JOANNA TROLLOPE - Editions des Deux Terres

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JOANNA TROLLOPE - Editions des Deux Terres
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JOANNA TROLLOPE
UN AMANT
ESPAGNOL
roman
TRADUIT DE L’ANGLAIS
PAR DOMINIQUE PETERS
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Titre original :
A SPANISH LOVER
Éditeur original :
Bloomsbury Publishing Plc, Londres
© original : Joanna Trollope, 1993
ISBN originalþ: 978-0-74751-467-1
Première publication française :
© Belfond, 1994
Pour la traduction française :
© Éditions des Deux Terres, mai 2012
ISBNþ: 978-2-84893-116-6
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Pour LizÞC.
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1
Q
uelqu’un – probablement un des enfants, car Robert
n’aurait jamais osé – avait apposé une affiche sur le panneau de liège de la cuisine. Un dessin loufoque noir, fuchsia
et jaune, qui représentait une femme aux cheveux en
bataille bras dessus aile dessous avec une dinde aux yeux
exorbités. Sous le dessin, on pouvait lire, écrit d’une main
ferme et résolueÞ: «ÞFemmes et dindes unies contre NoëlÞ».
–ÞJe crois qu’il m’en faut une d’au moins dix kilos, disait
Lizzie dans le combiné du téléphone. Non, pas avant qu’elle
soit vidée, après. Ce sera une dinde élevée en plein airÞ?
Elle regarda l’affiche à l’autre bout de la cuisine et porta
inconsciemment la main à ses cheveux. Sa coiffure avait
l’air en ordre.
–ÞSeigneurÞ! dit-elle au boucher. Tant que çaÞ!
Elle fit une grimace. Allait-elle rejoindre le mouvement
de libération des dindes, ou bien verser dix livres supplémentaires dans la gueule affamée de NoëlÞ?
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–ÞD’accord, dit-elle. Élevée en plein air.
Elle se représenta tout un troupeau de dindes en train
de glouglouter joyeusement en chœur dans un verger,
quelque part, comme dans les illustrations de livres pour
enfants.
–ÞÉlevée en plein air, et M.ÞMiddleton ou moi viendrons
la chercher lundi. Oui, je sais que c’est une commande
tardive monsieur Moaby, mais si vous aviez une maison
comme la mienne, quatre enfants, Noël, un commerce et
trois invités sur les bras, vous seriez en retard, vous aussi.
Elle raccrocha. Elle n’aurait pas dû parler ainsi à
M.ÞMoaby. Il tenait sa boucherie de Langworth depuis un
quart de siècle, comme son père avant lui, il avait un
enfant handicapé et la concurrence des supermarchés le
menaçait de plus en plus. Au fond de son cœur, M.ÞMoaby
vouait probablement à Noël la même haine que les femmes
et les dindes.
Lizzie traversa la cuisine et alla regarder l’affiche de
près. Elle n’était pas dessinée à la main, mais imprimée.
Aucun douteÞ: Harriet l’avait achetée. La gamine de treize
ans, si menue, si intelligente, si sarcastique, avait fini par
comprendre que Noël était une menace pour sa mère, et
non plus une source d’émerveillement. Lizzie et Harriet
s’étaient querellées au petit déjeuner. Elles se querellaient
à presque tous les petits déjeuners, et les disputes se terminaient généralement quand Harriet partait pour l’école
avec ce petit sourire bien à elle et tellement irritant, celui
qu’elle réservait à ses trois jeunes frères pour leur montrer
combien ils lui faisaient pitié, eux qui n’étaient que des
garçons, les pauvres crétins.
Harriet avait demandé à Lizzie si elle allait à La Galerie,
aujourd’hui. Lizzie avait répondu que non, elle n’irait pas.
–ÞPourquoi pasÞ?
–ÞÀ cause de Noël.
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–ÞNon mais, pourquoi donc…
Se rejetant brutalement contre le dossier de sa chaise,
Harriet avait roulé des yeux stupéfaits à l’idée inconcevable
qu’on pût faire passer un épisode domestique mineur
comme Noël avant le travail véritable.
En un instant Lizzie avait perdu son sang-froid. Horrifiée, elle s’était entendue lancer, en hurlant, à la tête de
Harriet les responsabilités aussi épuisantes que multiples
qui l’accablaient et l’insondable ingratitude de la jeune
fille. Harriet ne s’était pas départie de son calme, mais
Davy, qui n’avait que cinq ans, s’était mis à pleurer, et
de grosses larmes rondes avaient roulé sur son visage
malheureux avant de se diluer dans le lait de son bol de
Chocopops.
–ÞRegarde, avait accusé Harriet d’un air satisfait, tu as fait
pleurer DavyÞ!
–ÞOh, mon chéri… avait dit doucement Lizzie en se penchant pour entourer de son bras les épaules de Davy.
–ÞTu vas faire peur au Père Noël et il viendra pas, si tu
fais pas attentionÞ! avait gémi Davy.
–ÞJe vais voir Heather, avait déclaré Harriet en se levant.
Je passerai à La Galerie en chemin pour dire à papa que tu
ne viendras pas.
