autour de foucault et d`agamben : du management
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autour de foucault et d`agamben : du management
AUTOUR DE FOUCAULT ET D’AGAMBEN : DU MANAGEMENT COMME GOUVERNEMENT DES HOMMES ET DU COACHING COMME DISPOSITIF DE MANAGEMENT Baptiste Rappin Maître de Conférences à l’ESM-IAE de Metz IPEFAM, 1 rue Augustin Fresnel, BP 15100, 57073 Metz Cedex 3 Université de Lorraine CEREFIGE Cahier de Recherche n°2012-05 CEREFIGE Université Nancy 2 13 rue Maréchal Ney 54000 Nancy France Téléphone : 03 54 50 35 80 Fax : 03 54 50 35 81 [email protected] www.univ-nancy2.fr/CEREFIGE n° ISSN 1960-2782 Autour de Foucault et d’Agamben : Du management comme gouvernement des hommes et du coaching comme dispositif de management Baptiste Rappin Maître de Conférences à l’ESM-IAE de Metz IPEFAM, 1 rue Augustin Fresnel, BP 15100, 57073 Metz Cedex 3 06 25 39 56 37 [email protected] Résumé: L’article examine le management en général, et le coaching en particulier, à travers les philosophies de M. Foucault et de G. Agamben. Il met en évidence le biopouvoir managérial, à la fois fondé sur la discipline individuelle et la biopolitique collective. Il poursuit, suivant en cela la relecture agambienne de Foucault, dans une redéfinition du management en rapport avec la permanence de l’état d’exception propre à l’époque contemporaine. Il interroge enfin la notion de dispositif et s’appuie sur son archéologie afin de questionner le rôle de la gloire dans le management. Mots clefs: Foucault, Agamben, coaching, management Autour de Foucault et d’Agamben : Du management comme gouvernement des hommes et du coaching comme dispositif de management Résumé: L’article examine le management en général, et le coaching en particulier, à travers les philosophies de M. Foucault et de G. Agamben. Il met en évidence le biopouvoir managérial, à la fois fondé sur la discipline individuelle et la biopolitique collective. Il poursuit, suivant en cela la relecture agambienne de Foucault, dans une redéfinition du management en rapport avec la permanence de l’état d’exception propre à l’époque contemporaine. Il interroge enfin la notion de dispositif et s’appuie sur son archéologie afin de questionner le rôle de la gloire dans le management. Mots clefs: Foucault, Agamben, biopouvoir, coaching, management « Diagnostiquer le présent, c’est dire ce que c’est que le présent, dire en quoi notre présent est différent et absolument différent de tout ce qui n’est pas lui, c’est-à-dire de notre passé. C’est peut-être à cela, à cette tâchelà qu’est assigné maintenant le philosophe » (M. Foucault, 2001b, « Foucault répond à Sartre », p.693) 0. Introduction : problématique et positionnement de l’article Cet article est un essai philosophique ; il propose une argumentation en réponse à la question de l’essence du management : « qu’est-ce que le management ? » est en effet l’interrogation qui habite l’ensemble des développements à venir. Toutefois, de même que Heidegger notait que l’essence de la technique n’est pas la technique, et marquait par là le fait que le fondement ne saurait se confondre avec le domaine fondé, de même il nous faut aller rechercher l’essence du management en dehors du management et des sciences de gestion. C’est pourquoi nous ne nous positionnerons pas à l’intérieur de la littérature gestionnaire qui établit et discute les différentes écoles, les divers courants et les multiples styles du management : non pas que ceci soit inintéressant et inutile, bien au contraire ; mais cela serait méthodologiquement vain eu égard à la question de l’essence que nous posons. La remarque vaut également pour le coaching que nous mobilisons comme principale illustration de nos thèses, sans exclusive toutefois. La réflexion doit plus précisément sa colonne vertébrale, ses articulations principales et les concepts qu’elle mobilise aux travaux de Michel Foucault, portant d’une part sur le biopouvoir et d’autre part sur les techniques de soi, mais aussi à ceux de Giorgio Agamben, philosophe italien contemporain qui propose une relecture radicale et un déplacement du questionnement des travaux suscités autour de la problématique de la norme et de l’exception. Si le nom de Michel Foucault est désormais familier des chercheurs en sciences de gestion, celui de son épigone l’est beaucoup moins : à notre connaissance, aucun article de notre champ disciplinaire ne mobilise de façon centrale Giorgio Agamben. Son devenir semble pourtant déjà promis aux « Etudes Critiques en Management », bien au chaud et confortablement installé aux côtés de Bourdieu, Giddens, Habermas et autres Derrida : mais ce serait là encore se tromper de cible, et esquiver l’épineuse question de l’essence du management. Abandonnons, le temps de cet essai, les réflexes académiques et « identitaires », et mettons-nous en quête, avec Foucault et Agamben, d’une pensée du management. 1 1. Occurrences foucaldiennes dans la littérature sur le coaching Deux auteurs, l’une sociologue, l’autre chercheur en sciences de gestion, ont déjà utilisé, chacun à sa manière, la grille de lecture foucaldienne afin de rendre compte de la pratique du coaching. Nous devons à Valérie Brunel (2004) un essai percutant, dans la tradition de la sociologie clinique de son directeur de thèse, Vincent de Gaulejac, dans lequel elle fait appel à la notion de « pouvoir pastoral » développée par M. Foucault (2001b, « « Omnes et singulatim » : vers une critique de la raison politique », p.953-980) pour comprendre la façon dont s’exerce le pouvoir à travers le développement personnel (dont le coaching mobilise les concepts et les outils : Briffault et Champion, 2005 ; Rappin, 2011). A l’inverse du pouvoir de l’Etat, localisé, centralisé, visible, recourant à la sanction et à la violence afin d’assurer l’obéissance aux lois, émanations de la souveraineté, le berger, ou le pasteur, exerce un contrôle sur les brebis de son troupeau par sa connaissance intime de leur personnalité et de leurs besoins : « Le pouvoir pastoral suppose une attention individuelle à chaque membre du troupeau » (M. Foucault, 2001b, p.958). Sa proximité génère un sentiment de sécurité qui lui permet des orienter vers une finalité. Le philosophe fait état de la genèse de ce pouvoir pastoral ; il montre plus précisément que cette modalité de gouvernement des hommes est étrangère à la tradition politique grecque car elle est le propre du monothéisme, émergeant dans le judaïsme et se perfectionnant dans le christianisme, notamment sous la forme de la confession dont il faut, par voie de conséquence, voir l’un des ancêtres du coaching, contrairement