les pinceaux sales

Transcription

les pinceaux sales
Atelier d’écriture de nouvelles les 14 octobre et 2 décembre 2006 – Lire en Fête
Animé par Karine FOUGERAY
--------------------------------Texte de Karine FOUGERAY
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LES PINCEAUX SALES
"Manu continuait de sonner à la porte, mais rien ne se passait. Moi j’attendais
sur le palier derrière lui, il était 8 heures 10, on venait d’embaucher et on se
retrouvait coincés ici, face à cette porte taguée qui ne voulait pas s’ouvrir. On
n’était pas d’humeur joyeuse. Comment gagner des heures sur un chantier
lorsqu’on ne peut y accéder, au chantier ? De toutes façons, avec les HLM,
c’était toujours la même histoire. Une fois sur deux on tombait sur des barjos
qui nous mettaient des bâtons dans les roues. On leur refaisait leur appart à
l’œil et ils n’étaient jamais contents. De vrais tarés.
Manu a commencé à cogner sur la porte de plus en plus fort, à tel point que je
lui ai dit de se calmer.
– Arrête Manu, ça sert à rien, si tu défonces la porte on sera pas plus avancés.
Allez, va, on retourne à la boite et on avisera là-bas.
Au moment où on se mettait à nouveau les pots de 15 litres au bout des bras
pour faire demi-tour, la porte s’est ouverte et on est entrés. Il n’y avait
personne, juste une petite fille haute comme trois pommes qui nous regardait
de ses yeux vides comme si on était des ovnis.
– Où sont tes parents ? On vient pour repeindre les chambres et le couloir.
La gamine suçait un nounours marron qui n’avait plus de fourrure à force d’être
mâchouillé. Elle a répondu :
– Maman est partie travailler et papa il dort.
– Et toi ? Tu n’es pas à l’école ?
– Moi je regarde la télé. J’attend que papa il se réveille pour aller à l’école.
– Et à quelle heure il se réveille ton papa ?
– Je sais pas, des fois il se réveille pas du tout.
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--------------------------------Texte de Paulette
--------------------------------- Partons, dit Manu, nous ne pouvons pas rester dans cet appartement avec cette
petite fille, en chemise de nuit, les yeux pleins de sommeil…
- Comment tu t’appelles ?
- Laurie.
- Quel âge tu as ?
- Six ans.
- Où est ta maman ?
- Elle distribue le lait et le journal avant neuf heures.
- Et ton papa ?
- Ce n’est pas mon papa, c’est Jules, le copain de ma maman. Il travaille la nuit à
l’hôpital. Mon vrai papa, c’est lui, dit-elle en pointant le doigt sur Manu.
- Qu’est-ce que c’est que cette connerie? grogne Manu très mal à l’aise. Viens on
se casse !
- Non, ne pars pas, je t’attendais ! Ma maman m’a dit qu’un jour mon vrai Papa va
venir.
Elle s’approche de Manu et lui prend la main.
- Tu vas m’amener voir la mer ?
Manu mal à l’aise baisse la tête, tourne en rond, et recommence à s’énerver.
- Mais enfin Manu, peux-tu m’expliquer ce que tu viens faire dans cette histoire ?
Tu m’avais caché qu’t’avais une môme ?
Laurie éclate en sanglots.
- Ne me laisse pas, je veux aller voir la mer, je veux que tu sois mon papa !
Manu s’accroupit, aussitôt Laurie se blottit contre lui et pour la première fois je
vois le regard de cette grande brute se brouiller. Il demande à l’enfant.
- Comment s’appelle ta mère ?
- Marilyn.
- Marilyn comment ?
- Dubois.
Aussitôt le gros Manu se détend, soulagé. Lui, le célibataire indécrottable n’a pas
ce nom à son tableau de chasse ... Mais l’effet que lui fait cette petite fille
m’étonne. Nous faisons ce boulot inintéressant ensemble depuis quinze ans, il faut
bien gagner sa croûte… C’est bien la première fois que je le vois manifester un peu
d’émotion. Il faudra que je lui pose quelques questions !...
- Et pourquoi j’s’rais ton père ?
- Parce que ma maman m’a dit que mon vrai papa c’est un peintre et qu’un jour il
viendrait me chercher et qu’on irait voir la mer. Hier, maman a demandé à Jules
d’ouvrir la porte aux peintres, avant d’aller dormir. Ce matin je suis restée au lit
en disant à papa Jules que j’avais mal au ventre…
Ça commençait à tourner au vinaigre cette histoire, il était temps qu’on mette les
voiles. Payés à la tâche nous n’étions pas heureux de la perte de cette demijournée. J’étais en colère, c’est incroyable les situations qu’on découvrait dans ces
logements ! Nous nous apprêtions à reprendre nos pots de peinture et à sortir de
l’appartement en amenant l’enfant inconsolable, dont nous ne savions trop quoi
faire ! L’amener où ? Quant une femme poussa la porte.
- Maman !
- Laurie !
- Que fais-tu là ? Tu devrais être à l’école !
Marilyn est furieuse de trouver Laurie à la maison, et visiblement inquiète de la
voir seule en notre compagnie.
- Vous êtes les peintres ? Puis se tournant vers sa fille.
- Décidément Jules n’a pas vraiment d’autorité sur toi !
Laurie lui saute au cou.
- J’ai dit que j’avais mal au ventre et je suis restée couchée pour attendre mon
vrai papa, dit-elle en montrant Manu.
Marilyn ouvre des grands yeux, regarde Manu et demande :
- Qu’est ce que vous lui avez-vous raconté ? Je ne vous ai jamais vu ! C’est une
histoire de fous !
- On n’a rien dit madame, c’est votre fille qui a inventé cette histoire, on n’est pas
là pour se faire engueuler. Vous savez, on pourrait appeler la DDASS, laissez une
gamine toute seule… vous auriez des ennuis.
Très en colère, Marilyn repose Laurie il va falloir que tu m’expliques ce que tu as
raconté ? Elle, qui jongle avec les horaires pour assurer la bonne marche de la
famille, est outrée qu’on puisse la prendre en faute.
- Pour les travaux M’dame, vous recontacterez l’agence dit Manu en bougonnant.
Vous êtes complètement barges dans cette tour, les heures perdues ne nous sont
pas payées, Nous, on ne reviendra pas. Débrouillez-vous avec votre fille !
- Excusez-moi ! Au revoir et merci messieurs !
Marilyn s’écroule sur une chaise
Il faut que j’arrête de lui raconter ces bêtises !, il faut que j’arrête de me faire du
cinéma. C’est fini ce rêve. Il ne reviendra jamais « mon bel artiste aux pinceaux
salés » qui taguait les rochers !
Insouciante, avec pour seul bagage un sac à dos, elle l’avait rencontré dans une
rave-party en Bretagne. Elle avait tout quitté pour le suivre dans sa vieille
camionnette. Ils avaient passé des jours incroyables sur la côte. Il avait un talent
fou. Mais un matin il a mis les bouts, en lui laissant ce beau souvenir.
Et puis… Jules est un bon père…
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--------------------------------Texte de Béatrice
--------------------------------Moi, ça me gênait le regard étonné de la gamine qui mâchouillait toujours son
nounours marron. Elle avait l’air inquiet et regardait avec effroi le gros Manu en
train d’enfiler sa combinaison tachée.
Je m’approchai doucement de la petite, haute comme trois pommes et je lui dis
- Quelle couleur tu préfères ?
Son regard s’éclaircit et se hissant sur la pointe des pieds, elle mit sa bouche tout
contre mon oreille.
Je regardais Manu qui la regardait. Alors la gamine, berçant son nounours, s’avança
à petits pas vers le pot de peinture verte et se penchant au dessus de la couleur,
les yeux brillants, tandis que quelques larmes, s’écoulaient, chuchota :
- J’aimerais beaucoup faire une jolie promenade à la campagne !
Le bruit d’une porte s’ouvrant brusquement nous fit détourner la tête et nous
vîmes jaillir de la chambre un homme ébouriffé, les yeux tout gonflés de sommeil :
- Papa !
- Hé les gars, qu’est-ce que vous faîtes là ?
- Ben, on est les peintres des H LM, dit Manu !
- Ah oui, c’est vrai ! j’me rappelle ! mais quelle heure il est ?
- Huit heures et demie, dit Manu. La petite, elle va pas à l’école ?
- Si, si j’m’habille vite fait et on y va, j’en ai pour cinq minutes.
Le père et la petite fille disparaissent dans l’ascenseur, pendant ce temps nous
préparons le matériel. Il revient vite et nous dit :
- Vous voulez un café les gars avant de vous y mettre ?
- D’accord, c’est sympa !
Nous nous installons tous les trois dans la petite cuisine bien rangée et tout en
sirotant notre café nous discutons de choses et d’autres et c’est comme ça qu’on
apprend que le père est veilleur de nuit dans une usine, la mère aide soignante, et,
que ma foi, avec ces horaires, la vie est parfois quelque peu compliquée…
- C’n’est pas tout ça ! dis-je. Par où on commence ?
- La chambre de la petite ! dit Manu.
- Ben ça, dit le père, c’est une bonne idée ! Mais de quelle couleur ?
- Elle à l’air d’aimer la campagne ! Si on lui peignait un panneau avec des arbres,
de l’herbe, des fleurs, des oiseaux, des papillons … enfin tout, du vert, quoi !
Le père, sourire aux lèvres, propose :
- Vous savez les gars, j’ai un bon coup de crayon, moi, je peux faire les dessins et
vous la peinture !
- D’accord ! Au travail. C’est bien la première fois que ça nous arrive de ne pas
tomber sur des barges, me dit Manu. On va y laisser des plumes… Ça n’entre pas
dans les
horaires de notre travail à la tâche… Mais ça fait du bien, des gens
normaux dans ce monde de brutes…
Et c’est ainsi qu’à dix sept heures, la maman de retour avec la petite, haute
comme trois pommes et le délicieux nounours, découvrirent un merveilleux tableau
bucolique sous le regard réjoui des « trois peintres »
Et depuis, la gamine, son nounours et tous les nombreux doudous se baladent
pendant des heures à la campagne en se racontant de merveilleuses histoires…
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--------------------------------Texte de Marie (première version)
--------------------------------- Hein !? Ben, comment tu vas à l’école s’il ne se réveille pas ?
