3e prix - Catégorie Adulte Florence Brassard

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3e prix - Catégorie Adulte Florence Brassard
- 3e prix Catégorie Adulte
Florence Brassard
Tu te lèverais chaque jour sans répondre à l’appel d’un réveille-matin, le
cœur battant la chamade, les yeux ronds comme des deux piastres. Tu allumerais
la radio, laisserais la voix suave des animateurs apaiser ton rythme cardiaque et
égarer ton esprit tandis que tu préparerais une toute petite tasse de café doux. Si
tu t’écoutais, tu l’avalerais d’une seule gorgée; tu la sirotes plutôt à contrecœur en
mastiquant une rôtie beurrée, coupée en morceaux de trois centimètres par trois
centimètres enduits de différentes saveurs de gelées et de confitures. Les pires
matins, ceux où tu te serais réveillée encore plus tôt, tu carrèlerais même ta rôtie
avant de la beurrer pour encore allonger le processus.
Après avoir déjeuné, tu laverais la vaisselle et la sècherais aussitôt. Tu
astiquerais la table et le comptoir déjà étincelants, histoire de tuer cinq autres
minutes. Tu ferais ta toilette méticuleusement et troquerais ton pyjama pour des
vêtements plus soignés. Tu n’as aucune intention de sortir, mais ne peux
t’empêcher d’espérer la visite de quelqu’un—n’importe qui. Le fait de t’habiller
présente aussi l’avantage appréciable de prendre un temps parfois long pour
choisir tes vêtements et les repasser.
QUE CHAQUE GESTE PRENNE LE PLUS DE
Le déjeuner pris
TEMPS
la vaisselle lavée
P
O
S
S
I
B
L
E.
les vêtements enfilés, tu pourrais
difficilement repousser encore le moment d’allumer ton ordinateur. Le mettant en
marche, tu constaterais que personne ne t’a écrit. Tu consulterais le blogue de
gens aux vies plus excitantes que la tienne. Après avoir actualisé chaque page trois
fois en moins de cinq minutes pour t’assurer de l’absence de nouvelles entrées
depuis la veille, tu consulterais les sites de nouvelles. Tu connaîtrais déjà les
actualités pour les avoir entendues à la radio et te rabattrais sur les mots croisés
pour tromper le dégoût qu’elles t’inspirent. Leur complétion te serait fastidieuse, et
tu n’en tirerais qu’un maigre plaisir, celui de regarder l’heure à des intervalles de
plus de cinq minutes (mais invariablement moins de dix). Déjà, ton esprit serait
ailleurs, dans l’attente d’une très hypothétique sonnerie du téléphone, de
l’improbable alerte t’indiquant la réception d’un nouveau courriel. Tu en serais au
premier stade : les mots croisés t’occuperaient suffisamment pour que tu ne voies
pas plus loin que le symptôme, que le son qui annonce l’imprévu.
C’est l’inverse qui t’arracherait à tes mots croisés, à tes allers-retours sur des
sites susceptibles de te divertir. Ici Radio-Canada, Première. Voici le signal horaire
officiel du Conseil national de recherche du Canada. Au début du trait prolongé il
sera exactement midi, heure avancée de l'Est. Le son prévisible par excellence.
Tu te lèverais pour éteindre la radio. Tu saurais qu’il est midi, te sentirais
même vaguement spéciale d’être aussi synchrone avec le vrai Temps. Le bulletin
d’informations qui débutera sous peu ne t’apprendrait rien de plus que les
précédents, ni que les nouvelles sur Internet. Après le timbre sonore, au début de
l’indicatif musical des nouvelles, tu tournerais l’interrupteur de la radio d’une main
tremblotante et moite.
Dans le silence de cette heure commencerait la chorégraphie de l’attente.
Sachant que le facteur doit passer tôt en après-midi, tu ne pourrais t’empêcher de
partager ton regard entre la fente de courrier et l’écran d’ordinateur. Tu serais
incapable de penser à autre chose que l’éventualité d’une lettre, d’un message,
alors pas la peine d’essayer de t’absorber dans une tâche. Non contente
d’attendre le son-symptôme, tu te perdrais en conjectures sur ce qui pourrait
arriver. Il s’agirait du deuxième stade.