au conseil du Prince ou de l’éminence grise qui relève d’un autre ordre. Ainsi, à côté du pouvoir étatique lié la souveraineté et à la puissance de la loi, émerge un nouveau type de pouvoir, pastoral, qui s’exerce sur les individus, concrets, vivants et considérés dans leur multiplicité. V. Brunel (2004, p.147-148) opère alors le rapprochement avec les pratiques de développement personnel en entreprise : ces dernières rompent avec l’autorité traditionnelle et les formes pyramidales d’organisation jugées surannées ; elles proposent un accompagnement individualisé avec une prise en charge de la singularité de chacun ; l’empathie du coach, son écoute active et sa bienveillance génèrent la sécurité et la confiance ; son intervention a pour but de faire progresser le coaché, dans l’atteinte des objectifs fixés par le contrat tripartite. La sociologue propose d’actualiser la métaphore du troupeau afin de la rendre compatible avec l’individualisme contemporain : c’est pourquoi elle parle de « pouvoir pastoral narcissique » pour caractériser la spécificité du pouvoir exercé par le développement personnel, à savoir la liberté accordée à l’individu, dans l’accompagnement, de se conformer de lui-même aux normes du troupeau. 2 Eric Pezet (2007), quant à lui, prend pour point de départ le souci de soi afin d’appréhender le coaching ; il procède alors, dans un second temps, à la liaison avec la thématique du pouvoir. Il se réfère plus particulièrement aux cours de M. Foucault au Collège de France, donnés en 1981-1982 et traitant de l’herméneutique du sujet. Le souci de soi désigne « un certain nombre d’actions, actions que l’on exerce de soi sur soi, actions par lesquelles on se prend en charge, par lesquelles on se modifie, par lesquelles on se purifie et par lesquelles on se transforme et on se transfigure. Et, de là, toute une série de pratiques qui sont, pour la plupart, autant d’exercices qui auront […] une très longue destinée. Par exemple, ce sont les techniques de méditation ; ce sont les techniques de mémorisation du passé ; ce sont les techniques d’examen de conscience ; ce sont les techniques de vérification des représentations à mesure qu’elles se présentent à l’esprit, etc. » (M. Foucault, 2001c, p.12-13). E. Pezet passe en revue les différentes techniques utilisées dans le coaching (psychanalyse, analyse transactionnelle, programmation neurolinguistique, etc.) et montre qu’elles sont à l’origine d’un examen de soi fondé sur la science psychologique. Toutefois, l’analyse du coaching ne saurait en rester à ce stade du souci de soi : « Avec le coaching, il faut étudier la « physique du pouvoir », l’agencement des objets matériels, conceptuels, juridiques à partir desquels s’établit la relation de savoir-pouvoir » (E. Pezet, 2007, p.81). En effet, le coach utilise, outre le questionnement et la reformulation, trois outils lui permettant de guider la parole du coaché : le contrat (comme outil juridique), le cadrage (comme outil cognitif) et le transfert (comme outil conceptuel) permettent la surveillance du coaché, et peuvent, même si ce mouvement n’est pas inéluctable, faire glisser le coaching vers une pratique disciplinaire. Nous avons donné deux exemples d’application locale des théories foucaldiennes à une pratique de management, au coaching. Remontons à présent à ce que signifie, chez M. Foucault, les concepts que nous avons mobilisés : nous les remettrons ainsi en perspective dans l’histoire de la philosophie politique moderne, éclairant la place du management tant dans son émergence que dans ses dernières évolutions (le coaching). 2. Du biopouvoir chez M. Foucault M. Foucault renonce aux méthodes traditionnelles de l’histoire des idées, essentiellement centrées autour des auteurs, des œuvres et des époques. L’archéologie invite à considérer d’autres unités d’analyse, comme le discours par exemple. C’est pourquoi la philosophie politique moderne ne sera pas analysée du seul point de vue, théorique et abstrait, de la 3 souveraineté. Tout d’abord, celle-ci est le résultat d’un travail, concret, effectif et stratégique, de dissolution et de leurre : la monarchie, en voie de centralisation, confie la tâche aux juristes de maquiller sa domination par la création d’un arsenal théorique justifiant les droits de la souveraineté, et du souverain. Jean Bodin (1529-1596) est le premier théoricien de la souveraineté, au sens moderne du terme que nous connaissons encore aujourd’hui, et dont le juriste donne la définition dès les premières lignes des Six livres de la République : « République est un droit gouvernement de plusieurs ménages, et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine » (J. Bodin, 2001). Contre l’éclatement du régime féodal, J.Bodin appelle de ses vœux l’unité et l’indivisibilité de la souveraineté sur un territoire donné, s’exerçant perpétuellement et absolument. Le souverain fait et défait la loi, et possède surtout le droit de grâce : « faire mourir ou laisser vivre », telle est la formule que M. Foucault utilise pour qualifier le pouvoir souverain qui n’exerce son droit sur la vie qu’au moment où il peut tuer. J. Bodin ressaisit la multiplicité (des fiefs, des ménages, des individus) en une unité abstraite, la souveraineté, fondant la chose commune, res publica, dont le pouvoir repose sur l’universalité et la nécessité de la loi. Comme le résume Gérard Mairet (1996, p.35) commentant Bodin, « la loi est le commandement du souverain usant de sa puissance ». Mais nous restons sur notre faim : si la loi comme émanation de la puissance souveraine devait s’appliquer automatiquement, comment se fait-il que le gouvernement installe des radars automatiques et mobiles sur les routes et autoroutes de France ? C’est donc que ce pouvoir reste abstrait sans techniques de gouvernement, sans « biopouvoir » : « Saisir l’instance matérielle de l’assujettissement en tant que constitution des sujets, cela serait, si vous voulez, exactement le contraire de ce que Hobbes avait voulu faire dans le Leviathan, et, je crois, après tout, tous les juristes, lorsque leur problème est de savoir comme, à partir de la multiplicité des individus et des volontés, il peut se former une volonté ou encore un corps uniques, mais animés par une âme qui serait la souveraineté. […] Plutôt que d’essayer de poser ce problème de l’âme centrale, je crois qu’il faudrait essayer – ce que j’ai essayé de faire – d’étudier les corps périphériques et multiples, ces corps constitués, par les effets de pouvoir, comme sujets » (M. Foucault, 1997, p.26). M. Foucault identifie la naissance d’un nouveau pouvoir, hétérogène à la souveraineté, qui