sujet. Elle n’était qu’une école de la soumission à l’autorité,
une entrave au développement intellectuel et éthique de l’élève. Elle se révélait incapable d’aider une personne à progresser dans ses choix et de rendre sa vie plus
agréable. Le centrage sur l’apprenant lui semblait nécessaire, si l’on désirait qu’il pense
par lui-même et ne se contente pas de réciter ce que d’autres lui ont enseigné, si l’on
49
Penser l’éducation - 2001, 2
souhaitait qu’il puisse effectuer librement la critique de son action au regard des conséquences agréables ou non, pour soi et pour les autres. Selon lui, l’expérience de l’amitié permettait de prendre en considération l’autre. La connaissance des arts libéraux ne
pouvait donc pas suffire pour acquérir l’art de vivre. Il était urgent dans la formation de
chacun de rechercher l’ataraxie : l’absence de trouble devant la mort et les terreurs des
superstitions (Salem, 1989, pp 21, 25; 1997, pp 72, 145).
La perte des textes d’Épicure est dommageable pour la compréhension d’une pensée qui a exercé, d’après les historiens, une influence très forte, durant plusieurs
siècles sur l’intelligentsia des mondes hellénistiques et romains. Afin de nous aider à
resituer cette oeuvre dans son contexte, Geneviève Rodis-Lewis (1975, p. 37) nous
dépeint le climat polémique de la Grèce antique. Épicure dénonçait les platoniciens
comme «les flatteurs de Denys», le tyran de Syracuse, que Platon avait courtisé dans
l’espoir d’en devenir le conseiller. «Il raillait leur idéalisme utopique, qui pour ressusciter l’âge d’or sélectionnait ceux qui possédaient en eux le filon précieux». Il rejetait leur
conception d’un «Bien transcendant, fondement de la science contemplative et modèle
de l’équilibre politique». À l’inverse, les épicuriens subirent des campagnes de dénigrement. Plutôt que d’essayer de réfuter leurs thèses matérialistes, hédonistes, antiautoritaires, leurs adversaires firent circuler des rumeurs diffamantes de permissivité et de
débauches... (Salem, 1989, pp 167-168). Ils ameutèrent les moralistes de tous bords
contre les risques du «libre arbitre» et de l’indifférence aux dieux. Leurs appels à la
réprobation ne sont pas restés lettres mortes. De nos jours encore, malgré de nombreuses réhabilitations, l’épicurisme n’est toujours pas affranchi d’une réputation de
scandale.
Un autre dossier mériterait d’être ouvert à propos d’un disciple de Démocrite, un
sophiste célèbre : Protagoras (Laërce, 1965, pp. 185-187). Les sophistes ont joué un
rôle important dans le champ éducatif, en se faisant reconnaître des compétences
d’enseignant et rémunérer en tant que professionnels de la formation. Henri-Irénée
Marrou (1948, pp 83, 102) les saluait comme «les premiers professeurs d’enseignement supérieur». Ils participèrent à la diffusion des savoirs scientifiques et techniques
dans la cité, afin de favoriser son développement artisanal et économique. Ils eurent
également la lourde mission de préparer des citoyens de la démocratie athénienne à
assumer des responsabilités politiques, juridiques, administratives et sociales.
C’étaient des pédagogues dont l’objectif était clairement «d’éduquer des hommes».
Protagoras fut l’un des pionniers de la sophistique, il aurait «inauguré les leçons
publiques payées et codifié même l’estimation de ses honoraires» (Romeyer-Dherbey,
1985, pp 9-10). Sur le plan des idées, il défendait le droit à l’opposition, considérant
qu’en démocratie, il est nécessaire «d’accepter la légitimité possible d’un discours
contraire à celui du pouvoir en place». Il soulignait les avantages de présenter, dans
une discussion politique, des thèses opposées. Cela permettait au peuple de se faire
50
Penser l’éducation - 2001, 2
une opinion et illustrait le fait que sur toute chose, il puisse y avoir des avis contradictoires (ibid, pp 12-14). Quels sont les ouvrages qu’il aurait écrits ?
Laërce donne une liste de titres, dont Mario Untersteiner (1993, pp 29, 42) pense
qu’il s’agit plutôt de sous-titres incomplets d’une oeuvre maîtresse : «les antilogies»,
qu’il propose de décomposer en quatre parties :
1) Des dieux ;
2) De l’être ;
3) Des lois et de tous les problèmes relatifs au domaine de la polis ;
4) Des arts.
D’après Untersteiner, Protagoras serait également l’auteur d’un autre grand livre, La
vérité, qui aurait constitué son apport critique majeur à la réflexion épistémologique de
ses contemporains. Que nous reste t-il de son oeuvre ? Rien ou quasiment rien,
puisque nous ne disposons que des commentaires d’autres auteurs. Faut-il protester
contre un destin aveugle et injuste ? Marrou (ibid, p. 86) trouve que le sort qui s’est
acharné sur les publications des sophistes, et de Protagoras en particulier, est d’autant
plus affreux que nous ne pouvons opposer que «quelques rares fragments et sèches
notices doxo graphiques : éléments de bien faible poids face au prestige trompeur des
portraits satiriques et des pastiches de Platon, dont les pages consacrées aux
sophistes», estime t-il, «sont parmi les plus ambiguës de son oeuvre. L’interprétation y
est toujours délicate : où commencent, où finissent la fiction, la déformation caricaturale et calomnieuse ? ». KarI Popper (1979, tome 1) a identifié en Platon un opposant
farouche à la démocratie athénienne, un fervent partisan du totalitarisme, un homme
sectaire et dogmatique, «un ennemi de la société ouverte». Ce qui nous interroge, c’est
l’ascendant que ce philosophe a pu avoir, plus ou moins implicitement, sur de nombreux dirigeants politiques, religieux, et académiques, tout au long de l’histoire. Ses
verdicts et ceux de ses successeurs ont marqué durablement les esprits et pèsent lourdement sur nos représentations. La qualification de «sophiste» est de nos jours encore, connotée en termes péjoratifs.
Les adversaires de Protagoras ont-ils eu raison de lui ? Untersteiner (ibid, pp 21-22)
nous relate une tradition notée par Laërce (Laêrce, IX, 54), qui affirmait que Protagoras
aurait été accusé d’agnosticisme par Pythodore, un partisan de l’oligarchie. Des
menaces lui auraient été adressées. Un procès aurait-il eu lieu ? Timon, pour sa part, y
accordait foi, n’écrit-il pas dans ses vers : «ils voulurent en cendre réduire ses oeuvres,
parce qu’il avait écrit ne savoir ni ne pouvoir discerner quels et qui étaient les dieux :
une circonspection extrême montrait-il ainsi pour la modération. Cela de rien ne lui servit, mais la fuite résolument il choisit, pour ne pas boire le glacial breuvage socratique
et descendre alors dans l’Hadès». Untersteiner n’accorde que peu de crédit à ce récit,
qui témoigne seulement du climat d’intolérance que faisaient régner les aristocrates à
Athènes. Les ouvrages de Protagoras auraient survécu à cette période, on suppose
que le catalogue remonterait à la bibliothèque d’Alexandrie et attesterait que ses livres
51
Penser l’éducation - 2001, 2
étaient alors conservés, mais qu’ils n’existaient déjà plus à l’époque de Cicéron
(Untersteiner, ibid, p. 37, note 4). Pourra t-on un jour expliquer comment disparurent
ces écrits qui prônaient la tolérance ?
Les cadres de la mémoire pédagogique
Si les premières bibliothèques ont été des services d’archives rattachés aux palais
royaux et aux temples, avec la commercialisation des livres sont apparues des collections privées et publiques. D’un monopole d’une corporation : scribes ou prêtres, on est
passé à une diffusion plus large. La création des bibliothèques hellénistiques accompagne l’essor de l’éducation, le développement des connaissances scientifiques et
techniques, la multiplication des échanges interculturels. La bibliothèque d’Alexandrie
fut créée par le roi d’Egypte d’origine macédonienne : Ptolémée 1er, et enrichie par ses
successeurs. Elle devint un important centre de recherche dans les domaines des
sciences : physique, mathématiques, astronomie, biologie, médecine... et des arts
mécaniques. Les ouvrages des savants y étaient non seulement conservés, mais commentés et débattus.
La tendance qui se dessinait en sciences et techniques était de «sortir de la métaphysique» et de faire appel à l’observation et à l’expérience. (Gille, 1980, p. 71).
Quelques exemples pourraient être donnés : Straton de Lampsaque chercha à dépasser l’atomisme de Démocrite et d’Epicure, il réfuta le finalisme d’Aristote. Méron
d’Alexandrie proclamait «la supériorité du recours aux données de la sensation par rapport à l’argumentation abstraite», les travaux d’Euclide, d’Archimède, d’Appolonios
firent des mathématiques une discipline autonome par rapport aux philosophies pythagoriciennes et platoniciennes, Hérophile et Erasistrate eurent recours à la dissection du
corps humain et contestèrent certains avis d’Aristote, Pappos d’Alexandrie vantait l’intérêt des études en mécanique, il ne partageait pas le mépris de Platon pour les objets
techniques (G.E.R. Llyod, 1990, pp 27, 32, 67, 71, 114). On s’interroge sur les facteurs
qui interrompirent ce mouvement et qui, progressivement, amenèrent les sciences
antiques à décliner. Geoffrey E.R. Llyod note la disparition vers la fin du lIème siècle de
l’épicurisme et du stoïcisme, la faveur dont bénéficie le platonisme et le néo-platonisme
au IIIème siècle, le succès du mysticisme populaire et la montée inexorable du christianisme (ibid, pp 176-177) Le retour du religieux annoncé par la métaphysique a suivi les
abandons successifs de la démocratie, de la république oligarchique, de la tyrannie
impériale, comme paradigmes politiques, pour instaurer une théocratie. Ce parcours
régressif des pouvoirs collectifs à l’arbitraire d’un seul, s’il fut salué comme une remontée du temps civilisationnel vers l’âge d’or, déboucha sur l’effondrement de l’empire
romain occidental et les théocraties totalitaires byzantines. Tout au long de ce processus historique, on assiste à un déplacement des intérêts des élites du pluralisme au
52
Penser l’éducation - 2001, 2
monisme, de l’immanence vers la transcendance, de la vie matérielle à un au-delà spirituel. À la recherche de savoirs empiriques s’est peu à peu substituée la quête d’une
Vérité cachée, à une éthique visant l’autonomie personnelle, l’aspiration à une morale
hétéronome, impérative, d’inspiration divine. La critique littéraire des textes anciens, qui
avait perfectionné les méthodes philologiques pour préserver le texte original des
contrefaçons, des erreurs de recopiage, des divergences entre documents, des problèmes de traduction... s’oriente de plus en plus vers l’interprétation allégorique, les
dédales de I’herméneutique, les spéculations gnostiques. (L.D. Reynolds, N.G. Wilson,
1984, pp 1, 29). Un document devient plus intéressant par les mystères qu’il énonce
que par les témoignages qu’il apporte sur une époque ou par son audace théorique.
On peut supposer que le débat a été long et rude entre ceux qui, comme Démocrite,
Protagoras, Épicure... pensaient que le langage était le produit de conventions
humaines et ceux qui, à la suite de Socrate et de Platon, voulaient déconstruire les
mots pour retrouver un sens primitif, sensé révéler «la justesse des noms naturels des
choses». (Platon, Cratyle, 1967, pp 391-473)
C’est par le procédé de l’investigation d’un sens caché que le platonisme réussit à
s’imposer aux commentateurs des textes. La quête d’une essence ontologique leur
fournit l’occasion de se plonger dans les livres sacrés, précédemment traduits des
Égyptiens, des Hébreux, des Chrétiens... Ainsi Philon d’Alexandrie aborde La Bible,
traduite en grec, par Les septantes, en cherchant à découvrir derrière le sens littéral,
des significations secrètes qui renfermeraient «la quintessence de la révélation». Il se
fonde sur l’opposition entre le monde sensible et le monde intelligible, entre la matière
et l’esprit, pour inciter les hommes à s’affranchir de l’emprise des sens et de la matière,
s’élever jusqu’à la contemplation de la Vérité éternelle et participer à une union mystique afin de parvenir à l’illumination divine. (Simon, Benoit, 1968, pp 72-74). La référence platonicienne fut revendiquée par un nombre considérable d’hagiographes, qui
se livraient par ailleurs une concurrence idéologique très vive : les «thérapeutes»,
Plotin, Hermès Trismegiste, Basilide, Valentin, Porphyre, Jamblique, Proclus, Marcos,
Clément d’Alexandrie, Origène d’Alexandrie, pseudo Denys l’aéropagite, Augustin
d’Hippone, Paul de Samosate, Eusèbe de Césarée... On peut penser que l’herméneutique a transmis de la sorte à la culture judéo-chrétienne, non seulement les idées de
Platon, mais aussi ses mots d’ordre vis-à-vis de ses adversaires. Les condamnations
prononcées par lui et ses disciples contre le matérialisme, l’hédonisme, la sophistique,
furent prolongées au-delà des mouvements platoniciens et néo-platoniciens, dans le
christianisme lui-même.
Notons que dans l’empire byzantin, alors que les écrits non conformes aux dogmes
de l’église étatique étaient censurés, qu’hérétiques et païens étaient persécutés, l’académie platonicienne d’Athènes bénéficia jusqu’en 529 d’un statut privilégié. L’éducation
qui y était donnée suivait quatre étapes ; tout d’abord, la paideia, ensuite les mystères
préparatoires qui consistaient en une étude systématique d’Aristote, considéré comme
le «vestibule de Platon», puis un cycle politique avec l’étude des dialogues de Socrate
53
Penser l’éducation - 2001, 2
les plus simples, enfin pour ceux qui souhaitaient atteindre la perfection spirituelle, un
cycle théorétique où l’on commentait des dialogues plus complexes, comme le Timée
ou le Parménide. L’élève était initié aux mystères platoniciens avec des pratiques ascétiques rigoureuses, une initiation mystique, l’étude des chants orphiques et des oracles
chaldéens (Ducellier, 1988, p. 209)
Avec la fermeture de l’Académie , les platoniciens tombent sous la loi commune.
L’empereur Justinien confisque les biens de leur institution. En 546, le préfet Jean de
Cappadoce reçoit l’ordre de les pourchasser, et les arrestations de grammairiens, rhéteurs, juristes païens se multiplient, souvent on les torture, parfois même on les exécute, et la chasse reprend à partir de 562 où l’on procède à un autodafé solennel de leurs
livres et des images de leurs dieux... «Aux IVème et Vème siècles domine sans
conteste la littérature religieuse où se meuvent deux courants, l’oeuvre des pères
grecs, Basile de Césarée, Gré goire de Nazianze, Grégoire de Nysse, Jean
Chrysotome, dont nous connaissons la bonne culture classique et la fidélité, plus ou
moins avouée, à ses méthodes, et le courant mystique, venu du désert égyptien, qui
n’abandonne jamais les schémas intellectuallstes issus du platonisme, mais qui y ajoute peu à peu toute une théologie de la prière» (Ducellier, ibid, p. 211, 213).
L’éducation byzantine garde en grande partie le système axiologique hérité de l’Antiquité. L’enseignement de l’université de Constantinople demeure fixé par les normes
classiques : à la base les arts libéraux, au dessus la rhétorique et le droit, au sommet
la théologie qui coiffe l’ensemble à la place de l’ancienne philosophie. Elle sera néanmoins concurrencée par les écoles monastiques inspirées du monachisme oriental où
«il s’agit d’oublier les poètes et la science profane» (Marrou, 1948, Tome II, p. 149,
163-165). Les «frères cénobites et anachorètes» animent un courant anti-humaniste
qui s’attaque avec virulence aux érudits et aux bibliothèques. À Alexandrie, suite à l’attaque des temples païens en 391, le Serapum et sa bibliothèque sont détruits. En 414,
l’évêque Cyrille fait dévaster le temple d’Isis à Menouthis, un bûcher est dressé sur la
place publique où sont jetés les objets et documents qui témoignaient des cultes
païens. En 415, des moines venant des couvents du désert massacrent Hypathie, fille
de Théon : célèbre mathématicien du musée, elle-même spécialiste des sections
coniques et musicologue, elle fut «tuée à coups de tesson et mise en pièces, ses
restes furent promenés par les rues et brûlés... Comme à d’autres reprises, les coupables ne furent pas punis, bien que l’on connût le nom de l’un au moins des meneurs
directs, le lecteur Pierre... » (Chauvin, 1990, pp 90, 94).
En Occident, le 24 Août 410, Alaric, roi des Wisigoths, prit Rome et la laissa piller
trois jours par ses armées. L’empire s’effondra, l’église fut la seule institution à se maintenir. De ses choix livresques, pour une bonne part, vont survivre ou disparaître les
oeuvres du passé ; les monastères furent appelés à exercer une fonction de tri, de préservation, de copiage et de transmission. Furent surtout protégés les manuscrits des
pères de l’Eglise et les écrits qui racontent leur vie. «Pour que se déclenche le proces-
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Penser l’éducation - 2001, 2
sus permettant d’assurer la survie de la littérature latine et grecque, il faudra attendre
que les classiques soient considérés avec plus de sympathie et d’objectivité. Les Chrétiens vivaient encore dans l’ombre de la culture païenne qui éclipsait la leur et menaçait
indubitablement leur morale et leur dogme» (L.D. Reynolds, N.G. Wilson, ibid, p. 58).
L’ancien système d’enseignement fut maintenu, car l’Eglise n’avait pas alors d’autres
alternatives. Aussi l’éducation garda t-elle sa structure classique avec à sa base les
sept arts libéraux, du trivium (grammaire, dialectique, rhétorique) et du quadrivium
(mathématiques, géométrie, musique, astronomie), couronnée par la théologie.
Comme dans l’empire d’Orient, les écoles monastiques cherchèrent à évincer le modèle
dit «humaniste», mais celui-ci s’imposa progressivement au XIIème siècle avec les
écoles urbaines et au XIIIème siècle avec les universités. Aristote et Platon resurgirent
explicitement dans la mémoire collective, grâce aux études notamment des philosophes andalous : Averroès et Avicenne. Il faudra plusieurs siècles pour retrouver les
traces des autres penseurs latins, grecs... et bâtir le scénario historique de la destruction d’une grande partie de la pensée antique.
Comment expliquer que le système axiologique de l’éducation soit resté aussi stable
à travers le temps, indifférent aux événements qui agitaient le monde, clos sur luimême, engagé dans une perpétuelle reproduction de soi ? Rappelons quelques-unes
des caractéristiques du modèle de «l’humanisme classique». Marrou (ibid, tome J, pp
323-336) y décelait d’abord l’ancienne éducation noble dans l’intérêt pour la gymnastique et la musique, ensuite une volonté philosophique de former l’enfant en fonction de
l’adulte qui doit advenir plutôt qu’une attention portée à son développement, une
conception de la culture abstraite et formelle, littéraire et mathématique, rétive à l’enseignement des sciences et des techniques, le primat de la morale et de l’autorité avec
ses correlats anti-hédonistes et disciplinaires, une ascèse spiritualiste et religieuse, une
vision pessimiste du monde terrestre qui «ne renie pas le vieil idéal totalltaire», enfin un
appareil de sélection individualiste des «élites» opposé aux pratiques du travail interactif et au débat démocratique.
Emile Durkheim (1938) pointait, dans L’évolution pédagogique en France, quelques
modifications apportées à ce modèle : la domination sans partage du christianisme au
Moyen-Âge, l’accent mis sur la logique à partir du XIème siècle, la confrontation de la
raison et de la foi avec la scolastique, un «retour à l’esprit antique» à la Renaissance,
un mouvement de contestation pluraliste avec Rabelais, Érasme, Badus, Budé, Vivès,
Montaigne..., un recadrage «humaniste» sur le formalisme littéraire, les conflits entre
Protestants et Catholiques, la contre-réforme des Jésuites avec l’idéalisation d’un
monde antique conciliant christianisme et auteurs païens, la «modernité» cartésienne : la reconnaissance de la langue française, le culte des mathématiques et de la
«méthode», les protestations des encyclopédistes du XVIIIème siècle et leur souci de
valorisation des savoirs scientifiques et techniques, les expérimentations des écoles
centrales et le retour au XIXème siècle au précédent système, l’adjonction en 1865
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Penser l’éducation - 2001, 2
d’un enseignement sans grec ni latin, ouvert aux sciences (les promoteurs de cette
réforme furent taxés «de matérialistes, d’athées, de révolutionnaires...»). Ces modifications ont rencontré une résistance idéologique très forte. Durkheim est frappé par la difficulté d’adaptation à un monde en changement des institutions éducatives, comme si
elles étaient habitées par un conservatisme foncier «qui n’aurait d’autre but», pour
reprendre Diderot, «que de faire des prêtres ou des moines, des poètes ou des orateurs» (cité par Durkheim, ibid, p. 332).
Aujourd’hui encore, dans le «curriculum caché» des programmes scolaires et des pratiques éducatives, les valeurs de la pédagogie classique continuent à influencer les
représentations sociales, au point que «l’éducation nouvelle» n’arrive que très difficilement à sortir de la marginalité, malgré les recherches scientifiques qui l’étayent et les
besoins de la société contemporaine clairement exprimés dans les demandes de formation : liées au marché du travail, aux nouvelles responsabilités des citoyens, aux
souhaits multiples des élèves et de leurs parents. Durkheim se demande «d’où vient
que pendant des siècles, l’enseignement s’est systématiquement détourné de ce
monde extérieur qui, pourtant, est si proche de nous, qui, quoi qu’on fasse, tient une si
grande place dans notre vie et qui, par l’action qu’il exerce sur nos sens, nous rappelle
sans cesse, semble-t-il, au sentiment de son existence». Il remarque que «tous les
grands penseurs de la Grèce, depuis Thalès jusqu’aux sophistes, ont spéculé exclusivement sur l’univers physique, c’étaient des physiciens. C’est le monde qu’ils cherchaient à comprendre». Il constate l’abandon de cette démarche chez Socrate et
Platon, d’après eux, le monde des idées, des âmes est le seul qui compte et l’expérience sensitive, concrète est destituée. La religion chrétienne s’est fondue dans ce moule.
Le monde qu’elle décrit est scindé en deux parties : d’une part, celui «de la pensée, de
la conscience, de la morale, de la religion» et d’autre part, celui «de la matière inintelligente, amorale, areligieuse», la première représentant ce qui est pour elle vraiment
«humain»(Durkheim, ibid, pp 321-323). Malgré l’espoir de Durkheim en l’avènement
d’une pensée laïque, capable de promouvoir une éducation scientifique ouverte sur le
monde matériel et humain, l’école a été, et reste à bien des égards, le lieu d’une « utopie » qui la voulait loin du monde, hors de l’histoire.
Comment analyser les justifications idéologiques de l’orthodoxie et de la censure
pédagogique ? Maurice Halbwachs (1976, pp 191-193) en étudiant «la mémoire collective des groupes religieux» a observé qu’ils désiraient conserver intact, à travers le
temps, le souvenir d’une époque primordiale ainsi que le legs des vérités immuables et
éternelles qui leur ont été transmises par la tradition. Ils s’exerçaient à demeurer
«imperméables» aux influences extérieures. Le rejet de la pensée «autre» était encouragé comme processus identitaire et un contrôle s’exerçait sur les membres pour exclure
les déviations et les nouvelles croyances. Ce dispositif fonctionnait comme une garantie d’orthodoxie et de fidélité à l’authenticité de la parole et des textes sacrés. C’est au
nom de la sauvegarde des valeurs fondamentales que se justifiaient la censure, la
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Penser l’éducation - 2001, 2
répression des dissidents, le rejet des hérétiques. Halbwachs montre que dans une
société post-communautaire, où vivent de nombreux groupes, chacun d’entre eux aspire à garder sa «mémoire collective».
La multiplicité des mémoires groupales pose le problème du fractionnement du lien
social, de l’absence de cohésion de la société globale, du risque de son éclatement en
groupes rivaux. Un premier type de solution a été employé en Grèce : c’est l’élaboration d’une mythologie «où les dieux ennemis se sont réconciliés et forment une même
famille». Ils ont conservé «leurs attributs, leur légende, leur physionomie morale», mais
ils ont dû pour cela passer un «compromis» (Halbwachs, pp 180, 186). Chaque groupe peut poursuivre le culte de ses dieux tutélaires, cependant leurs rites ne sont plus
qu’une partie d’un tout qui les dépasse. L’espace mythologique est ouvert, de nouvelles
divinités peuvent rejoindre «la famille olympienne». Les temples s’élèvent les uns à
côté des autres. Le panthéon des dieux protège la cité. Le pouvoir politique en célèbre
les cultes. À Athènes, à l’époque classique, l’éducation est transmise par les parents et
des enseignants privés : des maîtres d’écriture, de calcul, de musique, de gymnastique
pour les enfants, des sophistes et des initiateurs religieux pour les adolescents et les
adultes. L’éducation est placée parmi les activités de la cité, elle présente des formes
multiples et pluralistes. Les enfants apprennent à lire avec la mythologie d’Homère :
«l’éducateur de la Grèce». Démocrite et Protagoras vivaient dans cet univers religieux.
Leur désinvestissement du sacré, leur manque de foi pouvaient leur être reprochés et
donner lieu à des procès publics, suivis d’éventuelles condamnations. Ils furent, pour
cette raison, des défenseurs de la libre opinion et du libre arbitre. Leur attitude pouvait
être tolérée dans la mesure où ils ne disqualifiaient pas les dieux, ni ne trahissaient la
cité. Ce «compromis» a été refusé par Socrate et Platon. Il le fut également par les
Juifs dans l’empire romain, puis par les Chrétiens. Les Musulmans adoptèrent une
position similaire. Tous reprochaient à cette solution de banaliser leurs croyances, de
ne pas faire le tri entre le «vrai dieu» et les «idoles» et, d’un point de vue moral, d’instaurer une pluralité de conceptions du bien, alors qu’il ne saurait être, selon eux, y avoir
qu’un seul principe.
Epicure illustrerait une seconde solution, celle de la «vie privée» où chaque individu
ou groupe peut affirmer ses idées et croyances, à condition de «vivre caché», c’est-àdire hors de la sphère publique du pouvoir. Peu lui importe que les dieux refusent de
passer «compromis», puisqu’ils sont étrangers à notre monde et n’y interviennent pas.
L’école s’inscrit dans la société, au sein des groupes d’amitié. Chaque personne est
responsable d’elle-même et l’éducation est un parcours que chacun conduit selon ses
propres aspirations, avec l’aide des autres.
À cette conception, s’oppose le projet platonicien d’une éducation strictement étatique, sous le contrôle du «philosophe-roi», seul capable de veiller correctement sur les
lois et les institutions de la cité, car il possède le privilège d’avoir accès à «la connaissance de l’immuable» et de pouvoir contempler «le vrai» et le «bien». Face au problè-
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Penser l’éducation - 2001, 2
me de «la guerre des dieux», Platon expose la solution «utopique» de supprimer les
conflits entre divinités. Il lui apparaît immoral de dire que les dieux se combattent et se
tendent des pièges. «Si nous voulons que les futurs gardiens de notre cité», écrit-il,
«regardent comme le comble de la honte de se quereller à la légère», peut-on leur
raconter l’histoire mythologique ? « Au contraire, si nous voulons les persuader que
jamais un citoyen n’en a haï un autre et qu’une telle chose est impie, nous devons le
leur faire dire, dès l’enfance, par les vieillards et par les vieilles femmes et, quand ils
deviennent grands, obliger les poètes à composer pour eux des fables qui tendent au
même but». Il appartient donc au «législateur» d’une cité d’indiquer «les modèles que
doivent suivre les poètes dans leurs histoires et de défendre qu’on s’en écarte, mais ce
n’est pas à eux de composer les fables». Platon considère la mythologie d’Homère,
d’Hésiode, d’Eschyle... comme des tromperies et des mensonges. «Quand un poète
parlera ainsi des dieux» poursuit-il, «nous nous fâcherons, nous ne leur accorderons
point de choeur, et nous ne laisserons pas les maîtres se servir de ses fables pour
l’éducation de la jeunesse». (Platon, 1966, pp 126, 133). C’est au nom d’un dieu
«essentiellement» moral qu’il refuse le pluralisme des croyances et justifie la censure.
Dans Les lois, il est proscrit aux poètes de composer quoi que ce soit qui serait étranger à ce que la cité regarde comme «légal, juste, beau ou bon». Il est interdit «à un
auteur de donner communication de son oeuvre à un particulier avant que les juges
désignés à cet effet n’aient pris connaissance de l’oeuvre et ne l’aient approuvée... La
délation est considérée comme un devoir pour tous... L’accent est mis sur la piété et
l’importance des rites religieux, qui font de la cité des lois une sorte de théocratie. Ce
n’est pas l’homme mais bien les dieux qui sont la mesure de toutes choses» (Brun,
1960, pp 115-116). La solution de Platon ne permet pas de trouver un modus vivendi
entre les différents cultes, elle n’offre pas davantage la possibilité d’un «espace privé»,
elle combat même ces propositions, car elle nie le problème et accuse ceux qui en parlent de le fabriquer de toutes pièces. Elle se contente de faire valoir l’intérêt, pour un
pouvoir autoritaire, de veiller scrupuleusement sur l’éducation, de créer des «similitudes essentielles» dans «l’âme des enfants», d’unifier le champ religieux et moral,
d’homogénéiser les croyances..., afin de disposer d’un peuple soumis, discipliné, craignant le désordre et opposé aux innovations. Elle est surtout une justification pour
assurer à une religion ou à une idéologie à prétention universaliste, un pouvoir absolu.
En excluant la pensée «autre», il nous ramène à la situation décrite précédemment par
Halbwachs des intentions d’un groupe religieux, mais cette fois-ci à l’échelle d’une
société. L’éducation doit aspirer à «la perfection», c’est ainsi croit Platon, «qu’elle sera
le moins exposée à un changement venu du dehors» (Platon, 1966, pp 130-131).
Halbwachs, s’il ne remet pas en cause la légitimité de préserver l’héritage ancestral
reçu, nous interpelle sur les modalités de définition de cet héritage. Le «mythe de l’âge
d’or», par exemple, n’est-il pas un stéréotype fort répandu, qui consiste à ne retenir du
passé que les aspects jugés positifs et à le confronter à un présent chargé de toutes
les difficultés de l’existence ? Le respect-culte des ancêtres et la fonction de modèle
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Penser l’éducation - 2001, 2
qu’on leur demande de remplir pour les générations futures ne supposent-ils pas un
parti pris aux dépends d’une interrogation plus circonspecte sur leur rôle et sur leurs
actions ? (Halbwachs, 1976, pp 104, 113).
Peut-on distinguer légende et histoire ? Halbwachs différencie «la mémoire collective» qui exprime les croyances, les convictions, la vision du monde d’un groupe sur le
passé et «la mémoire historique» qui nécessite une reconstruction à partir des données factuelles recueillies au cours du temps. Alors que la première construit du sens
selon une tradition qu’elle ne cesse de réactiver afin de reproduire à l’identique les
générations successives, la seconde dispose les événements sur une trame, en jouant
sur les contradictions entre les interprétations d’une mémoire sociale décomposée
(Halbwachs, 1950, pp 68, 79). Nous avons, d’un côté, une volonté de rassurer les individus sur leur identité, pour leur apporter la sécurité morale d’une typologie pouvant
classer «les bons et les méchants», les événements à commémorer de ceux que l’on
peut oublier ; de l’autre, «une crise du sens », un doute sur les dogmes jusque là imposés, une découverte de l’envers du décor, une réhabilitation éventuelle des réprouvés.