- Des fois j’y vais pas, des fois y a Malika qui vient me chercher ; mais là,
aujourd’hui, je sais pas.
C’est là que Manu est intervenu :
- Et t’as déjeuné ?
- Oui, avec mon nounou, maman nous a laissé des crunch ;
- Et tu sais où elle est ton école ? tu sais y aller ?
- Ben oui, c’est juste à côté du Casino.
Y a eu un silence plutôt chargé. Manu, il quittait pas la petite des yeux, ça se
voyait qu’il réfléchissait à toute vitesse.
- Bon, écoute, qu’il m’a dit, toi tu restes là, moi je conduis la petite à l’école ;
essaie de voir où est son papa.
Jamais il m’avait parlé comme ça, je suis sûr que jamais il avait parlé à personne
comme ça. Mais là, c’était lui qui donnait les ordres, c’était lui le chef. J’ai même
pas pensé à discuter.
Les chaussures de la petite étaient dans l’entrée, posées sur un caillebotis. Elle les
a mises tranquillement, elle a mis son petit manteau aussi. Habituée à obéir, la
gamine !
- On laisse le nounou ?
- Oh non ! elle a dit.
Et ils sont partis, main dans la main, tranquilles, avec le nounou.
N’importe qui aurait pu l’enlever ! Et moi, je sentais la colère monter. J’en avais
vu des trucs, mais là, je sais pas… cette petite bichette, toute petite, toute
confiante… je lui en voulais au papa !
Alors je me suis enfoncé dans l’appartement. Le couloir, il était pas beau à voir,
les murs tout écaillés, salis, éraflés, même comme légèrement excavés par
endroits, grattés, creusés. Les gens sont pas bien, quand même… !!
J’ai poussé une porte, c’était la chambre de la petite. Y avait pas grand-chose làdedans, un petit lit, une petite commode, quelques jouets. C’est vrai qu’y avait de
quoi repeindre !
Après y avait le salon ; et puis là, cette porte là, fermée, forcément elle donnait
sur la chambre des parents, vu que la cuisine je l’avais laissé sur ma droite en
entrant avec Manu. Alors j’ai frappé.
- Monsieur, j’ai dit, c’est le peintre.
J’étais plus en colère bizarrement, j’étais étonné, et aussi - comment dire comme consterné et je savais pas pourquoi.
Tout doucement, j’ai dit :
- Vous savez ? On doit repeindre aujourd’hui ! Le syndic a dû vous envoyer un
courrier… Vous m’ouvrez ?
Rien, pas de réponse, pas un bruit, rien de rien. J’entendais que le grésillement de
l’électricité dans le couloir, c’est tout.
J’étais de plus en plus surpris, comme mâché un peu de l’intérieur et puis inquiet
aussi.
J’ai frappé doucement, rien ne s’est passé.
J’ai frappé plus fort, et là j’ai, commencé à avoir carrément peur. Et comme je
fais toujours quand j’ai peur, j’ai fait n’importe quoi,…. là, j’ai ouvert la porte…
au lieu d’aller chercher le concierge.
Il était en travers du lit, au milieu de la pièce, les yeux grands ouverts, fixés sur le
plafond - moche le plafond, en dalles de polystyrène – et puis gris son visage et
bleues ses lèvres, vraiment bleues.
Ca faisait longtemps qu’il était comme ça en travers du lit ; ça faisait longtemps
qu’elle était partie la maman.
Heureusement que Manu avait emmené la gamine. C’était bien elle qui disait :
« des fois, il se réveille pas du tout. »
Eh ben, là ! cette fois c’était sûr, il se réveillerait plus jamais !
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--------------------------------Texte de Marie (deuxième version)
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- Hein !? Ben, comment tu vas à l’école s’il ne se réveille pas ?
- Des fois j’y vais pas, des fois y’a Malika qui vient me chercher ; mais là,
aujourd’hui, je sais pas.
C’est là que Manu est intervenu :
- Et t’as déjeuné ?
- Oui, avec mon nounou, maman nous a laissé des crunchs ;
- Et tu sais où elle est ton école ? tu sais y aller ?
- Ben oui, c’est juste à côté du Casino.
Y eu un silence plutôt chargé. Manu il quittait pas la petite des yeux, ça se voyait
qu’il réfléchissait à toute vitesse.
- Bon, écoute, qu’il m’a dit, toi tu restes là, moi je conduis la petite à l’école ;
essaie de voir où est son papa.
Jamais il m’avait parlé comme ça, je suis sûr que jamais il avait parlé à personne
comme ça. Mais là c’était lui qui donnait des ordres, c’était lui le chef. J’ai même
pas pensé à discuter.
Les chaussures de la petite étaient dans l’entrée, posées sur un caillebotis. Elle les
a mises tranquillement, elle a mis son petit manteau aussi. Habituée à obéir, la
gamine !
- On laisse le nounou ?
- Oh non ! elle a dit.
Et ils sont partis, main dans la main, tranquilles, avec le nounou.
N’importe qui aurait pu l’enlever ! Et moi, je sentais la colère monter. J’en avais
vu des trucs, mais là, je sais pas… cette petite bichette, toute petite, toute
confiante… je lui en voulais au papa !
Alors je me suis enfoncé dans l’appartement. Le couloir, il était pas beau à voir,
les murs tout écaillés, salis, éraflés, même comme légèrement excavés par
endroits, grattés, creusés. Les gens sont pas bien, quand même… !!
J’ai poussé une porte, c’était la chambre de la petite. Y avait pas grand-chose làdedans, un petit lit, une petite commode, quelques jouets. C’est vrai qu’y avait de
quoi repeindre !
Après y avait le salon ; et puis là, cette porte-là, fermée, forcément elle donnait
sur la chambre des parents, vu que la cuisine je l’avais laissé sur ma droite en
entrant avec Manu. Alors j’ai frappé.
- Monsieur, j’ai dit, c’est le peintre.
J’étais plus en colère bizarrement, j’étais étonné, et aussi -comment dire- comme
consterné et je savais pas pourquoi.
Tout doucement, j’ai dit :
- Vous savez ? On doit repeindre aujourd’hui ! Le syndic a dû vous envoyer un
courrier… Vous m’ouvrez ?
Rien, pas de réponse, pas un bruit, rien de rien. J’entendais que le grésillement de
l’électricité dans le couloir, c’est tout.
J’étais de plus en plus surpris, comme mâché un peu de l’intérieur et puis inquiet
aussi.
J’ai frappé doucement, rien ne s’est passé.
J’ai frappé plus fort, et là j’ai, commencé à avoir carrément peur. Et comme je
fais toujours quand j’ai peur, j’ai fait n’importe quoi… là, j’ai ouvert la porte… au
lieu d’aller chercher le concierge.
Si je m’attendais à ça !?
Je rentrai dans une pièce de dimensions extravagantes par rapport à la taille de
l’appartement.
Il y avait trois tables disposées en U avec plein de personnes assises autour, surtout
des femmes. Et du côté où j’étais entré, encore une table plus petite, placée face
aux autres, avec une dame blonde qui lisait un papier en silence.
Les personnes autour de la table, écrivaient sur des feuilles, certains vite, sans
s’arrêter, d’autres en hésitant. Ca m’a fait penser à quand j’étais en
apprentissage, la semaine des cours théoriques. Sauf que là personne leur dictait,
peut-être un contrôle, mais y avait pas de tableau, pas de sujet. Quoiqu’à y
regarder de plus près… Ils avaient un bout de papier avec un texte sur leur table,
mais quand même, ça m’étonnerait parce que ces gens-là ils n’avaient pas du tout
le même âge. Il y en avait des vraiment jeunes, adolescents, des vraiment mûrs et
entre les deux ; tous les âges quoi !
J’étais tellement surpris que j’ai même pas pensé à regarder l’état des murs. Y
avait des grandes baies vitrées derrière ce rang de têtes penchées sur des bouts de
papier, des grandes baies avec des grandes tentures bleues dont certaines étaient
tirées ; derrière, on s’apercevait -parce que, vous allez pas le croire, c’était la
nuit !- qu’il y avait d’immenses pelouses, grandes à ne pas croire, et vallonnées…
tiens ! on aurait dit un golf.
Un truc de ouf quoi ! Moi, j’y comprenais plus rien, et pourtant j’avais un
sentiment de proximité, d’intimité avec ces gens, surtout avec la dame blonde.
J’étais sûr qu’elle, elle savait pour le père de la petite fille. Mais bizarrement, j’ai
pas pu lui demander : quand je lui parlait, elle tournait un peu la tête de mon côté
et puis, c’est tout, elle se remettait à lire en silence. Et pendant, ce temps-là, les
autres, ils grattaient.
C’est là que je me suis rendu compte que je passais totalement inaperçu ; on ne
m’entendait pas, on ne me voyait pas non plus.
Alors, je me suis approché d’une table pour essayer de voir le sujet du devoir, si
c’en était un. Enfin, j’était tellement perdu !... on sait jamais, ça aurait pu me
donner un indice sur ce qui se passait….
Tout ce que j’ai eu le temps de lire, c’est le titre : « des pinceaux salés ». La dame
sur qui je regardais, elle a rangé ses papiers juste quand je commençais à lire.
C’est bien la petite qui disait ce matin : « des fois, il se réveille pas du tout ». Eh
ben ! j’ai l’impression que c’est moi qui suis pas réveillé.
Des pinceaux salés…. je vous jure !
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--------------------------------Texte de Daniel
--------------------------------A.D.E.M.E
Manu avait déjà quitté la pièce, et s’était enfermé dans les WC lorsque
j’entendis sonner à la porte d’entrée. La petite ne bougea pas, mais je voyais bien
à l’air qu’elle avait, qu’elle souhaitait que j’aille ouvrir.
Je tendis l’oreille en direction de la chambre dans laquelle son père était
supposé dormir ; j’espérais qu’il allait se lever et répondre.