–ÞHarriet, avait alors demandé Lizzie en serrant les
dents, reste à la maison, s’il te plaît. J’ai besoin de toi. Il y a
tant à faire…
Avec un long soupir bruyant, Harriet s’était ostensiblement traînée hors de la pièce, claquant la porte derrière
elle.
Lizzie avait fait manger ses céréales à Davy, comme à un
bébé, pour le consoler, puis elle l’avait envoyé avec Sam
entourer la rambarde de l’escalier de ruban rouge. Sam,
du haut de ses huit ans, avait trouvé beaucoup plus amusant de s’entourer lui-même de ruban, et Davy par la même
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occasion. Lizzie les avait laissés alors qu’ils tentaient de
faire la même chose au chat et elle était montée faire les
lits, vérifier la propreté des toilettes, se brosser les cheveux
et mettre des boucles d’oreilles. Il fallait aussi qu’elle
retrouve la liste des tâches du jour établie la veille et qui
semblait avoir disparu. Et puis elle était redescendue appeler
le boucher, et c’est à ce moment-là qu’elle avait vu l’affiche.
Harriet avait dû la punaiser pendant le quart d’heure que
Lizzie avait passé à l’étage. Était-ce une façon de demander
pardonÞ? Était-ce un geste de solidarité, de rapprochement
entre elles deux parce qu’elles étaient du même sexeÞ?
Voilà ce que c’est d’être une moitié de jumelles, se dit Lizzie en entreprenant de nettoyer les restes du petit déjeunerÞ: on veut à tout prix se lier à quelqu’un quand son
autre moitié n’est pas là. Et Frances ne serait pas là avant le
soir de Noël.
Seize ans plus tôt, Robert et Lizzie avaient ouvert La
Galerie dans une petite boutique du quartier piétonnier de
Langworth. Ils s’étaient rencontrés alors qu’ils étudiaient
tous deux les arts plastiques, Lizzie la sculpture et Robert le
dessin, et ils étaient devenus inséparables. Une photo de
cette lointaine époque, accrochée dans l’arrière-boutique
de La Galerie, les représentait, Robert le sourcil sérieux et
le pantalon pattes d’éléphant et Lizzie – une extraordinaire Lizzie presque maigre – en pull et chaussures à
semelles compensées, les cheveux ramassés dans une
énorme casquette de velours mou. Ils n’étaient guère plus
âgés quand ils avaient ouvert La Galerie, louant la boutique
et le petit appartement humide et tout de guingois au-dessus,
qu’ils avaient garni de meubles dépareillés donnés par
leurs parents. À l’époque Frances occupait son premier
emploi à Londres. Elle appelait Lizzie trois fois par
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semaine et venait à Langworth chargée de trésors urbains
aussi exotiques que des collants argentés ou un avocat dans
un sac en papier.
Robert suivait des cours du soir à Bath, où il apprenait
l’encadrement. Lizzie avait à regret abandonné l’argile
pour le patchwork, les fleurs séchées et l’application de
cire d’abeille sur des meubles en pin sans caractère, mais à
la mode. Tous deux s’étaient découvert un don pour le
commerce. À la naissance de Harriet, en 1978, la boutique
offrait l’image même du rêve campagnard anglo-saxon,
avec ses cotonnades fleuries, ses aquarelles naïves, ses tasses
en faïence et ses cuillers en bois. Le succès l’avait même
rendue trop petite, et grâce à un prêt du père de Lizzie,
William, ajouté à un autre de la banque, La Galerie s’était
transportée dans la grande rue commerçante de Langworth, dans une ancienne boutique de fleuriste aux vitrines
ombragées par une élégante arcade victorienne en fer
forgé peint en blanc.
Frances avait voulu voir immédiatement les nouveaux
locaux. Lizzie était allée la chercher à la gare de Bath, dans
la 2ÞCV Citroën vert émeraude que tout le monde connaissait maintenant à Langworth, et l’avait ramenée à La Galerie avec un sentiment mêlé de fierté et d’angoisse. En
observant le visage de Frances tandis qu’elle contemplait
La Galerie, son plancher clair poncé et ciré de frais, les
taches de lumière romantiques que des abat-jour projetaient vers le haut et vers le bas, les étagères où la peinture
finissait de sécher dans l’attente des faïences et des coussins, des bougeoirs et des objets en bois, Lizzie ne pouvait
s’empêcher d’exulter. Robert et elle avaient de quoi être
fiers. Mais en même temps, son attachement profond à
Frances provoquait en elle un pincement douloureux. Elle
avait mal en imaginant la vie de sa sœur, travaillant dans
une agence de voyages sans avenir, regagnant le soir
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l’appartement sinistre de Battersea qu’elle partageait avec
une fille qu’elle aimait bien, mais sans plus. Et puis il y
avait Nicholas, silencieux, réservé, posé, si différent de
Robert, si mal assorti à Frances, pensait Lizzie.
–ÞNous allons faire venir des kilims, avait dit Lizzie, et
nous les suspendrons ici sur des barres de bois. Robert a
aussi un ami qui peut nous avoir en Afrique de merveilleuses
choses séchées, des graines, des cosses, tout ça…
–ÞDes kilimsÞ? Qu’est-ce que c’estÞ? avait demandé Frances
en observant le mur de briques blanchi à la chaux où ils
seraient accrochés.