la complète, s’y superpose et la traverse, à partir de la fin du 18ème siècle : c’est le biopouvoir, sur lequel nous allons revenir dans quelques instants. Mais soulignons tout d’abord que la souveraineté, en tant que saisie de la multiplicité dans une unité abstraite et fictive, n’est que l’une des deux voies empruntée par la modernité politique : car, plus tôt dans le 16ème siècle, 4 Nicolas Machiavel (1467-1529) formula déjà, dans Le Prince notamment, un guide du gouvernement des hommes, préconisant, dans la tradition des Miroirs, des stratagèmes et des techniques d’influence fondés sur l’observation de la multiplicité et de la diversité des hommes et des situations historiques. Le politique, domaine autonome et désormais libéré de la théologie et de la morale, de tout devoir-être – « Il y a si loin de la sorte qu’on vit à celle selon laquelle on devrait vivre » (N. Machiavel, 2000, p.119) –, est chez N. Machiavel entièrement tourné vers le gouvernement des hommes, sans aucun recours à l’artifice de la souveraineté. Ainsi, pour se détacher de l’image « du pouvoir-loi, du pouvoir-souveraineté que les théoriciens du droit et de l’institution monarchique ont dessinée », « il faudra bâtir une analytique du pouvoir qui ne prendra plus le droit pour modèle et pour code » (M. Foucault, 1976, p.118-119). Le biopouvoir, le pouvoir du vivant, dont la formule « faire vivre et laisser mourir » inverse celle de la souveraineté, se développe sous deux formes : celle du pouvoir disciplinaire et celle de la biopolitique (Martine Leibovici, 2005, p.27). Le pouvoir disciplinaire contrôle ce qui échappe par nature au souverain, isolé sur sa colline selon la métaphore que N. Machiavel utilise dans sa dédicace à Laurent de Médicis. Il agit sur les individus, plus particulièrement sur les corps, c’est pourquoi il relève d’une « anatomopolitique » qui soumet les corps à la surveillance dans les prisons, les asiles, les ateliers : « Ces méthodes qui permettent le contrôle minutieux des opérations du corps, qui assurent l’assujettissement constant de ses forces et leur imposent un rapport de docilité-utilité, c’est cela qu’on peut appeler les « disciplines ». Beaucoup des procédés disciplinaires existaient depuis longtemps – dans les couvents, dans les armées, dans les ateliers aussi. Mais les disciplines sont devenues au cours du XVIIe et du XVIIIe siècles des formules générales de domination » (M. Foucault, 1975, p.161). Il s’agit bien de rendre les corps dociles, afin de leur faire faire ce que l’on veut : le paradigme est bien celui du gouvernement des individus, relevé plus haut chez N. Machiavel. Le pouvoir disciplinaire d’exerce donc à l’intérieur d’espaces restreints et disséminés : il appelle comme perspective une microphysique capable de déceler, à cet échelon, les modalités de son exercice ainsi que ses effets. L’autre facette du biopouvoir, tout aussi irréductible au pouvoir souverain qu’à la discipline, est la biopolitique qui ne s’exerce plus sur des individus, mais sur des populations, c’est-àdire un ensemble d’êtres vivants, « la multiplicité des hommes comme masse globale affectée de processus d’ensemble qui sont propres à la vie » (M. Foucault, 1997, p.216). Si la discipline concernait les individus, la biopolitique se préoccupe de la gestion des ensembles et des phénomènes collectifs. La démographie et les statistiques, mais aussi la médecine, 5 priment désormais en ce qu’ils prennent en charge le traitement des problèmes de la population, problèmes de vie et de mort : vieillesse, accidents, assurance…Les savoirs scientifiques sont mobilisés afin de remédier aux aléas de la vie humaine : ils ont pour vocation d’assurer la sécurité. M. Foucault établit des liens entre médecine et développement du système capitaliste, en montrant plus particulièrement le rôle de l’hôpital dans la gestion de la force de travail et dans le maintien des bas salaires. Laissons alors le philosophe conclure, qui retrace la genèse du biopouvoir : « A la vieille mécanique du pouvoir de souveraineté, beaucoup trop de choses échappaient, à la fois par en bas et par en haut, au niveau du détail et au niveau de la masse. C’est pour rattraper le détail qu’une première accommodation a eu lieu : accommodation des mécanismes de pouvoir sur le corps individuel, avec surveillance et dressage – cela a été la discipline. […] Et puis vous avez ensuite, à la fin du XVIIIe, une seconde accommodation, sur les phénomènes globaux, sur les phénomènes de population, avec les processus biologiques ou bio-sociologiques des masses humaines » (M. Foucault, 1997, p.222). 3. Biopouvoir et GRH Revenons donc, après ce premier détour par la philosophie et l’œuvre de M. Foucault, vers le management. Ce rapprochement est désormais assez bien connu : dès 1988, G. Burrell (1988) présentait les grandes périodes de l’œuvre foucaldienne et jetait des ponts entre celle-ci et le management. Des ouvrages collectifs, tant anglo-saxons que français, proposent des synthèses (A. McKinlay et al., 1998 ; A. Hatchuel et al., 2005), et des travaux insistent plus particulièrement sur la GRH comme ensemble de dispositifs de savoir-pouvoir réduisant l’incertitude des contrats de travail (B. Townley, 1993). Observons tout de même comment le management et le coaching relèvent du biopouvoir, dans sa double dimension de pouvoir disciplinaire et de biopolitique. Pouvoir disciplinaire lié au panoptisme tout d’abord : les logiques de l’épreuve et de l’enquêtes cèdent la place à la logique de l’examen et de la surveillance dans laquelle le pouvoir permanent exercé sur quelqu’un (par exemple l’ouvrier dans l’usine) est à l’origine de la constitution d’un savoir sur la personne surveillée (l’Organisation Scientifique du Travail) : « Un savoir qui a maintenant pour caractéristique non plus de déterminer si quelque chose s’est passé ou non, mais de déterminer si un individu se conduit ou non comme il faut, en conformité ou non à la règle, s’il progresse ou non » (M. Foucault, 2001a, « La vérité et les 6 formes juridiques », p.1463). Le corollaire est la mise en place d’actions de corrections et de transformations de l’individu dans le but de sa mise en conformité. Le coaching peut être interprété à la lueur de la logique de l’examen : il opère la normalisation de l’âme du manager à travers la mobilisation de techniques de transformation de soi (se comporter en « Adulte » en analyse transactionnelle, avoir la « bonne » représentation de la réalité en PNL, etc.). Où l’on voit tout d’abord que l’on ne peut confondre la connaissance socratique (qui relève de l’enquête voire de l’épreuve) et le