Notes sur une « pédagogie chrétienne » Ce qui m`est demandé ce

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Notes sur une « pédagogie chrétienne » Ce qui m`est demandé ce
Notes sur une « pédagogie chrétienne »
Ce qui m’est demandé ce matin, c’est de réfléchir avec vous, en théologien,
sur la question de savoir s’il y a une « pédagogie chrétienne » et, si oui, quelle
elle est.
Je ne peux aborder ce propos sans quelques remarques méthodologiques
préalables, qui touchent à ce qu’est le christianisme lui-même, à son cœur. Le
christianisme n’est pas d’abord la mémoire de Jésus, une mémoire qui serait
pieusement conservée de siècle en siècle par des disciples soucieux de
recueillir les paroles de ce Maître étonnant, qui a vécu voici deux mille ans
dans la Palestine occupée par les Romains. Notre tâche consisterait alors, ce
matin, à trier dans ce que ce Jésus a dit ou fait, ce qui peut avoir trait à la
pédagogie et qui peut encore servir à des pédagogues contemporains. La
tâche est possible ; elle ne me semble pas utile, et surtout, elle rate la
spécificité chrétienne, pour laquelle le rapport au Christ n’est pas
d’exemplarité. Pour les chrétiens, le Christ Jésus n’est pas un personnage du
passé, mais du présent et c’est parce que nous le croyons et célébrons vivant
au milieu de nous que ses paroles du passé nous intéressent.
Ce qui fait la spécificité chrétienne, c’est l’affirmation inouïe de la
Résurrection de ce Jésus. De lui, en effet, nous savons qu’il a vécu et qu’il est
mort voici deux mille ans ; qu’il a été un prophète enthousiasmant les foules,
contestataire par rapport aux autorités religieuses en place, Messie d’un
Royaume qui n’était cependant pas politique, etc. Nous savons que ces
diverses prises de positions le conduisirent, lui puis ses disciples, à des
affrontements de plus en plus durs avec les gens « du Temple », Sadducéens
et prêtres, jusqu’à ce que ceux-ci le fassent arrêter, le livrent aux autorités
d’occupation pour qu’il soit exécuté à la suite de fausses accusations et d’un
procès expéditif. Jusqu’à là, une destinée certes extraordinaire, mais somme
toute fréquente, surtout à cette époque-là. Le christianisme ne surgit pas là.
Il naît dans l’affirmation énoncée par les disciples, après l’exécution et
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l’ensevelissement de Jésus, de ce que ce dernier est vivant, et qu’ils le
rencontrent. Il ne s’agit pas, dans leurs dires, d’un souvenir de lui pieusement
conservé ; il ne s’agit pas d’un fantôme ou d’un rêve ou d’une hallucination
collective. Il s’agit d’une vraie rencontre (y compris corporelle : « Nous qui
avons mangé et bu avec lui après sa résurrection » dira Pierre), qu’attestent
deux types de récits évangéliques, les récits du tombeau vide d’une part et,
de l’autre, les récits d’apparition du ressuscité. Pour ces derniers, du reste, le
scénario est toujours le même : Jésus apparaît – on ne le reconnaît pas – il fait
un signe – on le reconnaît – il envoie en mission – il disparaît (disciples
d’Emmaüs, Marie-Madeleine, Apôtres aux abords du Lac, Thomas, etc.)
Retenons ce scénario : il pourrait bien faire partir de la structure même de
notre foi.
En tous les cas, ce qui est remarquable, c’est que le christianisme s’origine
dans « une folie » (saint Paul), dans une « proclamation » (« kérygme »)
inouïe : celui qui était mort est vivant, vivant d’une vie nouvelle, y compris
corporelle, sur laquelle la mort n’a plus d’emprise. Jésus Christ est « le
premier-né des morts »… Voilà la foi chrétienne en son surgissement.
C’est, notons-le encore, à partir de là et pour transmettre ce que l’on va dès
lors appeler « la Bonne Nouvelle », que les évangiles seront écrits, non
comme des biographies ou des traités, mais comme des catéchèses,
soucieuses de faire partager la foi des premiers Apôtres, la foi apostolique.
