L`amour c`est du silicone

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L`amour c`est du silicone
L’amour c’est du silicone
Une longue journée. C’est tout ce qu’il pouvait dire de celle-ci. Y’a des jours
bénis, où l’on se sent tout simplement invulnérable et où les obstacles devant
nous ont l’air sucrés, vrai, de simples morceaux de sucres à gober, où l’on
mâchonne le futur comme une maîtresse lointaine et pourtant déjà plus ou moins
dans votre pieu, on est insolent, explosif, grandiloquent et raseur – vrai, ces
jours-là existent, mais c’est à croire qu’ils ne vous déculottent que pour ensuite
mieux vous mettre la fessée. La plupart du temps ces jours-là ne durent qu’un
temps. La vérité, c’est qu’on ne déguste jamais la viande avant de l’avoir chiée.
Ouaip mon pote, dur retour à la réalité… il tape dans une boite de conserve par
terre et celle-ci vole un instant, retombe sur le trottoir dans un bruit las, minable
et vide et solitaire. Merde… il s’arrête net, un peu troublé. La boîte à ses pieds.
Il se découvre une étrange proximité avec elle, pire, à bien la regarder, c’était à
se demander s’il ne s’agissait pas d’une partie de lui-même, c’était une question
dure mais honnête à se poser, et ce faisant il s’est même demandé combien
d’haricots dans la vie lui restait-il avant de complètement crever de faim.
Il se baisse, la ramasse enfin… Il y colle son visage et scrute son reflet dans
une tâche de rouille. C’était un miroir plutôt implacable.
On pourrait croire qu’il était malheureux mais il ne l’était même pas. Il ne
s’agissait pas de cela. Ça n’avait aucune importance, où on en était. Être heureux
ou malheureux, se l’aviser, ne changeait rien à la donne ; le problème était
moins de savoir où se trouvait-on que la manière dont on s’en sortirait.
Ça lui faisait une drôle de gueule cette barbe qu’il avait. On pouvait lire sur
cette gueule comme sur les lignes de la main d’un homme qu’on a amputée.
Tout ça n’était pas encore tout à fait visible mais c’était là, incontestablement, et
lui pressentait sans pourtant trop y croire la catastrophe comme sa destination
finale.
Pour l’instant, il ressemblait juste aux autres de son âge ; une barbe plus ou
moins bien taillée cachant deux yeux traqués par l’angoisse. Tout le monde
n’était pas si différent de lui : terrorisé par le futur, pétrifié dans les
innombrables erreurs passées. Le style clochard était à la mode et ceux qui
l’avaient adopté étaient accompagnés de splendides garces propres et sales et
veloutés – du moins, ceux qui avaient eu le bon sens de n’être clochards que
pendant leurs weekends et jours de congé. Lui son jean était si imbibé de crasse
qu’il tenait debout tout seul. La nuit il restait debout près de son propriétaire,
comme une sage lueur spectrale. Il lui arrivait même d’en cauchemarder, le
pantalon lui sautant au cou pour l’étrangler ; ou bien devenait-il d’un coup si
étroit qu’il lui comprimait les couilles jusqu’à les écraser ; ou lors d’un long pipi
rédempteur, la braguette se tirait brusquement, dans un bruit vif, irrévocable. Il
était affreux, ce jean. Il se demandait s’il ne l’avait même pas aperçu se
promener seul dans les couloirs de la maison, au beau milieu de la nuit, en
sifflotant un air macabre, du Mahler peut-être. Pouvait pas être sûr. Il manquait
de sommeil et d’ancrage au monde réel.
Au poil, ce futal. Quand il l’enfilait celui-ci avait moulé jusqu’au moindre
poil, jusqu’au moindre grain de beauté.
La nuit tombait ; plutôt que de la voir tomber, il la sentit sur lui s’effondrer,
comme une guillotine, ou tout du moins une fessée. La nuit ça signifiait
seulement qu’il ne pouvait plus se dire peut-être le prochain sera-t-il le bon,
peut-être bien ; la nuit arrivait avec sa pénombre d’idées noires, elle disait
TERMINÉ, TERMINÉ ! TERMINÉ POUR AUJOURD’HUI, comme une
femme casse-couille et infatigable, à peine la porte claquée qu’elle fouillerait
vos poches pour savoir de combien aujourd’hui encore la vie vous a ruiné.
