L`Énergie de Quiberon - Les escales littéraires de Sofitel

Transcription

L`Énergie de Quiberon - Les escales littéraires de Sofitel
L'Énergie de Quiberon
EMMANUELLE DE BOYSSON
Sofitel Quiberon Thalassa sea & spa
EMMANUELLE DE BOYSSON
2
L'ÉNERGIE DE QUIBERON
« On va chez Louison Bobet ». Ces mots trottaient dans ma
tête. J’entendais la voix de mon grand-père aux accents du Midi
lancer cette invitation à la cantonade. « Louison Bobet », ce
sésame ouvrait un monde de légendes. J’imaginais le triple
champion du Tour de France, bel homme chaleureux, charmeur,
conteur, bon vivant, casse-cou, suant dans la Grande Boucle, le
mollet sec comme un jambon de Bayonne. Dans la voiture qui me
conduisait à travers les bois d’Auray vers la presqu’île de
Quiberon battue par les vagues, j’avais l’impression de rejoindre
une maison de campagne, de revenir au pays. Ma grand-mère,
Catherine Daniélou, avait grandi à Locronan, sur ces terres
bretonnes, du bout du monde. Je flottais entre le ciel et l’eau.
C’était en octobre, il faisait frisquet. « Un séjour au Sofitel
Quiberon Thalassa sea & spa, pour prolonger l’été » m’avait dit la
charmante jeune femme qui m’avait proposé d’y dédicacer mon
dernier roman, La Revanche de Blanche. Pendant l’été, les amis,
les enfants, les cousins avaient envahi notre maison, j’étais
épuisée, vidée. Le temps d’un week-end d’automne, j’allais enfin
pouvoir m’occuper de moi, me faire bichonner. Le chauffeur de
taxi, un gaillard aux yeux clairs,
3
EMMANUELLE DE BOYSSON
m’annonça comme un scoop que Depardieu serait là. Johnny
Hallyday venait d’y passer quelques jours avec sa tribu, mais
aussi Gad Elmaleh, Arthur, Roger Hanin et Mireille d’Arc. Dans le
hall, je fus accueillie par Claire, une brunette souriante qui
m’accompagna jusqu’à ma chambre, la 285. Il était huit heures du
soir. J’étais si fatiguée que j’eus du mal à trouver la boîte où
glisser ma carte-clef afin d’allumer la lumière. Un lit douillet, un
matelas de rêve, un canapé chocolat, des fleurs et des fruits, un
vrai cocon. Sur la terrasse, les phares de l’île d’Houat et de
Belle-île balayaient la mer encre noire. Une grande bouffée d’air
plein de varech et d’embruns me revigora. Je descendis dîner au
restaurant La Presque île. Au menu : huîtres, cabillau vapeur sur
coulis de tomates : des délices signées Patrick Barbin, le roi du
Paris-Brest. Ce soir-là, je m’endormis comme dans un chalut,
bercée par le roulis des vagues et leur rumeur. Au matin, après
un petit déjeuner de salades de fruits en verrines, Gwenaëlle me
donna mon planning de soins pour trois jours. À dix heures,
décontractée dans un peignoir mousseux, claquettes au pied, je
m’acheminai vers le Sofitel Quiberon Thalassa sea & spa
lorsque, sur le tapis rouge, un motif
4
L'ÉNERGIE DE QUIBERON
m’intrigua. Que signifiaient ces deux spirales entrecroisées
formant une sorte de croix ? Claire m’apprit qu’il s’agissait du
quadriskell, un symbole celte cosmique représentant le soleil,
l’eau, le feu et la terre. Marc Hertrich et Nicolas Adnet, les
architectes français qui avaient métamorphosé les deux hôtels
côte à côte, l’avaient choisi pour emblème. Leur idée ? Ouvrir
l’espace sur l’Océan, marier les tons marins à ceux, plus chauds,
de la nature. À travers les dédales de la Thalassa sea et spa
, parsemés ça et là de ganilles, de galets, de bois flotté, la lumière
entrait de toutes parts. Je me glissai dans une cabine, une
hôtesse m’enveloppa d’une pâte d’algues chaudes. Emmaillotée,
je fermais les yeux, j’oubliais tout. Avant ma séance douches à
jets détente, je me laissai choir dans un fauteuil en sirotant une
tisane verveine cannelle. Près de moi, un petit bonhomme aux
yeux bleus, cheveux poivre et sel, un charme de vieux galant
raffiné, me sourit malicieusement. Une hôtesse héla une dame.
