Fiche 3-Bonheur et Bonté de l`homme (Reich-Freud

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Fiche 3-Bonheur et Bonté de l`homme (Reich-Freud
Fiche 3 - L’homme est-il bon par nature ? (Débat entre Reich, Freud et Rousseau)
copyright P. van den Bosch : La Philosophie et le Bonheur - Flammarion 1997
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Le désir humain est-il naturellement bon ?
[Notions du programme concernées : Le désir, le bonheur, autrui, la morale, la politique, la
conscience et l’inconscient, l’histoire, l’interprétation, la vérité.]
L'idée que le bonheur s'obtient par la satisfaction de tous nos désirs apparaît dangereuse et
contestable, même si elle est apparemment soutenue par toute l'idéologie de la société de
consommation. En effet, elle semble bien impliquer l'immoralisme des sophistes, et mener à
l'apologie de la violence et du crime, pour peu que l'on raisonne de façon à en tirer les ultimes
conséquences. C'est bien ce que semblent faire tous les délinquants et tous les corrompus qui
fleurissent dans notre monde. Il convient donc de condamner cette idée, et de chercher s'il n'existe
pas un autre moyen de parvenir au bonheur qui soit davantage respectueux de la justice et des êtres
humains.
Néanmoins, il subsiste une autre possibilité. La tentative de satisfaire tous mes désirs me
condamne-t-elle nécessairement à la violence ? Est-elle nécessairement agressive et dommageable à
autrui, comme le prétendent les sophistes ? Ne se pourrait-il pas que mes désirs intègrent un certain
respect des autres, un certain amour de la justice, et qu'ils soient au fond pacifiques ? C'est ce que
soutient le psychanalyste Wilhelm Reich (1897-1957). D'où viennent alors la violence et la
méchanceté humaine ? Précisément de la frustration des désirs, et notamment des désirs sexuels
naturels. Cette frustration rend l'homme agressif, elle cause des névroses et des perversités, telles
que le sadisme, le désir de faire souffrir autrui.
Les découvertes de la psychanalyse.
Freud avait découvert la cause des névroses, des maladies des nerfs, dont souffrent certaines
personnes, et que la médecine de son temps était incapable de guérir et même d'expliquer. Ces
patients sont victimes de crises d'hystérie, de colères ou d'angoisses pour des broutilles
insignifiantes, sont atteints d'obsessions et de manies bizarres. Ils souffrent, font souffrir leur
entourage, et sabotent leur existence affective ou professionnelle. La cause fondamentale de ces
désordres réside selon Freud dans une répression excessive des désirs sexuels lors de l'éducation, au
cours de l'enfance et de l'adolescence. Pour le dire brièvement, sans entrer dans trop de détails1, ces
désirs, lorsqu'ils sont réprimés, sont chassés hors de la conscience de l'enfant. Ils sont refoulés, mais
subsistent dans une partie inconsciente de son esprit, accompagnés de souffrances traumatiques, et
tyrannisent sa conscience, surtout à l'age adulte : ils suscitent en elle des désirs bizarres, souvent
pervers, pour compenser ceux qui sont censurés, ou encore des dégoûts, des phobies étranges. A
1
On trouvera quelques précisions supplémentaires partie IV, chapitre I, sur la sublimation du désir. Pour s'initier à la
pensée freudienne, lire d'abord Cinq leçons sur la psychanalyse, puis Introduction à la psychanalyse (Payot).
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tout cela s'ajoutent des sentiments de culpabilité et des angoisses, dus à la transgression des interdits
par ces satisfactions substitutives. En découvrant tout cela, grâce à l'exploration du psychisme de
ses patients, notamment en les interrogeant sous hypnose, Freud fondait une nouvelle psychologie,
une nouvelle manière d'expliquer les comportements humains, la psychanalyse.
Origine de l'agressivité humaine.
Reich est un des premiers disciples de Freud, et il généralise les conclusions de son maître.
