Le Paradis et la Péri de R. Schumann, une introduction :

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Le Paradis et la Péri de R. Schumann, une introduction :
Le Paradis et la Péri de R. Schumann, une introduction :
© Christoph Uehlinger – EVV
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Franchir les portes du paradis ?
Lorsque Robert Schumann (1810–1856) termine Le paradis et la Péri, le jour de l’Ascension 1843, il a
presque 33 ans et est marié à Clara, brillante pianiste dont le talent ne fait pas encore de l’ombre à
son compositeur de mari. Par décision du tribunal, le couple s’était uni trois ans auparavant contre la
volonté du père de Clara, Friedrich Wieck, à qui tous deux devaient leur formation musicale et bien
plus. En 1841, Clara avait donné naissance à leur première fille, Marie (le couple aura huit enfants) et
1843 sera une année faste dans la vie passablement tourmentée des Schumann : celle de la naissance de leur deuxième fille, Élise, de la nomination de Robert au conservatoire de Leipzig, de la réconciliation avec le beau-père et de la création de la plus importante œuvre chorale orchestrée de
Schumann, son opus 50 : Clara en est ravie, elle qui considère Le paradis et la Péri comme l’œuvre la
plus achevée que son mari n’ait jamais réussi à écrire jusque là.
Le public entend Le paradis et la Péri pour la première fois le 4 décembre 1843 à Leipzig et l’accueille
avec bonheur : l’œuvre sera donnée plus de cinquante fois dans les années qui vont suivre. Écrite
pour les salles de concert (la faire entendre dans une église eut été impensable étant donné son
cadre oriental, voire islamique) et destinée à un « public enjoué », Schumann l’avait d’abord envisagée en « poème musical » avant de l’appeler « oratorio » avec une certaine audace qui
s’affranchissait des limites traditionnellement chrétiennes du genre. Le succès lui donne raison : le
texte touche le public par son exotisme orientalisant autant que par son romantisme ; la musique est
imaginative et émotive, sublime par moments.
On doit l’histoire à un auteur irlandais, Thomas Moore (1779–1852), qui en 1818 avait publié le conte
Lalla Rookh. Il y est question d’une princesse moghoule promise en mariage à un roi de Boukhara
(aujourd’hui en Ouzbekistan) qu’elle n’a jamais vu ; voyageant vers un destin dont elle ignore tout, la
princesse au doux nom (Lalla Rookh signifie « joue de tulipe » en persan) est accompagnée par un
conteur dont elle tombera rapidement amoureuse. Par bonheur, à la fin du voyage, l’homme se révèle être son promis, le roi lui-même, qu’elle aura donc appris à connaître sous le meilleur des jours.
Le paradis et la Péri est le titre d’un des quatre poèmes contés au cours du voyage.
Schumann a connu le poème Lalla Rookh dans sa jeunesse : la première édition allemande fut publiée en 1822 par son propre père, éditeur à Leipzig. Le livre avait fait le tour des salons et marqué
l’imaginaire bourgeois d’une certaine vision de l’Orient. Si l’oratorio s’appuie sur une nouvelle traduction, entreprise en 1841 par Emil Flechsig, pasteur et ami de jeunesse de Schumann, le public
connaît l’histoire quand il va l’écouter en concert. On ne peut en dire autant des mélomanes modernes, parfois surpris par l’extravagance du propos.
*
Selon la légende iranienne, une péri (incarnée dans l’oratorio de Schumann par la soliste soprano) est
un être mi-céleste, mi-terrestre issu de l’union sexuelle d’un ange avec une fille humaine (la Bible fait
allusion à ce mythe ancien au ch. 6 du livre de la Genèse). Fruit d’une transgression contre nature, la
péri est marquée d’un péché dont elle ne peut être tenue responsable (cf. la notion chrétienne du
péché originel, inconnue en islam) mais qui l’empêche d’accéder au paradis. L’intrigue principale de
l’œuvre peut alors se résumer en une phrase : cette innocente, exclue du paradis, pourra-t-elle
néanmoins y accéder ? La péri a beau être capable de se déplacer dans les airs, de contempler d’en
haut les astres et autres merveilles du monde, elle veut davantage : sa rédemption.