J’entendis seulement un vague ronflement à peine audible venant de cette
direction.
Je pris donc sur moi d’aller ouvrir.
J’avais à peine entrebâillé la porte, qu’une jeune femme blonde , peut-être la
quarantaine ou la trentaine ou la cinquantaine, j’avais du mal à savoir à cause de
la couleur de ses cheveux, entra dans l’appartement en me bousculant un peu et
aboya une vague présentation dont je pus extraire avec difficulté quelques mots et
en deviner le sens, ce qui me permit de comprendre que j’avais affaire à une
inspectrice de la brigade des mineurs, laquelle, si j’avais bien compris, était
mandatée par le Procureur de la République, qui l’avait chargée de venir enquêter
sur l’absentéisme scolaire d’une petite fille qui devait être celle qui était près de
moi.
C’est à ce moment là qu’entra sans prévenir un type, lui plutôt autour de la
cinquantaine, cette fois j’en étais sûr, assez baraqué, plus que moi en tout cas,
mais chauve, congestionné et souriant quand même, qui me fit un clin d’œil que
j’interprétais, car j’en avais réellement besoin, comme bienveillant à mon égard.
Puis, s’adressant à moi d’une voix assez douce il me dit : « Vous êtes le père ? »
Je n’eus pas le temps de répondre, que Manu sortit des WC et s’exclama en
remettant son tee-shirt dans son jean et en reboutonnant sa braguette : « C’est
hard !!! »
Dans l’instant je ne savais pas si c’était la situation que nous vivions et dont il
ne pouvait pas avoir idée ou ce qu’il avait pu voir dans les WC qui était hard.
Voyant mon embarras, Manu se gratta l’entrejambe, c’était devenu un tic chez
lui lorsqu’il était embarrassé et ce geste fit apparaître les trois points tatoués
entre son pouce et son index de la main droite, ce qui ne manqua pas d’attirer
l’attention du chauve souriant, qui fit une moue de connaisseur.
Au quartier, j’avais appris que pour les lascars, il n’y avait que trois types
d’humains susceptibles de s’intéresser à eux : les pédés, les éducateurs et les flics.
Le chauve appartenait donc à l’une des ces catégories, mais comme il avait
suivi tornade blonde, j’en concluais, peut-être hâtivement et bien qu’il ne se soit
pas présenté, qu’il était flic mais à bien y réfléchir, il aurait aussi pu aussi bien
être éducateur de juge.
C’est alors que Manu ajouta en bon peintre qui en rajoute une couche : « Un
endroit pareil, c’est pas fait pour chier », puis avant de tourner les talons, « C’est
chaud. »
En tout cas le manque de perspicacité du baraqué souriant m’avait étonné, je
répondis que je n’étais qu’un ouvrier de chantier chargé par l’office de HLM de
remettre en état l’appartement dégradé.
J’ajoutais que mon collègue était du quartier, où l’on avait créé une espèce de
régie pour donner du travail aux plus paumés.
Pendant ce temps là, la blonde avait entraîné la petite fille dans la cuisine, où
en bon flic genre social, elle en avait profité pour ouvrir le frigo, constater sur
l’évier la présence de nombreux cadavres de bouteilles de rosé, puis elle s’était
rendue dans la salle de bains où s’empilait du linge sale et du linge lavé mais pas
encore essoré en grande quantité.
Elle s’apprêtait à ouvrir la porte de la chambre du père, lorsque la sonnette de
l’entrée retentit à nouveau et que dans l’entrebâillement de la porte nous
aperçûmes, une dame d’un âge cette fois absolument indéterminé, portant un
cartable en tissus pareil à ceux qu’on distribue aujourd’hui dans tous les congrès et
colloques de travailleurs sociaux, mais un peu passé et démodé, sur lequel il
devenait difficile de déchiffrer les inscriptions d’origine.
« Y’a personne ? » dit-elle. Puis, sans attendre la réponse, ladite dame se
présenta comme tutrice et finalement, tourna les talons sans autre forme de
procès lorsque le présumé inspecteur lui dit qu’il n’avait pas encore pu voir le père
émerger.
« À plus » se contenta t-elle de dire, comme si nous avions été perpétuellement
scellés à chaux et à plâtre dans cet appartement et qu’elle devait à chaque visite
nous y revoir.
Moi, je dois l’avouer, je me sentais de plus en plus comme dans un bois.
« Ca daille » gueula Manu, qui ne manquait jamais une occasion de rappeler par
un bon mot son A.O.C. cité.
J’en déduisis qu’il devait être dans la cuisine pour y laver les pinceaux car c’est
une tâche qui détestait entre toutes.
Nous entendîmes alors l’ascenseur redémarrer avec un bruit de ferraille. Un
peut comme dans le père Noël est une ordure.
Je voyais bien que la blonde et le chauve n’étaient pas contents et qu’ils
allaient passer leur désappointement sur le premier con venu et que c’est à ça que
j’allais servir car ils me tiendraient pour responsable de ce qui se passait.
Je m’apprêtais à me justifier, car objectivement, je n’y étais pour rien, lorsque
la petite se tournant vers la porte, d’une toute petite voix dit : « Tiens, voilà le
Monsieur de mon Papa. »
Le Monsieur de son papa lui, était plutôt jeune, et plutôt du genre « beau
gosse », il était entré sans que nous n’y prenions garde.
En un éclair j’imaginais qu’il devait avoir le double des clefs car il n’avait pas
sonné et nous ne l’avions pas vu entrer.
Il passa devant nous, roulant les mécaniques, manière culturiste bodybuildé et
tout sourire se dirigea d’un pas assuré vers la chambre présumée être celle du
père, dans laquelle, sans frapper, il entra.
Manu, en fait, n’avait pas réussi à trouver la cuisine, il s’était perdu dans
l’appart et nous l’entendîmes gueuler quelque part dans ce qui devait être un
cellier ou un débarras. « C’est un vrai château c’t’appart. »
J’avais cru entendre sonner une nouvelle fois, mais c’était certainement une
hallucination, en tout cas, ce dont j’étais sûr, c’est que le mec, monsieur-à-papa,
n’était pas encore ressorti de la chambre.
La petite avait quitté les jupes de la miss-fliquette et s’était accroché à mon
blanc, elle dit alors en me regardant de ses grands yeux bleus aux cils recourbés :
« Lui, en désignant la chambre de son papa, il va toujours dans la chambre et
moi j’peux pas y aller. »
L’inspecteur baraqué, chauve, bienveillant, rougit quand même et moi je
tripotais nerveusement les clefs du camion qui étaient dans la poche de mon jean
sous mon blanc.
J’essayais de penser à autre chose, de me raccrocher au dernier téléfilm que
j’avais vu mais sans pouvoir me souvenir du titre, je savais seulement qu’il y était
question de galettes sucrées salées ; mais quel rapport avec la scène à laquelle
nous étions conviés malgré nous ?
Et ces flics qu’on aurait dit frappés du tétanos qui ne faisaient rien.
En fait je n’arrivais pas à me concentrer car j’étais franchement troublé.
Comment pouvaient-ils supporter que cette petite fille soit le témoin de tout
cela ?
C’est alors, ultime coup de théâtre, que la porte s’ouvrit et qu’une dame le
visage ravagé par la fatigue avec des grands yeux bleus tristes comme ceux d’un
cocker vieillissant à la veille d’être placé dans une maison de retraite pour chiens,
entra.
La petite fille se précipita dans ses bras en criant « Maman !!! »
Le-Monsieur-de-papa choisit ce moment précis pour sortir de la chambre, il
embrassa celle que la petite fille appelait maman et repartit.
A mon tour je me sentis frappé par le tétanos.
Les deux soit-disant flics ne dirent rien non plus.
Nous n’avions pas vu le temps passer, c’était déjà l’heure de la pause de midi.
Manu cria : « À la gamelle. »
Aucun à-propos, c’était son côté con mais sympa quand même.
Mais les deux présumés flics, la blonde et le chauve, et moi, une question nous
démangeait.
Tornade blonde allait la poser, la question, lorsque la porte de la chambre
s’ouvrit et qu’un homme encore endormi en tee-shirt et caleçon en sortit.
Il porta les mains à ses oreilles dont il extirpa des choses bizarres.
« Papa » dit la petite fille en lui faisant un gros bisou alors qu’il se penchait
vers elle pour la prendre dans ses bras.
- J’suis agent de sécurité dans un entrepôt, dit l’homme, et je rentre en milieu
de nuit, mais il y a tellement de circulation dans la rue que j’ai vraiment du mal à
dormir, je ne m’endors que sur le matin.
- Vous n’avez pas de réveil, dit le flic mâle qui semblait compatir ?
- Si, mais je ne l’entends pas et je loupe l’heure de l’école.
- C’est pour ça que le voisin vient me réveiller, mais il n’est pas toujours à
l’heure lui aussi et parfois il oublie.
- Vous êtes en tutelle, dit tornade blonde, pourquoi ?
C’est la maman qui répondit :
- Chômage de mon mari, dettes de loyer, d’électricité, d’impôts, j’ai demandé
au Juge de mettre les allocs sous tutelle et on s’en sort mieux depuis.
- Regardez, dit le somnolent en sortant de la poche de son tee-shirt deux
petites boules roses, c’est à cause d’elles que ma fille manque l’école.
Il nous montra deux boules QUIES, un peu sales, qu’il triturait dans ses doigts
abîmés, puis il ajouta :
- l’ADEME nous a promis des vitrages isolants ; en attendant, j’achète ces
boules elles ne sont pas remboursées pas l’ADEME (1) ou la sécu, ajouta-t-il avec un
pauvre sourire fatigué, d’ailleurs l’ADEME elle ferait bien de faire réinstaller les
containers pour le verre, ça fait plusieurs mois qu’on garde les bouteilles depuis
que le dernier container a été incendié.
- Vous avez peut-être vu les WC, dit la mère ?
- Excusez, ajouta-t-elle, depuis qu’on est là, on a pas eu le temps et l’argent
pour les refaire, l’ancien locataire était camionneur.