« Autrefois, on ne vous appelait pas par votre nom pour vous
signaler que votre tour », me lança mon voisin. Cette remarque
anodine évoqua soudain le style old fashion qui devait être de
mise à l’ancienne thalasso. Il ajouta,
5
EMMANUELLE DE BOYSSON
un rien coquin : « Je viens ici depuis trente quatre ans, toujours
dans la même chambre ; cette fois-ci, je suis accompagné par
cinq femmes. » Etait-il polygame, un nabab venu des Emirats ?
Je voulais en savoir plus. L’hôtesse interrompit notre échange.
D’un geste ferme, elle dirigea vers mes chevilles un jet puissant
qui me fit frissonner jusqu’aux omoplates. Plus détendue qu’un
koala dans ses eucalyptus, je retrouvai Claire pour le déjeuner au
Delight. Le chef, Patrick Jarno, vint nous saluer. Cet inventeur de
la cuisine gastronomique et diététique est un génie de la marmite.
Son filet de dorade sur lit de légumes et son mille-feuille
mangue-ananas, léger comme un nuage d’août, des péchés très
mignons. Gwenaëlle savait tout sur Louison Bobet. En décembre
1961, victime d’un grave accident de la route, le champion fut
soigné à l’institut de thalassothérapie de Roscoff. Les bienfaits de
l’eau de mer lui donnèrent l’idée de créer un lieu santé-loisir : il
jeta son dévolu sur la pointe de Goulvars et inaugura, en 1964, la
thalasso de Quiberon. Le monde de la politique et des arts s’y
précipita. Le succès fut tel que Louison fit construire un centre à
Marbella, un autre à Biarritz, dans ce pays basque où il mourut,
en 1983, à 58 ans. Claire me parla de
6
L'ÉNERGIE DE QUIBERON
sa femme, Marie-José : « Elégante, organisée, l’âme de la
thalasso. Elle avait aussi une maison à Saint-Tropez ».
Saint-Tropez : mon grand-père y séjournait l’été. Avait-il joué avec
Louison à la pétanque, place des Lys ? Possible. L’emmenait-il à
la pêche à la rascasse ? Le directeur du site, me tira de ma
rêverie. Il me parla avec enthousiasme de ses équipes animées
par le Directeur des Ressources Humaines: « Ici, règne un esprit
de famille. Esthéticiennes, coiffeuses, maîtres nageurs, coachs
sportifs, hydro thérapeutes, médecins nutritionnistes : ceux qui
travaillent avec nous ont tous commencé très jeunes. Ici, les
clients ont leurs habitudes. Jean-François, la star des kinés, est
réputé pour sa fameuse douche sous marine couplée à un
massage palpé-roulé. Johnny ne vient que s’il est là. » À
quelques tables de la nôtre, Depardieu, notre Cyrano national,
dégustait des gambas. J’avais rendez-vous au Blue Bar à cinq
heures, pour présenter mon roman . Ambiance chaleureuse,
camaïeux de couleurs enveloppantes, le public était au
rendez-vous. Quelle ne fut ma surprise de voir, au premier rang,
mon petit monsieur, costume trois-pièces gris taupe, camélia à la
boutonnière. Chignon
7
EMMANUELLE DE BOYSSON
argenté, une de ses femmes arborait un tailleur mauve un peu
désuet et un chemisier blanc au col de dentelles sur lequel
tombait un long collier de perles. Parmi les questions que les
clients me posèrent sur Émilie et Blanche, mes héroïnes, celles
de ce couple distingué révélaient leur culture, leur passion pour la
littérature. Ils avaient l’air de venir d’un autre temps, celui de
Louison, de mes grands parents. Cette nuit-là, je rêvais que des
petits hommes en manteaux rouges sortaient de la mer.
Le lendemain, plongée dans une baignoire, Jean-François
déverrouilla mon dos de sa main experte. Poupée de chiffon, je
me laissai ensuite porter par mille jets sous-marins qui me
massaient avec délice. Avant le dîner, le directeur du site me
présenta ses troupes. Autour d’une coupe de champagne,
j’évoquai le parcours des druides de Locronan devenu celui de la
Troménie. La pierre sur laquelle se frottaient les femmes stériles.
La légende de Keban, la sorcière, celle de Ronan, l’évêque venu
d’Irlande devant lequel des loups se couchèrent. Un des hôtes
d’accueil était de Quimper. Il se souvenait de Job, le sculpteur, de
la fontaine miraculeuse dans la forêt de Brocéliande. J’étais
ailleurs, au temps où enfants, nous avions
8
L'ÉNERGIE DE QUIBERON
passé un été dans le manoir familial.
