Janvier 1942 Fille de l`air pour généraux
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Janvier 1942 Fille de l`air pour généraux
Janvier 1942 7 – La Grande Evasion Fille de l’air pour généraux 14 janvier Malgré-nous ? Alger – Le chef d’escadrons Jacques Weygand est nommé à un poste ultra-secret par le général de Saint-Vincent – avec l’accord, tout de même réticent, du général de Gaulle : il devient le chef du cadre D de la DGPI. Cette nouvelle structure, sans rapport évident a priori avec le sort des prisonniers ou internés, devra encourager à la désertion les personnels militaires allemands de la Heer, voire de la Luftwaffe ou même de la Kriegsmarine originaires d’Alsace ou de Lorraine annexées, veiller à les mettre à l’abri puis les acheminer sur l’AFN via l’Espagne après les avoir muni d’identités de Français “de l’Intérieur” (comme les Alsaciens appellent les résidents de toutes les régions situées à l’ouest des Vosges). Les rapports en provenance de l’Hexagone ont évalué à plus de cinq cents le nombre des Alsaciens et Lorrains déserteurs depuis juillet 1941, quand les Allemands ont lancé la conscription en Alsace-Lorraine annexée pour recruter des unités de travailleurs. Leur sort semble d’une extraordinaire précarité, car les polices du NEF, plutôt accueillantes aux évadés d’Allemagne, ou à tout le moins indifférentes, n’hésitent jamais à remettre les déserteurs allemands (ou supposés tels) aux mains de la Feldpolizei, des Feld-Gendarmes ou de la Gestapo – quels que soient, par ailleurs, les vrais motifs de la désertion. Et les quelques Alsaciens ou Lorrains à qui ce sort malheureux est échu ont été fusillés sans jugement, sur simple décision de l’OBH Frankreich. 17 janvier De l’argent pour les évasions Alger – Le général de Saint-Vincent transmet au seul Paul Reynaud, sans aucun commentaire, un mémorandum rédigé à son attention par le capitaine Hervé Alphand, en charge des affaires financières à la DGPI. Alphand, inspecteur des Finances dans le civil – ce qui confère du poids à son texte – commence par noter que le budget attribué à la DGPI pour sa première année d’existence a été dépassé de près de 50 %. « L’équilibre réglementaire des recettes et des dépenses, ajoutet-il, n’a pu être rétabli, à quatre reprises, que par des avances de trésorerie consenties par amitié par la Banque de France et régularisées ex post grâce aux dotations supplémentaires qui m’ont été accordées, à titre gracieux si je puis dire, hors budget de la Présidence du Conseil en tout cas, par la bienveillance du ministre des Finances, M. Vincent Auriol. » Cette situation n’a rien que de normal, de l’avis d’Alphand, puisqu’il était difficile aux fonctionnaires de la Direction du Budget d’établir à la fin 1940 une prévision cohérente en l’absence de toute autre référence que la liquidation des comptes – demeurés rue de Rivoli à Paris, il va de soi, et reconstitués au mieux de mémoire – du Commissariat aux Prisonniers de la Première Guerre. Toutefois, prévient-il, « si le budget attribué à la DGPI pour 1942 a bel et bien été majoré, selon la logique, de 50% – soit 100 529 100 francs au total dans la loi de Finance 1942 – je suis d’ores et déjà contraint d’attirer l’attention du Gouvernement sur la nécessité d’anticiper une nouvelle hausse des charges prévisibles de la Délégation, ne serait-ce qu’en raison de l’augmentation des coûts de ses missions. Je fais ici allusion, en particulier, aux débours entraînés par l’accélération du recrutement de personnels de terrain, rémunérés en permanence ou plus occasionnellement défrayés, en sus de l’accroissement (à considérer, bien entendu, sous un angle positif) des dépenses liées aux évasions. » Alphand poursuit : « Je ne crois pas m’aventurer en chiffrant à 18% au moins le déficit à prévoir par rapport à la dotation votée pour cette année. Ce qui me pousse à annoncer par avance que