JOANNA TROLLOPE - Editions des Deux Terres
Transcription
JOANNA TROLLOPE - Editions des Deux Terres
174341BVP_ESPAGNOL_fm9.fm Page 5 Lundi, 2. avril 2012 3:48 15 JOANNA TROLLOPE UN AMANT ESPAGNOL roman TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR DOMINIQUE PETERS 174341BVP_ESPAGNOL_fm9.fm Page 6 Lundi, 2. avril 2012 3:48 15 Titre original : A SPANISH LOVER Éditeur original : Bloomsbury Publishing Plc, Londres © original : Joanna Trollope, 1993 ISBN originalþ: 978-0-74751-467-1 Première publication française : © Belfond, 1994 Pour la traduction française : © Éditions des Deux Terres, mai 2012 ISBNþ: 978-2-84893-116-6 Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L.þ335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. www.les-deux-terres.com 174341BVP_ESPAGNOL_fm9.fm Page 7 Lundi, 2. avril 2012 3:48 15 Pour LizÞC. 174341BVP_ESPAGNOL_fm9.fm Page 11 Lundi, 2. avril 2012 3:48 15 1 Q uelqu’un – probablement un des enfants, car Robert n’aurait jamais osé – avait apposé une affiche sur le panneau de liège de la cuisine. Un dessin loufoque noir, fuchsia et jaune, qui représentait une femme aux cheveux en bataille bras dessus aile dessous avec une dinde aux yeux exorbités. Sous le dessin, on pouvait lire, écrit d’une main ferme et résolueÞ: «ÞFemmes et dindes unies contre NoëlÞ». –ÞJe crois qu’il m’en faut une d’au moins dix kilos, disait Lizzie dans le combiné du téléphone. Non, pas avant qu’elle soit vidée, après. Ce sera une dinde élevée en plein airÞ? Elle regarda l’affiche à l’autre bout de la cuisine et porta inconsciemment la main à ses cheveux. Sa coiffure avait l’air en ordre. –ÞSeigneurÞ! dit-elle au boucher. Tant que çaÞ! Elle fit une grimace. Allait-elle rejoindre le mouvement de libération des dindes, ou bien verser dix livres supplémentaires dans la gueule affamée de NoëlÞ? 11 174341BVP_ESPAGNOL_fm9.fm Page 12 Lundi, 2. avril 2012 3:48 15 U N AM A N T E S P A G N O L –ÞD’accord, dit-elle. Élevée en plein air. Elle se représenta tout un troupeau de dindes en train de glouglouter joyeusement en chœur dans un verger, quelque part, comme dans les illustrations de livres pour enfants. –ÞÉlevée en plein air, et M.ÞMiddleton ou moi viendrons la chercher lundi. Oui, je sais que c’est une commande tardive monsieur Moaby, mais si vous aviez une maison comme la mienne, quatre enfants, Noël, un commerce et trois invités sur les bras, vous seriez en retard, vous aussi. Elle raccrocha. Elle n’aurait pas dû parler ainsi à M.ÞMoaby. Il tenait sa boucherie de Langworth depuis un quart de siècle, comme son père avant lui, il avait un enfant handicapé et la concurrence des supermarchés le menaçait de plus en plus. Au fond de son cœur, M.ÞMoaby vouait probablement à Noël la même haine que les femmes et les dindes. Lizzie traversa la cuisine et alla regarder l’affiche de près. Elle n’était pas dessinée à la main, mais imprimée. Aucun douteÞ: Harriet l’avait achetée. La gamine de treize ans, si menue, si intelligente, si sarcastique, avait fini par comprendre que Noël était une menace pour sa mère, et non plus une source d’émerveillement. Lizzie et Harriet s’étaient querellées au petit déjeuner. Elles se querellaient à presque tous les petits déjeuners, et les disputes se terminaient généralement quand Harriet partait pour l’école avec ce petit sourire bien à elle et tellement irritant, celui qu’elle réservait à ses trois jeunes frères pour leur montrer combien ils lui faisaient pitié, eux qui n’étaient que des garçons, les pauvres crétins. Harriet avait demandé à Lizzie si elle allait à La Galerie, aujourd’hui. Lizzie avait répondu que non, elle n’irait pas. –ÞPourquoi pasÞ? –ÞÀ cause de Noël. 12 174341BVP_ESPAGNOL_fm9.fm Page 13 Lundi, 2. avril 2012 3:48 15 U N AM A N T E S P A G N O L –ÞNon mais, pourquoi donc… Se rejetant brutalement contre le dossier de sa chaise, Harriet avait roulé des yeux stupéfaits à l’idée inconcevable qu’on pût faire passer un épisode domestique mineur comme Noël avant le travail véritable. En un instant Lizzie avait perdu son sang-froid. Horrifiée, elle s’était entendue lancer, en hurlant, à la tête de Harriet les responsabilités aussi épuisantes que multiples qui l’accablaient et l’insondable ingratitude de la jeune fille. Harriet ne s’était pas départie de son calme, mais Davy, qui n’avait que cinq ans, s’était mis à pleurer, et de grosses larmes rondes avaient roulé sur son visage malheureux avant de se diluer dans le lait de son bol de Chocopops. –ÞRegarde, avait accusé Harriet d’un air satisfait, tu as fait pleurer DavyÞ! –ÞOh, mon chéri… avait dit doucement Lizzie en se penchant pour entourer de