–ÞDes tapis.
Lizzie avait regardé Frances. Pouvait-elle, en plus de
tout, de toutes les richesses et de toutes les promesses de sa
vie avec Robert, lui dire le resteÞ? Frances s’était détournée
du mur pour lui faire face.
–ÞDes tapis, accrochés làÞ? Ce sera charmantÞ! Tu es
enceinte à nouveau, heinÞ?
–ÞOui, avait confirmé Lizzie en se disant qu’elle allait se
mettre à pleurer.
Frances l’avait prise dans ses bras.
–ÞJ’adore ça, dit-elle, j’adore que tu sois à nouveau
enceinte.
De cette grossesse était né Alistair. Il aurait dû avoir un
jumeau – Lizzie aurait tant aimé avoir des jumeaux – mais
son frère mourut à la naissance. Frances arriva sur-lechamp, presque avant de savoir qu’il y avait une raison
impérieuse pour qu’elle vienne si vite, et resta trois semaines,
épuisant tous les jours de vacances qui lui restaient pour
l’année. Désespérément maladroite avec Alistair, se souvenait Lizzie, tellement gauche, comme si un bébé était un
être totalement étranger pour elle, elle s’était pourtant
révélée merveilleuse pour tout le reste – la maison, l’impitoyable petite Harriet («ÞMais pourquoi est-ce qu’il est né un
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bébéÞ?Þ»), Robert, La Galerie. Lizzie s’était effondrée
quand Frances était repartie pour Londres, se sentant incapable de quoi que ce soit, incomplète.
–ÞJ’aurais peut-être dû vous épouser toutes les deux, avait
dit Robert en la regardant nourrir l’insatiable Alistair,
affalé sur le lit. Sauf que jamais je n’aurais pu être amoureux de Frances. C’est curieux. Elle te ressemble de bien
des façons, mais sans le facteurÞX.
Peu après, Nicholas le silencieux décida aussi que Frances
ne possédait pas le facteurÞX, et sortit de sa vie.
–ÞBien sûr que je suis triste, dit Frances, mais surtout
déçue. Par moi, je veux dire.
Lizzie pria intensément – ses prières ne s’adressant à personne en particulier – pour que Frances trouve l’homme
qui lui conviendrait. Il le fallait grand (comme Rob) et
beau garçon (comme Rob), mais pas aussi doux et artiste
que Rob, sinon elle, Lizzie, pourrait se mettre à comparer
l’homme de Frances à son Robert, et elle sentait instinctivement que ce ne serait bon ni pour l’un ni pour l’autre.
Frances résolut le problème, à court terme, en tombant
amoureuse d’un architecte, puis d’un acteur, puis – quel
désastreÞ! – de l’ami de la fille avec qui elle partageait son
appartement. Pendant ce temps, La Galerie prospérait,
organisait trois expositions par an, ouvrait à l’étage un
salon de dégustation de produits biologiques, remboursait
tous ses emprunts et commençait à dégager des bénéfices.
Lizzie, entre deux naissances (Sam et Davy avaient suivi
leurs aînés), se chargeait des achats pour La Galerie et des
déménagements. Ils avaient déménagé quatre fois en seize
ans, quittant le petit appartement au-dessus de La Galerie
pour un cottage du XVIIeÞsiècle qui avait été un salon de thé
et restait encore imprégné d’une odeur de pâtisserie, puis
s’installant dans une villa victorienne avant de se retrouver
à la Grange.
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La Grange avait été une des plus belles demeures de
Langworth de la fin du XVIIIeÞsiècle, avec sa façade sereine
en pierre et une marquise en fronton. À l’époque, le
manoir était environné d’un parc, avec une allée de gravier
entre l’entrée et la rue et une vaste pelouse à l’arrière qui
s’étendait jusqu’au mur du potager. Maintenant, après que
l’ère victorienne eut ajouté un labyrinthe de pièces de service à l’arrière, après que l’ère moderne avide de place eut
construit autour de nouveaux immeubles, la Grange ressemblait à un vieux paquebot coincé dans un port trop
petit.
Le potager était occupé par des résidences prétentieuses
de jeunes cadres, et la moitié de la pelouse avait disparu
bien longtemps auparavant sous une rue appelée Tannery
Lane, en souvenir d’une tannerie qui, pendant cinquante
ans, au XIXeÞsiècle, avait empuanti ce quartier de Langworth. Mais Lizzie et Robert considéraient que le jardin
était encore bien assez grand pour jouer au cricket,
apprendre à rouler à bicyclette, monter un camp d’Indiens
et se battre. La maison elle-même était assez grande pour
n’importe quoi. Quand ils avaient vu la majesté des pièces
aux belles proportions soulignées par de vastes fenêtres,
l’élégant escalier, les ajouts victoriens à l’arrière que l’on
pourrait transformer, après avoir abattu quelques cloisons,
en une magnifique cuisine-pièce à vivre, les murs blancs, le
carrelage bleu profond et jaune chinois et les planchers
cirés, Robert et Lizzie s’étaient dit que la Grange serait le
couronnement de leur succès. Une affaire en pleine
expansion, une belle maison (vaste mais pas prétentieuse),
quatre enfants intelligents et forts, une image sociale qui
ne cessait de s’améliorer – ce n’était pas rien. Comme il y
pensait souvent, et avec une sorte de fierté stupéfaite,
Robert avait punaisé dans son bureau nouvellement décoré
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de La Galerie cette photo de lui et Lizzie étudiants, pour
ne pas oublier quel chemin ils avaient parcouru.
