LUK PERCEVAL MOLIERE, EINE PASSION Assistanat à la mise en

Transcription

LUK PERCEVAL MOLIERE, EINE PASSION Assistanat à la mise en
LUK PERCEVAL
MOLIERE, EINE PASSION
Assistanat à la mise en scène
Compte-rendu de stage
(N.B. Ce texte très personnel a été rédigé dans le cadre académique d’un rapport de stage,
soumis à des enseignants en Etudes théâtrales et au CIERA – Centre Interdisciplinaire
d’Etudes et de Recherches sur L’Allemagne. Cet assistanat de six mois à la mise en scène
auprès de Luk Perceval constituait le point final d’une formation DESS à la Mise en scène et
la Dramaturgie de deux ans.)
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Six mois à la Schaubühne de Berlin
Du 15 février au 15 août 2007, j’ai eu la chance de faire mon stage de mise en scène à la
Schaubühne de Berlin, aux côtés de Luk Perceval, sur son projet Molière : six mois, durant
lesquels j’ai suivi toute la création en allemand de cette adaptation de quatre pièces de
Molière (Le Misanthrope, Dom Juan, Le Tartuffe, L’Avare) par Feridun Zaimoglu et Günter
Senkel, des premières lectures en hiver, aux représentations qui ouvraient en août le Festival
de Salzburg.
En octobre à Berlin, j’avais rencontré Luk Perceval, metteur en scène flamand et
aujourd’hui artiste associé de la Schaubühne, pour un entretien. Notre contact s’étant plutôt
bien passé, il avait émis personnellement le souhait de m’avoir comme stagiaire-assistante sur
ce projet. En plus de l’assistant permanent du théâtre, il y avait déjà deux jeunes stagiaires, un
Allemand et une Autrichienne, avec lesquels j’allais travailler. J’étais donc directement
recrutée par Luk et mon allemand était un peu approximatif. Ma place s’est pourtant avérée
très privilégiée. Tout le long de la création, mes camarades m’ont toujours soulagée des
tâches (notamment de dactylographie) qui m’auraient pris des heures et n’ont jamais
manifesté les moindres signes d’impatience à mon égard. Par ailleurs, Luk, qui adore la
France, voulait exercer son Français. J’ai donc eu la chance d’échanger avec lui
quotidiennement, de l’interviewer et de lui faire part très souvent de mon opinion qu’il
sollicitait.
Ces six mois ont été riches de nombreux enseignements. Comme mes camarades,
j’avais un rôle à jouer dans le bon déroulement de cet énorme projet et dans cette maison dont
j’ai pu admirer tous les rouages. Ma rencontre avec Luk et l’observation critique de son
processus de travail m’ont permis de prendre du recul sur mon métier et d’interroger en miroir
ma propre démarche et mes outils. Quant à la fréquentation assidue des salles de théâtre et du
milieu artistique berlinois, elle m’a ouverte à d’autres horizons et perspectives de recherche.
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Le métier d’assistant
Les nombreuses activités exercées pendant ce stage m’ont tout d’abord appris le métier
d’assistant à la mise en scène, qui, en Allemagne, est un des maillons clés du bon
fonctionnement de la création théâtrale. Il exige de vraies qualités humaines et
organisationnelles, de constantes prises d’initiatives et une disponibilité de tous les instants.
La Schaubühne est une gigantesque maison, extrêmement organisée. Elle fournit aux metteurs
en scène ses propres assistants, permanents qui constituent la jointure entre les projets en train
de se faire et la structure, eux-mêmes s’entourant de stagiaires. Pendant six mois, les activités
furent multiples. Il fallait constamment réagir et répondre à de nouvelles demandes. Je
distinguerais deux temps dans le travail : la longue phase de répétitions dans les locaux de la
Schaubühne jusqu’au 12 juillet, puis le déplacement au festival de Salzburg pour la première,
avec les derniers raccords et les premières confrontations avec le public.
