Conférence Annie Duprat au format - hist-geo.ac

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Conférence Annie Duprat au format - hist-geo.ac
Conférences universitaires en Histoire Géographie.
Mercredi 10 mars 2004 – IUFM de Rouen.
LES IMAGES DANS LES SOCIETES DEMOCRATIQUES DU XXè SIECLE :
INFORMATION OU MANIPULATION ?
Conférence prononcée par Mme Annie Duprat.
LA CONFERENCIERE :
Historienne moderniste, Annie Duprat a fait sa thèse sur les caricatures contre Louis
XVI, publiée en 1992 aux éditions du Cerf sous le titre « Le roi décapité : Essai sur
les imaginaires politiques ». Souhaitant poursuivre ce travail, elle a étudié la période
des guerres de religion et de Henri III dans son mémoire d’habilitation, publié sous le
titre « Les rois de papier » chez Belin. Elle envisage d’aborder par la suite le règne
de Charles X.
Professeur des Universités (histoire moderne) à l’IUFM de l’académie de Versailles,
elle est également l’auteur de l’Histoire de France par la caricature, Larousse, 1999.
ELEMENTS BIBLIOGRAPHIQUES :
Il existe une énorme documentation sur ce thème, concernant surtout les régimes
totalitaires. Les exemples pour les pays dits « démocratiques » sont moins
nombreux, mais ils existent…
Quelques ouvrages à signaler :
Alain Jaubert : Le commissariat aux archives, Barrault, 1986.
Le titre s’inspire de « 1984 » de Georges Orwell. C’est le nom qu’Orwell avait
donné au ministère qui avait en charge la propagande, les archives et
l’histoire.
Marie Monique Robin : Les 100 photos du siècle, Ed. du Chêne, 1999.
Cet ouvrage très intéressant, part du principe que l’histoire se construit avec
des images, qui deviennent ainsi des icônes. Il s’attache également à préciser
le contexte ou le destin de certaines photographies, destins qui sont parfois
étonnants…
Sciences Humaines Hors Série n° 43, décembre 2003/janvier-février 2004 :
« Le monde de l’image », un excellent travail de vulgarisation de bonne tenue
scientifique.
TDC n°732 « La photo de presse, le temps du doute » qui utilise pour sa
couverture, une des « Cent photos du siècle », qui est censée être LA photo
de mai 68….
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Christian Delage et Vincent Guigueno : L’historien et le film, Folio Histoire,
2004, évoque les rapports que les historiens entretiennent avec le film.
L’événement : images, représentations, mémoire de la Révolution française à
nos jours, sous la direction de Christian Delporte et Annie Duprat, Edition
Créaphis, 2003.
En guise de préambule :
Pour celui qui veut étudier sérieusement les films ou les images, les difficultés se
présentent immédiatement. Non pas en raison de difficultés d’accès aux documents,
de visionnage ou de choix des films ( rendus beaucoup plus aisée avec l’ouverture
de l’INAthèque dans les locaux de la BNF site Tolbiac), mais dans la démonstration,
qui nécessite la production d’extraits ou de photogrammes. Le problème du droit à
l’image se pose immédiatement. Quand on travaille sur l’actualité, c’est encore pire,
car les prix sont parfois très élevés et les droits difficiles à obtenir…
INTRODUCTION :
Pour présenter les images de propagandes dans les pays démocratiques, la
recherche documentaire pose problème. En effet, on ne connaît que rarement le
contexte d’une photo. Et les seules qui montrent les manipulations concernent les
régimes totalitaires ou le régime de Vichy.
Cependant, on peut se tourner vers les images de télévision, dont le cadrage ou la
technique de prise du vue vont « faire dire » quelque chose aux images, sans qu’on
puisse dire qu’elles soient « trafiquées »…
A la télévision, le cadrage, l’éclairage permettent souvent de déceler l’intention.
L’interview de Luc Ferry à l’automne 2003 dans le grand amphithéâtre de la
Sorbonne en est un bon exemple : le ministre était filmé légèrement en contreplongée et souvent en gros plan. Ce type de cadrage focalise le regard sur les
expressions du visage. A la longue, le spectateur se lasse, est agacé. Ce type de
cadrage ne fausse-t-il pas les choses ?
En ce qui concerne la photographie, Il est plus facile de déceler une manipulation
quand on a été présent lors de l’événement. Photographier un homme politique
entouré ou non de public change complètement l’impression laissée par un
meeting….. Si on était présent, on peut faire la part des choses.
On peut également s’interroger sur le sens de l’expression « voir la réalité » : on ne
voit jamais « une » réalité mais on la lit au travers de notre vécu.