C’était juste avant le baptême de Davy que Frances les
avait surpris pour la première fois. Ils étaient installés à la
Grange depuis un an, et la moitié de la maison avait déjà
été repeinte dans ces couleurs riches et fortes que Lizzie
aimaitÞ: cage d’escalier jaune et blanc, salon vert profond,
nouvelle cuisine bleu, roux et crème.
–ÞPourquoi fais-tu baptiser DavyÞ? avait demandé Frances.
Les autres ne le sont pas.
–ÞJ’ai envie qu’il le soit, c’est tout. Et Rob aussi. On
regrette de ne pas avoir fait baptiser les autres, maintenant.
Ça semble… ça semble plus traditionnel, en quelque
sorte…
Frances avait regardé sa sœur, puis la cuisine ouverte sur
le jardin ensoleillé, avec ses rebords de fenêtres délicieusement encombrés de géraniums et d’amphores miniatures
de persil, le panier de laitues sur la table, les tapis en
lirette, le poêle tout neuf, rutilant, les chandeliers rustiques
espagnols en métal verdi. Elle avait fait un clin d’œil à
Lizzie.
–ÞFais attention, Liz. Tu t’embourgeoises.
–ÞVraimentÞ?
–ÞRegarde tout çaÞ! avait dit Frances en montrant la
pièce.
–ÞC’est ce qu’on veut, avait affirmé Lizzie un peu sur la
défensive.
–ÞJe sais. Et je sais que vous voulez faire baptiser Davy.
–ÞLes gens changent, affirma Lizzie. On est forcé de
changer. Rester figé comme on était à vingt-cinq ans serait
pure affectation.
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Frances s’approcha du miroir suspendu près de la porte
et ouvrit la bouche.
–ÞQu’est-ce que tu faisÞ?
–ÞJe regarde mes dents.
–ÞPourquoiÞ?
–ÞParce qu’elles n’ont pas changé. En fait, je ne me sens
pas tellement différente, je n’ai pas l’impression d’avoir
changé.
–ÞNon. Enfin…
–ÞMais il faut dire, déclara Frances en s’éloignant du
miroir, que je n’ai eu ni mari ni quatre enfants.
–ÞJe ne voulais pas…
–ÞAllons voir Davy, tu veux bienÞ?
Davy dormait au centre du lit de Lizzie et Robert, dans
son couffin de paille tressée, enveloppé d’une mousseline,
comme un jambon au cellier. Elles se penchèrent sur lui. Il
donnait avec un léger ronflement, ses doigts petits comme
des crevettes, serrés en deux poings minuscules. Lizzie,
dans un élan d’amour, souffla sur lui à travers la mousseline. Frances se demanda quelle serait la réaction du bébé
s’il ouvrait les yeux. Est-ce qu’il crieraitÞ?
–ÞLizzie…
–ÞOui.
Lizzie n’avait pas détourné de Davy son regard adorateur. Frances se redressa et s’approcha de l’énorme
armoire qui renfermait les vêtements de Lizzie. Sur la
porte centrale, un miroir ovale ancien renvoyait une image
lunaire et douce.
–ÞJe voudrais te dire quelque chose.
Lizzie rejoignit sa sœur. Elle s’arrêta à sa hauteur et
regarda leurs reflets dans le miroirÞ: deux grandes Anglaises
à la charpente solide, aux larges épaules, aux longues jambes
et à l’épaisse chevelure cuivrée un peu longue, coupée en
boule. Lizzie avait une frange, tandis que les cheveux de
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Frances étaient assez longs devant pour qu’elle les rejette
de côté, comme une aile d’oiseau, quand elle baissait la
tête.
–ÞOn n’est pas des beautés… dit Frances.
–ÞNon, mais je nous trouve assez belles quand même. Je
nous trouve intéressantes.
–ÞPour quiÞ?
Lizzie la regarda.
–ÞQu’allais-tu me direÞ?
Frances s’approcha de son reflet. Elle lécha son index et
le passa sur ses sourcils sombres.
–ÞJe monte ma propre affaire.
–ÞNonÞ! s’exclama Lizzie, incrédule.
–ÞEt pourquoi pasÞ?
–ÞFrances, Frances, je t’en prie, plaida Lizzie en lui prenant le bras, réfléchis bienÞ! Que sais-tu des affairesÞ? Tu as
toujours été employée et…
–ÞPrécisément, et je sais que j’en ai assez, déclara Frances
en retirant son bras.
–ÞD’où vient l’argentÞ?