nous viendrons, à brève échéance, demander à la présidence du Conseil une rallonge de 20%, soit 20 105 821 francs arrondis, si l’on veut, à 20 millions de francs, à nous verser en septembre ou, au plus tard, en octobre 1942. Faute de quoi la Délégation pourrait se trouver en cessation de paiement, ce qui la jetterait dans l’illégalité et, j’en suis convaincu, porterait atteinte au moral de ses exécutants militaires autant que de ses agents civils. » Et Alphand de conclure, en expert : « Sans doute serait-il expédient d’en ordonnancer dès maintenant les crédits. » Paul Reynaud fait établir deux copies du texte d’Alphand, destinées à Vincent Auriol et au général de Gaulle. Il les apostille de sa main : « M’en parler ». Le cas des généraux bridgeurs D’après l’ouvrage de Jean-Marie Servan, Repêcheurs d’étoiles – Les filières d’évasion des généraux français, 1940-1943 (Tallandier, Paris, 1998) Forteresse de Königstein, 17 janvier 1942, 16h30 – La brève après-midi de ce samedi d’hiver touche à sa fin quand un gardien de la forteresse se met à parcourir les couloirs, annonçant d’une voix forte qui accentue exagérément les consonnes : « Distribution du courrier ! » Un à un ou par deux, les officiers emprisonnés sortent de leurs “appartements” et se dirigent en formant une morne colonne vers le bureau de poste de la prison. En raison du froid glacial, les képis sont restés dans les placards, remplacés par des bonnets ou des passe-montagnes, et des volutes de buée accompagnent les captifs traversant à pas prudents les cours verglacées du château. Le vaguemestre allemand, quoique présent depuis quelques semaines à peine, remet sans se tromper les lettres à leurs destinataires respectifs. Les enveloppes, ouvertes, portent toutes un ou plusieurs cachets de la censure, et l’on peut être sûr que leur contenu a été scruté plutôt deux fois qu’une par la direction de la prison. Quand il passe devant le vaguemestre, le général Charles Mast n’a droit qu’à un « Rien pour vous, Herr General, et rien non plus demain dimanche ! » Mast a une moue de circonstance, avant de faire un clin d’œil à un autre général… ……… Forteresse de Königstein, 17 janvier 1942, 17h00 – Contrairement à ce que son expression laissait croire, la réponse du postier satisfaisait tout à fait Charles Mast. Étant un des rares généraux prisonniers à maîtriser l’allemand et montrant au quotidien une attitude froide, à la limite de l’hostilité ouverte envers ses hôtes et plus généralement le Grand Reich, c’est lui qui avait été approché en premier par le jeune Alsacien, qui prit, après maintes précautions, le risque de lui expliquer le pourquoi et le comment de sa présence à Königstein. Mast accepta après réflexion de lui servir de correspondant, et ils commencèrent par convenir d’un code : si le dernier mot de leur conversation était un jour de la semaine, un pli était arrivé (si c’était le jeune homme qui parlait) ou devait partir (si c’était le général). Ce pli était dissimulé dans un endroit dépendant du jour nommé. En l’occurrence, dimanche voulait dire : coincé derrière la chasse d’eau des toilettes de l’infirmerie. Le général se rendit donc à l’infirmerie, où il commença à discuter avec le médecin major français au sujet du tournoi de bridge du lendemain, puis partit récupérer tranquillement le pli annoncé. Un regard sur l’enveloppe : à l’attention du général Mesny. Très bien, si c’était Mesny, c’était pour une évasion, et si c’était une évasion, ça ne pouvait être que la sienne ! Le pli passa discrètement quelques minutes plus tard dans la main du général Mesny. Ce soir-là, l’ensemble des généraux, en grand uniforme, se retrouva dans le “théâtre”. Un visiteur était en effet attendu. Mais l’accueil qui lui fut fait fut aussi glacial que le climat… A part quelques paroles protocolaires prononcées par leur doyen, le général Condé, aucun mot ne fut prononcé par les prisonniers en réponse au discours de l’ambassadeur Scapini, venu une fois encore tenter de recruter l’un ou l’autre général afin de gonfler les forces de sécurité de Laval… Il est vrai que les deux ou trois personnages sensibles à ses sirènes étaient déjà partis. 