Il faut donc toujours se poser des questions : Comment la photo a-t-elle été faite ? At-elle subi un recadrage ? Changer le cadrage peut changer son sens. Voir sur ce
thème, l’ouvrage, déjà ancien, de Claude Duneton Anti-manuel de français qui dès
la première page intitulée « Méfiez-vous des extraits choisis » pose très
concrètement le problème. Un jeune d’origine africaine court, il symbolise la noblesse
du sport. Avec un cadrage moins serré, on constate qu’il est en réalité poursuivi par
des policiers…
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La question qui se pose tout de suite est bien sûr : comment savoir si une photo a
été recadrée si on ne sait pas qu’il existe une première photographie ? Car dans la
plupart des cas, on ne le sait pas……
Dans une première partie, nous allons observer et commenter quelques trucages
photographiques.
Puis dans une seconde partie, nous nous attacherons à la lecture de quelques
« images-culte »
I – ETUDE DE QUELQUES TRUCAGES PHOTOGRAPHIQUES :
Le trucage des images commence très tôt. Dans l’iconographie révolutionnaire, on
voit par exemple, après 1794, Marat et Lepelletier de St-Fargeau disparaître et être
remplacés par des nuages autour d’une représentation de Rousseau. .
Pour la photographie, outre le recadrage, il faut considérer les trucages. Pour truquer
une photo, quelques méthodes simples :
1 - Le maquillage du négatif.
On peut le gratter, le retoucher avec de la peinture. Un tel trucage laisse des traces
visibles, mais pas toujours…Sur la photo, avec un peu de sens de l’observation, les
traces sont visibles. On peut par exemple avec profit comparer le nombre de pieds
présents sur une photo, le nombre de têtes et constater que cela ne correspond pas
toujours. Les élèves aiment bien ce genre d’exercice….
2 - Le trucage au développement :
Au niveau du développement, on peut modifier les temps de pose et ainsi laisser
dans l’ombre ou au contraire éclairer certaines parties. Cela présente l’immense
avantage d’être, par définition, invisible sur le négatif…..
3 - Le découpage des négatifs avec collage d’un autre négatif pour faire
apparaître soit des personnages, soit des lieux.
4 - Donner l’image comme étant une photo décrivant le réel.
Certaines photos truquées vont ainsi s’installer comme étant une image «
d’époque », montrant la réalité. Les photos des communards dans leurs cercueils
des frères Disdéri sont en réalité des photo mosaïques.
L’exemple des frères Appert est également célèbre : ils avaient retouché des photos
de l’incendie de l’hôtel de Ville pendant la Commune, pour donner l’impression que
de grandes flammes s’élevaient du bâtiment, et avaient également rajouté des
pompiers. Cet incendie était à ajouter aux crimes de la Commune. On a également, à
cette même époque une de leurs photos représentant l’exécution des généraux
Lecomte et Thomas, tous les deux devant le peloton d’exécution alors qu’ils avaient
été exécutés séparément.
Quand le trucage est bien fait, le recours au négatif est indispensable, mais souvent
impossible, car il a très souvent disparu. Il a la plupart du temps été détruit pour que
l’on puisse « créer » des archives.
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Observons quelques exemples :
Exemple 1
La prise du Palais d’Hiver à Petrograd, le 23 octobre 1917.
Cette photo a été donnée comme étant une photo de la prise du Palais d’Hiver. Mais
l’angle de vue est impossible puisque le photographe aurait dû se trouver au-dessus
des manifestants pour pouvoir faire cette photo. De plus on ne voit pas les
barricades.
En réalité cette photo date du 25 octobre 1920 et a été prise lors d’une reconstitution
pour un film. Un œil exercé remarque aussi que sur l’une des photos, les fenêtres ont
été gouachées pour donner l’impression d’un bâtiment éclairé de l’intérieur.
Exemple 2
Discours de Lénine le 25 mai 1919. Sur la même photo, retouchée, on constate la
disparition de Tibor Samuelli, juif hongrois et internationaliste. De surcroît, on fait
disparaître tout le décor autour et on voit un Lénine solitaire. C’est un procédé
classique. Quand on veut construire une figure de chef, il faut lui attribuer des
vertus : il travaille beaucoup, il est solitaire et entouré de « méchants », mauvais
conseillers, femmes fatales….
Exemple 3
5 mai 1920 : Lénine à la tribune, avec dans les escaliers de la tribune, attendant
avant de prendre la parole, Trotsky et Kamenev. A partir des années 30, ces deux
derniers disparaissent, soit par recadrage, soit par maquillage de l’image.