La veille pourtant, il avait été flamboyant. Un vrai jackpot. N’importe qui
allait-il voir était un irrésistible succès. Il concurrençait les plus audacieuses
grâces, c’était le Soleil. Les gens l’aimaient, les gens lui étaient offerts sur de la
porcelaine. Les videurs, les limonadiers, les éboueurs et les voyous. Ici un clin
d’œil averti, là un sourire respectueux. Une femme mariée lui avait proposé une
clope, puis une deuxième au moment où il allait s’en aller. Elle voulait pas le
quitter. Elle lui avait fait promettre des choses insensées. La rabatteuse du
fameux sex-shop Rue Saint-Denis lui avait fait un bisou, gratis, sur le bout du
nez. C’était juste après qu’un pédé lui ait offert une fleur, vrai, une magnifique
rose blanche. Cette veille-là qui lui semblait une éternité.
Aujourd’hui avait été plus abrupt, coupant, de beaucoup moins conciliant.
Sale gueule. Mauvaise haleine. Tête d’escroc. Des pigeons lui avaient même
craché dessus, sur son beau chapeau bleu. Quand il était pacifiquement allé se
poser sur le bord du canal pour l’essuyer, il s’était assis sur un chewing-gum
qu’il n’avait depuis pas réussi à enlever. À partir de là tout était devenu étrange
pour lui. Il avait l’impression que les gens le dévisageaient, qu’ils se moquaient
de lui derrière son dos. Le moindre regard lui parut suspect, intolérable. Des
conspirateurs. Le monde conspirait contre lui. Il perdait les pédales.
Maintenant la nuit était là, c’était une relation singulière qu’il entretenait avec
la nuit, une espèce d’union solitaire. Un veuvage plus ou moins fertile.
Il s’est assis sur un banc faiblement éclairé par un lampadaire jaune. Il a sorti
son portefeuille – c’était débile parce qu’il savait exactement qu’il n’y avait rien
dedans, puisqu’il n’avait rien vendu aujourd’hui – pourtant il voulait pas
vraiment s’y résoudre – peut-être, se disait-il, peut-être que j’ai oublié un billet
de 20 dedans, un billet bien plié, ou peut-être que j’ai un billet de loterie gagnant
– alors qu’il ne jouait même pas à la loterie, etc. Il a ouvert le portefeuille, il
tremblait tellement il était affamé de mensonges… hé… HÉ, un TRUC ! UN
TRUC ! Y’AVAIT UN PAPIER DANS SON PORTEFEUILLE. Il l’a déplié –
un chèque oublié, mais oui ! j’étais bien sûr d’avoir pas encaissé mon février, je
suis pas fou quand même – mon dieu mon dieu mon dieu, je suis si excité, peutêtre m’aurait-t-il payé des heures sup’ que j’aurais pas faites, c’est tout à fait
possible, la comptable est humaine elle aussi, elle fait des erreurs et…
Procès-Verbal
68€
Infraction au décret n° 325 du ….
Intitulé de l’infraction : Miction sur la voie publique
A régler par chèque postal ou virement avant le…
Il l’a relu à nouveau en fronçant les sourcils. Quand le clochard à côté de lui se
mis à dégueuler, il dut se rendre à l’évidence : ce n’était pas un chèque du mois
de février. D’ailleurs il n’avait plus de travail ; et les chèques ne poussent pas
dans les marronniers ou dans les roses, il fallait aller se battre pour aller les
chercher, se battre dans la boue avec les morts-de-faims et les chimpanzés.
Ça va mister ? L’autre faisait BLURP, de longs BLURRRRRRP en vomissant
de longs lambeaux, peut-être était-ce des vers, ou bien son jéjunum. En sale état,
le type. Une vraie loque. Il lui faisait pitié. Il s’est approché pour faire quelquechose et puis l’autre a décidemment roté une odeur d’ail, une sale odeur d’ail,
alors il s’est ravisé en se disant qu’il n’y avait peut-être rien à faire pour lui.