Les représentations que nous avons de l’éducation antique et des débats axiologiques
sur son orientation s’émancipent difficilement de «la mémoire pédagogique collective»
transmise à travers les âges. Ce qui est en question, ce sont les «cadres sociaux» de
cette mémoire, intégrés au plus profond de nos habitudes de penser l’éducation, dans
le «noyau dur» de sa philosophie.
Edgar Morin a décrit le mode de défense d’un «système d’idées», sa capacité à
«éliminer tout ce qui tend à le perturber», en «déclenchant des dispositifs immunologiques qui refoulent ou détruisent toute donnée ou idée dangereuse pour son intégrité». Il nous a invité cependant à faire la différence entre une «théorie ouverte», acceptant la critique, s’exposant aux expériences empiriques réfutantes, reconnaissant ses
incertitudes et ses limites... et une «doctrine», «dogmatique par nature», qui «possède
seule la vérité», refuse la contestation, « blinde » ses concepts, « rigidifie ses articulations »... Le véhicule idéologique de la pédagogie traditionnelle appartient au second
type. Son «noyau», où se situe «le coeur de la résistance» et où sont concentrés les
«principes d’organisation du système : paradigme, logique, catégories» (Morin, 1991,
pp 129, 137) serait constitué principalement par la métaphysique.
Selon l’avis d’Olivier Reboul, «l’allégorie de la caverne de Platon nous place au
centre de la vie pédagogique, en nous montrant que l’enseignement ne peut être qu’un
long détour, donc une rupture suivie d’autres ruptures, qu’un maître impose, non pas
pour contraindre mais pour délivrer, non pour transmettre mais pour tourner l’esprit
vers la lumière...»(Reboul, 1989, pp 65-67, 114). «Le but de l’éducation, qu’elle soit
religieuse ou laïque, n’est pas de détruire en l’enfant le sentiment du sacré, mais de le
purifier, de l’élever. Nous sommes ici, affirme t-il, au coeur de l’éducation. Car l’éducation invite nécessairement au sacrifice, s’oppose nécessairement au sacrilège...».
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Penser l’éducation - 2001, 2
Pour autant, «sortir de la caverne et parvenir à contempler «avec toute son âme», la
lumière du vrai et du bien, est-ce là la fin de l’éducation ? On connaît la réponse de
Platon : non. Pour lui, sortir de la caverne n’est que le long détour qui doit être suivi
d’un retour dans la caverne, dans la cité, où une fois habitués à l’obscurité, les anciens
captifs verront «mille fois mieux que les autres» car ils auront compris «la vérité du
beau, du juste, et du bien». Le «mythe de la caverne»apparaît bien comme le «paradigme» de la pédagogie traditionnelle, c’est-à-dire comme la matrice génératrice des
représentations sociales de l’éducation. Platon y met en scène des hommes enchaînés
depuis l’enfance dans une demeure souterraine en forme de caverne, plongés dans
l’obscurité. Seules quelques lueurs leur viennent de l’extérieur. Un homme est arraché
subitement à son sort et est entraîné à la lumière. Il voit alors les objets, les sources de
luminosité et peut contempler le soleil. Mais il décide contre toute attente de redescendre parmi les damnés et de reprendre son ancienne place. Les ombres projetées
sur le mur lui deviennent porteuses de sens, il est à même de les interpréter, il va remplir un rôle d’éducateur vis-à-vis de ses codétenus et leur révéler un monde qui leur
était inconnu. L’éducation est, d’après Platon, «l’art qui se propose de convertir «l’âme»
et qui recherche les moyens les mieux adaptés pour y parvenir» (Platon, 1966, pp 273,
277).
Comment ce mythe peut-il signifier en même temps l’espoir d’un monde sans
chaînes et proposer un univers doublement fermé : qui n’autorise ni la liberté de mouvement, à cause de la prison dans lequel il se déroule, ni la liberté de culte et de pensée, puisqu’aucun choix n’est offert entre les voies éventuelles de salut et entre les
enseignements ? Comment l’école peut-elle prôner à la fois une émancipation de l’élève et le contraindre à une double soumission, à l’égard d’une société présentée comme
carcérale et d’un maître qui possède le monopole de la vérité ? La fin peut-elle justifier
des moyens qui lui sont opposés ?
Faut-il voir dans ces paradoxes, la cause ambigüe de la fascination qu’exerce ce
modèle pédagogique ? Face aux critiques qui lui reprocheraient de justifier le conformisme social par la quête d’une liberté trop abstraite et irréelle, Platon répond : la formation n’a pas pour objectif de «laisser les hommes libres de se tourner du côté qu’il
leur plaît», sa fonction est de «concourir à fortifier le lien de l’État» (Platon, ibid, p.
278).
L’échec des régimes des «États totalitaires» à la fin du XXème siècle et la victoire
des «démocraties» exigent de l’enseignement des libertés plus concrètes, le refus
d’une «société disciplinaire» fondée sur la surveillance et la punition (Foucault,
1975), la remise en cause de la «vérité unique» (Rorty, 1994). La pédagogie peutelle conserver le «paradigme métaphysicien», alors que de toutes parts des protestations s’élèvent contre un système éducatif bloqué, fermé sur lui-même, archaïque ? ...
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Penser l’éducation - 2001, 2
L’école est en «crise», la «doctrine» qui lui servait de «rationalité» est dénoncée par
la critique sociologique du curriculum de l’éducation (Young, 1973, Bernstein, 1975).
Pour changer notre regard, écarter les préjugés, ouvrir le champ théorique, nous
devons retrouver la multiplicité des «mémoires collectives» censurées, réprimées,
marginalisées, interdites et mettre en crise la calme assurance des dogmes millénaires. De nouveaux «paradigmes» pourraient-ils sortir l’école de sa léthargie, de sa
longue glaciation axiologique ?
Le pluralisme des «valuations» dans l’éducation à la démocratie
Bien que le système scolaire, en cette fin de siècle, ait connu des transformations
quantitatives considérables : par le nombre des enfants des deux sexes accueillis, par
le nombre des enseignants et des établissements, l’allongement de la durée de la scolarité obligatoire, la diversification des filières, l’ouverture des formations techniques et
professionnelles, l’élargissement de l’offre de formation dans l’enseignement supérieur, le développement de l’enseignement pré-scolaire et de la formation continue...,
le modèle pédagogique est resté monolithique et insensible aux aspirations nouvelles
de la société.
Jean Houssaye dresse le constat d’une école qui persiste à «récuser la diversité»,
qui «s’érige contre les valeurs des jeunes, contre les valeurs des familles, contre les
valeurs des groupes sociaux défavorisés et contre le pluralisme des pratiques pédagogiques» (Houssaye, 1991, p. 35). Elle se réfère obsessionnellement à une «tradition
humaniste» où le savoir «surplombe» l’ignorance collective, où on valorise «la distinction et la mise à part élitaire», le culte de la dyade «vérité-autorité», la répétition sans
fin des «rites» scolaires, l’initiation de l’élève au «contact des grandes oeuvres» homologuées du passé. (Houssaye, 1993, in Éducation et philosophie). Il conteste le schéma qui confie à la philosophie la mission de déterminer «les fins» de l’éducation, aux
sciences d’en fixer «les moyens» et n’attend de la pédagogie qu’une simple «application». Les savoir-faire pédagogiques et leur mise en expérience devraient pouvoir
contribuer à la formation professionnelle des enseignants et constituer un pôle de
recherche et d’innovation. La philosophie, par son dédain de la praxis est «à la source
de la négation de la pédagogie» (Houssaye, 1993, in Pour une philosophie de l ‘éducation, pp 139, 148). Que dire de la pédagogie traditionnelle ? Il note qu’elle est «centrée
sur le maître» et sur «le processus enseigner», qu’elle se contente d’une «relation
impersonnelle» avec des élèves «homogénéisés» par classe, par niveau... «Elle se
déconnecte du monde extérieur et tend à se concentrer sur son ordre interne», érige
en idéal «le respect de la norme», «le formalisme bureaucratique» et «la dimension
charismatique» de l’enseignant. Elle ne s’interroge ni sur la communication dans les
deux sens : maître -élève et le processus former, ni sur l’éléve, son rapport au savoir
et le processus apprendre (Houssaye, 1988, pp 51, 65).
Le modèle politique implicite est un pouvoir monocratique, autoritaire, absolu. Le
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Penser l’éducation - 2001, 2
maître s’identifie au «philosophe-roi» de Platon, il règne sans contre-pouvoir sur une
micro-société qui préfigure «la cité idéale». Pas davantage qu’elle ne s’intéresse à responsabiliser les élèves dans leur apprentissage, la pédagogie traditionnelle ne prépare
les élèves à l’exercice de la citoyenneté dans une démocratie. Entre la stricte discipline
et le chahut, la soumission et la révolte, les enfants n’ont pas d’espace pour émettre
des critiques, des propositions, des revendications, ni pour apprendre à débattre librement, dans le respect des procédures, sur les problèmes de la vie en classe et à l’école. La verticalité du rapport maître-élève élude toute recherche d’horizontalité dans des
activités de coopération et autour de discussions sur les valeurs. Cette situation pédagogique n’a rien de naturel, elle est le produit d’un processus historique de régression
du politique ( du collectif au pouvoir d’un seul) et de l’éthique (de l’autonomie à l’hétéronomie morale). Elle s’est imposée par la violence, contre la pluralité des croyances, la
dynamique d’individuation des personnes, le développement économique, technique,
scientifique des civilisations, le processus de démocratisation. Sous la peur du
désordre, l’inquiétude face aux nouveautés, la nostalgie d’un passé idéalisé, «l’utopie»
platonicienne d’une idéologie «totale» et la fascination d’un pouvoir absolu «philosophico-théologique» continuent à hanter l’esprit de nos contemporains. Elles expriment
toute une série de refus de «la modernité» : les rejets du marché économique mondialisé, des inventions techniques et scientifiques, de la mobilité sociale et géographique,
d’une société civile hétérogène et des individus émancipés de leur communauté d’origine.
À l’évidence de «la doctrine», il nous faut opposer le doute, aux «vérités éternelles»
les réalités empiriques et historiques, à l’efficacité de la «censure», les stratégies de
recomposition de la mémoire détruite et de préservation des oeuvres menacées par
l’oubli. Les intérêts qui nous portent aujourd’hui à faire redécouvrir : Épicure,
Protagoras, Démocrite, sont précisément de démystifier l’uniformisation éducative des
esprits, la recherche d’une alternative à «la monoculturalité» utopique, l’étude des
méthodologies pour négocier des modi vivendi entre les humains de croyances
diverses. Plutôt que de nier les différences culturelles, ils ont essayé de les faire respecter et de permettre à chacun de pouvoir trouver en lui-même la liberté de conscience. Épicure met en garde «la société civile» contre les excès du pouvoir d’état. Une
démocratie ne peut-elle pas se transformer en une dictature de la majorité sur des
minorités ? Un tyran ou un oligarque ne peut-il pas prendre le pouvoir et opprimer ceux
qui lui déplaisent ? Il refuse de se compromettre avec des pouvoirs autoritaires et
oppresseurs, il en appelle à la résistance de la pensée.
Protagoras et Démocrite ont confiance, quant à eux, dans la capacité collective et
individuelle de créer des règles de conduite afin d’organiser la vie sociale avec équité.
C’est par la législation et le droit que les citoyens d’une démocratie construisent un
cadre institutionnel de régulation des conflits, Ils encouragent donc les citoyens à participer activement aux instances politiques et juridiques de la cité. Ils défendent une
approche procédurale de la justice où «le juste» prime sur «le bien», où le débat est
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Penser l’éducation - 2001, 2
polémique entre des arguments qui s’affrontent, où la délibération débouche sur une
prise de décision effective, mais qui peut être révisée, modifiée, suspendue, sous certaines conditions. Par l’étude de la rhétorique, les élèves apprennent à construire des
argumentaires, à les plaider avec conviction, à explorer les voies de la persuasion.
Protagoras ne croit pas que toutes les opinions se valent, mais encore moins qu’une
d’entre elle puisse se prévaloir de «la vérité absolue». L’opinion du maître n’a pas préséance sur celle de l’élève, elle n’est qu’une ressource placée à la disposition de celui
qui souhaite approfondir ses connaissances. Démocrite invite ses élèves à la
recherche de «I’euthymie» : la quiétude, l’équilibre. Ne favorise t-elle pas la
délibération ? L’esprit humain a besoin d’acquérir une force intérieure pour résister aux
troubles des passions et des peurs. La sérénité apporte une certaine confiance en soi
et aide à assumer les choix difficiles en position de responsabilité.
Le « paradigme » éducatif qui transparaît ici, est centré sur l’élève et sur sa
démarche d’enquête. L’école lui propose des expériences nouvelles, elle stimule des
curiosités vis-à-vis de la nature et de la société, mais elle ne dit ni «le vrai», ni «le
beau», ni «le bien». Elle apporte des méthodologies et des techniques pour mieux communiquer, parler, écrire, lire, compter... Elle confronte l’élève à la contradiction, au pluralisme des opinions et à la difficulté de construire la sienne. Elle contribue au développement de l’autonomie de ses capacités de jugement. Elle n’a rien d’une caverne obscure, personne n’y est enchaîné, aucun devin n’interprète les ombres sur les murs. Elle
est ouverte au monde, sous la puissante lumière du jour et chacun est libre dans ses
mouvements. Ce n’est pas la discipline du maître qui règne sur la classe, mais les
efforts conjugués des élèves pour se respecter les uns les autres et parvenir à une certaine auto-discipline. Elle n’est pas la préfiguration de la «cité idéale» de Platon, mais
plutôt une ébauche de démocratie concrète. Malgré la perte d’une grande partie de la
mémoire antique, suite à l’injonction d’oublier les épicuriens, les sophistes, les démocrates..., leurs pensées auraient-elles réussi enfin à nous atteindre ? Pouvons-nous
recueillir «la valuation» de leurs traditions et la joindre à celles de «l’éducation nouvelle» pour inventer «l’école plurielle» ?
En ce XXème siècle finissant, sommes-nous à l’aube d’une nouvelle «renaissance»
pédagogique et d’une mutation du système éducatif, non plus seulement «quantitative», mais «qualitative» ? Dans la transmission des connaissances, les formateurs ne
sont pas des intermédiaires neutres, ils établissent une estimation de la valeur du
capital à transmettre et effectuent des choix, Ils élaborent un curriculum en fonction de
leurs pratiques sociales et éducatives, de leurs projets didactiques, de leurs connaissances, ainsi que de leurs représentations du monde passé, présent, futur. Ceux qui
sont en formation ne sont ni soumis, ni passifs. Ils mettent à l’épreuve les savoirs, les
croyances et les normes de leurs enseignants, à travers leurs questions, leurs expériences de vie, leurs jeux rhétoriques et théâtraux, leurs transgressions, leur inventivité,
Ils s’approprient les connaissances à partir de leur propre démarche, de leurs activi-
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Penser l’éducation - 2001, 2
tés, de leurs intérêts. C’est dans un espace de tension, de rapport de force, parfois de
violence, où se confrontent les multiples raisons d’agir qu’une génération découvre le
monde et les responsabilités. C’est dans l’interaction sociale que le jeune met en
place sa propre «valuation», le référentiel réflexif qui lui permet de juger de la pertinence de ses actes (Dewey, 1939).
La crise contemporaine des valeurs qui agite l’école depuis plus de trente ans, exprime l’échec du modèle du maître «universel», «absolutiste», «omniscient», et de son
«paradigme» métaphysique, devant «la société ouverte», émancipatrice des individus,
privilégiant les relations horizontales de la coopération, nécessitant le débat sur les
objectifs de l’action. La longue agonie de «l’utopie» de «l’école parfaite» s’achèvera telle bientôt ? Pourrons-nous enfin apprécier la valeur des héritages pluriels de l’éducation et expérimenter avec nos élèves des pédagogies compatibles avec la démocratie ?
BIBLIOGRAPHIE
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Les fous et les morts chez
Montherlant :
Analyses dramaturgique et pédagogique
de «La ville dont le prince est un enfant»
à Nadia et Martin
Le discours du savoir, s’il est vrai, est sans réplique.
La littérature dit qu’autre chose, toujours peut-être dit (1)
Éducation, résistance et théâtre
L’éducation est une affaire de résistance. Tout, ou presque, résiste à tout, ou
presque : enseignant, élève et savoir. Entre autres, recherches pédagogiques et
sciences de l’éducation, qui ne sont pas d’ailleurs, elles aussi, sans résister les unes
aux autres, tentent de produire des outils d’intelligibilité de cette résistance. La littérature aussi. La littérature, en général, et la littérature dramatique en particulier ont été, en
effet, investies depuis longtemps à des fins auxquelles on ne les attendait pas : à
savoir, de dire ce que d’autres approches ne disaient pas, notamment les approches
scientifiques. Ainsi que le rappelle Pasolini dans ses Lettres luthériennes (2), en citant
Barthes dans Le plaisir du texte : «Nous sommes scientifiques par manque de finesse»
(3). Pour retrouver un peu de notre finesse perdue et poursuivre dans cette veine,
citons encoe deux réflexions, l’une d’un romancier, l’autre d’un scientifique. Le premier,
Thomas Narcejac, célèbre auteur de romans policiers, postule, nous pensons avec raison, que «le roman est un procédé de connaissance qu’on est bien obligé d’employer
quand les moyens d’investigation scientifique ou philosophique deviennent insuffisants» (4). Le second, Jacky Beillerot, déclare pour sa part que «l’étude des oeuvres littéraires constitue une voie privilégiée pour accéder à une certaine compréhension des
phénomènes éducatifs» (5).
Plus récemment, Philippe Meirieu souligne : «Quels outils, mieux que les oeuvres littéraires, peuvent-ils permettre de s’entraîner ainsi à explorer les chances de l’avènement de l’humain dans l’aventure pédagogique ? La littérature, le cinéma et peut-être
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Penser l’éducation - 2001, 2
même la peinture ou la musique sont de précieux moyens pour scruter au plus près ce
qui se trame quand un être veut en éduquer un autre et se heurte à sa résistance légitime» (6). Prolongeant ce postulat, iI va même jusqu’à proposer que l’étude de cas envisagé sous l’angle de la fiction soit une composante de la formation des enseignants.
Philippe Meirieu ne dirait rien de plus, en ce qui nous concerne, que Narcejac et
Beillerot et bien d’autres, s’il n’insistait pas particulièrement sur la littérature théâtrale
d’une manière qui nous convient fort bien : «Alors que la mythologie ou la science-fiction dilatent l’univers mental et agrandissent, en quelque sorte, les questions éducatives aux dimensions d’un univers où s’affrontent des forces surhumaines, le théâtre,
de son côté, explore notre conscience au microscope : c’est notre intimité qui s’y trouve
actée, mise sous la loupe dans ses moindres recoins, dévoilée dans ses ambiguïtés les
plus secrètes» (7).
Un théâtre qui résiste
Convaincu par de tels arguments, nous pourrions passer à l’étape de l’application et
nous exercer avec une pièce avérée du répertoire : s’intéresser, dans le cas présent, à
La ville dont le prince est un enfant d’un double point de vue, pédagogique et dramaturgique, pour en extraire des leçons de pédagogie. Mais cette pièce nous résistant à son
tour, étant manifeste que l’angoisse de la page blanche a son pendant, à savoir la perplexité devant certains textes, le pédagogue, le chercheur en pédagogie, le dramaturge
(dans notre cas, ce serait tout un), est fort désemparé. Pour produire lesdites leçons de
pédagogie, iI sera, au préalable, nécessaire de solliciter des outils issus du monde de
l’éducation et du théâtre. Et par cette occasion, ce sera tout notre propos, voir en quoi
les uns enrichissent les autres, et réciproquement.
Que diable allons-nous faire dans cette galère ? En d’autres termes, pourquoi avoir
choisi précisément cette pièce de Montherlant ? Étrangement, parce que, justement,
nous n apprécions pas cette pièce. Nous sommes chercheur en pédagogie, et tout
comme un enseignant doit aimer les enfants aussi en ce qu’ils ne sont pas aimables,
nous ne pouvions, sous le seul prétexte de l’antipathie, nous refuser à la confrontation
à un objet d’études qui nous résiste. Je sais que cet aveu n’est pas à faire, au moins
méthodologiquement : l’affect n’a pas sa place dans la recherche scientifique.
Officiellement. Dans la réalité, nous savons bien tous qu’entre un objet de recherche et
le chercheur, iI se joue autre chose que des relations epistémologiques ou méthodologiques. Le regard distancié est, selon nous, une vue de l’esprit. Pour autant, en
sciences humaines, iI est entendu que la mise au jeu de la relation avec l’objet étudié
contribue à cette distanciation.
Quelles sont, plus en détail, les raisons de notre inimitié pour La ville dont le prince
est un enfant ? D’un mot, le lecteur contemporain que nous sommes n’apprécie pas
l’écriture de Montherlant. Nous estimons, très subjectivement nous le concédons, que
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Penser l’éducation - 2001, 2
la phrase de cet auteur catholique n’est pas à la hauteur de ses préoccupations claudéliennes. Par parenthèse, nous avons pour Paul Claudel une tout autre sympathie.
Au-delà, iI y a les thèmes de la pièce dont, encore d’un mot, nous voudrions faire le
sort. Nous nous sentons bien proche d’un Paul Ginestier, dans son Montherlant, lorsqu’il dit : «Nous voudrions d’abord disposer de la partie scabreuse et, comme dans
l’ère post Oh, Calcutta ! et post Dernier tango à Paris on se couvre de ridicule en usant
de périphrases comme «amitiés particulières» ou «jeux interdits», nous traiterons sans
ambages de l’homosexualité» (8) . Ce Montherlant-là date de 1973. Aujourd’hui,
Ginestier aurait ajouté la pédophilie. En ce qui nous concerne, ni l’homosexualité, ni la
pédophilie ne nous intéresse quand elle est traitée théâtralement par Montherlant ; en
tout cas, pas à ce degré-là, c’est-à-dire le premier. Si c’est bien ce qui se lit immédiatement, l’intérêt d’une analyse qui s’arrêterait là serait bien pauvre.
La dimension épique domine La ville dont le prince est un enfant. Serge Souplier et
André Sevrais, dans ce qu’ils sont, dans ce qu’ils font, et ce en quoi on les contraint,
n’ont rien à envier aux grands personnages raciniens (9). C’est notre interprétation ;
dès lors, effectivement, nous ne pouvons qu’être déçu. À notre sens, Montherlant n’a
pas atteint à la dimension à laquelle nous l’attendions. Il n’est pas assez romantique.
Paradoxalement, nous rentrons trop bien dans son jeu, et pas du tout. Nous résistons à
la pièce, et cette pièce nous résiste. Nous ne pouvions pas laisser les choses en l’état.
Chassez le pédagogue, iI revient au tableau. À ne plus juger, nous souhaitons au moins
comprendre pourquoi ces deux élèves d’un collège catholique de l’entre-deux guerres
ont des problèmes tels avec le préfet de leur division, qu’ils sont renvoyés définitivement dudit collège, et qu’il s’en est fallu de peu que le préfet, l’abbé de Pradts, qui mêle
processus d’apprentissage et phénomènes psycho-affectifs, soit prié d’aller enseigner
ailleurs. Et pour comprendre, il nous faut des outils. Si nous proposons La ville dont le
prince est un enfant, ce n’est, humilité aidant, en aucune manière pour renouveler des
analyses antérieures, même rafraîchies par un air du temps où la précipitation de l’actualité le gagne en perspicacité. C’est essentiellement pour élaborer une grille de lecture qui puisse convenir à un genre particulier, en l’occurrence le texte théâtral mettant
en scène des relations pédagogiques.
Des outils de la recherche à la recherche des outils
Comment donc s’y prendre pour lire et analyser, interpréter au besoin, une pièce
telle que La ville dont le prince est un enfant ? À notre connaissance, à l’articulation de
deux domaines, l’éducation et le théâtre, nous avons au moins deux outils possibles de
lecture à notre disposition. En éducation, il est un modèle ancien qui a fait florès, et qui
a atteint son plus grand succès avec Jean Houssaye, auteur du Triangle pédagogique
(10). Contestable, contesté, adapté et enrichi, ce triangle est d’une utilisation à la fois
simple et rentable, nous le verrons. Tout autant que son homologue théâtral, le schéma
actantiel, qui, lui aussi, est tout aussi contesté et contestable, mais parfois pas aussi
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Penser l’éducation - 2001, 2
simple d’emploi que cela. Propp, Greimas et Ubersfeld sont les noms qui viennent à
l’esprit lorsqu’on entend schéma actantiel. Mais, ainsi que pour le triangle pédagogique, ce sont moins les sources qui nous intéresseront que leur utilisation spécifique
face à un tel texte. L’on verra que l’un sans l’autre ne permettent pas de tirer la substantifique moelle d’un tel texte, d’une part. D’autre part, ce «partenariat» de modèles
pourrait enrichir, au retour, leurs fonctionnements respectifs.
Un théâtre de l’éducation
La ville dont le prince est un enfant se déroule entre les deux guerres, dans un collège catholique. Ici, comme dans un royaume confit dans la rumeur et clos sur lui-même,
un jeune élève règne, malgré lui, sur des sujets confinés dans des huis clos interpersonnels morbides. En termes plus précis, André Sevrais, 16 ans et Serge Souplier, 14
ans, ce dernier étant le protégé de l’abbé de Pradts, sont «associés», relation que l’abbé veut empêcher : «Je veux plus de cette association (...) Les amitiés sont absolument interdites entre élèves de divisions différentes» (Acte 1, Scène 1). Les premières
paroles disent tout d’une intrigue dont Montherlant, en personne, tait la nature. En fait,
il charge une lectrice de sa pièce pour en révéler le non-dit. Cette lectrice, une mère de
famille, écrit une lettre à Montherlant. II la publie en annexe de la pièce. Elle déclare en
substance : «J’ai lu plusieurs articles sur La ville et j’en ai parlé avec beaucoup de personnes. Très rares sont celles qui regardent en face le sujet. On ne veut pas voir que
ce sujet est l’amour et uniquement l’amour. Bien plus, nombreux sont ceux qui ne veulent pas voir que, dans l’un des deux cas, cet amour comporte ou plutôt a comporté
des actes» (11).
Ni l’association, ni l’amitié ne sont des conduites répréhensibles, sauf à les considérer de la manière dont elles le sont dans ce collège, ce qui ne sera jamais explicité.
Elles le sont néanmoins au regard de l’abbé de Pradts, 35 ans, préfet de la division des
moyens. De Pradts voit d’un très mauvais oeil l’influence qu’a Sevrais sur son cadet
Souplier. Il profitera cependant de cette influence pour convaincre Sevrais de ramener
Souplier dans le droit chemin d’un comportement scolaire régulier. Sevrais accepte
d’être celui-là qui servira d’exemple à Souplier. Pour lui donner sa première leçon de
bonne conduite, Sevrais donne rendez-vous à Souplier dans une resserre, rendezvous non autorisé par le règlement dans un endroit qui ne l’est pas plus. Surpris, les
sanctions vont tomber très vite : Sevrais et Souplier sont renvoyés. De Pradts aurait
souhaité conserver Souplier sous sa coupe, mais par «précaution» (Acte 3, scène 7), le
supérieur, l’abbé Pradeau, congédie aussi le jeune garçon.
De la réalité d’éduquer
La pièce de Montherlant respecte à merveille la règle des unités : temps, lieu et
action. Mais ce respect ne fait rien à règle de la vraisemblance du propos. Montherlant
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Penser l’éducation - 2001, 2
a commencé à écrire cette pièce en 1913, il a dix-sept ans. Il remettra plusieurs fois
l’ouvrage sur le métier, ne parvenant pas à clore sa pièce selon son désir. Dans les
années 1950 enfin, il la publie. Dans la postface pour l’édition de 1954, Montherlant
donne l’avertissement suivant : «Il n’est pas dans les intentions présentes de l’auteur
que cette pièce soit représentée» (12). Théâtre dans un fauteuil, La Ville dont le prince
est un enfant est un texte pour lequel Montherlant sera néanmoins harcelé par les metteurs en scène de l’époque. Il finira par donner son accord à Jean Meyer en 1967.
Montherlant a hésité, en effet, notamment par crainte de ne point trouver de jeunes
acteurs qui puissent tenir les rôles des adolescents. D’autres scrupules, où la peur de
la vraisemblance se confondait avec la crainte de reproches ecclésiastiques, le pressaient d’être prudent : «J’ignore ce qu’est aujourd’hui l’enseignement libre, et je ne
chercherai pas à le savoir. Mais, à un moment, l’élite de ses prêtres a tenu dans ses
mains les clés du royaume, comme le dit l’abbé de Pradts. À ce moment, quand elle
tombait sur des garçons qui avaient «la hauteur d’âme et de sentiment des rois et des
princes, et cela tout naturellement, avec une aisance qui leur permette de parler aussi
de répète, de récrée et d’élastoche» (lettre sur La ville de Jacques Tournier), cela faisait quelque chose qu’il est très probable qu’on ne reverra plus en France. Les personnages de cette pièce, qui passèrent, brûlèrent et s’éteignirent, ne se rallumeront pas. Il
est bien que La ville témoigne pour l’âge et pour le ciel qui permirent d’être à ces astres
perdus» (13).
Cette vraisemblance qui fait problème au lecteur d’aujourd’hui que nous sommes et
qui a fait problème à l’auteur de l’époque se fonde sur une intrigue où la précipitation
l’emporte souvent. En quelques mots, en quelques heures, le sort de plusieurs personnages est réglé de manière irréversible. Nous sommes dans le registre de la plus haute
tragédie. Montherlant n’en pense pas moins : «La ville est de ces pièces qui, comme
les pièces des tragiques grecs ou celles du XVIIème siècle français, s’appuient sur
deux psychologies : une psychologie qui est d’époque, et une psychologie qui est de
toutes les époques. La seconde fait passer la prernière (...). L’amour et la douleur
exprimés dans la Ville sont de nature éternelle : le ton, le «climat» de la pièce, et quelquefois la mécanique des sentiments sont d’époque, d’une époque située plus ou
moins dans le passé» (14). Par ailleurs, Montherlant, à propos de La ville, dit qu’il s’agit
d’une «tragédie de palais» (15), d’«une tragédie du sacrifice» (16), en insistant sur la
grâce : «Il y a grâce (...) dans ce collège, parce que tout, ou presque tout, et tes égarements mêmes, m’y semble d’une certaine qualité» (17). Mal en prendrait à celui qui ne
comprendrait pas la hauteur de ce point de vue. Montherlant, à l’occasion d’une réimpression, fait paraître un florilège de critiques favorables. Il dit bien que cette pratique
est peu conventionnelle, mais craignant que la pièce ne soit pas toujours louée, au
moins la postérité se souviendra qu’elle le fut, et avec force.
De l’actant pédagogique
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Penser l’éducation - 2001, 2
Le premier réflexe, face à cette situation paradoxale d’avoir en face de soi une pièce
a priori bénigne en ce qu’elle raconte, et aussi massive en ce qu’elle dit, est de l’investir avec un outil éprouvé ; dans le cas présent, le schéma actantiel. L’exercice est
d’école, nous l’avouons. Mais si l’artifice est nécessaire, c’est parce que la superficie
des choses nous y oblige. En effet, il n’y a chez Montherlant rien de bien neuf. Et pourtant, cette pièce n’est pas comme les autres. Parce qu’il y a relation humaine et rapport
pédagogique. Et le schéma actantiel, que nous l’utilisions à l’échelle macroscopique ou
à l’échelle microscopique, nous montrera qu’il y a entre les personnages un paramètre,
peut-être pas souvent essentiel, mais toujours présent : un savoir qui institue une relation entre des individus. Ces derniers renonçant à cette institution, ils ne parviennent
pas pour autant à trouver un autre registre d’échanges.