Vers 35/36 cette image sert de support pour un tableau, dans lequel on a rajouté à la
place qu’occupaient Trotsky et Kamenev, un journaliste qui note les paroles de
Lénine. Les deux images présentées dans le livre d’Alain Jaubert, Le commissariat
aux archives, sont toutefois légèrement différentes, la prise de vue est légèrement
décalée. On peut supposer qu’il s’agit de deux photogrammes issus d’un même film.
Exemple 4
De Gaulle descendant les Champs Elysées est filmé par les caméras des
informations cinématographiques. Il a à ses côtés Georges Bidault, que l’on voit
même faire des gestes pour faire reculer les cameramen. Sur les photos, G. Bidault
apparaît dans un coin de l’image. Opposant à la politique algérienne du général De
Gaulle en 1962, il disparaît des photos des Champs Elysées. On ne le voit donc plus
que sous un jour négatif et on a même du mal à avoir les images.
Exemple 5
23 Août 1939 : La poignée de main Staline / Ribbentrop
La photo qui paraît le 2 septembre 1939 dans l’Illustration est très légèrement
différente de celle parue deux jours plus tôt dans le Berliner Illustrierte Zeitung. On y
voit en effet une cigarette dans la main gauche de Staline, ce qui pour Hitler donne
une image trop négligée de son allié. Il a donc fait effacer la cigarette pour la parution
en Allemagne. L’Illustration choisit ( délibérément ou pas ? On ne le saura sans
doute jamais…) de conserver la cigarette.
Exemple 6
8 février 1962 : manifestation contre l’OAS à Paris.
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La foule qui cherche à se protéger de la répression policière se retrouve coincée
contre les grilles d’entrée de la station Charonne. Le bilan est lourd, 8 morts.
Cette catastrophe avait alors fortement marqué l’opinion, quelques mois après les
événements tragiques du 17 octobre 1961. La France est alors administrée et
gouvernée avec une très grande fermeté. Les libertés d’expressions peuvent être
suspendues à tout moment, eu utilisant l’article 16 de la Constitution, article que
convoquera de Gaulle après les barricades d’Alger. A l’époque de Charonne la
liberté d’expression avait été rétablie depuis peu mais ceux qui ont vécu ces
événements ont eu beaucoup de mal à pouvoir en parler et l’information est très
contrôlée.
Publiée dans le livre de Benoît Frachon Au rythme des jours ( 1973 ), cette photo est
grossièrement truquée. On a dessiné un gendarme mobile et un corps allongé sur le
sol pour en rajouter à l’aspect dramatique. Etait-ce nécessaire ? Le nom de la station
« Charonne » et les objets abandonnés sur le sol auraient suffi à évoquer le drame...
Exemple 7
29 nov. 1963 : photo de l’Agence Diffusion Presse
Une des multiples manifestations au quartier latin. Pour sa parution dans
l’hebdomadaire communiste La Terre, on a rajouté une matraque dans la main d’un
policier et on en a gommé une autre qui pendait à un ceinturon…
Quand on lit une image, il faut toujours être vigilant, toujours se demander : qui parle
à qui ? Et pour dire quoi ? Avec quelques moyens ? Dans quel contexte ?
Exemple 8
6 février 1982 : Le Figaro magazine
La photo est surmontée d’un titre (« La France attise le feu dans cette sale
guerre… ») et ainsi légendée : Le massacre des indiens Mosquitos, farouchement
anti-castristes (…) [au] Nicaragua, au mois de décembre. Deux cents indiens furent
hachés par les grenades et les armes automatiques. Ni les femmes ni les enfants ne
furent épargnés. »
Cette légende imposée par le magazine nous impose par la même occasion un
contexte.
C’est un exercice intéressant à proposer aux élèves :
On leur donne la photo et on leur pose une série de questions précises : que voyezvous ? ( des corps et des flammes ) De qui s’agit-il ? Où cela se passe-t-il ? Quand ?
Pourquoi ces corps brûlent-ils ?
Il faut insister sur le fait qu’on ne leur demande pas d’exprimer leurs sentiments.
Ils en concluront facilement qu’on ne peut pas faire dire à une photo autre chose que
ce que l’on voit…
En réalité, cette photo a été détournée. Son auteur, Matthews Naythons, a
rapidement rétabli la vérité. Cette photo avait été prise deux ans plus tôt au
Nicaragua. Il s’agissait d’une crémation de cadavres réalisée par la Croix Rouge pour
des raisons d’hygiène. Un recadrage avait effacé la présence des médecins et
infirmiers.