La première rencontre avec toute l’équipe s’est déroulée, pendant une semaine, autour
des lectures de la pièce. Il n’y eut, par la suite, aucun autre retour à la table. Il s’est agit pour
nous, les assistants, de prendre en note les coupures, comme tout au long de la création. En
effet, jusqu’à la dernière semaine, cette adaptation initiale de Feridun Zaimoglu et Günter
Senkel a connu de larges modifications, resserrements, déplacements de scènes, etc. Plus d’un
tiers de la pièce, au final, a été coupé. Tous les soirs, il fallait donc remettre le texte à jour et
éditer une nouvelle version pour toute l’équipe. Par ailleurs, pour aider les comédiens et
surtout le comédien principal Thomas Thieme, Luk avait mis au point un système de soustitrage, de prompteur, visible d’eux seuls. Pendant six mois, nous avons donc eu en charge
d’actualiser ce texte et de le faire défiler, par ordinateur, pendant chaque répétition puis
représentation.
Notre travail quotidien a consisté à veiller au bon déroulement des répétitions. Cela
exigeait un véritable effort de coordination et de patience. Nous avions à gérer le planning
d’une cinquantaine de personnes, permanents ou non de la Schaubühne et ayant tous des
obligations professionnelles incontournables. Nous étions le relais entre les comédiens et le
reste de l’équipe, la pendule et le Mr Bricolage des répétitions ! Tous les problèmes concrets
passaient par nous, qu’il s’agisse d’un comédien malade (que nous doublions nous-même),
d’un accessoire cassé (que nous réparions à la hâte), d’un anniversaire (pour lequel nous
devions sur le champ acheter des bouteilles de champagne) ou d’un rendez-vous avec une
journaliste (qu’il fallait faire patienter pendant la pause déjeuner)… L’affaire était d’autant
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plus complexe que la salle où nous avons répété pendant quatre mois était très éloignée des
locaux principaux de la Schaubühne où se trouvaient tous les stocks.
Chaque soir, nous devions préparer la répétition du lendemain, collecter les nouvelles
infos et accessoires souhaités : les paroles d’une chanson, un pistolet, un film de référence à
copier pour tout le monde, des volants de babington et même un chien ! Luk voulait, en effet,
trois chiens sur le plateau et nous avons passé beaucoup de temps à prospecter puis à faire des
tentatives avec de nombreux chiens professionnels et leurs maîtres.
Pendant les heures de répétitions elles-mêmes, et jusqu’à ce que les créations musique
et lumière se fassent le dernier mois, nous gérions seuls, en plus du sous-titrage, toute la
régie : les lumières, assez basiques, les captations vidéo de Luk, les nombreuses tentatives de
morceaux enregistrés et plus complexe, la manipulation des neuf micros utilisés en
permanence par les comédiens sur le plateau. Par ailleurs, nous devions nourrir les équipes,
faire les courses et préparer un buffet végétarien pour une trentaine de personnes, tous les
jours.
Le dernier mois, avec les premiers filages sur la grande scène de la Schaubühne puis
l’arrivée à Salzburg, le rythme s’est encore accéléré. Il a fallu préparer le départ et les
camions chargés des décors, costumes et accessoires, vers le festival autrichien. Une fois sur
place, nous devions prendre contact très vite avec les nouvelles équipes techniques et
chargées des relations publiques et faire constamment le lien avec le festival. Les rencontres,
par ailleurs, se sont multipliées. Tous les jours, en plus des filages et des nombreux
débriefings où nous étions la mémoire vivante du metteur en scène, il fallait coordonner les
conférences de presse, les séances photos et les interviews de chacun. Les invitations pour les
dernières répétitions, qui ont été ouvertes au public, sont également passées par nous. Pendant
toute cette période, nous étions constamment un cahier de note à la main, branchés sur un
talkie-walkie ou au micro relayant la voix de Luk et assurant la communication de l’ensemble
des équipes.
