La gestion civile des crises - Réseau de recherche sur les
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La gestion civile des crises - Réseau de recherche sur les
Archive ouverte UNIGE http://archive-ouverte.unige.ch Thèse La gestion civile des crises : un outil politico-stratégique au service de l'Union européenne Pfister Stéphane Abstract L'Union européenne ambitionne de faire de la Politique européenne de sécurité et de défense un ensemble unique où les capacités civiles et militaires interviendraient en parfaite complémentarité dans les zones de crise. Faute de lentilles conceptuelles adéquates, le volet civil de la PESD demeure pourtant largement méconnu et sousétudié. Cette recherche défend la thèse que c'est la rationalité stratégique qui est la plus à même d'appréhender les spécificités et les potentialités de la "gestion... Ce document a été mis en page par l'auteur (final draft post-refereeing) URL dans l'archive ouverte : http://archive-ouverte.unige.ch/vital/access/manager/Repository/unige:1407 LA GESTION CIVILE DES CRISES : UN OUTIL POLITICO-STRATEGIQUE AU SERVICE DE L’UNION EUROPEENNE Thèse présentée à la Faculté des sciences économiques et sociales de l’Université de Genève Par Stéphane PFISTER pour l’obtention du grade de Docteur ès sciences économiques et sociales mention : science politique Membres du jury de thèse : Rémi BAUDOUI, Professeur ordinaire, Faculté des sciences économiques et sociales, président du jury Jolyon HOWORTH, Professeur invité à l’Université de Yale et Professeur de politique européenne à l’Université de Bath, membre extérieur Philippe BRAILLARD, Professeur ordinaire, Faculté des sciences économiques et sociales, co-directeur de thèse René SCHWOK, Maître d’enseignement et de recherche, Faculté des sciences économiques et sociales, co-directeur de thèse Thèse n° 686 Genève, 2008 I La Faculté des sciences économiques et sociales, sur préavis du jury, a autorisé l’impression de la présente thèse, sans entendre, par là, émettre aucune opinion sur les propositions qui s’y trouvent énoncées et qui n’engagent que la responsabilité de leur auteur. Genève, le 10 décembre 2008 Le doyen Bernard MORARD Impression d’après le manuscrit de l’auteur II III Remerciements Nos remerciements sincères vont tout d’abord au Professeur Philippe Braillard et à René Schwok qui ont guidé avec patience et bienveillance notre recherche au cours de ces quatre dernières années. En nous faisant partager leur connaissance approfondie des relations internationales et du processus d’intégration européenne, ils nous ont assurément incité à aller toujours plus loin dans la réflexion et l’argumentation. Nous exprimons également notre gratitude au Professeur Rémi Baudoui qui a bien voulu présider notre jury de thèse ainsi qu’au Professeur Jolyon Howorth qui a accepté d’officier en qualité d’expert reconnu de la Politique européenne de sécurité et de défense. Nous remercions enfin les diplomates, les militaires et les collègues du monde académique avec lesquels nous avons pu échanger et débattre à de multiples occasions. Ils sont trop nombreux pour être cités nommément mais leurs apports féconds nous ont été d’une grande aide. De la même façon, notre reconnaissance va à celles et ceux qui nous ont fait l’amitié de participer au long travail de relecture. Bien entendu, toutes les erreurs ou imprécisions qui auraient pu se glisser dans cette recherche restent de notre seule responsabilité, tant sur le fond que sur la forme. Plus généralement, cette recherche n’aurait pas pu être menée à son terme sans le soutien actif de l’Institut Européen de l’Université de Genève