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ROMAN GRAPHIQUE
JEAN VAUTRIN
EUGENIE LAVENANT
Mercredi dernier, nous sommes allés chez ce vieux salaud de Fenimore Altman-Granger.
Il est l’analyste qui suit Tracy. Altman-Granger a fait son apparition dans toutes nos conversations et je ne sortais jamais indemne des comparaisons désobligeantes que ce charlatan avait installées. Encore aujourd’hui, je préfère ne pas rendre publique la bassesse
des conclusions du moindre des rêves de ma chère femme.
- Monsieur
Morrisson,
connaissez-vous
les bébés choux ?
Soudain la voix a recommencé son chapelet. Elle criait sans que je puisse la retenir.
Cette voix m’assassinait. A ceci près que c’était la mienne ! Duncan Morrisson vous
parle de ses problèmes ! Brusquement, je me suis levé en hurlant, j’ai shooté dans
Sigmund Freud et Altman-Granger a poussé un grand cri. Malgré la douleur que
j’aurais souhaitée vive, il semblait garder un admirable contrôle de lui-même.
Il a dessiné sur sa bouche un sourire d’une cordialité inenvisageable.
Bien sûr, ce furent des jours noirs, pendant lesquels j’ai shooté dans pas mal de choses,
mais c’était après tout le seul moyen de préserver l’intégrité de mon ego. C’est durant
cette période d’exclusion véritable que j’ai commencé à écrire les Aventures de Harry Peebles.
Il a tout de suite séduit P.W. Adams, du Saturday Evening Post. Le style sec et rageur de ces
épisodes est bien dans ma manière. Et, pour peu que vous achetiez la foutue gazette, vous
ne pouvez pas rater une dizaine de feuillets par Duncan Morrisson.
- Ma fille sera toujours un bébé.
Elle ne vieillira jamais.
- C’est votre
privilège
d’en décider ainsi.
Jugeant de l’effet brûlant de sa diatribe sur nos coeurs, Horace Orpington Jr appuya discrètement sur un bouton. Une musique de nature séraphique envahit la pièce comme une
crème apaisante, ses joues lisses se satinèrent de je ne sais quel moelleux œcuménique.
Orpington empocha mon chèque. Le fameux stylo d’or grinça sur le bas du formulaire.
Notre fille vient de naître, nous sommes le 30 octobre 1984, elle est du signe du Scorpion.
Sa morphologie la fait présager comme une idéaliste, dotée à la fois d’un esprit créatif et
synthétique. Impulsive, parfois coléreuse. Elle sera souvent en proie à une angoisse exquise.
- Oh !
Comment s’appellera
cette délicieuse enfant ?
- Nos bébés-choux
sont payables
à la commande.
Leur corps est lavable.
Les chérubins
sont remis aux parents avec
un certificat de naissance,
des conseils psychologiques et un
programme de régime alimentaire.
- Benvenida.
20 novembre. Nous attendons toujours Benvenida. Je passe le plus clair de mon
temps dans mon bureau. Harry Peebles m’accapare. A part lui, j’effectue quelques sorties précipitées. Papier trèfle absorbant et cacahuètes en sachet.
Je dérive sur la lunette. Harry et moi sommes en mer de Chine. Chasse d’eau.
Chasse aux pirates. Notre jonque vient d’être abordée. Je tente une sortie. Tracy
m’apparaît dans un reflet de glace. C’est l’heure du cours de puériculture.
Jamais parcouru le couloir à la brasse coulée en aussi peu de temps. Harry
me tend une main secourable et me hisse devant ma machine à écrire.
Quand j’y repense, les choses n’ont pas toujours été aussi moches qu’elles sont devenues.
Avant les événements, Tracy dérapait pas mal, question stupre. Je me souviens une fois,
au milieu d’un film, elle a ouvert mon pantalon et sa bouche m’a aspiré vers le haut.
Plus tard, quand nous avons eu toutes ces difficultés pour obtenir un enfant, elle a totalement occulté les ébats quotidiens que nous avions sous la douche. Elle a commencé à me dire que j'étais beaucoup trop obsédé par le sexe. Que j'avais tort de lui
proposer exclusivement des situations scabreuses avec pour résultat de faire retomber la ferveur légitime qu'une femme est en droit de placer en son mari.
- Bébé sourit
dans son
sommeil,
mon Ange,
rendors-toi.
Pendant quinze jours incessants, cette hystérique de Benvenida a continué à crier. Tracy me
suppliait d’intervenir. Ses traits se décomposaient. Le seul moyen de faire taire Baby Boom
était que je la prenne dans mes bras et que je lui chante des berceuses jusqu’à ce que Tracy
se fût rendormie. Toutefois, vers six heures du matin, ma chère femme se dressait à nouveau
sur notre lit. Elle tendait l’oreille un long moment. Elle m’obligeait à écouter l’inécoutable
jusqu’à ce que j’intervienne. Je regardais dormir la petite saloperie en polyester. Teint rose
indélébile. Trois cheveux cousus sur le caillou. Jusqu’au jour où, excédé, j’ai commencé à
shooter dans Baby Boom.
Tracy est descendue de la voiture. Emmitouflée dans un manteau de demi saison, elle se tenait
en un point où vous dominiez toute la merde littorale. La plage était une longue bande
de sable pourri où les exilés cubains plantaient leurs culs et leurs mégots. Elle a dégringolé
la pente, en direction de la mer. J’ai trottiné derrière elle. La stratégie de Peebles consistait à
faire confiance au soleil. Il est vrai que Tracy craquait chaque fois qu’il entrait sous sa peau.
Une irrépressible envie de courir, de sauter, de nager. Et, par dessus tout, de devenir la supérieure de l’homme. Et, au bout de la transpiration, était son envie de faire l’amour.
- C’est ce qu’il y a de plus
proche de la maison.
Je ne voulais pas
t’indisposer par un
trajet trop long.
- Ne dis rien.
Tu es l’enfoiré
le plus miteux
de toute la côte Est.
- La petite...
Sauve
notre bébé.
J’ai couru jusqu’à la voiture malgré les gens qui hurlaient que ça allait exploser. J’ai vu Tracy
au travers du rideau de feu. Sa nuque faisait un angle droit désagréable avec son corps.
Elle ne saignait pas. Ce qui comptait à chaque seconde, c’était ce qu’il fallait faire pour
sauver Tracy. Elle a bougé les yeux pour me montrer qu’elle vivait. Un type est venu faire
le héros derrière moi. Il a cherché à m’entraîner de force avant que tout le fourbi explose,
et je lui ai shooté dans le bas-ventre pour qu’il me foute la paix. Elle a fermé les yeux et les
flammes me l’ont cachée.

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