coaching (logique de l’examen) ; où l’on relève par ailleurs l’ambivalence des techniques de soi qui n’aboutissent pas nécessairement à l’émancipation, c’est-à-dire à la constitution du sujet : la subjectivation peut laisser la place à l’assujettissement. Notons enfin que le coaching opère un raffinement dans la logique de l’examen : ce que la littérature professionnelle appelle « autonomie » et qui constitue la finalité du coaching n’est en réalité qu’un transfert opéré du coach vers le coaché dans lequel le premier apprend au second à constituer un savoir sur soi. L’examen devient examen de soi, et coaching rime alors avec économie : plus besoin de surveillant si le manager devient autonome, c’est-à-dire capable d’exercer le contrôle de soi. Mais le coaching, et ceci est resté jusqu’à présent inaperçu, relève également de la biopolitique, de la gestion de la masse organisationnelle. On peut le poser comme l’équivalent managérial de la médecine dans le contrôle de la force vitale. M. Foucault souligne le piège qu’il y a à interpréter la médecine comme une pratique individualiste, illusionnés que nous sommes par la représentation du médecin libéral en tête à tête avec son patient : « Je soutiens l’hypothèse qu’avec le capitalisme on n’est pas passé d’une médecine collective à une médecine privée, mais que c’est précisément le contraire qui s’est produit ; le capitalisme, qui se développe à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, a d’abord socialisé un premier objet, le corps, en fonction de la force productive, de la force de travail. Le contrôle de la société sur les individus ne s’effectue pas seulement par la conscience ou par l’idéologie, mais aussi dans le corps et avec le corps. Pour la société capitaliste, c’est le biopolitique qui importait avant tout, le biologique, le somatique, le corporel. Le corps est une réalité biopolitique, la médecine est une stratégie biopolitique » (M. Foucault, « La naissance de la médecine sociale », 2001b, p.209-210). Le passage d’une économie industrielle à une économie fondée sur les services, l’émergence du capitalisme cognitif, la place des compétences et de la connaissance dans la génération des avantages concurrentiels, expliquent que la biopolitique ne s’exerce plus seulement au niveau des corps, mais également sur l’ « âme », que la biopolitique se double d’une « psycho-politique ». Le coaching fait partie de 7 ces dispositifs de gestion psycho-politique de la masse, dans la mesure où il participe de la socialisation de la psychè et qu’il lui forge un destin organisationnel. De même que la médecine « réparait » les corps pour les rendre à nouveau dociles pour le travail physique, de même le coaching fabrique un psychisme disponible pour le mangement contemporain. De façon plus générale, le management a plus souvent été considéré sous l’angle du pouvoir disciplinaire, mais cette approche est trop réductrice eu égard aux évolutions récentes. Le cas de la GPEC est ici exemplaire, car elle relève d’un processus d’abandon-délégation de la démographie du gouvernement vers les organisations qui sont désormais responsables de la gestion des bassins d’emploi : « Il [le cas de la GPEC] montre comment l’Etat a confié la prévision et l’évolution de l’emploi aux entreprises – l’objectif affiché étant de fluidifier le marché du travail en faisant contrôler la prévision par les partenaires sociaux » (Anne Pezet et Eric Pezet, 2010, p.44). Mais, dernier exemple, ne peut-on pas interpréter la culture d’entreprise de la même façon ? L’effondrement des identités nationales et des institutions, outils de régulation des populations, n’a-t-il pas laissé la possibilité aux organisations de devenir le lieu paradoxal des valeurs, et de faire de la « culture » un outil de management ? 4. La reprise du biopouvoir chez G. Agamben Le retour à la philosophie politique moderne, et à ses formes hétérogènes de pouvoir telles qu’elles sont mises en évidence et analysées par M. Foucault, permet de mieux percevoir le management dans son histoire et dans son actualité. Poursuivons toutefois notre chemin, accompagnés de la relecture qu’en propose G. Agamben, et envisageons plus particulièrement le déplacement que ce dernier opère dans la problématique du biopouvoir, et ce que nous pouvons y gagner à la compréhension du management. Là où le premier faisait état d’une irréductibilité foncière entre les trois modalités d’exercice du pouvoir (souveraineté, pouvoir disciplinaire, biopolitique), là où il plaidait en faveur de l’incompatibilité et de la discontinuité, le second envisage le rapport de la souveraineté à la vie, allant jusqu’à voir dans cette seconde le fondement ultime et secret de la première : « La présente recherche concerne ce point de jonction caché entre le modèle juridico-institutionnel et le modèle biopolitique du pouvoir. L’un des résultats auxquels elle est parvenue est précisément le constat que les deux analyses ne peuvent être séparées, et que l’implication de la vie nue dans la sphère politique constitue le noyau originaire – quoique occulté – du pouvoir souverain. On peut dire en fait 8 que la production d’un corps biopolitique est l’acte originaire du pouvoir souverain » (G. Agamben, 1997, p.14). Le philosophe italien retourne alors chez Aristote, qui assure le départ entre le bios, le mode de vie politique, et la zoé, la vie naturelle, cette seconde se trouvant exclue d’emblée de la cité : la vie politique se fonde et se constitue dès son coup d’envoi grec par l’inclusion d’une exclusion, la souveraineté repose dès le départ et constitutivement sur l’exception et la relation de ban. Ce que M. Foucault (2001a, « La vérité et les formes juridiques », p.1482) pensait être le propre de la séquestration du 19ème siècle, en opposition à la réclusion du 18ème : « Il s’agit donc d’une inclusion par exclusion. Voilà pourquoi j’opposerai la réclusion à la séquestration ; la réclusion du XVIIIe siècle, qui a pour fonction essentielle l’exclusion des marginaux ou le renforcement de la marginalité, et la séquestration du XIXe siècle, qui a pour fonction l’inclusion et la normalisation. », G. Agamben l’étend à l’ensemble de la philosophie politique occidentale (notons au passage que les deux penseurs utilisent la même expression « inclusion par exclusion »). Le philosophe italien s’appuie alors sur une figure énigmatique que l’on rencontre dans le droit romain, celle de l’Homo sacer, cet homme jugé pour crime qu’il est impossible de sacrifier mais dont l’assassin ne sera pas condamné pour homicide : « L’Homo sacer présenterait la figure originaire de la vie prise dans le ban