son bras les épaules de Davy. –ÞTu vas faire peur au Père Noël et il viendra pas, si tu fais pas attentionÞ! avait gémi Davy. –ÞJe vais voir Heather, avait déclaré Harriet en se levant. Je passerai à La Galerie en chemin pour dire à papa que tu ne viendras pas. –ÞHarriet, avait alors demandé Lizzie en serrant les dents, reste à la maison, s’il te plaît. J’ai besoin de toi. Il y a tant à faire… Avec un long soupir bruyant, Harriet s’était ostensiblement traînée hors de la pièce, claquant la porte derrière elle. Lizzie avait fait manger ses céréales à Davy, comme à un bébé, pour le consoler, puis elle l’avait envoyé avec Sam entourer la rambarde de l’escalier de ruban rouge. Sam, du haut de ses huit ans, avait trouvé beaucoup plus amusant de s’entourer lui-même de ruban, et Davy par la même 13 174341BVP_ESPAGNOL_fm9.fm Page 14 Lundi, 2. avril 2012 3:48 15 U N AM A N T E S P A G N O L occasion. Lizzie les avait laissés alors qu’ils tentaient de faire la même chose au chat et elle était montée faire les lits, vérifier la propreté des toilettes, se brosser les cheveux et mettre des boucles d’oreilles. Il fallait aussi qu’elle retrouve la liste des tâches du jour établie la veille et qui semblait avoir disparu. Et puis elle était redescendue appeler le boucher, et c’est à ce moment-là qu’elle avait vu l’affiche. Harriet avait dû la punaiser pendant le quart d’heure que Lizzie avait passé à l’étage. Était-ce une façon de demander pardonÞ? Était-ce un geste de solidarité, de rapprochement entre elles deux parce qu’elles étaient du même sexeÞ? Voilà ce que c’est d’être une moitié de jumelles, se dit Lizzie en entreprenant de nettoyer les restes du petit déjeunerÞ: on veut à tout prix se lier à quelqu’un quand son autre moitié n’est pas là. Et Frances ne serait pas là avant le soir de Noël. Seize ans plus tôt, Robert et Lizzie avaient ouvert La Galerie dans une petite boutique du quartier piétonnier de Langworth. Ils s’étaient rencontrés alors qu’ils étudiaient tous deux les arts plastiques, Lizzie la sculpture et Robert le dessin, et ils étaient devenus inséparables. Une photo de cette lointaine époque, accrochée dans l’arrière-boutique de La Galerie, les représentait, Robert le sourcil sérieux et le pantalon pattes d’éléphant et Lizzie – une extraordinaire Lizzie presque maigre – en pull et chaussures à semelles compensées, les cheveux ramassés dans une énorme casquette de velours mou. Ils n’étaient guère plus âgés quand ils avaient ouvert La Galerie, louant la boutique et le petit appartement humide et tout de guingois au-dessus, qu’ils avaient garni de meubles dépareillés donnés par leurs parents. À l’époque Frances occupait son premier emploi à Londres. Elle appelait Lizzie trois fois par 14 174341BVP_ESPAGNOL_fm9.fm Page 15 Lundi, 2. avril 2012 3:48 15 U N AM A N T E S P A G N O L semaine et venait à Langworth chargée de trésors urbains aussi exotiques que des collants argentés ou un avocat dans un sac en papier. Robert suivait des cours du soir à Bath, où il apprenait l’encadrement. Lizzie avait à regret abandonné l’argile pour le patchwork, les fleurs séchées et l’application de cire d’abeille sur des meubles en pin sans caractère, mais à la mode. Tous deux s’étaient découvert un don pour le commerce. À la naissance de Harriet, en 1978, la boutique offrait l’image même du rêve campagnard anglo-saxon, avec ses cotonnades fleuries, ses aquarelles naïves, ses tasses en faïence et ses cuillers en bois. Le succès l’avait même rendue trop petite, et grâce à un prêt du père de Lizzie, William, ajouté à un autre de la banque, La Galerie s’était transportée dans la grande rue commerçante de Langworth, dans une ancienne boutique de fleuriste aux vitrines ombragées par une élégante arcade victorienne en fer forgé peint en blanc. Frances avait voulu voir immédiatement les nouveaux locaux. Lizzie était allée la chercher à la gare de Bath, dans la 2ÞCV Citroën vert émeraude que tout le monde connaissait maintenant à Langworth, et l’avait ramenée à La Galerie avec un sentiment mêlé de fierté et d’angoisse. En observant le visage de Frances tandis qu’elle contemplait La Galerie, son plancher clair poncé et ciré de frais, les taches de lumière romantiques que des abat-jour projetaient vers le haut et vers le bas, les étagères où la peinture finissait de sécher dans l’attente des faïences et des coussins, des bougeoirs et des objets en bois, Lizzie ne pouvait s’empêcher d’exulter. Robert et elle avaient de quoi être fiers. Mais en même temps, son attachement profond à Frances provoquait en elle un pincement douloureux. Elle avait mal en imaginant la vie de