Du concept de liberté aux Penseurs libéraux

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Du concept de liberté aux Penseurs libéraux
Du concept de liberté aux Penseurs libéraux
D’où vient-il que nous puissions être libres ? A moins qu’il s’agisse d’une erreur de perception et
de jugement, si l’on tente de considérer tour à tour liberté biologique, géologique, morale,
intellectuelle, économique et politique… Reste, à moins d’avoir peur de la liberté, et de son
insécurité constitutive, qu’elle est notre meilleure chance de développement. C’est ainsi qu’au
cours de notre histoire les philosophes politiques réunis sous l’égide des Penseurs libéraux ont pu
venir à notre secours pour assoir non seulement notre entendement et notre réalité libres, mais
aussi notre enrichissement et notre bien-être.
Ai-je la liberté d’avoir ce corps, ce patrimoine génétique issu de la loterie des êtres et d’une
évolution darwinienne, ces forces et ces faiblesses, ces prédispositions à la santé ou aux
maladies, d’avoir cette psychologie et ce tempérament, sans compter ce quotient intellectuel et
affectif, quelque chose entre don des dieux et Némésis, entre cette grâce et ce libre-arbitre
discutés par Saint-Augustin… Et d’être né sous cette condition matérielle, organique, parmi cette
ère géologique, sur tel continent et pays, dans tel moment historique, plus ou moins favorisé de
famine ou d’abondance, de génocide ou de liberté ? De plus, la psychanalyse a douté de
l’autonomie de la raison, empêchée par le contenu parfois monstrueux de l’inconscient ; sans
compter, de manière plus pertinente, le goût pour l’irrationnel, la tyrannie (qu’elle soit fasciste,
théocratique ou communiste) et le mal de nombre de nos frères trop humains. Ce serait tomber
dans un angélisme suicidaire que de nier ces nombreuses pierres d’achoppement sur le chemin
d’une constitution du soi libre et d’une société des libertés.
Chez les Grecs, est libre celui qui n’est pas esclave, qui est citoyen, délivré de la tyrannie par le
soin de la démocratie. Grâce à la Réforme protestante, un pas est franchi vers la liberté
individuelle lorsqu’à chaque croyant est licite de lire le texte sacré de la Bible, au point que cette
liberté de lecture et d’interprétation ne soit pas étrangère à l’éthique économique protestante
constitutive de l’esprit du capitalisme[1]. De même, la séparation de l’église et de l’état, dès le
« Rendez à César ce qui est à César » de l’Evangile, caractéristique de la tradition gréco-romaine
et du christianisme, en passant par le libre-arbitre de Saint Thomas d’Aquin, contribue à la liberté
en tant qu’il s’agit de récuser non seulement la théocratie, mais aussi, implicitement, une idée
théocratique de l’état, hélas infuse dans le concept de « volonté générale » présent dans le
principe du socialisme, a fortiori dans celui du communisme, et tel qu’énoncé par Rousseau : « Il
importe donc pour avoir bien l’énoncé de la volonté générale qu’il n’y ait pas de société partielle
dans l’Etat et que chaque citoyen n’opine que d’après lui. [2] »
Cependant, lors de la révolution anglaise, en passant par Milton et sa « liberté d’imprimer sans
autorisation ni censure » -dans laquelle il exige : « Par-dessus toute autres libertés, donnez-moi
celle de connaître, de m’exprimer, de discuter librement selon ma conscience[3] »-, puis par les
Lumières, l’idée de liberté ira plus loin encore dans la séparation des inséparables. La séparation
des pouvoirs, de Locke à Montesquieu, permettra de fragmenter et d’individualiser les décisions,
qu’elles soient publiques ou personnelles. De plus en plus, l’émergence de la volonté individuelle
fonde le rejet du souverain absolu, puis de l’état omnipotent. Le laisser-faire économique, anticolbertiste puis anti-keynésien, devient également un laisser penser, un laisser vivre en paix.