–ÞDe là où il vient d’habitude… dit Frances en remontant le col de son chemisier et les manches de son cardigan
sans quitter des yeux son reflet dans le miroir… En partie
de la banque, et en partie de papa.
–ÞDe papaÞ!
–ÞOui. Il vous en avait prêté, à Rob et toi, nonÞ?
–ÞMais c’était…
–ÞNon, interrompit Frances. Ce n’était pas différent.
C’est exactement pareil, sauf que je le fais plus tard, et
toute seule.
–ÞBien sûr.
–ÞPourquoi est-ce que tu ne veux pas que je le fasseÞ?
Lizzie avala sa salive et retourna vers son lit pour
s’asseoir près du couffin de Davy, sur sa courtepointe en
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patchwork, œuvre d’une paysanne des environs qui fournissait à La Galerie quelques-uns de ses plus beaux articles.
Frances ne bougea pas, et s’adossa au miroir frais et lisse de
l’armoire.
–ÞNous sommes jumelles, déclara Lizzie.
Frances baissa la tête et étudia ses pieds, ses pieds trop
grands, enfermés dans de bons gros trotteurs bleu marine.
Elle savait très exactement ce que Lizzie voulait dire,
quand elle faisait cette déclaration sans explicationÞ: nous
sommes jumelles, alors nous formons une unité, un tout, à
nous deuxÞ; ensemble, nous constituons une personne
riche et complète, mais nous sommes comme deux pièces
d’un puzzle, il faut que nous allions ensemble, et pour
cela, nous ne pouvons pas avoir exactement la même
forme.
–ÞTu as une vie de famille, dit Frances. Et j’aime ça.
J’aime ta maison, elle est mon foyer, et tes enfants sont une
grande satisfaction pour moi. Je ne veux rien de tout ça,
c’est ta part du marché. Mais je dois être autorisée à prendre
un peu d’envergure si j’en ai besoin. Et c’est le cas. Cela ne
nuira en rien à tes affaires si j’en fais aussiÞ; cela ne nous
touchera pas, comme on est, ensemble.
–ÞPourquoi veux-tu faire celaÞ? demanda Lizzie.
–ÞParce que j’ai trente-deux ans, et que j’en sais assez
maintenant sur les voyages pour me rendre compte que je
suis meilleure que bien des gens pour lesquels je travaille.
Tu veux faire baptiser Davy parce que tu en es arrivée là.
Moi, c’est pareil, j’en suis aussi arrivée là.
Lizzie la regarda. Elle se souvint de leur premier jour
ensemble au jardin d’enfants de Moira Cresswell, de leurs
salopettes vertes pour faire de la peinture, avec «ÞE.ÞRiveÞ»
et «ÞF.ÞRiveÞ» brodé dessus, et de leurs cheveux retenus en
arrière par des bandeaux élastiques verts. «ÞOn sera pas
obligées de rester si on veut pasÞ», avait dit Frances à Lizzie,
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mais Lizzie avait senti que ce n’était pas vrai. L’école lui
paraissait une chose inexorable. Et elle avait détesté voir
que Frances s’en rendait compte aussi.
–ÞEt quelle sera ta spécialitéÞ?
Frances sourit. Elle glissa ses mains sous ses cheveux,
qu’elle souleva avant de les laisser retomber.
–ÞLes vacances secrètesÞ: les petits villages, les hôtels isolés et même les chambres chez l’habitant. Je commencerai
par l’Italie, parce que les Anglais ont une passion pour
l’Italie.
–ÞEt comment vas-tu appeler ton agenceÞ?
Frances sourit. Elle esquissa quelques pas de danse en
relevant sa jupe de chaque côté.
–Þ«ÞD’une Rive à l’AutreÞ», bien sûrÞ!
Comme Davy, D’une Rive à l’Autre s’était tellement
développée, en cinq ans, qu’on ne la reconnaissait plus.
Installée d’abord dans le salon de l’appartement de Battersea, après des débuts très rudes, avec peu de clients et
beaucoup d’erreurs, l’agence n’avait pris son essor que
lorsque Frances avait compris qu’il lui fallait avoir vu chaque
lit, chaque table que ses clients devraient utiliser. Elle partit
donc en Italie pour quatre mois, conduisant sur les petites
routes de Toscane et d’Ombrie une Fiat de location qu’elle
utilisait comme bureau, comme armoire, et parfois comme
chambre à coucherÞ! Avant de partir, elle avait eu peur de
ne trouver que des clichés, un pays tué par la manie invétérée des Anglais d’échapper aux rigueurs d’un puritanisme
frileux par une sensualité qui resterait civilisée. Mais elle
n’aurait pas dû s’inquiéterÞ: même après avoir lu des milliers de romans et d’articles de journaux, après avoir vu des
milliers de films romantiques, aucun cœur sensible, de
l’avis de Frances, ne pouvait rester froid devant de tels paysages, les collines couleur olive ou raisin noir ponctuées de
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murs safran, les toits rouges et les flèches noir charbon des
cyprès toujours si judicieusement disposés.