Avant le souper, flanqué de ses cinq dames, mon petit
monsieur me proposa un bloody Mary. L’air mystérieux, il ajouta :
« Je vais vous dire un secret : le quadriskell est une rosace qui se
trouve dans la chapelle Saint-André, près de Trégourez. Cet
ocultus représente la vie tournant autour d'un centre immuable,
comme la voûte céleste autour de l'étoile polaire. Le quadriskell a
été récupéré par des partis autonomistes bretons, mais il y a plus,
il est la reprise de la croix dite Svastika, un des plus anciens
symboles de l’humanité. Elle signifie « ce qui porte chance »,
dans la religion bouddhiste. Si vous invoquez le quadriskell à
certains endroits sacrés, vous découvrirez son pouvoir
magique. »
La tête me tournait. Je sortis prendre l’air dans le jardin. Sur une
grosse pierre plate, je murmurai : « quadriskell ». Du bar,
j’entendis soudain s’élever la voix de Jacques Brel. À travers la
baie vitrée, se profilait sa longue silhouette dégingandée. Mèche
rebelle, jeune et fringant, il fredonnait sur sa guitare Une valse à
mille temps. Près de lui, Romy Schneider lui souriait, de ce
9
EMMANUELLE DE BOYSSON
sourire lumineux des Choses de la vie. Yves Montand, veste en
tweed, col roulé, tenait par l’épaule Simone Signoret dont les yeux
bleus mouraient de désir. Cheveux lâchés, Dalida dansait à la
sauvage. Enfoncé dans un fauteuil de cuir, Grégory Peck buvait
un scotch avec Lino Ventura. Autour d’une table un peu à l’écart,
je reconnus mon grand-père à sa boule à zéro, son grand front,
sa mine gourmande. Pipe au bec, il discutait avec un beau brun
au corps musclé. Louison, c’était lui, aucun doute. Je voulus
courir vers eux, je restais arrimée à mon menhir couché.
Indifférente à mes appels, la joyeuse bande se déchaînait jusqu’à
ce que la brume envahisse la terrasse. Lorsque je traversai le
Blue Bar, ils s’étaient volatilisés. L’image de mon grand-père me
poursuivait. Je montais me coucher en cherchant avec nervosité
ma clef dans mon fourre-tout. J’avais hâte de prononcer la
formule qui me permettait de revenir dans le passé, de traverser
le miroir, comme Alice.
Après une nuit paisible, je fus réveillée par l’envie d’hurler
« quadriskell » aux mouettes. Je commençais par susurrer la
formule devant la glace de ma salle de bain puis devant ma tasse
de café. Rien ne se passa. Je décidai de me rafraîchir les
10
L'ÉNERGIE DE QUIBERON
idées et plongeai dans la piscine d’eau de mer. Un maître nageur
me conseilla de passer d’un bassin d’eau chaude à une cuve
d’eau glacée. Rien de tel pour vous fouetter le sang. Seule, dans
le jacuzzi en plein air, je chantonnai « quadriskell ». À cet instant,
un petit avion traversa les trois petits nuages qui s’accouplaient
au milieu d’un ciel tendre. Ce drôle d’oiseau aux ailes de toile,
ULM, portait l’inscription « Caudron G4. 1913. Fête aérienne de
Quiberon ». Je crus qu’il s’agissait d’un vieux modèle mais, sur la
plage, une foule habillée en costumes bretons - coiffes en forme
de toit et tabliers brodés pour les femmes, vareuses pour les
hommes - dansait au son des binious. Je me frottai les yeux. Peu
à peu, il se mit à bruiner et tout s’éclipsa. Troublant. J’enfilai mon
peignoir, filai m’habiller et sortis vers la côte sauvage, couverte
d’un ciré jaune. Au bout d’un petit sentier, le château Turpault. Je
glissai sur de la mousse, encore déboussolée par mes visions. À
quelle époque étais-je ? Voir approcher un marcheur, jean et
baladeur, me rassura. J’étais bien en 2012. Devant le casino, une
main sur un vieux mur de pierres, j’eus envie de tenter ma chance
et lançai : « quadriskell ». Prise dans un tourbillon, je faillis tomber
11
EMMANUELLE DE BOYSSON
à la renverse. Titubante, je repris mes esprits : le casino avait
disparu. Devant moi, des bateaux de pêche amarrés. Des marins
débarquaient des caisses de sardines couvertes de glace qu’ils
livraient à des sardineries dont l’odeur forte me prit à la gorge.