Nous avons, enfin, terminé la rédaction du cahier de mise en scène (Regiebuch), sur
lequel nous avions consigné minutieusement les moindres déplacements des comédiens
durant les cinq heures de spectacles, effets sonores, changements de lumière, timing… Remis
constamment à jour jusqu’à la première, il a finalement été validé par le metteur en scène,
édité et confié à l’assistant permanent de la Schaubühne, pour servir de socle aux futures
représentations en Allemagne.
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Les derniers jours de notre séjour à Salzburg ont surtout consisté à préparer le retour à
Berlin et la première à la Schaubühne le 31 août et, pour moi, à réfléchir avec Luk Perceval
aux suites possibles de l’aventure en France.
La rencontre avec un chef de troupe
Côtoyer Luk Perceval, tous les jours, pendant six mois m’a avant tout permis de me
délester d’un certain nombre de poids et d’a priori sur mon métier. Les quelques metteurs en
scène de renommée internationale que j’avais eu la chance d’observer dans leur travail,
comme Matthias Langhoff, Arpad Schilling ou Alain Françon, m’avaient toujours semblé
entretenir un mystère autour de leur création et une distance avec leurs équipes, dans lesquels
j’avais du mal à me reconnaître. C’est avec étonnement que j’ai donc découvert, un metteur
en scène, extrêmement respecté, se donnant entièrement, pendant et en dehors des répétitions,
sans pudeur et en toute amitié.
Luk a été longtemps comédien puis directeur de compagnie à Anvers. La structure du
théâtre allemand, nous en avons souvent parlé lui et moi, n’est, en réalité, pas si propice à la
création d’un esprit de troupe. Luk est dès lors célèbre à la Schaubühne, pour créer une
atmosphère de troupe, solidaire, assez unique pour la maison où les comédiens courent sans
cesse d’une production à l’autre, répétant la journée et jouant le soir. Luk est attaché à créer
constamment des moments de convivialité. Il a instauré l’idée de ce buffet végétarien, autour
duquel nous grignotions tous les jours. Nous avons fêté un nombre considérable
d’anniversaires en six mois. Une fois toutes les six semaines, nous réservions, par ailleurs,
une grande table dans un restaurant pour dîner et faire la fête. Luk, de plus, est l’instigateur
d’un groupe de musique, composé de membres de la Schaubühne et qui a connu ses premiers
succès au printemps. Enfin, les échauffements collectifs ont pris une place considérable le
dernier mois du projet puisque Luk animait à Salzburg tous les matins une séance de yoga
d’une heure et demie à laquelle tout le monde était convié, avant d’aller piquer une tête tous
ensemble dans les lacs du coin !
Cette intimité que Luk instaure d’emblée avec tous ceux qui participent au projet peut
avoir ses inconvénients : des coups de gueule publics, quelques bruits de couloir, une fatigue
parfois contagieuse… Mais rien n’a pourtant réussi à entacher le professionnalisme de
l’équipe. Chacun m’a donné le sentiment au contraire d’être vraiment co-responsable du
projet. La capacité de Luk à déléguer et la confiance qu’il place dans le travail de chacun y est
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pour beaucoup. La scénographe Katrin Brack, la créatrice costume Ilse Vandenbussche, et le
créateur musique Laurent Simonetti ont eu une pleine marge de manœuvre pour créer leur
univers. Ils ont été présents dès le début des répétitions, participant aux discussions sur le sens
global de la pièce, mais je n’ai jamais vu Luk les prendre à part pour expliquer sa vision
unilatérale des choses ou les diriger. Le résultat s’en est trouvé particulièrement riche et
complexe, chaque aspect – visuel, sonore – apportant une couleur particulière à l’édifice.