Elle organisa de petits voyages pour ses clients. Route
des vins, route des peintures, route des photographes ou
enquêtes quasi policières à la recherche des Étrusques, de
Piero della Francesca, ou encore d’une puissante famille
frappée par la décadence, comme les Médicis. Elle vendit
sa part de l’appartement de Battersea à une brillante jeune
femme spécialisée dans la haute finance et choisit une maison étroite, plus au nord, de l’autre côté du fleuve, dans
une rue qui donnait sur Fulham Road. Comme elle ne
pouvait l’acheter, elle la loua, installant ses bureaux au rezde-chaussée et vivant à l’étage, avec vue à l’arrière sur le
cerisier du voisin. Elle engagea une assistante, une jeune
fille qui répondait au téléphone et s’occupait du courrier,
et dépensa le reste de son argent dans un équipement
informatique. L’affaire n’avait pas quatre ans que déjà trois
grosses agences ayant pignon sur rue avaient tenté de
l’acheter.
Lizzie était très fière de sa sœur. À sa demande, elle était
venue à Londres pour décorer les bureaux, couvrant le sol
de faux gazon et les murs d’immenses photos montrant les
aspects les plus séduisants de l’ItalieÞ: pain et vin sur une
table en fer forgé dans une loggia, avec un village couronnant une des collines à l’arrière-planÞ; la si émouvante
Vierge enceinte de Piero della Francesca dans la chapelle
du cimetière de MonterchiÞ; une rayonnante jeune fille se
promenant, insouciante, dans des ruelles médiévales…
Elles avaient installé une machine à café italien et un petit
réfrigérateur pour garder au frais les bouteilles vert pâle de
ce frascati que Frances offrait aux clients.
–ÞTu voisÞ? avait déclaré Frances. Je t’avais bien dit que ça
ne nous changerait pas. Je te l’avais bien dit.
–ÞJ’avais peur.
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–ÞJe sais.
–ÞJ’en ai honte, maintenant, ça me semble si égoïste,
mais je n’ai pas pu éviter de ressentir cette peur.
–ÞJe sais.
–ÞEt maintenant, je suis tout simplement très fière. C’est
merveilleux. Où en sont les réservationsÞ?
Frances avait levé les mains et croisé les doigts.
–ÞTout va bien, avait-elle répondu.
En y repensant, Lizzie se dit que ç’avait été leur seul
accrochage, la seule fois où elles avaient raté une marche
au cours de leur progression parallèle dans la vie. Et elle
ressentit non seulement un petit pincement de honte
rétrospective devant son manque de générosité, mais aussi
de l’étonnement. Pourquoi avait-elle eu peurÞ? Connaissant
Frances comme elle la connaissait, qu’y avait-il à craindre
d’une personnalité si proche de la sienneÞ? Après tout,
Frances était la personne la moins envieuse qu’elle connût.
Lizzie espéra soudain, en retenant son souffle, ne pas être
envieuse, elle. Elle se demanda sérieusement si elle avait
jamais envié Frances quand celle-ci partait en Italie alors
qu’elle-même restait à Langworth pour soigner la rougeole
de Sam ou surveiller les leçons de violoncelle d’Alistair, ou
bien encore consacrer avec Robert de longues soirées fastidieuses aux comptes de La Galerie. Pour une seconde seulement, se dit-elle, une seule petite secondeÞ: quand, épuisée
de fatigue et de demandes, elle aurait volontiers échangé
sa vie affective et domestique si riche pour celle de Frances,
solitaire mais libre. Il ne fait aucun doute, soupira Lizzie en
s’asseyant à la table de la cuisine et en attirant vers elle un
de ses éternels blocs-notes pour établir le menu de Noël, il
ne fait aucun doute que Frances est seule.
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Un fidèle client de La Galerie qui faisait tout son possible
pour gagner l’amitié de Lizzie lui avait donné un livre de
cuisine américaine intitulé Bons Repas pour temps difficiles,
d’une certaine Enid R.ÞStarbird. Lizzie l’ouvrit dans
l’espoir d’y puiser quelques idées économiques pour
nourrir pendant quatre jours une maisonnée de neuf
personnes – les six Middleton, Frances et les parents
Rive.
De la voix prudente qu’il prenait pour annoncer les nouvelles désagréables, Robert lui avait dit la veille que pour
l’instant les rentrées à La Galerie, en considérant qu’on
était en pleine période d’achats de Noël, s’avéraient non
pas en augmentation de vingt pour cent comme d’ordinaire, mais plutôt en baisse de dix pour cent. Déjà au cours
de l’année, ils avaient tous deux senti que le vent pourrait
tourner, et ils avaient eu un certain nombre de conversations superficiellement philosophiques sur la possibilité
d’une récession économique. La nuit dernière, ils en
avaient à nouveau discuté.
–ÞBon, avait conclu Lizzie, ça veut dire un Noël prudent.
–ÞJe le crains.
Lizzie reporta son regard sur le livre de cuisine ouvert.
«ÞN’oubliez jamais, assurait avec entrain MmeÞStarbird, ces
soupes aux choux du sud-ouest de la France. Vous vous
rendrez compte que l’ingrédient principal, la tête de
cochon, n’est pas si difficile à trouver.Þ»
Lizzie referma brutalement le livre pour effacer de ses
yeux l’image d’un cochon au regard plein de reproches.