sa sœur, travaillant dans une agence de voyages sans avenir, regagnant le soir 15 174341BVP_ESPAGNOL_fm9.fm Page 16 Lundi, 2. avril 2012 3:48 15 U N AM A N T E S P A G N O L l’appartement sinistre de Battersea qu’elle partageait avec une fille qu’elle aimait bien, mais sans plus. Et puis il y avait Nicholas, silencieux, réservé, posé, si différent de Robert, si mal assorti à Frances, pensait Lizzie. –ÞNous allons faire venir des kilims, avait dit Lizzie, et nous les suspendrons ici sur des barres de bois. Robert a aussi un ami qui peut nous avoir en Afrique de merveilleuses choses séchées, des graines, des cosses, tout ça… –ÞDes kilimsÞ? Qu’est-ce que c’estÞ? avait demandé Frances en observant le mur de briques blanchi à la chaux où ils seraient accrochés. –ÞDes tapis. Lizzie avait regardé Frances. Pouvait-elle, en plus de tout, de toutes les richesses et de toutes les promesses de sa vie avec Robert, lui dire le resteÞ? Frances s’était détournée du mur pour lui faire face. –ÞDes tapis, accrochés làÞ? Ce sera charmantÞ! Tu es enceinte à nouveau, heinÞ? –ÞOui, avait confirmé Lizzie en se disant qu’elle allait se mettre à pleurer. Frances l’avait prise dans ses bras. –ÞJ’adore ça, dit-elle, j’adore que tu sois à nouveau enceinte. De cette grossesse était né Alistair. Il aurait dû avoir un jumeau – Lizzie aurait tant aimé avoir des jumeaux – mais son frère mourut à la naissance. Frances arriva sur-lechamp, presque avant de savoir qu’il y avait une raison impérieuse pour qu’elle vienne si vite, et resta trois semaines, épuisant tous les jours de vacances qui lui restaient pour l’année. Désespérément maladroite avec Alistair, se souvenait Lizzie, tellement gauche, comme si un bébé était un être totalement étranger pour elle, elle s’était pourtant révélée merveilleuse pour tout le reste – la maison, l’impitoyable petite Harriet («ÞMais pourquoi est-ce qu’il est né un 16 174341BVP_ESPAGNOL_fm9.fm Page 17 Lundi, 2. avril 2012 3:48 15 U N AM A N T E S P A G N O L bébéÞ?Þ»), Robert, La Galerie. Lizzie s’était effondrée quand Frances était repartie pour Londres, se sentant incapable de quoi que ce soit, incomplète. –ÞJ’aurais peut-être dû vous épouser toutes les deux, avait dit Robert en la regardant nourrir l’insatiable Alistair, affalé sur le lit. Sauf que jamais je n’aurais pu être amoureux de Frances. C’est curieux. Elle te ressemble de bien des façons, mais sans le facteurÞX. Peu après, Nicholas le silencieux décida aussi que Frances ne possédait pas le facteurÞX, et sortit de sa vie. –ÞBien sûr que je suis triste, dit Frances, mais surtout déçue. Par moi, je veux dire. Lizzie pria intensément – ses prières ne s’adressant à personne en particulier – pour que Frances trouve l’homme qui lui conviendrait. Il le fallait grand (comme Rob) et beau garçon (comme Rob), mais pas aussi doux et artiste que Rob, sinon elle, Lizzie, pourrait se mettre à comparer l’homme de Frances à son Robert, et elle sentait instinctivement que ce ne serait bon ni pour l’un ni pour l’autre. Frances résolut le problème, à court terme, en tombant amoureuse d’un architecte, puis d’un acteur, puis – quel désastreÞ! – de l’ami de la fille avec qui elle partageait son appartement. Pendant ce temps, La Galerie prospérait, organisait trois expositions par an, ouvrait à l’étage un salon de dégustation de produits biologiques, remboursait tous ses emprunts et commençait à dégager des bénéfices. Lizzie, entre deux naissances (Sam et Davy avaient suivi leurs aînés), se chargeait des achats pour La Galerie et des déménagements. Ils avaient déménagé quatre fois en seize ans, quittant le petit appartement au-dessus de La Galerie pour un cottage du XVIIeÞsiècle qui avait été un salon de thé et restait encore imprégné d’une odeur de pâtisserie, puis s’installant dans une villa victorienne avant de se retrouver à la Grange. 17 174341BVP_ESPAGNOL_fm9.fm Page 18 Lundi, 2. avril 2012 3:48 15 U N AM A N T E S P A G N O L La Grange avait été une des plus belles demeures de Langworth de la fin du XVIIIeÞsiècle, avec sa façade sereine en pierre et une marquise en fronton. À l’époque, le manoir était environné d’un parc, avec une allée de gravier entre l’entrée et la rue et une vaste pelouse à l’arrière qui s’étendait jusqu’au mur du potager. Maintenant, après que l’ère victorienne eut ajouté un labyrinthe de pièces de service à l’arrière, après que l’ère moderne avide de place eut construit autour de nouveaux immeubles, la Grange ressemblait à un vieux paquebot coincé dans un port trop petit. Le potager était occupé par des résidences prétentieuses de jeunes cadres, et la moitié de la pelouse