souverain et garderait ainsi la mémoire de l’exclusion originaire à travers laquelle s’est formée la dimension politique. L’espace politique de la souveraineté se serait alors constitué à travers une double exception, telle une excroissance du profane dans le religieux et du religieux dans le profane qui dessine une zone d’indifférence entre le sacrifice et l’homicide. On dira souveraine la sphère dans laquelle on peut tuer sans commettre d’homicide et sans célébrer de sacrifice ; et sacrée, c’est-à-dire exposée au meurtre et insacrifiable, la vie qui a été capturée dans cette sphère » (G. Agamben, 1997, p.93). Le ban est la prérogative du souverain à l’origine de l’état d’exception comme structure d’inclusion par l’exclusion, le banni se trouvant sous le coup de l’arbitraire souverain tout en étant a-ban-donné par la loi : il se trouve en un seuil où vie et droit se confondent, où intérieur et extérieur entrent en une zone d’indistinction et d’indétermination, en un endroit où il n’existe plus de hors-la-loi, la loi se maintenant dans sa propre privation, s’appliquant dans sa non-application : « la vie nue est ce qui est banni au double sens de ce qui est exclu de la communauté, mis au ban, mais qui est de cette manière mis sous l’enseigne du souverain » (Katia Genel, 2004, p.7) La vie nue deviendra paradoxalement, avec l’avènement de la modernité, la forme de vie dominante en fusionnant avec l’espace politique lui-même : bios et zoé entrent dans une zone 9 d’indifférenciation qui explique précisément la montée en puissance du biopouvoir à partir des 17ème et 18ème siècles. Mais dire que « la vie nue se libère », c’est affirmer dans le même temps que nos sociétés modernes ont fait de l’exception une règle : « Dès lors, la création volontaire d’un état d’urgence permanent (même s’il n’est pas déclaré au sens technique) est devenue l’une des pratiques essentielles des Etats contemporains, y compris ceux que l’on appelle démocratiques » (G. Agamben, 2003, p.11). Or, l’état d’exception accède à sa pleine réalisation dans l’espace des camps de concentration ; toutefois, avant de poursuivre cette piste, tirons les leçons de cette brève synthèse des analyses de G. Agamben. Comment cellesci peuvent-elles venir éclairer l’essence du management et du coaching, en sus de ce que nous avons déjà retiré des développements de M. Foucault à propos du biopouvoir ? Le management contemporain participe de cette généralisation de l’état d’exception dans lequel les normes se trouvent perpétuellement mises de côté. Les anciennes méthodes, les principes traditionnels, les recommandations des fondateurs dont désormais périmés en ce qu’ils voulaient faire de l’organisation un lieu de stabilité. Mais la fonctionnalité optimale est désormais circulante : la structure organique (structures matricielles et réticulaires, management de projets) damne le pion à la structure mécanique (la bureaucratie, l’usine taylorienne), la flexibilité prime sur la reproduction des routines, la planification est abandonnée au profit de l’adaptation, le changement permanent et l’amélioration continue sont devenus des mots d’ordre, …Les capteurs du système (les indicateurs) permettent en permanence l’analyse des écarts et l’ajustement des actions aux finalités poursuivies. Et l’on en peut que pointer du doigt le paradoxe de la généralisation de l’état d’exception et de la prolifération simultanée des normes (sociales, juridiques, environnementales, managériales…) : mais cette inflation des normes ne renvoie qu’à leur non-sens, à leur vacuité intrinsèque, ainsi qu’à l’impossibilité de toutes les appliquer concrètement. Ce mouvement est typique de la postmodernité qui dépense son énergie à la création de normes et de droits sans jamais poser la question de leur applicabilité. Le coaching est ici une bonne illustration du rapport du management à l’état d’exception et à la vie nue : dans le coaching, le coaché est dans l’entreprise sans y être, il se trouve dans l’indifférenciation de l’intérieur et de l’extérieur, exactement comme dans la relation de ban. Dans cette ban-lieue (le lieu du ban), dans cette « zone » d’indistinction (entre vie privée et vie professionnelle), les normes organisationnelles s’appliquent en ne s’y appliquant plus : elles sont sensées être absentes de la relation entre coach et coaché, centrée sur l’apprentissage et la visée d’autonomie de ce dernier, mais réapparaissent subrepticement sous 10 la forme des objectifs, et forment surtout le cadre dans lequel le coaching se déroule (le contrat). C’est pourquoi l’objectif « d’apprendre à apprendre », cette roue qui tourne à vide, constitue le point exquis du management contemporain en général et du coaching en particulier : apprendre quelque chose, ce serait apprendre un contenu et donc une norme de savoir, processus d’apprentissage invalidé dans sa nature même par la généralisation de l’état d’exception. Que reste-t-il à apprendre lorsque l’on retire au verbe sa transitivité et qu’on le prive de son complément d’objet direct ? Il ne reste plus qu’à apprendre à apprendre, c’est-àdire à s’adapter en permanence aux fluctuations des exceptions qui se succèdent. Ainsi, le management contemporain apparaît comme la multiplication des dispositifs d’exception : réunions (physiques ou virtuelles), entretiens d’évaluation, projets, négociations, formations,…forment le quotidien des organisations, à tel point que les tâches dites « routinières » deviennent elles-mêmes des exceptions. 5. Du camp à l’organisation « Le camp est l’espace qui s’ouvre lorsque l’état d’exception commence à devenir la règle » (G. Agamben, 1997, p.182). En effet, dans le camp, la vie nue est totalement soumise au pouvoir de la souveraineté : dépouillés de tout statut politique, les prisonniers sont intégralement réduits à la vie nue, et sans possibilité de recours à une quelconque médiation. Lieu de l’indistinction de la norme et de la vie, espace de l’indifférenciation du droit et du fait, le camp signifie l’impossibilité de la distinction entre bios et zoe, entre le sujet politique et l’être vivant. C’est pourquoi, aux yeux du philosophe italien, toute biopolitique est potentiellement une thanatopolitique caractérisée par la violence. Mais G. Agamben poursuit et pousse la logique jusqu’à son terme : loin d’assigner au camp le simple rôle d’exemple historique dans l’économie de son argumentation, il le propulse au rang de matrice de l’espace politique moderne : « Le camp en tant que localisation disloquante est la matrice cachée de la politique où nous vivons encore et que nous devons apprendre à connaître, à travers toutes