C’est terrible. À chaque fois qu’on veut aider quelqu’un, d’une manière ou
d’une autre celui-ci puera l’ail. Emmerdant, ça. Dans la rue, dans le métro ou les
couloirs du métro, sous les ponts ou sur les bouches d’aération, il voyait de plus
en plus de ce type de champignon pousser sur le bitume, la Terre était malade.
Un autre dans le métro. Il est habillé avec des sacs poubelles. Il hurle en
descendant les escaliers. Il t’arrive quoi mister ? J’AI LES JAMBES CASSÉES.
Les deux ??? LES DEUX JAMBES !!!! PUTAIN AIDE-MOI À DESCENDRE
CES PUTAINS DE MARCHES, PAR PITIÉ AIDE-MOI, AIDE-MOI, ÇA
FAIT SI MAAAAAL ! Il s’approche du malheureux – pas trop quand même, il a
envie de l’aider mais il a pas trop envie de se saloper. Il en a marre de se saloper,
il a l’impression de passer son temps dans une flaque sordide. L’autre lui laisse
pas le choix, il s’effondre de tout son poids sur ce mur d’infortune, à l’agonie, il
hurle de douleur, lui passe les bras autour du cou, dans les cheveux, le visage,
partout, un vrai câlin de pouilleux – une marche après l’autre, AAAAAAAAAH
J’AI MAL, PUTAIN QUE J’AI MAAAAAAAL !!! Les jambes du gars font un
bruit de verre pilé qu’on remue dans un récipient fermé, il a aussi une méchante
odeur et d’étranges tâches sur la tempe, tout ça se mélange à son héros et son
héros n’aime pas beaucoup ça, il répertorie toutes les maladies contagieuses
qu’il connait cependant qu’il essaie un peu d’éloigner son visage de cette
mauvaise peau et ce faisant il bouge un peu trop et les jambes de l’autre lâchent
finalement, dégringolant les dizaines de marches restantes comme une poupée
remplie de vieux chiffons sales, bonne plus qu’à jeter.
En bas pendant un instant, il bouge même plus, on se demande s’il n’est pas
mort pour de bon, on se demande même si cette mort brutale au fond ne serait
pas ce qui pourrait lui arriver de mieux.
Puis il se remet à hurler. Il est vivant, vivant comme dans une gangue de
douleur. AAAAAAAAAAAaaaaaah ! J’appelle les pompiers mon pote ! tiens le
coup, j’appelle les pompiers. L’autre hurle. Sur le quai, les gens regardent sans
bouger d’un poil, simplement ils regardent ça en bâillant, comme un feuilleton
au scénario redondant. L’autre hurle encore. C’est vrai qu’il ne varie pas
beaucoup son répertoire, ça en devient énervant. On a envie de demander :
« Hé ! Personne n’aurait un canon scié ? »
Finalement les pompiers répondent. Ils ont pas l’air pressés. Ils font même un
peu les fines bouches – on croirait entendre des types qui hésitent sur la
garniture de la pizza qu’ils commandent. Bon, il a en marre de discuter, il leur
passe le malheureux qui leur rend par le bigophone ses derniers cartilages.
Finalement ils se décident à venir – une Pizza Neptune, avec double dose de
thon siouplait.
Il est dans le métro. Avant d’arriver chez lui, il a trois changements. Ça lui
laisse le temps de regarder les femmes. La plupart du temps il est trop fatigué
pour s’imaginer des trucs. Des fois quand même, lui vient une flamme inopinée.
Puis métro toussote, il fait un bruit de ferraille et sa lumière pue l’hôpital, un
gars à côté crache ou se décrotte le nez ou un clodo vomit ou un autre fait la
manche en pleurant, et lui se dépêche soudain d’éteindre toutes les bougies qu’il
s’est allumé, il culpabilise, il se dit qu’ici n’est pas un endroit pour tomber
amoureux.
Son dernier changement est presque vide. Celui-là c’est le pire. C’est le train
de banlieue. Tard le soir dans les trains de banlieue, il n’y a plus que des gens
défaits, profondément plumés. Ils ne dorment pas mais ne sont pas non plus
éveillés, des espèces de somnambules entre un travail insignifiant avec des
collègues insignifiants qui prennent d’autres trains de banlieue, et des weekends
où il ne se passe rien que deux jours à dormir et s’enterrer. Un cancer ou le Loto,
curieuse destinée.