Livrons-nous désormais à cette première analyse, en rappelant tout d’abord en
quelques mots que le sujet est, à un temps donné, soit la totalité de la pièce, soit un
fragment, un personnage en quête d’un objet, pris dans un sens générique, c’est-à-dire
qu’il peut être effectivement un objet concret, mais qu’il peut être aussi un autre personnage, que le destinateur est ce pour quoi il se met en quête de l’objet, que le destinataire répond à la question : «à quelle(s)fins le sujet se met-il en quête ? », que les
adjuvants favorisent cette quête, à l’inverse des opposants. Dans le cas de La ville
dont le prince est un enfant, à l’échelle macroscopique, l’objet est permanent : c’est
Souplier. Omniprésent dans les pensées et dans les actes de Sevrais et de Pradts, il est
le prince d’une ville fragile. Les sujets sont donc, à tour de rôle pour le coup, Sevrais et
de Pradts. Sevrais et de Pradts ont fait de Souplier l’objet de leur quête. Cette quête
lance l’action et se présente sous une forme logique : pour de Pradts et Sevrais, leurs
actions respectives, certes avec des motivations qui évoluent, sont toutes dirigées vers
le petit Souplier. La problématique de la pièce est là, et toutes ses difficultés. Sous la
diversité des intrigues, on peut relever la systématisation des rôles des actants. Avant
de nous intéresser aux destinateur et destinataire, passons vite sur les opposants et
adjuvants. Si nous avions retenu une perspective exclusivement dramaturgique, il faudrait s’arrêter plus longuement sur le cas des opposants et des adjuvants, aspect
visible des ressorts dramaturgiques, ce n’est pas le cas. Ainsi, nous pouvons nous
contenter de signaler les deux mêmes protagonistes, Sevrais et Souplier comme adjuvant ou opposant principal, encore à tour de rôle selon la place que tel ou tel a pris
comme sujet.
Venons-en aux destinateur et destinataire ? Là aussi, à l’échelle macroscopique,
comme à l’échelle microscopique, notre ambition s’arrêtera aux portes de la mise en
scène, c’est-à-dire que nous n’essaierons d’aller plus loin qu’une analyse d’un phénomène éducatif à l’égal d’une étude de cas telle qu’on peut en trouver dans des
ouvrages pédagogiques. D’un mot, il est vrai sans justification autre que des propos
généreux et généraux d’un Comte-Sponville : «Non que tout désir soit forcément
sexuel dans son principe (...), mais parce que tout désir, me semble-t-il, partage avec
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Penser l’éducation - 2001, 2
les choses du sexe une certaine polarisation binaire» (18), sans authentique justification
donc, le destinateur, ce en raison de quoi ce collège est condamné par la sanction de
l’Ecclésiaste, 10-16 («Malheur à la ville dont le prince est un enfant») (19), c’est le
désir. Mais de quelle nature est-il ? Pour Sevrais, pour de Pradts, il diffère, même si,
d’une certaine manière, ils se retrouvent, au niveau de leurs désirs, sur le goût du visage de Souplier, c’est-à-dire sur le registre physique. Mais d’un point de vue moral, ils
diffèrent : Philippe Meirieu a étudié dans Des enfants et des hommes. Littérature et
pédagogie (tome 1, La promesse de grandir) l’oeuvre La ville dont le prince est un
enfant. De sa conclusion sur le cas de Pradts, nous tirons l’essentiel de ce que l’on
peut dire de la nature de son désir : «De Pradts n’a pas tort d’aimer Souplier. Son désir
de le «sauver» et le pari de son éducabilité sont respectables. Le supérieur n’a pas tort
de rappeler à de Pradts qu’il lui faut aller bien au-delà de «l’amour du visage et adosser
son projet éducatif à des valeurs qui dépassent ses attachements. L’un et l’autre sont
en nous, sur notre scène intérieure. Montherlant nous le rappelle : de Pradts est là,
généreux et nécessaire, en chaque pédagogue. Mais aussi possessif et inquiétant. Le
supérieur doit donner de la voix pour le rappeler à l’ordre de l’éducation. La tension est
vive : il n’est pas interdit d’aimer... qui pourrait proférer une telle interdiction ? Mais
l’amour de l’éducateur ne peut espérer la moindre réciprocité. Ce n’est qu’à cette
condition qu’il délivre l’adulte de ses pires tentations et autorise l’enfant àgrandir» (20).
Le destinateur, dans l’analyse du personnage de Pradts, s’inscrit donc dans le registre
pédagogique, avec toutes ses implications et ses dérives. Pour ce qui est de Souplier,
quand on le considère comme sujet actantiel, à défaut de mieux puisque nous ne voulons pas évoquer l’homosexualité, nous qualifierons son désir de chevaleresque adolescent. Quand il se confie à l’un de ses camarades plus âgés, Henriet, à propos du
rôle qu’il est en train de répéter pour la fête du collège, il fait part de son sentiment :
«J’ai un mépris ardent pour l’amour. Quand je répète et que je dis toutes ces tirades de
Pyrrhus, ça me paraît tellement mièvre, tellement faux, tellement mort auprès de ce qu’il
y a en moi» (Acte 2, scène 2).
Le destinataire, à tous les moments de la pièce, ce pour quoi toutes ces bonnes volontés se rencontrent et se confrontent, c’est le développement de Souplier, développement dans le sens pédagogique du terme : l’accession à un certain statut adulte après
être avoir rencontré, rites initiatiques, épreuves enfantines et frustrations incontournables. Sevrais et de Pradts, mais aussi l’abbé Pradeau visent le bénéfice de Souplier.
De ce point de vue, Sevrais, bien qu’encore élève, a déjà des préoccupations de pédagogue : «Amollir de pauvres gosses qui sont en plein dans le désarroi de l’adolescence, c’est par trop facile. Tandis que ce n’est pas facile de les fortifier, de les rendre
meilleurs» (Acte 2, scène 2). Mais l’on peut deviner aussi, chez De Pradts, comme
chez Sevrais, à travers leur quête de Souplier, une recherche de leur propre accomplissement. Cette alternative fait au demeurant, ici comme ailleurs, toute l’ambiguïté de
l’acte éducatif...
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Penser l’éducation - 2001, 2
Une dramaturgie à l’épreuve du triangle pédagogique
Voilà ce que dit, ce que dit vite une analyse actantielle de la pièce. Elle devrait permettre d’aller au-delà des évidences, et pourtant, nous ne sommes pas satisfait. Parce
que nous ne sommes pas seulement dramaturge, parce que nous sommes pédagogue, La ville dont le prince est un enfant nous résiste toujours. Il manque un élément
important dans cette analyse que le schéma actantiel ne parvient pas à élucider. Nous
sommes pédagogue, nous sommes en face d’une situation pédagogique. Dans ce cas,
nous pouvons utiliser un autre modèle, la typologie établie par Jean Houssaye dans
son ouvrage, Le triangle pédagogique (21). Cet auteur a, en effet, modélisé la situation
pédagogique grâce à la figure géométrique du triangle : «Toute situation pédagogique
nous paraît s’articuler autour de trois pôles (savoir-professeur-élèves), mais, fonctionnant sur le principe du tiers-exclu, les modèles pédagogiques qui en naissent sont centrés sur une relation privilégiée entre deux de ces termes» (22). En découlent des processus pédagogiques différents, qui sont «au nombre de trois : enseigner qui privilégie
l’axe professeur-savoir, former qui privilégie l’axe professeur-élèves, apprendre qui privilégie l’axe élèves-savoir» (23). Deux des pôles se constituant comme «sujets» (24), le
«troisième doit accepter la place du mort ou, à défaut, se mettre à faire le fou» (25). Le
tiers-exclu fait le mort ou le fou : «Le mort dont nous parlons ressemble à celui du
bridge : indispensable pour que le jeu puisse s’effectuer, il n’en a pas moins une place
à part puisqu’il joue en quelque sorte en mineur» (26). Si le mort refuse sa place, «il n’a
plus qu’à faire le fou» (27).
Dans chacun des trois cas, en résumé, il y a donc un exclu, mais sans la présence
duquel le système ne fonctionne plus. Le tiers-exclu doit faire le mort. Mais ce mort
peut ne pas se satisfaire de sa position, la contester en faisant le fou. Conscient des
limites inéluctables des typologies, elles ont cependant l’avantage de synthétiser des
phénomènes en transformant des situations compliquées en situations complexes
dans le sens où rien n’est pour autant édulcoré tout en offrant à l’observateur des outils
de lecture et de compréhension. Et la situation pédagogique appelle pour le moins ce
genre d’instruments.
Les morts et les fous chez Montherlant
On s’apercevra à l’usage que le triangle pédagogique, après l’utilisation du schéma
actantiel, gagne en dynamisme, alors qu’il est vrai que la typologie d’Houssaye peut
avoir parfois un caractère statique. Commençons par cette question générale : quels
sont les morts et les fous chez Montherlant ? Mais avant tout, il faut noter que de
Pradts n’est pas à proprement parler un enseignant. Pour autant, représentant de l’institution, il a intégré la dimension pédagogique de sa charge. À Souplier, il dit: «Dieu a
créé des hommes plus sensibles que les pères, en vue d’enfants qui ne sont pas les
leurs, et qui sont mal aimés, et il se trouve que vous êtes tombé sur un de ces
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Penser l’éducation - 2001, 2
hommes-là» (Acte 1, scène 1) et à Sevrais : «Nous avons à nous donner à eux ; ils
n’ont pas à se donner à nous. lIs n’ont pas été mis au collège pour nous rendre heureux, mais pour être formés, et en partie à nos dépens ; il est inévitable et bienfaisant
pour nous qu’ils nous meurtrissent» (Acte 1, scène 3).
Précédemment, nous sommes fait comprendre à demi-mot: ce qui nous manquait
dans le schéma actantiel, c’était la présence du savoir, et cette perspective absente
jusqu’à présent, en l’occurrence celle du mort et du fou. En ce qui concerne le savoir, il
est présent, même s’il n’est pas majeur dans les orientations que prennent les personnages. À vrai dire, la relation entre les êtres est si forte que le savoir, mort, devient souvent fou.
Mort de l’élève, naissance de l’enfant
Du point de vue de l’institution, c’est le savoir qui fait l’enseignant. L’élève, au risque
de la caricature, est loin d’être essentiel dans cette situation originelle. Comme nous
l’indiquions plus haut, deux personnages tiennent le rôle de pédagogue vis-à-vis du
jeune Souplier : son aîné Sevrais et l’abbé de Pradts. L’un et l’autre se reconnaissent
dans leurs fonctions et leurs missions. Sevrais affirme à Souplier son rapport au
savoir : «Toute ma vie tient ici ; c’est le collège qui est ma raison d’être» (Acte 2, scène
4). Et après son entrevue avec de Pradts, il lui promets : «Dimanche matin, je te parlerai de notre nouvelle vie. Depuis que j’ai pris cette décision, j’ai tant de choses à te
dire ! » (Acte 1, scène 5). Sevrais a fait siennes des leçons qu’il veut donner à son
cadet, et comble de malchance, Souplier lui répond, écarté qu’il a été des négociations
avec de Pradts - il a la place du mort - : «Pas dimanche. Je suis collé». Sevrais, impatient, lui demande : «Encore ? Pourquoi ? » Souplier, là où on l’attendait, a fait le fou, et
réplique : «J’ai fait du chahut à la gym. J’aime faire du chahut à la gym».
Parallèlement, de Pradts tient des propos à la fois identiques et contradictoires. S’il
atteste qu’«il n’y a rien qui ait plus d’importance pour moi que mes élèves» (Acte 1,
scène 1), dans le même temps, il est reconnu comme peu amène envers les enseignants. Un surveillant, M. Habert, dit de lui à Henriet : «Vous avez remarqué avec quelle condescendance, il (de Pradts) traite les professeurs ? Et vous connaissez son mot
atroce : Les professeurs nous sont une occasion de charité ? » (Acte 2, scène 1).
Ainsi, tant du point de vue de l’abbé de Pradts que de celui de Sevrais, leurs relations respectives et croisées au savoir et à l’institution dont ils se sentent les mandataires sont si fortes que l’élève, leur élève, Souplier a, par deux fois, l’occasion d’être le
tiers-exclu, la deuxième lui étant fatale du point de vue scolaire. La première fois, c’est
à la suite d’une proposition de l’abbé que Souplier est prié de faire mourir l’élève en lui.
De Pradts veut emmener l’enfant à la campagne pendant des vacances scolaires :
«Vous m’avez dit que votre mère refuserait sans doute que vous veniez chez moi à la
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Penser l’éducation - 2001, 2
campagne pendant la seconde semaine des vacances de Pâques. C’est à vous maintenant de l’y décider. (...). Vous verrez que vous ne vous ennuierez pas à ma campagne. Ma vielle maman vous aimera tout de suite beaucoup, j’en suis sûr. Il y a la
rivière, vous irez canoter ; vous serez là avec six ou sept de vos camarades. Alors
n’est-ce pas, convainquez vos parents, c’est promis ? » (Acte 2, scène 8). La seconde
fois, après que tout ait été tenté pour le sauver de Sevrais et du statut de cancre, le
supérieur annonce dans la dernière scène de la pièce à de Pradts que «Souplier n’est
plus des nôtres» (Acte 3, scène 7). Et comme, on le sait, Sevrais aura le même sort, il
l’apprend, de manière peu officielle, par le surveillant gêné : «Écoutez, Sevrais, vous...
vous ne faites plus partie du collège» (Acte 3, scène 2).
De Pradts et Sevrais ont été aveuglés par leurs responsabilités pédagogiques à l’égard
de Souplier, objet dramaturgique frêle et incontrôlable, tiers-exclu à qui l’on dénie la vie,
et qui n’en peut mais : sa folie d’enfant a été plus forte que son inexistence en tant
qu’élève. Parce qu’ils se croyaient investis d’une mission lourde, Sevrais et de Pradts
se pensaient suffisamment forts pour entretenir une double relation, à Souplier, et à la
maîtrise qu’ils avaient de leur capacité à connaître Souplier, mise en jeu de leur relation
au savoir. Ce dernier, ils l’ont compris trop tard, avait droit à d’autres égards et à
d’autres traitements.
Où le savoir n’a pas sa place
De temps à autre, les personnages de La ville dont le prince est un enfant se souviennent qu’ils sont dans un collège, et que dans un collège, il faut soit enseigner, soit
apprendre. L’abbé, à la fin de son premier entretien avec Souplier, se rappelle à l’ordre
tout en ramenant son jeune élève à la raison scolaire : «Allons, mon petit enfant, il est
temps que vous retourniez en étude; il ne faut quand même pas que vos études se passent à ce que nous bavardions ensemble» (Acte 1, scène 1). Par ailleurs, Sevrais craint
de nuire à Souplier : «Je lui prends peut-être du temps dans son travail», dit-il à l’abbé.
Mais rien n’y fait, c’est bien la relation humaine qui domine. Euphémisme ! Ce qui
compte pour Sevrais, ce qui compte pour de Pradts, c’est Souplier. La raison didactique n’entend pas les voix du coeur. L’abbé, en toute connaissance de cause, n’a pas
peur d’avouer àson supérieur : «Notre but est de donner des sentiments délicats à des
jeunes gens de l’enseignement secondaire. Cela ne va pas sans d’assez nobles
conflits, qui sont, tout compte fait, ce qu’il y a de plus important dans cette Maison. (...)
Que Sevrais ait aimé Souplier, qu’on le lui ait arraché, qu’il ait eu ce choc avec moi,
qu’il ait été mis à la porte, tout cela est excellent pour sa formation. C’est en soufflant de
nous, et en nous faisant souffrir, qu’il a senti qui nous sommes. Et c’est cela qui comptera dans ce que lui aura apporté ce collège, et non les quelques notions inutiles qu’ont
pu lui fourrer dans la tête ses professeurs, notions dont les trois quarts seront d’ailleurs
oubliés quinze jours après son bac» (Acte 3, scène 7). Dès lors, les soucis scolaires ne
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Penser l’éducation - 2001, 2
sont que des désagréments de façades. Si de Pradts insiste parfois sur les résultats
scolaires de l’un et de l’autre, de Sevrais et de Souplier («Ce petit Souplier, ah, qu’il y
aurait à faire avec lui ! Je peux dire que, depuis, un an, il nous a donné de l’exercice !
Tant au point de vue travail - zéro - qu’au point de vue conduite - pis que zéro» (Acte 1,
scène 3), confie-t-il à Sevrais après lui avoir fait la morale sur ses propres résultats : «Il
y a eu un certain zéro d’instruction religieuse qui a fait du bruit» (Acte 1, scène 3)), ce
n’est finalement que pour se donner une contenance. Dans son premier entretien avec
Souplier, Sevrais le harcèle de propos pour le moins étrangers à une relation normale
entre un maître et son élève : «Sachez qu’il y a des moments où je me demande si
vous valez tout le mal que je me donne pour vous ; si dans mon amitié pour vous je
n’ai pas un rôle de dupe» ; «Et vous qui ne m’avez jamais posé une question sur moi,
sur ma vie, sur ma famille» ; « À quel point vous pouvez vous passer de moi ! ».
Le savoir n’a plus qu’à faire le mort. C’est un faux rival, duquel on ne peut être
jaloux, même si de Pradts, un temps, croit, ou se convainc que l’association entre
Sevrais et Soulier était intéressée dans là mesure où, le premier ayant été nommé à
l’Académie, probablement une instance interne de valorisation des meilleurs éléments,
le second aurait été tenté de se rapprocher en vue d’une cooptation : «Ainsi, lorsque je
vous ai demandé là date où il s’est approché de vous, j’étais curieux de savoir si elle
ne correspondait pas à celle de votre entrée à l’Académie. Il aurait pu vouloir être
nommé aspirant à l’Académie» (Acte 1, scène 3).
Le statut de l’enseignant s’envisage dans son rapport au savoir et dans son rapport
à l’enseigné, et dans l’équilibre entre les deux. Nous nous sommes peu servi jusqu’à
présent de la psychanalyse dans notre propos, mais l’apport de Marie-Claude Baïetto
est nécessaire ici, car significative de l’étude de cas que constitue La ville dont le prince est un enfant. Dans Le désir d’enseigner, pour ce qui est de la relation à l’élève,
Baïetto dit très crûment, et elle n’a peut-être pas tort, que «l’enfant fascine l’enseignant»
(28) et ajoute : «L’élève est l’autre semblable de l’enseignant qui l’aime d’un amour narcissique et s’y aliène. C’est une captation imaginaire, rapport érotique de l’enseignant à
cette image d’enfant dont il attend une reconnaissance (...) Il est le Moi-idéal de l’enseignant» (29). Si le constat est juste, et il l’est probablement, il révèle un problème du côté
de l’enseignant ; ce qui ne serait pas grave s’il n’avait des conséquences pour le développement de l’enfant. En effet, Baïetto termine par ce constat : «En mettant l’enfant à
cette place de représentation, l’éducateur pérennise la méconnaissance que l’enfant a
de lui-même» (30).
Dans ce type de relation pédagogique, seuls les affects résistent au détriment de la
transmission de connaissances : le savoir ne résiste pas. L’institution devient l’asile
d’un savoir mort et de sujets fous. Alors que l’abbé était pour une fois dans une relation
pédagogique où le savoir avait sa place première, le jeune Souplier l’écartait. De
Pradts, tel un amoureux éconduit et jaloux, se confie à Sevrais : «En étude, il avait sa
tête des jours où il va faire une bêtise. Avachi sur son pupitre, les doigts dans ses
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Penser l’éducation - 2001, 2
mèches, le regard ailleurs, et respirant par tous les pores le désordre de son âme et
l’avidité de se défendre de nous à tout prix. Je m’échinais à lui faire son devoir d’allemand, pauvre niais que j’étais. Mais, lui, il ne vivait que pour venir vous retrouver ! »
(Acte 2, scène 7). Le savoir, pour Sevrais, ne sera plus. Tout du moins, on le lui refuse
ici. Il est renvoyé, malgré son désarroi : «Et mon bac ? Vous me chassez à trois mois
de mon bac. Une nouvelle boite, des nouveaux professeurs, des nouveaux livres, au
dernier moment ! Vous me faites rater mon bac» (Acte 3, scène 3). De cette épuration
pédagogique, ne subsistera que de Pradts : les deux élèves sont exclus d’une institution où on peut être en droit de se demander si le savoir y a encore sa place. De
Pradts, parce qu il a été fou d’amour, n’a plus qu’à faire le mort et le deuil d’une relation
théoriquement inutile à sa fonction.
Enseigner à la folie
Montherlant défend son personnage, pour lequel il a finalement plus de pitié que
pour les deux plus jeunes protagonistes de sa pièce. Dans ses notes, l’auteur excuse,
et mieux disculpe de Pradts : «L’abbé de Pradts affirme à plusieurs reprises avec véhémence que sa conduite a été pure et il n’y a aucune raison d’en douter («Il n’y avait pas
à la purifier ! » -«S’être si sévèrement et continuellement surveillé», etc. Le Supérieur,
exigeant qu’il ne revoie plus Souplier, dit d’ailleurs : «Ce n’est pas une punition, c’est
une précaution».) En effet, il y a eu un attrait sensuel exercé sur l’abbé («Vous avez
aimé un visage»). Mais un «attrait subi n’est pas un délit, pénalement, et chrétiennement n’est pas un péché» (31). Paul Ginestier est moins conciliant : «Derrière le prêtre
et l’éducateur se cache un pauvre homme, amoureux, exclusif et jaloux» (32). Nous
ajouterons peut-être : et fou. Tout du moins, à défaut d’être fou, il a fait le fou, dans
l’acception d’Houssaye, bien évidement. Quand il se sent exclu de relations où il ne
parvient pas à avoir sa part, il a des agissements peu en correspondance avec son statut. Quand, dans la première scène, il conçoit que Souplier est, grâce à Sevrais, en
relation directe avec le savoir de la vie, il fait des dessins sur un buvard, et il lui avoue :
«Je faisais des dessins sur mon buvard parce que je pensais à vous» (Acte 1, scène 1).
Dans le même temps, il tente l’hypothèse de la camaraderie avec Souplier, et contrarie
le bon exemple qu’il devrait donner. Du sérieux de sa fonction, il passe à la folie du
mensonge, certes sans conséquences, mais signalant quand même au passage qu’il
est prêt à la déviance. En effet, pour ne pas être dérangé au téléphone dans sa
conversation avec Souplier, il ment par deux fois : «Vous direz que M. l’abbé de Pradts
est sorti» ; «Vous direz que l’abbé de Pradts est en conférence avec M. le Supérieur, et
ne peut pas être dérangé en ce moment». Il est une autre déviance, d’une autre nature, qu’il avoue à l’abbé Pradeau : le tutoiement, en rêve, de Souplier : «Je dormais. Je
lui ai dis tu en rêve...» (Acte 3, scène 7), déviance qui apparaît, celle-là, comme réellement grave aux yeux de la hiérarchie.
Homme foudroyé, pédagogue blessé, amoureux transi, de Pradts ne se contient plus
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Penser l’éducation - 2001, 2
quand tout est fini. Il renie tout ce qui l’institue, pour revendiquer tout ce qui le fonde :
«Vous avez brisé, pour un malentendu, ce qu’il y avait de meilleur en moi : comment
n’en aurais-je pas de la peine ? Que m’importe maintenant ce qui me reste : la pédagogie, le trantran, ce que je pouvais mettre de zèle dans la voie que j’ai choisie ? Il n’y
à qu’une chose qui compte en ce monde : l’affection qu’on a pour un être ; pas celle
qu’il vous porte, celle qu’on a» (Acte 3, scène 7).
Conclusion : de la spécificité d’une analyse dramaturgique
La ville dont le prince est un enfant prend du sens grâce au croisement de deux
outils d’analyses, issus, l’un, du champ des études théâtrales, l’autre, des sciences de
l’éducation. Ce fut un jeu pour nous de confronter ces deux modèles de compréhension
d’un double phénomène, artistique et pédagogique. Ce fut un jeu dans le sens où notre
curiosité fut animée par un ludisme évident et certain.
Après avoir parcouru cette pièce telle que nous l’avons fait, nous nous proposons
maintenant de la commenter de deux manières possibles. Tout d’abord, dans un
registre fort classique, et dans un style proche de l’emphase de Montherlant, nous
pourrions citer André Gide à partir des Nourritures terrestres, que l’abbé de Pradts
aurait bien fait de lire : « Nathanaël, à présent, jette mon livre. Émancipe-t’en. Quittemoi. Quitte-moi ; maintenant tu m’importunes ; tu me retiens ; l’amour que je me suis
surfait pour toi m’occupe trop. Je suis las de feindre d’éduquer quelqu’un. Quand ai-je
dit que je te voulais pareil à moi ? - C’est parce que ta diffères de moi que je t’aime ; je
n’aime en toi que ce qui diffère de moi. Éduquer ! -Qui donc éduquerais-je, que moimême ? Nathanaël, te le dirai-je ? Je me suis interminablement éduqué. Je continue.
Je ne m’estime jamais que dans ce que je pourrais faire» (33).
D’autre part, dans un registre contemporain, tentons une adaptation qui puisse peutêtre mieux correspondre au paysage éducatif actuel. Deux collégiens d’aujourd’hui
sont associés, pour des raisons où le chevaleresque s’est effacé devant l’illégal,
n’ayant de la légalité qu’une vision toute relative. L’un et l’autre conduisent ou participent à des trafics en tous genres, concernant des biens ou des personnes, jeunes et
des deux sexes. Le conseiller principal d’éducation de leur collège, enfant de la banlieue, dont la première affectation a été la Seine Saint-Denis, a, pour le plus jeune des
deux garçons une affection de «grand frère». Au courant depuis peu des activités des
deux jeunes élèves, il veut donc protéger le plus jeune de l’influence du plus âgé, qui
lui aussi a un comportement de «grand frère». L’épilogue «à la Montherlant» serait
maintenu, mais agrémenté cependant de conseils de discipline et de classes-relais.
Notre proposition peut paraître parodique. En fait, elle veut signaler qu’à investir la
littérature théâtrale, comme nous l’avons fait ici, on peut parvenir à analyser les situations pédagogiques contemporaines. La conclusion est un peu rapide. Que l’on nous
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Penser l’éducation - 2001, 2
comprenne bien, si nous considérons la littérature, dans le cas présent cette pièce de
Montherlant, c’est pour expérimenter la toujours nécessaire contextualisation-décontextualisation-recontextualisation : elle est nécessaire et indispensable à la compréhension des phénomènes éducatifs par l’analyse d’oeuvres dramatiques.
Nous avons fait ici l’économie d’approches littéraires complexes, pour aller directement
au texte et trouver dans la lecture et la lecture seule d’une pièce des clés de sa compréhension, et aboutir à des problématiques pédagogiques qui puissent être conduites
par un lecteur qui veut, ou est déjà, un éducateur, un enseignant, un parent, ou... un
apprenant puisque l’enseignant n’est pas le seul à avoir accès à l’analyse de la relation
pédagogique. La littérature dramatique est, pour tous ceux-là, une voie de compréhension spécifique, en ce que l’articulation entre représentation (dans tous les sens du
terme) et raison peuvent les accompagner sur la voie de la résistance.
NOTES
1. LE BOT M., «Enjeux», in Le nouveau recueil, nÞ57, 2000, Paris, Champ Vallon, pp. 124-132.
2. PASOLINI P.P., Lettres luthériennes. Petit traité pédagogique. Paris, Seuil, 2000.
3. Ibid., p.41.
4. NARCEJAC Th., Le cas Simenon, Bordeaux, Le Castor astral, 2000, p.40.
5. BEILLEROT J., Savoir et rapport au savoir, Paris, Editions universitaires, 1989, p.47.
6. MEIRIEU Ph., Des enfants et des hommes. Littérature et pédagogie, tome l : La promesse de grandir,
Paris,E.S.F., 1999, p.12.
7. Ibid., p.37.
8. GINESTIER P., Motherlant, Paris, Seghers, 1973, pp.120-121.
9. DANIEL-ROPS (L’aurore, du 7 novembre 1951) condamne à l’avance quiconque s’en prendrait de
façon négative à la pièce. Il intitule son article : «La ville dont le prince est un enfant peut-elle choquer les
catholiques ou bien les satisfera-t-elle ? » et qualifie la pièce de «brève tragédie aux accents raciniens».
10. HOUSSAYE J., Le triangle pédagogique, Berne, Peter Lang, 1992.
11. LV, p. 21O.
12. LV, p. I67.
13. LV, pp. I9O-191.
14. LV, p. 189.
15. Lettre à M. l’abbé C. RIVIÈRE, LV, p. 9.
16. Ibid., p. 1O.
17. Ibid., p. 9.
18. COMTE-SPONVILLE A., Traité du désespoir et de la béatitude, tome 1 : Le mythe d’Icare. Paris,
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Éthique et civisme chez Pestalozzi
José M Quintana
Université de Madrid
Il y a trois aspects de l'oeuvre et de la pensée de Pestalozzi qui sont
essentiels et ont un rapport entre eux, dans la mesure où l'un exige et
jette les fondements de l'autre : il s'agit de son Anthropologie, de son
Éthique et de sa Pédagogie. En effet, son Anthropologie fournit une
certaine vision de l'homme qui le présente comme un être exposé à la
dégradation morale, un danger qu'il peut et doit surmonter en se soumettant aux idéaux et aux prescriptions de l'Éthique. C'est là que résident le salut et donc la finalité de l'homme. Mais, comment le faire ?
La réponse doit venir d'une science pratique qui indique les moyens
et les procédés pour effectuer ce processus ; ces moyens se trouvent
dans l'éducation et cette science est donc la Pédagogie.
'Anthropologie de Pestalozzi a un point de départ inouï, surprenant, qui ne s'explique que par l'énorme influence exercée par la pensée de Rousseau sur celle de
Pestalozzi, au moins à l'origine. Tout le monde sait que le philosophe genevois conçoit
l'homme comme un être bon et parfait par nature dont l'éventuelle corruption n'est pas
à mettre à son débit mais à celui de la société. Pestalozzi accepte ce point de vue et
affirme également que l'homme est originairement innocent mais que tout de suite, dès
le début de son existence, sa nature est corrompue : il perd son innocence (Unschuld)
et s'enfonce dans la corruption (Verderben) de sa nature ; c'est là que commence ce
qui est et sera son existence sur la Terre.
L
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Penser l’éducation - 2001, 2
L'Anthropologie comme base de l'Éthique chez Pestalozzi
Ce postulat de l'innocence originelle est très surprenant, aussi bien chez Pestalozzi
que chez Rousseau. Il semble que cela est dû à une influence biblique et chrétienne
car la Théologie prend également cette idée comme point de départ du fait que, l'homme ayant été créé par Dieu, on ne conçoit pas que celui-ci l'ait créé méchant et imparfait ; l'existence du mal et de l'imperfection chez l'homme ne pouvaient pas être
l'oeuvre de Dieu, il fallait donc leur trouver une autre explication : le rôle du péché originel, utilisé par la Théologie judéo-chrétienne, est transféré par Rousseau à la société ;
Pestalozzi ne le transfère à aucun facteur spécial mais il en affirme par contre les effets
et, de cette manière, il nous dit que l'homme, né innocent, perd tout de suite cette qualité et que sa nature se dégrade. Voyons maintenant comment cette situation existentielle de l'homme est la base de l'Éthique.