ses métamorphoses, dans les zones d’attente de nos aéroports comme dans certaines périphéries de nos villes. Il est ce quatrième élément qui vient s’ajouter, en la brisant, à l’ancienne trinité Etat – nation (naissance) – territoire […] Le camp, qui s’est désormais solidement implanté [dans la Cité] est le nouveau nomos biopolitique de la planète » (G. Agamben, 1997, p.189190). Le camp renvoie alors à un ensemble de situations dans lesquelles la vie nue se confond avec l’espace politique, et qualifie par de voie de conséquences à la fois le totalitarisme 11 marqué par le rapport direct du pouvoir à la vie et la « démocratie gouvernementale » caractérisée par la consommation et l’hédonisme. On se doute des réactions qu’ont pu susciter les réflexions de G. Agamben : indignation moralisatrice chez les uns (nous ne leur répondrons pas, la pensée ne se situant pas à ce niveau), mise en évidence du réductionnisme, de l’assimilation irraisonnée et de la suppression de la diversité des techniques de gouvernement (jouer M. Foucault contre G. Agamben) pour les autres : « Par cette méthode d’assimilation entre pouvoir souverain, pouvoir des SS et pouvoir médical, et par l’usage du camp comme figure générale, et en ce sens imprécise dégageant la structure commune d’évènements et de réalités distinctes (camps de concentration, d’extermination, d’internement, zone d’attente des aéroports, camps de réfugiés), ces évènements ne sont plus suffisamment analysés de manière locale. Le transfert de l’analyse du camp à une figuration de l’espace politique fait apparaître un paradigme réducteur » (K. Genel, 2004, p.17). L’argument s’effondre, et l’on préserve le cœur et la radicalité de la philosophie politique de G. Agamben, pour peu que l’on opère un déplacement, dont il faudra au-delà de notre contribution analyser les répercussions pour les sciences de gestion, et que l’on considère les camps de concentration, les zones d’attente d’aéroports et les camps de réfugiés comme des cas – paroxystiques, certes, dans la généralisation violente de l’état d’exception, et de ce fait plus visibles et plus aisément détectables – d’organisations modernes. Le récent ouvrage de F. d’Almeida (2011) invite en effet à une autre compréhension des camps de concentration : l’historien souhaite rendre compte de la solution finale par la mise en évidence de dispositifs concrets de management des gardiens de camp de concentration. Il démystifie cette institution en montrant qu’elle est une organisation en relation avec un environnement, lui-même composé d’organisations multiples (parmi lesquelles figure évidemment le Parti), une organisation qui se gère, d’autant plus que la mission d’extermination de masse nécessite le bien-être des gardiens : « Himmler DRH » (tel est le sous-titre d’un des chapitres), c’est l’arrivée dans les camps : des plans de formation, de multiples loisirs (salles de sport, concerts, vacances), des cantines, des logements de fonction, des bordels, des enquêtes de satisfaction…Comme le résume l’auteur, « la vie des gardiennes et des gardiens devait être suffisamment agréable au quotidien pour qu’ils puissent mobiliser toute leur violence au sein de l’institution concentrationnaire. Il ne fallait pas qu’ils pâtissent de l’inactivité ou de l’oisiveté quand ils quittaient leur lieu de travail pour un temps de repos, aussi bref fût-il. En ce sens, le nazisme est le premier exemple de gestion des ressources inhumaines » (F. d’Almeida, 2011, p.26). 12 On ne saurait donc comprendre le camp de concentration sans le replacer dans un contexte historique, celui de l’émergence des grandes organisations industrielles, et dans un mouvement ontologique qui tend à diluer toute manifestation humaine dans un cadre organisationnel : il s’agit de « la dualité « désinstitutionalisation de l’institution – institutionnalisation de l’organisation », cette institutionnalisation ne débouchant pas sur l’institution » (Yvon Pesqueux, 2007, p.9). L’institution, lieu de valeurs, de normes, c’est-àdire de devoir-être, du moins s’efface sinon s’effondre au profit de la logique organisationnelle qui se déroule sur le plan de la pure immanence fonctionnelle. Or, la disparition de l’écart entre fait (fonction) et droit (valeurs et normes) au profit du premier crée les conditions de l’apparition de la vie nue, et de son exclusivité dans l’espace public : que ne faut-il pas conclure du destin contemporain de nos vies humaines, irrémédiablement liées aux organisations depuis la maternelle jusqu’au cimetière (Henry Mintzberg, 2004) ? Force est de conclure à la généralisation de l’état d’exception dans ce double mouvement de devenirmonde des organisations (« mondialisation ») et de devenir-organisation du monde (souligné par Y. Pesqueux). Cette réalité ne s’impose toutefois pas d’elle-même : le management se définit précisément comme un méta-dispositif, ou encore comme le réseau des dispositifs, dont le coaching fait partie, de perpétuation de l’état d’exception et de gouvernement de la vie nue. 6. Les dispositifs contemporains et la désubjectivation Mais que faut-il alors entendre par dispositif ? G. Agamben a commis un ouvrage sur cette question : établissant des parallèles et des rapprochements entre le Gestell heideggérien, la notion foucaldienne de dispositif et la dispositio des théologiens, il constate que tous renvoient « à une économie, c’est-à-dire à un ensemble de praxis, de savoirs, de mesures, d’institutions dont le but est de gérer, de gouverner, de contrôler et d’orienter – en un sens qui se veut utile – les comportements, les gestes et les pensées des hommes » (G. Agamben, 2007, p.28). Le philosophe donne une extension très large à cette notion, puisqu’il considère les stylos, la philosophie voire le langage comme des dispositifs ; il en repère l’origine dans la séparation entre le profane et le sacré opérée par le sacrifice (d’où son appel à la profanation considérée comme un contre-dispositif de ré-unification (G. Agamben, 2006)), et souligne, rappelant en cela les thèses de Guy Debord sur la société du spectacle, à quel point le capitalisme amplifie et généralise le régime de la séparation. Poursuivant son raisonnement, et jetant un pont entre le M. Foucault de la seconde et celui de la troisième période, G. 13 Agamben montre que le gouvernement des hommes, c’est-à-dire le biopouvoir, nécessite la subjectivation, la production de sujets : « Tout dispositif implique un processus de subjectivation sans lequel le dispositif ne saurait fonctionner comme dispositif de gouvernement, mais se réduit à un pur exercice de violence » (G. Agamben, 2007, p.41-42). La