Vivre, vivre au Japon - Ebisu

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Vivre, vivre au Japon - Ebisu
Ebisu
Études japonaises
47 | 2012
Catastrophes du 11 mars 2011, désastre de
Fukushima : fractures et émergences
Vivre, vivre au Japon
Living and Being Alive in Japan
日本に生る
Manuel Tardits
Édition électronique
URL : http://ebisu.revues.org/468
DOI : 10.4000/ebisu.468
ISSN : 2189-1893
Éditeur :
Institut français de recherche sur le Japon
(UMIFRE 19 MAEE-CNRS), Maison francojaponaise
Édition imprimée
Date de publication : 1 juin 2012
Pagination : 223-227
ISSN : 1340-3656
Référence électronique
Manuel Tardits, « Vivre, vivre au Japon », Ebisu [En ligne], 47 | printemps-été 2012, mis en ligne le 03
avril 2014, consulté le 01 octobre 2016. URL : http://ebisu.revues.org/468 ; DOI : 10.4000/ebisu.468
Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.
© Maison franco-japonaise
Vivre, vivre au Japon
Manuel Tardits
La forte secousse qui, parmi les centaines d’autres répliques, a de nouveau
ébranlé tout l’est du Tōhoku le jeudi 7 avril 2011, près d’un mois après le
séisme et le tsunami du 11 mars, n’a eu qu’un seul mérite, si l’on ose dire :
replacer le débat dans la perspective plus large de l’écologie et non celle
primordiale mais parfois trop étroite du seul nucléaire.
Dans un courrier de lecteur publié dans Le Monde quelques jours seulement après le tsunami, son auteur établissait une différence significative
entre la catastrophe de la centrale nucléaire de Fukushima censée résulter
d’une situation créée par l’homme et les autres d’origines naturelles. Nous
n’adhérons pas pleinement à cette opinion. Les problèmes rencontrés par
la centrale accablent certes l’opérateur Tepco, mettent également en cause
le fonctionnement de l’agence japonaise de contrôle et questionnent plus
généralement l’option nucléaire. Pourtant, nombre de ces faits inacceptables
par les citoyens du Japon ne doivent pas faire oublier que toutes ces catastrophes sans exceptions sont intimement liées à la présence de l’homme.
Les ravages côtiers, s’ils n’avaient touché qu’un espace dépeuplé, resteraient
surtout un sujet de préoccupation scientifique et écologique. Le caractère
si meurtrier du tsunami et non du séisme est lié à l’amplitude imprévue de
、
Architecte DPLG (France), cofondateur de l’agence d’architectes Mikan, diplômé
d’un master en ingénierie de l’université de Tokyo, sous-directeur de l’école ICS College
of Arts (Tokyo), Chevalier dans l’Ordre des Arts et des Lettres.
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la vague dans cette région Pacifique pourtant souvent soumise par le passé
à des raz-de-marée très meurtriers mais de moindre ampleur. En d’autres
mots, il était notoire que les villes et les villages côtiers étaient exposés, mais
on pensait généralement les mesures de sécurité suffisantes (jetées, briselames, murs de protection, annonce rapide du risque par le réseau de surveillance, zones de repli) pour prévenir non pas d’éventuelles destructions,
mais préserver la majeure partie des vies humaines. Un principe similaire
est d’ailleurs à l’œuvre dans les calculs structurels qui régissent la construction de tout bâtiment au Japon : à défaut de pouvoir empêcher tous les
dommages, la sévérité des règlements cherche à minimiser les pertes en vies
humaines en limitant les effondrements brusques. Le 11 mars, la protection
et la prévention ont été prises en défaut de façon dramatique : là est le réel
problème et le premier sujet d’angoisse et de perte de confiance. De nature
différente, un autre sujet d’étonnement et de stupeur fut de constater la
vitesse et la précision anticipatrices des annonces médiatiques et leur peu
d’effet pour les victimes. Nous-mêmes à Tokyo, après avoir été fortement
ébranlés, pouvions regarder la chronique de ces morts annoncés dans les
minutes suivant la secousse. Pour qui y avait accès, des chaînes de télévision
retransmettaient en direct l’événement et surtout montrait un affichage
quasi immédiat sur les écrans de la hauteur des vagues prévues et de leurs
horaires d’arrivée localité par localité. Cette prévision précédait souvent de
plus de 10 minutes la montée des eaux selon les villes, pourtant ces images
n’atteignaient pas les gens concernés directement par le danger.
Pour en revenir donc au séisme suivi d’un léger tsunami du jeudi 7 avril,
ce dernier a souligné mais de manière moins létale le caractère récurrent
des risques naturels au Japon. Le 11 mars n’est hélas qu’un drame qui en
suit et en précède d’autres. L’imminence souvent annoncée d’un séisme
majeur, le Big One, à Tokyo est dans tous les esprits. Comme dans nombre
d’autres régions du globe, le Japon est soumis à ces aléas de la tectonique
des plaques qui échappent encore à la prévision fiable. Que faire donc ?