La cause de la violence ordinaire des hommes “ normaux ” est la même que celle des névroses des
individus reconnus malades : la frustration des désirs due à une répression excessive. Reich donne
quelques arguments tous simples : un homme qui a de quoi manger à sa faim et vivre décemment ne
vole pas, n'agresse pas autrui pour s'emparer de son bien, car il n'a pas vraiment de raison pour le
faire. De même, un homme qui satisfait ses désirs sexuels naturels ne sera pas un violeur, ni un
pervers, comme par exemple un sadique. Bref, un homme heureux, épanoui, n'est pas violent. La
source du mal dans l'homme réside donc en premier lieu dans une éducation autoritaire, celle
imposée dans la société bourgeoise, et avant elle, dans la société patriarcale installée depuis quelque
quatre à six mille ans. Cette éducation réprime les désirs, notamment sexuels, des enfants et des
adolescents, puis des hommes, afin de les rendre obéissants et de les mettre au travail. Elle en fait
ainsi des frustrés, des pervers, des violents. Les êtres humains dans notre “ civilisation ” sont
désormais le plus souvent incapables d'éprouver le véritable orgasme, le véritable plaisir sexuel,
soutient Reich, et sont incapables d'aimer vraiment, tout comme d'être autonomes. Ils ont intériorisé
les interdits, sont dirigés par des sentiments de culpabilité, et jouissent de leurs angoisses et de leur
subordination à cette morale autoritaire. Le mal en l'homme provient également de cette
organisation sociale capitaliste, qui instaure une grande inégalité des richesses, donc un régime de
privation cruel pour le plus grand nombre, qui accepte et même provoque la pauvreté et la misère.
La théorie psychanalytique rejoint donc chez Reich la critique marxiste, en une première forme de
freudo-marxisme, qui sera prolongée par Erich Fromm et Herbert Marcuse.
Innocence du désir
En revanche, il conviendrait que règne dans la société la plus grande permissivité, et une
certaine abondance, ou au moins un partage équitable des biens. Les individus pourraient satisfaire
librement tous leurs désirs, et il n'y aurait plus de frustration, donc plus de violence. Il n'y aurait
également plus besoin de lois morales et juridiques pour interdire des actions mauvaises que les
hommes ne seraient plus tentés de commettre. Bref, une agréable harmonie anarchiste s'installerait.
En effet, Reich pense que les pulsions et les désirs humains se régulent spontanément, sans avoir
besoin d'une limitation par une autorité extérieure. Un être qui jouit d'une vie sexuelle épanouie ne
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multiplie pas inutilement les partenaires et les pratiques, et ne verse pas dans toutes sortes de
perversités. Sa sexualité repose sur de véritables sentiments d'amour. L'autolimitation des pulsions
mène à la formulation d'un morale naturelle, authentique, reconnue par tous les esprits humains, qui
stipule que l'on ne doit pas violer, agresser ou tuer l'autre. En revanche, la fausse morale autoritaire
et répressive, qui impose l'abstinence sexuelle aux jeunes, la fidélité dans le couple, l'asservissement
du travailleur au capitalisme, la soumission des femmes, longtemps esclaves économiques et
juridiques des hommes, peut et doit disparaître, d'autant plus qu'elle façonne des êtres humains
frustrés, culpabilisés, qui sont incapables d'atteindre le véritable orgasme, selon Reich. Ils sont donc
privés d'une source de jouissance intense et profonde qui contribue à l'équilibre et à
l'épanouissement de l'individu. Détruire la morale bourgeoise, c'est se libérer d'entraves, et
découvrir de nouvelles voies d'accès au plaisir.
Le destin de Reich et sa postérité.
Pour avoir soutenu de telles thèses, Reich fut souvent calomnié et persécuté. Entre 1933 et
1939, il fut chassé successivement d'Allemagne, de Danemark, de Suède, de Norvège. Réfugié aux
Etats-Unis, il est en proie à des campagnes de diffamation, et, à partir de 1947, aux enquêtes de la
Food and Drug Administration2. Il finit par être condamné à deux ans de prison en 1956, et ses
livres sont interdits, et détruits par incinération, comme tous les documents de son Institut de
recherche. Il meurt en prison en 1957. L'ironie de l'histoire veut qu'une dizaine d'années plus tard,
autour de 1968, ses idées triomphent en plusieurs endroits du monde, et inspirent des révoltes
estudiantines et sociales. Elles font aujourd'hui quasiment partie de la pensée commune, et ont
inspiré les pratiques éducatives non répressives. Les parents qui pensent qu'il est traumatisant de
dire “ non ” au désir d'un enfant sont de lointains disciples de Reich, même s'ils ne le savent pas. De
même, ce sont de semblables conceptions qui amènent à considérer les délinquants et les criminels
comme des victimes de la société.
Reich a eu des zélateurs plus déclarés, par exemple en la personne de A. S. Neill, le
fondateur de l'école de Summerhill, qui applique ses principes éducatifs3. Les enfants n'y sont
absolument pas contraints de suivre des cours, ils demeurent libres de faire ce qu'ils veulent, de se
promener et de jouer à leur gré, ou d'aller s'instruire. Il n'y a pas d'enfant qui ne désire naturellement
apprendre, et qui ne finisse par assister volontairement à des cours, s'ils sont attrayants, prétend
Neill, même parmi les jeunes rebelles à l'éducation scolaire traditionnelle qu'on lui confie souvent.