C’est donc, en bonne méthodologie, à partir de là que les évangiles doivent
aussi être lus, même les évangiles de l’enfance – ils ne sont pas là d’abord
pour raconter des anecdotes, mais pour faire entrer le lecteur dans le
mystère de Pâques : voir l’exemple lucanien de l’épisode de Jésus perdu et
recouvré au Temple, où il ne s’agit pas de narrer une « fugue » sympathique
du garçon de douze ans, mais d’anticiper dans son enfance le mystère de
Pâques (il est recouvré « le troisième jour » : cf. Lc 2, 41-52). Or le mystère
pascal, on n’y entre pas simplement par un effort d’intelligence, mais par une
initiation – ainsi, par exemple, les paraboles de Jésus, loin d’être de petites
historiettes explicatives pour illustrer et mieux faire passer le propos, sont2
elles des manières de faire entrer dans ce mystère des auditeurs déjà bien
disposés : « Les disciples s’approchèrent et lui dirent : Pourquoi leur parles-tu
en paraboles ? Il répondit : Parce qu’à vous il est donné de connaître les
mystères du Royaume des cieux, tandis qu’à ceux-là ce n’est pas donné. Car à
celui qui a , il sera donné et il sera dans la surabondance ; mais à celui qui n’a
pas même ce qu’il a lui sera retiré. Voici pourquoi je leur parle en paraboles :
parce qu’ils regardent sans regarder et qu’ils entendent sans entendre ni
comprendre. » (Mt 13, 1-13) Et la version de Mc est encore plus raide : « pour
que tout en regardant ils ne voient pas, et que, tout en entendant ils ne
comprennent pas, de peur qu’ils ne se convertissent et qu’il leur soit
pardonné. » (Mc 4, 12) On comprend que vouloir calquer l’usage des
paraboles dans une pédagogie chrétienne sous prétexte que Jésus les a
utilisées n’aurait guère d’intérêt immédiat et irait à l’encontre de la tâche des
éducateurs.
Retenons de cette remarque préliminaire, méthodologique, que si
pédagogie chrétienne il y a, elle n’a pas pour volonté de copier deux mille ans
après les gestes ou les attitudes du Christ, ou plus précisément du Jésus de
l’histoire, parce qu’il serait, sans plus, un maître de pédagogie parmi d’autres.
Mais une pédagogie chrétienne doit être enracinée dans ce que veulent
transmettre les évangiles rapportant ces gestes, attitudes et paroles de
Jésus : le mystère de Pâques. Il convient donc d’examiner ce qui est le cœur
de ce mystère, le cœur de la foi chrétienne, et d’examiner aussi ses
retentissements pédagogiques.
1. Au cœur du mystère de Pâques, la victoire sur la mort
Le cœur de la Bonne Nouvelle, c’est donc que la mort est vaincue. C’est
ce que les théologiens appellent le « kérygme », la « proclamation »
fondatrice de la foi, dont nous avons l’une des expressions les plus
ramassées et les plus anciennes dans 1Co 15, 3-5 : « Je vous ai transmis
en premier lieu ce que j’ai reçu moi-même : Christ est mort pour nos
péchés selon les Ecritures. Il a été enseveli, il est ressuscité le troisième
jour, selon les Ecritures. Il est apparu à Céphas, puis aux Douze. » Paul
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note d’abord qu’il s’agit là de la plus antique tradition de l’Eglise, de ce
que l’Eglise a donc à transmettre en premier : « Je vous ai transmis ce
que j’ai moi-même reçu, écrit-il. » Et il énonce : la vérité de la mort du
Christ (il n’a pas fait semblant de mourir, ce n’est pas une fausse mort
comme certains « docètes » pourraient le penser) ; la vérité de
l’ensevelissement ; la vérité de la résurrection attestée dans les
apparitions à Pierre, puis aux Douze.
A qui voudrait savoir le cœur de la foi chrétienne, voilà : est chrétien
celui qui dit de Jésus qu’il est véritablement mort et véritablement
vivant, non pas qu’il ait repris son existence ancienne (comme Lazare),
mais vivant d’une vie nouvelle, désormais non susceptible de mourir.