Partir, sombrer dans le fatalisme ? Arrêtons de revenir aux poncifs sur le
sentiment du caractère éphémère des choses hérité du bouddhisme et d’une
culture locale acceptée de l’impermanence imprégnée par la dangerosité
d’un climat et d’une géographie, pour expliquer le comportement calme et
civique des Japonais. Non seulement des centaines de milliers d’étrangers
vivent ici dans les mêmes conditions, qui ne possèdent pas forcément cette
catastrophes du 11 mars 2011, désastre de fukushima
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culture et respectent des principes similaires, mais surtout les sentiments
des Japonais sont marqués de beaucoup plus d’ambiguïté. À Tokyo, si
chacun est conscient qu’à tout moment une catastrophe naturelle majeure
peut frapper et remettre nos existences en question, l’hédonisme existe
ainsi qu’une certaine foi en l’aptitude de l’organisation et de la technologie
d’aujourd’hui à nous aider et même nous sauver. Avons-nous peur ? Oui,
mais nous ne pouvons qu’édulcorer la pensée quotidienne du risque. Le
contraire est simplement impensable à gérer psychologiquement même si
certaines précautions au quotidien sont de mise. Naît alors une sorte de
trilogie des sentiments : crainte, acceptation du risque mais aussi et surtout
opiniâtreté à survivre et à rechercher des solutions pour gérer le caractère
inéluctable et encore imprévisible à l’heure actuelle des catastrophes. Ce
troisième terme est d’ailleurs la seule alternative valable car il implique de
faire face en se tournant vers le futur. À cet endroit, dépasser les mesures
de prévention ponctuelles et de gestion postérieures du quotidien d’après la
catastrophe pour leur adjoindre une vision écologique plus large et renouvelée s’impose.
Nul ne peut encore dire comment le Japon, sa population et ses élites,
vont réagir une nouvelle fois au risque sismique et à ses implications écologiques. Plusieurs grandes questions sont toutefois posées ou reposées. La
première concerne la pertinence de notre civilisation basée sur le progrès
de la technologie. Si les progrès dans les techniques de construction et la
sévérité accrue des réglementations réduisent les risques sans les supprimer
(peu de dégâts constatés malgré la force des secousses ce qui rassure tout de
même), dans le cas du nucléaire cette même option technologique les augmente. Au final, la technologie n’a d’ailleurs su ni empêcher ni prévenir la
lame d’eau. Dans certains villages, les habitants disparus se sont même crus,
à tort, protégés par les ouvrages de génie civil. Nous avons une nouvelle
fois, comme à Kobe, pensé que nos progrès nous sauveraient. Quant à la
sûreté nucléaire, peut-elle être vraiment assurée, quelles que soient les assurances des autorités, dans un pays touché périodiquement par des incidents
naturels majeurs ? Plus encore qu’en France, la prise de ce risque doit faire
l’objet d’un débat démocratique. En d’autres mots, au-delà de l’émotion, il
s’agit de comparer les avantages (il y en a) et les inconvénients de la filière
énergétique nucléaire.
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La seconde question qui se pose concerne nos modèles de développement urbains et sociétaux. L’hypertrophie des centres urbains, peu touchés
cette fois-ci (par respect pour les victimes du Tōhoku, on n’ose pas encore
trop parler de Tokyo, conurbation de 37 millions d’habitants qui accueille
près d’un Japonais sur trois, si l’épicentre avait été plus proche), doit-elle
être remise en question ? L’arrêt immédiat le 11 mars de tout le réseau ferré
de la capitale bloquant en milieu d’après-midi des millions de gens sur leur
lieu de travail, les enfants dans leurs écoles et la déficience de nombreux
réseaux de communication téléphoniques laissant la grande masse des gens
dans la quasi impossibilité de se joindre (à l’exception du réseau fixe, surchargé mais resté opérationnel), montrent à l’évidence la difficulté de gérer
une situation de crise dans une telle concentration humaine. Répartir les
risques, éviter l’embolie du système par la répartition du peuplement et
des centres névralgiques, telles sont les questions récurrentes. Des modèles
alternatifs de dédensification urbaine sont-ils envisageables et viables dans
un pays qui entame une baisse démographique sans précédent et dont les
campagnes se vident au profit des villes. Nos modèles consumériste et énergétique sont également en cause. La réduction drastique de notre consommation électrique afin de soulager la déficience momentanée (quelques
mois quand même !) des capacités de production d’énergie dans la région
du Kantō est-elle possible durablement et compatible avec nos habitudes
récentes mais exigeantes d’usage et de confort ? Le civisme ambiant répond
par l’affirmative, mais tout le monde pense déjà aux grosses chaleurs torrides
de l’été et à la voracité des systèmes de réfrigération peu compatibles avec
l’économie d’énergie. On peut décider d’éteindre façades et néons pour
plonger les quartiers commerciaux dans une pénombre nocturne quelque
peu inquiétante, mais supporter la chaleur dans des bureaux ou des maisons
fermées en août requiert des efforts autrement plus pénibles. Consommer
moins pour produire moins, telle est la question.
Oui, nous sommes prêts à vivre ici, sans fatalisme quoique en acceptant
les risques naturels inhérents à la vie japonaise. Oui, les gens retourneront
sans doute vivre dans les zones dévastées par le tsunami (pour l’instant
aucune autorité n’a formellement déclaré non aedificandi toutes les zones
inondables). Oui, à l’exception des aires polluées pour des dizaines d’années, nous continuerons de vivre à Tokyo près de la centrale nucléaire de
Fukushima mais, au-delà, notre société voudra-t-elle planifier sa propre
catastrophes du 11 mars 2011, désastre de fukushima
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réduction : revoir ses villes, ses options techno-industrielles et énergétiques,
un style de vie consumériste encouragé depuis le bond en avant de l’aprèsguerre ? Saurons-nous faire ce choix d’une nouvelle écologie que nous avons
évité jusqu’à maintenant ? Quel sera le prix à payer pour aimer vivre dans le
Tōhoku, à Tokyo, ou même simplement vivre ?
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