Evidemment, si un enfant n'en éprouve pas le désir, il peut fort bien arriver à l'age de dix-huit ans
sans jamais avoir étudié les mathématiques ou l'histoire... De plus, Neill précise qu'il n'a pu mettre
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3
notamment au sujet de ses accumulateurs d'énergie vitale expérimentaux, utilisés par ses patients à des fins de
recherche, et dont on l'accuse de faire commerce.
Cf, de A. S. Neill, Libres enfants de Summerhill.
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en pratique les recommandations de Reich sur la liberté sexuelle précoce, sans quoi les autorités
auraient immédiatement condamné son école à fermer.
Freud critique de Reich : la pulsion de mort.
Les thèses de Wilhelm Reich sont infiniment séduisantes, et font germer l'espoir d'une
société nouvelle, toute d'amour et de liberté. Elles semblent de plus être appuyées sur une étude
scientifique approfondie de l'être humain. Malheureusement, un autre psychanalyste, qui n'est autre
que Sigmund Freud, soutient des thèses diamétralement opposées. Certes, dans les premiers temps
d'élaboration de sa théorie, Freud suppose que l'agressivité ne provient pas d'un instinct particulier,
mais que chaque instinct peut devenir agressif, si son développement est entravé 4. C'est dans cette
vue de Freud que Reich a puisé l'idée qu'il a systématisée. Cependant, le progrès de ses découvertes
amène Freud à reconnaître l'existence de deux types de pulsions fondamentales, qu'il baptise
pulsion de vie, ou Eros, et pulsion de mort, ou de destruction 5. La première se déploie
essentiellement en libido, désir sexuel, et la seconde est indispensable à la conservation de sa vie.
Car un être ne peut demeurer vivant qu'en détruisant la vie autour de lui, en se nourrissant, ou en se
défendant contre les ennemis. L'homme aussi possède en lui une part fondamentale d'agressivité.
Dès lors écrit Freud : “ l'homme n'est point cet être débonnaire, au coeur assoiffé d'amour, dont on
dit qu'il se défend seulement quand on l'attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au
compte de ses données instinctives une bonne somme d'agressivité. Pour lui, par conséquent, le
prochain n'est pas seulement un auxiliaire et un partenaire sexuel possibles, mais aussi un objet de
tentation. L'homme est, en effet, tenté de satisfaire son besoin d'agression aux dépens de son
prochain, d'exploiter son travail sans dédommagements, de l'utiliser sexuellement sans son
consentement, de s'approprier ses biens, de l'humilier, de lui infliger des souffrances, de le
martyriser et de le tuer. Homo homini lupus, l'homme est un loup pour l'homme : qui aurait le
courage, en face de tous les enseignements de la vie et de l'histoire, de s'inscrire en faux contre cet
adage ? En règle générale, cette agressivité cruelle ou bien attend une provocation, ou bien se met
au service de quelque dessein dont le but serait tout aussi accessible par des moyens plus doux.
Dans certaines circonstances favorables en revanche, quand par exemple les forces morales qui
s'opposaient à ses manifestations et jusque-là les inhibaient, ont été mises hors d'action, l'agressivité
se manifeste aussi de façon spontanée, démasque sous l'homme la bête sauvage qui perd alors tout
égard pour sa propre espèce ”6. Freud renvoie aux atrocités commises par les Huns, par les Mongols
de Gengis Khan, ou par les pieux croisés lors de la prise de Jérusalem. Mais plus près de nous, les
horreurs des camps nazis, l'effroyable boucherie des peuples rwandais se massacrant à la machette,
les exactions ignobles auxquelles se livrent d'honnêtes soldats en terrain conquis pour se distraire,
4
5
6
Cf Cinq Psychanalyses (PUF), p.192-193.
Cf in Essais de Psychanalyse (Payot), Le moi et le ça, Partie IV, p. 253 sq.
Malaise dans la civilisation, PUF, pp.64-65
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comme ceux de l'ex-Yougoslavie, qui décapitaient des bébés sous les yeux de leur mère, montre
suffisamment qu'en bien des hommes un monstre sommeille.
Nécessité de l'éducation répressive.