L’homme parvient alors à être le législateur de la société, au contraire d’une société législatrice
de l’homme, y compris au moyen de sa subjectivité, au point que Shelley puisse aller jusqu’à
écrire : « Les poètes sont les législateurs non reconnus du monde.[4] »
Depuis les sociétés holistes traditionnelles, jusqu’à l’individualisme contemporain, un progrès
indéniable s’est fait jour, non seulement en matière d’autonomie de la personne humaine, mais
aussi de reconnaissance de sa sécurité et de son bonheur, ce dernier terme étant inscrit dans la
constitution des Etats-Unis. Lorsque la société civile permet que nous n’appartenions plus à un
tyran ou à un Dieu, elle n’empêche pas pour autant la dimension sociale de l’individu, non au
sens d’une captation obligée par le social mais au sens des interactions entre individus libres. La
capacité à prendre des décisions personnelles et leur adéquation avec les événements et les faits
sont les ressorts et les fins de la liberté. En toute logique, il y a cohérence sine qua non entre la
liberté de conscience et des mœurs d’une part et la liberté économique, fondée sur la propriété et
le capitalisme de concurrence et de contrat d’autre part.
A l’encontre des caricatures, cet individualisme n’est pas incompatible avec les sentiments
moraux[5], l’empathie, l’amour, l’altruisme, étant entendu qu’individualisme s’oppose à
collectivisme, quand altruisme s’oppose à égoïsme, quoique ce dernier soit, en sa capacité à
contribuer à l’émergence de richesses privées et d’échanges profitant à la société entière, redoré
par des auteurs comme Mandeville[6], Adam Smith[7] ou Ayn Rand[8]. L’agapè, la charité,
qu’elle soit personnelle ou associative n’est pas persona non grata dans le cadre
ouvert du libéralisme. La seule acceptation de l’individualisme d’autrui suffit à assurer
une indispensable tolérance, une réciprocité, un équilibre enfin. Ce pourquoi le
libéralisme moral, intellectuel et politique n’est pas dénué de règle assurant sa
légitimité. En ce sens l’autonomie et l’indépendance de l’individu ne sont pleinement possibles
que dans le cercle souple et polymorphe d’une société des libertés et de la croissance des
possibilités, munis cependant de garde-fous : la liberté ne peut se passer d’un état assurant
la sécurité des biens, des contrats et des personnes, au moyen de la justice, de la
police et de la défense, qui sont ses fonctions régaliennes. De surcroit, jusqu’où doit-elle
se munir d’un rempart répressif contre ce qui doit avoir la liberté de se dire, quoique en menaçant
par sa prochaine tyrannie, idéologique puis factuelle, cette même liberté ? La question du voile
intégral est à cet égard cruciale : liberté de conscience et de comportement, ou bien prosélytisme
de l’oppression de l’individu et plus particulièrement de la femme…
Qu’est-ce qu’un libéral ? La réponse nous est donnée par Jean-François Revel : « un libéral est
celui qui révère la démocratie politique, j’entends celle qui impose des limites à la toutepuissance de l’état sur le peuple, non celle qui la favorise. C’est en économie, un partisan de la
libre entreprise et du marché, bref du capitalisme. C’est enfin un défenseur des droits de
l’individu. Il croit à la supériorité des sociétés ouvertes et tolérantes » (p 744). En ce sens, JeanFrançois Revel est cohérent avec le Karl Popper de La Société ouverte et ses ennemis[9] qui voit,
de Platon à Marx, en passant par Hegel, la menace philosophique de l’absolutisme d’état ossifier
nos civilisations…
Ne faut-il pas rétablir l’évidente solution de continuité entre la liberté de conduire sa vie et celle
d’entreprendre, par le biais de la propriété individuelle et du capitalisme ? N’en doutons pas,
l’histoire et la géographie économiques parlent assez en faveur de cette thèse. En effet, plus les
économies sont administrées par l’état, soumises à une suradministration, au matraquage fiscal
qui se veut redistributeur et égalisateur, de l’Etat-providence pré-thatchérien au communisme
soviétique, en passant par le socialisme français des trois dernières décennies, plus elles ont vu
s’affirmer leur échec, s’appauvrir leur population, stagner et péricliter leur croissance. Ludwig von
Mises, dès 1920, avant que l’Union soviétique ait montré de manière éclatante son impéritie,
« démontra qu’il est impossible de construire un système économique viable sans concurrence
libre et sans propriété sur le capital. » (p 633). Il répond également à ceux qui rejettent le
darwinisme social du libéralisme en objectant que « par la division du travail et l’échange, le
libéralisme pacifie la société, alors que le marxisme, à travers la lutte des classes, valorise l’idée
de lutte pour la vie qui fait l’essentiel du darwinisme sociologique » (p 634). Sans compter que la
redistribution confiscatoire du socialisme, décourageant les initiatives, parvient à généraliser la
tyrannie, la médiocrité et la pauvreté.
