par le grand nord

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par le grand nord
Arctique
TOUS GIVRES
PAR LE GRAND NORD
Pendant l’été 2009, les routes maritimes arctiques ont connu une affluence inédite de voiliers
et autres bateaux de plaisance : trois ont franchi le passage du Nord-Est, dix ont réussi le passage
du Nord-Ouest. Eric Brossier, skipper du voilier polaire Vagabond, a navigué comme pilote
sur Le Manguier – un autre navire d’exploration – pour un nouveau passage entre la Norvège
et le détroit de Béring. Il dresse le portrait de ces nouveaux navigateurs en eaux glacées.
!
Carapace. Le 10 novembre
dernier, le Bavaria 44 Perithia
remonte le détroit de Shelikof,
vers Anchorage, en Alaska.
Par -13 °, les embruns gèlent
instantanément. Le pont se couvre
de 20 centimètres de glace.
Perithia est mis à la cape, stabilisé
par le moteur, en attendant
un changement de vent.
PERITHIA
Texte Eric Brossier,
avec Jean-Luc Gourmelen.
Tous givrés par le Grand Nord !
marins, qui était de franchir le passage du Nord-Ouest dans la foulée !
Outre l’hivernage forcé à Nome
(Alaska), l’infraction ne se soldera
que par une interdiction de séjour
en Russie et une petite amende !
Skippé par Ola Skinnarmo,
Explorer of Sweden (18,50 mètres
en acier) était le concurrent direct
de RXII. Les Norvégiens contre les
Suédois, David contre Goliath ! Ce
voilier, initialement conçu pour la
recherche, déplace 34 tonnes et
offre une surface de voile de 425
mètres carrés. Le voilier d’Ola Skinnarmo (pôle Sud en solo en 1998,
pôle Nord en 2000) accueille sept
équipiers et un pilote, célèbre aventurier russe, Victor Boyarsky. Le 18
août, l’équipage du Manguier, sur
Baloum Gwen. Aller-retour en deux saisons dans
le Nord-Ouest réussi sans souci pour Thierry
(ancien commandant de l’Abeille Flandre) et son
équipage à bord de leur solide dériveur intégral.
Pour le plaisancier polaire d’aujourd’hui, peu enclin à l’hivernage, il s’agit de saisir la moindre
fenêtre permettant de progresser,
au risque de devoir frotter, cogner,
pousser en vain d’énormes masses
de glaces dérivantes.
ARCTIQUE
AMÉRICAIN
Belle affluence aussi côté Ouest
puisque, selon les gardes-côtes canadiens, 23 bateaux (dont 10 voiliers) ont emprunté le passage du
Nord-Ouest durant l’été 2009 contre 17 en 2008. Notons que la motivation première de la plupart des
équipages est d’aller vérifier in situ
les effets du réchauffement climatique en cours. Mais, pour réellement observer des changements à
l’échelle du climat dans une région, il faudrait vivre sur place
pendant au moins dix ans ! Quant
à témoigner des bouleversements
connus par les régions polaires, il
faut du temps pour rencontrer les
autochtones, recueillir et comprendre leurs témoignages. Un difficile décalage culturel, car rares
sont les Inuits qui s’intéressent aux
histoires des navigateurs blancs
qui ont tant de mal à survivre dans
des conditions où eux vivent heureux depuis des millénaires…
Le périple de Vagabond
en 2002 et 2003. Cette
circumnavigation arctique
par un voilier de plaisance via
les passages du Nord-Est et du Nord-Ouest
constituait une première mondiale !
CARTE FRANCE PINCZON DU SEL
Arctic Mariner. Profitant de la
belle saison, les deux marines
anglais, Tony et Kevin, ont
caboté le long d’une partie du
passage du Nord-Ouest à bord d’un
simple Norseboat de 17,5 pieds !
lequel j’ai embarqué comme pilote, quitte enfin Mourmansk. Il
franchit le cap Tchéliouskine,
quatre jours après RXII. Les glaces
sont relativement clémentes et une
seule journée d’errance dans le
pack dérivant suffit au voilier pour
atteindre la mer des Laptev. Tout
au long du périple, nous échangeons par e-mails avec les Suédois,
qui nous recommandent certaines
escales, et nous informent des
conditions rencontrées. Il n’y a pas
de compétition avec le remorqueur de 21 mètres et de 110 tonnes des Français !