Je baissais la tête, j’étais comme dans la forêt vierge au milieu d’une tribu
anthropophage et les deux autres, ne semblaient pas non plus à leur aise.
- Nous repasserons plus tard, dirent tornade blonde et chauve souriant, presque
en même temps.
- D’ici là ne vous inquiétez pas trop, mais envoyez-là à l’école, sinon vous
n’aurez jamais la paix.
- Merci, dit la mère seule, car le père était parti se laver.
« Tu viens bouffer ? » dit Manu qui était réapparu et qui s’impatientait.
(1) ADEME = Agence de développement pour les économies et la maîtrise de
l’énergie. Elle a pris en charge l’isolation extérieure des appartements soumis à
des nuisances sonores excessives.
---------------------------------
--------------------------------Texte de Florent
--------------------------------Rencontre du troisième type.
– Ça arrive souvent ?
Les yeux vides se sont plissés, suspicieux.
– Hé, pourquoi vous me posez toutes ces questions, z’êtes des flics, c’est ça ?
– Qu’est-ce que tu vas chercher là ! Appelle ton père. Tu lui dis que les peintres
sont là, tu seras mignonne.
– Nan. J’suis sûre que vous êtes des flics !
La gamine s’est barrée illico dans une chambre en claquant la porte derrière elle.
Nous, on est resté les bras ballants, comme deux ronds de flan. Le coup des flics,
c’était une première. On s’est marrés en se disant qu’au moins, elle allait réveiller
son vieux et pouvoir nous laisser bosser, mais quand le type est apparu dans le
chambranle pour nous pointer comme des sangliers au bout de son fusil à pompe,
on avait plutôt envie de rembobiner le film à son début.
– C’est des flics alors ?
– Ta gueule, reste dans la chambre ! Toi, le petit gros, ferme la porte doucement.
J’ai obéi avec la prudence d’un astronaute en apesanteur. Manu avait hérité des
yeux vides de la gosse. Ses jambes tremblaient salement. On a levé les mains en
évitant de croiser le regard du type. Putain de HLM, putain de tarés. Sûr qu’il
connaîtrait jamais ça, le patron. Il nous envoyait au casse-pipe et pendant ce
temps là, il comptait ses biftons, le cul soudé à sa chaise.
– Allez, toi, le grand. Fous-toi en slip et balance tes fringues par ici.
Peu après, c’était mon tour. Manu s’était pissé dessus. Il avait la larme à l’œil, et
l’air aussi con qu’un chien en train de chier. Moi, j’ai pensé à ma mère et je me
suis retenu.
– Allez, Olivia, ramène-toi et fouille-moi tout ça.
La gamine s’est exécutée. On sentait qu’elle avait du métier malgré sa petite
taille. Quelques secondes plus tard, elle pestait de ne rien trouver de confondant
dans nos affaires. Elle a tiré la manche du pyjama de son père.
– Y sont malins ceux-là, hein papa ! Y sont venus les poches vides. Mais c’est des
flics, j’suis sûre. Y a qu’eux qui sont assez cons pour venir chez nous !
J’avais envie de coller une beigne à la naine pour la faire taire, d’autant que son
vieux semblait céder au dernier argument. Manu s’est liquéfié quand la môme a
suggéré au père de commencer par le grand con. Il s’est mis à genoux, comme à
l’église, implorant avec plus de ferveur que cent nonnes réunies. Moi j’étais
n’importe où ailleurs : chez moi, victime d’une panne d’oreiller ; en train de
rebrousser chemin dans l’escalier avec mes pinceaux secs ; au bar de la civette,
une bière à la main, à commenter la dernière journée de championnat en
partageant l’haleine d’un poivrot anonyme, mais surtout pas ici…
Le type a
balancé un coup de tatanes dans le cul de Manu pour qu’il la boucle.
– J’pense que tu te trompes Olivia. Ça sent pas l’flic dans le coin. Mais il y a un
moyen simple d’en être sûr. On va les laisser bosser et voir ce qu’ils valent. A la
moindre bavure, je repeins tout en rouge. C’est pigé, les super Mario ? Alors au
boulot !
On a remis nos cottes avant de commencer le taf. Le type s’était posté derrière
nous, assis sur une chaise. La gamine ne bronchait plus. Elle câlinait son nounours
en regardant la télé, le pouce dans la bouche. Manu cherchait dans mon regard le
courage qui avait déguerpi du sien. C’était pénible à voir. Il ne nous restait pas
grand-chose d’autre à faire que notre boulot. Le hic, c’est que pour faire du
chiffre, on s’était spécialisés dans le travail rapide. L’application, la propreté, le
respect des temps de séchage, c’était pas notre créneau. Sans compter la
tremblote de Manu, qui risquait de nous condamner à la première erreur. J’étais
pas Molière, merde ! Je ne voulais pas crever sur scène. J’ai commencé à brancher
le collègue sur la formule 1 pour l’aider à redescendre. Je détestais ça mais c’était
le rêve de Manu. Quand je tombais dessus en zappant, ça me rayait les dimanches.
Cette bande de couillons publicitaires suant dans leurs bagnoles rutilantes, me
déprimait en trois secondes, le temps suffisant pour imaginer leur vie pleine de
fric, de femmes siliconées, et de massages aux huiles essentielles. J’avais
bombardé Manu de questions. Au début, ses yeux ont eu l’air de me dire : pauvre
garçon, t’es en train de perdre les pédales. Mais j’ai insisté et ses tremblements
ont cessé à mesure qu’il débitait son savoir en la matière.
Les murs n’étaient pas trop abîmés. En temps normal, on aurait torché ça en cinq
sec mais, avec l’autre cinglé dans notre dos, on prenait autant de soin que si l’on
avait dû restaurer la Joconde. Le visage grimaçant, le geste saccadé, Manu
m’inquiétait presque autant que le fusil à pompe. Je le sentais prêt à l’acte de
bravoure imbécile, celui qui effacerait l’image de son slip souillé. Le courage, c’est
quand la honte l’emporte sur la lâcheté. J’ai senti qu’il gambergeait sévère pour la
jouer fine et, bon sang, j’avais envie de l’assommer pour ne plus voir cette lueur
dans ses yeux. Et puis, à force de guetter Manu, c’est arrivé ! J’ai dérapé sur la
bâche. Je suis parvenu à rattraper le pot de peinture mais le pinceau m’a glissé des
mains pour tournoyer jusqu’aux pieds du type. Il s’est levé d’un bond et j’ai
tremblé au son de l’armement du fusil.
– Je vais arranger ça ! y a pas d’souci c’est de la peinture à l’eau.
– Qu’est-ce t’en penses, Olivia ? Je le bute ou je lui laisse une chance ?
La gamine a incliné son pouce vers le bas. Ça a fait marrer son père. Il y avait de la
fierté dans sa voix.
– Elle est pas géniale, ma môme ? Elle vaut bien dix petits cons dans ton genre !
J’ai acquiescé mollement en fixant le canon. J’aurais payé cher pour pouvoir le
tordre, façon Youri Geller. J’ai pas compris ce qui se passait dans mon dos mais le
canon s’est brusquement incliné vers la gauche et lorsque j’ai finalement tourné la
tête, j’ai vu Manu qui se servait de la gamine comme bouclier humain. A genoux
derrière elle, il la maintenait fermement par la gorge et gueulait au type de lâcher
son arme. J’espérais qu’il aimait sa gosse autant qu’il le disait. Elle hurlait,
balançait bras et jambes au hasard et Manu serrait de plus en plus fort. Quand le
type a posé son fusil, elle avait changé de couleur et respirait à peine. J’ai ramassé
l’arme et inversé les rôles. La crosse en main, je leur ai dit de se foutre à poil. La
pisseuse y est allée de sa goutte. Son père était rongé par la rage. Il avait un
tatouage de pitbull sur le bide qui contrastait avec sa queue en berne. La sueur me
dégoulinait dans le dos. Je me suis demandé si j’allais pas tirer. Manu m’a
finalement pris par l’épaule et on a dévalé l’escalier en se débarrassant du fusil
dans la poubelle du hall.
Deux heures plus tard, on avait vidé la moitié du bar de Manu. J’ai appelé le patron
pour lui dire qu’un client souhaitait le voir en personne pour porter réclamation. Il
s’est emporté, nous a traités de sales pochetrons et a dit que c’était sans doute la
dernière fois qu’il nous adressait la parole. En cela, il n’avait pas tort.
Le soir même, il a longuement sonné à la porte, passablement énervé à l’idée de
devoir constater les dégâts. Personne. Il a haussé les épaules et a commencé à
descendre l’escalier quand une gamine, haute comme trois pommes, a fini par
ouvrir. Elle tenait un nounours dans les bras et le regardait avec des yeux vides,
comme s’il était un ovni.
---------------------------------
--------------------------------Texte de Florent
--------------------------------J’ai pas suivi Manu
La Gamine a fait une moue blasée avant de se réinstaller sur le canapé, son
nounours sur le ventre. Manu, c’était pas quelqu’un qu’il fallait brancher social.
Les mômes carencés, le maternage et tout le tintouin, il s’en battait l’aile.
Il a éteint la télé, a pris la gamine par les aisselles et lui a balancé deux, trois mots
secs en la secouant mollement. La patience chez Manu, c’était plus rare que les
koalas sur Terre, et ça se comptait souvent en secondes. D’ordinaire, j’étais
d’accord avec lui. Si on devait laisser des cartes de visites à tous les blaireaux
qu’on rencontre sur les chantiers, faudrait en abattre des arbres ! Mais là, ça me
faisait mal au cœur. C’était qu’une pauvre gosse.
Des larmes sales ont débordé des yeux vides comme si la gamine en était remplie.
Manu l’a lâchée, m’a regardé puis a haussé les épaules.
— Hé, je l’ai pas torturée, je lui ai juste dit de ne pas rester dans mes pattes et
d’aller bouger son vieux ! y a pas mort d’homme, merde !