Avec Luk, il m’a donc semblé rencontrer, pour la première fois à ce niveau, un artiste,
non pas tant démiurge ou visionnaire, mais un chef d’équipe, un aventurier, qui prend la route
et fait confiance au chemin, aux rencontres. La richesse de son travail repose sur cette
extraordinaire capacité à collaborer et à emmener les gens dans une recherche, chacun partant
alors en quête avec ses propres outils. Tout cela peut sembler d’une grande banalité mais qui
peut se targuer, en France, petits et grands artistes, d’avoir le temps, les moyens, l’ouverture
d’esprit, la curiosité, de monter encore un projet dont on ne maîtrise, à l’avance, aucune des
finalités ? Il m’a semblé que Luk prenait ce risque-là, dont je me sens très proche.
Contrairement à beaucoup de metteurs en scène que je connais, je n’ai jamais réussi à me
lancer dans un projet théâtral dont je connaissais déjà toutes les réponses ou en sachant par
avance ce que j’allais y trouver. L’élan au contraire a toujours surgi d’une question insoluble,
d’un problème qui me titillait, de quelque chose qui me faisait marcher en sens inverse et le
plateau était le terrain d’exploration pour m’aider à comprendre.
Faire confiance au plateau
La démarche d’explorateur de Luk m’a donc aidée à me réconcilier avec la mienne.
Même si nos interrogations diffèrent radicalement (ce qui m’a d’ailleurs permis de préciser
les miennes), la confiance qu’il laisse au plateau m’a beaucoup confortée quant à la spécificité
de notre métier. Tous les jours, la scène était vivante. Pendant les cinq mois de création, les
comédiens n’ont jamais joué deux jours de suite la même chose. Luk m’a avoué qu’il avait
cessé d’être comédien, le jour où son esprit avait été continuellement envahi par l’infini des
possibilités de jeu, les variations qu’il s’amusait à explorer rendant fou ses collègues et
metteurs en scène. C’est le plaisir qu’il s’offre aujourd’hui : regarder d’autres comédiens
improviser sans cesse autour d’un thème et y découvrir ce qui, pour lui, fait le plus sens.
Son processus de création est donc extrêmement chaotique. L’interprétation de la pièce
ne précède pas, ou très relativement, le travail sur le plateau. La signification, au contraire, se
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dévoile au fur et à mesure de ce qui surgit sur scène. De manière générale, Luk est très peu
dans le commentaire : pas de travail à la table, très peu de retour après le plateau, surtout au
début. Par contre, il conduit ses répétitions en chef d’orchestre : il donne et change les
consignes sans cesse, précise l’atmosphère et pousse chaque fois l’acteur à aller au bout de ses
propositions. Il fait sans cesse naître des situations, observe, déconstruit, est ouvert à tout ce
qui prend vie sous ses yeux, ne s’impatiente jamais et attend l’heure où le fil rouge va
apparaître, à partir duquel il va pouvoir commencer à tisser.
Les comédiens sont donc au centre de ces expérimentations. J’ai admiré, au-delà de leur
talent qui leur permettait de proposer chaque jour des choses différentes et parfois
contradictoires, leur disponibilité et leur ténacité tout au long des répétitions. Beaucoup
avaient déjà travaillé avec Luk, ce qui explique sûrement qu’aucun ne s’inquiétait des finalités
de ce processus à rebondissements. Néanmoins, l’épuisement a commencé à se faire sentir
avant le début des filages, alors que Luk continuait à leur faire prendre des virages étonnants.
Mais, à mon grand étonnement, jamais je n’ai ressenti de méfiance ou de crispation à son
égard. J’ai fini par comprendre que cet investissement que Luk exigeait de ses acteurs était
vécu par ces derniers comme un cadeau, une liberté qui leur était laissée d’exercer leur art.
J’avais peur, je manquais de confiance. Eux jamais.
Les choses sont donc restées ouvertes, presque jusqu’au premier filage dans la salle
officielle de la Schaubühne, un mois avant la première (quatre mois après le début des
répétitions). À partir de là, Luk a commencé à faire de longs débriefings avec les comédiens
et à leur donner des réponses précises, quant à leurs intentions, leurs déplacements. Nous
avons commencé à rédiger le Regiebuch, à ce moment-là. Mais jusqu’à la première, un certain
nombre de détails ont continué à bouger. Alors que les représentations allaient commencer,
Luk a libéré les acteurs de toute obligation à son égard, les enjoignant à laisser le spectacle
prendre son envol et quittant lui-même Salzburg après la deuxième représentation.