avait disparu bien longtemps auparavant sous une rue appelée Tannery Lane, en souvenir d’une tannerie qui, pendant cinquante ans, au XIXeÞsiècle, avait empuanti ce quartier de Langworth. Mais Lizzie et Robert considéraient que le jardin était encore bien assez grand pour jouer au cricket, apprendre à rouler à bicyclette, monter un camp d’Indiens et se battre. La maison elle-même était assez grande pour n’importe quoi. Quand ils avaient vu la majesté des pièces aux belles proportions soulignées par de vastes fenêtres, l’élégant escalier, les ajouts victoriens à l’arrière que l’on pourrait transformer, après avoir abattu quelques cloisons, en une magnifique cuisine-pièce à vivre, les murs blancs, le carrelage bleu profond et jaune chinois et les planchers cirés, Robert et Lizzie s’étaient dit que la Grange serait le couronnement de leur succès. Une affaire en pleine expansion, une belle maison (vaste mais pas prétentieuse), quatre enfants intelligents et forts, une image sociale qui ne cessait de s’améliorer – ce n’était pas rien. Comme il y pensait souvent, et avec une sorte de fierté stupéfaite, Robert avait punaisé dans son bureau nouvellement décoré 18 174341BVP_ESPAGNOL_fm9.fm Page 19 Lundi, 2. avril 2012 3:48 15 U N AM A N T E S P A G N O L de La Galerie cette photo de lui et Lizzie étudiants, pour ne pas oublier quel chemin ils avaient parcouru. C’était juste avant le baptême de Davy que Frances les avait surpris pour la première fois. Ils étaient installés à la Grange depuis un an, et la moitié de la maison avait déjà été repeinte dans ces couleurs riches et fortes que Lizzie aimaitÞ: cage d’escalier jaune et blanc, salon vert profond, nouvelle cuisine bleu, roux et crème. –ÞPourquoi fais-tu baptiser DavyÞ? avait demandé Frances. Les autres ne le sont pas. –ÞJ’ai envie qu’il le soit, c’est tout. Et Rob aussi. On regrette de ne pas avoir fait baptiser les autres, maintenant. Ça semble… ça semble plus traditionnel, en quelque sorte… Frances avait regardé sa sœur, puis la cuisine ouverte sur le jardin ensoleillé, avec ses rebords de fenêtres délicieusement encombrés de géraniums et d’amphores miniatures de persil, le panier de laitues sur la table, les tapis en lirette, le poêle tout neuf, rutilant, les chandeliers rustiques espagnols en métal verdi. Elle avait fait un clin d’œil à Lizzie. –ÞFais attention, Liz. Tu t’embourgeoises. –ÞVraimentÞ? –ÞRegarde tout çaÞ! avait dit Frances en montrant la pièce. –ÞC’est ce qu’on veut, avait affirmé Lizzie un peu sur la défensive. –ÞJe sais. Et je sais que vous voulez faire baptiser Davy. –ÞLes gens changent, affirma Lizzie. On est forcé de changer. Rester figé comme on était à vingt-cinq ans serait pure affectation. 19 174341BVP_ESPAGNOL_fm9.fm Page 20 Lundi, 2. avril 2012 3:48 15 U N AM A N T E S P A G N O L Frances s’approcha du miroir suspendu près de la porte et ouvrit la bouche. –ÞQu’est-ce que tu faisÞ? –ÞJe regarde mes dents. –ÞPourquoiÞ? –ÞParce qu’elles n’ont pas changé. En fait, je ne me sens pas tellement différente, je n’ai pas l’impression d’avoir changé. –ÞNon. Enfin… –ÞMais il faut dire, déclara Frances en s’éloignant du miroir, que je n’ai eu ni mari ni quatre enfants. –ÞJe ne voulais pas… –ÞAllons voir Davy, tu veux bienÞ? Davy dormait au centre du lit de Lizzie et Robert, dans son couffin de paille tressée, enveloppé d’une mousseline, comme un jambon au cellier. Elles se penchèrent sur lui. Il donnait avec un léger ronflement, ses doigts petits comme des crevettes, serrés en deux poings minuscules. Lizzie, dans un élan d’amour, souffla sur lui à travers la mousseline. Frances se demanda quelle serait la réaction du bébé s’il ouvrait les yeux. Est-ce qu’il crieraitÞ? –ÞLizzie… –ÞOui. Lizzie n’avait pas détourné de Davy son regard adorateur. Frances se redressa et s’approcha de l’énorme armoire qui renfermait les vêtements de Lizzie. Sur la porte centrale, un miroir ovale ancien renvoyait une image lunaire et douce. –ÞJe voudrais te dire quelque chose. Lizzie rejoignit sa sœur. Elle s’arrêta à sa hauteur et regarda leurs reflets dans le miroirÞ: deux grandes Anglaises à la charpente solide, aux larges épaules, aux longues jambes et à l’épaisse chevelure cuivrée un peu longue, coupée en boule. Lizzie avait une frange, tandis que les cheveux de 20 174341BVP_ESPAGNOL_fm9.fm Page 21 Lundi, 2. avril 2012 3:48 15 U N AM A N T E S P A G N O L Frances étaient assez longs devant pour qu’elle les rejette de côté, comme une aile d’oiseau, quand elle baissait la tête. –ÞOn n’est pas des beautés… dit Frances. –ÞNon, mais je nous trouve assez belles quand même. Je nous trouve intéressantes. –ÞPour