Les trains de banlieue. On croirait ouvrir par la pire des portes la vérité.
Vendre des livres dans la rue n’était pas une mince affaire. Le fait qu’il s’agît
de SES livres compliquait la tâche. Ça le rendait nerveux, ultrasensible, pourri
de doutes. Des fois il avait l’impression qu’un nouveau NON le ferait mourir
brusquement, comme une balle dans la nuque, donnée au silencieux en plein
milieu de la foule. Et puis il y avait ceux qui hésitaient, hésitaient pendant des
HEURES, avant de lui rendre le bouquin en souriant. Merci, ç’a l’air très
intéressant. Bonne journée – bonne journée, sale fils de pute. Il y avait ceux qui
trouvaient ça trop cher aussi, qui l’obligeaient à se brader. De véritables
proxénètes. Et la plupart des autres gens ne le considéraient même pas. Ils
continuaient leur route, simplement, naturellement, comme s’il n’avait jamais
existé, comme si le sourire avec lequel il était allé les solliciter n’était qu’un
insignifiant objet, un bibelot dépourvu de tout utilité. Ceux-là lui semblaient
particulièrement curieux. Il aurait bien aimé rentrer dans leur tête avec un piedde-biche, et tout casser à l’intérieur.
Pour vendre ses merdes il devait rentrer dans un rôle. Un rôle exigeant – s’il
était mauvais ou simplement pas assez convaincant, alors c’était les huées, les
tomates pourries et les déferlements de refus. On l’excommunierait de la scène,
à coups de pieds dans le cul. Pas d’autre solution qu’être un Prince. C’était sa
peau qu’il jouait à chaque rencontre, et pourtant fallait le faire comme s’il se fût
agit de merveilleux badinages. Dans la rue il apprenait le métier de funambule,
qui est à peu près le seul qui vaille pour traverser l’existence.
D’un coup une femme couverte de croûtes et d’hématomes se met à gueuler.
HÉ MAIS C’EST QUOI CE SAC ??? REGARDEZ QUELQU’UN A LAISSÉ
SON SAC ?? MONSIEUR C’EST À VOUS CE SAC ??? MAIS ALORS C’EST
UN SAC ABANDONNÉ, C’EST DANGEREUX ÇA FAUT APPELER LE
CONDUCTEUR…
Personne répond. Un gars écoute de la musique en regardant droit devant lui.
Il est livide. On dirait qu’il vient d’assister à un meurtre. Un autre dort, il n’a
plus de dents. Une macaque s’épouille paisiblement. Quant à celui qu’elle a
sollicité, il se rendort en grognant, la mort et alors ?
Vient un silence pesant. Elle regarde tout autour d’elle, on sent qu’elle a envie
d’ameuter son monde. Elle veut faire l’intéressante. Elle s’approche un peu du
sac et recule, elle recommence son numéro plusieurs fois. Puis le train s’arrête.
Bagneux. Ce doit être sa station. Avant de descendre elle le scrute pendant un
instant. C’est le seul qui semble un peu attentif à son manège. Devriez appeler le
conducteur. C’est VRAIMENT un GROS sac.
« Ce doit être une grosse bombe, alors. », il répond en haussant les épaules.
Elle descend, l’histoire du sac dans la rame ne semble plus être une grosse
préoccupation. Quand même, lui s’interroge un instant. Ce sac, c’était très
probablement un couillon qui l’avait oublié là. La probabilité qu’il se fût agit
d’une bombe était faible, pratiquement nulle. S’il était terroriste, lui semblait-il,
qu’il devait tuer un max de gens, il ne poserait sûrement pas sa bombe dans un
train de banlieue en fin de soirée. Il imagine que s’il devait tuer un max de gens
il s’en prendrait en priorité à ceux qui sont encore un peu vivants. En ce sens les
trains de banlieue étaient de la haine inutile, superflue. S’il devait jeter une
bombe quelque-part, il imagine qu’il la balancerait sur un endroit comme
l’Élysée.