Nous pourrions même reprocher à Freud d'insulter les animaux. Les bêtes sauvages sont
beaucoup moins cruelles et destructrices que les hommes, surtout envers leur propre espèce. Elles
ne tuent que pour se nourrir ou pour se défendre, et non pour s'amuser ou se couvrir de gloire. Chez
elles, l'agressivité est strictement dirigée par l'instinct. En l'homme, cette régulation semble faire
défaut, et la pulsion agressive apparaît largement incontrôlée. L'homme est un animal dépourvu
d'instinct, aux pulsions aberrantes7. Dès lors, la régulation doit être le fait de sa conscience, orientée
par des conceptions morales. L'homme, pour devenir humain, a donc besoin d'être éduqué.
L'éducation commence par un véritable dressage, une répression des pulsions agressives, qui
doivent être limitées et réorientées sur d'autres buts. Il faut apprendre à l'homme à respecter autrui,
car ce n'est nullement spontané chez lui. Et comme l'éducation morale ne suffit pas à rendre tous les
individus respectueux de leurs semblables, un contrôle social juridique et policier demeure
indispensable pour les y contraindre. L'éducation et la civilisation sont donc nécessairement
répressives. Et dès que la chape de la répression cesse de peser, la loi de la jungle, le règne de la
violence et de la terreur se réinstallent, comme dans certaines banlieues-ghettos où les parents
renoncent à éduquer leurs enfants, qui traînent librement dans les rues, dans lesquelles les policiers
ont cessé de pénétrer et de faire respecter l'ordre légal.
Nous voyons que, contrairement à l'idéologie contemporaine, l'autorité est une chose bonne,
et nécessaire pour transformer l'homme en être humain digne de ce nom, pour le faire échapper à la
bestialité, pour que règnent la paix et le respect d'autrui. Et il ne faut pas confondre la contrainte
éducative orientée vers le bien, la génération et l'humanisation de l'homme, avec la violence
destructrice ou l'exploitation esclavagiste.
En outre, si la civilisation est nécessairement répressive selon Freud, il s'ensuit que l'homme
ne peut jamais être vraiment heureux en société. Celle-ci exige de gros efforts sur soi, et le sacrifice
de nombreuses satisfactions pulsionnelles. C'est ce que Freud analyse dans son ouvrage Malaise
dans la civilisation. Il est amusant de constater que les gens trop malheureux se ruent chez des
psychanalystes dont la doctrine semble exclure la possibilité du vrai bonheur. Ils doivent se limiter à
rendre leurs patients plus “ normaux ”, et, espérons-le, tout de même moins malheureux. Mais si
l'homme est malheureux d'être toujours contraint en société, il résulte de cette conception
freudienne que les sophistes ont raison : seul peut goûter le bonheur l'homme qui se délivre de la
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J'opère ici une distinction entre instinct et pulsion, qui semble avoir échappé à certains traducteurs de Freud,
puisqu'ils restituent Triebe indifféremment par instinct ou pulsion.
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soumission aux autres, qui donc possède le pouvoir absolu, et peut satisfaire tous ses désirs, y
compris d'agressivité, sur le dos de ses subordonnés.
Sciences humaines et philosophie.
Freud a-t-il raison ? L'homme est-il uniquement un être de pulsion, agressif et
nécessairement frustré en société ? Il est difficile de trancher, et cela mériterait un examen plus
approfondi. Les théories énoncées par les sciences humaines posent un sérieux problème à celui qui
cherche la vérité. En effet, les vérités philosophiques sont établies par la raison, et chacun peut
vérifier par lui-même leur bien fondé, puisque chacun possède la raison. Il peut donc contrôler la
validité des enchaînements logiques, et n'accepter une thèse que si elle est démontrée d'une façon
satisfaisante pour son esprit, qui lui procure un sentiment d'évidence. En revanche, les sciences, et
notamment les sciences humaines, se fondent sur l'expérience. Or presque personne ne possède la
riche expérience clinique d'un Freud ou d'un Reich. Faut-il dès lors accepter aveuglément toutes
leurs thèses qu'ils prétendent prouvées par expérience ? Nous voyons que les vérités scientifiques
reposent en fait sur la foi, sur une certaine confiance que nous avons en la probité des savants. Bref,
ce sont des vérités qui se transmettent sur un fondement d'autorité, tout au plus étayé par le contrôle
que les différents savants exercent sur les propos des uns et des autres. Leur consensus justifie notre
adhésion. Mais force est de constater que les psychologues ne sont pas tous d'accords entre eux, et
qu'ils se contredisent même parfois violemment, et s'opposent dans des écoles et des chapelles
rivales, Psychiatres contre psychanalystes, freudiens contre reichiens, lacaniens contre jungiens, etc.