En conclusion, je dirais que ce processus de création a sûrement les défauts de ses
qualités. S’il crée perpétuellement du mouvement, chalenge les comédiens et permet
d’aboutir à des formes vraiment inédites et un peu étranges, le résultat néanmoins, comme sur
d’autres pièces de Luk, m’a parfois semblé inabouti ou flou, comme si des zones d’ombre
persistaient pour les acteurs et qu’ils n’avaient pas eu le temps de s’approprier l’ensemble. Il y
avait donc des moments sublimes, d’intense vérité et d’autres plus flottants. Le rythme,
surtout, qui était laissé à l’intelligence de l’acteur, pouvait varier d’une représentation à
l’autre et donc se diluer parfois. Mais jamais on ne se sent trahi : c’est bien du spectacle
vivant et cela mérite, pour moi, tous les éloges.
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Ne pas trop aimer le public
L’adaptation des quatre pièce de Molière, à laquelle il a en partie participé, était une
commande de Luk aux auteurs Zaimoglu et Senkel. Le focus sur le personnage principal, ER
(double de Molière), les axes qui ont été appuyés, la langue entre poésie et argot, la forme
propice au slam, ont été décidés en amont par le metteur en scène. Son désir était de se
concentrer sur cette figure transversale, véritable force de la nature, éternel combattant et
insatisfait, qui n’en a jamais assez (comme le titrait à l’origine la pièce : Molière : der
Niegenug) : jamais assez de vérité (Le Misanthrope), jamais assez d’amour (Dom Juan),
jamais assez de pouvoir (Le Tartuffe), jamais assez d’argent (L’Avare). Un parfait anti-héros,
hurlant à la face du monde tout ce qu’il a de plus détestable et de plus noir, tout en en étant
l’épicentre terrifiant et la figure la plus emblématique.
En six mois de répétition, cette recherche n’a jamais failli. Du texte, lui-même parfois
très violent et utilisant un langage vulgaire, Luk n’a gardé que la trame essentielle et les
situations les plus grinçantes, se concentrant avant tout sur le personnage de ER. Ainsi des
comédiens, pourtant tous et toujours présents pendant cinq heures sur la scène, ont vu leur
texte se réduire véritablement à quelques lignes. L’humour qu’ils étaient nombreux à
introduire en répétition fût au final totalement gommé du plateau, de même que toutes les
respirations poétiques ou esthétiques. Luk ne voulait que du noir et un continuel match de
boxe avec les spectateurs, une tension qu’il ne fallait pas relâcher. Les comédiens, pour la
plupart, y étaient habitués et il n’était pas question, ils le savaient, de rechercher du joli, du
tendre ou de l’harmonieux mais de l’étrange, de l’angoissant et du dérangeant.
Les répétitions prenaient donc souvent un tour performatif, Luk amenant les acteurs à
expérimenter leurs limites physiques et psychiques. Le travail avec la comédienne qui jouait
Célimène, Patrycia Ziolkowska, et collaborait avec Luk pour la première fois a été
particulièrement instructif pour moi. Il a consisté à effacer toute représentation attendue ou
manifestation a priori psychologique du personnage, pour aller explorer d’autres chemins du
désespoir amoureux, dans ce qu’il a de plus cru, de plus vulgaire parfois, de plus hystérique et
de plus méchant, sans empêcher pour autant vérité et émotion de transparaître.