Quand même, il se pose la question. C’était marrant. Si c’était une bombe, et
bien alors elle exploserait. Et après ? La mort ne lui semblait pas tant cruelle que
l’agonie. La chair qui se décolle des muscles, les muscles qui se décollent des
os, les os qui se décollent… mais ils se décollent de quoi, les os ? Il ferma les
yeux fort, fort, en imaginant entendre d’un instant à l’autre l’explosion, se
demandant si entre le bref moment qui sépare l’explosion de la mort le cerveau a
le temps de se dire ET MERDE ou C’EST DÉJÀ FINI ?
Et peut-être que y’avait des anges après, des cantiques et des queues-leu-leu
bon enfants. Ou peut-être qu’il n’y avait tout simplement rien. S’il n’y avait rien,
c’était simple, diaboliquement simple, cela voudrait dire qu’il n’y aurait rien en
fin de compte d’autre à faire que d’être reconnaissant de pouvoir l’être.
La bombe n’explosait toujours pas… il jeta à nouveau un regard sur ses
compagnons morbides. Vraiment pas les bougres avec qui on eût souhaité
partager ses derniers instants.
Puis d’un coup, il les a trouvés tous cons. Cette valise. C’était pas une bombe
qu’il y avait dedans, mais putain, et si jamais elle était bourrée de fric ? Si
jamais y’avait un billet d’avion pour Manille, ou un cœur sans ratures, ou rien
qu’un guide de survie dans la grande jungle de la société ? Ces connards
roupillent alors que peut-être se trouvait dans cette valise la réponse à tous nos
maux. Si c’est du fric, il s’est dit, j’me casse à Manille. J’me taperais des
Philippines au petit-déjeuner, puis après un coup d’océan, puis un peu de
bronzette, sans doute que j’écrirais aussi, juste après avoir maté le crépuscule,
derrière ma moustiquaire j’écrirai des poèmes qui parlent des palmiers, des
paréos et des yeux bridés… Il parait que le climat est très favorable, aux
Philippines. Ouais. Puis le train s’arrête, c’est sa station. Il se lève, il voit le sac
qui git là, au milieu de la rame et personne qui pense à le ramasser. Sauf lui. Son
billet de sortie, son échappée belle. Manille ou l’Enfer après tout, n’importe quel
endroit où l’on se consumera sans regret.
Il se lève, sifflote innocemment, il s’approche de la valise et tremble un peu, il
a peur que ça explose, ou bien que quelqu’un vienne gueuler HÉ, HÉ MAIS
C’EST MA VALISE MON VIEUX, et lorsque les portes se referment, qu’il est
sur le quai et qu’il fait nuit, que les étoiles sont les seules témoins de l’escarbille,
il soupire de soulagement, toutes ces étoiles si proches, il se croit déjà à la plage,
millionnaire de sable et de temps libre. Soudain il a peur. Il regarde autour de
lui. Pas un chat. Ouf… C’est l’avantage des gares de banlieue, le soir. On
pourrait y mourir sans que personne ne vous dérange.
Il se précipite dans les escaliers, depuis le temps qu’il les prend, c’est la
première fois qu’il les enjambe si rapidement. Il rigole presque ce faisant, il
vole, il flotte, il veut presque les embrasser. Ces chers, tendres escaliers. Ils
allaient lui manquer, quand il serait à l’autre bout du monde, qu’il aurait
simplement laissé ses soucis dans ce putain de pays, comme une vieille voiture
qu’on abandonne pour mieux. Même le dernier guichetier retranché dans son
bunker, même le balayeur rachitique dans son costume trop grand, lui
semblèrent émouvants.
Avec sa valise mon vieux, il était aux anges. Il s’est dépêché de sortir de la
gare, tellement il avait la vessie pleine. Il a regardé autour de lui. S’avisant d’un
endroit éclairé, mais quand même un peu en retrait. Tous ces foutus biffetons
qu’il y avait. Autant de biffe, il était même pas sûr de savoir ce qu’il pourrait
bien en faire. Il s’est même découvert une certaine générosité, pendant un
moment. T’être bien qu’j’en donnerai un peu aux clodos. Après tout c’est mes
poteaux – t’être que ça m’portera chance.
Et cependant qu’il ouvre la valise il compte et recompte dans sa tête le trésor
et déduit la part théorique qu’il donnera aux clodos, un coup il se dit dix mille et
l’autre il se dit cinq, non, non, dix c’est décidemment trop, cinq mille c’est déjà
largement suffisant, ça leur suffira aux pouilleux, et puis dix mille, pourquoi pas,
maintenant que t’es millionnaire, c’est des broutilles mon vieux, des broutilles ?