J’ai rien ajouté. Je l’ai laissé avec sa conscience. De toute façon, si je l’avais
ouverte, il en aurait remis une couche. Manu restait un pote, mais on avait beau
trinquer ensemble après le taf, il y avait des moments où c’était un connard doublé
d’un salaud.
La gamine s’était assise par terre, contre le mur du fond. Elle me regardait en
suçotant son ourson de plus belle. La morve au nez, indécise, la tignasse hirsute et
grasse. J’ai pensé à ma gosse, à son château de princesse rempli de poupées, à son
parfum charlotte aux fraises, à ses cours de danse aussi.
— Bon, Manu on s’en fout du père, après tout ! Allez, on pousse les meubles et on
attaque le salon. Et toi, petite, bouge de là, on a du boulot !
J’avais parlé doucement. Je me sentais un peu minable. La gamine s’est dirigé sans
broncher vers la cuisine et s’est mise à grignoter des chips pendant que je
protégeais les meubles crasseux avec la bâche, pour éviter de faire une tache de
propre dessus. Pour Manu, les choses étaient rentrées dans l’ordre. Il chantait du
Johnny en passant la décolleuse. J’ai sifflé pour l’accompagner mais j’avais du mal
à raccrocher le wagon. Ça sonnait faux : j’avais le regard de la gosse dans mon dos,
poisseux comme la misère. Je regrettais presque la dernière locataire et son studio
imprégné de pisse de chat. Elle nous avait au moins fait marrer à la fin en se
plaignant de l’odeur de la peinture.
On s’est accordé une pause clope rapide sur le balcon après avoir rebouché les
fissures à l’enduit rapide. Pour faire du chiffre, fallait bosser vite et on avait du
savoir-faire. Manu m’avait tout appris. On mettait deux fois moins de temps que les
autres pour terminer un chantier à peu près correctement. Le père de la gosse
n’avait toujours pas bougé d’un poil. Manu a parié qu’il se pointerait la gueule
enfarinée, au moment du ponçage. Il a balancé son mégot et s’est adressé à la
gamine qui avait habillé son ourson du paquet de chips vide.
— Ton père, quand il dort, il fait pas semblant ! Va lui dire qu’on va poncer et que
ça va faire du boucan.
— J’ai pas envie de me faire taper. Il a vomi toute la nuit, tellement il est malade.
Il va pas vous entendre, c’est sûr, parce qu’il est bientôt mort.
Elle avait mis toute sa conviction là-dedans. La gamine est retournée à son ourson
et au paquet de chips qui lui servait de duvet, ou de je ne sais quoi, et j’ai senti
mon estomac se durcir. Manu n’a pas insisté. Il a commencé le ponçage des parties
sèches et j’ai suivi. La gamine s’est collé les index dans les oreilles en plissant les
yeux. J’ai poncé de plus belle en pensant que les fissures de la vie, ça devrait
pouvoir se rattraper aussi simplement que celles d’un mur. J’avais une putain
d’envie de chialer et de serrer la môme contre moi pour la réconforter. De temps
en temps, je jetais un œil en direction de Manu qui s’affairait en chantant, comme
d’habitude. Pour toucher le cœur d’un type comme ça, cupidon devrait s’armer au
minimum d’un marteau-piqueur GSH 11 E de chez BOSCH.
On a laissé tous le matos sur place pour aller prendre notre pause déjeuner. Il
restait à finir le ponçage de l’enduit avant d’attaquer la sous-couche. Ce serait
bouclé dans la soirée. Manu dévorait son entrecôte, frites pendant que je picorais
en gambergeant. Je savais qu’il allait m’envoyer bouler mais je ne pouvais pas
m’empêcher de lui parler de la gamine.
— C’est quand même malheureux, cette pauvre gosse... sa mère absente et son
père qui crève à petit feu. J’comprends pas comment tu peux rester insensible.
Ça a pas raté. Il est parti au quart de tour, et la bouche pleine :
— Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ! J’suis pas assistante sociale. Y en a qui
naissent dans la merde, qui bouffent du malheur, le monde est injuste et alors ?
Tu proposes quoi ? Lui offrir un cadeau ? Chialer ta pitié ?
— J’ai pas dit que j’pouvais l’aider mais ça me fout le bourdon.
— Je vais te dire ce qui va se passer. Son daron va clamser et si elle continue de
manquer l’école, on va la placer dans un foyer. C’est moche, peut-être, mais c’est
plus la DDASS de l’époque, où on te faisait défiler, le drap sur la tête, devant les
autres gamins quand t’avais le malheur de pisser au lit. Maintenant, ils ont une
chance de s’en sortir.
Les mains de Manu ont tremblé bizarrement. Il a enchaîné sur le cul de la serveuse,
bas mais ferme, selon lui. Moi, j’ai fait comme d’habitude : j’ai suivi en fermant
ma gueule.
Au moment de payer, il m’est venu une idée étrange. Et si la gamine mentait ? Et si
son père n’était pas vraiment malade ? Voilà que je devenais taré, à mon tour ! J’ai
chassé ça de ma tête en vidant le quart de vin dégueulasse que je comptais laisser,
mais devant l’immeuble, tout est revenu et j’ai commencé à paniquer sévère. Je
voulais plus foutre les pieds dans cet appartement, plus rien avoir à y faire. Je
savais pas comment le dire à Manu. Je ne pouvais pas lui parler de mon bide qui se
tordait, ni des images qui défilaient : Le père attaché à son lit, pendant son
sommeil, avec nos bandes adhésives de masquage ; le visage de la gamine tordu
par un mauvais sourire ; la peinture blanche qu’elle lui verse dans les yeux et la
gorge ; les vomissements désespérés et les cils qui s’engluent dans ce suaire
visqueux; les flics qui nous écrasent la gueule contre le mur dès le seuil franchi ; la
gamine, comme un ange, qui témoigne avec cette putain de vérité brutale qui sort
de la bouche des enfants…
Manu a frappé à la porte taguée. J’étais derrière lui, en nage et manquant d’air.
C’est la mère qui nous a ouvert, à peine revenue du boulot. Un visage gris sec et
informe comme une serpillière oubliée. Le corps, idem. Une alternative au
bromure. La môme s’est glissée sous son bras en petit singe. Sa mère l’a
immédiatement envoyée balader, deux mètres plus loin.
— C’est vous les peintres. J’espère que la gamine a pas été trop chiante ? C’est une
sacrée merdeuse quand elle s’y met ! Même pas foutue d’aller à l’école toute
seule !
— Bah c’est une gosse et les gosses ça s’trouve toujours où y faut pas dans un
chantier… ‘Scusez nous m’dame mais si on veut finir avant la nuit, on va devoir s’y
mettre fissa.
J’ai croisé le regard désespéré de la gamine puis j’ai plongé dans celui de sa mère
et de mon collègue qui échangeaient un sourire entendu. Pour une fois, j’ai pas
suivi Manu. Ces deux là se comprenaient trop bien. Deux sourires complices comme
deux chapes de béton coulées sur la souffrance oubliée d’une gosse. J’ai eu
l’impression qu’ils étaient en train de l’enterrer vivante.
J’ai encore pensé à ma fille, aux calins du soir, à son petit univers rose. Juste
après, mes yeux ont filé sur le cou des adultes et je me suis demandé lequel
méritait le plus d’être étranglé.
---------------------------------
--------------------------------Texte de Denis
--------------------------------Visite de Courtoisie
- Comment cela « pas du tout » ?
La gamine ouvrit deux yeux ronds, luisants comme des cerises sous le soleil
mourant.
- Il dort la journée parfois ? Je ne sais pas pourquoi.
Manu m’attrapa la manche.
- On se casse ! On va rendre compte au patron.
Je négligeais l’interruption, le regard posé sur l’enfant. Grâce à la lumière du
couloir, je pouvais mieux la détailler. Son pyjama était propre quoique
tirebouchonné autour des mollets. Le visage aux traits graciles paraissait reposé et
son teint rosé attestait d’une nourriture régulière. Rien à voir avec les gosses
dépenaillés, sales et souffreteux qu’on rencontrait parfois dans ce genre de
logement, dit « social ». Le couloir dégageait une impression agréable. Un joli
papier peint beige courait le long des murs, cerné d’une frise baroque. Sur une
commode à tablette de marbre, un trousseau de clés semblait monter une garde
vigilante près d’un portefeuille au cuir craquelé. Tout paraissait normal, propre…
Et la gamine me fixait toujours.
- Pas la peine de rester ! Me jeta Manu en tendant le doigt. Le couloir est clean, ils
n’ont pas besoin de nous. Je commençais à reculer vers le palier. Tout était normal
sauf ce parfum douceâtre qui titillait les narines, une odeur incongrue dans ce
genre de décors. Où mes sens m’abusaient où il y avait un animal mort dans l’une
des pièces qui donnaient sur l’entrée, un chat crevé… ou pire encore ! Il fallait en
avoir le cœur net.
- Attends !
Je déposais le récipient de plastique à même le linoléum. La gamine ne pipait mot,
seuls ses yeux suivaient mes mouvements, comme ceux d’un chat aux aguets. Je
me sentis soudain mal à l’aise.
- On ne peut pas la laisser comme cela…
Manu haussa les épaules. Pour tous les ouvriers du bâtiment, « sauter » un
logement représentait quatre jours de boulot gagnés sur le mois, presque quarante
heures à glander en suçotant des bières devant l’écran glauque d’une télé. Je me
secouais mentalement. Qu’allais-je chercher plus en avant ici ? La gamine était
mignonne, le logement bien propret, et le paternel roupillait certainement dans
l’une des chambres du fond. Que dire de plus ? L’odeur ? Un canari ou un hamster
canné… Derrière moi, Manu triturait son pouce.
- Il faudrait que je passe mon doigt sous l’eau, ça recommence à saigner.
Il brandit sa main vers moi tout en désignant la cuisine proche. Je souris à la
gamine.
- On peut se laver les mains ? Et puis il faut que je prévienne ton père de notre
passage, c’est la règle !
La fillette fixait la blessure de Manu. Son petit nez camus aspirait rapidement l’air.
Elle recula rapidement, comme apeurée puis braqua son index blanchâtre vers une
porte entrebâillée.
