Extrait_Metal - latviski > franciska

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Extrait_Metal - latviski > franciska
Metal
Jānis Joņevs
Metal
EXTRAIT
Ouvrage traduit avec l’aide du Centre de littérature
lettone (Latvijas Literatūras centrs)
et du Fonds national de la Culture de Lettonie
(Valsts kultūrkapitāla fonds).
Ouvrage traduit et publié avec l’aide du programme
Europe Creative de l’Union européenne
Jānis Joņevs
Metal
traduit du letton par Nicolas Auzanneau
roman
GAÏA ÉDITIONS
Nicolas Auzanneau, né en 1972, a exercé diverses activités dans
les domaines de l’enseigne ment, de l’action culturelle et de la
traduction. Attaché à la Lettonie depuis 1996, il se partage entre
Bruxelles / Schaerbeek et Riga et se consacre à la traduction en
français de littérature lettone.
Gaïa Éditions
82, rue de la Paix
40380 Montfort-en-Chalosse
téléphone : 05 58 97 73 26
[email protected]
www.gaia-editions.com
Titre original :
Jelgava 94
Illustration de couverture :
© diuno / Thinkstock
© Reinis Petersons
© Gaïa Éditions pour la conception graphique
© Jānis Joņevs, 2013.
Publié pour la première fois par Mansards à Riga, Lettonie.
© Gaïa Éditions, 2016, pour la traduction française.
ISBN 13 : 978-2-84720-674-6
Mercredi, je suis allé faire du ski sur la colline. La pente
était raide, mais pas très longue. Je suis même pas tombé.
J’ai refait la descente plusieurs fois. Un autre jour, pour
un coup au moins, ce que je voudrais bien, c’est tomber.
Guntariņš. Cahier de rédaction. 4e année de primaire.
La totalité des événements relatés ici
repose sur des faits authentiques.
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Il est, dans les faubourgs de Jelgava, un édifice tout à
fait digne de retenir l’intérêt du voyageur. Situé à la lisière
d’un parc, au milieu d’un jardin à l’abandon, il apparaît
comme une réalité oubliée du reste de la ville. D’autres bâtiments comparables, comme l’Assemblée des chevaliers de
Courlande ou l’hôtel Linde, ont été détruits au moins trois
fois et se mêlent aujourd’hui à la poussière. Mais celui-ci
vit toujours, tangible comme un spectre de chair et d’os.
Façade classique, quatre colonnes – peut-être un rien trop
étroites, trop graciles pour des puristes. La ville nouvelle
donne l’impres sion de s’être assise dessus et de l’avoir
salopé par inadvertance, mais, par marque de respect, on
l’appelle toujours par son nom d’origine, la Villa Medem.
Les Medem n’étaient pas des n’importe qui. N’était-ce
pas à un certain Konrad von Mandern – ou Medem – que
l’on devait la construction de Mitau ? Et on en était encore
qu’au début. Auriez-vous oublié les sœurs von Medem,
Dorothée et Élisa ? Se trouvait-il un homme dans toute
la Courlande pour les évoquer d’une autre façon que « la
belle Dorothée » et « la brillante Élisa » ? La belle devint
duchesse de Courlande, et sa fille qui s’appelait elle aussi
Dorothée fut la maîtresse de Talleyrand. La brillante se fit
poétesse. Elle ne daigna pas même esquisser le plus infime
sourire lorsque Casanova vint séjourner à Jelgava. Il faut
dire qu’elle ne devait pas avoir à l’époque plus de cinq ans.
Et lorsque quinze ans plus tard, Joseph Balsamo Cagliostro
fut reçu par la famille von Medem, Élisa ne fut pas totalement conquise. Le comte lui enseigna comment parler
avec les morts, lui promit des voyages sur d’autres planètes
et assez de forces pour créer de toutes pièces des mondes
nouveaux. Mais de toute évidence cela n’a pas pu avoir lieu
dans ce bâtiment. On date le passage de Cagliostro à Jelgava
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au cours de l’année 1779, alors même que la villa actuelle
aurait été achevée par l’architecte Johann Georg Berlitz
en 1818, voire, selon certaines sources en 1836. Ce qui est
en revanche parfaitement attesté, c’est l’installation dans ces
lieux de la Krāmene. Le club de metal de Jelgava, ouvert
chaque vendredi soir.