Une vie qui est à la fois corporelle est spirituelle, qui évidemment est
réelle et ne se confond pas avec le souvenir ému qu’auraient gardé de
Jésus des disciples reconnaissants. Voilà le christianisme en son
« fond » - on peut penser qu’il s’agit là d’une folie, certes ; c’est en tous
les cas une incroyable nouvelle, une sacrée « bonne nouvelle ». Notez
qu’elle ne se confond pas avec la morale – ainsi sont démenties toutes
les présentations de la foi chrétienne qui la réduisent à de la morale.
Quelles sont les conséquences pédagogiques de ce kérygme ? Rien de
ce qui ressemble à la mort n’aura désormais le dernier mot. Car
derrière la mort de Jésus, il y a certes sa fin corporelle, mais aussi
l’injustice qui l’a conduit à être condamné et exécuté. Il y a toutes les
finitudes et toutes les misères du monde. La première conviction d’une
pédagogie chrétienne, c’est que rien n’est jamais perdu. Il y a toujours
un chemin. Devant des situations d’échec scolaire, devant des
situations familiales complexes, devant des situations socioéconomiques impossibles, il y a toujours un chemin. Non pas qu’on
doive nier ces situations en les contournant : mais le kérygme chrétien,
nous apprenant que toute forme de mort est vaincue, nous apprend du
même coup à affronter ces situations, à les combattre, à trouver des
issues, à les traverser - en se creusant les méninges pour trouver des
orientations nouvelles pour tel ou tel élève, pour assister telle famille
de telle ou telle façon, que sais-je. Mais l’espérance ne peut jamais
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manquer même lorsqu’elle semble humainement hors de portée. On
ne devrait jamais entendre, dans des établissements supposés
« chrétiens », des remarques du genre : « Avec un tel, on ne fera jamais
rien de bon. » « Qu’est-ce que vous voulez, avec tel milieu social, avec
telle famille, on n’arrive à rien. » La pédagogie chrétienne s’enracine
dans l’espérance d’une victoire, déjà acquise dans le Christ, sur toute
forme de mort, et donc aussi, d’échec.
2. Ce que cela raconte de Dieu
Ce que je viens de dire du cœur de la foi chrétienne change aussi notre
vision a priori de Dieu – la christologie nous conduit à la théologie. Si
Jésus est tellement important pour nous, ce n’est pas seulement pour
la consistance du personnage historique. C’est que sa destinée
singulière raconte à tous les âges ce qu’est Dieu, l’identité de Dieu.
Nous croyons qu’en Jésus, en ce qu’il dit et fait, lorsqu’il soigne, guérit,
relève, enseigne, est injustement condamné et exécuté, et ressuscite, il
y a Dieu qui se donne à voir et presqu’à toucher, qui se raconte.
Or, ce qui est constant dans le comportement du Christ, c’est, comme
des signes de sa victoire sur toute forme de mort, les gestes de vie qu’il
prodigue : guérir les petits, les redresser, les réhabiliter, quitte à
s’opposer aux puissants de son temps. Qu’est-ce que Dieu ? Non pas
une espèce de super-machin super-géant super-goldorak superpuissant au-dessus de nos têtes, vaguement menaçant. C’est quelqu’un
qui, par amour, se donne entièrement et, comme dit encore Paul,
« s’anéantit » devant l’autre (Ph 2, 6-11), non pas affirmant
péremptoirement sa présence, mais s’effaçant en quelque sorte devant
l’autre, pour que l’autre soit, soit reconnu, soit estimé.