Elle prit son bloc-notes et écrivitÞ: «ÞSaucisses, bombe de
peinture dorée, marrons au naturel, des trucs pour mettre
dans les chaussettes de la cheminée, boîtes pour le chat,
sparadrap, une grosse boîte de mincemeat, timbres, prendre
robe à la teinturerie, noix.Þ» Elle s’interrompit, détacha la
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page et en commença une autreÞ: «ÞFaire les lits d’appoint,
vérifier le vin, terminer d’emballer les cadeaux, gâteau
glacé, préparer la farce, vérifier le nombre de tartes au
mincemeat (assezÞ?), rappeler le vin à Rob, faire l’argenterie
(Alistair), aspirer le salon (Sam), acheter du houx et du
gui (Harriet et Davy), décorer l’arbre (tout le monde),
confectionner des guirlandes pour la porte d’entrée (moi)
et des quiches pour la fête du personnel de La Galerie
(moi) et des caramels (moi), nettoyer toute la maison de
la cave au grenier avant que maman la voie (moi, moi,
moi).Þ»
«ÞAu secoursÞ! écrivit finalement Lizzie au bas de la liste.
Au secours, à l’aide, à moiÞ!Þ»
La porte de la cuisine s’ouvrit et laissa passer Davy, parfaitement bien habillé tout à l’heure, au petit déjeuner, et
qui ne portait plus maintenant que ses chaussettes, son slip
et un casque de policier en plastique. Il s’approcha de Lizzie avec un petit air penaud et s’accrocha à ses genoux. Lizzie lui posa la main sur le dos.
–ÞTu es geléÞ! dit-elle. Qu’est-ce que tu as faitÞ?
–ÞRien, dit Davy qui avait appris cette réponse de Sam.
–ÞAlors, où sont tes vêtementsÞ?
–ÞDans le bain.
–ÞDans le bainÞ?
–ÞIls avaient besoin d’être lavés, tu sais, dit Davy sur le
ton de la confidence.
–ÞMais ils étaient propres, ce matinÞ!
–ÞIls se sont retrouvés un peu pâteux, dit Davy d’un air
presque rêveur.
–ÞComment, pâteuxÞ?
–ÞPâteux-dentifrice… On a écrit avec du dentifrice…
Lizzie se leva.
–ÞOù est SamÞ?
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–ÞPimlott est arrivé. Pimlott et Sam construisent un camp
de Superman…
–ÞPimlottÞ?
Pimlott était le meilleur ami de SamÞ: frêle, le teint presque
mauve tant il était transparent, avec des yeux clairs fuyants
et des réactions plutôt imprévisibles. «ÞTu n’as pas de prénomÞ?Þ» lui avait demandé Liz à sa première visite. Il l’avait
regardée sans répondre et Sam avait déclaréÞ: «ÞBien sûr
que non, il s’appelle seulement Pimmers.Þ»
–ÞEt où construisent-ils ce campÞ?
–ÞOh, ils font rien de mal, affirma Davy en rajustant son
casque pour que seul son menton en sorte. C’est pas dans
ta chambre. Ils sont dans la chambre d’amis.
Lizzie sortit en trombe de la cuisine et monta l’escalier
quatre à quatre. Un ruban rouge solitaire traînait comme
un spaghetti, mais la rampe était nue.
–ÞSamÞ! cria Lizzie.
Des coups lourds se firent entendre quelque part au
loin, comme le bruit d’un engin de réfection des routes à
travers une fenêtre fermée.
–ÞSamÞ! rugit Lizzie.
Elle ouvrit en coup de vent la porte de la chambre
d’amis. Le sol était jonché de draps, et sur les lits, ses lits de
cuivre édouardiens adorés, pour lesquels elle avait amoureusement choisi des parures de même époque, Sam et
Pimlott sautaient, rouges de l’effort fourni.
–ÞSamÞ! hurla Lizzie.
Il se figea en plein saut, comme arrêté en l’air, et atterrit
tout raide sur le matelas. Pimlott disparut, glissant comme
un serpent sous le lit.
–ÞQu’est-ce qui se passeÞ? cria Lizzie. Je t’avais donné un
travail, et tu ne l’as pas fait. Je t’avais dit que je ne voulais
pas de Pimlott ici aujourd’hui, du moins pas avant que tu
aies fait toutes tes corvées, et cette chambre est sens dessus
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dessous alors que tu sais très bien que je dois la ranger
pour grand-père et grand-mère, et que j’ai un million
d’autres choses à faireÞ! Tu es un méchant petit garçon
désobéissant et cruel…
Sam se recroquevilla.
–ÞDésolé…
–ÞMaman, dit une voix.
Hors d’haleine, Lizzie se retourna. Alistair était là, un
tube de colle dans une main et un minuscule morceau de
plastique gris de maquette d’avion dans l’autre. Un des verres
de ses lunettes était barré d’une traînée crayeuse.
–ÞPapa au téléphone, dit Alistair. Et après, pourrais-tu
tenir ce morceau, parce que ma pince est trop grosse et je
n’arrive pas à coller le dernier élément du fuselage.