Aujourd’hui, avec les traitements numériques, il devient très difficile de déceler les
trucages…
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Nous en avons eu un exemple récent avec la publication d’une photo du sénateur
Kerry et de Jane Fonda censée avoir été prise lors de manifestations contre la guerre
du Vietnam. Il s’agit en réalité d’un montage de deux photos. L’agence de presse (
AP ) dont le log figure en bas à droite de la photographie a vivement protesté, ce qui
a causé le scandale. Mais pour un trucage contemporain dévoilé, combien passeront
inaperçus ? .
Aujourd’hui on ne peut plus voir une image sans se poser de question. Mais
attention, ne plus croire à ce qu’on l’on voit peut également ouvrir la porte à tous les
négationnismes
II - L’HISTOIRE DES PHOTOS-CULTES
1936 - Staline et Guélia, ( David King collection ).
Cette photo, tirée à des milliers d’exemplaires qui ornait les cabinets de médecine,
les écoles…voulait montrer l’URSS dans toutes ses composantes ethniques, ici les
bouriates.
En 1937 le père de la petite fille a été déportée pour « préparatifs d’assassinat de
Staline » et sa mère assassinée en 1940 sur ordre du KGB, parce qu’elle était la
mère de cette enfant et qu’elle aurait pu s’en vanter.
1946 – Gandhi au rouet, Margaret Bourke-White ( Life magazine/PPCM ).
A l’origine, cette photo devait représenter Gandhi en train de filer, symbole héroïque
de l’autonomie de l’Inde.
La photographe a rencontré beaucoup de problèmes techniques. Puis Gandhi en a
eu assez et il s’est mis à lire lorsque la photo a été prise.
1960 – Le Che, Alberto Korda.
Cette photo a été prise à la Havane. La planche-contact montre beaucoup de
personnalités, Fidel Castro, de nombreux intellectuels, dont Jean-Paul Sartre et
Simone de Beauvoir.
Guevara est là aussi. Le photographe prend deux photos de lui, mais ne les diffuse
pas. Il les donne à un éditeur milanais, Giangiacomo Feltrinelli qui les publie après la
mort du Che en 1967, sous son copyright. Cette photo est mondialement connue
mais son auteur n’en a tiré aucun droit. L’affaire vient de rebondir après la mort de
Korda, parce que sa fille vient à son tour de porter plainte contre Feltrinelli.
1966 – Les mystères de la vie, Lennart Nilsson ( Life Magazine/PPCM ).
Cette photo est parue le 12 février 1966 dans Paris Match. Le titre de l’article : « Un
tabou est tombé » Ce que Paris Match ne dit pas c’est que cette photo est celle d’un
fœtus mort, issu d’une grossesse extra-utérine et photographié dans une solution
saline.
1978 – Afrique du sud, Abbas ( Magnum Photos ).
Cette photo a été prise dans un centre de formation pour policiers noirs. Il s’agit
d’une commande du ministère de l’information sud-africain. Au premier plan, le
colonel, le regard fuyant avec sa baguette, derrière, les soldats en baskets et en
shorts. Que dire d’une telle photo ? Les soldats sont correctement alignés, mais ils
semblent passifs sous le regard hautain du chef. On peut lui faire dire tout et son
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contraire. Voir l’utilisation pédagogique qui en est faite dans le TDC n°752, avec un
questionnement étrange posé aux élèves.
1980 – La guerre Iran – Irak, Henri Bureau ( Sygma ).
Cette photo, prise en 1980, a été réutilisée en 1991, quelques jours avant le
déclenchement de l’opération « Tempête du désert ». Le photographe a un peu mis
en scène la photo en demandant à un soldat de se retourner pour contempler le feu
au loin, ce qui donne une sorte de force intemporelle au cliché en faisant disparaître
les éléments d’identification (visage, insignes sur les uniformes).
1997 : Massacre en Algérie, Hocine ( AFP ).
Cette photo prise après le massacre de Bentalha, a fait la « une » de nombreux
journaux dans le monde. Elle montrait, d’après la légende, le désespoir d’une mère
ayant « perdu ses huit enfants ». Elle devient très vite une icône, une « Madone ».
Dès que les informations se précisent, on apprend que la femme, Oum Saad, n’a pas
perdu ses enfants, mais trois membres de sa famille et s’était évanouie à la sortie de
l’hôpital. Aussitôt, on accuse le photographe de manipulation, puis il est mis hors de
cause, mais c’est la légende qui est incriminée. La femme a par la suite demandé
l’interdiction de cette photo : « je suis algérienne, musulmane (…), je ne veux pas
être comparée à une madone qui est une chrétienne ». Elle a porté plainte contre
l’AFP, mais, à ce jour, cette photo circule toujours librement.
Compte rendu : Caroline Tambareau, membre du pôle histoire-géographie de
l’Académie de Rouen.
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