Si la pédagogie catholique se veut témoin, à son tour, de ce Dieu-là, ce
ne sera donc pas en affirmant avec faste et péremptoirement sa
présence, en se faisant bastion inexpugnable de la vérité, etc., mais en
se penchant elle aussi vers les sans grade et les petits pour les relever,
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les ressusciter. Le pape François, très soucieux de mettre en avant les
conséquences de cette « théologie » chrétienne, parle souvent d’une
pastorale « de la périphérie », de « la marge ». Ceci me semble très
important en pédagogie : il ne s’agit pas de s’occuper des laissés pour
compte « par charité chrétienne », comme on fait sa BA, mais parce
que c’est ainsi, et pas autrement, qu’on croit en Dieu. C’est le même
geste, le même acte, la même cohérence. Quelqu’un qui prétendrait
croire en Dieu et mépriserait les « gens de la périphérie » serait un
menteur. Quand, dans une école, on reconsidère l’action pédagogique
à partir des ‘dys-‘, par exemple (dyslexie, dysorthographie, dyscalculie,
etc.), on ne fait pas seulement que s’intéresser un peu plus à ceux qui
ont du mal à suivre, on met en place une pédagogie proprement
chrétienne qui retentit sur tous les élèves et tout le corps enseignant,
en mettant au centre ce qui d’habitude a tendance à être considéré
comme périphérique.
J’ai été frappé, quelquefois, en faisant passer des interviews quand des
postes étaient à pourvoir dans l’enseignement, et en interrogeant les
candidats sur ce qu’ils pensaient du caractère chrétien de
l’enseignement dans lequel ils voulaient prendre une responsabilité, de
constater que pour beaucoup, il s’agissait d’une case à ne pas oublier
pour faire plaisir au curé de service : ne pas oublier une prière par-ci,
une messe par-là pour honorer ce caractère chrétien. Je ne dis pas que
l’animation pastorale, y compris liturgique, ne doit pas avoir sa place,
évidemment. Mais elle ne prendra sens que si la pédagogie tout entière
est réfléchie en référence au Dieu des chrétiens – « Dieu de JésusChrist, non des philosophes et des savants » (Pascal).
Je sais que l’on pourrait formuler une objection à ce que je viens
d’énoncer : la pédagogie chrétienne n’a-t-elle pas toujours eu souci de
former une « élite » ? Cela n’est-il pas contradictoire avec cette
considération d’une périphérie qui deviendrait centrale ? La réponse
est : non. Ou plutôt, tout dépend de ce que l’on veut comme élite.
L’élite, pour les chrétiens, ce sont des gens qui prétendent grandir avec
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tous et en entraînant les plus petits, et non pas des gens qui veulent
être savants pour être savants, ou premiers pour être premiers…
Du reste, lorsqu’on regarde les grands pédagogues chrétiens qui ont
donné ses lettres de noblesse à une pédagogie non pas « de la foi »
mais « dans la foi », on aperçoit ces constantes : pensons à Dom Bosco,
à Jean-Baptiste de la Salle, et à tant d’autres. A diverses époques et
dans divers pays, ces saints ont inventé une pédagogie qui mettait au
centre ceux que la société voulait maintenir en périphérie. Et la
pédagogie jésuite elle-même, qui s’est souvent adressée à des classes
plus favorisées, a toujours voulu donner à ceux qu’elle formait ce souci
de la périphérie, de la marge, de l’autre et du lointain.
Je conclus.
Y a-t-il une pédagogie chrétienne ? Oui, mais elle n’est pas réductible
à une liste de savoir-faire particuliers en pédagogie. La pédagogie
chrétienne, c’est la pédagogie tout court, avec – c’est une pratique et
une science vivantes – ses adaptations à l’époque, au public, aux
savoirs nouveaux. Mais c’est la pédagogie de part en part traversée par
un élan complètement et toujours neuf que le Christ, croyons-nous,
donne à l’humanité. Cet élan consiste à rencontrer tout échec – et donc
aussi l’échec scolaire, sous quelque aspect qu’il se présente – et à
l’affronter avec la certitude qu’une traversée de cet échec est possible,
puisqu’à partir du Christ aucune forme de mort n’aura le dernier mot.
Cet élan, qui est un abaissement volontaire, consiste également à
mettre l’autre, le différent, le difficile, au centre, alors que notre pente
naturelle consisterait à le laisser tourner et peut-être se perdre dans les
marges. Telles sont, me semble-t-il, les deux caractéristiques de toute
pédagogie qui se veut chrétienne, car c’est la pédagogie dont Dieu use
à notre égard dans la geste du Christ, « lui qui, de riche qu’il était, s’est
fait pauvre pour nous enrichir par sa pauvreté. » (2Co 8, 9)
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