Tu penserais aux connus qui peuvent te contacter, imaginerais les
inconnus qui pourraient mettre la main sur ton profil ou ton adresse courriel. Tu
dresserais une liste des raisons pour lesquelles ils seraient susceptibles de te trouver
intéressante et de t’envoyer un message. Tu te souviendrais de tous ces amis à qui
un jour tu as donné ton adresse et qui ne t’ont jamais écrit. À dessein, tu oublierais
que tu as déménagé plus d’une fois depuis. Tu invoquerais même, en désespoir de
cause, les musées les écoles les galeries les boutiques les marchés qui n’ont
jamais donné suite à tes demandes d’emploi.
Ayant toujours cru qu’au bout d’un moment, quelque chose finit
nécessairement par se produire, tu avais à la fin de tes études entrepris les
démarches nécessaires pour trouver du travail, posé ta candidature partout, mais
n’avais jamais reçu de nouvelles. Pour économiser, tu n’avais pas renouvelé ton
forfait de téléphone portable et plutôt souscrit à un plan de téléphonie
résidentielle : la vieille structure en béton de ton appartement bloquait le réseau
cellulaire. Te disant que l’obtention d’un poste passait souvent par la rapidité de
réponse du candidat, tu avais commencé à sortir le moins souvent possible de
chez toi, refusant si souvent les invitations de tes amis qu’ils cessèrent
graduellement de te contacter. Et une attente glissant dans une autre, tu as
repensé à tout ce que tu avais un jour voulu, qui n’était jamais venu.
Après le passage du facteur, qui aurait glissé dans ta fente de courrier des
dépliants promotionnels
d’agents d’immeubles
de pizzeria
de dentistes
de
candidats aux élections
sur lesquels tu te serais néanmoins voracement jetée,
espérant trouver une lettre—au pire adressée à l’ancien locataire, mais à tout le
moins manuscrite, personnelle—entre deux imprimés aux couleurs vives,
tu
atteindrais le troisième stade : te consacrer à l’adoration de tes icônes. Tu avais
érigé un panthéon de tes espérances, de ceux dont tu souhaiterais recevoir des
nouvelles. Tu en chérissais les reliques: un numéro de téléphone griffonné sur une
petite feuille de papier quadrillé, le crayon ayant servi à écrire le numéro, des
échanges de courriels que tu avais imprimés, des lettres que tu n’avais jamais
envoyées, des journaux intimes de l’époque… Certains autels du temple étaient
plus garnis que d’autres, débordant d’offrandes, de fleurs, d’encens à l’odeur
entêtante. Tu te laisserais gagner par une espèce de transe, d’excitation
analogue—et peut-être même supérieure—à celle dans laquelle t’avaient plongée
les évènements au moment où tu les vivais pour vrai.
…Chaque fois que je m’assois pour t’écrire, c’est ce que j’imagine. Pour me
donner du courage, je me figure que mon image orne le retable de l’autel le plus
chargé du panthéon, mais je me contenterais d’être une divinité secondaire. Ça
vaudrait probablement mieux, en fait, peut-être que j’accepterais que la lettre que
je t’adresserais soit moins que parfaite. Tu as probablement oublié que tu m’as un
jour laissé ton adresse pour que je t’écrive. Si ça se trouve, tu as déménagé de
nombreuses fois depuis et j’aurais davantage de chances de te rejoindre par
courriel (en supposant que tu utilises toujours le même). Mais si j’osais t’écrire, je
devrais alors vivre dans l’attente de ta réponse, sans même savoir si tu as eu mon
message. Je deviendrais encore plus misérable (si c’est possible). Je me lèverais
chaque jour sans répondre à l’appel d’un réveille-matin, le cœur battant la
chamade, les yeux ronds comme des deux piastres. J’allumerais la radio…