À ce jeu-là, Thomas Thieme, l’acteur principal et grand compagnon de route de Luk,
fait école: une école, affirme ce dernier, où les acteurs ne sont pas là pour plaire au public
mais pour lui renvoyer son image, le plus souvent effrayante. Thomas Thieme qui, au
quotidien, est cet homme toujours curieux, à la convivialité un peu tapageuse, m’a en effet
souvent donné l’impression sur scène de haïr ces spectateurs qu’il avait en face de lui. Sa rage
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et son agressivité semblaient inépuisables ; elles donnaient lieu, pendant les représentations, à
une véritable performance, puisque devant mourir sur scène, il répétait jusqu’à un réel
épuisement sa dernière réplique, qui pouvait alors durer dix minutes (Liebe ist… Liebe
ist…Liebe ist…), jusqu’à se faire huer et siffler, les spectateurs criant au scandale et quittant
alors en nombre la salle.
De Luk, j’ai donc admiré le courage et la persévérance pour mener à bien son projet tel
qu’il l’entendait, sans jamais faire de compromis, que ce soit face à l’épuisement des acteurs
parfois, à l’incompréhension passagère de ses collaborateurs ou plus tard face aux
programmateurs et au public de Salzburg. En effet, une semaine avant la première, le
directeur du festival, épouvanté du filage qu’il venait de voir, a beaucoup insisté auprès de
Luk pour que certains passages sulfureux soient coupés. Luk a bien entendu résisté à cette
censure mais le festival a fait annuler les séances photo d’avant la première et la presse écrite
s’est emparée de ce scandale, avant même que les représentations publiques aient commencé.
La première néanmoins s’est tenue comme Luk l’avait voulue et la moitié de la salle a lutté
contre l’autre pour faire entendre son enthousiasme.
J’avoue avoir toujours eu la plus grande curiosité et a priori le plus grand respect pour
les spectacles qui divisent totalement une salle, qui ne peuvent pas laisser indifférents et
obligent chacun à se positionner. Je continue à croire qu’il faut beaucoup de courage
aujourd’hui pour refuser le consensus culturel et général dont sont malades nos sociétés
occidentales. Même si les sujets abordés par Luk avec ce projet (l’individualisme, la solitude,
la vieillesse, les rapports d’amour-haine…) ne m’ont pas touchée particulièrement (cette pièce
s’adresse aux hommes dépressifs de plus de 50 ans, je lui ai dit !) et qu’ils ne font pas partie
pour moi des problématiques urgentes dont le théâtre devrait s’emparer, je lui reconnais cet
engagement. S’il dérange, c’est bien que les gens se sentent intimement concernés et c’est
peut-être ce dont la culture manque le plus en ce moment.
Des outils singuliers pour créer et communiquer
Luk est flamand. Il dirige ses comédiens en allemand. Pour pallier cette langue parfois
imparfaite, il utilise tout un nombre de procédés singuliers et d’outils pour communiquer qui
m’ont semblé très enrichissants dans le processus de création.
Il dialogue tout d’abord autour de nombreuses références communes, littéraires,
musicales, cinématographiques. De nombreux documents ont ainsi tourné de main en main et
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servi de terrain d’approche. Pour la scène d’introduction, nous avons écouté beaucoup de
blues puis arrêté la chanson de James Brown « Please, please, don’t go ». De nombreux
comédiens ont possédé très tôt des avatars, qui permettaient, entre autres, de discuter avec la
créatrice costume : un style Robert Mitchum pour Thomas Bading, un côté Bill Murray dans
Broken Flowers pour Thomas Thieme. La grande inspiration pour ce personnage principal de
ER restait néanmoins la performance de l’acteur Philippe Nahon dans le premier film ultraviolent Seul contre tous de Gaspar Noé, traduit en allemand par Der Menschenfeind (Le
Misanthrope). La dernière partie de la pièce, enfin, avait été influencée, dans son écriture
même, par le film d’Ettore Scola, Affreux, sales et méchants et l’interprétation du vieil avare
lubrique par Nino Manfredi flottait constamment sur le plateau.
