Page de titre de Timon d`Athènes, 1632. Source : Folger

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Page de titre de Timon d`Athènes, 1632. Source : Folger
Page de titre de Timon d’Athènes, 1632.
Source : Folger Shakespeare Library.
Extrait de LA VOCATION DU POETE
de Martin S. Bergmann,
traduit de l'anglais par Régis Gaspaillard
©Ithaque, 2016
3. Timon d’Athènes
ou la perte de la créativité
On s’accorde pour dire que Timon d’Athènes a été écrit
en 1607-1608, au même moment que Coriolan et avant
Le Conte d’hiver ou La Tempête. Jamais jouée du vivant
de Shakespeare, cette pièce est probablement davantage
destinée à être lue qu’à être mise en scène. Quiconque
souhaite comprendre à quoi ressemble le manque d’inspiration chez un grand poète la trouvera intéressante
d’un point de vue clinique, faute d’y apprécier une
œuvre d’art satisfaisante. Par ailleurs, elle permet de
mettre en évidence la différence entre une approche
psychanalytique et une étude littéraire du théâtre
shakespearien.
Deux éminents spécialistes actuels de Shakespeare
nous ont donné chacun une analyse particulière de
Timon d’Athènes, et j’aimerais vous les présenter.
Harold Bloom [1988, p. 588] soupçonne qu’en l’écrivant, « Shakespeare a éprouvé du dégoût pour ce qu’il
était en train d’accomplir, et qu’il s’en est détourné ».
Il juge également que « la pièce montre mieux qu’elle ne
raconte ; elle est intensément dramatique, mais souffre
d’une expression inégale » [ibid.].
Extrait de LA VOCATION DU POETE
de Martin S. Bergmann,
traduit de l'anglais par Régis Gaspaillard
©Ithaque, 2016
Martin Bergmann
Timon n’a pas de liens familiaux. Il s’agit de la seule
pièce de Shakespeare où les femmes, mère, épouse ou
fille, sont absentes, à l’exception de deux prostituées.
« Lorsqu’il loue les deux putains de Alcibiade, Timon est
outrageusement obsédé par les maladies vénériennes.
[…] À bien des égards, la pièce est une plaie ouverte »
[ibid., p. 589]. Bloom remarque que Timon n’a pas d’intériorité, et qu’il fait de cette pièce une œuvre indigne
de son auteur.
Marjorie Garber, quant à elle, en donne une analyse
rigoureusement différente. Elle voit en Timon d’Athènes
« la pièce de Shakespeare la plus remarquable sur la philanthropie et la misanthropie » [Garber, 2004, p. 634] :
« Timon est une pièce superbe pour ce qui est de l’écriture, de la caractérisation et du théâtre, et elle mériterait
davantage de reconnaissance. […] Dans la seconde moitié de la pièce, une fois qu’il a perdu sa fortune, Timon
essaie de faire appel à ceux qu’il avait favorisés et soutenus par le passé, et on lui tourne le dos en excipant
d’un catalogue d’excuses (in)vraisemblables des plus
diverses. Il fuit Athènes, s’installe dans une grotte. En
creusant la terre, il découvre, par une ironie amère, de
l’or dont il couvre ceux qui sont assez imprudents pour
lui rendre visite » [ibid., p. 635].
Ces visions radicalement différentes d’une même
pièce devaient rehausser l’intérêt que nous lui portons.
Dans son ouvrage intitulé Le Peuple fou de Shakespeare,
publié en 1867, John C. Bucknill fait des observations très intéressantes à son sujet. Il estime qu’elle
a été écrite à l’origine par un artiste mineur, et que
Shakespeare l’a reprise en apportant des modifications
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La Vocation du poète
au personnage de Timon. Bucknill [1867, p. 237] voit une
ressemblance entre Lear et Timon, « plein de confiance
aveugle » et de « haine aveugle […]. Sa prodigalité est
pure de tout vice ». Contrairement aux thésauriseurs,
Timon dépense pour le plaisir de dépenser, comme en
attestent les mots que Shakespeare met dans sa bouche :
« Vous êtes plus agréable à ma fortune / Que ma fortune
à moi-même » [I.2. 19-20], « Il me semble que je pourrais distribuer des royaumes à mes amis / Sans jamais
me lasser » [I.2. 209-210]. Pour Bucknill [id., p. 246],
« il ne fait aucun doute qu’il y a de la vanité dans l’ostentation de Timon, mais il y a également un irrespect
magnanime à son propre égard ». Shakespeare fait dire à
Timon qu’il a « donné de manière imprudente, mais pas
ignoble » [II.2. 168]. Timon a un esprit excessif dominé
par sa croyance en l’absolue indignité du genre humain.
Si nous traduisons ces observations précieuses en langage psychanalytique, ce désir sans limite de donner
apparaîtra comme une formation réactionnelle contre
le désir opposé : accumuler. Timon est un caractère
anal avec une formation réactionnelle contre sa propre
fixation. Il dilapide l’or qu’il trouve dans sa grotte ; l’or,
d’après une lecture psychanalytique, est assimilé aux
excréments, et ceux-ci ne sont pas gardés pour soi mais
lancés à la tête des visiteurs importuns.
Un psychanalyste qui se pencherait sur cette pièce verrait Timon comme un cas de générosité pathologique.
Il se sent contraint de donner à quiconque l’approche,
même à ceux dont il a uniquement entendu parler.
L’« épreuve de la réalité » de Timon est faible, car il ne
remarque son dénuement qu’une fois qu’il a tout perdu.
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