Là encore, le modèle à suivre est tiré de la pensée traditionnelle, pour ne pas dire
universelle : l'innocence perdue est un bien désirable qui peut être récupéré et, par
conséquent, doit être récupéré (car il constitue une valeur, et les valeurs s'imposent à
l'homme en exigeant la volonté de celui-ci). La réalisation de ce processus représente
le «salut» de l'homme, qui lui est proposé comme un idéal et comme la fin principale de
sa vie. Le chemin qui le conduira jusqu'à celui-ci n'est autre que celui de la moralité, la
conduite morale qui fait le bien. La restauration de la nature humaine originellement
dégradée réside donc dans l'Éthique.
Mais l'Anthropologie de Pestalozzi renferme encore un autre aspect qui jette les
bases d'une Éthique et, assurément, d'une façon plus explicite et plus expressive que
celle que nous venons de décrire relative à la situation de l'homme par rapport à son
état originaire d'intégrité dans sa nature. Nous allons maintenant faire référence, en
revanche, aux éléments qui constituent cette nature humaine et qui établissent une
base de disharmonie et de conflit dans la nature humaine qui doit être également surmontée et équilibrée par l'intermédiaire d'une Éthique.
Ici, Pestalozzi ne s'inspire en aucune façon de Rousseau, vu que pour celui-ci ce
conflit n'existe pas chez l'homme, mais plutôt de la meilleure tradition judéo-chrétienne,
celle-ci étant exposée de façon magistrale par l'anthropologie de Saint-Paul. il s'agit de
la conception duale de l'être humain, celui-ci ayant à la fois une partie animale, mue
par des instincts d'égoïsme, d'agressivité et d'autres caractéristiques incompatibles
avec le bien moral, et une partie spirituelle qui commence par l'aspect rationnel de la
personne et se prolonge dans la dimension spirituelle et transcendantale de celle-ci,
incarnant ses idéaux les plus élevés et établissant un modèle de perfection dont l'homme doit tâcher de se rapprocher, ce qu'il fera en ayant une conduite morale. Cette
situation de l'homme lui impose donc un devoir de perfectionnement moral qui, en principe, paraît difficile vu qu'il implique la lutte contre des appétits sensitifs très forts et des
passions très exigeantes, une lutte qui ne peut être victorieuse que si l'homme s'efforce
80
Penser l’éducation - 2001, 2
de parvenir à la vertu.
Cette vision anthropologique est présente dans de nombreux passages des oeuvres
de Pestalozzi : «le dualisme présent chez l'homme - écrit notre auteur - est la lutte de
la chair contre l'esprit et la lutte de notre nature simple et spontanée contre une société
qui nous confère de la culture et met un frein à l'assouvissement de nos impulsions
spontanées» (9 ; 335). Sauf indication contraire, les citations de Pestalozzi sont tirées
de PSW, l'édition critique de ses Oeuvres complètes ; (le premier chiffre indique le volume, le second, la page). «Les aspirations de notre nature, tout comme notre nature
elle-même, sont de deux types. Nous avons des aspirations de notre sensibilité animale et nous avons des aspirations de notre humanité, qui veut nous élever au-dessus de
celles de notre côté sensitif animal» (17B ; 142).
Dans sa dernière oeuvre, notamment, Le chant du cygne (Pestalozzi 1947), notre
auteur répète jusqu'à satiété que l'homme est d'une part «chair et sang» et, d'autre
part, «esprit et vie». Il s'agit-là de deux expressions bibliques (Mat., 16, 17; Jean, 6,
63), d'une grande force plastique et précision sémantique, qui servent parfaitement à
formuler les éléments dont se compose la nature humaine comme base de cette praxis
dialectique qu'est la moralité.
Mais Pestalozzi s'efforce de prendre une position vis-à-vis de ces deux éléments et
de les «évaluer», c'est-à-dire de leur attribuer une valeur respective qui, par la hiérarchie que cela impliquera, indiquera le sens à suivre par l'action morale. Dans ce domaine, Pestalozzi ne se borne pas à dire tout simplement que le principe spirituel de la
personne est le supérieur et que, par conséquent, il marque le sens de la perfection
morale ; au contraire, il est beaucoup plus précis et adopte une attitude réellement
extrême car il affirme les deux choses ci-après, extrêmement importantes :
1. que cette essence spirituelle de l'homme est divine : «l'essence de l'humain est dans
l'esprit et dans la vie des capacités que nous n'avons en commun avec aucune des
créatures de la terre autre que la personne» (28; 156) ;
2. que cette essence divine de l'homme est celle qui définit celui-ci comme tel, de sorte
que, à travers celle-ci, l'homme est un être comme divin : telle serait la véritable essence humaine, tandis que l'aspect animal de l'homme serait chez celui-ci une chose plutôt accidentel.
De cette façon, la base de l'Éthique chez Pestalozzi est parfaitement établie. Il ne
reste plus que deux choses à faire :
1. affirmer le devoir de l'homme d'avancer sur la voie de la moralité en surmontant son
niveau animal et en tendant à parvenir à l'idéal spirituel ;
2. indiquer les moyens d'avancer sur cette voie, ce dont s'occupe l'éducation morale.
L'affirmation citée est constamment présente dans l'oeuvre de Pestalozzi : «Il faut
subordonner les dispositions intellectuelles et pratiques des personnes aux exigences
supérieures du coeur, de la foi et de l'amour, fondements de la moralité et de la religio-
81
Penser l’éducation - 2001, 2
sité de celles-ci» (6; 489).
L'homme comme être polaire
Le schéma de l'être humain ci-dessus, établi par Pestalozzi, qui voit chez l'homme
un côté animal et un autre côté spirituel, semble déboucher sur une conception dualiste
de l'homme, suggérée par des propos à lui de ce genre : «L'être humain a été placé à
cheval entre le monde sensitif et le monde spirituel, de sorte qu'il fait partie des deux :
de l'un, de par son corps, et de l'autre, de par sa volonté» (13; 358). Mais, malgré cela,
la conception anthropologique de Pestalozzi n'est pas dualiste mais plutôt polaire.
Pour essayer d'expliquer cette affirmation, il faut tout d'abord rappeler la typologie
des principales conceptions anthropologiques possibles. En principe, il faut avoir une
vision moniste ou dualiste de la nature humaine, selon que l'on considère que la nature
humaine a un seul élément de base ou deux différents. Parmi les conceptions
monistes, il faut en outre établir une distinction entre elles en fonction de la nature de
cet élément constitutif, selon qu'elle soit matérielle ou spirituelle ; comme exemple de
cette conception anthropologique moniste matérialiste, nous pouvons citer celle du
Baron D'Holbach ou celle de Freud, et comme exemple de conception anthropologique
moniste spiritualiste, il y a lieu de rappeler celle de Hegel. Une conception anthropologique dualiste typique est celle de Descartes (et de ses adeptes : Malebranche,
Spinoza).
Mais la conception anthropologique de Pestalozzi, bien qu'elle ait une nuance dualiste évidente, ne peut pas être considéré comme telle dans un sens extrême comme
cela arrive, par exemple, dans le cas de la conception de Descartes, dans laquelle l'esprit et la matière sont conçus chez l'homme comme des éléments totalement séparés et
sans aucune influence réciproque. Tel n'est pas le cas de Pestalozzi (ni, sûrement, de
la plupart d'entre nous) vu que celui-ci soutient que, chez l'homme, l'élément animal
(instinctif, émotionnel) et l'élément spirituel (rationnel, intellectuel) ont une influence
réciproque, c'est-à-dire qu'ils s'influencent et se conditionnent l'un l'autre, constamment
et en tous points, faisant de l'être humain un être ambivalent mais avec une personnalité unique qui, de ce fait, a ces deux côtés si différents. Totalement différents, au point
qu'en réalité ils sont incompatibles entre eux : tel est le mystère et la particularité de
l'homme, qui est un être étrange avec une mission existentielle ineffable et qui, justement, fait de celui-ci un être fondamentalement moral, c'est-à-dire nécessairement
moral.
Nous faisons en général allusion à cette situation en disant que l'homme est un être
antinomique. Une antinomie, en effet, est une situation dans laquelle un être présente
deux caractéristiques qui, bien qu'elles soient contraires, sont forcément présentes
chez cet être et déterminent chez celui-ci, par conséquent, une nature et une existence
problématiques.
82
Penser l’éducation - 2001, 2
Il y a lieu d'entendre la même chose quand on dit que l'homme est un être polaire,
c'est-à-dire qu'il a deux pôles qui, comme ceux du magnétisme dont on parle en physique, sont l'un positif et l'autre négatif, forcément présents dans un corps et qui se
repoussent, mais -en même temps-, s'influencent et se conditionnent l'un l'autre et, surtout, ne peuvent cesser d'exister ni l'un ni l'autre (de sorte qu'il renaît chaque fois que
l'on tente de l'éliminer).
Selon la vision de Pestalozzi, c'est justement ce qui se passe chez l'être humain.
Mais comment la définition de l’éthique se dégage chez Pestalozzi de la bipolarité de
l’être humain telle qu’il la conçoit ? Toujours pour la philosophie l’explication du fondement de l’obligation morale est un défi. Chez Pestalozzi on l’explique en faisant appel à
ces présupposés :
1) l’appétit sensitif de l’homme doît rester subordonné aux éxigences spirituelles : «le
sens de la chair doît se soumettre au sens de l’esprit sous toutes ses formes et
manières» (28 ; 81);
2) la difficulté de réaliser habituellement cet accord éxige la lutte morale, dont les
maximes et normes constituent la morale : «l’homme seulement moyenant une régulière, journalière et renouvelée attention à soi même, c’est-à-dire, à sa conscience, s’élève soi même en se procurant une force pure et sûre contre sa nature animale» (7;
116s).
L'Anthropologie et l'Éthique de Pestalozzi,
exprimées à travers l'image d'une parabole
Il est possible et fréquent d'exprimer une conception philosophique à travers une
figure géométrique qui rende intuitive, d'une façon aussi simple qu'exacte, la nature du
processus étudié. Ainsi, par exemple, il est possible de représenter la conception
cyclique de l'Histoire (propre à Vico) par un cercle, et la conception linéaire de celle-ci
par voie d'un axe rectiligne orienté dans un sens.
La conception anthropologique et éthique de Pestalozzi se prête à une représentation de ce genre, qui présente les avantages subséquents. C'est ce qu'a tenté et réussi, avec succès, D. Tröhler (1988; 101-11) qui propose de voir les deux représentées
par une parabole géométrique. Ce courbe a, entre autres caractéristiques, celle d'être
ouverte jusqu'à l'infini dans deux de ses dimensions et celle de posséder un «point
d'inflexion» qui, dans la génération de celle-ci, change totalement de sens et, certes,
avec deux possibilités complètement opposées. Si on regarde les deux figures cijointes, on peut suivre le développement des remarques que nous proposons.
Comme nous l'avons dit, l'image de la parabole convient aussi bien à l'Anthropologie
qu'à l'Éthique de Pestalozzi. Nous allons le voir en ce qui concerne trois points principaux.
83
Penser l’éducation - 2001, 2
Tout d'abord, pour Pestalozzi, la nature humaine est au fond un mystère. Nous ne
savons pas exactement d'où vient l'homme, ni où il va; à cet égard, nous n'avons aucune certitude, nous n'avons que des conjectures (Ahnung, pressentir une chose : voir
PSW 12; 7). À cet égard, il faut dire que la vérité de notre origine et celle de notre destin
se perdent à l'infini et que la seule possibilité que nous avons consiste à nous en rapprocher de plus en plus à travers notre effort intellectuel mais sans l'espoir d'y parvenir complètement un jour. Dans la parabole, cela est exprimé par la figure des deux
bras ouverts qui se rapprochent toujours à l'infini mais sans la possibilité d'y arriver un
jour. Une jolie façon d'exprimer l'indigence propre à l'homme en ce qui concerne la
connaissance des vérités premières et dernières qui le concernent.
Deuxièmement, il faut faire allusion à la doctrine de la «double innocence» chez
Pestalozzi : l'innocence originaire de l'homme et, une fois celle-ci perdue, l'innocence
finale que l'homme peut et doit reconquérir par voie de la moralité. Comme nous
l'avons dit, la première innocence est irrémédiablement perdue lorsque «l'homme naturel» est plongé dans la barbarie (Verwildung) ou abrutissement (Rohheit, Verhärtung)
de la conduite animale humaine. Ceci est représenté par la première ramification de la
parabole, qui descend progressivement jusqu'au point d'inflexion, car si la volonté
humaine de lutter contre la tendance à la dégénération et d'entreprendre, par la lutte
morale, l'ascension à l'idéal moral intervient, la parabole commence à remonter par
l'autre ramification qui est ouverte à des possibilités positives et de perfectionnement
théoriquement infinies. De cette façon, la parabole prend la forme qui lui est propre
dans le cas des équations ou des fonctions du type y = x2.
84
Penser l’éducation - 2001, 2
Mais il y a aussi une autre possibilité. Supposons que, à ce point d'inflexion, l'homme réponde négativement à l'appel de l'idéal moral et que, au lieu de lutter pour celui-ci, il
se laisse entraîner sur la pente facile de ses penchants sensitifs et tombe dans une
dégénération morale consentie, pratiquant une conduite immorale. Ce cas aussi a sa
représentation sur la figure de la parabole, mais telle que celle-ci la prend selon la
fonction du type y = -x3 et qui, comme nous le voyons sur la figure de la parabole,
après le point d'inflexion, la courbe parabolique descend par le quart quadrant des
coordonnées, avec des valeurs de y négatifs, c'est-à-dire indiquant une décadence
morale progressive qui, en théorie, peut également être infinie. C'est la seconde possibilité que l'homme a dans son choix moral.
Ces deux possibilités, l'une positive et l'autre négative, sont exprimées par
Pestalozzi selon deux termes qui auront par la suite une grande tradition - en adoptant
des sens divers - dans la terminologie philosophique et sociologique allemande : il
s'agit des termes culture et civilisation. Chacun des auteurs qui les emploient définit les
deux termes à sa façon mais, en ce qui concerne Pestalozzi, qui est l'un des premiers
à le faire, sa position est claire : la «culture» indique l'attitude humaine (de l'individu et
de la société) qui est positive quant à la moralité, c'est-à-dire qu'elle réagit contre la
dégradation naturelle de la nature humaine et, avec le comportement moral, elle établit
la primauté du bien moral. La «civilisation» implique le cas contraire, et indique le fait
que lorsque les personnes et les groupes humains sont empêtrés dans les attitudes
négatives qui gâchent les bonnes relations sociales, civiques et politiques, ils adoptent
une conduite éthiquement négative qui entraîne leur décadence morale.
La moralité conditionnée par la situation sociale de l'homme
Dans son anthropologie de base, Mes recherches sur la marche de la nature dans
l'évolution du genre humain (1797), Pestalozzi, répondant apparemment à une question anthropologique encore très présente dans notre Anthropologie, Psychologie et
Sociologie actuelles (à savoir, de quoi ou d'où tire son origine la personnalité humaine ? Voir J.Mª Quintana 1989:81 8), précise sa position ou sa réponse personnelle à
ladite question par voie de sa triple thèse : L'homme est l'oeuvre :
1. de la nature ;
2. de la société ;
3. de lui-même.
Il serait difficile de donner à cette question une réponse plus complète et plus équilibrée. Elle fait état, dans la genèse de la personnalité, de la présence et de l'effectivité
de trois types de facteurs différents : les génétiques, ceux découlant de l'environne-
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Penser l’éducation - 2001, 2
ment et ceux d'autodétermination ou d'auto-éducation personnelle. C'est dans ces derniers que s'inscrit l'action morale de la personne, par laquelle celle-ci peut surmonter
les conditionnements (physiques) des deux types de facteurs antérieurs et, grâce à la
décision de sa liberté, déterminer consciemment le type de personnalité (morale) qu'elle veut avoir.
Mais Pestalozzi a de tout ceci une vision ou une théorie singulière. Voyons la façon
dont il la décrit.
Pour cela, il faut se reporter à son schéma précité des trois sources (évolutives, progressives) de la personnalité humaine, complété par un autre écrit anthropologique
qu'il publia cinq ans plus tard : Pestalozzi à son époque (1802/03), qui a été traduit en
espagnol (chez Pestalozzi 2001) ; dans celui-ci, l'homme naturel est décrit comme «le
bon sauvage», naïf et bienveillant mais, vu que cette bonté naturelle disparaît pour
donner lieu à un homme naturel corrompu, celui-ci apparaît réellement comme soumis
aux instincts de la brutalité animale. Il est tiré de cette situation par l'état social dans
lequel l'homme entre ensuite ; cet état est celui du «"pacte social», c'est-à-dire de l'organisation de la vie collective et de l'imposition d'un code moral et du code juridique
correspondant. Maintenant -dit Pestalozzi (24; 98)- l'homme «est un membre de l'État,
un citoyen, qui doit exister dans l'État non pas par la grâce de celui-ci mais par son
propre droit et par la loi qui protège ce droit, sans quoi il ne serait ni un citoyen ni un
membre de l'État».
L'état social, toutefois, ne modifie que l'extérieur de l'homme, c'est-à-dire ses relations sociales et politiques, en le protégeant contre l'exploitation et la domination du
plus fort. Mais il ne change pas l'intérieur de l'homme et ne libère pas celui-ci de sa
racine immorale, c'est-à-dire des son égoïsme ; la bienveillance qu'il doit mettre en
oeuvre dans la vie sociale n'est au fond qu'un simple comportement externe qui ne
sauve pas le fonds immoral de l'homme.
Ce fonds ne peut être sauvé que par chaque individu en lui-même. Et l'homme parvient à le faire lorsqu'il accède à la troisième et dernière phase de son évolution humaine,
à savoir l'état moral. Pour Pestalozzi, l'état de nature de l'homme et son état social
constituent ce qu'il appelle la nature «inférieure» de l'homme, car la vraie nature de
celui-ci, sa nature «supérieure», est constituée par l'état moral. Selon l'auteur, l'origine
de celui-ci est la suivante : «J'ai en moi-même une capacité de me représenter toutes
les choses de ce monde, indépendamment de mes appétences animales et de mes relations sociales, qui n'obéit qu'à ma dignité intérieure, et d'accepter ou de rejeter celle-ci.
Cette capacité est autonome au sein de ma nature ; elle n'est conséquence d'aucune
autre capacité de ma nature; elle est parce que je suis, et je suis parce qu'elle est» (12;
105).
Mais Pestalozzi ne tombe pas dans l'idéalisme moral comme Kant, par exemple.
Pour lui, la moralité s'exprime dans le travail quotidien du perfectionnement personnel,
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Penser l’éducation - 2001, 2
exprimé dans la lutte ascétique ; et il en arrive à dire ce qui suit : «Nous savons peu de
choses de la moralité, sauf ce travail sur notre moi appauvri» (12; 112). Ce faisant,
l'homme travaille à sa dignité (Veredelung) intérieure, qui est le véritable objet de la
moralité.
Mais ça c'est l'idéal ; la réalité, beaucoup plus pauvre et imparfaite, nous dit que
cette lutte pour atteindre l'idéal moral a, dans la pauvre humanité, une histoire assez déficiente. En effet, Pestalozzi écrit que «depuis des millénaires, l'humanité oscille entre une
tendance perpétuelle à la dignité et une frustration perpétuelle de cet objectif, ce qui fait
qu'elle vit dans un cercle constant dans lequel elle échappe toujours à la barbarie pour
tomber de nouveau dans cette même barbarie» (14; 14).
Parallélisme entre l'Éthique de Pestalozzi et celle de Kant
On a souvent dit que Pestalozzi a établi le système pédagogique correspondant à la
philosophie de Kant. Cela pourrait être admis, en tout état de cause, en ce qui concerne l'éducation morale, car Kant a exprimé l'idéal moral comme une pratique du «devoir
pour le devoir» et l'éducation morale proposée par Pestalozzi est exprimée, parfois, par
une formule assez similaire.
Mais il semble qu'il s'agisse plutôt d'une coïncidence fortuite de points de vue que
d'une dépendance réelle de Pestalozzi par rapport à Kant. Cette dépendance, effectivement, manque de fondements. Le principal motif est que Pestalozzi n'a pas lu Kant
car parmi les notes à lui que l'on a conservées (elles sont publiées dans PSW) avec les
remarques qu'il faisait à des passages des livres lus, il n'y avait qu'un ouvrage à Kant ;
il est vrai que Pestalozzi a engagé des rapports personnels avec Fichte et que celui-ci
a pu l'informer des idées éthiques de Kant mais, en tout état de cause, ces informations ne sont pas allées au-delà (en ce qui concerne la relation entre Pestalozzi et
Kant, voir M. Soëtard 1994; 243-50).
Il est vrai cependant que les écrits de Pestalozzi contiennent des concepts et des
phrases qui rappellent parfaitement celles à Kant, surtout vers la fin de son livre -déjà
cité- Mes recherches...., telles que la suivante, par exemple : «Je me fais complètement moral seulement par moi-même, par ma propre capacité (...). Les êtres humains
ne se font moraux qu'à travers cette prépondérance, en ce sens que moi à travers la
liberté de ma volonté je supprime les fondements de l'harmonie de ma propre nature
animale et je me soumets à moi-même, avec toutes les prétentions de mon égoïsme
animal, à la liberté de ma volonté et de sa bienveillance arrivée à point» (12; 118). Ou
encore ses propos : «Le bien humain et le droit humain reposent essentiellement sur
une subordination de moi-même comme oeuvre de la nature et comme oeuvre de la
société à moi-même comme oeuvre de moi-même; sur la subordination de moi-même
comme animal et comme citoyen à moi-même comme homme» (12; 162). C'est l'idéa-
87
Penser l’éducation - 2001, 2
lisme moral.
Mais en général la morale chez Pestalozzi n’est pas la morale de l’ipératif
catégoriue, mais la morale biblique et chrétienne exprimée dans le devoir de l’homme
de vivre dignement et ainsi se soumettre au plan disposé par le Créateur de l’univers.
Nonobstant on trouve quelquefois chez Pestalozzi des résonnances kantiennes : «la
nature doit obéir ses lois, n’ayant pas de la volonté ; mais je puis ne pas obéir la loi qui
est dans mon intérieur si je ne veux pas l’obéir : avec cette possibilité je suis mon juge
à moi et, par ce fait, un être plus noble que toute la nature restante» (13; 358).
À la fin de cette oeuvre, nous trouvons une autre théorie éthique de Pestalozzi très
proche de celle de Kant, à savoir que la morale est supérieure à la religion en tant que
fin dernière de l'homme, de sorte que la fonction principale de la religion serait celle de
servir à la moralisation des personnes. Chez Kant, ce point de vue est très clair, tout
comme chez Pestalozzi, bien que chez ce dernier la religion joue un rôle si important
que celle-ci peut être vue comme une fonction autonome et propre dans la vie humaine. En tout cas, il s'agit-là d'un autre point à tirer au clair dans le problème que la
conception de la religion chez Pestalozzi a toujours posé. Mais le point de vue mentionné apparaît de façon très évidente lorsque notre auteur commence par affirmer que
la «religion doit être une chose de la moralité» (12; 155) ; «pour chaque homme, la religion n'est divine que dans la mesure où elle est dans lui-même une oeuvre de luimême» (12; 156); la religion «comme oeuvre de moi-même me conduit à l'ennoblissement intérieur de moi-même» (ibid.) ; la meilleure religion pour l'humanité est celle qui
fournit aux êtres humains «une aide face au sens animal de sa nature» (ibid.). «Le
christianisme est tout entier moralité» (12; 157). Comme Kant, Pestalozzi aussi établit
une distinction entre les religions concrètes existantes dans les divers peuples et une
religion «pure», située au-delà des dogmes et des cultes des églises, et qui est la véritable religion ; cette véritable religion est celle de la pureté morale, l'idéal suprême de
l'homme (voir 12; 157).
Le concept de civisme et d'éducation civique chez Pestalozzi
Dans une autre occasion déjà (J.Mª Quintana 1998), nous avons exposé la conception que Pestalozzi a de l'éducation sociale en général et, dans celle-ci, de l'éducation
civique en particulier, dont nous le présentions justement comme le fondateur et, par
conséquent, un classique. Il pense que le social est une conséquence de la moralité (et
non pas la moralité une conséquence du social, comme nombre de gens soutiennent
aujourd'hui) ; pour la même raison, il voit l'éducation civique comme une conséquence et
une exigence de l'éducation morale. C'est par là que, chez Pestalozzi, le civisme est lié
à l'Éthique.
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Penser l’éducation - 2001, 2
Dans notre travail mentionné (p. 569-73), décrivant la façon dont Pestalozzi voit
l'éducation civique, nous commencions par rappeler sa manière de voir l'éducation
communautaire, qui peut se résumer dans les quatres points suivants :
1. esprit communautaire, c'est-à-dire «"sens de la communauté», sens de corps social ;
2. formation du citoyen accompli et honnête, fidèle à tous ses devoirs civiques ;
3. esprit de travail ou de goût pour le travail, à travers lequel le citoyen fait son apport
au bien commun matériel ;
4. amour fraternel ou cette solidarité qui représente la meilleure forme de cohésion
sociale.
Plus concrètement, l'éducation civique est la formation des individus pour qu'ils participent aux manifestations ou aux activités publiques de la vie de citoyen et, dans ce
sens, Pestalozzi lui attribue deux fonctions :
1. faire que l'esprit national coïncide avec les exigences de la loi et avec les besoins de
l'Etat et de ses membres ;
2. garantir que l'État puisse donner aux citoyens la formation qui les qualifie pour se
conformer aux dispositions légales et aux exigences de leur situation personnelle.
Les deux objectifs sont formulés dans un petit ouvrage de Pestalozzi consacré
exclusivement à ce sujet. Il s'agit du Mémorial sur l'éducation civique (1788; une
grande partie de son texte peut être vu chez J.Mª Quintana 1994; 24-7). Il dit que l'intérieur de l'éducation civique consiste à l'art de faire que l'intérêt de l'Etat soit également l'intérêt du citoyen, tandis que l'extérieur de celle-ci consiste à configurer chez
les citoyens les capacités qui les pousseront à agir selon cet intérêt. Ce qu'il attend
le plus d'eux, c'est qu'ils réalisent de façon correcte la fonction qui a été attribuée à
chacun au sein de la collectivité.
Principes du civisme
Voyons quelles sont les idées générales sur lesquelles repose la conception civique
de Pestalozzi (nous continuerons à le citer par voie de PSW). Voyons tout d'abord les
idéaux qu'il prend comme point de départ. Chez notre auteur, les idéaux sont toujours
réalistes, raison pour laquelle il dit que «les prêtres devraient rapprocher le peuple non
pas des étoiles mais de l'humanité» (7; 409) ; et de l'humanité non pas au sens abstrait
mais dans l'expression concrète qu'elle a dans le pays même car «la conformité avec
les coutumes du pays est la première vertu sociale et la première expression de la véritable sagesse sociale» (1; 195).
Il faut éviter les faux idéaux, qui sont souvent vantés, car «les nombreux sots donnent à leurs désirs de vice le nom de droits de l'homme et à leurs désirs de plaisir pri-
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Penser l’éducation - 2001, 2
maire et débridé celui de liberté» (10; 183). À cette sottise, il faut opposer la véritable
sagesse sociale : «la moralité nationale est toujours une conséquence de la sagesse plus ou moins capable de se traduire par des lois - de subordonner le pouvoir au droit et
l'égoïsme à la bienveillance» (12; 120). Cela est possible lorsque le peuple cultive
l'idéal social ; c'est pour cela que Pestalozzi lui dit : «Oh peuple, réveille-toi ! Fais de
nouveau tout ce que tu as fait de noble, de beau et de bon. Ne soit jamais ce que tu as
déjà été, mais ne perds aucune des bonnes choses que tu as eues. Réveille-toi, avance, sois plus et meilleur que ce que tu as été. Ne crains rien, car tes meilleurs atouts se
trouvent dans ta poussière» (12; 293). Et avec les idéaux sociaux, les attitudes
sociales : «si vous plantez sur la Terre l'innocence et l'amour, ainsi qu'un pur sens de la
vérité et de la justice, vous réhabiliterez l'humanité avilie en lui redonnant le sentiment
de sa dignité et de son égalité» (8; 264).
Tout cela doit se traduire par de bonnes relations sociales, qui ne seront possibles
que si on évite les mauvais sentiments sociaux : «Il n'y a pas d'ennemis-nés du peuple,
mais les erreurs d'un égoïsme qui est devenu une habitude débridée, puis réprimée,
font que tout le monde le soit» (4; 482). En effet, «là où, parmi les hommes, il manque
un sentiment interne de considération, d'amour, de respect et de gratitude réciproques,
il est impossible que la vérité produise un quelconque effet, car il s'agit d'un domaine
nu et désert dans lequel toutes les semences se perdent» (8; 264). «En général, tel est
le destin de l'homme social : ses plus grands maux viennent toujours de ceux avec lesquels il cohabite et le plus grand mal de chaque population couve au sein de celle-ci»
(10; 304).
Ces attitudes inconvenantes évitées, on ouvre la voie à la bonne relation sociale, qui
est l'objectif du civisme. «Une extension progressive des connexions générales et des
dépendances réciproques entre les personnes qui, de la façon la plus simple et sure,
forment l'esprit de l'humanité et l'amour, constituent le bonheur du genre humain» (8;
297). «Les personnes ne sont heureuses que lorsque, cohabitant les unes avec les
autres, elles ont de bonnes relations entre elles» (7; 414). Et Pestalozzi ajoute : «Je
construis toute liberté sur la justice, mais dans ce monde je ne vois d'autre justice sûre
que celle basée sur une humanité visant l'innocence, la piété et l'amour, et illustrée
dans cette direction» (1; 301).
Voyons maintenant quelques moyens proposés pour parvenir à cette fin. Un moyen
important est le bon exemple social, au point que «si chaque personne excellente
s'employait, à travers son bon exemple, sa surveillance et son orientation, à faire en
sorte que quelqu'un d'autre le soit également, nous aurions deux fois plus de personnes excellentes que maintenant" (1; 28). «L'influence que les exemples ont sur le
peuple est bien connue» ; mais, comme les mauvais exemples sont si abondants,
Pestalozzi ajoute tout de suite après : «mais, dans sa conduite, personne ne veut faire
ce qu'il faut pour être fidèle aux devoirs de la justice» (1; 320).
90
Penser l’éducation - 2001, 2
Comme toujours, notre pédagogue attend le salut du foyer, de l'éducation familiale :
«former les personnes dans la sagesse pieuse d'une vie familiale pure et heureuse
constitue le seul moyen capable d'éviter que le peuple ne commette de délits» (9;
181).
BIBLIOGRAPHIE CITÉE
PESTALOZZI J.-H., (1947) , Le Chant du Cygne, suivi de Mes Destinées, traduit par L. van Vassenhove,
La Bacconnière, Neuchâtel.
2001, La velada de un solitario y otros escritos. Herder, Barcelona. (Traduction de José Mª Quintana
Cabanas).
PSW , Pestalozzi sämtliche Werke. Kritische Ausgabe, Verlag von Walter De Gruyter, Berlin und Leipzig,
47 vols., 1927ss.
QUINTANA CABANAS José María, (1994), Educación social. Antología de textos clásicos, Narcea,
Madrid.
- (1998), «La educación social en Pestalozzi», En RUIZ BERRIO Julio y otros (eds.), La recepción de la
pedagogía pestalozziana en las sociedades latinas, Endymion, Madrid, pp. 549-87.
SOËTARD Michel (1994), Pestalozzi, Kant et Fichte, ou l’impossible système de liberté.
PESTALOZZI J.-H., Mes recherches sur la marche de la nature dans l’évolution du genre humain, Payot,
Lausanne, pp. 243-50.
TRÖHLER Daniel (1998), Philosophie und Pädogogik bei Pestalozzi, Verlag Paul Haupt, Bern und
Stuttgart.