18 janvier Le cas des généraux bridgeurs Forteresse de Königstein – Chaque matin, dimanche compris, les généraux faisaient une promenade matinale dans les cours de la forteresse. L’accès aux remparts, d’où la vue sur le paysage environnant, et notamment la vallée de l’Elbe, était magnifique, était à ce moment impossible pour cause de verglas : le commandement craignait comme la peste de perdre accidentellement un de ses hôtes. Difficile de faire passer pour une tentative d’évasion une chute du rempart vers l’intérieur de l’enceinte ! Selon leurs affinités, les prisonniers échangeaient quelques paroles, ou au contraire s’ignoraient délibérément. Le général Mesny s’approcha de Juin, qui le salua, pour lui glisser « Vous êtes désigné pour une évasion ! » Alphonse Juin manqua s’étaler sur une plaque de glace, mais Mesny parvint à le rattraper à temps. L’expérience du chasseur alpin sur les glaciers ! « Quand, comment ? » articula Juin, à quoi Mesny répondit « On en reparlera ! » Le président du comité d’évasion reprit sa déambulation solitaire avant d’approcher Mast, qui lui demanda « Alors ? », à quoi Mesny répondit « Alger est d’accord, mais vous ne partez pas tout seul, Juin vous accompagne ! » Un mot de Cambronne retentissant éclata alors dans la cour, mais les deux gardiens, habitués de longue date à ce vocable utilisé par les Français en toutes circonstances, ne tournèrent même pas la tête. Peu à peu, chassés par un vent du nord toujours aussi glacial, les généraux retournèrent vers leurs quartiers. L’après-midi, la plupart d’entre eux se retrouvèrent pour le tournoi de bridge dominical. Cette fois-ci, les paires furent tirées au sort, pour éviter que le tandem composé habituellement de Mast et du médecin major n’écrasât les autres participants. Mast fit équipe avec Juin, et le duo ainsi constitué ne fit guère d’étincelles. Des mots aigre-doux furent échangés, l’un traitant l’autre d’officier de salon, pour ne pas dire de général d’opérette, l’autre rétorquant que ce n’était qu’à la place du mort que Juin jouait correctement… Cela amusa beaucoup la paire représentant l’état-major allemand de la forteresse, qui avait été invitée et qui faillit même remporter le tournoi… Comme dans chaque camp de prisonniers, un comité d’évasion avait été constitué. A Königstein, il ne comptait que quatre membres : le général Mesny, le général norvégien Ruge, le médecin-major et le général Bruneau, lui-même auteur d’une tentative d’évasion qui avait échoué de peu. Le rôle de ce comité était d’examiner les plans d’évasion et d’apporter aux tentatives approuvées toute l’aide possible en fournissant aux candidats conseils, cartes, argent allemand, vêtements civils, etc. Le comité de Königstein n’avait qu’une activité réduite : les généraux, âgés voire très âgés, s’ils faisaient peut-être encore des plans, auraient été bien incapables, pour la plupart, de les mettre à exécution. Ces derniers mois, seul Mast avait informé Mesny de ses intentions, comme il devait le raconter dans ses mémoires. « Après quelques semaines d’abattement, suite à ma capture à quelques kilomètres du salut, je me mis à échafauder des plans pour sortir de la forteresse où j’avais été enfermé, comme la plupart de mes camarades généraux victimes du même sort. Ah, jour funeste que ce 16 juin 1940. Je m’en voudrais toujours d’avoir voulu faire prisonniers les deux soldats allemands que nous avions surpris du côté de Saint-Dizier. Il aurait mieux valu les neutraliser au plus vite et foncer, plutôt que de céder à l’insistance du capitaine R…, qui voulait que ces deux Boches soient faits prisonniers en