Je pris bien tout mon temps pour m’habiller, et j’avais
même vérifié ce que ça donnait dans le miroir. À l’époque,
je n’avais pas encore de pièce de vêtement authentiquement
métalleuse. Mes jeans n’étaient pas déchirés – j’essayais au
moins de sortir ma chemise de mon pantalon et d’extraire la
languette de mes baskets. Lorsque je me pointai au rendezvous chez Kārlis, Chaton me passa en revue de la tête aux
pieds.
– Ce coup-là, ça peut passer. J’avais peur que tu te ramènes
encore avec ta chemise bleue de crétin.
Mais personne n’observa que je tirais la jambe.
L’arrivée à la Krāmene se déroulait en suivant les règles
strictes d’un rituel. Toute la bande – Kārlis, son frangin,
La Mort, Tonijs, Chaton, Zombis et moi – une fois réunie
chez Kārlis et son frère, on passait tous à la baraque à côté,
chez Zombis. A priori parce qu’on était plus tranquilles
pour picoler et parce qu’il y avait une plus grande télé.
C’était essentiel car le protocole prévoyait le visionnement
des charts sur RBS. C’était un truc que je regardais depuis
toujours mais, désormais, les choses avaient légèrement évolué. Le paysage musical s’était radicalisé, on en était plus à la
période où on était tout contents de voir Nirvana flirter avec
la tête du classement. Dernièrement, La Mort avait lancé
une pétition qu’il faisait signer au bahut pour demander
l’entrée de Don’t care d’Obituary dans les charts. Environ
soixante-dix signatures furent envoyées à RBS sur une
grande feuille frappée du logo d’Obituary peint de la main
même de Zombis. Le papier passa d’une main à l’autre, fut
brandi à l’antenne, mais ladite chanson n’apparut jamais
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dans nos programmes. Au bout du compte, ce n’était finalement pas plus mal de n’avoir ni Nirvana, ni Obituary,
comme ça, on pouvait gueuler sur tout ce qui passait. Toutes
ces grosses merdes, de Soundgarden à Offspring. Des
pantins sans rien dans le bide. Bon Jovi : espèce de bouffon, vieux rocky pour bonnes femmes. Pour une raison que
j’ignore, Sinéad O’Connor était une des rares épargnées.
Et plus on progressait vers le sommet des charts, plus la
joyeuseté s’amplifiait. La soi-disant « alternativation » de la
majorité silencieuse avait tourné court, les masques étaient
tombés, et l’on retrouvait dans le peloton de tête la même
soupe pop que d’habitude : East 17, Boyz II Men et au top
du top, Take That. Chaque détail était décrypté, chaque
seconde était commentée. J’avais l’impression que Zombis
connaissait par cœur les paroles de toutes les chansons, et il
chantait par-dessus avec une voix de chochotte inimitable.
Les vannes fusaient de tous côtés et chaque geste des pop
stars de l’heure donnait lieu à une salve de bouffonneries.
Nous tenions les néorockers pour des vendus qui allaient,
sans trop se mouiller, manger à tous les râteliers. Sans
appel, nous vomissions tous les tièdes. La pop représentait
le conformisme de la majorité universelle face à quoi nous
devions garder sans mollir notre position de minorité ricanante. Quand on voyait les minets de Take That se dandiner
sous la pluie, nous savions, sans l’ombre d’un doute, à quoi
nous nous interdisions à tout jamais de ressembler.
Lorsque l’émission était enfin terminée, nous pouvions
nous mettre en marche. Voilà, une rue, deux rues, première
à droite, terrain vague et broussailles, échange de gueulantes
avec un groupe d’inconnus cheminant dans la même
direction, tiens on entend déjà de la musique, ne serait-ce
pas par hasard Bolt Thrower, et nous voilà à bon port. La
façade classique avec ses quatre (peut-être même plus)
colonnes étroites et graciles. Des sentiments nobles et tendres
s’emparaient de moi. À cet instant précis, c’était là qu’il fal-
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lait être. Tout autour, il n’y avait que des mecs comme moi
qui traînaient leur carcasse dans des pantalons à trous, des
T-shirts imprimés, des baskets et des grolles de type militaire.