En sept ans, les formalités administratives sont devenues plus
strictes. Lors des escales de Vagabond en 2002, nous pouvions circuler librement à terre. Désormais,
des autorisations spécifiques pour
chaque région sont indispensables. Ainsi l’équipage du Manguier,
pendant l’escale à Tiksi, devait rester à bord ou se faire accompagner
d’un garde-côte pour se rendre en
ville. De même, notre visite du village tchouktche de Lorino fut
écourtée par l’arrivée des autorités,
malgré l’accueil enthousiaste du
maire et de ses concitoyens. En revanche, en 2009 comme en 2002,
aucune agence onéreuse n’a été
sollicitée, aucun bakchich n’a été
versé pour obtenir l’autorisation
de transit par la route maritime du
Nord, ni pour que le rôle de pilote
me soit confié. J’étais officiellement le Russe du bord ! Une main
tendue vers les futurs candidats ?
David Scott Cowper ne manque
pas d’expérience. Il vient de réussir son troisième passage (19861989, 2003-2004 et 2009), tou-
RXII
Lars Ingeberg a prêté gratuitement son voilier à Trond Aasvoll
et ses deux équipiers, comme il le
fait chaque année pour un nouveau défi. RXII (sloop polyester de
11 mètres construit en 1977), premier voilier à franchir le passage
du Nord-Est durant l’été 2009,
n’avait pas d’autorisation lui non
plus. Une entreprise spécialisée a
pourtant été largement payée pour
effectuer les démarches administratives, et les ambassades russe et
norvégienne soutenaient le projet… Un peu inquiets en entrant
dans les eaux russes le 30 juillet, en
mer de Barents, les trois Norvégiens
ont tenté le tout pour le tout. Mais,
le 23 août, non loin des eaux américaines, les gardes-côtes leur
ordonnent de les suivre jusqu’à
Provideniya. La perte de temps occasionnée par ce détour en mer de
Béring marque la fin du rêve de ces
PHOTOS BALOUM GWEN
Le Rossia reste immobile dans le
pack. L’un des huit brise-glace atomiques russes est en veille dans les
glaces dérivantes, au large du cap
Tchéliouskine. En ce 3 septembre
2009, Le Manguier est le troisième
bateau de plaisance à franchir cette
année le point le plus septentrional de la route maritime du Nord.
C’est ainsi que les Russes appellent
le passage du Nord-Est, reliant les
océans Atlantique et Pacifique. Il
aura fallu attendre cinq jours, à
l’abri de la petite île Bianki, non
loin du cap, que le vent du Nord
mollisse. Les glaces se sont alors
agglutinées contre le cap Tchéliouskine, et c’est en choisissant
une route plus au Nord, le long de
l’île Bolchévik, que le bateau d’expédition de Philippe Hercher trouve finalement un passage. L’ancien
remorqueur reprend sa vitesse de
croisière (9 nœuds), la voie est
libre maintenant, l’équipage du
brise-glace nous souhaite bonne
route. Musique et apéro corses
marquent l’occasion…
La veille, inquiété par les glaces,
Jeffrey Allison a fait demi-tour.
L’attente a eu raison de sa ténacité.
A bord d’Eshamy, un Amel 53 (en
polyester !) au nom inuit, avec ses
coéquipiers Craigh et Barry, il tentait d’être le premier skipper anglais à emprunter cette route si fascinante. Avant ce renoncement
devant les glaces, les autorités de
Moscou et de Mourmansk lui refusèrent le passage : zone interdite
sans assurance en cas de pollution… Faute de pouvoir présenter
le bon certificat, Jeffrey avait décidé de tenter le voyage sans autorisation. En quittant Mourmansk, il
avait annoncé qu’il faisait route
vers l’Angleterre… alors qu’il
poursuivait vers l’Est ! Intercepté
quelques semaines plus tard, sur
le chemin du retour, il en sera
quitte pour une amende de 2 000
roubles (47 euros) et une interdiction d’entrer en Russie pendant
cinq ans.
PHOTOS ARTIC MARINER
ARCTIQUE
RUSSE
Arctique
jours en solo, cette fois sans hivernage. Pour sa sixième circumnavigation, il fait maintenant route vers
l’Antarctique, et son retour en Angleterre est prévu via le passage du
Nord-Ouest à nouveau, dans l’autre
sens, l’été prochain. A bord de son
très solide Polar Bound de 15 mètres, conçu pour les hautes latitudes, il sait qu’il faut être patient
dans les glaces et il ne craint pas un
cinquième hivernage. Homme dis-
LES 10 TRANSITS
DU PASSAGE
DU NORD-EST
RÉUSSIS
PAR DES VOILIERS
OU BATEAUX
DE PLAISANCE
1878-1879 : Vega (hivernage près
de la baie Kolioutchine).
1918-1920 : Maud (hivernages au cap
Tchéliouskine puis à l’île d’Aïon).
1998-1999 : Apostol Andrey (hivernage
à Tiksi et assistance d’un brise-glace).
2000-2001 : Sibir (deux saisons,
tour du monde depuis Omsk).