constitution des corps dociles et utiles, dans les prisons, les asiles et les usines, préserve encore une liberté à l’intérieur de la docilité : elle en est même le ressort. Cela n’est plus le cas dans la phase actuelle du capitalisme ; il existe ainsi une différence fondamentale entre les dispositifs traditionnels et les dispositifs modernes : alors que les premiers étaient à l’origine de la production de sujets, production parfois incontrôlée d’ailleurs, les seconds n’engendrent que des processus de désubjectivation, ou, plus précisément, établissent une indifférence voire une réciprocité ou encore une équivalence entre subjectivation et désubjectivation : « Un moment de désubjectivation était bien enveloppé dans tout processus de subjectivation et le Moi de la pénitence [dans le cadre de la confession] ne se constituait effectivement qu’en se niant ; mais aujourd’hui, processus de subjectivation et processus de désubjectivation semblent devenir réciproquement indifférents et ne donnent plus lieu à la recomposition d’un nouveau sujet, sinon sous une forme larvée, et pour ainsi dire, spectrale » (G. Agamben, 2007, p.44). Voici donc la nature et les conséquences de la multiplication des dispositifs contemporains : l’articulation inédite, et restée impensée chez M. Foucault, entre discipline et biopolitique, rendue possible par les innombrables processus de désubjectivation dont la causalité circulaire semble implacable : la production individuelle d’insujets (par exemple le téléphone portable dans la société et l’entretien d’évaluation en entreprise) facilite le contrôle biopolitique des masses ; inversement, la production de la masse (par exemple la publicité et la consommation dans la société et la GPEC en entreprise) facilite le contrôle disciplinaire des individus. Tant que les mécanismes disciplinaires produisaient encore des sujets, la biopolitique ne pouvait rester qu’hétérogène à ce type de pouvoir ; les dispositifs contemporains producteurs d’insujets effacent cette frontière et inaugurent une nouvelle ère du biopouvoir. Il devient alors expédient de relire le coaching à l’aune des développements précédents. Il fait partie de ces dispositifs rentrant dans le cadre de l’individualisation du traitement des ressources humaines (rémunération, évaluation, gestion de carrière et mobilité,…), il entretient par conséquent la confusion : car individualisation ne vaut pas subjectivation. De surcroît, le coaching, comme nous l’avons déjà montré plus haut, articule à la fois contrôle le disciplinaire centré sur l’individu mais aussi la biopolitique organisationnelle. Pourquoi le 14 coaching produirait-il des insujets, alors même qu’il prétend amener les coachés à l’autonomie ? Le constructivisme radical du coaching, hérité de l’école de Palo Alto, mis en pratique par la programmation neurolinguistique et l’analyse transactionnelle, conduit par l’empathie et les méthodes du développement de la personne de Carl Rogers d’Abraham Maslow, tous courants et tous auteurs dont l’analyse bibliométrique menée par Sybil Persson (2005) montre l’insigne importante pour les coachs et dont l’analyse généalogique de Baptiste Rappin (2011) montre l’enchaînement historique, et bien ce constructivisme radical mène les coachés à changer « d’identités comme de chaussettes », à devenir des zappeurs d’euxmêmes, puisque l’identité n’est qu’un jeu de déconstruction-reconstruction, puisqu’elle n’est qu’une question de déprogrammation-reprogrammation et qu’elle n’est jamais figée, toujours reconfigurable selon les désirs de l’individu ou les impératifs du contexte. Le coaching entretient l’être-au-monde du bloom : « Le Bloom apparaît inséparablement comme produit et cause de la liquidation de tout ethos substantiel, sous l’effet de l’irruption de la marchandise dans l’ensemble des rapports humains. Il est donc lui-même l’homme sans substantialité, l’homme devenu réellement abstrait, pour avoir été effectivement coupé de tout milieu, dépossédé de toute appartenance puis jeté dans l’errance » (Tiqqun, 2000, p.48-49). Faut-il rappeler, avec Heidegger, que le sujet est substance, et donc que l’individu sans substance, le Bloom, est désubjectivé, qu’il est irrémédiablement un insujet « qui a pris le sentiment d’être chez soi dans l’exil » et « qui s’est enraciné dans l’absence de lieu » (Tiqqun, 2000, p.50). Et le Bloom se gère d’autant mieux qu’il devient abstrait et dépourvu de toutes qualités concrètes et existentielles qui pourraient être porteuses de résistances face au biopouvoir. 7. Règne, Gouvernement et Management L’analyse des dispositifs ne s’arrête toutefois pas là, car elle ouvre la voie à une surprenante archéologie qui, là aussi, est le travail d’une relecture de la méthode foucaldienne : « Quand on entreprend une recherche archéologique, il faut prendre en considération la possibilité que la généalogie d’un concept ou d’une institution politique puisse se situer dans une sphère différente de celle qu’on envisageait au départ de l’enquête (par exemple, non pas dans la science politique, mais dans la théologie) » (G. Agamben, 2008a, p.177). Les signatures (2008b) représentent justement ces processus par lesquels les doctrines, les discours et les pratiques subissent des déplacements et des transferts d’un domaine à l’autre : ainsi, la sécularisation ne doit pas être comprise comme la sortie de la religion, mais comme le redéploiement des catégories théologiques dans le domaine immanent de la politique selon C. 15 Schmitt (à travers la notion de souveraineté), mais plus sûrement de l’économie selon G. Agamben (à travers la notion d’oikonomia). L’archéologie agambienne fait ressortir un impensé inimaginable du management, ses fondations théologiques. Car, dispositio est la traduction latine du grec oikonomia, ce dernier signifiant, chez Aristote ou encore Xénophon, la bonne gestion de la maison, l’administration du foyer, l’organisation fonctionnelle du domaine. Ce détour étymologique fait tout d’abord prendre conscience de l’équivalence de l’économie et du management, et que la science économique (tout comme le droit a pu le faire dans le cadre des théories de la souveraineté) a pour objectif de masquer cette équivalence, c’est-à-dire l’activité de gouvernement de l’économie. Et l’on peut alors aller jusqu’à dire que la loi, qu’elle soit juridique (souveraineté) ou scientifique (science économique), camoufle le jeu de la norme. Mais le détour étymologique fait également apparaître que l’économie et le management sont un ensemble articulé et réticulaire de dispositions et de dispositifs visant à rendre l’homme disponible. Non