Dans ce lieu parfaitement sûr et préservé, je vis soudain
venir vers moi la grosse Nellija avec une de ses copines,
laquelle, au passage, était autrement plus jolie. Je vous jure,
elles arrivaient direct à notre rencontre, comme si elles
étaient sur le point de quitter les lieux. Je tâchai tant bien
que mal de regarder dans une autre direction, pas la moindre
envie d’avoir à la saluer. Mais elle, elle ne prit pas même
la peine de dire bonjour :
– Tu boites ou quoi ?
Une fois sa phrase balancée, elle n’attendit même pas ma
réponse et poursuivit sa trajectoire. L’attention des potes
se trouva projetée sur moi et le frangin lança :
– Ben c’est vrai ça, tu boites. Pourquoi que tu boites ?
On m’offrait enfin l’occasion de narrer ma mésaventure.
L’auditoire se trouva partagé entre deux tendances opposées.
La Mort et je ne sais plus qui encore étaient sur la ligne qui
disait :
– Tu es complément taré ? Qu’est-ce qui t’a pris ? Complètement à la masse ou quoi ? Tu n’aurais pas pu attendre un peu
peinard, te mater un gore ou un porno, ou bien grignoter un
morceau à la cuisine, putain, avec une journée pareille. Qu’estce qui t’a pris de te balancer comme ça. Le toit était en train de
te tomber sur la tête ou quoi ? Abruti, va. Pauvre type.
Quant à Zombis et quelques autres, ils étaient plutôt du
style :
– J’arrive pas à y croire.
Le fait que j’aie pu quitter un appartement fermé à clé
ne leur posait aucun problème logique, ils ne me croyaient
pas, et c’était tout. Mais toutes ces histoires furent bien vite
oubliées puisque nous venions d’arriver devant la porte de
la Villa. On était soudainement mobilisés par les échanges
de cordialités avec des connaissances. Moi mis à part, vu que
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je ne connaissais personne.
C’était quand même pas si grave que ça. En descendant l’escalier, je tombai sur Dīdžejs et sa suite. Le metal
n’était donc pas l’apanage des parias de l’existence, mais
son magnétisme opérait également sur les personnalités les
plus sombres et les plus sauvages. Je ressentis un léger pincement au cœur sachant que, comme vous vous en souvenez,
il plaisait parfois à Dīdžejs de me rentrer dans le lard. Dans
un endroit comme celui-ci, allait-il me foutre la paix ? Il me
repéra d’emblée, s’approcha de moi, mais carrément tout
près, et glissa :
– T’es là toi aussi ? Salut branleur !
Ce fut alors que les choses tournèrent vinaigre, d’une
manière parfaitement idiote. Le truc, c’était que, depuis
que j’étais entré à l’école, j’avais toujours été la petite chose
fragile, le binoclard qui avait sempiternellement dû essuyer
sarcasmes et bourrades dans les côtes. Tout encaisser sans
moufter, je n’étais bon qu’à ça. Parce que. Et c’est tout.
La salutation de Dīdžejs sonnait parfaitement amicale, mais
le mot « branleur » m’avait fait sortir de mes gonds. Je saisis
la main qu’il me tendit et j’envoyai :
– Toi va te faire enculer.
Sans vouloir me faire mousser, disons qu’il n’en crut pas
ses oreilles :
– Hein ? Quoi ?
La réponse que j’avais donnée à son salut était non conventionnelle. Partout où il passait, Dīdžejs était toujours considéré comme un personnage charismatique, un type brutal et,
par conséquent, il n’avait pas l’habitude d’être confronté à
des répliques pareilles. Il n’avait jamais imaginé que l’agression pourrait venir non d’un esprit fort, mais d’un poltron.
Je précisai ma pensée :
– Tu vas te faire enculer. Et puis tu dégages.
– Hein ?