91
Un Helvète bien intéressant
Isaac Iselin
(1728-1782)
J.-R. Rinderknecht
n usage consacré fait du XVIIIième siècle, le siècle des Lumières : un pluriel et
une majuscule atribués à ce dernier mot accentuent l’efet recherché. Cette
expression - phare ou carte de visite est-elle une affirmation contemporaine décrivant
une époque sereine et brillante face à une précédente période d’obscurantisme : au
delà de l’effet de contraste éventuellement recherché, l’on pourrait y ressentir l’éloge
d’un mode de vie où s’allient prospérité et culture au moins pour les classes sociales
aisées ? Je soupçonne pourtant cette dénomination d’être plus tardive car elle me
paraît s’opposer à l’ébranlement majeur de la société française. - La Révolution - et au
paroxisme belliqueux qui entraîne toute l’Europe en son tourbillon de 1792 à 1815.
U
Pourtant «le siècle des Lumières» exprime bien un processus de jaillissement multiforme où se conjuguent des réalités et des savoirs qui, perçus antérieurement, se
créent leur place au soleil et s’épanouissent en nouveaux champs d’observation ou de
connaissances, telle l’histoire et la géographie quittant leur approximations. La circulation des hommes à travers l’Europe au niveau de la formation universitaire et des
échanges commerciaux s’accompagne d’un brassage d’idées circulant en tout sens,
une facilitation complémentaire étant fournie par l’usage courant du français qui se substitue au latin. Ainsi existe un cosmopolisme des lettrés et des savants qui vont prendre
en charge une «Planète - Terre»” dont les zones blanches inconnues sur les cartes
s’amenuiseront de façon étonnante : cette approche globalisante se retrouve aussi
dans un désir d’analyse et de partage des activités humaines. Nous voici devant un
second maître-mot de cette époque : l’Encyclopédisme. Cette tendance de bilan global
du savoir humain se trouve certes exprimée par l’oeuvre majeure qu’est l’Encyclopédie
de Diderot, d’Alembert et Jaucourt (1) mais bien d’autres dictionnaires paraissent et
sont encore connus aujourd’hui.
Les contemporains vivant ce XVIIIe siècle ont-ils perçu leur époque comme éclairante, lumineuse alors qu’elle côtoie un précipice, que des craquements et des lézardes
préparent la ruine d’un système social et politique que nous nommons «Ancien
régime» ? Le temps de l’inquiétude pourrait constituer l’appellation mineure, la face
93
Penser l’éducation - 2001, 2
d’ombre du XVIIIe siècle : l’illuminisme et l’ésotérisme y fleurissent comme va naître le
romantisme. Un monde en soubresauts et contrastes en même temps qu’un monde en
gésine où se développent deux utopies majeures -elles aussi écrites avec majusculesla Liberté et le Progrès.
En leur nom auront lieu des remises en cause des formes d’éducation, des régimes
politiques en même temps qu’une recherche de compréhension de l’aventure de l’humanité sur terre. Ainsi j’ai tenté de tisser une toile de fond pour y inscrire le parcours et
l’oeuvre d’un citoyen suisse et bâlois qui mérite attention et considération : il s’agit
d’Isaac Iselin qui a joué un rôle de transmetteur de savoirs étonnamment ouvert à la
connaissance de son temps et de ses problèmes majeurs. La biographie brève que je
vous propose est issue de l’un des livres que lui a consacré son biographe Ulrich
Imhof, intitulé Isaak Iselin und die Spätaufklärung (2).
Un ouvrage écrit par Isaac Iselin situera son auteur dans le panorama intellectuel de
son époque : il s’agit de Philosophische Mutmassungen uber die Geschichte der
Menschheit (3) qui parait en 1764 ce livre se situe entre L’esprit des lois de
Montesquieu (1748) et les différentes éditions de L’essai sur les moeurs de Voltaire
(1756 et 1769) et constitue le premier ouvrage de ce genre en allemand. Penseur optimiste et conscient de vivre un temps nouveau, I. Iselin s’y dévoile comme historien
dans la double dimension qu’affectionnent ses contemporains : saisir l’esprit de l’histoire àtravers ses étapes d’une part et l’approcher par une saisie interdisciplinaire - ethnologie, économie, sociologie, psychologie, pédagogie - de l’autre.
Faut-il nommer cette pensée globalisante philosophie ? Pour U. Im Hof, il s’agit
d’une réflexion politique : en elle s’élabore une théorie issue du passé qui va orienter
une pensée visant ou critiquant les institutions. S’ajoute à ce vaste horizon une riche
documentation laissée par I. Iselin : ses agendas de 1750 -il a 22 ans- à 1770, ses
notes quotidiennes de 1749 à 1779, soit de 21 à 51 ans et enfin une correspondance
très fournie et conservée, surtout avec deux de ses amis J.R. Frey et S. Hirzel.
Sa vie
Enfant solitaire d’une femme divorcée -les deux parents issus de confortables
familles bourgeoises - Isaac Iselin fera ses études à Bâle et Göttingue jusqu’à un
double doctorat en droit (1751). L’année suivante il est à Paris où il fréquente
Rousseau, Buffon et Fontenelle (1657-1757) qui, secrétaire perpétuel de l’Académie
des Sciences, fit à ce titre l’éloge de 70 académiciens. À son retour à Bâle, il est élu
membre du Grand Conseil -Sechser. Deux ans plus tard, par tirage au sort, iI est
nommé deuxième secrétaire de la république bâloise (4). Cet emploi restera le sien tout
au long de son existence relativement brève. En effet, les fameux tirages au sort bâlois
sur liste de trois candidats lui seront à plusieurs reprises défavorables quand il fut can-
94
Penser l’éducation - 2001, 2
didat au fonctions de premier secrétaire, puis d’Oberzunftmeister ou enfin de maire (5).
Malgré son livre paru en 1755 qui l’avait fait connaître à l’étranger, Philosophische und
Patriotische Traüme eines Menschenfreundes, et des appuis, il échoua dans ses efforts
pour obtenir un poste de professeur d’université aussi bien à Bâle qu’à Berlin ou
Göttingue (6)
À l’image de son emploi, la vie familiale d’I. Iselin fut celle d’un modeste bourgeois,
au train de vie inférieur à celui des familles de son épouse -les Forart - ou de la sienne
propre. II éleva avec soin ses sept enfants perdant à l’âge de huit ans l’une des cinq
filles. Les deux garçons firent une carrière commerciale, pour bonne part à l’étranger.
Précepteur de ses enfants dans leurs jeunes années, son action éducative peut être
connue de façon précise avant la scolarisation secondaire.
I. Iselin, bloqué dans son cursus professionnel qu’il n’a pu réorienter, connaîtra une
autre limite : une santé fragile, au niveau pulmonaire en particulier. Dès 1772 et jusqu’à
sa mort, printemps et automnes, par leurs refroidissements souvent liés à des complications plus graves, créeront des moments de maladie et des interrogations concernant l’avenir. Vocation contrariée et blessures secrètes : expressions résumant ce qu’a
vécu courageusement I. Iselin qui ne se plaignait point ? Ou plus simplement, interprétation de la face ombrée de sa vie devant le bilan fécond d’une oeuvre étonnamment
variée et riche ? Certes I. Iselin est un homme de deuxième rang en face de
Montesquieu, Voltaire ou Lessing : pourtant il eut une carrure impressionnante, ce petit
(physiquement) grand homme. Jugez-en vous-même
Son oeuvre de chroniqueur et d’écrivain
L’une des fiertés d’I. Iselin a été d’avoir, avant Mirabeau, lancé le terme de
Menschenfreund, ami des hommes qui caractérisera le courant philanthropique. Son
ouvrage initial évoqué plus haut, les rêves philosophiques et patriotiques d’un philanthrope, publiés en 1755, exposent les idées politiques et sociales de son auteur dans
un manuel d’initiation civico-social pour jeunes gens. Après plusieurs éditions - donc un
succès - ce livre trouvera sa place en 1770 parmi les I. Iselin’s vermischte Schriften (2
tomes) après de nombreux remaniements (7).
Ci-dessous nous n’évoquerons qu’en partie la production de notre écrivain, à savoir :
- deux oeuvres s’intéressant à des problèmes de société ;
- brièvement, à propos de L’histoire de l’humanité, une appréciation concernant sa
méthode de travail
- son oeuvre de chroniqueur dans son double volet au profit de l’A.D.B. de Nicolaï et
l’oeuvre propre d’I. Iselin dans ses Éphémérides, réservant deux développements plus
conséquents aux intérêts pédagogiques et agronomiques de notre Bâlois (8).
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Penser l’éducation - 2001, 2
Problèmes de société
Ce thème apparaît dans l’action professionnelle d’I. Iselin regrettant le manque de
démocratie et d’ouverture du patriciat gouvernant la République de Bâle lorsqu’il propose un accès facilité des résidents bâlois à la citoyenneté strictement limitée.
Élargissant son analyse, après avoir lu sous l’influence de son ami J.R. Frey, des
écrits physiocratiques - et cela constitue un tournant dans sa vie et son oeuvre - il
publiera en 1772, son Versuch aber die gesellige Ordnung (9).
Quelques années plus tard, sous forme de huit dialogues, il exposera la théorie physiocratique dans Der menschenfreundlichen Katechismus, nommé en français Le catéchisme profane.
J.R. Frey, bâlois, officier au service de la France, a fréquenté Quesnay et les autres
physiocrates dont l’un d’eux viendra à Bâle donnant l’occasion à Isaac Iselin d’une rencontre : il s’agit de Dupont de Nemours, conseiller de Turgot.
«Histoire de l’humanité» et méthode de travail
Le contenu de cet ouvrage mériterait une analyse de son contenu : l’on saisirait
comment au XVIIIéme siècle l’histoire s’édifie en science autonome s’appuyant sur la
géographie naissante à son tour. J’ai dénombré 119 ouvrages lus et cités par Isaac
Iselin - parfois dans des éditions successives : U. Im Hof en fait un inventaire scrupuleux. Il signale chez Isaac Iselin une vision mondialiste plus ample que celle de
Voltaire, puisque pour le premier l’Amérique et l’Afrique font partie du champ de
recherches. Cela signifie en particulier que la documentation d’Isaac Iselin est plus
fournie. De surcroît, Isaac Iselin correspondra avec le «nègre» littéraire de Voltaire :
dommage qu’Im Hof ne donne pas quelques indications concernant le contenu de ces
échanges.
L’on ne peut qu’admirer la somme de travail aboutissant à cet ouvrage d’Isaac Iselin
et ce bien plus encore lorsque je vous aurai dit que Voltaire a travaillé trente ans pour
donner forme définitive à son Essai sur les Moeurs (1O).
Signalons simplement, pour vous faire sentir combien l’air du temps est porteur de
problèmes qui mûrissent simultanément, l’ouvrage anglais de 1766 de Ferguson, An
Essay on the history of civil Society : Isaac Iselin en fera une présentation dans A.D.B.
(signalé en note 8).
Isaac Iselin chroniqueur
Durant la grande époque d’ADB, U. Im Hof dixit - de 1767 à 1776, Isaac Iselin sera
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Penser l’éducation - 2001, 2
un chroniqueur précis et un juge éclairé dans ses textes souvent fournis. Cette expérience lui sera profitable pour son aventure personnelle.
Aventure personnelle et mensuelle qui débute en mars 1776 et porte le titre Éphémérides de l’humanité, 125 pages par numéro comportant 3 - 4 sujets de chroniques
développées, puis des comptes-rendus critiques présentant des parutions et enfin des
événements mondiaux commentés.
Le sous-titre illustre la visée d’Isaac Iselin : bibliothèque der Sittenlehre, der Politik
und der Gesetzgebung (11). Les Ephémérides seront éditées à Leipzig et un jeune
savant, Weygand -qui continuera après la mort d’Isaac Iselin à assurer la parution de
sa revue - sera l’intermédiaire entre l’éditeur et Isaac Iselin. Une caractéristique des
Éphémérides lui donne une place particulière parmi ses consoeurs : elles traitent des
problèmes politiques. Seule la Correspondance de Schlözer, professeur à Göttingue,
fera de même.
Comme collaborateurs, Isaac Iselin saura gagner les services de Bernoulli, scientifique bâlois, Schlettein, professeur d’économie politique, de J.G. Schlosser, beau-frère
de Goethe et surtout de Pestalozzi (12).
Notons le contexte entourant la naissance des Éphémérides. Au printemps 1775,
Turgot entame en France ses réformes dans une optique physiocratique àlaquelle se
rallie Isaac Iselin qui suit avec intérêt les expériences du baron Tschudi à Metz et de
Schlettwein et Butre au pays de Bade (13).
Grâce à un réseau de correspondants à travers l’Europe et à un travail de qualité,
les Éphémérides seront connues et appréciées comme l’une des meilleures revues du
vivant d’Isaac Iselin. On ne peut qu’admirer les efforts de notre écrivain bâlois, en particulier lorsque l’on sait sa santé fragile.
Énumérer les chroniques de cette revue n’est pas ici possible. L’activité littéraire,
avec les débuts de Goethe, du mouvement Sturm und Drang y est évoquée facilitée
par des contacts directs avec Lenz et son ami, Kaufmann (14), qui viendra remettre à
Isaac Iselin le manifeste pédagogique des quatre jeunes strasbourgeois que nous
connaissons déjà (15).
Isaac Iselin fera l’éloge du livre de Jung-Stilling, Jugend, (16) et fera une recension de
l’ouvrage de Frédéric II de Prusse, De la littérature allemande. Signalons le bilinguisme
parfait d’Isaac Iselin dont le français a plus d’aisance que l’allemand.
Les intérêts pédagogiques d’Isaac Iselin
Isaac Iselin s’est engagé à plusieurs reprises dans des tentatives de réforme de l’enseignement scolaire et universitaire de sa ville natale : ce furent des échecs. Ces
échecs furent-ils fructueux par dérivation, Isaac Iselin appliquant ses efforts dans le
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Penser l’éducation - 2001, 2
domaine pédagogique ailleurs ? À vous d’en juger.
Le «Lesebuch»
Précepteur de ses enfants - si j’ai bien compris pour bonne partie de l’enseignement
primaire - il sera l’auteur d’un livre de lecture - sorte d’ouvrage encore rare en ce temps
- dont les extraits choisis feront l’objet d’éloges de la part de Lavater. II y aura travaillé
sept ans pour une parution en 1768. Sammlung den Nutzen und Vergnügen der
Jugend geheiliget (17) est bien encadré : les Vorübungen de Sulzer la précède. Dans
une perspective différente, la préparation à la lecture de La Bible, paraît l’année
suivante : c’est le Kinderfreund de v. Rochow, avec qui Isaac Iselin correspondra.
L’idéal pédagogique d’Isaac Iselin
Il a échoué dans sa recherche d’une chaire professorale universitaire. Son activité
multiple va pourtant lui permettre de consacrer de plus en plus de temps et de place
dans ses écrits aux problèmes pédagogiques au point de pouvoir parler d’une vocation
pédagogique - une école de Bâle porte encore son nom.
D’abord engagé dans une critique de la situation de l’enseignement, il va progressivement définir sa théorie éducative. D’après Im Hof, l’équilibre Ratio, Ethos, Ästhetik,
corps et âme, correspondent à un idéal classique et stoïcien, l’héritage grec, en particulier la Kyropädie de Xénophon - étant présente. Isaac Iselin est théoricien : pourtant
il avait une étonnante faculté de saisir l’importance concrète de recherches récentes.
Ainsi des ouvrages du philologue Matthias Gessner, de Göttingue, il dira
Sprachunterricht ist Gymnastik des Geistes.
Dans la vie d’Isaac Iselin apparaissent conjointement les débat éducatifs à Bâle et
l’éducation de ses propres enfants. L’horizon intellectuel large et la méthode de travail
de notre humaniste bâlois apparaissent à cette occasion. Nous sommes au début des
années 1760 : en 1762 paraît L’Emile de Rousseau, qu’Isaac Iselin lira plusieurs fois.
Simultanément, il retourne à ses ouvrages lus antérieurement : Plutarque, Fénelon,
Mme de Beaumont (18) et consulte l’Akademieplan de Wieland. ll se fait envoyer par le
professeur Gessner cité ci-dessus Die brauschwig-lüneburgische Schulordnung et va
lire deux ouvrages de Basedow : Briefe über das Schulwesen et Praktische
Philosophie für alle Stände (19). Il en fera une synthèse et publiera en 1760-1761
Bedenken über das Schulwesen (20).
Brève énumération d’autres récits pédagogiques
- dès 1755, un chapitre dans les Träume ;
- dans les Schinznacher Unterredungen, neuf dialogues destinés à la jeunesse ;
- en 1775, un récit sur les Philantropin, publicité pour Marschlin et Dessau (21) ;
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Penser l’éducation - 2001, 2
- en 1776, il retravaille dans un sens physiocratique les articles consacrés à l’éducation
et aux établissements scolaires et universitaires publiés dans le tome 2 des
Vermischten Schriften ;
- en 1779, il développe son système pédagogique dans son Versuch über die öffentliche Erziehung (22).
Isaac Iselin, propagandiste et sponsor de Basedow
En 1768, BASEDOW reprend le terme de philanthrope lancé par Iselin dans
Vorstellungen an Menschenfreunde - terme que reprend en France Mirabeau - et y met
à jour le besoin impérieux d’une part d’un Elementarwerk qu’I. Iselin et Lavater vont se
charger de diffuser en Suisse (23) et de l’autre, d’un lieu de formation des maîtres. Ce
sera le début d’un courrier entre I Iselin (24) et Basedow. Avant cette correspondance
commencée en septembre 1768, I. Iselin lance, en août 1768, une souscription en
faveur des projets de Basedow. L’année suivante, Lavater se joint à I. Iselin ainsi que
Kirchberger de Berne. Dès mai 1769, paraissent les premières livraisons de
l’Elementarwerk (25).
En juin 1769, Isaac Iselin lance un deuxième appel sous forme de Schreiben an die
Helvetische Gesellschaft über Herrn Basedow’s Vorschläge zur Verbesserung des
Unterrichts der Jugend qui sera largement diffusé par plusieurs revues importantes (26).
En 1771, paraissent Einige Briefe über das Basedowische Elementarwerk, oeuvre commune de Lavater (deux lettres) et d’Isaac Iselin (trois lettres). En 1774, ils récidivent et
cosignent deux lettres qui paraissent dans les Frankfurter Gelehrten Anzeigen pour
saluer la fin de la parution de l’Elementarwerk.
Ainsi Lavater et Isaac Iselin ont très concrètement parrainé Basedow et son ouvrage. Isaac Iselin fera un dernier effort en 1775 dans ADB, il assure une recension de
cinquante pages de l’Elementarwerk (tome 26 p.42-102) : lui qui a tant fait pour
Basedow y est pourtant critique. Signalons aussi un projet de Philantropin à Bâle, projet caressé par Isaac Iselinavant l’ouverture de celui de Dessau.
Isaac ISELIN attentif au groupe de futurs pédagogues strasbourgeois
Cet épisode nous est mieux connu : Kaufmann, préparateur en pharmacie à
Strasbourg, «poulain» de Lavater, rend visite à Iselin qui publie dans les Ephémérides
les Philantropische Aussichten redlicher Jünglinge ihren denkenden und fühlenden
Mitmenschen. Après cette parution, I. Iselin propose à Basedow l’embauche de J.Fr.
Simon et Schweighaüser -qui épousera une fille Stuber - Tous deux, acceptés par
Basedow, partiront pour Dessau et s’arrêtent à Leipzig chez Zollikofer, pasteur de la
paroisse francophone de cette ville qui, à cette époque, initie à l’éloquence sacrée un
vicaire qui se nomme Jean-Luc Legrand (27). Une méchante attaque personnelle de
Basedow contre Schlözer (28), professeur à Göttingue, amène Iselin à prendre ses dis-
99
Penser l’éducation - 2001, 2
tances face à Basedow. Continuant à s’intéresser de très près à l’expérience de
Dessau, Iselin correspondra avec Wollke, Basedow ayant quitté son école (29).
Les expériences pédagogiques alsaciennes ont été suivies avec intérêt par Isaac
Iselin. II fera l’éloge de l’École militaire de Pfeffel puis celui du «Frauenzimmerinstitut»
de la Krutenau créé par Simon et Schweighaüser (30). II nous livrera la seule source
documentaire écrite concernant le Philantropin de Ste-Marie aux Mines d’Eichborn,
conseillé par Pfeffel - et dont les filles seront pensionnaires de J-F. Oberlin.
Il ne reste plus qu’à mentionner l’appartenance (comme membre physiquement présent ou comme correspondant ? ) d’I. Iselin et de son ami J.R. Frey à la Société philantropique de Strasbourg (31). Cette appartenance est sans doute une facilitation ou un
signe de contacts et d’informations circulant entre les hommes des deux métropoles
rhénanes.
L’intérêt Isaac Iselin pour l’agronomie et la physiocratie
Promoteur de Basedow, Isaac Iselin l’est au moins autant au profit de la doctrine
physiocratique : cela mériterait un développement d’autant plus qu’Isaac Iselin est l’un
des rares Suisses à s’être ainsi engagé.
Les Éphémérides consacrèrent au moins cinquante articles aux questions agricoles.
D’une réflexion concernant les techniques agricoles, Isaac Iselin est rapidement
remonté aux mécanismes de le vie économique réfléchissant au droit de propriété, à la
liberté des échanges : partisan à l’origine de mécanismes régulateurs, il abandonnera
l’idée de réglementations faisant confiance en un équilibre qui s’établira entre agriculture et commerce. II réfléchira également à la notion d’un salaire suffisant, proposera des
allégements d’impôts et des diminutions de prix de denrées alimentaires au profit des
plus pauvres - cela dans le Versuch über die gesellige Ordnung (1772) (32). Dans une
autre oeuvre se trouve abordé le débat qui préoccupe bien d’autres auteurs de ce
temps, celui qui concerne le luxe. Ainsi de l’agriculture, le système physiocratique
amène Isaac Iselin à élargir àl’ensemble des réalités sociales ses intérêts.
Citons ici un membre de la Société économique de Berne, l’avocat français
d’Orléans, Le Trosne : Isaac Iselin recense, dans les Éphémérides, son ouvrage De
l’ordre social. Serviable, Isaac Iselin s’occupera de faire éditer en 1779, en Suisse,
d’abord anonymement, un autre ouvrage de Le Trosne. Ce livre sera demandé à I.
Iselin par deux ministres autrichiens : Rosenberg (Toscane) et Zinsendorf (Vienne). La
mort précoce en 1780 de Le Trosne mettra fin à ce qui était devenu une amitié entre
les deux hommes bien souvent d’accord quant aux problèmes socio-économiques
qu’ils abordaient.
Il n’est pas neutre d’évoquer ici Karl-Friedrich, margrave de Bade et son épouse
100
Penser l’éducation - 2001, 2
Caroline, qui figuraient parmi les relations d’I. Iselin. Le margrave expérimentera les
théories physiocratiques - lesquelles ? - dans trois villages : Dietlingen en 1765, puis
en 1772, Theningen et Bahlingen, tous deux situés près de Fribourg e. B.. Rentré
d’une mission en Pologne, Dupont de Nemours fit le voyage à Karlsruhe pour aider à
démarrer les réformes en Bade. Trois autres hommes les suivaient: le baron von
Edelsheim, Schttwein, professeur (cf plus haut) et Butre, caché à Strasbourg pendant la
Révolution, plus tard propriétaire à Haslach (33).
Si un projet d’école d’agriculture - eine Pflanzschule - à Bâle restera dans les cartons, une autre contribution restée dans l’ombre va être la traduction française de l’ouvrage de Kaspar Hirzel, Kleinjogg, paysan modèle par J.R. Frey - corrections et édition
assurée par Isaac Iselin -ouvrage qui sera célèbre et fera le tour du monde sous le titre
de Frey, Le Socrate rustique.
Isaac Iselin créateur, des initiatives marquantes
Avec S. Hirzel, S. Gessner, écrivain et H.-H. Schwinz Jr. les bases de la Société helvétique seront posées en 1760 ; le projet tôt caressé d’une société philanthropique ne
verra au contraire le jour qu’en 1777.
La société helvétique
Réunir des Suisses de cantons et de confession religieuse différente au delà des clivages d’une Suisse cloisonnée : telle est la visée. D’autres voulaient qu’elle devienne
une Elitenschule. Schinznach verra en 1761 la première rencontre. 1762 sera l’année
d’une structuration. En 1763, Kaspar Hirzel sera nommé président. À cause de différents politiques, l’essor de la Société helvétique -S.H.+ bas- sera freinée. Autour de
maîtres-mots «Paix - Liberté - Vertu» que nous nommerions aujourd’hui tolérance, libéralisme et humanité, les statuts ne virent le jour qu’en 1766, prouvant l’harmonie retrouvée. En 1767, le patriotisme national suisse se manifeste lors de la session annuelle :
les «Schweizerlieder» de Lavater furent abondamment chantés (34). Deux ans plus
tard, Isaac Iselin adresse son second appel en faveur de Basedow aux membre de la
S.H. (cf voir plus haut). À cette époque, la S.H. sacrifiera au culte de la manifestation
spectaculaire en accueillant des visiteurs étrangers et célèbres.
À la suite de plusieurs absences pour raison de santé d’I. ISselin, Ulysse von Salis
(35) prit le relais : il réussit la relève de génération grâce à une assistance rajeunie et
pour le première fois en 1773, un catholique présidera la S.H. Cette même session
donne à I. Iselin l’occasion de contacts informels : avec Schlosser, ii discutera des
Philantropin et réfléchira avec d’autres à son projet d’Éphémérides. Un trio célèbre ani-
101
Penser l’éducation - 2001, 2
mera joyeusement la session de 1777 pour contrer les pluies abondantes : il ne s’agit
de rien moins que de Lavater, Lenz et I. Iselin. N’oublions pas que Pfeffel, Hofer, des
Bâlois comme Sarazin, l’ami du couple Scheighaüser, l’helléniste strasbourgeois, Frey,
Peter Ochs, l’adversaire politique de J.-L. Legrand participent à ces rencontres (36).
En 1786, session ayant lieu après la mort d’I. Iselin, iI appartiendra à J.G.
Sschlosser, beau-frère de Goethe, de prononcer l’éloge du fondateur de la S.H.
La «Gemeinnützige Gessellschaft» de Bâle
Elle naît à partir d’un noyau d’amis intéressés par Isaac Iselin en 1777. Cette société
d’émulation a pour modèle la Sté économique de Londres fondée en 1753 sous le titre
de «Royal Society of Agriculture and Handwork». Sa soeur jumelle naît à Berne en
1759 sous le label suivant : «Ökonomische Kommission der Naturforschende
Gesellschaft». Durant l’année 1777, la société bâloise recevra deux hôtes connus :
Zollikofer et Lenz. Rappelons qu’à Strasbourg la Sté. philanthropique, née en 1770,
joue le même rôle et signalons que cette Gemeinnützige Gesellschaft existe toujours.
Au delà de cette pérennité, est à retenir le mode de filiation d’Angleterre par la
Suisse vers l’Alsace de ce type de société dont l’ultérieure Sté. de l’Agriculture, des
sciences de Strasbourg - libre face aux tutelles d’un pouvoir - porte également témoignage. L’autre racine ou canal par lequel perfuseront des idées ou influences menant
aux créations de sociétés à but philanthropiques me paraît également d’origine
anglaise : il s’agit de la franc-maçonnerie. À l’époque d’ISselin, se rencontrent à Bâle
dans le domaine des Loges, l’influence de deux hommes : celle de J. de Turckheim,
qui joua un rôle dans la création de la loge de Huningue, puis de Bâle et celle de
Diethelm Lavater, médecin et frère du célèbre pasteur, qui patronna les loges de Zurich
et Bâle, en étant responsable d’une obédience provinciale de Bourgogne. Sans doute
l’homme - pivot entre Zurich et Strasbourg sera-t-il, dans ce domaine, Jacob Sarazin,
l’ami de Schweighaûser.
Fécondité de la capacité d’amitié d’Isaac Iselin
Si la vocation pédagogique visible d’Isaac Iselin fut contrariée et s’exprima dans son
oeuvre d’écrivain comme celle d’un théoricien de la pédagogie, il est un domaine où ce
don pédagogique du dialogue maïeutique - forme littéraire qu’Isaac Iselin a utilisé dans
ses oeuvres - s’épanouira pleinement : celui de ses amitiés.
Elles furent nombreuses, profondes et durables avec maints contemporains. Citons
les frères Tscharner, dont l’un, avec le concours d’un auteur italien publiera un Tableau
de la littérature européenne en 36 volumes. Sur le plan littéraire, Lavater, le philosophe
102
Penser l’éducation - 2001, 2
Mendelssohn et J.-G. Schlosser font aussi partie de ce cercle. Du côté des intérêts
pédagogiques, ce sont M. Planta, U. von Salis et Pestalozzi, nettement plus jeune. Ami
de D. Fellenberg, professeur de droit à Berne, I. Iselin a certainement connu son fils
Ph. Emmanuel, le pédagogue de Hofwyl. Il manque encore dans cette galerie Von
Rochow et Wolke qui continua, après le départ de Basedow de Dessau, de donner des
nouvelles du Philantropin à Iselin. L’amitié indéfectible entre J.-R. Frey et Iselin ne se
démentit jamais : par ses séjours à Paris, ses amitiés physiocratiques, au gré des garnisons, J.-R. Frey faisait participer Iselin, peu voyageur, au mouvement d’idées et aux
événements du temps de façon encore plus proche que par le réseau de correspondants des Éphémérides.
J.R. Frey était au loin et Iselin secondait l’épouse de Frey pour l’éducation des deux
fils. Ainsi nous touchons le deuxième cercle d’amitiés d’Iselin qui accompagna,
conseilla - et fut accepté dans ce rôle - des fils et filles d’amis. Celui qui est devenu la
personnalité la plus en vue et qu’accompagna longuement Iselin, c’est Pierre Ochs, le
commerçant, né à Nantes de parents commerçants installés à Hambourg, l’homme
d’état bâlois, chef du parti francophile, ami de Barthelemy, ambassadeur de France en
Suisse et de Reubel, notre homme d’État alsacien : par ses soins sera proclamée en
1798, à Aarau la constitution de la République helvétique.
Pour nous, alsaciens, il est celui qui rendît possible l’aventure pédagogique de
Simon, Schweighaüser, Ehrmann et Kaufmann à Dessau et Strasbourg et qui s’intéressa au Philantropin de Ste-Marie a. M. et à l’Ecole Militaire de Pfeffel en même temps
qu’il aidait Frey à traduire et publier Le Socrate rustique et Pestalozzi à éditer Lienhardt
et Gertrude.
À sa manière, discrète, exigeante du point de vue moral, précis dans sa recherche
intellectuelle, Iselin a connu une vie riche et féconde : à ce titre il mérite considération
et est un exemple de ces penseurs du couloir rhénan ouverts à plusieurs cultures dont
ils essaient d’utiliser la meilleure part dans leurs oeuvres. II est aussi l’homme d’une
génération qui va disparaître : une génération pétrie de culture antique. En même
temps, il est homme du XVIIIéme siècle : aucune de ses oeuvres n’est écrite en latin.
Aussi pour clore et fixer l’éloge honorant le plus I. Iselin, que vais-je vous proposer ?
Iselin d’abord chroniqueur ? Ou théoricien de la pédagogie et de réformes sociales ?
Je préfère garder et lui appliquer le titre de polygraphe encyclopédiste qui me
semble convenir au mieux à l’ampleur de ses visées et au travail fourni.
