Un problème avec Karine

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Un problème avec Karine
UN PROBLÈME AVEC KARINE
On a un problème avec Karine Lépicier !…
C’est pas tant qu’elle nous crache dessus quand elle est contrariée. Non ! Ça, on a
l’habitude. Six ans qu’elle est au foyer. Pensez ! Et puis on en a vu d’autres. Bon,
évidemment, ça surprend un peu les stagiaires quand elle crache comme ça. Mais au fond,
comme dit ma collègue Marie-Cécile, les stagiaires, ils sont là pour apprendre.
Non, le problème qu’on a, sérieusement, c’est que Karine Lépicier, elle est devenue…
comment dire, plus… provocatrice … d’un point de vue… sexuel. C’est le mot… Si vous
voyez ce que je veux dire.
Bon, jusque là, elle se contentait de relever sa chemise, ou son pull, en disant
« Amour, amour. » Je dis pas que ça a jamais posé problème au cours des sorties, mais en
étant vigilant et, surtout, en étant rapide, on pouvait empêcher ça… Fallait juste être à côté.
Mais là, depuis quelques semaines, à plusieurs reprises, on l’a vue être plus
clairement… comment dire ?… « demandeuse »… avec plusieurs garçons du groupe. Et
comme l’a fait remarquer ma collègue Marie-Cécile, qui a quand même dix-sept
d’expérience : « Karine Lépicier, elle provoque à tout va ! Sans discernement, sans choix
véritablement explicite ! Toute opportunité lui est bonne ! Je trouve qu’elle donne une
mauvaise image d’elle. Et de la femme aussi ! »
Jean-Jacques, un autre collègue, qui est en formation pour devenir infirmier
psychiatrique, a dit que ça lui rappelait une patiente hystérique qu’il avait rencontrée au cours
d’un stage à l’hôpital. « L’hystérie, c’est comme ça ! Y’a plus de contenant. La personne est
« off control ». C’est assez typiquement féminin. »
Adrienne, qu’est AMP, mais qui a pas mal voyagé (« dans une autre vie », qu’elle dit)
a relevé le « typiquement féminin » en rigolant, comme elle fait d’habitude, sans faire plus de
commentaire. Ça énerve Jean-Jacques. Évidemment.
Au cours de la même discussion, Saïd, le stagiaire, a demandé ce qui était prévu,
réglementairement, dans ces cas-là. Marie-Cécile l’a regardé, l’air étonné :
« Réglementairement ?… Ben, qu’est-ce que tu veux dire ?… »
« Je veux dire : qu’est-ce qui est prévu… dans ce cas-là… au foyer… d’un point de
vue… euh… règlement intérieur… Enfin, voilà, quoi !… »
Marie-Cécile s’est retournée vers Jean-Jacques qui a regardé Adrienne. Comme
Adrienne disait rien mais gardait son sourire en coin, Marie-Cécile a soupiré un grand coup
puis elle a dit : « De toute façon, nous sommes un foyer. Il n’est pas question de laisser faire
n’importe quoi. Nous avons une responsabilité vis-à-vis des familles. Enfin, quand elles sont
encore là. Ce qui est le cas de Karine Lépicier qui a ses deux parents, qui la prennent très bien
en charge, d’ailleurs. »
« Ben justement : on pourrait pas en parler avec eux ?… » a fait remarquer Adrienne,
en souriant. Jean-Jacques est parti énervé.
Du coup, à la réunion d’équipe qui a suivi (j’explique : la réunion d’équipe, c’est
animé par le chef de service, Monsieur Cloarec), on a abordé le problème Karine Lépicier.
Monsieur Cloarec a demandé si on ne pouvait pas régler la chose en interne, en rappelant
Karine à l’ordre ?
Sa question a été suivie d’un grand silence.
Benoît Mermoz, le psychologue, a rebondi en soulignant le caractère
multidimensionnel de la question.
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Le stagiaire a cherché à en savoir plus.
Avant que le psychologue ait eu le temps de répondre, Monsieur Cloarec a dit qu’il
allait en parler au directeur et il a levé la séance.
D’après ce qu’on a compris, il semble que le directeur ait souhaité que le chef de
service rappelle aux équipes que « l’institution, gérée par une association de parents, faut-il le
rappeler, se devait d’être exemplaire dans ses exigences et dans son accompagnement des
situations les plus délicates, que, par ailleurs, la renommée de l’établissement ne saurait être
entamée par les conséquences d’un laxisme qui, s’il était dans l’air du temps, n’était était pas
moins condamnable et qu’il se montrerait inflexible sur ce point. »
Là-dessus, on a vu Karine Lépicier. On lui a expliqué !… Enfin… On lui a dit que ça
suffisait ! Pas contente, elle est allé voir le directeur, qui était occupé à préparer le budget et
qui lui a demandé de sortir. Elle lui a dit « Amour, amour » puis elle a craché plus ou moins
dans sa direction.
Du coup, Monsieur Cloarec a reçu l’ordre de téléphoner aux parents pour les
convoquer.
D’après ce qu’on sait, au cours de la conversation téléphonique, le père de Karine,
Monsieur Lépicier, a écouté, d’abord sans dire un mot, puis il a dit qu’il ne confiait pas sa fille
à l’institution pour qu’on y fasse n’importe quoi, que s’il arrivait la moindre chose, le foyer
aurait des ennuis ! Puis ils ont pris rendez-vous pour la semaine d’après.
Pendant les jours qui ont suivi, c’était un peu branle-bas de combat au foyer !
Marie-Cécile trouvait que « sans les juger, bien sûr, décidément, c’est quand même
pas facile avec les familles ! » Jean-Jacques a évoqué le caractère quelquefois héréditaire de la
structure hystérique. Après une nouvelle question du stagiaire sur l’attitude à adopter, le
psychologue, Benoît Mermoz a dit : « Je rappelle que je ne suis pas là pour apporter des
réponses, mais pour complexifier les questions. »
Adrienne, celle qui a pas mal voyagé, voyant la tête de la majorité de l’équipe, a ri
franchement, tout en précisant que, sérieusement, elle ne croyait pas non plus aux
simplifications.
Le jour de la rencontre, Monsieur et Madame Lépicier sont arrivés, assez souriants
finalement. Ils ont été reçu par Marie-Cécile, la référente de Karine, et Monsieur Cloarec (le
directeur, qui assistait à un congrès, était excusé).
Ils nous ont raconté que Monsieur Lépicier avait commencé par dire :
« Nous avons bien réfléchi : notre fille est une femme, comme les autres. Elle a droit à
sa vie. » À quoi, Madame Lépicier a rajouté: « Qu’est-ce que vous en pensez : si elle prenait
la pilule ? »
Plus tard, Marie-Cécile a commenté : « Décidément, c’est quand même pas facile avec
les familles ! »
Michel BOUTET
© Editions de l’Aviateur, mai 2012
michel-boutet.com
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