quiÞ? Lizzie la regarda. –ÞQu’allais-tu me direÞ? Frances s’approcha de son reflet. Elle lécha son index et le passa sur ses sourcils sombres. –ÞJe monte ma propre affaire. –ÞNonÞ! s’exclama Lizzie, incrédule. –ÞEt pourquoi pasÞ? –ÞFrances, Frances, je t’en prie, plaida Lizzie en lui prenant le bras, réfléchis bienÞ! Que sais-tu des affairesÞ? Tu as toujours été employée et… –ÞPrécisément, et je sais que j’en ai assez, déclara Frances en retirant son bras. –ÞD’où vient l’argentÞ? –ÞDe là où il vient d’habitude… dit Frances en remontant le col de son chemisier et les manches de son cardigan sans quitter des yeux son reflet dans le miroir… En partie de la banque, et en partie de papa. –ÞDe papaÞ! –ÞOui. Il vous en avait prêté, à Rob et toi, nonÞ? –ÞMais c’était… –ÞNon, interrompit Frances. Ce n’était pas différent. C’est exactement pareil, sauf que je le fais plus tard, et toute seule. –ÞBien sûr. –ÞPourquoi est-ce que tu ne veux pas que je le fasseÞ? Lizzie avala sa salive et retourna vers son lit pour s’asseoir près du couffin de Davy, sur sa courtepointe en 21 174341BVP_ESPAGNOL_fm9.fm Page 22 Lundi, 2. avril 2012 3:48 15 U N AM A N T E S P A G N O L patchwork, œuvre d’une paysanne des environs qui fournissait à La Galerie quelques-uns de ses plus beaux articles. Frances ne bougea pas, et s’adossa au miroir frais et lisse de l’armoire. –ÞNous sommes jumelles, déclara Lizzie. Frances baissa la tête et étudia ses pieds, ses pieds trop grands, enfermés dans de bons gros trotteurs bleu marine. Elle savait très exactement ce que Lizzie voulait dire, quand elle faisait cette déclaration sans explicationÞ: nous sommes jumelles, alors nous formons une unité, un tout, à nous deuxÞ; ensemble, nous constituons une personne riche et complète, mais nous sommes comme deux pièces d’un puzzle, il faut que nous allions ensemble, et pour cela, nous ne pouvons pas avoir exactement la même forme. –ÞTu as une vie de famille, dit Frances. Et j’aime ça. J’aime ta maison, elle est mon foyer, et tes enfants sont une grande satisfaction pour moi. Je ne veux rien de tout ça, c’est ta part du marché. Mais je dois être autorisée à prendre un peu d’envergure si j’en ai besoin. Et c’est le cas. Cela ne nuira en rien à tes affaires si j’en fais aussiÞ; cela ne nous touchera pas, comme on est, ensemble. –ÞPourquoi veux-tu faire celaÞ? demanda Lizzie. –ÞParce que j’ai trente-deux ans, et que j’en sais assez maintenant sur les voyages pour me rendre compte que je suis meilleure que bien des gens pour lesquels je travaille. Tu veux faire baptiser Davy parce que tu en es arrivée là. Moi, c’est pareil, j’en suis aussi arrivée là. Lizzie la regarda. Elle se souvint de leur premier jour ensemble au jardin d’enfants de Moira Cresswell, de leurs salopettes vertes pour faire de la peinture, avec «ÞE.ÞRiveÞ» et «ÞF.ÞRiveÞ» brodé dessus, et de leurs cheveux retenus en arrière par des bandeaux élastiques verts. «ÞOn sera pas obligées de rester si on veut pasÞ», avait dit Frances à Lizzie, 22 174341BVP_ESPAGNOL_fm9.fm Page 23 Lundi, 2. avril 2012 3:48 15 U N AM A N T E S P A G N O L mais Lizzie avait senti que ce n’était pas vrai. L’école lui paraissait une chose inexorable. Et elle avait détesté voir que Frances s’en rendait compte aussi. –ÞEt quelle sera ta spécialitéÞ? Frances sourit. Elle glissa ses mains sous ses cheveux, qu’elle souleva avant de les laisser retomber. –ÞLes vacances secrètesÞ: les petits villages, les hôtels isolés et même les chambres chez l’habitant. Je commencerai par l’Italie, parce que les Anglais ont une passion pour l’Italie. –ÞEt comment vas-tu appeler ton agenceÞ? Frances sourit. Elle esquissa quelques pas de danse en relevant sa jupe de chaque côté. –Þ«ÞD’une Rive à l’AutreÞ», bien sûrÞ! Comme Davy, D’une Rive à l’Autre s’était tellement développée, en cinq ans, qu’on ne la reconnaissait plus. Installée d’abord dans le salon de l’appartement de Battersea, après des débuts très rudes, avec peu de clients et beaucoup d’erreurs, l’agence n’avait pris son essor que lorsque Frances avait compris qu’il lui fallait avoir vu chaque lit, chaque table que ses clients devraient utiliser. Elle partit donc en Italie pour quatre mois, conduisant sur les petites routes de Toscane et d’Ombrie une Fiat de location qu’elle utilisait comme bureau, comme armoire, et parfois comme chambre à coucherÞ! Avant de partir, elle avait eu peur de ne trouver que des clichés, un pays tué par la manie invétérée des Anglais d’échapper aux rigueurs d’un puritanisme frileux par une sensualité qui resterait civilisée. Mais elle n’aurait pas dû s’inquiéterÞ: même après avoir lu