Depuis longtemps déjà, Luk, passionné de cinéma, utilise des techniques proprement
cinématographiques dans ses pièces. Sur ce projet, cette expérimentation m’a semblé
vraiment radicale. Les acteurs, qui tenaient tous des micros, avaient leur voix amplifiée et, ne
quittant jamais le plateau, ne faisaient exister aucun hors scène. L’enchaînement des
séquences reposait sur un effort constant des spectateurs de re-cadrages ou de zoom. Cet effet
écran, à plat, était encore renforcé par la scénographie : le plateau noir n’était meublé que de
quelques énormes enceintes et il y neigeait sans discontinuité, pendant cinq heures. Quant aux
acteurs, ils ne donnaient jamais l’impression de partager un air et un espace similaire avec les
spectateurs.
Cette expérience théâtrale très singulière pourrait être discutée pendant des heures.
Néanmoins ce qui m’a particulièrement intéressée, c’est le processus de création qui a conduit
à ce résultat. En effet, Luk filme un très grand nombre de répétitions, dès le début des filages.
Non pas en plan fixe, comme attendu, mais en déambulant, avec son assistant (et une
deuxième caméra), au milieu des acteurs en train de jouer. Les rushs sont le lendemain
visionnés par toute l’équipe et commentés par Luk. Tout le monde, dit-il, peut alors discuter
en partant du même point de vue. Ces séances sont les seuls débriefings partagés par toute
l’équipe en dehors du plateau. Elles disparaissent une fois la pièce construite, quelques
semaines seulement avant la première.
Luk utilise véritablement les images que lui renvoit la caméra pour bâtir son projet et ce
jusqu’à un point tout à fait inattendu. En effet, après les premiers filages de la première partie
(deux heures de spectacle), nous avons tous eu quelques jours de break, durant lesquels Luk a
monté les rushs de ce qu’il avait filmé à la dernière répétition. De retour, il nous a annoncé
qu’il avait fait des coupes au montage, qui seraient gardées sur le plateau. Il avait également
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profité de cet outil, comme d’une maquette, pour restructurer et inverser certaines scènes. Le
résultat était devant nous, il n’y avait plus qu’à la remettre sur le plateau.
Je connaissais quelques metteurs en scène, de près ou de loin, qui utilisaient le dessin
comme moyen de création de spectacle et de communication avec leurs équipes : Jan Fabre,
Philippe Découflé, Mathias Langhoff… Luk est le premier que je rencontre qui utilise de la
même manière la vidéo. À l’instar d’un réalisateur, il accumule ainsi beaucoup de matière
avec les acteurs, trouve ensuite un montage qui fait sens et coupe.
Sur les différences du théâtre en France et en Allemagne aujourd’hui
Ces six mois de stage avec Luk m’ont globalement beaucoup soulagée. Sa différence, sa
sociabilité affirmée, sa façon d’approcher le théâtre et les rapports dans le travail m’ont
semblé très proches et, de fait, m’ont en partie rassurée quant à ma légitimité et ma propre
singularité. Il m’a permis, de plus, d’envisager d’autres outils pour explorer mon métier en
m’ouvrant à de nouveaux horizons.
J’ai conscience, enfin, que le calme et le sérieux que j’ai admiré tout le long des
répétitions de ce projet, pourtant turbulent et sulfureux, doit beaucoup aux conditions
optimales dans lesquelles il a été créé. La Schaubühne nous a offert du temps, un espace
immense à disposition, beaucoup d’argent et surtout le soutien de sa structure. Je n’ai cessé en
six mois d’admirer l’étonnante vigueur de cette énorme maison culturelle, comme une
machine incroyablement rodée. Beaucoup, de l’extérieur comme de l’intérieur, s’en plaignent
mais de ce que j’en ai vu, elle arrive à mettre à disposition de ses metteurs en scène et de leurs
projets des moyens considérables, que je n’ai jamais vu déployé en France. Il ne s’agit pas
encore une fois que d’argent mais bien plutôt, me semble-t-il, d’une force de travail
particulièrement efficace, hiérarchisée et constamment mobilisée. Les postes étant clairement
définis et assumés dans l’ensemble de la structure, il y a toujours un interlocuteur concerné
pour répondre à tels ou tels soucis et l’on ne perd jamais un temps précieux à errer dans les
couloirs ou à se répéter au téléphone.