Chacune des trois parties s’ouvre aux portes du paradis. Celles-ci nous font entrapercevoir lumière et
eaux abondantes, fleurs, senteurs et musiques célestes mais elles resteront fermées jusqu’au dénouement final. Elles sont gardées par un ange (la soliste alto) qui, dès sa première intervention,
offre à notre Péri une raison d’espérer : elle accédera au paradis le jour où elle apportera ce que le
ciel tient en plus grande estime, une « offrande sainte ». Voici la deuxième inconnue de notre intrigue : quelle sera cette offrande ? On comprend assez vite que ce ne seront pas les trésors terrestres qui se cachent sous les ruines de Tchelminar (Persépolis) ou ailleurs ; même la coupe de
Jamshid, qui jadis promit jeunesse éternelle à ce roi légendaire – avant que des génies ne l’emportent – , ne servira à rien. À n’en pas douter, l’offrande sera spirituelle (ce qui ne simplifie pas les
choses).
Une première recherche mènera la Péri en Inde, pays béni des dieux s’il en est que l’on serait tenté
de confondre avec le paradis terrestre (« O paradis ! », chantent en chœur les quatre solistes). Mais
voici que les fleuves de l’Inde ont pris la couleur du sang suite à l’invasion du roi Ghazna (nom historique qui pour les contemporains de Schumann évoquait sans doute la première guerre indo-afghane
de 1839–1842). C’est ici que le chœur fait son entrée pour décrire avec force les destructions causées
par l’envahisseur dont l’arrivée suscite des réactions contrastées (« Mort au tyran ! », chantent les
ténors avant de rejoindre les basses et leur triomphal « Vive le prince ! »). Suit le face-à-face poignant du roi (bariton) avec le dernier des rebelles (ténor), un jeune homme dont l’ultime flèche ratera sa cible et qui mourra donc d’une mort héroïque. « Hélas ! », se lamente le chœur, alors que la
Péri vient recueillir la dernière goutte de sang et l’apporte à la porte du paradis. Ce « sang sacré, versé par courage pour la liberté » serait-ce donc l’offrande demandée par le ciel ? « Bienvenue, bienvenue », jubile déjà le chœur – or il se trompe.
En effet, « il faut que l’offrande soit beaucoup plus sainte » précisent les anges au début de la deuxième partie. On voit alors la Péri se tourner vers l’Afrique et les sources du Nil (inconnues aux Européens à l’époque de Schumann), où les génies se délectent à la vue de cette « jolie enfant ». Après un
moment de nostalgie du paradis, la Péri suit le fleuve jusqu’en Égypte, pays à l’apparence idyllique où
sévit cependant la peste. Face à ce terrible spectacle, elle éclate en sanglots, ce qui donne lieu à une
méditation chorale sur le pouvoir guérisseur des larmes. Suit alors un autre face-à-face, d’un jeune
homme mourant dans les champs et de sa fiancée, une princesse que les murs du palais avaient
jusque-là préservée de l’épidémie. Alors que l’amant implore sa bien-aimée de se mettre à l’abri,
celle-ci, qui ne peut imaginer vivre sans lui, le couvre de larmes (encore) et de baisers … Ils mourront
donc tous les deux dans les bras l’un de l’autre : ténor et orchestre nous font suivre leur agonie, la
Péri berce les deux amoureux vers le sommeil de la mort, non sans recueillir le dernier souffle de
l’amoureuse qui s’est ainsi sacrifiée. Qu’y aurait-il de plus beau à ramener au ciel que ce soupir d’un
amour inconditionnel ?