des milliers de romans et d’articles de journaux, après avoir vu des milliers de films romantiques, aucun cœur sensible, de l’avis de Frances, ne pouvait rester froid devant de tels paysages, les collines couleur olive ou raisin noir ponctuées de 23 174341BVP_ESPAGNOL_fm9.fm Page 24 Lundi, 2. avril 2012 3:48 15 U N AM A N T E S P A G N O L murs safran, les toits rouges et les flèches noir charbon des cyprès toujours si judicieusement disposés. Elle organisa de petits voyages pour ses clients. Route des vins, route des peintures, route des photographes ou enquêtes quasi policières à la recherche des Étrusques, de Piero della Francesca, ou encore d’une puissante famille frappée par la décadence, comme les Médicis. Elle vendit sa part de l’appartement de Battersea à une brillante jeune femme spécialisée dans la haute finance et choisit une maison étroite, plus au nord, de l’autre côté du fleuve, dans une rue qui donnait sur Fulham Road. Comme elle ne pouvait l’acheter, elle la loua, installant ses bureaux au rezde-chaussée et vivant à l’étage, avec vue à l’arrière sur le cerisier du voisin. Elle engagea une assistante, une jeune fille qui répondait au téléphone et s’occupait du courrier, et dépensa le reste de son argent dans un équipement informatique. L’affaire n’avait pas quatre ans que déjà trois grosses agences ayant pignon sur rue avaient tenté de l’acheter. Lizzie était très fière de sa sœur. À sa demande, elle était venue à Londres pour décorer les bureaux, couvrant le sol de faux gazon et les murs d’immenses photos montrant les aspects les plus séduisants de l’ItalieÞ: pain et vin sur une table en fer forgé dans une loggia, avec un village couronnant une des collines à l’arrière-planÞ; la si émouvante Vierge enceinte de Piero della Francesca dans la chapelle du cimetière de MonterchiÞ; une rayonnante jeune fille se promenant, insouciante, dans des ruelles médiévales… Elles avaient installé une machine à café italien et un petit réfrigérateur pour garder au frais les bouteilles vert pâle de ce frascati que Frances offrait aux clients. –ÞTu voisÞ? avait déclaré Frances. Je t’avais bien dit que ça ne nous changerait pas. Je te l’avais bien dit. –ÞJ’avais peur. 24 174341BVP_ESPAGNOL_fm9.fm Page 25 Lundi, 2. avril 2012 3:48 15 U N AM A N T E S P A G N O L –ÞJe sais. –ÞJ’en ai honte, maintenant, ça me semble si égoïste, mais je n’ai pas pu éviter de ressentir cette peur. –ÞJe sais. –ÞEt maintenant, je suis tout simplement très fière. C’est merveilleux. Où en sont les réservationsÞ? Frances avait levé les mains et croisé les doigts. –ÞTout va bien, avait-elle répondu. En y repensant, Lizzie se dit que ç’avait été leur seul accrochage, la seule fois où elles avaient raté une marche au cours de leur progression parallèle dans la vie. Et elle ressentit non seulement un petit pincement de honte rétrospective devant son manque de générosité, mais aussi de l’étonnement. Pourquoi avait-elle eu peurÞ? Connaissant Frances comme elle la connaissait, qu’y avait-il à craindre d’une personnalité si proche de la sienneÞ? Après tout, Frances était la personne la moins envieuse qu’elle connût. Lizzie espéra soudain, en retenant son souffle, ne pas être envieuse, elle. Elle se demanda sérieusement si elle avait jamais envié Frances quand celle-ci partait en Italie alors qu’elle-même restait à Langworth pour soigner la rougeole de Sam ou surveiller les leçons de violoncelle d’Alistair, ou bien encore consacrer avec Robert de longues soirées fastidieuses aux comptes de La Galerie. Pour une seconde seulement, se dit-elle, une seule petite secondeÞ: quand, épuisée de fatigue et de demandes, elle aurait volontiers échangé sa vie affective et domestique si riche pour celle de Frances, solitaire mais libre. Il ne fait aucun doute, soupira Lizzie en s’asseyant à la table de la cuisine et en attirant vers elle un de ses éternels blocs-notes pour établir le menu de Noël, il ne fait aucun doute que Frances est seule. 25 174341BVP_ESPAGNOL_fm9.fm Page 26 Lundi, 2. avril 2012 3:48 15 U N AM A N T E S P A G N O L Un fidèle client de La Galerie qui faisait tout son possible pour gagner l’amitié de Lizzie lui avait donné un livre de cuisine américaine intitulé Bons Repas pour temps difficiles, d’une certaine Enid R.