respectant les formes. Avaient-ils respectés les formes, eux, en mitraillant les colonnes de civils ? Mais la fatigue m’avait fait céder. Et ce qui devait arriver arriva : un camion rempli de soldats allemands déboucha, nous étions cuits ! A quatre contre vingt, que vouliez-vous que nous fissions ? Mourir comme dans une tragédie antique ? Et c’est là que commença le chemin de la captivité. Oh, Königstein, malgré ses apparences de forteresse médiévale, n’était sans doute pas la pire des villégiatures. La Wehrmacht nous laissait mener une existence somme toute bien convenable pour des prisonniers, et surtout propre à étouffer bien des velléités d’évasion chez les moins motivés d’entre nous, qui étaient légion… Je pus ainsi recevoir la visite de mon vieil ami le colonel Nagato, qui me promit de faire intervenir son gouvernement pour que les Allemands me libèrent, et que je reprenne la place d’attaché militaire à Tokyo. Si je me perdais en chemin ou au Japon, ce serait mon affaire, car, me disait-il, on ne trahit jamais un ami si l’on agit au nom de l’honneur. En attendant l’issue de ces négociations, j’imaginai des plans il faut bien avouer peu réalistes pour m’échapper du Transsibérien ou quitter le Japon. Mais, à l’automne 1941, il me fit comprendre que son gouvernement ne s’intéressait plus à ma personne, puis, en décembre, il m’annonça que ce serait sa dernière visite, et me fit cadeau d’un recueil de haïkus en souvenir. Cadeau ô combien précieux, même si je ne m’en aperçus pas immédiatement. Le lendemain, la flotte japonaise attaquait Hawaï, et nos deux pays furent bientôt en guerre. Cet automne, il me fallut oublier les horizons chimériques, reprendre le sens des réalités et ne plus compter que sur moi-même pour sortir de là. Lors d’une de nos “promenades” collectives hors de l’enceinte de la prison1, je fus abordé par le général Mesny qui me dit « Alors, Mast, fini les châteaux au pays des samouraïs ? Ayez des ambitions moins lointaines, mais évitez ceux en Espagne ! » Comment avait-il deviné ? Il m’adressa à nouveau la parole au retour, alors que nous étions sur le point d’aborder le tunnel fort raide qui était la seule voie d’accès à la forteresse2, pour me dire « Quand ce sera plus mûr dans votre tête, venez m’en parler. » J’élaborai un plan qui me paraissait avoir des chances réalistes de succès, et l’exposai à Mesny. Celui-ci le critiqua et l’améliora et, courant janvier 1942, il m’annonça que la plus grosse des pierres d’achoppement qui restait, l’obtention de faux papiers, avait disparu. Je ne mis pas longtemps à comprendre que ceux-ci arriveraient par le courrier ! Mais avant de les apporter, le courrier compliqua sérieusement la situation, en annonçant que mon collègue Juin serait du voyage ! Le général Mesny me dit alors : « Mast, il va falloir qu’on modifie votre plan. Il ne serait pas prudent de tout expliquer à Juin et d’en discuter avec lui, mais nous ne pourrons pas le laisser dans l’ignorance complète, et il faut un prétexte pour que l’on ne s’étonne pas de vous voir plus souvent ensemble. Si vous annonciez dimanche prochain que vous allez vous occuper de lui pour en faire un bridgeur acceptable, ça devrait aller ! » Facile à dire… » (Général Charles Mast, Mémoires rebelles, 1954). 1 Les généraux prisonniers sortaient régulièrement, en groupe, encadrés par des soldats allemands, pour une promenade ou une visite au village voisin. Ils pouvaient aussi, moyennant un engagement de ne pas en profiter pour s’évader, sortir librement tous les jours de 14 à 17 ou 18 heures, deux par deux. 2 Il existait aussi un monte-charge, grimpant verticalement le long du rempart jusqu’à une plate-forme et surtout emprunté par les véhicules apportant les approvisionnements. Cet ascenseur et les véhicules qui l’empruntaient étaient gardés en permanence, et il était impossible de se dissimuler dans un des véhicules.