qui nous a fourni un cadre particulièrement propice pour l’étude et la réflexion. IV V A mes parents A mon épouse VI 1 SOMMAIRE SOMMAIRE 1 SIGLES ET ABREVIATIONS 3 LISTE DES TABLEAUX ET FIGURES 9 INTRODUCTION GENERALE 11 PREMIERE PARTIE : UNE AUTRE HISTOIRE DE LA PESD 21 CHAPITRE I : AUX ORIGINES DE LA PESD ET DE LA GESTION CIVILE DES CRISES LES PREMIERES OPERATIONS EUROPEENNES DANS LES BALKANS (1991-1999) 25 CHAPITRE II : DU SOMMET DE COLOGNE A LA STRATEGIE EUROPEENNE DE SECURITE EMPIRISME ET PRAGMATISME (1999-2003) 49 CHAPITRE III : L’OBJECTIF GLOBAL CIVIL ET LA MONTEE EN PUISSANCE DU VOLET CIVIL DE LA PESD (2004-2005) 75 CHAPITRE IV : DU PROCESSUS DE POST-HAMPTON A EULEX KOSOVO ET EUMM GEORGIE - MULTIPLICATION DES ENGAGEMENTS OPERATIONNELS ET CONSOLIDATION DU VOLET CIVIL DE LA PESD 95 DEUXIEME PARTIE : ASPECTS IDEOLOGIQUES, POLITIQUES ET INSTITUTIONNELS 121 CHAPITRE V : LA GESTION CIVILE DES CRISES - UN CONCEPT INTROUVABLE ? 123 CHAPITRE VI : LE VOLET CIVIL DE LA PESD - UN VECTEUR DE L’IRREAL POLITIK OU UN OUTIL DE PUISSANCE ? 153 CHAPITRE VII : LE VOLET CIVIL DE LA PESD DANS LA BOITE A OUTILS EUROPEENNE VERS UNE GESTION GLOBALE DES CRISES ? 181 CHAPITRE VIII : LA DIMENSION EXTERIEURE DU VOLET CIVIL DE LA PESD « INCLUSIVITE » OU SIMPLE REFLET DES RAPPORTS DE FORCE INTERNATIONAUX ? 213 2 TROISIEME PARTIE : LE VOLET CIVIL DE LA PESD REPLACE DANS LE CADRE DU RAISONNEMENT STRATEGIQUE 235 CHAPITRE IX : ELEMENTS DE STRATEGIE FONDAMENTALE ET IMPLICATIONS POUR LA GESTION CIVILE DES CRISES MISE EN ŒUVRE PAR L’UNION EUROPEENNE 239 CHAPITRE X : ANALYSE DE LA GCC AUX NIVEAUX POLITICO-STRATEGIQUE ET MILITARO-STRATEGIQUE 257 CHAPITRE XI : LA GESTION CIVILE DES CRISES ET LA STRATEGIE DES MOYENS 279 CHAPITRE XII : LA GESTION CIVILE DES CRISES ET LA STRATEGIE OPERATIONNELLE 305 CONCLUSION GENERALE 333 BIBLIOGRAPHIE 343 CHRONOLOGIE INDICATIVE 399 TABLE DES MATIERES 407 ANNEXES 417 3 SIGLES ET ABREVIATIONS Remarque : les abréviations et leur signification sont données en français et/ou en anglais selon l’usage le plus courant. AED AER AFET ALTHEA AMIS II AMM AMUE ARYM ASCOPE ASPR BASIC BERD BiH CCIP CEDEAO CivCom CE CED CEI CEPOL CESD CFSP CHG CIMIC CivMil Cell CivOpCdr CJCE CMCO CMC CME CMI CMP CMUE COC CONCORDIA CONOPS COPS COREPER Agence Européenne de Défense (Agence pour l’armement) Agence Européenne de Reconstruction Commission des affaires étrangères du Parlement européen Force militaire de l’UE en Bosnie Mission de l’Union africaine au Darfour Aceh Monitoring Mission Administration de l’Union européenne à Mostar Ancienne République Yougoslave de Macédoine Areas, Structures, Capabilites, Organizations, People, Events Austrian Study Center for Peace and Conflict Resolution British American Security Information Council Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement Bosnie-Herzégovine Civilian Capabilities Improvement Plan Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest Comité pour les aspects civils de la gestion des crises Communauté européenne Communauté Européenne de Défense Communauté des Etats Indépendants Collège Européen de Police Collège Européen de Sécurité et de Défense voir PESC voir OGC Civil Military Cooperation Cellule Civilo-Militaire Commandant des Opérations civiles Cour de Justice des Communautés Européennes Civil Military Co-ordination Crisis Management Concept Crisis Management Exercise Crisis Management Initiative Crisis Management Procedures Comité Militaire de l’Union européenne Comité des Contributeurs Force militaire de l’UE en ARYM Concept d’Opérations Comité Politique et de Sécurité Comité des représentants permanents 4 COSAC CPCC