Néanmoins, pour tout penseur rationnel, sans compter ses abondants détracteurs, sinon
calomniateurs, le libéralisme n’est pas une panacée absolue aux maux de l’humanité, en
particulier économiques. Reste ouverte en effet la question de l’égalité d’accès aux richesses.
Que le développement soit possible et souhaitable pour ceux qui sont entreprenants ne suffit pas
toujours à assurer l’essentiel à ceux qui ont de bien moindres qualités, aux démunis.
Récompensant le travail, le mérite et la responsabilité, doit-il –et jusqu’où doit-il ?- pratiquer la
redistribution en faveur des défavorisés, de façon à établir cette justice sociale qu’Hayek[10] sait
illusoire, mensongère et tyrannique ?
N’y-a-t-il pas à cet égard une actualité de Tocqueville : « L’Ancien Régime professait cette
opinion, que la sagesse seule est dans l’état, que les sujets sont des êtres infirmes et faibles qu’il
faut toujours tenir par la main, de peur qu’ils ne tombent ou ne se blessent ; qu’il est bon de
gêner, de contrarier, de comprimer sans cesse les libertés individuelles ; qu’il est nécessaire de
réglementer l’industrie, d’assurer la bonté des produits, d’empêcher la libre concurrence.
L’Ancien Régime pensait sur ce point, précisément comme les socialistes d’aujourd’hui ». (p 425).
Ou encore : « la démocratie veut l’égalité dans la liberté, et le socialisme veut l’égalité dans la
gêne et la servitude ». (p 426). Pensons qu’il s’agissait là d’un « Discours contre le droit au
travail » prononcé en 1848. Devant l’avalanche du « droit à » et de la dictature du besoin
dénoncée par Ayn Rand[11], que sont devenus devoir, mérite, liberté, et responsabilité ?
Ce sont tous ces auteurs que l’on trouve dans ce fort volume : Les Penseurs libéraux. Voltaire et
son éloge du commerce, Adam Smith et la main invisible du marché, depuis La Boétie et
son Discours de la servitude volontaire, en passant par leTraité de tolérance universelle de Pierre
Bayle, les Français font jeu égal avec les Anglo-saxons, de Milton et Locke, en passant par John
Stuart Mill et La désobéissance civile de Thoreau, jusqu’à l’école de Chicago et Milton Friedman…
Les grands du libéralisme classique sont ici à l’honneur : Kant bien sûr, Hayeck et saRoute de la
servitude, qui établissait la congruence du national-socialisme allemand et du communisme,
Mario Vargas Llosa ironisant contre « l’exception culturelle », ou Pareto dénonçant « le péril
socialiste »… Mais connaissez-vous, en des textes parfois jusque-là indisponibles, Ortega y
Gasset, Jurieu, Laboulaye, ou Lysander Spooner qui affirme que « le vote ne fonde aucune
légitimité » et qui s’insurge contre « l’état bandit » ?