Il donnait l’impression du gars qui va tourner de l’œil. Il
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retira la main qu’il tendait cordialement vers la mienne et la
projeta en direction de ma gorge. Je fus, comme qui dirait,
propulsé sur le côté, le frère de Kārlis s’interposa, puis la
scène prit bien vite l’aspect d’une empoignade généralisée,
plusieurs types vinrent s’en mêler – tous ceux qui, semblet-il, se trouvaient à proximité. La terre et l’air ne firent plus
qu’un. Pas de sang versé toutefois. La technique de combat
la plus en vogue parmi les métalleux consistait à s’intercaler de tout son long entre deux adversaires potentiels et à
les écarter l’un de l’autre en progressant les bras en croix.
Comme tous les combattants en usaient consciencieusement de même, la mêlée fut bientôt dispersée, la foule reprit
ses esprits, s’égaillant de part et d’autre du jardin. Restaient
encore deux types qui n’avaient rien à voir avec les événements susmentionnés mais qui se tenaient dangereusement
à quelques centimètres l’un de l’autre, faisant des gestes
menaçants en disant : Non, tu te tais et tu m’écoutes maintenant. Mais ces deux-là furent également séparés sans
tarder.
Dīdžejs se trouvait à l’autre extrémité du jardin, il cherchait des yeux où je pouvais bien me planquer et, pris d’une
panique existentielle, il s’écria :
– Mais putain, mais comment ce mec peut me !
Il fut mis sous contrôle et conduit à l’intérieur, allez viens
on va écouter la musique maintenant.
On m’accompagna jusqu’à la rampe des escaliers, assiedstoi là, fume une clope. Je venais juste de me poser les fesses
lorsque le frangin de Kārlis m’interrogea :
– Qu’est-ce qui vous a pris de vous prendre la gueule
comme ça ?
Il eût été normal de dire quelque chose, mais rien de
cohérent ne sortit. Il eût fallu parler beaucoup trop. De l’exil
intérieur, de ce goût enfantin pour les histoires de châteaux
forts – non pas ceux qu’on dresse à l’intérieur d’une
enceinte, mais ceux qui s’étendent sans limite. Je grommelai
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dans ma barbe. Le frère de Kārlis fit :
– Enfin toi aussi quand même. Tu te pointes là pour la
première fois, et tu nous fous la zone.
Impossible de ne pas lui donner raison. Encore heureux
que Zombis s’en fichait de tout comme du reste :
– Putain la zik ce soir, c’est mou du genou, trouvez pas ?
C’était parfaitement son style, débarquer comme ça
dans un endroit de rêves et se mettre aussitôt à critiquer.
Mais il est vrai que ce qu’on entendait ressemblait plus à de
l’industriel, possiblement Psychopomps. C’était sans doute
Ugo qui faisait le DJ. À l’époque, il était déjà parti sur une
pente qui l’emmenait plus vers le punk et l’indus.
J’étais maintenant arrivé sur le seuil de la porte d’entrée,
et je voyais que, depuis l’intérieur, la noirceur se diffusait
et enveloppait la ville. Je voulais y aller. À l’instant même,
Dīdžejs allait sortir avec sa petite bande, au rang de laquelle
figurait Ugo – qui donc était derrière les platines ? –, en un
éclair une accolade salvatrice m’entraîna vers l’escalier, à
l’abri des regards.
Quelle beauté, quel émerveillement ! Une immense salle
sombre, habitée par les ombres des ducs. Le long des murs,
d’anciens fauteuils de théâtre. Quelqu’un dormait là, à
même le sol. Plus loin, des filles étaient assises par terre,
adossées contre les briques. Ne serait-ce pas Krīstine, par
hasard ? Tout au fond, il y avait une sorte d’estrade qui
faisait presque comme une scène, avec dessus une table
sur laquelle étaient posés le magnéto, la sono et les amplis.
Aux commandes, c’était mon pote La Mort qui venait de
prendre la relève d’Ugo. Il s’appuya à la table qui chancela
et la pile de cassettes s’effondra dans la poussière. Mais il
fit face sans broncher, et déjà Suffer the Children de Napalm
Death s’emparait de l’espace :
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Your unflappable conceptions
Moralistic views
Never open to criticism
Your overpowering ruse
Promises of sanctuary
In eternal bliss
With starry eyes and cash in hand
Pledge to all the master plan
EN
LIBRAIRIE LE
© Gaïa Éditions, 2016
9
MARS
2016

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