CPCMU CPX CRT CRTC CSCE CSO CSP DDR DGE DG VIII DG IX DG RELEX DIFEMIL DIME DSACEUR EBAO EBO ECAP ECHO ECMM/EUMM EFR EIC EMCP EMUE END EPC EPLO ESDP EU EUBAM EU CCM EU COPPS EU FAST EUFOR EUJUST -LEX EULEX Kosovo EUMM Géorgie EUPAT EUPM EUPT Kosovo EUPOL AFGHA EUPOL Kinshasa EUPOL RDC EUPOL COPPS EUROGENDFOR EuropeAid EUSEC RD Congo Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires et européennes (structure interparlementaire) Civilian Planning and Conduct Capability Conflict Prevention and Crisis Management Unit (Commission) Exercice d’Etat-major Crisis Response Teams (Equipes d’intervention civiles ou EIC) Crisis Response Co-ordination Teams Conférence pour la Coopération et la Sécurité en Europe Civilian Strategic Options Coopération Struturée Permanente Désarmement, Démobilisation, Réintégration (des combattants) Direction Générale Extérieure (Conseil) Direction Générale VIII (Conseil, affaires militaires) Direction Générale IX (Conseil, gestion civile des crises) Direction Générale Relations Extérieures (Commission) voir MIDLIFE Diplomatic, Informational, Military, Economic Deputy Supreme Allied Commander Europe Effects Based Approach to Operations Effects Based Operations Plan d’action européen pour les capacités European Community Humanitarian Office EC/EU Monitoring Mission Etat Final Recherché voir CRT Elément Multinational de Conseil en matière de Police (Albanie) Etat-major de l’Union européenne Expert national détaché European Policy Center European Peacebuilding Liaison Office (collectif d’ONG) voir PESD voir UE EU Border Assistance Mission (Rafah, Moldova/Ukraine) Voir GCC EU Coordinating Office for Palestinian Police Support European First Aid Support Team EU Force Mission intégrée Police/Etat de droit en Irak Mission d’Etat de droit au Kosovo Mission d’observation en Géorgie EU Police Advisory Team (ARYM) voir MPUE EU Planning Team in Kosovo EU Police Mission in Afghanistan EU Police Mission in Kinshasa EU Police Mission in RD Congo Mission d’assistance à la Police palestinienne voir FGE Office communautaire pour l’aide au développement EU Security Sector Reform Mission in RD Congo 5 EUSSR Guinea-Bissau EUSR FCdr FED FGE FIAS FOC FORPRONU FPU FUPM GALILEO GCC GMES HNS HoM ICG ICO IEDDH IER IES-UE IFOR IOC IPTF IPU ISAF ISIS Europe JAI KFOR KVM LRRD LTV MADUEO MIDLIFE MIC MINUAD MINUK MINURCAT MNE MONUC MPUE MRR MSO MSU MVK NCW NEC NETS NRBC OCDE EU Security Sector Reform Mission in Guinea-Bissau voir RSUE Force Commander Fonds Européen de Développement Force Européenne de Gendarmerie Force Internationale d’Assistance à la Sécurité (OTAN, Afghanistan) Full Operational Capability Force de Protection des Nations Unies en ex Yougoslavie Formed Police Units Force de Police Unifiée de Mostar Système européen de positionnement par satellites Gestion civile des crises Global Monitoring for Environment and Security Host Nation Support Head of Mission International Crisis Group International Civilian Office (Kosovo) Instrument Européen pour la Démocratie et les Droits de l’Homme Information Exhange Requirements Institut d’Etudes de Sécurité de l’Union européenne Implementation Force (OTAN, Bosnie) Initial Operational Capability International Police Task Force voir UPI voir FIAS International Security Information Service Europe Justice et Affaires Intérieures Kosovo Force (OTAN) voir MVK Linking Relief, Rehabilitation and Development Long Term Vision Mission d’Assistance au Déminage de l’UEO (Croatie) Military, Intelligence, Diplomatic, Law, Enforcement, Information, Finance, Economic Monitoring and Information Centre (Commission, Protection civile) Mission