L’ouvrage d’Alain Laurent et Vincent Valentin remplace alors, in nucleo, une bibliothèque entière,
luttant par ailleurs à armes plus nombreuses avec un précédent de Pierre Manent : Les
Libéraux[12]. Son abondante anthologie ordonnée est à la fois un vadémécum, un résumé fort
réussi de l’histoire de la pensée, une constitution philosophique libérale portative, mais aussi une
invitation à former une plus intégrale collection des nombreux ouvrages fondamentaux. Du
« libéralisme renouvelé par l’acceptation partielle de la critique socialiste » (p 746) de Raymond
Aron à l’anarchocapitalisme de Murray Rothbard dont « le laissez-faire intégral » ne peut
s’accoutumer de l’état « ennemi naturel de la liberté » (p 802), tout le spectre libéral est couvert.
Plaidant non seulement la cause du libéralisme, mais encore celle de l’équité qui réclame que l’on
rende à cet immense courant de pensée et de regard sur le réel toute sa dignité humaine et
philosophique contre ses détracteurs, le plus souvent ignorants et aveugles, à moins de
considérer qu’ils veulent garder les places acquises qui leurs permettent de vivre au-dépens de
tout le monde, ce livre ambitieux, certes pas d’un accès simplissime, n’est jamais démagogique.
Pour ce faire, il se présente en trois parties : une vaste introduction, « L’idée libérale et ses
interprètes » ; une plus vaste encore « Anthologie », thématique et chronologique, de
« L’émergence du libéralisme contre l’absolutisme », jusqu’à l’actuel « courant libertarien » ; de
nombreuses annexes enfin, de la complexe « généalogie d’un mot : libéralisme », en passant par
un dictionnaire, jusqu’à une bibliographie. Livre savant, livre de chevet, aux argumentations
beaucoup plus accessibles et claires que ce que le méfiant lecteur aurait pu craindre…
A l’heure française, trop française, où la séparation des pouvoirs, en particulier politique et
économique, devient de plus en plus un vain mot, où la liberté d’entreprendre, voire de
conscience et d’expression, est fragilisées, il manque à nous tous une fondamentale porte de
liberté : elle s’ouvre alors en osant le courage d’affronter les idées roboratives et dynamiques
contenues dans Les Penseurs libéraux. Ses 900 pages, généreuses, encyclopédiques, comblent
une lacune d’importance devant la pléthore d’ouvrages d’inspiration marxiste plaidant
l’interventionnisme et la régulation économique qui formatent sans discernement les esprits.
Faut-il espérer qu’en la noble compagnie d’initiatives comme le Dictionnaire du libéralisme[13] et
le collectif Libres[14], cet opus magnus qu’est Les Penseurs libéraux soit le signe d’un juste
infléchissement de la pensée contemporaine et à venir ? Car il n’y a pas de philosophie politique
sans libéralisme.
Thierry Guinhut
Thierry Guinhut: une vie d’écriture et de photographie
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[1] Voir à ce sujet Max Weber : L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, Plon,
1964.
[2] Jean-Jacques Rousseau : Du Contrat social, Œuvres complètes, Pléiade, tome III, p
372.
[3] John Milton : Areopagitica pour la liberté d’imprimer sans autorisation ni censure,
Aubier, 1956, p 211.
[4] Percy Bysshe Shelley : Défense de la poésie, La Délirante, 1980, p 45.
[5] Voir à ce sujet : Adam Smith : Théorie des sentiments moraux, PUF, 1995.
[6] Bernard de Mandeville : La Fable des abeilles, Vrin 1990.
[7] Adam Smith : Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations, PUF,
1999.
[8] Ayn Rand : La vertu d’égoïsme, Les Belles Lettres, 1993.
[9] Karl Popper : La Société ouverte et ses ennemis, Seuil, 1979.
[10] Friedrich A. Hayek : Droit, législation et liberté, PUF, 1981.
[11] Ayn Rand : La Grève, Les Belles Lettres, 2011.
[12] Pierre Manent : Les Libéraux, Hachette Pluriel, 1986 et Tel, 2001.
[13] Dictionnaire du libéralisme, sous la direction de Mathieu Laine, Larousse, 2012.
[14] Collectif La Main invisible : Libres, Editions Roguet, 2012
Au sujet de ces deux derniers volumes, voir : Deux manuels des libertés : Libres,
Dictionnaire du libéralisme

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