ÞStarbird. Lizzie l’ouvrit dans l’espoir d’y puiser quelques idées économiques pour nourrir pendant quatre jours une maisonnée de neuf personnes – les six Middleton, Frances et les parents Rive. De la voix prudente qu’il prenait pour annoncer les nouvelles désagréables, Robert lui avait dit la veille que pour l’instant les rentrées à La Galerie, en considérant qu’on était en pleine période d’achats de Noël, s’avéraient non pas en augmentation de vingt pour cent comme d’ordinaire, mais plutôt en baisse de dix pour cent. Déjà au cours de l’année, ils avaient tous deux senti que le vent pourrait tourner, et ils avaient eu un certain nombre de conversations superficiellement philosophiques sur la possibilité d’une récession économique. La nuit dernière, ils en avaient à nouveau discuté. –ÞBon, avait conclu Lizzie, ça veut dire un Noël prudent. –ÞJe le crains. Lizzie reporta son regard sur le livre de cuisine ouvert. «ÞN’oubliez jamais, assurait avec entrain MmeÞStarbird, ces soupes aux choux du sud-ouest de la France. Vous vous rendrez compte que l’ingrédient principal, la tête de cochon, n’est pas si difficile à trouver.Þ» Lizzie referma brutalement le livre pour effacer de ses yeux l’image d’un cochon au regard plein de reproches. Elle prit son bloc-notes et écrivitÞ: «ÞSaucisses, bombe de peinture dorée, marrons au naturel, des trucs pour mettre dans les chaussettes de la cheminée, boîtes pour le chat, sparadrap, une grosse boîte de mincemeat, timbres, prendre robe à la teinturerie, noix.Þ» Elle s’interrompit, détacha la 26 174341BVP_ESPAGNOL_fm9.fm Page 27 Lundi, 2. avril 2012 3:48 15 U N AM A N T E S P A G N O L page et en commença une autreÞ: «ÞFaire les lits d’appoint, vérifier le vin, terminer d’emballer les cadeaux, gâteau glacé, préparer la farce, vérifier le nombre de tartes au mincemeat (assezÞ?), rappeler le vin à Rob, faire l’argenterie (Alistair), aspirer le salon (Sam), acheter du houx et du gui (Harriet et Davy), décorer l’arbre (tout le monde), confectionner des guirlandes pour la porte d’entrée (moi) et des quiches pour la fête du personnel de La Galerie (moi) et des caramels (moi), nettoyer toute la maison de la cave au grenier avant que maman la voie (moi, moi, moi).Þ» «ÞAu secoursÞ! écrivit finalement Lizzie au bas de la liste. Au secours, à l’aide, à moiÞ!Þ» La porte de la cuisine s’ouvrit et laissa passer Davy, parfaitement bien habillé tout à l’heure, au petit déjeuner, et qui ne portait plus maintenant que ses chaussettes, son slip et un casque de policier en plastique. Il s’approcha de Lizzie avec un petit air penaud et s’accrocha à ses genoux. Lizzie lui posa la main sur le dos. –ÞTu es geléÞ! dit-elle. Qu’est-ce que tu as faitÞ? –ÞRien, dit Davy qui avait appris cette réponse de Sam. –ÞAlors, où sont tes vêtementsÞ? –ÞDans le bain. –ÞDans le bainÞ? –ÞIls avaient besoin d’être lavés, tu sais, dit Davy sur le ton de la confidence. –ÞMais ils étaient propres, ce matinÞ! –ÞIls se sont retrouvés un peu pâteux, dit Davy d’un air presque rêveur. –ÞComment, pâteuxÞ? –ÞPâteux-dentifrice… On a écrit avec du dentifrice… Lizzie se leva. –ÞOù est SamÞ? 27 174341BVP_ESPAGNOL_fm9.fm Page 28 Lundi, 2. avril 2012 3:48 15 U N AM A N T E S P A G N O L –ÞPimlott est arrivé. Pimlott et Sam construisent un camp de Superman… –ÞPimlottÞ? Pimlott était le meilleur ami de SamÞ: frêle, le teint presque mauve tant il était transparent, avec des yeux clairs fuyants et des réactions plutôt imprévisibles. «ÞTu n’as pas de prénomÞ?Þ» lui avait demandé Liz à sa première visite. Il l’avait regardée sans répondre et Sam avait déclaréÞ: «ÞBien sûr que non, il s’appelle seulement Pimmers.Þ» –ÞEt où construisent-ils ce campÞ? –ÞOh, ils font rien de mal, affirma Davy en rajustant son casque pour que seul son menton en sorte. C’est pas dans ta chambre. Ils sont dans la chambre d’amis. Lizzie sortit en trombe de la cuisine et monta l’escalier quatre à quatre. Un ruban rouge solitaire traînait comme un spaghetti, mais la rampe était nue. –ÞSamÞ! cria Lizzie. Des coups lourds se firent entendre quelque part au loin, comme le bruit d’un engin de réfection des routes à travers une fenêtre fermée. –ÞSamÞ! rugit Lizzie. Elle ouvrit en coup de vent la porte de la chambre d’amis. Le sol était jonché de draps, et sur les lits, ses lits de cuivre édouardiens adorés, pour lesquels elle avait amoureusement choisi des parures de même époque, Sam et Pimlott sautaient, rouges de l’effort fourni. –ÞSamÞ! hurla Lizzie. Il se figea en plein saut, comme arrêté en l’air, et atterrit tout raide sur le matelas. Pimlott disparut, glissant comme un serpent sous le lit. –ÞQu’est-ce qui se passeÞ? cria Lizzie. Je t’avais donné un travail, et tu ne l’as pas fait. Je t’avais dit que je ne voulais pas de Pimlott ici aujourd’hui, du moins pas avant que tu aies fait toutes tes corvées, et cette chambre est sens dessus 28 174341BVP_ESPAGNOL_fm9.fm Page 29 Lundi, 2. avril 2012 3:48 15 U N AM A N T E S P A G N O L dessous alors que tu sais