2002 : Vagabond, Dagmar Aaen.
2004-2005 : Northabout (hivernage
à Khatanga et assistance
d’un brise-glace).
2009 : Explorer of Sweden, RXII
(assistance des gardes-côtes),
Le Manguier.
RXII. Pas tout jeune (1977),
ce plan Cartwright en polyester
de 36 pieds a bien failli
réussir le doublé Nord-Est/
Nord-Ouest cet été !
- 79
Tous givrés par le Grand Nord !
Pour son premier périple arctique, Philippe Poupon a embarqué sa femme Géraldine et leurs
quatre enfants (13, 9, 2 et 1 an) à
bord de Fleur Australe (voir pages
précédentes). Ce ketch de 20 mètres
spécialement conçu pour un programme glacé au long cours a été
mis à l’eau fin 2008 (VV n° 457).
«La glace était présente sur une bonne
partie du trajet et des bouchons,
bloquant certains passages, ont rendu
la navigation de Fleur Australe délicate et dangereuse.» En atteignant
le détroit de Béring le 29 août, ce
qui est tôt pour la saison de navigation dans l’Arctique, Fleur Australe n’a pas perdu de temps. Cela
explique certaines fortes concentrations de glaces rencontrées dans
des endroits plus tard totalement
libérés, selon les récits des équipages suivants.
80 -
Le Manguier. Cet ancien remorqueur
de la Marine nationale, dorénavant
gréé en ketch, a vaincu le Nord-Est
cet été avec, comme «Russe du
bord», le Français Eric Brossier !
A bord du voilier français de 12
mètres, le skipper Thierry Fabing
effectuait son deuxième transit par
le passage, pour la deuxième année consécutive, dans l’autre sens
cette fois.
Outre les navigations scientifiques et médiatiques, le charter devrait aussi se développer sur les
voiliers dans l’Arctique, ce qui sera
pour certains une bonne façon de
Eric Forsyt est un vieux loup
de mer, décoré de la célèbre médaille Blue Water en 2000. En 25
ans, il a parcouru plus de 250 000
PHOTOS PERITHIA
milles à bord de Fiona. Dont le
passage du Nord-Ouest, l’été dernier. Emotions fortes pour lui et
ses trois coéquipiers lorsque le voilier est poussé à terre par les glaces
dérivantes et que l’aide d’un briseglace est demandée. En effet, les
mouvements des glaces restent
bien plus difficiles à prévoir que
les tempêtes !
D’une taille semblable (19 mètres d’acier) à celle de Fleur Australe, Ocean Watch est taillé pour son
programme : «Around the Americas». Mark Schrader a prévu treize mois pour parcourir 25 000
milles et revenir à Seattle, son
point de départ. Collecte de données scientifiques d'«opportunité»,
projet éducatif… Bref, une expédition à gros budget qui s’achèvera
en juin 2010.
Beaucoup plus proche des plai-
LES 48 TRANSITS
DU PASSAGE
DU NORD-OUEST
RÉUSSIS
PAR DES VOILIERS
OU BATEAUX
DE PLAISANCE
1903-06 : Gjøa
1977 : Williwaw
1976-79 : J. E. Bernier II
1979-82 : Mermaid
1983-88 : Belvedere
1985-88 : Vagabond
1986-89 : Mabel E. Holland
1988-89 : Northanger
1993 : Dagmar Aaen
1995 : Dove III, Hrvatska Cigra
1999 : Ocean Search
2000 : Evohe
2001 : Northabout, Turmoil
2001-02 : Nuage
2002 : Apostol Andrey, Sedna IV
2003 : Norwegian Blue, Vagabond
2003-04 : Dagmar Aaen, Polar Bound
2004-05 : Fine Tolerance
2005 : Idlewild
2004-06 : Minke I
2006 : Nekton, Stary
2007 : Babouche, Berserk II, Cloud Nine,
Luck Dragon
2005-08 : Arctic Wanderer
2008 : Amodino, Baloum Gwen, Berrimilla,
Geraldine, Southern Star, Tyhina
2009 : Bagan, Baloum Gwen, Fleur
Australe, Fiona, Glory of the Sea, Ocean
Watch, Perithia, Polar Bound, Precipice,
Silent Sound
NICOLE VAN DE KERCHOVE
Le journaliste canadien Cameron Dueck, inspiré par le film d’Al
Gore («Une vérité qui dérange»), a
skippé Silent Sound (12 mètres,
polyester) de Victoria à Halifax.