- Il est là, souffla-t-elle tout bas.
Je poussais le battant. L’odeur devint plus forte, pratiquement insoutenable. Il y
avait au moins trois chiens crevés là-dedans ! Et Dieu que c’était sombre ! Je fis un
pas, puis deux…
Je ne compris pas tout de suite ce qui m’arrivait. Une masse laiteuse me
bouscula, me jetant violemment contre le mur. Je tombais sur le sol, jurant
comme un charretier. A travers mon étourdissement, j’entendis Manu hurler. Je
tournais douloureusement la tête. Mon coéquipier était contre le mur du couloir,
épinglé sur le joli papier beige comme un papillon d’argent. Une de ses chaussures
gisait sur le plancher, laissant entrevoir une chaussette trouée. Son agresseur était
collé à lui et l’enveloppait de ses larges bras. Des bras ? Pouvait-on qualifier ainsi
les deux enveloppes de cuir sale qui fouettaient rageusement l’air empuanti ? Manu
hurlait et tentait de soustraire son cou à la gueule écumante bardée d’aiguilles
poisseuses. Devant la porte, la gamine me fixait. Elle lâcha son nounours puis
s’avança vers moi, griffes tendues, cherchant déjà mes veines. D’un coup sec, je
lançais le pied à sa rencontre, la jetant à terre. Je profitais de ce bref répitpour
extraire mon arme du revers de ma blouse de peintre. Au moment où le petit
monstre se relevait, le carreau d’argent la frappa en plein cœur, la transformant
instantanément en une gerbe de lumière et de cendres.
- Aide-moi, merde !
Manu ! Avec tout ça, je l’avais oublié ! L’agresseur fouillait sa gorge, les crocs
acérés lacérant déjà la collerette de cuir, la tirant vigoureusement vers le mur tout
en plantant la pointe du projectile contre l’articulation vibrante. En quelques
secondes, je clouais la créature sur le papier. Manu se dégagea brutalement,
happant l’air à grands coups de gorge. Nous fîmes feu en même temps…
******
- Ce fumier a failli m’avoir…
- Assis à même le sol, il massait son cou endolori. Moi, mes côtes me faisaient un
mal de chien.
- En tout cas, les renseignements du Diacre étaient exacts ! Un vampire mâle et
une petite goule… Tu crois qu’il y a une femelle avec eux ?
Par acquis de conscience, nous procédâmes à une fouille sommaire, le doigt sur la
détente. Finalement bredouilles, nous récupérâmes nos pots de peinture factices
abandonnés sur le paillasson.
- Il n’y a que l’ours qui ne morde pas, moralisais-je en jetant la peluche dans le
couloir avant de claquer la porte. Dans l’escalier, Manu maugréait.
- Il y en a encore beaucoup ?
Je consultais mentalement le petit carnet vert qui ne quittait jamais ma poche de
poitrine.
- Deux dans le bloc C, une famille de trois et un vieux solitaire.
- Foutu métier ! Soupira Manu en descendant lentement vers la lumière…
---------------------------------
--------------------------------Texte de Andrée
--------------------------------Manu s’engagea dans le couloir.
- Elle est où la chambre de ton papa ?
La petite eut peur.
- Faut pas réveiller papa, il va se fâcher
- Que fait-on ? Si on commençait par le couloir ?
- Je ne sais pas, il faudrait le réveiller »
Nous avions ce travail à faire, nous ne devions pas tarder trop longtemps. Manu
posa son matériel sur le sol au fond du couloir et commença à mettre sa
combinaison.
Manu était un mec assez brut de décoffrage, 1m75, bien baraqué, assez beau
gosse, blond de 28 ans, plutôt bosseur ; très misogyne, beaucoup de succès certes
mais ses idées trop complexes de l’idéal féminin lui interdisaient une relation
suivie. Les petits boulots alternaient avant qu’il n’atterrisse dans l’entreprise.
Victor, le patron peintre en bâtiment, bossait depuis 30 ans. A force de travail, il
possédait maintenant une belle entreprise. Son seul regret, son fils. Petit, il aimait
bien venir barbouiller avec nous le mercredi, mais de lycée en école supérieure, il
s’était détourné des pinceaux. Nous n’en parlions jamais, la rupture avait eu lieu
et plus de successeur pour la boîte. Le boss prenait en permanence des contrats
municipaux entre autres, et en échange de bons procédés, prenait des jeunes
délinquants condamnés à des travaux d’intérêts généraux quand il y avait des
coups de bourre. Beaucoup s’en étaient sortis.
Manu, lui, avait voulu essayer une superbe Yamaha rencontrée sur un trottoir de
notre petit chef-lieu de canton, source d’ennui. Il avait dérapé dans un virage et
avait pris six mois de peine de travail, n’ayant jamais été condamné auparavant.
Victor lui avait donné sa chance et après quelques bisbilles avec les autres ouvriers
tenait sa place depuis 5 ans.
- Tu t’appelles comment ? Dis-je à la fillette.
- Marion, vous voulez quoi ?
- Nous ? Refaire les peintures. Va regarder la télé.
La situation était obscure. Nous n’aurions pas dû nous installer. En même temps,
l’enfant ne serait pas seule tant que nous serions là. Tout de même, je me sentais
mal à l’aise. Un homme qui dort, une enfant seule et nous dans le couloir. Je ne
pouvais pas me décider, il fallait le faire lever, que la petite ne soit pas seule.
Moi, la quarantaine passée, marié, deux enfants, j’étais dans l’entreprise depuis
mon apprentissage et avais la confiance du patron. Cette petite me faisait penser
aux miens Pitchounes.
Manu frappa à la porte et l’ouvrit :
- Eh, là-dedans, debout ! Nous avons du taf nous !
- Qu’est-ce que vous foutez là ? Une grosse voix sortit des couvertures, il bondit sur
ses pieds et déboula dans le couloir en slip. On aurait pu croire à un drogué ou un
ivrogne. Il poussa Manu contre le mur et le bourra de coups de poings. Il s’entrava
dans le gros pot de peinture ouvert qui se déversa et éclaboussa les murs et le sol
de bleu turquoise. Le vol plané le fit glisser jusque dans l’entrée. Manu sauta pardessus le corps et sortit de l’appartement. La porte d’en face s’ouvrit :
- Qu’est-ce qui se passe ici, Monsieur Marc ? C’est pas une tenue avec les enfants
qui passent…
- Vincent, on se barre ! Me jette Manu.
- Je vais arranger ça, on a du boulot.
Et je refermais la porte.
- Sortez de chez moi, cria le peinturluré.
- Papa, crie pas.
La petite Marion se mit à pleurer.
- Ecoutez, conseillais-je, allez prendre une douche, je vais nettoyer le couloir.
Vous étiez prévenu de notre passage et la petite ne devrait pas être seule comme
ça.
- Ca ne vous regarde pas !
Finalement, l’homme emprunta le couloir pour aller dans sa salle de bain.
J’espérais que tout allait bien se passer. Je n’aimais pas les conflits. C’est vrai que
s’agissant des HLM, nous avions souvent des surprises. Pas facile de s’introduire
dans l’intimité des gens avec des gus, échelles, pots, pinceaux et morceaux de
toiles plastiques perdant pas mal de temps en palabres pour remuer les meubles,
les bâcher, ou avec les couleurs plus au goût des occupants.
Manu entra : « on va nettoyer ça. J’ai appelé Victor, il est dans les parages, il
vient. »
Je jetais un œil à la cuisine. Tout était rangé, les bols du petit déjeuner sur la
table.
Manu ramassait la peinture avec une grosse spatule. Un couloir turquoise, ma foi,
peut être une idée.
La petite Marion regardait la télévision. Elle reniflait un peu mais ne pleurait plus.
Le salon agréablement meublé était plutôt pimpant, pas tout à fait le genre des
locataires environnants. Un impressionnant matériel informatique emplissait le
fond du salon. Même nos secrétaires n’avaient pas cela. J’en avais vu dans un
grand magasin en ville qui avait fait baver mon fils d’envie. L’homme devait être
informaticien. Pas possible ! Mais au fait, Victor ne m’avait-il pas parlé de ce genre
de chose pour son fils ? Enfin !
- Vous êtes encore là ?
Le maître des lieux me regardait.
- Nous finissons, lançais-je. Vous êtes dans l’informatique ?
En voyant ce grand garçon mince, bien habillé, je révisais mon jugement. Il avait
l’air plutôt paumé et pas bien à sa place dans ces immeubles.
Là, son visage se durcit en un grincement de dents. Bon, j’aurais mieux fait de me
taire. La petite fille vint se jeter dans les bras de son père. Il la serra contre lui.
« Oui je suis informaticien, mais ma boîte a fermé, mon partenaire est parti avec la
caisse et je suis en dépression. Pas facile de remonter la pente. »
Sur ces entrefaites, on sonna à la porte. Il alla ouvrir à la porte.
« Papa, je te présente Marion, ta petite fille »
---------------------------------
--------------------------------Texte de Yvette
--------------------------------Et le voilà, l’appart 47 escalier C indiqué sur l’ordre de mission, la famille Tico…
Le couloir ? Quel couloir ? Il n’y avait plus de couloir ; la caverne croulait sous un
amoncellement de meubles, de matelas et d’objets en tous genre. Une odeur
d’encens arrivait par vagues. L’obscurité aussi surprenait car l’ampoule du plafond
ne parvenait plus à éclairer les lieux.
Quel fouillis !
Seul un passage étroit permettait à la gamine aux yeux sombres de se faufiler
comme une souris. Elle était déjà repartie d’ailleurs, sans un mot (« regarder la
télé » sans doute).
Manu, intrigué et de plus en plus désabusé n’en croyait pas ses yeux.
« C’est bon, on s’en va ! T’as vu ce souk ? C’est impénétrable ! Et maintenant, pour
la suivre ? »
Manu, ce pilier de rugby, ne se voyait pas rampant dans la taupinière. Moi, je suis
plutôt gringalet, ce qui est parfois un avantage : j’entrepris de pénétrer dans ce
capharnaüm pour tenter de faire un état des lieux des chambres à repeindre, sans
grande illusion…
Je n’y voyais rien et buttais soudain contre une pile de chaises qui s’effondra en
grand fracas. Et le père dormait toujours…
Je pensais faire demi-tour, vaincu à mon tour par le désarroi lorsqu’une forte voix
de femme me parvint de l’entrée.