Des bigoudènes sortaient d’une usine. Devant l’hôtel de l’Océan,
des hommes chapeautés conversaient gaiement avec des
femmes en robes longues. Je tendis l’oreille. Une dame au petit
chien s’esclaffa : « Je suis arrivée par le train des cocus ; je viens
prendre les eaux et un amant, pendant que mon mari est à Paris
». Un marinier m’indiqua que le casino se trouvait place Hoche.
Tourneboulée, je m’apprêtai à m’y rendre quand, au bout du quai,
un attroupement se forma autour d’une femme sur une chaise à
porteur. Sa jambe de bois dépassait de la porte. De partout, on
criait : « C’est Sarah Bernhardt ». Entourée de sa cour, de singes,
de perroquets, de chiens et de chats, la tragédienne lançait des
baisers à son passage. Armée de courage, j’abordai un homme
de forte carrure, pèlerine et feutre gris, barbichette rousse : « En
quelle année sommes nous, s’il vous plaît ». « En 1906, chère
madame, me dit-il d’une voix suave. Permettez que je me
présente : Anatole
12
L'ÉNERGIE DE QUIBERON
France. Accepteriez-vous de prendre un verre au Grand Hôtel de
France où descend Sarah Bernhardt ? Armand Caillavet a loué
une maison à Port Maria où je séjourne avec sa femme, ma
maîtresse depuis plus de vingt ans. Je suis très attaché à
Quiberon. Savez-vous que c’est ici, à Port-Haliguen, que
débarqua le capitaine Dreyfus, le 1 er juillet 1899, à son retour de
l’île au Diable ? J’ai pris sa défense avec Zola. Cette presqu’île
inspire les écrivains : Alphonse Daudet y écrivit La Petite paroisse
. Dans le récit de son voyage en Bretagne, Par les champs et
par les grèves, Flaubert raconte qu’il joua au « trou madame » au
Casino. Cet été, je suis bien décidé à finir L'Île des Pingouins, un
petit roman satirique qui, je l’espère, vous amusera ». Sous le
charme de l’académicien, je me réjouissais de poursuivre la
conversation. Le vent se leva, un orage éclata, le port se vida.
Abandonnée par celui qui devint Bergotte dans l’œuvre de Proust,
je me mis à courir vers la côte. Sur la falaise de Port-Goulom, la
mer se déchaînait. Perdu dans le brouillard, un trois mâts, les
voiles repliées, s’approchait du rivage. Des hurlements percèrent
le grondement des flots. Propulsé par les déferlantes, Le Monte
Cristo se fracassa sur les rochers dans
13
EMMANUELLE DE BOYSSON
un long craquement. Je poussai un cri d’horreur. Saucée rincée,
je me réfugiai dans une grotte. Sous des trombes d’eaux, une
paysanne se précipita vers le corps encore chaud du capitaine qui
gisait sur la lande. Elle le fouilla, fourra des pièces dans ses
jupons et tenta de lui retirer du doigt son anneau d’or. Rien n’y fit.
Sans hésiter, elle prit un couteau de pêche et lui coupa la
phalange avant de dégringoler vers le village avec son butin. Ni
une ni deux, je déguerpis vers la thalasso chercher du secours.
La terre se mit à trembler sous mes pieds. La mer s’était retirée
jusqu’au bout de la presqu’île. Quiberon était devenu un continent
envahi de forêts. Houat et Hoëdic, le golfe du Morbihan tout entier
formaient un immense plateau boisé, peuplé de cerfs et de loups.
Au loin, s’élevait la cité moyenâgeuse des Birvideaux, avec ses
murailles, ses clochetons, son palais doré. À travers un chemin
de terre qui serpentait en contre bas, une file de bonshommes en
manteaux rouge s’avançait en procession. Ils se dirigeaient vers
la chapelle Saint-Clément en psalmodiant des cantiques. La nuit
tomba d’un coup sec. La sonnerie de mon portable vrombit.
Gwenaëlle me rappela mon rendez-vous pour un dernier bain
hydromassant… La mer avait
14
L'ÉNERGIE DE QUIBERON
recouvert l’épave, les forêts, les Birvideaux. Dans l’eau
bouillonnante, je me jurai de revenir à Quiberon : l’énergie vitale
des druides y circule. L’énergie de mes ancêtres bretons, celle
des Contes de Quiberon et de ses alentours, racontés par Lucien
Gourong. Elle est en moi, elle est en ceux qui ont découvriront le
secret du quadriskell.
On va chez Louison ?
15

Documents pareils