103
Penser l’éducation - 2001, 2
NOTES
1. Le Chevalier de JAUCOURT (1704-1780). Il vendra sa maison pour payer l’équipe de 3-7 secrétaires,
ses collaborateurs. II participera aussi à la préparation d’une nouvelle édition du Dictionnaire de Moreri.
2. Francke Verlag, Bern, Munich, 1967, 370 pages.
3. Titre français : Conjonctures philosophiques concernant l’histoire de l’humanité.
4. La République de Bâle est, à l’époque, composée des deux cantons actuels : Bâle-Ville et BâleCampagne.
5. Ces tirages au sort ont pour base une croyance religieuse : les pratiquer signifiant donner à Dieu une
place dans le choix qui en résulte. Cette pratique était courante chez les frères moraves de Zinzendorf :
l’usage bâlois en tire-t-il son origine ?
6. Rêves (Rêveries plus justes ? ) philosophiques et patriotiques d’un philanthrope.
7. Oeuvres diverses.
8. L’écrivain-éditeur, rationaliste, de Berlin, NICOLAÏ, publie avec l’aide de nombreux collaborateurs, restant anonymes, Die Allgemeine Deutsche Bibliothek (en abrégé ci-après ADB), ouvrage de référence pour
écrivains et oeuvres en allemand.
9. Essai concernant l’ordre social.
10. Une première mouture en 7 volumes, parue chez Cramer en 1756, portait le sous-titre : Essai sur l’histoire générale. En 1765, sous le pseudonyme, Abbé BAZIN, paraît La philosophie de l’Histoire. Ces deux
ouvrages donneront naissance en 1769 à l’Essai sur les Moeurs dans sa version finale (cf P. Lepape,
Voltaire le conquérant, p. 219, 263, 290, 335, Seuil, 1994).
11. Sittenlehre = science des moeurs... Gesetzgebung toucherait l’élaboration des lois.
12. Curieusement le fait qu’Iselin recueille, nourrit et loge Pestalozzi (1746 - 1827), en situation matérielle
dramatique puis lui donne un travail, est souvent ignoré. Après le premier échec de sa colonie agricole du
Neuhof - par retrait des soutiens financiers dont il bénéficiait et son incapacité à rembourser ses dettes Pestalozzi connaîtra sa traversée du désert durant 18 ans et sera journaliste. Iselin le soutient en 1779 1780.
13. Schwettlein est professeur de droit et d’économie politique et exercera aussi à Bâle. Pour Butré,
noble physiocrate qui se cache à Strasbourg pendant la Révolution puis achètera après la tourmente une
propriété en Alsace, à Haslach, voir l’ouvrage de R. REUSS : Ch. de Butré, physiocrate tourangeau.
14. Chr. KAUFMANN (1753 - 1795) né à Winterthur, a droit à une quadruple description par Lavater, le
pasteur zurichois, dans ses Fragments physiognomoniques. Il sera préparateur en pharmacie à Berne,
Tubingue, Strasbourg et effectuera un voyage à Dessau où l’école de Basedow, le Philantropin célèbre
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Penser l’éducation - 2001, 2
dans l’Europe entière pour ses nouvelles méthodes pédagogiques,est devant là faillite : Kaufmann en
fera le diagnostic et proposera les remèdes. Il terminera sa vie comme médecin de la communauté morave à Herrnhut. Kaufmann enverra au ban de la Roche, Lenz espérant une influence salutaire du pasteur
Oberlin : Büchner racontera la maladie de Lenz.
15. Philantropische Aussichten redlicher Jünglinge ihren denkenden und fühlenden Mitmenschen=
Perspectives (ou points de vue) philantropiques d’honnêtes jeunes gens (destinées) à leurs contemporains sensibles et réfléchis.
16. Rappelons que Goethe, qui avait connu Jung - Stilling durant leur séjour commun à Strasbourg (1770
- 1771 pour le premier) a assuré la publication du manuscrit de Jung -Stilling en 1777.
17. Intitulé de ce livre de lecture : Collection bénie (destinée) à l’usage et au divertissement de la jeunesse.
18. Madame de Beaumont publiera plusieurs périodiques dont L’ami des enfants. À la même époque
Berquin en publie un autre sous le titre - dont beaucoup d’articles parviennent du périodique allemand
Der Kinderfreund de Weisse, à même visée. Enfin s’y ajoute le Kinderfreund de Rochow, traduit en français et publié à Strasbourg.
19. Titres de deux ouvrages de Basedow : Lettre concernant l’enseignement” et Philosophie pratique
pour toutes les classes sociales.
20. Réflexions concernant l’enseignement.
21. Ces deux internats scolaires, l’un en Grisons (Suisse) et l’autre en Saxe - Anhalt, utilisent une pédagogie ouverte au monde.
22. Essai concernant l’enseignement public : cependant Erziehung signifie plus précisément «éducation».
23 L’Elementarwerk de BASEDOW constitue un manuel de connaissances de base et semble être le premier du genre. Ultérieurement, ses deux anciens collègues strasbourgeois à Dessau, J.Fr. Simon et J.
Sschweighaüser, publieront aussi à Bâle en 1781 le premier tome d’un Elementarwerk. Le deuxième
volume était prêt mais l’absence d’un nombre suffisant de souscripteurs en empêche la publication.
24. Iselin écrira, en 1768-69, sept lettres à Basedow, tandis que de ce dernier sont connues cinq Lettres à
Iselin datant de 1773 à 1776.
25. J.-F. Oberlin et son épouse recevront par J.-Fr. Simon, qui fut l’élève du pasteur -précepteur dans sa
jeunesse, l’Elementarwerk qui les enthousiasme au point que Madame Oberlin vendît ses derniers bijoux,
des boucles d’oreille, pour payer l’ouvrage de Basedow. Cet épisode se situe en 1776.
26. Titre en français : Ecrit adressé à la Société Helvétique concernant les propositions de Monsieur
Basedow en vue de l’amélioration de l’enseignement de la jeunesse”.
27. Jean-Luc Le Grand (1755-1836), après des études de théologie à Bâle qu’il continue aux universités
de Leipzig et Goettingue, fera une carrière politique comme conseiller d’État puis brièvement comme premier président de la Confédération helvétique. Ensuite il retourne vers l’industrie familiale de la passementerie. L’usine d’Arlesheim, près de Bâle, sera transférée en Alsace, à Saint Morand - bien national situé à Altkirch. Après un contact avec H.G. Oberlin, J.L. Le Grand déplace son usine au Ban de la Roche
où il collaborera avec J.-F. Oberlin : cf Précis de ma vie, aux Archives municipales de Strasbourg, Ms. 15
NA 199. En particulier, il prendra la direction des écoles après le décès d’Oberlin auprès duquel son fils
Frédéric sera vicaire une année (1816).
28. Schlözer a été en relation avec les professeurs strasbourgeois, J.-D. Schoeplin ET J.-J. Oberlin.
29. Lorsque Basedow quitte son institut de Dessau, brouillé avec ses collaborateurs et les autorités, les
directeurs se succèdent dont Campe et Wolke.
30. Simon et Schweighaüser, revenus de Dessau, seront d’abord enseignants à l’école annexe de l’orphelinat de Strasbourg créée par la Société philantropique de la ville. Ils vont fonder ensuite, en 1778, cet
internat pour jeunes filles qui subsistera trois ans alors que la revue périodique concernant l’enseignement des jeunes filles aura une existence plus longue.
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31. La Société philanthropique de Strasbourg dont les frères de Turckheim, le pasteur et professeur de
théologie Blessig, le libraire et théosophe F.R. Salzmann seront des membres éminents, créée aux environs de 1770, est une association de promotion humaine culturelle, qui, comme les Académies provinciales françaises, organisait des concours auxquels répondaient des mémoires sur le thème retenu : un
prix récompensait le lauréat. D’obédience ou d’inspiration franc-maçonne - d’où le peu de documents, la
discrétion statutaire et la confidentialité des sociétés secrètes s’additionnant - ce sont les recherches d’un
historien allemand Jürgen Voss qui ont dévoilé en particulier les efforts financiers dans le domaine scolaire - soutien d’élèves méritants, publication d’ouvrages - et agricole.
32. Déjà évoqué en note 9.
33. Cf. plus haut note 13.
34. Lavater (1741-1801), pasteur et écrivain prolixe, fût une figure dominante et européenne jusqu’en
1786, ses outrances créant alors une désaffection à son égard. Apologète anti-rationaliste, il sera connu
pour ses célèbres Fragments physiognomoniques, parus de 1775 à 1778. Il fût le conseiller spirituel
apprécié de nombreuses personnalités d’où une correspondance pléthorique. Son voyage sur le Rhin
avec Goethe et Basedow et son soutien à Lenz l’ont fait connaître. Plus tard, iI se livra au magnétisme au
point que l’on parlait de magnétisme de Lavater et non de Messmer. Cf. Etudes sur Lavater, la thèse d’O.
Guinaudeau (1924. 756 P.). Avec Jung-Stilling, il sera l’un des premiers écrivains à publier une autobiographie introspective (1771 : Geheimes Tagebuch), les Confessions de J.J. ROUSSEAU, rédigées de
1765 à 1770, ne paraissant qu’en édition posthume en 1782.
35. U. von Salis fut le mécène soutenant le Philantropin de Marschlin. Plusieurs membres de sa famille
seront élèves de Pfeffel à Colmar.
36. Le poète aveugle colmarien Pfeffel et Hofer, le greffier mulhousien, alter ego d’I. Iselin, représentent,
avec Schweighaüser, l’Alsace à la S.H.
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Jugement moral, action morale
et éducation morale
Matthias Ruppert
1. Dans son recueil : Jugement moral et action, récemment paru (Francfort-Sur-LeMain, 1996), Fritz Oser attribue le problème du rapport entre le jugement moral et l’action qui en découle au fondement même de la définition de moralité.
« Il est intéressant de constater que tous les modèles psychologiques, traitant du rapport
entre le jugement et l’action, cherchent à déterminer l’action à partir des structures de la
pensée, ces dernières ne l’englobant pas, absolument pas du reste, quand il est question
de décision morale, mais uniquement lorsqu’il s’ agit d’une détermination conforme à la
loi, ou du moins d’une certitude basée sur des règles. La liberté de décider moralement
constitue ce principe qui, face à la moralité universelle, se réserve la possibilité, à un
faible degré de moralité, de ne prendre aucune décision et de se soustraire à sa propre
responsabilité ( ce qui, bien entendu, équivaut également à une décision). À un degré
maximum de moralité, elle se réserve la possibilité de faire le contraire de ce qui est exigé
ou de préférer l’alternative la plus aisée d’un choix» (Oser 1999, p.173 ).
De cette façon, on voit un problème se profiler à l’horizon ; il renvoie pour l’essentiel
à la philosophie morale de Kant, ou pour mieux dire au postulat de la Moralité indéterminée. Dans le cas où la moralité est essentiellement définie de cette façon, alors, le
passage du jugement moral à l’action morale ne constitue plus seulement une question
relevant de la psychologie, étant donné que celle-ci vise perpétuellement les rapports de
causalité. Par conséquent, l’espoir de Fritz Oser n’est pas tout à fait satisfaisant ; il
espère «inclure les influences mentionnées ci-dessus dans un modèle de causalité plus
vaste, créer un paradigme qui permettrait d’agir autrement que d’après une variable
Ces réflexions s’appuient sur des passages extraits de la thèse de Matthias Ruppert,
Unvollendete Totalität, 1996. L’article est traduit par Marjory Champanay.
107
Penser l’éducation - 2001, 2
déterminée de façon latente et qui rendrait moral seulement ce qui est moral» (Oser
1999, p. 216). Un modèle qui rendrait compte des composants du processus, ne serait
pas davantage capable de résoudre le problème abordé, étant donné qu’ainsi, les
seules hypothèses qui pourront être citées désigneront des conditions éventuellement
nécessaires mais non suffisantes (c.f. Rest 1999, p.1 lO ).
Même cet exposé convaincant sur un second procédé d’éducation morale ayant pour
sujet la motivation d’agir (c.f. Nunner-Winkler 1999, p.336 etc.), se révèle certes capable
de constater le problème, mais non de le résoudre.
2. Tout comme Fritz Oser, partons du fait qu’il ne puisse s’agir de moralité - tant au
niveau du jugement que de l’action - qu’à la condition qu’il soit possible par principe de
prendre une décision autre que celle avancée par le jugement moral, on touche ainsi,
finalement, une question relevant de la transcendance, à savoir, comment le jugement
moral, l’action morale et en dernier lieu l’éducation morale peuvent être rendus possibles.
Il faut ensuite rapidement évoquer le fait que dans chacune de ces perspectives interrogatives, on retrouve la même structure d’un virulent problème. C’est justement l’explication transcendantale, autrement dit, la déduction du principe de la moralité, c’est-àdire de l’autodétermination inconditionnée dans le sens de la loi morale qui rend extrêmement problématique le lien entre une autonomie envisagée de façon aussi piquante, et la sphère du conditionnement dans laquelle sont placées de façon nécessaire l’action et l’éducation morales. C’est alors, en même temps, la question du passage entre
deux sphères entièrement différentes qui est posée ici.
3. Pour Kant, l’universalité nécessaire au jugement moral n’est pas à chercher dans
un principe précisément caractérisé par ce qui est empiriquement conditionné et individuel, autrement dit, elle n’est pas àchercher au niveau des sens, mais plutôt dans la formalité, abstraction faite de tout contenu particulier, si bien que l’impératif catégorique de
la moralité ne concerne pas «la matière de l’action, ni ce qui doit en résulter, mais la
forme et le principe dont elle résulte elle-même» (Kant, Grundlegung, p.146;
Fondements, p.128 ). Bien entendu, il en résulte «que tous les concepts moraux ont leur
siège et leur origine complètement a priori dans la raison [...] ; qu’ils ne peuvent pas être
abstraits d’une connaissance empirique» et «que tout ce qu’on ajoute d’empirique est
autant d’enlevé à leur véritable influence et à la valeur absolue des actions» ( Kant,
Grundlegung, p. 411 ; Fondements, p.120). Dès lors, ce sont obligatoirement les critères
purement formels, basés sur l’essence raisonnable de l’être humain, qui déterminent le
108
Penser l’éducation - 2001, 2
jugement sur des actions morales ou immorales.
Cette rigoureuse distinction est due, pour ainsi dire, à la conduite du Jugement (voir
en détail plus haut), autrement dit, aux causes méthodologiques, étant donné qu’une
action conforme à la loi morale peut-être jugée en tant qu’action morale à condition
qu’elle ait lieu par devoir et que le motif de sa détermination soit le respect de la loi
(Kant, Grundlegung, p. 400). La valeur morale d’une action en tant que telle et l’évidence du jugement moral exigent donc ce mode rigoriste, qui, à dire vrai, doit être défini
seulement en tant qu’un rigorisme méthodologique nécessairement général et à valeur
universelle d’après le concept de la moralité conditionnante. Ainsi, est exclu du jugement
moral tout ce qui fait partie de la sphère sensible, autrement dit, l’aspiration naturelle au
bonheur ; cette dernière est toutefois uniquement exclue du jugement moral, c’est-à-dire
de la détermination a priori de l’action par devoir, mais en aucun cas de l’existence de
l’homme en tant qu’ être double, c’est-à-dire à la fois empirique et raisonnable.
«Cette distinction entre le principe du bonheur et celui de la moralité n’est toutefois pas
pour cela une opposition immédiate, et la raison pure pratique ne demande pas qu’on
renonce à toute prétention au bonheur, mais seulement que, dès qu’il s’agit de devoir, on
ne le prenne point en considération. » ( Kant, KpV, p.93, Critique de la raison pratique,
p.721).
Ce retrait, d’abord purement logique du domaine sensible en tant que contingence
empirique, conditionne ensuite également la définition de moralité en tant que loi raisonnable imposée par soi qui, uniquement grâce à son indépendance vis-à-vis du sensible, rend la liberté possible.
L’impératif catégorique qui oppose le devoir absolu à l’homme est rendu possible grâce
au fait que Kant comprend l’homme aussi bien en tant que membre d’ un monde conditionné par la causalité empirique qu’en tant que membre d’un monde intelligible purement spontané.
Sous le rapport philosophico-moral, Kant fournit le même argument en déclarant
démontrée la possibilité de l’impératif catégorique grâce au fait «que l’idée de la liberté
me fait membre d’un monde intelligible» ( Kant, Grundlegung, p.454 ; Fondements,
p.194). Si, désormais, l’homme n était que pure intelligence, ses actions seraient d’ellesmême conformes à l’autonomie de la volonté ; mais étant donné qu’il vaut également en
tant que membre du monde empirique, la moralité s’oppose alors à lui sous la forme du
devoir catégorique. Ce qui fonde cette restriction, c’est cette distinction mise en relief par
la philosophie théorique entre le phénomène, c’est-à-dire ce mode à travers lequel l’être
qui perçoit est affecté par les objets, autrement dit ces simples représentations des
choses, et pour ainsi dire «la chose en soi» nécessairement supposée «derrière» les
phénomènes, quoique pour ces «choses en soi», il doit être reconnu «que puisqu’elles
ne peuvent jamais nous être connues si ce n’est seulement par la manière dont elles
nous affectent, nous ne pouvons jamais approcher d’ elles davantage et savoir ce
109
Penser l’éducation - 2001, 2
qu’elles sont en elles-mêmes» (Kant, Grundlegung, p.451 ; Fondements, p.188). La distinction entre monde sensible et monde intelligible étant ainsi établie, Kant peut alors
mettre en évidence la raison en tant que «spontanéité pure» et de la sorte, en tant que
faculté pour l’homme de se distinguer de toutes les choses appartenant au monde des
phénomènes, ce qui lui permet de se définir en tant que membre du monde intelligible.
«Voilà pourquoi un être raisonnable doit, en tant qu’intelligence (et non par conséquent
du côté de ses facultés inférieures), se regarder lui-même comme appartenant, non au
monde sensible, mais au monde intelligible ; il a donc deux points de vue d’où il peut se
considérer lui-même et connaître les lois de l’exercice de ses facultés, par suite de toutes
ses actions ; d’un côté, en tant qu’il appartient au monde sensible, il est soumis à des lois
de la nature (hétéronomie) ; de l’autre côté, en tant qu il appartient au monde intelligible,
il est soumis à des lois qui sont indépendantes de la nature, qui ne sont pas empiriques,
mais fondées uniquement dans la raison. Comme être raisonnable, faisant par conséquent partie du monde intelligible, l’homme ne peut concevoir la causalité de sa volonté
propre que sous l’idée de la liberté ; car l’indépendance à l’égard des causes déterminantes du monde sensible ( telle que la raison doit toujours se l’attribuer), c’est la liberté.
Or à l’idée de la liberté est indissolublement lié le concept de l’autonomie, à celui-ci le
principe universel de la moralité, qui idéalement sert de fondement à toutes les actions
des êtres raisonnables, de la même façon que la loi de la nature à tous les phénomènes»
( Kant, Grundlegung, p.452, etc. ; Fondements, p. 191/192)
4. Il n’est ni possible, ni nécessaire de résoudre cette dualité chez Kant même s’il est
uniquement question de la perspective à travers laquelle l’homme est pensé dans son
individualité ainsi que dans son universalité ; cette dualité semble en principe et par principe rendre insoluble la question du lien posée ci-dessus, c’est-à-dire la question d’une
influence envisageable de l’homme intelligible sur l’homme sensible. Schiller ne peut se
satisfaire de cette information dans la mesure où il est tout aussi intéressé par l’homme dans sa totalité que par la réalisation concrète de la moralité introduite par Kant et
déterminée de façon simplement formelle. Certes Schiller succède à Kant en ce qui
concerne le fondement et la définition du principe moral, c’est-à-dire en ce qui concerne
la question touchant les critères du jugement moral sur des actions morales ou immorales et il reconnaît également pour vrai et requis d’extraire absolument la moralité de
l’autonomie de la raison pure ; cependant, il formule les premières objections, bien que
tout à fait prudentes et déférentes à l’égard de la résolution kantienne du problème de
la motivation et de la mise en pratique dans la philosophie morale.
Car, à la question de savoir pour quelle raison l’homme devrait vouloir agir bien,
devrait avoir un intérêt pour la loi morale, Kant répond en se limitant à l’observation selon
laquelle cette motivation, autrement dit cet intérêt devrait résider dans la notion de respect que la loi morale obtiendrait de l’homme raisonnable, dans un sentiment ne pou-
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Penser l’éducation - 2001, 2
vant être un véritable sentiment relevant de la sphère sensible, étant donné que tout
hasard empirique doit être en effet exclu de la détermination de la moralité. Évidemment, ce raisonnement ne peut satisfaire Schiller dans la mesure où il tient à ce qu’ une
action morale réelle, ainsi qu’ une personnalité moralement déterminée, par conséquent, une personnalité morale ne soient pas pensées chez l’homme dont la moralité se
réalise àla vue du sensible, ou même à l’encontre de celui-ci, dans ce sentiment qui, en
réalité, n’en est pas un.
Sans une participation véritable et intègrative de l’élément naturel et sensible, le
concept de moralité qui tient compte de l’homme en tant qu’être à la fois sensible et raisonnable, demeure pour Schiller imparfait et échoue du point de vue de son essence
même. La réponse de Schiller à la question relative à la manière dont l’homme pourrait
devenir un sujet capable et disposé à agir moralement, contient déjà, à dire vrai, le
germe du raisonnement à l’issue duquel la détermination de l’homme devrait être
conçue de façon fondamentalement nouvelle et différente. Car, si seul l’homme dans
son intégralité est capable d’être moral, alors s’impose à Schiller la conclusion selon
laquelle il doit obligatoirement s’agir d’un commandement de la raison, que de réconcilier, en principe et par principe, la partie de l’homme déterminée raisonnablement avec
sa partie sensible. La préoccupation originelle de la pédagogie morale qui marquait au
début les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, se transforme de cette manière en un problème anthropologique fondamental, dont l’issue réside pour Schiller uniquement à l’intérieur du postulat de l’humanité idéale en tant qu’harmonie entre les
sphères sensible et raisonnable. Schiller ne demeure cependant pas seulement attaché
à la terminologie de Kant, mais en même temps aussi surtout à sa conception. Le sensible, en tant que réceptivité, et la raison, en tant que spontanéité, ne doivent toutefois
pas être ensuite réunis, si tous deux ne sont que ce que leur concept explicite, lorsque,
envisagés de façon logique, ils s’opposent l’un à l’autre ; une réunion des deux principes ne peut alors être envisagée, qu’à la condition que l’un d’entre eux ou alors que
tous deux s’annule(-ent) suivant leurs concepts. Cependant, Schiller ne franchit pas ce
pas ; au contraire : il élève au rang de dichotomie fondamentale de sa pensée cette séparation distincte entre les deux principes sous forme de personne et d’état. C’est pour
cette raison que Schiller est désormais contraint d’exécuter une sorte de grand écart
dans sa tentative de mettre en évidence et de développer l’idéal d’harmonie entre le
sensible et le raisonnable, en tant que détermination de l’homme, et ce, de façon à
demeurer attaché aussi bien au but que constitue l’unité harmonieuse qu’aux implications philosophico-morales de la dualité kantienne.
Bien-entendu, cette tentative ne peut en principe réussir en raison de l’antinomie qui
caractérise les deux buts envisagés.
111
Penser l’éducation - 2001, 2
5. Les deux principales possibilités d’envisager la question de la moralité ainsi que sa
réalisation étant donc esquissées, et l’horizon problématique des réponses éventuelles
étant par conséquent révélé, on se doit alors rapidement de fournir une ébauche des
conséquences portant sur le programme d’éducation morale.
Supposé que l’homme ne puisse devenir homme qu’à travers l’éducation (Kant,
Paedagogik, p.443), et qu’il ne soit homme qu’en tant que sujet moral autonome, c’est-àdire en tant que fin en soi (Kant, Die Metaphysik der Sitten, p.434 etc.), alors se pose
désormais naturellement la question de savoir de quelle façon un rapport peut être
établi entre l’éducation et ce processus de moralisation, c’est-à-dire la réalisation du
sujet. Concernant les domaines suivants : la discipline en tant qu’«apprivoisement de la
sauvagerie», la culture qui «comprend à procurer «habileté», «habileté [étant] [...] possession d’une capacité suffisant à toute fin», et la civilisation qui veille «à ce que l’homme devienne également prudent, qu’il soit à sa place dans la société humaine» ( Kant,
Paedagogik, p. 449 du texte allemand ; p. 1157 du texte français ), ce programme peut
vraisemblablement encore être en principe examiné sans trop grande difficulté, même
s’il traite toutefois des habiletés et des habitudes dépendant aussi bien de certaines fins
et de certaines circonstances, qu’elles se réfèrent, en ce qui concerne leur réalisation,
uniquement à l’homme en tant que membre du monde des phénomènes. Elles s’attribuent, ainsi, la fonction d’acte préliminaire et, en se réalisant, créent l’espace et préparent le terrain nécessaires à une attitude raisonnable approfondie.
La moralisation doit avoir pour fin cette attitude, de la part du sujet éduqué, qui consiste à élever l’impératif catégorique au rang de maxime de son action. Cela suppose,
cependant, que le sujet agissant doive prendre part à la détermination de sa propre loi
relevant de la raison pure pratique, et qu’il soit par conséquent libre au sens où il agit
uniquement par devoir, autrement dit, par respect vis-à-vis de la loi morale, dans la
mesure où il est membre du monde intelligible nécessairement pensant. C’est précisément sur ce point que le programme d’éducation devient problématique car le but de la
moralisation, autrement dit, le sujet se déterminant lui-même, ne peut être concevable
que dans la mesure où, précisément dans sa façon d’être, le sujet fait partie du monde
libre. Ainsi, le sujet est cependant extrait du rapport de causalité caractérisant généralement l’empire phénoménal et, de cette manière, les mesures d’ éducation ne peuvent
pas non plus l’atteindre, étant donné que, même si dans le meilleur des cas, elles parvenaient à amener le sujet à se déterminer lui-même, elles agiraient sur lui suivant une
relation de cause à effet et iraient à l’encontre du principe de l’autodétermination libre.
Bien entendu, de cette façon, la véritable moralité, au sens de Kant, ne peut pas être
atteinte, elle ne peut être imaginée que sous la forme d’une action unique et subite étant
donné qu’elle suppose une complète réorientation de l’homme. La manière dont le
cheminement vers une façon de penser morale - comprenant l’action par devoir et non
simplement l’action conforme au devoir - s’effectue, ne doit pas être comprise et décrite
112
Penser l’éducation - 2001, 2
comme un processus disposant d’indications concernant sa mise en pratique. C’est
uniquement chez Schiller que l’on peut reconnaître ce désir d’ancrer dans un univers
esthétique immédiat ce problématique cheminement passant d’un mode d’existence sensible et immoral à une existence morale. Dès lors, ne peut être seulement mentionnée
l’objection selon laquelle, de cette façon, on a tendance à soulever à l’infini uniquement
la question du cheminement.
6. Même ces modèles modernes d’éducation morale qui traitent de l’évolution psychologique et comprennent l’évolution de la faculté de juger moralement dans un
schéma graduel, dont le degré le plus élevé, c’est-à-dire celui des principes éthiques
universels, est très orienté dans le sens de l’impératif catégorique (sujet clairement
exposé par Aufenanger 1981, p. 62-65 et Kohlberg ; Turiel 1978, p.18, etc. ), même ces
modèles ne se demandent pas de quelle façon le mode de penser moral ainsi que les
actions morales doivent être mises en oeuvre, même si pour eux, l’action et le jugement,
tous deux autonomes et accomplis en conscience des valeurs constituent le but du travail pédagogique. C’est en toute prudence et avec grande réserve qu’on est certes probablement capable de démontrer même empiriquement «le fait que, jugement et action
sont liés de façon d’autant plus étroite que le jugement moral atteint le degré le plus
élevé» (Aufenanger, 1981, p.71), cependant, le processus qui correspond à cela n’en
est en aucune façon devenu plus pénétrable. En fin de compte, un tel effort repose sur
l’acceptation fondamentale de l’existence d’un noyau actif chez l’enfant, d’un moi,
devant engendrer de lui-même les structures indispensables du jugement moral de
façon à ce que seul soit «encouragé un développement progressif de l’enfant qui, quoiqu’il en soit, correspond au processus naturel de maturation» ( Kohlberg, Turiel, 1978,
p. 47). On se doit de prendre en compte justement les principes suivants :
«C’est en acceptant le fait que l’évolution de la morale s’effectue au travers d’une gradation naturelle que notre concept définit le but de l’éducation morale en tant que stimulation de chaque étape suivante de l’évolution, contrairement à l’action endocrine de régIes
établies par l’École, l’Église ou la Nation. Si on veut stimuler le processus dans lequel l’enfant atteint à chaque fois le degré suivant de l’évolution, cela implique alors :
1. une confrontation avec le niveau supérieur du processus de la pensée, ainsi que
2. l’occasion d’acquérir des expériences conflictuelles à travers l’emploi du degré actuel
de la structure intellectuelle de l’enfant dans des situations problématiques». (Kohlberg,
Turiel 1978, p. 20).
Ce procédé, dont rien n’empêche l’application sur des adultes, repose donc sur cette
loi du développement qui s’est placée d’elle-même à l’intérieur de l’homme et qu’on ne
peut qu’encourager. «Dès lors, le devoir principal de l’éducation consiste à stimuler les
processus relatifs à ’expérience et à l’élaboration de la morale, ainsi qu’à soulager l’enfant dans sa tâche consistant à faire évoluer seul son développement. La faculté orga-
113
Penser l’éducation - 2001, 2
nisatrice et évolutive de l’enfant équivaut à cette pensée active, avant tout défiée par
l’expérience du problème et du conflit». (Oser ; Althof 1992 ; p.103).
Ce concept qui «place continuellement au coeur de ses préoccupations le fondement
des normes et des valeurs ainsi que le questionnement critique» (Oser ; Althof 1992,
p.104) cesse en effet d’être prisonnier de la production insatisfaisante de métaphores
médiatrices, bien que dans le fond, de cette manière, la question litigieuse demeure
sans réponse. Car la loi du développement établie à l’intérieur de l’homme, et s’exécutant aux moyens de la force de la pensée active et de l’assimilation du monde, demeure, en tant que telle, nécessairement obscure. Même ce modèle ne peut pas véritablement expliquer comment et pourquoi le passage à une autodétermination morale, ne
pouvant être qu’à peine compris, doit être exclusivement pensé à l’état de puissance ;
ce modèle ne peut pas non plus expliquer comment l’étape du jugement moral autonome doit être placé en dernière phase d’un développement naturel, qui, en tant que tel,
ne peut se situer au niveau de la responsabilité de l’individu. Cette objection n’est en
aucune manière modérée par l’observation du fait que presque personne n’est capable
d’atteindre le degré ultime, quoique le fait même de l’atteindre doit, du moins en principe et par principe, demeurer susceptible d’être examiné.