C’était la voisine de palier, celle du 48. Toute essoufflée, elle expliquait à Manu
qu’elle avait bien reçu l’information. On viendrait repeindre ses chambres et son
couloir ce matin. Elle était désolée, elle avait dû s’absenter avant notre arrivée.
Heureusement que Mme Tico avait accepté de lui rendre service en prenant tout
son mobilier… Trois ou quatre jours… Le temps que ça sèche… Ca ne se refuse pas,
NON ?
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--------------------------------Texte de Hélène
--------------------------------On rentre à nouveau les pots de peinture, on les installe dans l’entrée privée de
lumière, aux dalles de plastique craquelé ; une poussette, un vélo avec des petites
roues embarrassent le passage.
- Où sont les chambres ?
La petite fille, Orly elle s’appelle, mène les jeunes ouvriers peintres dans la
grande, celle des parents.
Rien n’est préparé pour des travaux de peinture.
Dans un lit de 90, un homme encore jeune, piercing dans le nez, catogan sur le
côté est pêle-mêle avec un plaid défraîchi offert en offre spéciale par une
entreprise de vente par correspondance. Il dort.
Manu s’approche, pose sa main sur l’épaule de l’homme entortillé dans sa
couverture et le secoue avec prudence.
Orly s’approche à son tour, lui touche le visage, lui pince le nez. Rien n’y fait.
Aucune réaction.
Les ouvriers ouvrent la fenêtre ; ils espèrent que l’air glacé de l’extérieur, surtout
du seizième étage, forcera le réveil du père.
- Où travaille ta mère, petite ?
Orly baisse la tête, jette son nounours délavé amidonné par un emploi intensif et
se met à sangloter en silence.
- Elle est partie avec mon frère à l’hôpital mais il y a eu plusieurs dodos. Je ne sais
pas où est l’hôpital.
Le père ne se réveille toujours pas. Il faut se rendre à l’évidence. Le pli de l’avantbras ne laisse aucun doute. Overdose fatale.
Un appel est passé à la police du téléphone portable de l’ouvrier, car dans
l’appartement, point de tonalité sur le téléphone fixe, misère, et les hurlements
des voitures gyrophares ne tardent pas. Orly court dans tous les sens, reprend son
nounours et le serre contre elle, va dans sa chambre, ouvre la porte de son
placard !
Manu la suit, découvre le petit nid qu’elle a construit sur la deuxième planche et le
tabouret qu’elle utilise pour y accéder. Elle aussi donc, s’est fait un havre de paix
dans son placard !
Alors Manu lui prend la main, si translucide, si petite dans la sienne. Laissant son
collègue avec les pots de peinture, les pinceaux trempant dans le camion rempli de
white spirit, Manu dévale avec elle les escaliers de secours en colimaçon dans
l’obscurité pour ne pas être vus. Il l’emmène dans la cabane de ses grands-parents
perdue au fond des bois et ils s’y cachent à tout jamais.
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--------------------------------Texte de Anne-Marie
--------------------------------Les pinceaux réconciliés
- Pourquoi il ne se réveille pas ton papa, il travaille la nuit ?
- Non, hier soir ils ont fait la fête avec des copains et des copines, ils écoutaient la
musique très forte, fumaient, ça me faisait tousser, j’en ai eu marre et je suis
partie me coucher. De toutes façons j’étais fatiguée. Quand papa ne se réveille pas
pour m’amener à l’école, alors je regarde la télé.
- Mais que dit la maîtresse quand tu ne vas pas à l’école ?
- Elle me demande pourquoi j’étais absente, maman m’a dit de lui dire que j’étais
malade mais ce n’est pas vrai. Même quand maman m’amène à l’école après elle
lui dit que j’ai vomis toute la nuit.
- Comment t’appelles-tu ?
- Clara et toi ?
- Moi, Manu et lui, José.
- Bon, nous n’avons plus de temps à perdre. Va réveiller ton papa pour lui dire que
nous sommes là pour peindre le couloir et les chambres, en particulier la tienne.
- J’aimerais qu’elle soit rose avec des jolis dessins de Moogli, c’est mon dessin
animé préféré, d’accord ?
- OK, mais dépêche-toi.
Elle partit en courant jusqu’au bout du couloir en suçant toujours son affreux
nounours marron. Arrivée à la chambre de son père, on l’entendit lui dire : « Papa,
papa, réveille-toi. Il y a deux messieurs qui veulent peindre le couloir et les
chambres, la mienne en rose comme j’en rêve depuis longtemps. Tu me l’avais
toujours promis ». On entendit comme réponse un grognement. Pas étonnant, le
père devait cuver l’alcool, le shit ou je ne sais quoi et n’était pas en état de se
lever.
Voyant la déception de la petite, sans même se consulter, nos peintres décidèrent
de commencer les travaux au risque d’avoir des ennuis.
Tout en préparant le chantier, la petite Clara était repartie devant la télé.
- Dis Manu, tu trouves normal qu’on laisse un petit bout de chou seul sans
surveillance ?
- Ne commence pas à faire l’assistante sociale, ça ne te regarde pas.
- Si, ça me regarde. Elle risque tous les accidents domestiques possibles : chutes,
défenestration, absorption de produits nocifs, brûlures et j’en passe…
- Si on commence à mettre les services sociaux en marche, la petite risque d’être
placée en famille d’accueil, et moi j’ai connu ça, trimballé d’un côté et de l’autre.
Ce n’était pas drôle parce que mon père buvait au lieu de roupiller. Il nous
tabassait alors que là, c’est plutôt calme.
Les ouvriers étaient en plein travail quand un énergumène sortit de sa chambre
comme un fou.
- Mais qu’est-ce que vous foutez là ?
- Vous voyez bien : nous repeignons le couloir. Vous avez dû être informé par les
HLM que des travaux de peinture allaient être faits dans votre appartement.
- Mais je ne vous ai pas donné l’autorisation.
- L’autorisation de prévenir les services sociaux comme quoi vous laissez votre
petite fille sans surveillance ? Vous lui faites manquer l’école.
- Je vous en pris, je ne suis pas un mauvais bougre, mais comme je n’ai plus de
boulot, je me laisse aller à boire, mais je ne suis pas alcoolique.
- Il suffit de peu pour le devenir.
L’agressivité du père était retombée. Il partit pour la cuisine se faire un café bien
fort pour remettre ses idées un peu plus claires.
Du couloir, José lui dit :
- Est-ce que Clara a déjeuné ?
- Je vais lui préparer ses céréales au lait.
Il s’exécuta malgré sa gueule de bois et leur proposa même de leur donner un coup
de main. Manu et José, un petit sourire narquois, se regardèrent sans rien dire.
- Vous feriez mieux de mettre un peu d’ordre dans le séjour et de vous occuper de
Clara, lui faire sa toilette, jouer avec elle.
Il s’exécuta sans rechigner, au contraire, il se sentait utile. Les peintres n’en
revenaient pas. Pendant ce temps, le papa donna quelques jouets à la petite après
l’avoir douchée et habillée. Avait-il compris les risque de laisser son enfant sans
surveillance ?
En fin de matinée, il lui prépara son repas et l’amena à l’école. Au moins elle ne
manquerait pas la classe l’après-midi.
Quand il revint de l’école, il changea de vêtements, pris un pinceau dans le
matériel de Manu.
- Moi aussi je suis peintre.
Manu et José firent une drôle de tête en apprenant cela.
Lorsque sa femme rentra le soir, elle trouva tout chamboulé, mais pour une bonne
cause. Enfin son homme allait s’en sortir, mais elle n’eut pas le temps de penser
plus. Une petite haute comme trois pommes se jetait dans ses bras en lui disant :
« Maman, papa va repeindre ma chambre en rose avec la frise de Moogli, tu sais,
celle que je trouvais jolie dans le magasin ! »
Les deux peintres s’apprêtaient à partir, leur journée de travail était terminée, en
espérant que le bonheur était revenu dans cette maison.
- A demain tout le monde, ver 8 heures 10.
- A demain et merci.
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--------------------------------Texte de Nadine
--------------------------------- Comment ça pas du tout, notre passage était programmé ; les chambres, le
couloir.
- Non papa dort, hier soir il y avait fête ici. Moi avec maman on a fait le ménage
avant votre arrivée.
- Mais si ton père dort dit Manu en s’énervant, la chambre on pourra pas la faire.
Je le calme en lui disant qu’on peut commencer par la chambre de la gamine et le
couloir, quand le père est levé on finit par là.
- Oui, faites ma chambre, elle sera belle pour quand je rentre de l’école. C’est pas
l’heure de l’école ?
Manu regarde sa montre : 8 h 30.
- Je m’en vais, claquez la porte derrière vous, sinon papa il sera pas content.
Avec Manu on installe nos pots et nos pinceaux. Une chambre ; celle de la gamine.
Des peluches sont en tas dans un coin, pas nombreuses ni très neuves. Pas d’autre
affaire laissant apparaître la personnalité de l’enfant qui dort dans cette chambre.
- Pas gaie la piaule, me dit Manu.
- Non pour une gamine de son âge, la vie ne doit pas être rose tous les jours. T’as
vu : sa mère au boulot, son père au dodo, c’est pas à nous que ça arriverait...
Je vois Manu qui regarde à nouveau sa montre, Manu sans sa montre il est perdu.
- Gérard, à l’heure qu’il est, le père il ne devrait pas être levé ? Surtout qu’il savait
qu’on venait. Allez, on va jeter un oeil.
Manu tape discrètement à la porte, pas de réponse. Il lève les épaules en même
temps que la main pour réitérer son geste.
- Viens Manu, on va faire le couloir peut être que si on siffle en faisant notre
boulot, le père va finir par se lever...