des Nations Unies et de l’Union Africaine au Darfour Mission des Nations Unies au Kosovo Mission des Nations Unies en République Centrafricaine et au Tchad Multinational Experiments Mission des Nations Unies en République Démocratique du Congo Mission de Police de l’Union européenne (Bosnie) Mécanisme de Réaction Rapide Military Strategic Options Multinational Specialized Units Mission de Vérification au Kosovo Network Centric Warfare Network Enabled Capability Network on European and Transatlantic Security Nucléaire, Radiologique, Bactériologique, Chimique Organisation pour la Coopération et le Développement Economiques 6 OCHA OECD OGC OIG ONG ONU OODA OpCdr OpCen OPCOM OPCON OPLAN OSC OSCE OSEM OTAN PAMECA PECO PECSD PESC PESD PEV PfP PHARE PROXIMA PRT PSA PSO PSYOPS QG RCA RDC RDPE REACT RESEVAC RMA RSS RSUE S/CRS SEDE SES SG/HR SHAPE SFOR SITCENT SOFA SOMA SRSG Office des Nations Unies pour les Affaires Humanitaires voir OCDE Objectif Global Civil (2008 puis 2010) Organisation intergouvernementale Organisation Non Gouvernementale Organisation des Nations Unies Observation, Orientation, Décision, Action Commandant d’Opération Operational Centre Operational Command Operational Control Plan d’opération Organisation issue de la société civile Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe Office of the Special Envoy (Mostar) Organisation du Traité de l’Atlantique Nord Progamme d’assistance de la Communauté européenne à la police albanaise Pays d’Europe Centrale et Orientale Politique européenne commune de sécurité et de défense Politique Etrangère et de Sécurité Commune Politique Européenne de Sécurité et de Défense Politique Européenne de Voisinage Partnership for Peace Progamme communautaire d’aide aux pays d’Europe centrale et orientale Mission de l’UE de Police en ARYM Provincial Reconstruction Team Processus de Stabilisation et d’Association (Balkans Occidentaux) Police Strategic Option Psychological Operations Quartier Général République Centrafricaine République Démocratique du Congo Rapidly Deployable Police Elements Rapid Expert Assistance and Co-operation Teams (OSCE) Evacuation de ressortissants Revolution of Military Affairs Réforme du secteur de la sécurité Représentant spécial de l’Union européenne US Coordinator for Stabilisation & Reconstruction Sous-commission Sécurité et Défense du Parlement européen Stratégie Européenne de Sécurité Secrétaire Général / Haut-Représentant pour la PESC Supreme Headquarters Allied Powers Europe Stabilization Force (OTAN, Bosnie) Centre de Situation Conjoint Status of Forces Agreement Status of Mission Agreement Special Representative of the UN Secretary General 7 SSR START RSS S&R TACIS TLPS TUE TCE TECE UE UEO UA UP UPI UPPAR USA USJFCOM WKC voir RSS Stabilization & Reconstruction Task Force (Canada) Réforme du Secteur de la Sécurité Stabilisation & Reconstruction Progamme d’assistance communautaire pour les pays de Communauté des Etats Indépendants (CEI) Targeted List of Priority Shortfalls Traité sur l’Union européenne Traité sur les Communautés européennes Traité Etablissant une Constitution pour l’Europe Union européenne Union de l’Europe Occidentale Union Africaine Unité de Police (ex UPPAR) Unité de Police Intégrée Unité Politique de Planification et d’Alerte United States of America US Joint Forces Command Watchkeeping Capability 24/7 (Dispositif/Capacité de veille) la 8 9 LISTE DES TABLEAUX ET FIGURES Table 1 : tableau synoptique de l’avancée des premiers domaines prioritaires (juin 1999-décembre 2003) p.73 Table 2: récapitulatif des contributions des Etats membres dans les domaines prioritaires (avant