L`As de pique
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L`As de pique
L'As de pique Aussi loin que je remonte dans ma mémoire, j'ai toujours été en délicatesse avec le code vestimentaire. Déjà, on m'a toujours considéré comme un enfant mal fagoté, à cause de pantalons mal ajustés et de chaussures déliquescentes. Or, loin de m'affecter, cette composante m'offrait une occasion de me distinguer et de ne pas participer aux rites stupides de la normalisation vestimentaire. Je me souviens d'avoir adoré un pantalon de velours à grosses cotes de couleur rouge, devenu rapidement trop court et que je rechignais à confier au lavage. Ma prise de conscience de la pression sociale sur les codes vestimentaires remonte très exactement à mon entrée au lycée. Le jour de ma première rentrée au lycée Arago, place de la Nation, à Paris, je me retrouvai seul en short au milieu de petits messieurs en pantalon, car c'était à l'époque un lycée de garçons. Pourtant, ce n'est pas moi qui fus la risée des autres mais un garçon, issu comme moi de famille humble, et qui portait des pantalons de tergal et non des pantalons à la mode. Ce que les autres interprétaient comme le comble de la ringardise, s'expliquait tout simplement par le fait que les friperies proposaient des pantalons de tergal à très bas prix. Je me rapprochai du garçon au tergal et décidai de cultiver fièrement mon look de péquenaud. C'est avec délectation qu'à la fin de l'année je vins chercher une collection impressionnante de livres de prix sur l'estrade, en short et en polo jaune canari. Le silence assourdissant de l'assistance bourgeoise acheva de me radicaliser. Inutile de dire que le moment le plus pénible de mon existence fut le service militaire où ma seule victoire fut de rester soldat et de refuser la quête de galons de sousofficier ou d'officier. C'est l'époque où je devins professeur de lettres, dans le centre de la France, et où je fus ainsi confronté à un souci de paraître respectable aux yeux de ma hiérarchie, de mes élèves et de leurs parents, lors des inévitables rencontres rituelles. Je m'en tins à la discrétion, à quelques exceptions près, dont une biaude qui aurait été plus à sa place sur une scène que sur l'estrade. Ma tenue d'alors se voulait simple et passe-partout, à une époque où le prof de lettres recherchait la distinction. Je devins même le symbole d'une attitude trans-météorologique, un collègue d'histoire-géographie se servant ainsi de moi pour prouver à ses élèves que la France possédait un climat tempéré, puisque ma tenue n'évoluait jamais quel que soit le temps têtu que je devais affronter. Ma mutation en Ariège m'obligea toutefois à me dépouiller un peu plus au fur et à mesure que je prenais conscience des désagréments occasionnés par une chaleur excessive et surtout par des variations quotidiennes de températures, contraignant les Pyrénéens à prévoir un effeuillage opportun. C'est au cours d'une lecture que j'en vins à raisonner ma pratique vestimentaire. Roland Barthes, idole de ma vie étudiante lorsque je fréquentais la poussiéreuse Sorbonne, donnait un nom à ce que je pratiquais de façon totalement empirique et sans l'avoir le moins du monde conceptualisé : le paragrammatisme vestimentaire. Je tenais ma spécificité, elle avait un nom, inconnu de la plupart, ce qui me réjouissait d'autant plus, ayant le culte du mot savamment forgé. Pour ma rentrée au lycée de Foix en tant que professeur de lettres, j'arborai mon plus beau survêtement de sport, noir à bandes de couleurs et des baskets pas encore à la mode. J'en agaçai plus d'un mais personne n'osa jamais m'en faire la remarque, et surtout pas les élèves. Ce particularisme vestimentaire ne gêna nullement l'exercice de mon métier et m'offrait même une très grande liberté de mouvements, ce dont je ne me suis jamais privé : je suis de la race des arpenteurs. J'aurais pu rester ainsi le professeur de lettres en survêtement mais bientôt je constatai qu'avec la mode du sportwear j'étais rattrapé par le diktat vestimentaire. Par une décision subite, je fis donc ma première rentrée au lycée de Pamiers en chemise et en cravate, comme si je faisais partie de la hiérarchie, me distinguant ainsi des autres professeurs masculins, qui avaient adopté depuis longtemps une tenue décontractée, comme pour atténuer l'écart vestimentaire avec leurs élèves. Toutefois, comme je ne pouvais pas laisser penser que je contestais au proviseur sa position administrative, je choisis une cravate humoristique. A ma grande surprise, ces choix me conférèrent un statut un peu particulier, les élèves venant souvent me guetter à mon arrivée au lycée pour savoir quelle tonalité ma cravate allait donner à la journée, tantôt poétique, tantôt énigmatique ou encore artistique. Les élèves prirent l'habitude de m'offrir des cravates, allant même à en faire faire par le biais de sites informatiques ad hoc. Cette sympathie aujourd'hui m'interpelle, évidemment, car elle montre que mon refus de me soumettre au code vestimentaire imposé n'a rien d'un combat sociétal et ne me confère aucun droit au titre de résistant. Peut-être ne suis-je qu'un clown, après tout, un bouffon. Mais la vie n'est-elle pas une scène dans laquelle nous jouons un rôle que nous imposent les autres ? A nous de savoir interpréter ce rôle en s'accordant quelques facéties.