13 h 30, Manu va chercher notre gamelle au camion, moi je reste sur les lieux pour
lui ouvrir la porte quand il revient. Je vois Manu qui fait les cent pas devant la
porte du père.
- Bon dieu Gérard, avec le bordel de nos pots et de nos sifflets, le père il aurait dû
se réveiller dix fois tu crois pas ?
- Pour une fois Manu, je suis d’accord avec toi, viens on va voir.
Trois coups discrets, trois autres moins discrets, pas de réponse. Pousse toi me dit
Manu. Il saisit la poignée de la porte qu’il fait tourner lentement.
- Arrête Manu, on ne peut pas rentrer dans cette chambre. On retourne au dépôt,
ils se débrouilleront, c’est pas nos histoires. Nous on peint, le code c’est : je peins
et je n’ouvre pas les portes qui sont fermées. Je ne visite pas les pièces si je ne
dois pas les peindre. Chaque porte fermée reste fermée si personne ne nous
l’ouvre, compris Manu ! Viens, il est l’heure, on rentre à la boîte, on fait le rapport
et bastas.
- Non Gérard on ne peut pas se tirer, si le mec avait eu un malaise.
- Malaise, ou pas malaise, moi je me tire la petite a dit qu’ils avaient fait la fête.
Si le mec derrière cette porte est mort comme tu sembles le penser, c’est pas mon
problème, à la prochaine...
Trop tard la porte est poussée en grand par Manu. Dans la chambre, pas de lit, pas
de père.
- Tu imagines Gérard, la petite avec son doudou usé vie seule dans cet appart !
- Manu, je ne te le dirais pas trois fois, à la prochaine...
- Gérard, attends moi, je pars avec toi, on a qu’un véhicule.
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--------------------------------Texte de Karine FOUGERAY (fin)
--------------------------------Manu voyait bien qu’on perdait notre temps, il a coupé net :
– Bon ben nous on attaque, on a un timing à respecter ! Retourne à la télé, on
se débrouillera.
Il a bloqué la porte avec un seau de pinceaux en disant :
– Commence à bâcher Michel, moi je vais chercher le reste.
J’ai acquiescé et je me suis enfoncé dans le noir du couloir avec mon matos
pour atteindre la chambre. J’ai eu un sursaut de bon sens et j’ai demandé à la
fillette :
– C’est laquelle, la chambre où il dort, ton père ?
La petite au nounours m’a indiqué une porte et j’ai ouvert celle d’à côté.
C’était une chambre de gosse avec deux lits et une armoire, il y régnait un
indescriptible bordel. Ça m’a énervé encore plus d’imaginer que ces locataires
prenaient les peintres pour des femmes de ménage. Personne n’avait pensé à
ranger avant notre venue pourtant programmée de longue date.
Avec Manu, on a déplacé le peu de meubles au milieu, on a entassé dessus le
bric-à-brac et on a bâché le tout. En moins d’une heure on avait décollé le
papier peint et on est passé au couloir. Avec les contrats HLM, il faut du
rendement, on ne fait pas dans la dentelle et il faut que ça aille vite. Pour un
F2 c’est tant d’heures prévues, pour un F3 c’est tant en plus et ainsi de suite.
N’est évidemment pas comptabilisé le fait de tomber sur des tarés qui vous font
perdre du temps. Du temps et de l’argent en définitive parce que si on gagne
des heures, on gagne des primes. C’est comme ça, à nous de gérer au mieux
avec les tarés.
Il y a plusieurs sortes de tarés dans les HLM.
Il y a la vieille qui voit jamais personne et qui vous abreuve de trois cafés à
l’heure en vous pleurant sa pauvre vie. La tuile parce que vous avez du mal à
l’envoyer balader.
Il y a la maniaque de la propreté qui pousse un hurlement dès que vous toucher
un meuble, et qui est sur votre dos en permanence à vous faire des remarques :
– Attention à ne pas faire de tâches ! J’espère que vous travailler proprement,
parce que sinon j’appelle votre patron. Et prenez les patins en entrant. Et
protéger bien autour des tiroirs, parce qu’on sait jamais, avec les peintres on
retrouve des gouttes partout. Et ceci, et cela…
Encore la tuile parce vous savez qu’elle ne vous lâchera jamais de tout le
chantier. Elle a du prendre un arrêt maladie exprès pour être présente. On a
des techniques pour ce genre d'hystérique. On explique que les produits sont
extrêmement polluants, qu’il ne faut pas rester dans nos parages, sous peine
d’attraper pleins de maladies hyper mortelles. Des fois ça marche, des fois non.
Il y a le maniaco-dépressif chômeur longue durée qui râle sur tout. Les patrons,
le chien du voisin, les entreprises, le prix de l’essence, l’Anpe. Lui, il nous
démontre au final que, rapport qualité-prix, on fait un boulot de merde sous
payé. Que c’est lui qui a raison. Que nous on est des vieux cons qui n'ont rien
compris au système. En général celui-là, Manu lui rabat vite le caquet avec des
phrases comme :
– Vous avez raison, ça sert à rien de bosser vu le nombre de cons qu’on
rencontre sur les chantiers.
Alors là en général le maniaco-dépressif, il comprend pas que le con c’est lui. Et
il insiste, et Manu lui en balance une autre. Au bout de trois quatre échanges,
le maniaco-dépressif il commence à douter. Il se demande si c’est du lard ou du
cochon. Pour finir il abandonne avant de passer pour un con encore plus con.
Mais le pire des tarés c’est celui sur lequel on est tombé aujourd’hui. Moi, en
20 ans de métier, j’avais encore jamais vu ça.
Après la première pièce retapissée et le couloir qui séchait on a fait la pausedéjeuner. A 13 heures 30 on devait absolument attaquer l’autre chambre, et le
père il dormait toujours. On a tambouriné pendant cinq bonnes minutes à la
porte, on s’est regardé avec Manu et on a décidé d’entrer malgré tout. Sur le
lit, il y avait un type énorme qui ronflait comme un sonneur. Son ventre faisait
une montagne sous les couvertures. Tout autour, des dizaines de canettes de
bière jonchaient le sol, et il y en avait encore pas mal d'autres, toutes alignées
sur l'écran géant de la télé. Elle était allumée en sourdine sur la 6, une série
américaine avec des flics nerveux. Manu a bien essayé de réveiller le
bonhomme, mais sans grand succès parce qu'il a continué à ronfler. On a
commencé à rigoler parce qu’on avait jamais vécu une scène pareille et qu’on
imaginait la tête des gars quand on allait leur raconter.
Puis Manu m’a dit :
– Bon, on va pas s’arrêter pour si peu. On y va.
J’ai répondu :
– Mais t’es malade ? Comment veux-tu qu’on bosse avec lui au milieu ?
Manu a souri du coin de l’œil :
– On va le bâcher, c’est tout.
– T’es dingue !
– Mais non tu vas voir ça va être drôle.
Et j’ai vu mon Manu déplier le polyane comme si de rien n’était, se mettre de
l’autre côté du lit et me le passer par dessus. Il se marrait comme un âne,
Manu.
– Tu vois, c’est comme si on faisait un lit.
J’ai attrapé le plastique et on a recouvert l’obèse saoul comme une barrique.
On l’a emmailloté et on ricanait comme des ravis du village. Vrai, il a pas bougé
une oreille. Après Manu est allé chercher un sac poubelle dans la cuisine et on a
chargé dedans les canettes. On a traîné le sac dans le couloir en attente de la
deuxième couche et on s’est mis à lessiver la chambre. Une heure plus tard, on
passait la couche d’impression. Et, à 16h30, la couche de glycéro était
déroulée. On a rangé nos outils. On est sortis de la chambre pour ramener le
matériel au camion. Au passage, on a vu la gamine qui dormait en chien de fusil
sur le canapé verdâtre, un paquet de chocos BN vide sur les genoux. Le
nounours était tombé par terre. Il ressemblait à une poule marron sur un tapis
chinois. On est partis comme ça, sur la pointe des pieds. Une fois dans le
camion, on a allumé un clop et on s’est mis à pouffer de rire comme des
abrutis.
Au premier feu rouge Manu m’a dit :
– Tu sais mon père il a fini comme l’autre. Gros et saoul à pas bouger de son lit.
J’ai pas su quoi lui répondre.
Au deuxième feu, il a poursuivi :
– La petite, c'était un peu moi à son âge.
Trois minutes plus tard, on arrivait à l’entreprise, j’ai braqué à fond pour
entrer sur le parking et j’ai vu mon Manu assis à côté de moi qui tirait sur sa
tige en silence, le visage plein de larmes.
J’ai ralenti avant de passer le portail électrique. Je voulais trouver un truc pour
lui remonter le moral. J’ai réfléchi et puis j’ai lancé :
– Manu, ça me revient, le planning, demain. Ils ont besoin de nous sur le
chantier de la Thalasso. Y’a plein de stars là-bas. Peut-être qu’on va croiser
Carole Bouquet dans les couloirs. T’imagines, Carole Bouquet en vrai en
peignoir blanc ?
Manu a reniflé un coup :
– Te fatigues pas Michel, c’est pas la peine, va.
J’ai insisté :
– Et Emmanuelle Béart, t’imagines Emmanuelle Béart en vrai et presqu’à poil ?
Alors là j’ai vu une petite lueur dans l’œil de Manu. Il a jeté son clop par la
fenêtre et il a ouvert la porte. Il a bondi sur le bitume.
– Bon je rentre à pied ! Je suis pressé j’ai Monica Belluci qui m’attend à la
maison en vrai. Allez, à demain Michel !
J’étais un peu vert parce que Manu venait de me couillonner, et que j’allais
devoir tout seul me taper le camion à décharger et la feuille d’heures à remplir
pour nous deux. Mais bon, avec Manu c’était souvent comme ça et j’avais
l’habitude.
Je suis allé garer mon bahut à côté des camionnettes. J’ai tiré sur le frein à
main, j’ai retiré la clef de contact, j’ai claqué la porte. Mais j’avais la tête
ailleurs. J’essayais d’imaginer la douceur des seins de Sophie Marceau. En vrai."
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