Cela semble indiquer que ce n'est pas l'expérience qui dicte leurs théories, contrairement à ce qu'ils
prétendent. Leurs théories proviennent plutôt de convictions, de conceptions plus générales, nées de
spéculations de type philosophique, et ce sont ces idées préalables qui orientent leurs expériences,
en vue d'y chercher des confirmations. Cette remarque suffit pour renvoyer les différents
psychologues et sociologues dos-à-dos, et pour faire valoir la légitimité et la nécessité d'une enquête
rationnelle, de type philosophique.
La bonté de l'homme selon Rousseau.
On pourrait nous objecter qu'il y a au moins un philosophe qui a soutenu que l'homme est
naturellement bon : Jean-Jacques Rousseau. Sa thèse est en effet célèbre, mais il convient de
comprendre ce qu'elle signifie exactement. Tout d'abord, Rousseau parle de l'homme à l'état de
nature, c'est-à-dire hors de la société, et avant d'avoir été façonné par la société. Pour Rousseau,
l'homme vit naturellement solitaire, sans contacts autres qu’occasionnels avec ses semblables. Tout
ceci constitue un ensemble de présupposés bien particuliers, notamment cette solitude de l'homme
naturel. Car de nombreuses espèces animales vivent en société, et l'on peut se demander si l'homme
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peut survivre autrement. L'homme par nature n'est peut-être pas asocial. Mais soit. Dès lors qu'il le
conçoit tel, Rousseau reconnaît que l'homme naturel n'est en fait qu'un animal parmi d'autres, avec
presque aucune idée, puisque la pensée ne se développe qu'avec le langage né des besoins de la vie
en communauté. L'homme se distingue alors seulement des autres vivants par sa perfectibilité, c'està-dire sa faculté de se perfectionner, d'acquérir de nouvelles idées et de nouveaux comportements
lorsque le besoin s'en fera sentir, précisément lorsque les conditions de vie trop rudes le forceront à
inventer la vie en société et à sortir de l'état de nature. Pour l'heure, l'homme ne pense pas plus que
les autres animaux, et il n'a donc aucune idée de bien ou de mal moral. Dès lors, dit Rousseau, "les
hommes dans cet état n'ayant entre eux aucune sorte de relation morale, ni de devoirs connus, ne
pouvaient être ni bons, ni méchants"8. Donc si deux hommes se rencontrent et se battent, voire se
massacrent, pour la nourriture ou le territoire, il n'y a selon Rousseau nul mal en cela, car il n'y a de
bien et de mal que par rapport à des règles morales connues, lesquelles supposent pour être pensées
le développement de l'intelligence dans la société. Il conviendrait alors de dire que l'homme est
naturellement innocent, comme un animal, plutôt que bon.
Un autre facteur autorise Rousseau à parler de bonté naturelle de l'homme, c'est le sentiment
de pitié. Rousseau pense que l'homme possède "une répugnance innée à voir souffrir son
semblable". C'est cette pitié naturelle qui serait vite étouffée dans le coeur de l'homme par la vie en
société. En effet, cette dernière attise les passions, le désir d'être admiré et préféré aux autres, d'être
supérieur et plus riche9. Voilà pourquoi, dès qu'ils vivent en société, les hommes deviennent jaloux,
envieux, méchants, et qu'ils prennent plaisir à écraser et humilier les autres de toutes les façons
possibles... Reste que la pitié n'a que des effets fort limités à l'état de nature : "c'est elle, dit
Rousseau, qui détournera tout sauvage robuste d'enlever à un faible enfant, ou à un vieillard
infirme, sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs" 10.
Autant avouer que si ce n'est pas le cas, ou face à un adversaire moins faible, il n'y aura pas de
quartier. La seule bonté de l'homme naturel, c'est de ne faire le mal que lorsque cela lui est
nécessaire pour sa survie, et non avec plaisir et délectation, pour s'amuser, se faire remarquer, ou
affirmer sa personne, comme le font tant d'homme prétendument civilisés. L'homme sauvage, tel
que le conçoit Rousseau, est sans doute moins cruel que l'homme social : il peut vous voler, vous
blesser ou vous tuer, mais ce sera pour survivre, et sans méchanceté à votre égard. Belle
consolation ! Ce n'est tout de même pas cela l'idéal des rapports humains ! Et d'autre part, si l'on
peut avec davantage de légitimité estimer qu'il n'y a pas d'humanité indépendamment de la société,
et affirmer avec Rousseau que celle-ci exacerbe en l'homme ses sentiments agressifs, on pourra
conclure que puisque l'homme est naturellement social, il est naturellement méchant.
8
9
10
Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes, GF p.194.
Cf Partie IV, chapitre 2.
Ibid. p.198.