C’est au contraire justement le fait que cette possibilité d’atteindre ce degré du jugement moral autonome ne relève que du principe, qui révèle que le concept du développement moral présente une défaillance. Si, dans la perspective d’un environnement
influent de socialisation et de mesures d’éducations volontairement influentes, on arrive
à situer et àcomprendre le développement du jugement moral tel qu’on vient de le décrire à l’instant, c’est-à-dire, comprenant une origine pour ainsi dire naturelle et qui se
transformerait en se développant, alors, ceci serait valable uniquement, jusqu’au
moment où, doit entrer dans son règne la possibilité pour le sujet de décider en toute
responsabilité, cette dernière ne devant en aucun cas être comprise comme une déduction de variantes du jugement et de l’action, qui seraient conditionnées et implantées de
l’extérieur dans le champ moral, mais plutôt comme quelque chose qui se libère du commandement extérieur agressif. Si le dernier degré du développement moral doit donc
obtenir son sens et son statut en même temps qu’il évolue indépendamment de toute
norme alléguée quelle qu’elle soit, alors restent seules deux possibilités permettant de
préserver le modèle en question de la perte de sa cohérence interne : soit, le dernier
stade doit être éliminé du développement - ce qui implique que tout le concept perdrait
son fondement - soit, l’idée directrice de ce développement irréversible du jugement
moral ainsi que l’introduction en principe et par principe d’un mode stimulant les progrès seraient - formulé de façon prudente - soumis à une révision approfondie et fondamentale. Bien entendu, les deux alternatives conduisent à l’annulation dès le fondement du concept de développement moral, ou, du moins, pour l’essentiel à la mise à
l’écart de ce qui est à sa base et de sa motivation d’origine.
114
Penser l’éducation - 2001, 2
7. Si la perspective d’un dilemme peut ne pas être satisfaisante, elle semble toutefois
inévitable. On se doit sur ce point d’approuver complètement Fritz Oser : «Nous devons
accepter le fait que, toute part de liberté déterminée par l’autonomie morale, démonte
en même temps chaque modèle linéaire traitant du rapport entre jugement et action»
(Oser 1989, p. 216). C’est pour la même raison qu’un concept d’éducation morale se
révèle également inconsistant, dans la mesure où il place l’autonomie morale au rang
de but ultime de son moi. Une chance subsiste toutefois dans l’examen de la nécessité
de ces limites. Ce qui fait obstacle à la fois, à la preuve concluante d’un rapport existant
entre jugement moral et action qui en découle, ainsi qu’à un programme d’éducation
morale clos, c’est -envisagé d’un point de vue positif - cette indisponibilité à induire en
erreur du sujet, pour qui, la liberté en tant qu autodétermination ne cesse de demeurer
constitutive. Le fait que, par conséquent, l’action morale, de même que l’éducation
morale ou pour mieux dire l’éducation en général, soient en principe soumises à toute
compréhension et intervention orientées dans une perspective technologique, ne peut
certainement pas être préjudiciable. Les mesures visant à préparer, soutenir, et indirectement, à encourager la moralité, doivent, dans toute leur diversité, être perçues comme
des devoirs enrichissants, tant que les limites du possible et de l’acceptable, du point de
vue pédagogique, ne sont pas dépassées.
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ALTHOF W., Moralisches Urteil und Handeln, Frankfurt a M., 1999, p. 82-116.
La fabrication des savoirs scolaires
Épistémologie de la notion
de transposition didactique
Philippe Sarremajane
La notion de transposition didactique est contemporaine de l’émergence en France des didactiques disciplinaires. Les didactiques se
sont singularisées par l’intérêt qu’elles portent aux contenus d’enseignement.La notion décrit le processus de production des savoirs scolaires. Préalablement comprise selon une logique de simplification des
savoirs savants, la notion de transposition connaît par la suite des
modalités diverses relatives à la fois à la nature des savoirs à transmettre, aux différentes instances de vulgatisation mais aussi à des facteurs plus strictement individuels émanant de l’enseignant et de l’apprenant.
’intérêt porté aux savoirs scolaires et plus largement à la culture scolaire émerge
dans les années 70, la sociologie du curriculum en Grande Bretagne et la naissance des didactiques en France sont le trait le plus marquant de cette tendance.
L’interrogation fondamentale de ces différents champs de recherche porte sur la nature
des savoirs scolaires et surtout sur les raisons de leur présence dans le cadre de la scolarité.
L
Si la culture scolaire n’est qu’une partie de la culture - comprise dans son sens le plus
général comme l’ensemble des œuvres (théoriques, pratiques et esthétiques) d’une civilisation – la question du critère de sélection (1) est hautement révélatrice de ce qu’une
société entend comme étant susceptible d’être institutionnellement (par le biais d’institutions placées, dans les sociétés scolarisées, sous le contrôle de l’État) transmis à la
collectivité des jeunes. Ce critère est fortement problématique car les explications oscil-
117
Penser l’éducation - 2001, 2
Mots clés : Transposition didactique - Épistémologie - Savoir savant - Savoir
enseigné - Noosphère - Pratique sociale de référence - Transformation didactique - Vulgatisation.
lent entre un relativisme absolu (relativisme historique, sociologique et aussi psychologique) et un idéalisme pratique sans que soient définitivement et rationnellement établies
de preuves définitives.
Les travaux des sociologues britanniques furent introduits en France par la remarquable synthèse critique de J.-C. Forquin (Forquin, 1989, 1991). En France, ce sont les
travaux sociologiques de P. Bourdieu et J.-Cl. Passeron (Bourdieu et Passeron 1964,
Bourdieu 1967) et de M. Verret (Verret, 1975) ainsi que les travaux historiques de A.
Chervel (Chervel 1977, 1988, 1989, 1998) qui baliseront le domaine des disciplines scolaires et de la culture scolaire. Par la suite, les différentes didactiques s’intéresseront, à
la suite des travaux de Y. Chevallard (Chevallard, 1985) à la notion de transposition
didactique qui traduit les différentes transformations que subit le savoir savant pour
devenir un savoir enseigné.
Nous rappellerons, dans un premier temps, les éléments du débat entre le réductionnisme sociologique (Bourdieu et Passeron 1964, Eggleston 1977, Goodson 1983) et la
thèse de la transcendance des valeurs (Forquin, 1989).
Nous développerons plus largement par la suite, sous la forme d’une revue de la littérature, les thèses concurrentes et complémentaires des différentes didactiques et de
l’histoire des disciplines.
Les éléments du débat
La sociologie de la connaissance partage avec les sociologies du curriculum l’hypothèse que les savoirs scolaires sont des produits construits socialement.
Bourdieu rappelle que l’école présente «une fonction d’intégration culturelle… qui
dote les individus d’un corps commun de catégories de pensée» (2). Cette fonction
prend comme support des objets d’étude légitimes (la culture savante par opposition à
la culture populaire) définis hiérarchiquement à chaque époque par les classes cultivées. Et c’est le fonctionnement de l’école générant des processus de différenciation
sociale qui tend à faire des contenus scolaires une «construction sociale» (3) au profit de
la classe dominante. Cette théorie relativiste considère que, soumis à des effets de différenciation et de rapports sociaux entre classes sociales, les savoirs scolaires n’ont pas
de valeur intrinsèque et sont théoriquement injustifiables.
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Penser l’éducation - 2001, 2
En concentrant ses recherches au niveau des communautés enseignantes et des
contenus scolaires, la sociologie britannique du curriculum (Forquin, 1989) montre que
les matières scolaires sont organisées selon des principes de territorialité – compétition,
coopération – qui créent au sein des communautés enseignantes une identité professionnelle et culturelle (Musgrove, 1968) dont la formation initiale assure les premiers
fondements.
Goodson (Goodson, 1983) après avoir fait une étude historique de trois disciplines (4)
valorise le niveau microsociologique (micro level) pour réinterpréter le schématisme
macrosociologique (Bourdieu 1964, Bernstein 1975) et montre qu’effectivement les
enseignants jouent un rôle fondamental dans l’élaboration et la définition des matières
scolaires, notamment dans la revendication d’un statut académique (5) (matières ayant
une contre partie «savante» à l’université) pour leur propre discipline.
Face aux théories du curriculum qui décrivent le choix et l’élaboration des savoirs scolaires selon les lois internes (territorialité, intérêt, ressources) qui régissent les rapports
sociaux des différentes communautés enseignantes ; face aussi aux théories de la
reproduction s’érige un positionnement centré sur la nature du savoir scolaire qui serait
en soi une justification fondamentale et non une justification d’opportunité (Forquin,
1989). Contre toute forme de réductionnisme sociologique ou de relativisme, Forquin
défend l’irréductibilité du savoir scolaire. Irréductibilité de la valeur immanente à la culture
scolaire qui se caractérise par l’universel, l’incontestable, le constant. Au-delà même de
ces critères fondamentaux qui postulent l’existence d’universaux transculturels, le choix
d’éduquer, comme intention pratique d’élever la jeune génération à ce qui vaut la peine,
relève d’une éthique fondamentale qui pose la valeur comme absolu (6).
Ces deux paradigmes (sociologique et philosophique) ne sont pas nécessairement
incompatibles. La lecture des faits relatifs à la construction des savoirs scolaires est une
démarche objectivante qui ne détruit pas pour autant le principe normatif de toute intention éducative. Les deux démarches ne sont pas identiques ; du point de vue de leurs
postulats, elles sont simplement incommensurables (7). Le troisième paradigme, quant
aux savoirs scolaires, est celui proposé par les didactiques (et indirectement par l’histoire des disciplines). Ce paradigme s’inscrit lui aussi dans un projet de savoir. Ce projet est accompli généralement par les spécialistes des disciplines qui analysent, à partir
d’une approche épistémologique, l’ensemble des processus de transposition didactique. L’hypothèse générale de ces recherches est que l’école comme lieu de transmission des savoirs tend à transformer un savoir savant en savoir enseigné (Chevallard
1985) à partir de modalités disciplinaires spécifiques, selon des lois qui dépassent le
cadre de la nature épistémologique de savoirs dits de référence. Ce paradigme n’a pas
pour priorité de justifier la présence au sein de la culture scolaire tel ou tel savoir, mais
plutôt de décrire les phénomènes de production des savoirs scolaires lorsqu’ils se veulent être l’expression d’une culture savante extrascolaire.
119
Penser l’éducation - 2001, 2
Essai de définition
La transposition didactique n’est pas un concept empirique. La notion ne renvoie pas
à des phénomènes du vécu pédagogique pas plus qu’elle traduirait des lois constantes
entre certains faits. La notion s’inscrit plutôt sur le mode descriptif d’une procédure,
d’une fonction. Fonction qui pose une relation entre des savoirs experts extrascolaires
et des savoirs scolaires. La transposition fait état de différents modes de transformation
des savoirs experts qui aboutissent à la formulation des contenus d’enseignement.
La notion est attachée à une image dynamique qui traduit, provisoirement du moins,
un mouvement centripète de l’extérieur vers l’intérieur. L’extérieur étant établi comme le
champ de production des savoirs savants ; l’intérieur comme celui des savoirs enseignés. Cette partition des lieux de savoir en zone experte et zone d’apprentissage, bien
que comportant une part d’artifice, peut être reconnue dans un premier temps comme
ayant une certaine valeur heuristique.
Utilité de la notion pour les didactiques des disciplines
Deux hypothèses sont ici à considérer. La première consiste à dire que ce phénomène
de transposition étant immanent et nécessaire à toute forme d’enseignement/apprentissage, n’apporte rien de plus aux enseignants que le constat de ce qu’il font depuis toujours. Et le fait de dire que les savoirs scolaires ne sont pas identiques à leur référents
dits savants n’est pas en soi une découverte fondamentale. Bref l’approche purement
descriptive de la notion n’ajouterait rien à sa compréhension : les enseignants font de la
transposition sans le savoir car les contraintes pratiques de l’enseignement génèrent
naturellement des phénomènes de transformation des savoirs de référence. De ce point
de vue la notion pourrait sembler triviale.
La seconde hypothèse dépasse le cadre de la simple banalité pour analyser la portée heuristique de la notion. Car, effectivement, les différentes recherches menées montrent que les contenus d’enseignement présentent lors des phases d’apprentissage des
caractéristiques propres qui sont parfois une dénaturation complète de leurs référents
savants. Les différents paradoxes avancés montrent que des notions enseignées
peuvent être théoriquement fausses ou bien travestir, selon des tonalités disciplinaires
différentes, les notions initiales telles que les enseignants croient les divulguer. De ce
point de vue la connaissance de ces mécanismes de distorsion et de singularisation est
intéressante tant pour le didacticien que pour le praticien de l’enseignement. Elle permet
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Penser l’éducation - 2001, 2
de franchir l’illusion de la transparence (Veck 1989) que véhicule le plus souvent le fonctionnement didactique.
Notre intention, pour cette revue, n’est pas à proprement parler de faire un historique
de la notion, nous présenterons dans un premier temps trois paradigmes qui caractérisent les recherches étudiées. Ces paradigmes seront évalués à partir de l’hypothèse
centrale selon laquelle les modalités de transformation des savoirs scolaires sont
dues à la fois au statut épistémologique des savoirs de référence et aux
contraintes spécifiquement scolaires de leur transmission.
Les trois paradigmes sont les suivants :
- le paradigme de la transposition des savoirs savants qui obéirait à une logique centripète (ou descendante) de simplification et de modification des savoirs de référence;
- le paradigme de la transformation des pratiques de référence et des savoirs sociaux
qui élargit la notion de savoir savant à celle de savoir culturel. Savoirs dont les différences de statut épistémologique génèrent des appropriations scolaires complexes et
pluriels ;
- le paradigme de l’autonomie (internaliste) qui crédite la thèse d’une production endogène des savoirs par l’école.
Le paradigme de la transposition des savoirs savants
Ce paradigme est illustré tout d’abord par les recherches de F.Halbwachs et de M.
Verret. Il apparaît «doublement» en 1975. Doublement, parce F. Halbwachs en développe implicitement l’idée (le signifié du concept) dans le champ de la didactique des
sciences physiques sans utiliser la forme verbale. La dénomination fait défaut. Alors que
chez M.Verret le signifiant «transposition didactique» apparaît recouvrant un sémantisme proche de celui de F. Halbwachs.
L’idée fondamentale de ces deux auteurs est que le savoir comme objet culturel à
transmettre subit les déterminants scolaires de la transmission et de l’apprentissage.
Autrement dit c’est la finalité d’enseignement/apprentissage qui, en retour, modèle et
donne sa forme au savoir de référence.
La loi de l’âge dans le savoir : les contraintes psycho-génétiques de l’apprenant
Prénotions et abstrait-empiriques comme contenus d’enseignement
Cette loi de l’âge dans le savoir (Verret 1975) est à la fois évidente et fondamentale.
Evidente, parce que l’apprenant ne peut accéder à la complexité et l’abstraction que
121
Penser l’éducation - 2001, 2
lorsque ses structures mentales ont atteint la maturité intellectuelle requise.
Fondamentale ensuite, parce que le cheminement de l’invention théorique n’est pas
réductible au cheminement d’apprentissage. Le pédagogue doit baliser une progression
vers le théoriquement connu alors que le scientifique crée un modèle du réel phénoménal.
Les travaux de Halbwachs (1975) sont fondateurs et fondamentaux pour ce qui
concerne la notion de transposition didactique. Son cadre théorique est double, à la fois
épistémologique et psychologique. Le constat qu’il établit montre que la physique du
physicien et la physique de l’élève obéissent à des lois génétiques différentes. La passage de l’une à l’autre exige la médiation de ce qu’il appelle la physique du maître.
Le cadre notionnel établi par Halbwachs précède celui du concept de transposition
didactique tout en fixant le sémantisme. Car il fait apparaître les composantes qui ressortiront par la suite au sein des autres disciplines. Ce cadre comprend trois élément s :
la physique du physicien, celle de l’élève et celle, enfin, du maître. Les théories physiques les plus avancées, le savoir actuellement valide, ne peuvent être l’entrée en matière de la physique comme discipline scolaire. La référence experte est abandonnée au
profit d’une référence usuelle et familière celle des objets techniques du quotidien, ceux
qui sont dans l’environnement de l’apprenant. La physique de l’élève est d’abord une
technologie qui applique quelques principes physiques simples. L’atteinte du savoir
expert ne se fait que par le biais d’une culture des objets techniques. La progression du
savoir se réalise à partir d’une référence familière et technique vers le savoir théorisé du
physicien. La notion de physique du maître rend bien compte de la dynamique qui assure le passage du concret-pratique-technique à l’abstrait-théorique-fondamental par ce
que Halbwachs appelle l’abstrait-empirique. Suivant en cela les étapes du développement psycho-génétique de l’intelligence des apprenants.
M. Verret (1975) introduit effectivement la notion de transposition didactique dans son
travail sur le temps des études (8) : «Toute pratique d’enseignement d’un objet présuppose en effet la transformation préalable de son objet en objet d’enseignement. Cette
transformation implique que la division du travail ait autonomisé le procès de transmission du savoir du procès de sa mise en œuvre et constitué pour chaque pratique une
pratique distincte d’apprentissage, dans la double démarche réflexive et prospective
que ce procès implique ; ce retour sur ce qui a été appris pour savoir ce qu’on a appris
et comment on l’a appris, cette anticipation de la fin de l’enseignement et cette programmation des moyens selon la fin, bref tout ce travail de transposition sans lequel la
reproduction de ce qui a été appris dans ce qui est enseigné serait impossible» (9).
Verret valorise le contexte de production du savoir scientifique, sa dimension pratique
et l’ensemble des facteurs qui ont contribué à son élaboration. Le seul regard sur la
théorie faite, celui qui s’attache uniquement aux propriétés syntactico-sémantiques oblitère l’ensemble des processus culturels et individuels qui l’ont produite. Et les faits qui
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Penser l’éducation - 2001, 2
ont conduit à la production d’une théorie ne sont pas ceux qui gouvernent la construction d’un savoir lorsqu’il est déjà connu. L’établissement du savoir quand on a devant soi
l’inconnu n’est pas comparable à l’acquisition de ce même savoir lorsqu’il est déjà
connu. Découvrir une notion et l’apprendre sont deux choses différentes. Le fait de disposer d’un savoir établi garantit à l’élève ce que n’avait pas le chercheur : l’accès immédiat à la notion – alors que très souvent l’accès au vrai, pour le chercheur, s’est fait par
le détour de l’obstacle et de l’erreur ; détour coûteux en temps et qui fourvoie le savant,
attaché à quelques détails, il peut, pour un temps, délaisser l’essentiel de son objet.
C’est la transposition d’âge qui introduit la spécificité d’un cheminement d’apprentissage. Nous retrouvons ici la physique de l’élève que Halbwachs avait considérée. Dans le
même sens, la transposition d’âge tient compte du fait que l’enfant accède au savoir par
l’image, le percept ou la simple prénotion (10). L’enseignant est donc tenu d’établir et
d’assumer une continuité entre le perçu, l’imaginaire et la notion visée. Approche indispensable quoique paradoxale puisque la notion bachelardienne de rupture épistémologique souligne que le conçu et le théorique s’opposent au primat de l’expérience. Il se
trouve, dans ce cas, que cette contrainte d’âge aboutit à dénaturer le fondement théorique
d’une notion afin qu’elle soit transmissible (11).
La loi de l’isomorphisme formel
Cette loi met en évidence le fait que le savoir enseigné n’est pas conceptuellement
homogène au savoir savant. Le référent de l’apprenant correspond à un pan du réel plus
concret et à des schémas explicatifs qualitatifs et imagés qui n’ont avec leur correspondant savant qu’une vague analogie de forme sachant qu’ils sont à proprement parlé
théoriquement faux.
Chevallard et Joshua (1982) (12) analysent comment la notion de distance, initialement redéfinie par Frechet en 1906, a subi dès son entrée en 1971 dans les programmes scolaires des classes de 4ème, un changement significatif de sens.
Chevallard analyse ce phénomène en reprenant la notion de transposition didactique
telle qu’elle fut développée par Verret. La procédure de transposition concerne la transformation, jusqu’à la dénaturation, du «savoir savant» produit par la recherche, en
«savoir enseigné» : «Conséquemment, la transposition didactique va donner à la notion
de distance un mode de fonctionnement tout différent, irréductible a priori à ses modes
de fonctionnement «scientifiques». Dans un autre langage, celui de l’approche systémique, on pourra dire encore : l’introduction de la notion de distance produit une modification (locale) de la structure du système didactique, par le biais d’un changement
apporté dans la structure du savoir enseigné ; ce changement consiste en l’intégration
d’un élément structurel emprunté au «savoir savant» (celui des mathématiciens) ; mais
l’«isomorphisme» structurel (local) entre savoir savant et savoir enseigné ne se double
nullement d’un isomorphisme fonctionnel : deux éléments structurels isomorphes assu-
123
Penser l’éducation - 2001, 2
ment des fonctions bien différentes» (13).
La transposition ne conserve que la forme de la notion mais non son contenu conceptuel. La transposition de la notion de distance (au sens de Frechet) n’a qu’une fonction
idéologique, elle permet un semblant d’articulation entre droite physique et droite mathématique. (14).
Halbwachs : vérité théorique et efficace didactique
Halbwachs a aussi montré que la transposition consistait à proposer (tolérer) un
cadre de compréhension préthéorique constitué de concepts «concrets» en accord avec
l’observation et la pratique manipulatoire mais cependant en rupture avec la formalisation de la théorie physique du physicien. Si bien que dans le domaine de la mécanique,
la pensée causale, dont les fondements aristotéliciens avaient figé toute forme de compréhension véritable de la réalité physique, demeure une étape intermédiaire essentielle. La mathématisation de la physique est un obstacle didactique alors même qu’elle est
pour le physicien la condition heuristique la plus efficace. Les conceptions des élèves
qui attribuent à la force un rôle causal «montrent une assimilation entièrement satisfaisante sans que le succès soit en aucune manière diminué par le fait que, en toute
rigueur, les deux explications sont fausses» (15).
Discussion
Ce premier paradigme se caractérise par son sens univoque (descendant, vertical ou
centripète selon les auteurs). Les savoirs savants sont considérés comme complexes,
scientifiquement établis et extérieurs aux lieux d’apprentissage. La transposition consiste à véhiculer vers l’école ce savoir savant en le modifiant selon une norme d’apprentissage. La limite de ce paradigme est son marquage disciplinaire. Les mathématiques
et les sciences qui possèdent des savoirs homonymes (16) fortement formalisés présentent dans leurs versions scolaires des transformations (concrétisation, dénaturation
et approximatisation) qui ne sont nullement généralisables aux autres disciplines scolaires. Les critères de la nature du savoir de référence et de son statut épistémologique
deviennent pour l’ensemble des didactiques des éléments déterminants quant aux phénomènes de transposition.
Le paradigme de la transformation des pratiques de référence et des
savoirs sociaux : le statut épistémologique des savoirs de référence et la
normalisation scolaire.
Le paradigme que nous allons envisagé maintenant élargit notablement la base des
savoirs de référence, il problématise le rapport entre le statut épistémologique du savoir
124
Penser l’éducation - 2001, 2
savant et les différentes modalités scolaires de sa transformation. La nature non strictement théorique de certains référents (technique ou pratique) laisse augurer des
adaptations scolaires spécifiques. Parallèlement, ces différences de nature permettent
l’infiltration d’apports normatifs, idéologiques ou pragmatiques. Ces différences de statut des savoirs de référence permettent d’avancer l’hypothèse selon laquelle l’appropriation et la normalisation scolaire seront d’autant plus fortes que le savoir de référence sera moins théorisé (ou théorisable).
Martinand et la notion de pratique de référence
L’originalité de J.-L. Martinand est d’avoir élargi la notion étroite de savoir savant à
celle de pratiques de référence. Déjà F.Halbwachs avait souligné que la logique d’apprentissage passe globalement du concret à l’abstrait (suivant en cela le modèle piagétien) et que l’apprenant insère et organise les savoirs savants à travers l’expérience de
la vie quotidienne (17). Le repérage que fait l’apprenant par rapport à des registres familiers ou techniques invite à repenser la notion de transposition didactique au regard de
la notion de pratique de référence.
Martinand dépasse le cadre du savoir scientifique comme produit théoriquement figé
pour réhabiliter l’élaboration du savoir en tant que pratique sociale. Le savoir scientifique, tout comme le savoir technique (industriel) est le fruit d’une activité pratique qui peut
servir de référent à l’activité scolaire de l’apprenant : «Nous appelons pratique de référence cette pratique, en insistant sur quatre aspects :
- il s’agit d’activités réelles, dans tous leurs aspects et pas seulement d’un savoir ou
savoir-faire ;
- il ne s’agit pas d’un rôle individuel, mais de la pratique d’un secteur social, qu’il faut
analyser ;
- la relation avec les activités didactiques ne consiste pas en une identité finale : il y a
seulement référence pour comparaison ;
- il existe plusieurs références possibles». (18)
La notion de pratique de référence permet d’ouvrir le registre des objets du savoir
scolaire et notamment de faire une place à des pratiques peu reconnues par l’école
comme les activités domestiques ou les activités culturelles, idéologiques ou politiques.
L’important ici est de restaurer le contexte social d’émergence d’un savoir.
Les critères de l’abstrait et du concret doivent aussi être repensés à l’aune de cette
notion. Une même pratique de référence peut avoir un statut gnoséologique différent
(théorique, empirique, concret, pratique) selon le point de vue adopté (19). Le même
référent peut connaître une lecture domestique, empirique ou théorique.
L’approche de Martinand part du constat qu’il existe différents types de savoirs et
qu’ils sont tous le fruit d’une pratique. Cette conception génétique et fonctionnelle a des
125
Penser l’éducation - 2001, 2
incidences sur l’enseignement. D’une part elle insiste sur le fait que le savoir scolaire
peut s’appréhender, en tant que pratique, au regard d’une autre pratique (la pratique de
référence) mais aussi qu’il existe différents degrés de compréhension d’une même pratique. Il est évident que les contraintes psychogénétiques vont définir un mode d’entrée
particulier dans les pratiques de référence : «du point de vue des apprentissages, les
questions de motivation et de signification sont certainement liées pour une part à la
distance entre pratiques de référence et pratiques familières aux élèves» (20). L’intérêt
de la notion pour l’enseignant réside dans le fait que certaines pratiques de classe
(comme la technologie) peuvent adopter l’ensemble des composantes (objectif, moyens
matériels et intellectuels, problèmes spécifiques, savoirs mobilisés, attitudes, rôles
sociaux) qui définissent toute forme de pratique. De ce point de vue il y a homologie
entre les pratiques sociales de référence et les pratiques scolarisées.
La notion de transformation didactique
En tant que références potentielles pour un enseignement scolaire ces objets divers
connaîtront des procédures de modification très diverses : «Introduire une référence
plurielle aux savoirs est nécessaire si on souhaite utiliser, dans le champ de l’enseignement des sciences économiques et sociales, le concept de transposition didactique.
Ceci conduit cependant à questionner ce qui est entendu par « savoir savant », au singulier ou au pluriel. Or délimiter «les savoirs savants» susceptibles de servir de référence à l’enseignement des sciences économiques et sociales ne va pas de soi…Le critère
de scientificité, tout comme les contours de l’économie elle-même, sont en débat ou du
moins se prêtent à des avis divergents, dans la communauté des économistes. En
conséquence il n’est guère imaginable de constituer un critère de choix de savoirs à la
fois valides et susceptibles de convenir à l’enseignement, qui ne suscite pas de controverse» (Chatel, 1995) (21).
Plutôt que de transposer, la procédure de production des savoirs scolaires consiste
plutôt à transformer (Chatel, 1995) des références : «Mais nous qualifierons plutôt de
transformation didactique ce qui se fait jour ici... l’idée de transposition suggère aussi
que cette (inter) relation est la question centrale, le «savoir savant» est la référence et
avec lui l’interrogation sur la valeur épistémique du savoir enseigné. L’idée de transformation, au contraire, nous permet tout à la fois de mieux prendre en compte l’enseignement / apprentissage en tant que processus socialement situé et d’envisager
son évaluation selon une pluralité de critères (épistémique, mais aussi éthique, esthétique) et de situations» (22).
Nature des savoirs scolaires et relativisme curriculaire
Le rapport à la vérité semble un élément fondamental de la légitimation des savoirs
scolaires. Le relativisme s’affaiblit quand les savoirs reposent sur une raison épistémique dont la norme d’universalité est globalement admise. La norme du vrai est en soi
126
Penser l’éducation - 2001, 2
une justification des savoirs scolaires émanant par transposition, de la science. Par
contre, les savoirs culturels et pratiques n’ayant pas de savoirs homonymes confirmés,
les procédures de transformation, faisant une large place à une initiative strictement
scolaire, vont dans le sens d’un relativisme culturel de leur version scolaire.
Les savoirs logico-formels et conceptuels (mathématiques, physique, chimie, biologie) sont enseignés selon le principe du vrai. Le vrai pour les mathématiques est le respect des enchaînements non-contradictoires de propositions issues des axiomes de
départ. L’approche du vrai est déductive. Le vrai pour les disciplines conceptuelles est
à la fois donné par la configuration logique des propositions explicatives et leur validité
avec les faits de l’expérience.
Ces savoirs savants sont enseignés dans le cadre scolaire dans le respect de cette
norme du vrai. Car le contenu enseigné n’est pas faux. Toutefois, selon le degré de
compréhension des apprenants ces savoirs seront en attente de vérité. L’entrée inévitable dans les savoirs par le concret (l’abstrait empirique) et l’expérience font que parfois, la validité théorique n’est pas coprésente des théories enseignées. Par contre
lorsque les capacités des apprenants permettent d’atteindre l’objet à transmettre, cet
effet anticipatoire disparaît. D’autre part, cette même contrainte psycho-génétique cantonne certains savoirs scolaires à ne plus valoir au regard de l’état d’avancement théorique des disciplines homonymes de référence. Comme si la contrainte psycho-génétique produisait de l’obsolète. Ce statut d’obsolescence est contourné scolairement par
un effet de forme qui consiste à emprunter à la terminologie actualisée sans pour autant
autoriser l’accès véritable aux concepts. Lorsque les savoirs de référence sont cumulatifs – comme c’est le cas en physique – les contenus scolaires restent partiels et dépendants d’un cadre explicatif local.
Les savoirs «culturels» comme le français, l’histoire-géographie, l’économie ont pour
norme la rationalité immanente au discours. Car, si les sciences logico-conceptuelles
sortent du langage vernaculaire pour créer leur propres langages théoriques, les
sciences humaines usent presque toujours du langage naturel comme outil de connaissance. La rationalité du discours permet d’évoquer des faits et de les expliquer selon les
normes de la grammaticalité sans pour autant atteindre les véritables fondements
conceptuels. Et si l’on peut incriminer l’insuffisance du langage naturel pour évoquer
convenablement le monde, il faut aussi considérer les phénomènes en tant que tels. Les
faits humains, signifiants a priori, ne se présentent pas d’emblée comme susceptibles
d’être objet d’une démarche de formalisation. Ce statut de faiblesse épistémique fait
que le choix des contenus d’enseignement obéissent à des critères plus vagues qui font
une part à un certain arbitraire (arbitraire des programmes, arbitraire du choix des enseignants).
La norme pratique de l’efficacité quand elle est la finalité des savoirs techniques et
des savoir-faire est maintenue telle quelle dans le lieu scolaire. Car même si les condi-
127
Penser l’éducation - 2001, 2
tions de pratique - temporelle, spatiales, motivationnelles – sont dans le lieu scolaire très
spécifiques (23) le principe de la recherche des effets en économie de ressources est
prépondérant. L’homologie avec les pratiques extrascolaires conserve le principe instrumental de l’action efficace. En cela, le relativisme culturel des savoirs pratiques est
aussi la marque de leurs homologues scolaires. Le cas des pratiques sportives est un
exemple significatif de ce relativisme ; elles changent et celles qui sont enseignées à
l’école changent aussi même si l’école génère en soi une forme de conservatisme.
Bilan
La transposition, relatant la production d’un savoir à enseigner à partir d’un savoir
savant, évolue vers des procédures de traitement ou de transformation qui laissent
entrevoir d’autres modalités de production de contenus.