La troisième partie s’ouvre par un chœur de vierges couvrant de fleurs les marches qui mènent vers
le trône d’Allah : on croit la Péri toucher au but. Mais si le ciel ne se montre pas insensible au geste
de l’amoureuse, il attend mieux encore. Une nouvelle fois renvoyée, désespérée voire révoltée, la
Péri se tourne cette fois vers la Syrie et le Liban, pays décrits dans une ambiance toute pastorale qui
contraste singulièrement avec les contrées visitées auparavant. D’autres péris la rejoignent, ne comprenant pas pourquoi elle ne se satisferait pas du soleil, de la lune et de la terre : face à tant
d’incompréhension, la Péri croit toucher le fond. Rôdant autour des ruines de l’antique temple de
Baalbeck où elle pense trouver un improbable porte-bonheur, la Péri aperçoit un garçon abandonné
à son jeu, l’innocence même. S’approche alors de lui un homme dont l’apparence barbare et le passé
pervers nous font craindre le pire. Par bonheur, rien ne se passe, ou plutôt, que du beau : au moment même, l’appel à la prière du soir se fait entendre de mille minarets et le garçon « petit ange »
se prépare pour prier. Son geste émeut le terrible homme au point que, lui aussi, se met à genoux, se
repent de ses torts et éclate en sanglots. Le flot de ces larmes-là, « d’un repentir sincère », sont capables, chante le chœur, de faire revenir un pécheur vers une nouvelle vie ; elles chasseront même le
démon de la peste et guériront l’Égypte ! On entend le ciel exulter en émoi « qu’une âme a été pardonnée » – c’est l’évangile de Luc (15,7 et 10) appliqué aux Musulmans ! Quant à la Péri, elle ne perd
pas le nord pour autant : sachant que ces larmes-là sont enfin les bonnes, elle en recueille une et s’en
va vers le paradis où, semble-t-il, elle manque de s’évanouir dans l’extase d’une pure rédemption …
Heureusement que d’autres bienheureux sont déjà là, non seulement pour lui souhaiter la bienvenue, mais aussi pour nous rappeler que si l’on est sauvé…c’est pour chanter !
*
Haydn avait ouvert, dans l’esprit des lumières, le sentiment religieux aux merveilles et à l’immensité
de la création. Schumann élargit l’horizon en laissant entrer dans l’imaginaire théologique de son
public les mythes et légendes d’autres peuples. Il faut dire que depuis les expéditions de Napoléon
en Égypte et les explorations anglaises en Inde, les Européens accordent à l’Orient une certaine
grandeur, fût-elle antique. C’est à la même époque que des linguistes commencent à échafauder de
grandes théories sur la parenté des peuples indo-ariens, iraniens et européens. Il devient alors concevable de mettre en scène le thème théologique central de la rédemption en des termes empruntés
aux religions orientales (et notamment à l’islam).
Cet Orient n’est encore, il est vrai, qu’un bric-à-brac de pièces rapportées de sources éparses et peu
comprises. Tyrans, guerriers intrépides et barbares d’une part, amants purs et âmes innocentes de
l’autre, ribambelle de vierges qui décorent le trône d’Allah : ces caractères prétendus « orientaux »
doivent plus à des fantasmes et stéréotypes occidentaux qu’à l’histoire ou aux religions orientales, a
fortiori à la tradition islamique. À y regarder de plus près, Le paradis et la Péri parle de la grandeur de
civilisations passées plus que de cultures orientales au présent (sauf dans la partie finale). Des intellectuels égyptiens, iraniens, indiens se sont plus tard élevés avec force et raison contre les dérives de
cet « orientalisme » du 19e siècle, qui idéalisait un passé lointain pendant qu’administrations, commerçants et militaires exploitaient les colonies au bon profit de l’Europe qui se croyait le centre du
monde.
Cela dit, chanter cette œuvre au 21e siècle permet aussi de réfléchir à nos orientalismes à nous. À
une époque qui voit les réfugiés du monde arabe échouer au large de Lampedusa, les rapports entre
l’Europe et l’Orient sont-ils plus balancés que jadis ? Jamais le présent ne relève du conte de fées.
L’Iran, l’Afghanistan et le Pakistan, l’Égypte et la Syrie d’aujourd’hui ne nous inspirent pas confiance
et la peste se présente aujourd’hui sous les effets de bombes chimiques. Or ce qui se passe « là-bas »
est le produit d’une histoire dans laquelle la responsabilité des puissances occidentales est lourdement engagée. Il n’y a donc pas les bons d’un côté, les méchants de l’autre – mais avant tout des
milliers d’innocents et leurs larmes. Il y a aussi, parfois, des retours inespérés à la raison, voire des
repentirs miraculeux : puisse Le paradis et la Péri nous inviter à en mesurer l’importance.
Christoph Uehlinger (octobre 2013)

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