En six mois, j’ai donc eu la possibilité de mesurer les différences de fonctionnement
entre le théâtre allemand et le théâtre français. Le système germanique d’une troupe
permanente (Ensemble) attachée à un lieu de création et de diffusion, totalement opposé à
celui des intermittents du spectacle, m’a semblé comporter de nombreux avantages. Les
comédiens, qui répètent chaque jour une nouvelle création et en jouent une autre le soir,
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pratiquent leur métier tous les jours, contrairement, comme leur nom l’indique, à nombre
d’ « intermittents ». Tous ceux que j’ai eu la chance de voir sur les grandes scènes berlinoises
m’ont semblé maîtriser leur art, avec une dextérité que seule permet la pratique quotidienne et
collective. La relation de confiance des comédiens entre eux (et donc en eux-mêmes et avec
les autres) est véritablement privilégiée par ce système, alors qu’elle me semble mésestimée
en France. Si Luk a pu emmener si loin les acteurs dans sa recherche, lors d’improvisations
très violentes, c’est en partie parce que ceux-ci ont, depuis des années, l’habitude de travailler
ensemble, d’essayer, de se tromper, de butter, de recommencer… Le résultat, de même, est
frappant. Alors que le jeu d’acteur me semble souvent disparate et inégal dans les productions
françaises, même les plus fameuses, il y est parfaitement cohérent dans tous les spectacles que
j’ai vus à Berlin et possède une puissance qui peut dès lors entraîner les spectateurs dans les
voyages les plus inattendus.
Cette « professionnalisation » des acteurs qu’institue, pour moi, le système germanique
est en partie responsable de ce calme qui règne pendant les répétitions. Nous avons tellement
en France à subir les aléas d’agendas qui ne coïncident pas (ceux des DRAC, ceux des
théâtres, ceux qui nous accueillent pour des résidences, ceux qui nous produisent, ceux qui
nous financent, ceux qui nous diffusent…) et qui n’épousent jamais le rythme des artistes, au
point que le sentiment d’urgence et de frustration ait contaminé presque tout le milieu, des
metteurs en scène de renom aux CDN à gros budget. Le fonctionnement du théâtre allemand
m’est apparu, en comparaison, comme beaucoup plus fluide et moins kafkaïen. Il a sûrement
de nombreux défauts que j’ignore encore, il produit peut-être moins, mais, du fait peut-être de
l’organisation en répertoire, qui assure que les spectacles en Allemagne se jouent sur plusieurs
années, il autorise aux artistes et à leur création de prendre leur temps et de se donner les
moyens. C’est un luxe en France dont nous aurions bien besoin.
Débouchés et projets
Au final, ce stage a donc été extrêmement formateur pour moi. J’y ai pratiqué le métier
d’assistant et j’ai pu observer tous les rouages d’une énorme production théâtrale, de son
élaboration à sa diffusion. Mes échanges avec Luk m’ont consolidée et confortée dans mes
envies de mener des expériences et des aventures qui me ressemblent et que je puisse
défendre intimement.
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De retour à Paris depuis un mois, la vitalité du théâtre allemand me manque. Les
productions que j’y ai vues m’ont procuré une énergie que je n’avais pas ressentie depuis
longtemps, lors de mes incessantes virées théâtrales parisiennes. Les rencontres avec de
jeunes metteurs en scène allemands et, plus largement de l’Est, m’ont ouverte à d’autres
enjeux et perspectives artistiques et donné envie de partir explorer d’autres capitales, d’autres
façons de faire du théâtre, de Budapest à Moscou.
Claire Maugendre
Paris, le 28 septembre 2007
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