Même pas des cacahouètes. T’fais donc pas d’bile, t’es riche, il se dit en
approchant le contenu de la valise à la lumière, fini les livres qui se vendent pas,
fini les jours interminables de vente dans la rue glacée, fini les connards qui
hésitent, fini les connasses, les têtes de nerfs, les…
D’un coup il a songé à toutes les allumeuses qu’il avait connues. Bon dieu !
Impossible de toutes se les rappeler. Ces connasses. Il aurait fallu un boulier
pour toutes les compter. Sa vie amoureuse était une boite d’allumettes mouillée.
Y’avait d’abord sa première femme, qui n’était pas à proprement parler une
allumeuse, c’était seulement sa première – fameux feu à six coups qui donne le
goût des feux d’artifices. Immédiatement lui est revenu celle qui l’enfourchait
toujours d’un millimètre avant de se retirer subitement en déclarant qu’elle
voulait dormir. Mille fois elle lui avait fait le coup. Quel pigeon. Celle qui
l’avait aimé jusqu’à ce que sa voiture tombe en panne. Celle qui l’avait aimé
pour de vrai. Cette connasse en boite de nuit. Elle lui avait montré son minou
dans les toilettes puis était retournée passer la soirée avec son petit ami. Toutes
ces connasses qui prenaient toujours un dessert copieux au restaurant. Et puis
celle qui l’avait fait jouir rien qu’en l’embrassant. La toucher c’était mettre ses
doigts dans une prise. Et puis celle-là. Elle avait dit peut-être, peut-être, peutêtre…et puis nan. Elle lui avait collé une cystite, tellement l’avait-elle fait
poireauter. Sa voisine, qui sortait tout le temps chier en petite culotte. Toutes ces
femmes qui mettaient des jupes si courtes et qui aimaient pas qu’on les
klaxonne. Il en avait connu une qui allait à la salle de sport pour faire
uniquement des squats. J’aime à travailler mes fessiers au milieu d’hommes, lui
avait-elle innocemment déclaré en se peaufinant devant la glace. Celle-là qui
l’appelait, puis qui disparaissait, puis qui réapparaissait au milieu de la nuit. Puis
elle s’évaporait… La dernière en date. Elle mettait tant de parfum que c’en était
pornographique pour votre nez. Elle était obscène, fuchsia et obscène. Au
moment de le larguer, elle avait veillé à laisser à jamais son odeur imprégner son
canapé. Il avait même été obligé de déménager ; c’était intenable, dès qu’il
entrait dans son salon, il bandait les larmes aux yeux. Maintenant il était seul
depuis un bon bout de temps, la pente était dangereuse parce qu’à ne rien
toucher du tout ne s’ajoutait même plus l’espoir que cela change. Parfois il se
disait qu’il allait finir moine, ou à Fresnes.
En l’ouvrant, la valise lui fit plus ou moins que lui avaient déjà causé toutes
ces femmes. Des espoirs inutiles, des palpitations qu’on vous cambriole… Du
plastique. C’était seulement un gros canot en plastique qu’on utilise quand on
part à la mer – ces horreurs sur lesquelles crapaudent ces familles poilues et
bruyantes. D’un coup il s’est senti seul, affreusement seul avec ce canot qu’il
emmena chez lui, tristement, avec on sait quelle idée d’utilisation. Peut-être de
prendre un bain cocasse. Ou bien de dormir dedans.
Il eut tout de même une bonne surprise en le gonflant. Ce n’était pas un canot
mais une poupée gonflable. Ça alors ! Une magnifique blonde qui ressemblait à
sa dernière femme. Il pouvait jouer du tam-tam sur ses fesses, ou bien mettre de
la moutarde entre ses deux seins, comme un gros hot-dog délicieux. Et puis cette
BOUCHE qu’elle avait. Du beau travail. D’une certaine manière, s’est-il dit, il
n’y a qu’une poupée gonflable qui vous sera jamais fidèle.
Il décida de l’appeler Rachel et tomba amoureux en défaisant sa braguette.