très bien que je dois la ranger pour grand-père et grand-mère, et que j’ai un million d’autres choses à faireÞ! Tu es un méchant petit garçon désobéissant et cruel… Sam se recroquevilla. –ÞDésolé… –ÞMaman, dit une voix. Hors d’haleine, Lizzie se retourna. Alistair était là, un tube de colle dans une main et un minuscule morceau de plastique gris de maquette d’avion dans l’autre. Un des verres de ses lunettes était barré d’une traînée crayeuse. –ÞPapa au téléphone, dit Alistair. Et après, pourrais-tu tenir ce morceau, parce que ma pince est trop grosse et je n’arrive pas à coller le dernier élément du fuselage. Lizzie traversa le palier en courant jusqu’au téléphone de sa table de nuit. –ÞRobÞ? –ÞLizzie, je sais que tu as du travail par-dessus la tête, mais est-ce que tu pourrais venirÞ? Jenny est rentrée chez elle malade comme un chien, avec une mine horrible, la pauvre, et la boutique est pleine, tout à coup. –ÞNon. –ÞMais Liz… –ÞJe suis désolée. Je vais essayer, mais c’est le chaos le plus complet, ici, et il y a tellement à faire… –ÞJe sais, je sais. Je t’aiderai ce soir. Laisse tout tomber. –ÞEn tout cas, je ne pourrai pas être là avant une demiheure, et il faudra que j’amène Sam et Davy. –ÞD’accord, dès que tu peux. Lizzie reposa le combiné et retourna sur le palier. Par la porte ouverte de la chambre d’amis, elle vit Sam et Pimlott, surveillés par Davy, qui remettaient comme ils pouvaient les draps sur les lits. Alistair attendait toujours. –ÞEst-ce que tu pourraisÞ? 29 174341BVP_ESPAGNOL_fm9.fm Page 30 Lundi, 2. avril 2012 3:48 15 U N AM A N T E S P A G N O L –ÞNon, je ne pourrais pasÞ! J’ai tant de choses à faire que je ne sais plus où donner de la tête. Je veux que tu nettoies l’argenterie. Derrière ses lunettes, les yeux d’Alistair s’agrandirent de stupéfaction. –ÞQue je nettoie l’argenterieÞ? –ÞOui, affirma Lizzie en expulsant les trois petits de la chambre. Les hommes nettoient l’argenterie. Ils cuisinent, aussi, et ils changent les couches et font les courses. En revanche, les femmes, elles, ne perdent pas de temps à des tâches aussi inutiles que des maquettes d’avion. –ÞEh bien, tu es vraiment en colèreÞ! dit Alistair. –ÞRentre chez toi, ordonna Lizzie à Pimlott. Rentre chez toi et, s’il te plaît ne remets pas les pieds ici avant Noël. Il la contempla de ses yeux clairs et fuyants. Il n’avait nulle intention de lui obéir. Il n’avait jamais obéi à un adulte de sa vie – à moins que cela ne l’arrange. –ÞQuant à toi, dit-elle à Sam, tu vas passer l’aspirateur dans le salon, et toi, Davy, tu vas t’habiller et aller chercher Harriet. J’ai besoin d’elle. –ÞJ’ai faim, dit Sam. –ÞJe m’en moque complètementÞ! –ÞTéléphoneÞ! cria Davy tout excité. TéléphoneÞ! TéléphoneÞ! Alistair arriva dans la chambre avant sa mère et décrocha. –ÞAllôÞ? dit-il au lieu de «ÞLangworth 4004Þ» comme ses parents le lui avaient appris. Oh, salut, FrancesÞ! s’exclamat-il d’une voix soudain chaleureuse. FrancesÞ! Elle était sauvéeÞ! Lizzie se précipita dans la chambre, la main tendue pour prendre le combiné. –ÞFrancesÞ? Oh Frances, Dieu merci, c’est toiÞ! Tout est horrible, ce matinÞ; tu ne peux pas imaginer à quel point. C’est une maison de fous. J’ai des envies de meurtre quand 30 174341BVP_ESPAGNOL_fm9.fm Page 31 Lundi, 2. avril 2012 3:48 15 U N AM A N T E S P A G N O L je pense au prince Albert et à Charles Dickens et à tous ceux qui ont fait de Noël un tel cauchemar. –ÞPauvre Lizzie, dit Frances de son habituelle voix légère et chaleureuse. –ÞEt maintenant Rob veut que j’aille l’aider à La Galerie, et je n’ai pas eu le temps de commander cette fichue dinde avant ce matin… –ÞEst-ce si graveÞ? –ÞPas vraiment, sauf que j’ai l’impression que tout m’échappe, que je n’ai plus le contrôle de rien, que je deviens folle, alors que ça fait des années que je prépare Noël et… –ÞJe sais. Trop d’années, probablement. L’an prochain, je t’organiserai des vacances anti-Noël. –ÞTu parlesÞ! Et que fais-tu de mes horribles enfantsÞ? –ÞJe m’occuperai d’eux. –ÞOhÞ! Frances, s’exclama Lizzie, Frances, bénie sois-tuÞ! Je suis tellement impatiente de te voirÞ! –ÞLizzie… –ÞQuand viens-tuÞ? Je sais que tu as dit la veille de Noël, mais est-ce que tu ne pourrais pas venir dès dimancheÞ? –ÞOui, dit Frances. C’est pour ça que j’appelle. Je viens effectivement dimanche… pour apporter les cadeaux. –ÞQuoiÞ? Il y eut un petit silence à l’autre bout de la ligne, puis Frances annonça très calmementÞ: –ÞLizzie, j’appelle aussi pour te dire que cette année, je ne serai pas à Langworth pour Noël. C’est pour ça que je viens dimanche. J’apporte les cadeaux, mais je repars. Je… je pars pour Noël.