«J’ai réalisé que les Inuits ont vécu un
énorme changement dans les années
50, lorsqu’ils se sont sédentarisés, et
qu’ils sont déjà en train d’en vivre un
autre», raconte Cameron. De retour
chez lui, il termine tout juste un
traitement contre un parasite attrapé en mangeant de la viande de
grizzly ! Les ours morts seraient
donc plus dangereux que les vivants ? Le phénomène n’est pas
inédit puisque plusieurs équipiers
de Baloum Gwen (baleine blanche
en breton) ont été infectés également (Trichinosis). «Attaqués» par
le même grizzly, partagé en steaks
avec les équipages de Silent Sound
et Ocean Watch à Cambridge Bay…
ERIC BROSSIER
cret, méconnu du public, David est
pourtant le premier navigateur à
avoir fait le tour du monde en solitaire dans les deux sens. Et, à 68
ans, il estime avoir encore l’esprit
d’un adolescent de 18 ans !
La petite famille Trowbridge a
donc choisi, elle aussi, ce parcours
estival original. Rolland et Debrah
naviguent ensemble depuis 20 ans,
ils ont deux filles : Bianca (9 ans) et
Jannelle (11 ans). En visitant le site
de Vagabond, en octobre 2005, Deb
annonce : «OK, so I like the cold» ;
elle souhaite alors un bateau en
acier, isolé et chauffé ! Trois ans
plus tard, ils quittent finalement
leur région des Grands Lacs à bord
de Precipice, un voilier en bois traditionnel de 1981, gréé en cotre. Ils
ont atteint Nome le 30 septembre,
où ils ont aussitôt trouvé du travail
pour l’hiver, ainsi qu’une place à
l’école et une au collège !
Echouages. Plus de peur que de mal pour l’équipage de Perithia
(Bavaria 44) lors de cet échouage à Resolute Bay. A la marée
suivante, ils repartiront.
sanciers «normaux», le couple
allemand Kathrin et Uwe Petraschek a débuté son année sabbatique par un transit arctique réussi,
mais épique, à bord de leur Bavaria 44 Perithia. Faute d’avoir toutes
les bonnes cartes à bord et surpris
par la brume, ils ont cherché longtemps le village de Gjoa Haven,
dont l’entrée du port naturel est
étroite. Puis, en quittant Cambridge Bay, avec de nouvelles cartes,
c’est une tempête qui les contraint
à appeler les gardes-côtes au secours. Sans VHF opérationnelle, ils
ont réussi à transmettre un mayday grâce à un cargo de passage !
Enfin, Kevin Olivier et Tony Lancashire, deux Royal Marines
anglais, à bord d’Artic Mariner, un
simple voile-aviron (Norseboat de
17,5 pieds) non ponté ont réussi
leur cabotage estival dans la partie
centrale (Cambridge Bay/Gjoa
Haven), explorant ainsi une nouvelle facette de la plaisance et du
tourisme local !
Quant aux projets de l’été 2010,
outre Sébastien Roubinet (VV n°
461) et sa nouvelle Babouche sur le
trajet Béring-Spitzberg via le pôle
Nord, j’ai noté celui de Tommy D.
Cook, 64 ans, qui tentera le passage du Nord-Ouest en solitaire. Il a
choisi un trimaran Corsair 31,
comme le Norvégien Børge Ousland sur le Nord-Est : ils devraient
d’ailleurs se croiser au large de
l’Alaska l’été prochain !
E.B. ●
Accros. Avec cinq hivernages
successifs, Vagabond et son
équipage familial sont devenus
les spécialistes incontestés de la
navigation dans le Grand Nord.
ERIC BROSSIER
Precipice. Original, le nom de cette réplique de cotre cornouaillais construit en bois classique et à bord
duquel la famille Trowbridge (Rolland et Debrah et leurs deux filles de 9 et 11 ans) a passé le Nord-Ouest
pendant ses congés estivaux !
PHOTOS PRECIPICE
financer l’aventure. Glory of the Sea,
qui fait partie des vainqueurs du
Nord-Ouest version 2009, dispose
d’ailleurs de places pour quatre à
cinq «équipiers exclusifs» (passagers payants), pour la suite de son
voyage, en péninsule Antarctique
puis en Atlantique. Mais, pour le
passage, les Français Charles Hedrich et Loïc Frin étaient seuls à
bord du GOTS, voilier de 15 mètres en aluminium, double peau,
conçu spécialement pour ce genre
d’expéditions par Jacques Peignon
(Périple 50). Avant de me décider
pour Vagabond, j’avais bien failli
l’acheter sur plans en 1999 ! Charles a choisi ce solide voilier pour
son tour du monde par les deux
pôles, aventure à suivre…
Outre le bateau à moteur de 17
mètres Bagan (tournage cinématographique), trois autres voiliers
américains ont fréquenté les glaces
canadiennes pendant l’été 2009 :
Precipice, 9 mètres, Fiona, 13 mètres, et Ocean Watch, 19 mètres.
Arctique
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