Lizzie traversa le palier en courant jusqu’au téléphone
de sa table de nuit.
–ÞRobÞ?
–ÞLizzie, je sais que tu as du travail par-dessus la tête,
mais est-ce que tu pourrais venirÞ? Jenny est rentrée chez
elle malade comme un chien, avec une mine horrible, la
pauvre, et la boutique est pleine, tout à coup.
–ÞNon.
–ÞMais Liz…
–ÞJe suis désolée. Je vais essayer, mais c’est le chaos le
plus complet, ici, et il y a tellement à faire…
–ÞJe sais, je sais. Je t’aiderai ce soir. Laisse tout tomber.
–ÞEn tout cas, je ne pourrai pas être là avant une demiheure, et il faudra que j’amène Sam et Davy.
–ÞD’accord, dès que tu peux.
Lizzie reposa le combiné et retourna sur le palier. Par la
porte ouverte de la chambre d’amis, elle vit Sam et Pimlott,
surveillés par Davy, qui remettaient comme ils pouvaient
les draps sur les lits. Alistair attendait toujours.
–ÞEst-ce que tu pourraisÞ?
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–ÞNon, je ne pourrais pasÞ! J’ai tant de choses à faire que
je ne sais plus où donner de la tête. Je veux que tu nettoies
l’argenterie.
Derrière ses lunettes, les yeux d’Alistair s’agrandirent de
stupéfaction.
–ÞQue je nettoie l’argenterieÞ?
–ÞOui, affirma Lizzie en expulsant les trois petits de la
chambre. Les hommes nettoient l’argenterie. Ils cuisinent,
aussi, et ils changent les couches et font les courses. En
revanche, les femmes, elles, ne perdent pas de temps à des
tâches aussi inutiles que des maquettes d’avion.
–ÞEh bien, tu es vraiment en colèreÞ! dit Alistair.
–ÞRentre chez toi, ordonna Lizzie à Pimlott. Rentre chez
toi et, s’il te plaît ne remets pas les pieds ici avant Noël.
Il la contempla de ses yeux clairs et fuyants. Il n’avait
nulle intention de lui obéir. Il n’avait jamais obéi à un
adulte de sa vie – à moins que cela ne l’arrange.
–ÞQuant à toi, dit-elle à Sam, tu vas passer l’aspirateur
dans le salon, et toi, Davy, tu vas t’habiller et aller chercher
Harriet. J’ai besoin d’elle.
–ÞJ’ai faim, dit Sam.
–ÞJe m’en moque complètementÞ!
–ÞTéléphoneÞ! cria Davy tout excité. TéléphoneÞ! TéléphoneÞ!
Alistair arriva dans la chambre avant sa mère et décrocha.
–ÞAllôÞ? dit-il au lieu de «ÞLangworth 4004Þ» comme ses
parents le lui avaient appris. Oh, salut, FrancesÞ! s’exclamat-il d’une voix soudain chaleureuse.
FrancesÞ! Elle était sauvéeÞ! Lizzie se précipita dans la
chambre, la main tendue pour prendre le combiné.
–ÞFrancesÞ? Oh Frances, Dieu merci, c’est toiÞ! Tout est
horrible, ce matinÞ; tu ne peux pas imaginer à quel point.
C’est une maison de fous. J’ai des envies de meurtre quand
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je pense au prince Albert et à Charles Dickens et à tous
ceux qui ont fait de Noël un tel cauchemar.
–ÞPauvre Lizzie, dit Frances de son habituelle voix légère
et chaleureuse.
–ÞEt maintenant Rob veut que j’aille l’aider à La Galerie,
et je n’ai pas eu le temps de commander cette fichue dinde
avant ce matin…
–ÞEst-ce si graveÞ?
–ÞPas vraiment, sauf que j’ai l’impression que tout
m’échappe, que je n’ai plus le contrôle de rien, que je
deviens folle, alors que ça fait des années que je prépare
Noël et…
–ÞJe sais. Trop d’années, probablement. L’an prochain,
je t’organiserai des vacances anti-Noël.
–ÞTu parlesÞ! Et que fais-tu de mes horribles enfantsÞ?
–ÞJe m’occuperai d’eux.
–ÞOhÞ! Frances, s’exclama Lizzie, Frances, bénie sois-tuÞ!
Je suis tellement impatiente de te voirÞ!
–ÞLizzie…
–ÞQuand viens-tuÞ? Je sais que tu as dit la veille de Noël,
mais est-ce que tu ne pourrais pas venir dès dimancheÞ?
–ÞOui, dit Frances. C’est pour ça que j’appelle. Je viens
effectivement dimanche… pour apporter les cadeaux.
–ÞQuoiÞ?
Il y eut un petit silence à l’autre bout de la ligne, puis
Frances annonça très calmementÞ:
–ÞLizzie, j’appelle aussi pour te dire que cette année, je
ne serai pas à Langworth pour Noël. C’est pour ça que je
viens dimanche. J’apporte les cadeaux, mais je repars. Je…
je pars pour Noël.

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