La Critique des Inrock

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La Critique des Inrock
La Fille de Ryan
Un film de David Lean
Avec Robert Mitchum, Trevor Howard, Christopher Jones, Sarah Miles
Le réalisateur de Lawrence d’Arabie saisit la Après les succès de Lawrence d’Arabie (1962) et du Docteur Jivago
naissance du désir chez une jeune fille dans (1965), David Lean se paie le luxe – 52 semaines de tournage –
de poursuivre la passion sur sa crête, d’observer le désir en
l’Irlande tourmentée de 1916.
Qu’est-ce qui fait marcher Rosy Ryan (Sarah Miles) d’un si bon
pas, en ce beau printemps 1916, sur les plages irlandaises ?
Quelle ardeur la pousse à se jeter dans les bras du premier venu,
Charles Shaughnessy (Robert Mitchum), maître d’école veuf et
mélomane, de quinze ans son aîné ? Le désir, bien sûr, cet appétit
mystérieux, ce “goût de l’aventure” qui la travaille de tout son
corps – jusqu’aux pointes dressées de son petit corsage – et
l’attire vers l’amour physique.
Tout le monde le sait au village : la jeune fille est nubile, il faut
la marier. La nuit de noces tant attendue agira pourtant comme
une douche froide : Shaughnessy, homme terne, livré tout entier
à ses petites manies, accomplit son devoir sans passion, alors
que percent par la fenêtre les encouragements égrillards d’une
foule avinée. Ce soir-là, Rosy découvre, humiliée, que son corps
appartient moins à elle-même qu’à la communauté, cette société
provinciale et grégaire qui, désormais, circonscrit sa sexualité au
lit conjugal et la fera sombrer dans un profond bovarysme. Ce
sont les mêmes braves gens qui, en plein effort de résistance
contre l’occupant britannique (c’est l’insurrection de Pâques
1916), désapprouveront avec violence sa liaison intempestive
avec le beau major anglais Randolph Doryan (Christopher
Jones), dépêché du front pour gouverner le secteur.
Le 13.08.2013 les Inrockuptibles
son cours capricieux, au-delà du bien et du mal (coucher avec
l’occupant, une infamie). C’est le film le plus libre de son auteur,
qui surprend par sa temporalité souveraine : il avance puis se pose
délicatement, au détour d’une scène, se contracte et se relâche
à l’envi. La passion est saisie comme un phénomène naturel et
climatique : c’est une sève qui monte, un ciel qui s’assombrit et se
charge d’électricité. Ses mouvements furieux sont relayés par le
décor heurté de la côte irlandaise, avec ses falaises où s’écrasent
de lourdes vagues, ses ciels perturbés, sa pierre granitique
dont les éboulements dessinent un paysage lunaire, sa verdeur
d’émeraude qui vibre sur une mesure hypnotique.
La grande beauté du film tient à sa façon de faire tenir sur un
même fil les puissantes crispations de la nature et les soubresauts
intimes de son héroïne, d’orchestrer une forme monumentale
pour recevoir les battements d’un coeur. Mitchum a rarement été
aussi émouvant que dans ce rôle d’homme sans libido, tandis
que la sémillante Sarah Miles distille une vivacité troublante.
Sa fiévreuse scène de sexe avec le major Doryan, dans une
clairière tapissée de violettes, demeure, sans pourtant montrer
grandchose (une poitrine débordant d’une robe dégrafée),
comme un grand moment d’érotisme à l’écran. A sa sortie, le film
fut un échec fracassant qui interrompit pendant quinze ans la
carrière de Lean – jusqu’à La Route des Indes, son dernier film.
Mathieu Macheret