plus à l’enfermer, mais au contraire à l’ouvrir : il fallait l’enfermer (prisons, asiles, usines…), il faut désormais qu’il soit flexible (moralement : tolérance et ouverture ; économiquement : employabilité et mobilité ; politiquement : régulation ; etc). Or, le terme d’oikonomia a été utilisé dans la littérature théologique, et ce dès Saint Paul, pour penser la nature de la communauté messianique ; il a été également le concept stratégique par lequel les Pères de l’Eglise ont réussi à surmonter les contradictions de la Trinité pointées du doigt par les Gnostiques : comment expliquer que Dieu soit un et trine à la fois, comment rendre compte de son absolue transcendance et de ses interventions dans l’immanence, comment Dieu peut-il être immobile et en activité à la fois ? Tout l’édifice du christianisme est menacé par les apories et les insurmontables paradoxes soulignés dans ces questions : l’oikonomia est précisément l’opération qui assure la réconciliation entre l’unité et la trinité en déplaçant la question du mystère de Dieu vers l’économie elle-même : « Le mystère n’est plus, comme chez Paul, le plan divin de la rédemption, qui nécessite une activité de mise en acte et de révélation – une oikonomia justement en soi parfaitement claire ; le mystère est désormais l’économie ellemême, la praxis à travers laquelle Dieu met ensemble la vie divine (en l’articulant dans la Trinité) et le monde des créatures (en conférant à chaque évènement une signification cachée) » (G. Agamben, 2008a, p.89). Il s’ensuit un dualisme entre l’être et l’activité qui est à l’origine de deux paradigmes nettement distincts mais formant système, d’une part la tradition théologico-politique dont la souveraineté (règne) émane et d’autre part la tradition théologicoéconomique dont le biopouvoir (gouvernement) est issu. 16 Cette archéologie permet au philosophe italien d’examiner le rapport entre le règne et le gouvernement : « Et de même que Trinité immanente et Trinité économique, théologie et oikonomia constituent dans le paradigme providentiel une machine bipolaire, dont, par la distinction et la corrélation de ses éléments, résulte le gouvernement divin du monde, de même Règne et Gouvernement constituent les deux éléments ou les deux faces d’une même machine du pouvoir » (G. Agamben 2008a, p.345). Certes, dans la modernité, le pouvoir s’exerce de façon privilégiée par le vecteur de l’économie, c’est-à-dire du biopouvoir. Néanmoins, ce biopouvoir a toujours besoin de « recevoir des acclamations rituelles et des chants de louanges, de revêtir des couronnes et des tiares encombrantes, de se soumettre à un cérémonial pénible et à un protocole immuable » (2008a, p.297) : il lui faut recourir au Règne et à la gloire. Pourquoi ? « Car la gloire, en théologie comme en politique, est précisément ce qui prend la place de ce vide impensable qu’est le désœuvrement du pouvoir ; néanmoins, cette indicible vacuité même est ce qui nourrit et alimente le pouvoir (ou mieux, ce que la machine du pouvoir change en nourriture). Cela signifie qu’en réalité le centre du dispositif gouvernemental, le seuil où Règne et Gouvernement communiquent sans cesse et sans cesse se distinguent, est vide […], et pourtant ce désœuvrement est si essentiel pour la machine qu’il doit être assumé et gardé en son centre à tout prix sous la forme de la gloire » (2008a, p.362). En fin de compte émerge un parallèle voire un isomorphisme entre la souveraineté et le gouvernement : si la première capture la vie nue à travers l’état d’exception, le second capture le désœuvrement de la vie humaine par la gloire. 8. Retour vers le management et le coaching Il nous reste alors à interroger la place du management contemporain dans cette machine bipolaire du pouvoir occidental. Nous proposons deux hypothèses de recherche pour des développements futurs, deux hypothèses ici à peine esquissées et entre lesquelles il ne sera pas tranché dans cet article : L’hypothèse du prolongement dans laquelle le management perpétue la tradition politique occidentale multimillénaire fondée sur la machine bipolaire Règne/Gouvernement. S’ouvrent alors de nouvelles perspectives de réflexion et de compréhension basées sur l’identification des processus glorieux en organisation : le coaching pourrait ainsi être considéré comme un espace-temps liturgique et non productif (en dépit des discours affichés), comme une mise en scène symbolique, comme un appareil de glorification 17 destiné à régénérer et à actualiser la machine gouvernementale. L’angle d’analyse du coaching se déplacerait ainsi de l’étude de sa performance à la mise en évidence de sa performativité. Mais, de façon générale, ne peut-on pas également considérer la culture d’entreprise (mythes fondateurs, grand-messes, rites, symboles) comme l’artifice visant à masquer le désœuvrement à la source du pouvoir ? Ne peut-on pas en outre relire le leadership à l’aune de ces développements ? Cette hypothèse du prolongement pourrait être appuyée sur l’anthropologie dogmatique de Pierre Legendre qui met exergue la dépendance de l’exercice du pouvoir à l’existence d’un Texte, c’est-à-dire d’une Référence absolue qui se met rituellement en scène. L’hypothèse de la fin de la machine bipolaire occidentale : entendons ici « fin » dans sa double signification de « terme » et d’ « accomplissement ». Le management réalise la réunion de l’être et de l’action dont la fracture est à l’origine de la dichotomie Règne/Gouvernement, en ce sens que tout processus de légitimation glorieuse fait désormais l’objet d’une approche gestionnaire. Dans ce cas, le coaching ne peut plus être pensé comme un processus de glorification, mais comme un dispositif s’étant émancipé de la gloire : coupé de l’être et relié au seul registre de l’action, le coaching ne saurait qu’aboutir à la désubjectivation – cela s’effectue, comme nous l’avons montré plus haut, à l’aide de principes et de techniques constructivistes qui nient le domaine de l’être. Il devient alors expédient, dans le cadre de cette hypothèse de la fin, de penser le management comme un type inédit de pouvoir : le recours à Baudrillard qui caractérise dans ses travaux le monde contemporain comme celui de l’effondrement de la scène (l’obscénité ne permettant plus à la gloire de se mettre en scène) ou encore à Arendt qui considère la modernité comme l’époque la disparition de l’être au profit de l’hégémonie du processus sont de sérieux arguments en faveur de cette thèse. Bibliographie Agamben G. (1997), Homo sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil Agamben G. 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