Tout d’abord les savoirs à enseigner ont des statuts très divers, la plupart ne sont pas
savants (au sens de produits de la recherche scientifique) ; ils sont issus du champ de la
culture : pratiques de la technologie, pratiques sportives, œuvres artistiques ou littéraires ; ils sont aussi issus de champs culturels marginaux, non académiques directement en prise avec l’actuel : articles de presse, bandes dessinées, créations théatrales, pratiques sportives originales (frisbee, roller, jonglerie). Ensuite cet élargissement de la notion de transposition qui reste ancré surtout sur le savoir à transmettre laisse entrevoir tout un ensemble de modifications qui sont l’exclusive du lieu scolaire. Car
même si les savoirs de référence sont composites et qu’il revient à l’école de produire
un tri, il demeure que des facteurs extérieurs aux savoirs ont des effets puissants sur
leur constitution.
Le paradigme internaliste :
L’école comme lieu de création des savoirs
Les procédures de transposition, entretiennent toujours, plus ou moins, un rapport
avec le référent. Ce rapport exprime principalement une simplification des savoirs
«savants». Les notions extrascolaires conservent a minima la trame imagée (le percept)
de leur référent d’origine.
La thèse internaliste instaure une rupture entre l’espace privé (de la famille et de
l’école) et le monde public des adultes (Arendt 1972) (24). Les savoirs de l’école présentent une autonomie. Autonomie de création (Chervel, 1988) qui rejette l’image usuelle
mais erronée d’une école comme lieu de transmission d’une culture vulgarisée et dénaturée, d’un sous-produit culturel. A. Chervel souligne «le caractère éminemment créatif
128
Penser l’éducation - 2001, 2
du système scolaire». La grammaire scolaire est un exemple de ces «créations spontanées et originales du système scolaire» (25) dont la finalité était d’améliorer l’orthographe.
Le caractère innovant du système scolaire se retrouve aussi bien au niveau des
savoirs à transmettre qu’au niveau des moyens de la transmission : les méthodes pédagogiques. Le contenu est une vulgate (Chervel, 1988) qui est une synthèse disciplinaire (manuels, Instructions, programmes) personnalisée par l’enseignant.
La méthode pédagogique obéit au critère pragmatique de faisabilité. La fonction de l’école est finalement de fabriquer de l’enseignable (26). L’instance de la pratique enseignante qui
est soumise à la production d’effets selon une contrainte temporelle inextensible génère des façons de faire qui font que les contenus ne préexistent pas en tant que tels à l’enseignement ; ce sont plutôt les critères du pratiquement possible (critères de l’exposition
didactique et des types d’exercices scolairement faisables) qui profilent de manière
rétroactive le contenu à enseigner.
La transposition fait ressortir aussi l’ensemble des contraintes strictement didactiques
qui définissent de manière implicite un contrat. Contrat qui fait que l’enseignant propose «des leçons apprenables et des exercices faisables» (27).
Les déterminants de la production des savoirs scolaires ne sont pas uniquement le
fait d’une épistémologie scolaire qui viendrait supplanter l’épistémologie du savoir,
comme si le savoir enseigné n’obéissait qu’à une logique interne de production (par simplification, substitution conceptuelle ou modification). Ils relèvent aussi d’une logique
culturelle interne à l’école mais tout autant de facteurs individuels. Ceux de l’enseignant
qui, étant le vecteur ultime (et aussi relativement autonome) du contenu, contribue à
façonner le savoir qu’il livrera à ces élèves. Ceux enfin, de l’apprenant dont on ne peut
faire abstraction des structures cognitives et des capacités d’apprentissages mais aussi
des goûts et des motivations. Bref, il s’agit de tenir compte de cette structure didactique
irréductible (ce noyau dur constitué d’un élève en situation scolaire qui apprend par la
médiation sociale (Connes, 1992) (28) – enseignant et pairs – un contenu culturellement fait pour l’école) qui fait que l’entrée par un élément (le contenu, l’apprenant ou
l’enseignant et sa méthodologie) est toujours vouée à la réactivité des deux autres.
Réactivité que le modèle didactique enseignant-contenu-apprenant n’aborde pas véritablement. Les didactiques ont, surtout à leur début, valorisé la filière des contenus
disciplinaires (29).
Les acteurs de ce modèle ternaire (l’enseignant et l’apprenant) ont une relation
exclusive au savoir. Il y a, d’une part, le contenu de l’expert et d’autre part le contenu tel
qu’il doit être appris. Cette approche clivée tend à survaloriser le savoir savant et la procédure de transposition se cantonne à un jeu de règles de transformation internes au
savoir lui-même. Or, le mode de l’intervention pédagogique est profondément lié aux
129
Penser l’éducation - 2001, 2
contenus. L’exposition et la transmission dépendent de la nature des savoirs. Les
savoirs en acte – ceux des langues et de l’éducation physique – posent le délicat problème d’un temps minimum de parole ou d’activité motrice pour prétendre à la stabilisation. D’autre part la représentation de ces savoirs par l’élève est aussi cruciale pour
générer la dynamique d’apprentissage. Quant à l’enseignant, il interprète à sa guise les
prescriptions : «L’enseignement recompose, transforme et donne ainsi aux programmes
un contenu effectif. Ce faisant il en déborde la lettre» (30).
Les instances de production de savoirs scolaires
La vulgate est l’expression du savoir scolaire en «usage» en vigueur dans une discipline. Elle se caractérise par trois éléments majeurs :
- elle est issue d’une culture commune disciplinaire. Culture donnée au sein de chaque
corporation disciplinaire, à la fois par la formation initiale, les manuels et les options personnelles des enseignants. «Le contenu pour être valable, doit être partagé par l’ensemble de la corporation» (31).
- elle est bornée en amont par les finalités (les Instructions et les Programmes) et en
aval par les différentes instances de contrôle certificatif (brevet, baccalauréat). Le choix
des contenus «n’est pas d’ordre scientifique ; c’est un choix politique et civique» (32).
- elle présente un aspect composite et holiste. Elle n’est pas issue directement d’un
savoir savant mais ressort plutôt de la culture professionnelle des enseignants. La
réponse didactique, lorsque les savoirs de référence sont contradictoires est le gommage. Gommage consistant à produire un contenu éclectique qui absorbe les différences théoriques (33). Ce positionnement qui tend à faire une version autorisée
s’éloigne ainsi des partis pris idéologiques pour laisser percevoir un unanimisme reçu
tel quel dans la classe où d’ailleurs toute forme de débat – qui est l’apprentissage même
du penser – demeure temporellement infaisable (Verret, 1975).
Chevallard emploie le terme de noosphère qui «contient tout ce qui «pense», et qui
pense à ce niveau précis des contenus de l’enseignement (ou des contenus de savoir
à enseigner)» (34). Il s’agit des professeur-formateurs, des militants, des mathématiciens
connus, des administrateurs, des inspecteurs, des membres des commissions ministérielles. Verret évoque dans le même ordre d’idée, la transposition institutionnelle (35)
assurée par un groupe social qui définit le temps d’étude et la forme des contenus disciplinaires. L’instrumentation des instances d’enseignement corrélée à une forme
bureaucratique de gestion ont imprimé sur les contenus d’enseignement les formes de
la transmission et du contrôle.
130
Penser l’éducation - 2001, 2
Les principes de disciplinarisation : essai de typologie
Les caractéristiques du savoir scolaire
Les savoirs scolaires présentent un ensemble de caractères qui sont autant de marquages du lieu scolaire et de sa fonction de transmission :
- La désyncrétisation des savoirs vise un découpage analytique en unités relativement
homogènes donnant lieu à des pratiques d’apprentissage spécialisées ;
- La dépersonnalisation du savoir qui détache définitivement la théorie de son moment
génétique et de la personne qui l’a produite ;
- La programmabilité du savoir qui organise les unités de contenu selon une progression
raisonnée suivant le principe de complexité graduelle ;
- La temporalité scolaire invite à découper des objets de savoir clairement identifiables
et contribue donc à les définir ;
- La décontextualisation de la notion. La genèse de la notion est coupée du contexte de
problématisation qui lui a donné naissance. «Lorsque le savoir enseigné puise à ces différentes références, il ne prend pas en compte les théories dans lesquelles s’inscrivent
ces connaissances et élaborations scientifiques. Les informations sont décontextualisées, utilisées à des fins autres que celles que leur avaient assignées leurs auteurs» ;
(37)
- La déshistorisation (38) de la notion. Seul le savoir comme produit stabilisé et intemporel est retenu ;
- La recontextualisation par «immersion dans le savoir enseigné n’aboutira…ni à
reconstituer le mode d’existence originel de la notion, ni à remplir complètement et seulement les fonctions pour lesquelles on avait voulu l’introduire» ; (38)
- Le principe de renouvellement d’une notion ancienne (culturellement obsolète), tout en
gardant la fonction intellectuelle passée. Ce principe de renouvellement a essentiellement pour but de rapprocher, de réactualiser, le savoir enseigné du savoir savant afin
qu’il ne soit pas assimilable à un savoir banalisé accessible aux parents;
Les conceptions des enseignants changent parce que les faits dont ils traitent changent aussi. Cela est le cas en histoire-géographie où les analyses théoriques anciennes
sont abandonnées : «À défaut de rendre certaines propositions et analyses inexactes,
cela les rend sûrement obsolètes ; tout enseignant s’efforce de moderniser les savoirs
qu’il enseigne pour donner du monde actuel une vision actuelle» (39).
Les contraintes didactiques et les processus de singularisation
Les modalités de la transmission didactique
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Penser l’éducation - 2001, 2
La transmission didactique se caractérise par un mode spécifique d’exposition des
savoirs, par la définition d’un temps d’apprentissage et par des procédures de contrôle
(Verret, 1975).
L’explicitation du savoir à transmettre, c’est-à-dire sa délivrance pour des apprenants
n’est pas assimilable à l’exposition théorique (celle du savoir expert pour la communauté des experts). La redondance et la répétition sont les figures de style des discours
didactiques.
Le temps d’apprentissage dépend de ce qui est appris, de qui apprend à qui et d’où
on apprend (40). La nature de ce qui est appris définit un temps d’acquisition qui est
aussi fonction des prérequis déjà disponibles chez l’apprenant. Quand les faits se
mémorisent, les concepts et les savoirs formalisés sollicitent des processus étroitement
liés à des procédures actives, de même pour les savoirs pratiques comme les savoirfaire. L’apprentissage requiert le temps nécessaire à la stabilisation des schèmes nouvellement acquis et qui seront par la suite réinvestis sous d’autres modes d’expression.
Le temps d’apprentissage dépend aussi du statut que les personnes
(enseignants/enseignés) occupent dans la relation au savoir. Dissymétrie fondamentale
entre celui qui sait – le maître - et qui donc est investi du pouvoir enseigner et celui qui
est momentanément dans l’ignorance – l’apprenant - et donc dépourvu d’autorité.
La vérification des acquis pour certifier les degrés d’expertise et exercer ainsi un
contrôle social des apprentissages. Ces procédures d’évaluation exercent sur les contenus à transmettre un choix dont les modalités pratiques de correction (la quantification)
entrent en concurrence avec la nature et les finalités mêmes des savoirs transmis. Les
compétences évaluées ne sont pas toujours superposables aux compétences réellement visées.
Le choix des méthodes pédagogiques est fonction de critères pragmatiques comme
la simplicité et l’attrait : «À finalité identique, de deux méthodes en concurrence, c’est toujours à terme la plus facile, la plus directe, la plus attrayante ou la plus existante qui l’emporte. Il ne s’agit par là d’un choix mais d’une loi» (41).
Les étapes vers le savoir enseigné
Les contraintes institutionnelles de l’enseignement collectif qui met en présence un
professeur et une classe, redonnent aux acteurs un rôle fondamental. Autrement dit la
dépersonnalisation initiale qui s’effectue dans la définition des programmes est contrecarrée par une personnalisation des contenus enseignés. Quand une notion est programmée pour un élève théorique, dont la transmission serait accomplie quasi mécaniquement par un enseignant expert, dans une situation interchangeable, il apparaît, dans
les faits, que l’acte didactique est systématiquement contextualisé et individualisé.
Contextualisé parce l’école transforme le contenu selon ses propres lois de transmis-
132
Penser l’éducation - 2001, 2
sion et individualisé parce qu’implicitement, l’acte d’enseignement est dans une large
mesure une négociation des contenus entre le projet d’un enseignant et celui d’un
groupe d’apprenant.
Le savoir enseigné est le contenu d’enseignement tel qu’il est proposé dans une institution, par un enseignant, pour un groupe classe au sein d’une situation d’apprentissage. La phase centrale qui produit le savoir à enseigner est le moment où s’entrechoquent deux logiques concurrentes. La logique savante – disons plutôt culturelle – qui fait
que l’école puise ses objets en dehors d’elle. Logique «normale» dans la mesure où si
l’école prépare à l’après-école, elle ne peut pas ne pas maintenir un «contact» avec la culture extra-scolaire. Et la logique scolaire qui aboutit au phénomène de vulgate en didactisant les contenus.
L’orientation des didactiques sur les processus d’apprentissage, prend nécessairement en compte les phénomènes de traitement du contenu tel qu’il sera soumis à l’apprenant ainsi que la façon dont il est intégré à des structures cognitives préexistantes.
On peut distinguer trois types de contenus :
- les contenus institutionnels tels qu’ils apparaissent dans les programmes ;
- les contenus enseignés tels qu’ils sont diffusés lors des pratiques d’enseignements ;
- et enfin les contenus effectivement appris par les élèves (Garcia-Debanc, 1989) (42).
Entre un contenu à enseigner et un savoir su s’interpose l’ensemble des modalités
pratiques de passation. Le savoir transposé pour l’élève n’est pas un produit inerte qu’il
suffit de prendre. Les procédures d’action, celles du pédagogue comme celles de l’apprenant sont la condition d’un savoir maîtrisé.
Finalement les phénomènes de transformation relatifs au contenu problématisent les
distances de tous ordres qui séparent les savoirs enseignés - et intégrés par les élèves
- des savoirs savants. Et plus spécifiquement trois types d’écart :
« - l'écart entre les contenus à enseigner et les théories de référence. La didactique étudie alors les processus de constitution des contenus d'enseignement ;
- l'écart entre les contenus d'enseignement prévus et les contenus enseignés. La didactique essaie alors de rendre compte de l'articulation effective des différents types d'activités réalisées dans les classes ;
- les discordances entre les éléments enseignés par le maître et les savoirs effectivement intégrés par les élèves. La didactique décrit alors les stratégies des élèves, les
savoirs et savoir-faire intégrés et les effets des interventions d'enseignement (GarciaDebanc, 1989) » (44).
Les processus de singularisation
Les processus de singularisation s’entendent au double sens de distinction par des
133
Penser l’éducation - 2001, 2
éléments caractéristiques et de l’apport de traits strictement individuels. Le contenu
enseigné n’est qu’une infime partie du savoir disponible. Le principe de sélection émane
d’une logique programmatique elle-même fondée sur trois éléments constitutifs : le
niveau des capacités psycho-cognitives des apprenants, l’aptitude à la séquencialisation des savoirs à transmettre et la capacité de renouvellement des savoirs de référence.
Le passage du contenu d’enseignement au contenu enseigné se singularise aussi –
comme nous l’avons vu supra – par l’appropriation méthodologique de l’enseignant. Là
aussi, le cadre programmatique – ou le référent des manuels – n’est pas tenu à la lettre.
La marge de manœuvre de l’enseignant agit à la fois sur une interprétation du programme et aussi sur des modalités de transmission fortement individualisées.
Enfin, le passage des contenus à enseigner au savoir su intègre l’ensemble des processus individuels d’acquisition de l’apprenant. Car l’accès aux notions est un cheminement personnel irréductible. Les savoirs enseignés en cours d’apprentissage «sont
eux aussi le produit d’une recomposition complexe et ce processus doit être intégré à
l’analyse didactique (Audigier, 1988)» (45). Bref, l’élève participe lui aussi à ces phénomènes de singularisation qui font que le référent initial est soumis non seulement à des
lois de transformation internes mais aussi à des lois psycho-génétiques d’acquisition et
de motivation (46).
Les contenus se singularisent parce qu’ayant le même degré de probabilité de devenir un contenu à enseigner, certains seront retenus au nom de critères socio-historiques.
On considère que telle ou telle notion d’économie, d’histoire ou de biologie présente,
parmi toutes celles qui seraient légitimement scolarisables, une résonance quasi universelle au nom de ce qu’un individu scolarisé se doit de ne pas ignorer dans une perspective inscrite sur l’avenir. Et c’est bien cette centration sur le futur qui décide du présent en terme de savoir ou d’ignorance. Le fait que les notions soient susceptibles d’intégrer le statut de notions au programme, le fait qu’elles ne soient pas programmatiquement équiprobables, laissent entrevoir qu’en dehors de tout critère d’utilité sociale
ou d’objectivité théorique, leur choix obéit aussi à des critères individuels et conjoncturaux.
Conclusion
La procédure initiale de transposition didactique fait référence à un ensemble de
changements, de mutations, d’altérations, pouvant aller jusqu’à la dénaturation des
savoirs d’origine extrascolaire. Si elle est associée à la seule notion de savoir savant, la
procédure est en partie impropre à rendre compte et de la nature et de la provenance
des savoirs scolaires. Car, d’une part, les savoirs scolaires n’ont pas tous un statut
134
Penser l’éducation - 2001, 2
scientifique et, d’autre part, il ne proviennent pas des seuls lieux de production académique (l’Université en l’occurrence). L’élargissement du sémantisme de la notion à des
procédures plus complexes et aussi moins systématiques comme celle de transformation didactique ou encore de traitement didactique montre indiscutablement le marquage disciplinaire initial de ces procédures. Il apparaît une forte corrélation entre la nature
du savoir à transmettre et les opérations de didactisation. Si bien qu’en la matière il est
difficile de trouver un modèle explicatif unique. Les lois de transformation des savoirs
culturels en savoirs scolaires ne sont pas généralisables, les procédures ne sont pas
communes. Le seul principe qui semble transdisciplinaire est celui de la simplification/concrétisation des contenus d’enseignement, c’est-à-dire l’adaptation aux structures psycho-cognitives de l’apprenant. Chacune des disciplines transpose à sa façon.
Et les grands critères de didactisation des savoirs scolaires que nous avons présenté
ne sont pas l’apanage de tous.
La position même de l’extériorité suggérée à l’origine par la notion de savoir savant
(scholarly discipline, Goodson 1983) n’est pas plus tenable dans l’absolu. Parce qu’il y
a des contenus d’enseignement qui n’ont pas de savoirs homonymes. Parce qu’il y aussi
des contenus créés de toutes pièces dans l’enceinte scolaire. Mais cette extériorité bien
qu’elle ne soit pas la règle unique demeure toutefois. La plupart des savoirs scolaires
renvoient à une culture extrascolaire qui sert de fondement à la culture scolaire et l’hypothèse internaliste n’est pas plus recevable, dans sa position extrême, que son pendant externaliste. Les savoirs scolaires sont pluriels et les opérations de didactisation
sont aussi variées qu’originales. Certains savoirs de référence sont fortement modifiés,
d’autres non. Le phénomène de vulgate est bien réel mais plus comme ensemble choisi de notions que comme une configuration fortement travestie de savoirs originels. Les
productions internes ne sont pas sur-représentées.
Le délai d’intégration des savoirs exogènes ainsi que la durée de perennisation des
savoirs endogènes sont en soi un critère qui a son importance. L’école s’alimente régulièrement de l’extérieur, elle suit en cela l’évolution historique des connaissances, mais
cette historicité est à nuancer, l’école produit en effet sa propre temporalité (47) d’intégration du savoir. Le rapport entre contenus scolaires et contenus culturels extrascolaires peut être, du point de vue de son émergence dans le temps, l’analyseur d’un temps
didactique. Ce rapport est rarement synchrone et contemporain, il est différé. Certains
contenus scolaires sont temporellement inertes (tels les mathématiques scolaires qui,
selon Dieudonné (1987), sont figés depuis 1800) et ne sont réactualisés que du point de
vue des formes du discours (Chevallard, 1982). D’autres intègrent en quelques décennies les savoirs extérieurs. Tel fut le cas de la sportivisation des contenus de l’éducation
physique (dont l’officialisation scolaire véritable date des Instructions Officielles de 1967,
alors que le sport comme pratique culturelle existait déjà au sein d’associations sportives scolaires depuis la fin du XIXème siècle). D’autres, enfin, connaissent des temporalités actives qui intègrent très rapidement les savoirs exogènes (biologie, histoire par
135
Penser l’éducation - 2001, 2
exemple). Le dernier cas concerne les savoirs produits par l’école qui obéissent aussi à
un temps relativement long puisque le mode relationnel (l’enseignement collectif) et
structurel (l’architecture scolaire et son unité de base : la classe) tendent à figer et le
contenu et les modalités de transmission s’opposant ainsi à leur renouvellement.
Quant à l’hypothèse initiale de la légitimation de la culture scolaire, les différentes
analyses évoquées iraient dans le sens d’un certain relativisme. Il est difficile de suivre
totalement la thèse de l’idéalisme pratique de Forquin. Car même si l’école entretient
une forme de conservatisme culturel ce n’est pas tant parce qu’elle cherche à transmettre les aspects les plus constants, les plus universels, les plus incontestables, que
parce qu’elle génère structurellement une culture (savoir et savoir-faire d’enseignement)
qui condense et qui retient une part du passé. Elle a une inaptitude au renouvellement
parce que la culture professorale (le poids des formations initiales) et la bureaucratisation des tâches exercent inexorablement un effet du passé sur le présent. Malgré ce
conservatisme de fait l’école actualise ses contenus et les choix ne répondent pas tous
à cette loi du détour que signale Forquin. Au delà d’une simple réponse à la demande
sociale qui vouerait l’école à une fonction instrumentale, il faut reconnaître que certains
contenus scolaires sont bien ancrés dans l’actualité ne serait-ce que pour que les élèves
y retrouvent l’intérêt de ce qui donne sens à leur présent.
Si nous reprenons les trois modes de distanciation qu’évoque Garcia-Debanc
(Garcia-Debanc,1989) :
- entre un savoir de référence et un contenu d’enseignement (celui des Programmes),
- entre le contenu d’enseignement et le contenu enseigné,
-enfin entre le contenu enseigné et le savoir appris par l’élève,
on doit constater qu’à chaque étape il y a transformation didactique et qu’au fur et à
mesure que l’on s’approche de l’acte de passation le savoir initial a vécu des modifications qui pour être générales et communes au premier degré, deviennent aux degrés
suivants – celui de l’appropriation par l’enseignant et celui enfin de l’appropriation par
l’élève – beaucoup plus radicales. Dans le sens où l’enseignant et l’apprenant exercent à
la fois sur les contenus et sur la manière d’enseigner / apprendre une empreinte personnelle irréductible. Le contenu d’enseignement est donc révélateur de cette part d’arbitraire qui, en marge d’une logique codifiée, repose sur un choix en fin de compte non
totalement critérié.
136
Penser l’éducation - 2001, 2
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3. J.-Cl.Forquin, Ecole et culture, le point de vue des socioloques britanniques, Bruxelles, De Boeck, 1989,
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4. Il s’agit de la biologie de la géographie et des études rurales (rural studies).
5. Goodson précise : « Once the academic base of the scholarly discipline was established within the universities the dominance of the academic tradition within the subject was firmely wedded to the vested interests of the university scholars », I.F. Goodson, School subjects and curriculum change, 1983, Croom Helm,
London & Canberra, p. 197.
6. Forquin est partisan de la conception platonicienne de la consistance des valeurs : « C’est pourquoi le
platonisme est sans doute une philosophie beaucoup plus spontanément en accord avec le principe même
de l’éducation que le relativisme. Toute éducation, qu’elle soit autoritaire ou libérale, sociocentrique ou individualiste, aristocratique ou plébéienne, formaliste ou réaliste, a partie liée avec le mythe de la Caverne,
avec l’idée d’une ascension vers la lumière, d’une ascèse libératrice, d’une négation de l’être immédiat et
du contexte immédiat, et finalement d’une suprématie de l’invisible. Sans la valeur, sans le sentiment d’une
consistance des valeurs (laquelle implique aussi l’universalité) il n’y a pas d’éducation qui tienne». Forquin,
op. cit. p. 180.
7. Incommensurables parce que ces deux systèmes reposent sur deux métaphysiques différentes. Le
139
Penser l’éducation - 2001, 2
débat possible (et très actuel) quant à la naturalisation des valeurs ne sera pas abordé ici. Voir dans ce
sens : J.-P. Changeux et P. Ricœur, La nature et la règle, ce qui nous fait penser, Editions Odile Jacob,
Paris, 1998.
8. M.Verret, Le temps des études, Honoré Champion, 1975.
9. M. Verret, Le temps des études, Honoré Champion, 1975, p. 140.
10. M.Verret, op. cit. p. 142.
11. Nous reviendrons infra sur cet effet paradoxal des savoirs scolaires qui n’ont pas de valeur théorique
mais qu’une valeur adaptée scolairement ; bref, il sont théoriquement faux mais didactiquement valide.
12. Y. Chevallard, M.-A. Joshua, Un exemple d’analyse de transposition didactique, Recherche en
Didactique des Mathématiques, Vol. 3, n°2, 1982, p. 159-239.
13. Y. Chevallard, M.-A. Joshua, op. cit. p. 203.
14. Y. Chevallard, M.-A. Joshua, op. cit. p. 201.
15. F. Halbwachs, op. cit. p. 28.
16. L’expression est due aux didacticiens de l’histoire et géographie : C. Crémieux, P. Jakob, M.-J.
Mousseau.
17. F. Halbwachs, op. cit. p. 25.
18. J.-L. Martinand, «La référence et le possible dans les activités scientifiques scolaires», Recherche en
didactique de la physique, 1983, p. 234.
19. « En ce qui concerne la physique, la notion de pratique de référence se révèle aussi utile. D’abord pour
élargir les choix de références possibles (recherche, ingénierie, production, autres) et ne pas considérer
comme évidents des choix de connaissances ou de situations qui n’ont de sens que par rapport à une pratique donnée. » J.-L. Martinand, op. cit. p. 235.
20. J.-L.Martinand, «La référence et le possible dans les activités scientifiques scolaires», Recherche en
didactique de la physique, 1983, p. 236.
21. E. Chatel, «Transformation de savoirs en sciences économiques et sociales», Revue Française de
pédagogie, n°112, 1995, pp. 11-15.
22. E. Chatel, op. cit. p. 11.
23. Pour une étude de ces spécificités en éducation physique et sportive voir : Ph. Sarremejane, Culture
scolaire et culture sociale en éducation physique et sportive, 1999, à paraître.
24. Arendt précise : «Puisque l’enfant a besoin d’être protégé contre le monde, sa place traditionnelle est
au sein de la famille. C’est là qu’à l’abri de quatre murs, les adultes reviennent chaque jour du monde extérieur et se retranchent dans la sécurité de la vie privée. Ces quatre murs à l’abri desquels se déroule la vie
de famille constituent un rempart contre le monde et en particulier contre l’aspect public du monde»;
H.Arendt, La crise de la culture, Gallimard 1972, p. 239.
25. A. Chervel, «L’histoire des disciplines scolaires», Histoire de l’éducation, n°38, mai 1988, p. 70.
26. A. Chervel, op. cit. p.90.
27. Y. Chevallard, M.-A. Joshua, op. cit. p. 215.
28. «Or qu’est-ce que l’enseignement, si ce n’est d’abord une interaction des connaissances d’un enseignant avec celles d’un (de plusieurs) élève (s), au cours de cette collaboration très spéciale qui vise à
mettre en forme la connaissance de l’élève en savoirs prédéfinis, ou déjà là», F. Conne, «Savoir et
connaissance dans la perspective de la transposition didactique», Recherches en didactique des mathé-
140
Penser l’éducation - 2001, 2
matiques, Vol.12, n°2-3, 1992, p. 228.
29. Sur l’évolution des différentes didactiques : Ph. Sarremejane, Contribution à l’histoire sémantique des
didactiques 1960-1995, Thèse de doctorat, 1998, Paris V.
30. E. Chatel, op. cit. p. 12-15.
31. C.Crémieux, P.Jakob, M.-J. Mousseau, «Regard didactique sur les productions scolaires en histoiregéographie», Revue française de pédagogie, n°106, 1994, p. 48.
32. F. Audigier et al. op.cit , p. 22.
33. Dans ce sens : «Le débat est exclu dans un domaine où l’apprentissage de propositions reconnues et
acceptées est la norme», F.Audigier, C.Crémieux, N.Tutiaux-Guillon, op. cit.p. 17.
34. Y. Chevallard, M.-A. Joshua, op. cit., p. 205.
35. M.Verret, op. cit, p. 142-143.
36. F. Audigier et al. op.cit , p. 19-20.
37. G. Brousseau dit dans ce sens : «Mais cette présentation [la présentation axiomatique des savoirs
mathématiques] efface complétement l’histoire de ces savoirs, c’est-à-dire la succession des difficultés et
des questions qui ont provoqué l’apparition des concepts fondamentaux, leur usage pour poser de nouveaux problèmes, l’intrusion de techniques et de questions nées des progrès des autres secteurs, le rejet
de certains points de vue trouvés faux ou maladroits, et les innombrables querelles à leur sujet. Elle
masque le « vrai » fonctionnement de la science, impossible à communiquer et à décrire fidèlement de
l’extérieur, pour mettre à sa place une genèse fictive», G.Brousseau, «Fondements et méthodes de la
didactique des mathématiques», Recherche en Didactique des Mathématiques, Vol. 7, n°2, p. 36.
38. Y. Chevallard, M.-A. Joshua, op. cit., p. 226.
39. F. Audigier, C. Crémieux, N. Tutiaux-Guillon, op. cit., p. 20.
40. M. Verret, op. cit., p. 145.
41. A. Chervel, op. cit., p. 98.
42. C. Garcia-Debanc, op.cit, p. 42.
43. C. Garcia-Debanc, op. cit., p. 43.
44. C. Garcia-Debanc, op. cit., p. 43.
45. F. Audigier, «Didactique de l’histoire, de la géographie et des sciences sociales : propos introductifs»,
Revue française de pédagogie, n°85, 1988, p. 5.
46. A. Chervel dit dans ce sens : «Les pratiques de motivation et d’incitation à l’étude sont une constante
dans l’histoire des enseignements», A. Chervel, op. cit., p. 96.
47. Jean Dieudonné fait remarquer que : «Rien de ce qui est enseigné au lycée en mathématiques n’a été
découvert après 1800. À peu de choses près, il en est de même des connaissances mathématiques jugées
nécessaires aux futurs scientifiques dans tous les domaines des sciences de la nature, exception faite de
la physique. Mais même pour les physiciens autres que ceux qui travaillent dans les théories quantiques
ou la relativité, je crois qu’un expérimentateur n’utilise guère plus de mathématiques que n’en savait
Maxwell en 1860», J.Dieudonné, Pour l’honneur de l’esprit humain, les mathématiques aujourd’hui,
Hachette, Paris, 1987, p. 9.
141
Penser l’éducation - 2001, 2
P.U.F., 1984, p.209.
19. «Malheur à toi, pays dont le roi est un gamin» (version de la T. O.B., Traduction oecuménique de La
Bible)
20. MEIRIEU Ph., Op cit, p 42.
21. Op.cit.
22. HOUSSAYE J., Op.cit., pp. 40-41.
23. id.
24. Ibid., p. 233.
25. Ibid., p. 233.
26. Ibid., p. 43.
27. id.
28. BAÏETTO M.-C., Le désir d’enseigner, Paris, P.U.F., 1982, p.135.
29. Ibid., p. I38.
30. Id.
31. LV, p. 292.
32. GINESTIER, Op.cit., p. 122.
33. GIDE A., Les nourritures terrestres, Paris, Livre de poche, 1964, p. 169.
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