l’Objectif global civil 2008) p.84 Fig. 3: récapitulatif des missions civiles PESD (automne 2008) p.107 Fig 4 : la Coopération structurée permanente p.118 Fig. 5 : la rencontre de sphères autrefois différentes p.128 Fig. 6 : les principaux dilemmes de la gestion civile des crises p.130 Fig. 7 : les dilemmes propres à la GCC européenne p.131 Fig. 8 : le jeu des acteurs et leurs interactions p.137 Fig. 9 : les domaines d’action de la GCC p.147 Fig. 10 : les degrés de coercition et d’intrusion dans la société-hôte p.150 Fig. 11 : le Traité de Lisbonne et la nouvelle conceptualisation de l’action extérieure de l’UE p.156 Fig. 12 : les trois modèles classiques de la puissance européenne p.165 Fig. 13 : GCC et géopolitique p.179 Fig. 14 : l’UE comme cadre et l’UE comme acteur (structure et agence) p.183 Fig. 15 : les différents modes d’action de la GCC p.185 Fig. 16 : les trois volets de la gestion globale des crises p.187 Fig. 17 : les outils et instruments de l’UE sur le cycle du conflit p.193 Fig. 18 : la boîte à outils européenne p.193 Fig. 19 : la Coordination civilo-militaire (CMCO) p.196 Fig. 20 : les institutions de la PESC/PESD et les organes spécialisés (été 2008) p.203 10 Fig. 21 : les liens entre les chaînes de commandement civile et militaire p.206 Fig. 22 : une possible restructuration de la PESC/PESD p.208 Fig. 23 : la participation des Etats tiers aux opérations civiles PESD (juin 2008) p.217 Fig. 24 : les différents « étages » de la stratégie p.237 Fig. 25 : la stratégie des moyens, un édifice tourné vers l’opérationnel p.282 Fig. 26 : l’évolution du budget PESC/PESD (Titre V) p.294 Fig. 27 : la correspondance des niveaux de planification pour les deux volets de la PESD p.315 Fig. 28 : les cinq cercles de Warden p.317 Fig. 29 : les lignes d’opérations et le spectre DIME p.318 Fig. 30 : la déclinaison des documents de planification p.328 11 INTRODUCTION GENERALE Dix ans après le sommet de Saint-Malo (1998) et cinq ans après l’adoption de la Stratégie européenne de sécurité (2003), la Politique européenne de sécurité et de défense (PESD) continue à susciter débats et interrogations. Les Européens sont-ils sérieux dans leur volonté de faire de l’Union européenne (UE) un acteur international de sécurité à part entière ? Quelles sont les implications de la PESD sur le processus d’intégration ? Quelles sont enfin les conséquences sur le lien transatlantique ? Jolyon HOWORTH a montré que la PESD est née avant tout des « chocs tectoniques » de l’après Guerre froide et de l’après 11 septembre1. Face au désengagement - relatif - des Américains du continent, les Européens devaient en effet se montrer capables de gérer seuls les crises dans la périphérie de l’Union. En ce sens, la PESD ne traduit pas un grand dessein qui viserait à construire une « armée européenne » ou une « Europe-puissance » capable de rivaliser avec les Etats-Unis. Elle est avant tout le produit de compromis successifs, négociés entre les Etats membres dans le cadre du labyrinthe institutionnel européen. Limitée dans sa taille et dans ses ambitions, l’Europe de la défense ne s’est pourtant pas développée comme on aurait pu l’imaginer. Elle a ainsi émergé progressivement comme un ensemble civilo-militaire original, où les aspects civils et policiers sont devenus, de fait, prépondérants2. La grande majorité des actions PESD relève aujourd’hui de la « gestion civile des crises » (GCC) qui engage des policiers, des magistrats, des observateurs (…) dans les zones de crise et de conflit3. Ces capacités inédites ont la particularité d’être mises en œuvre dans le cadre intergouvernemental du « second pilier »4 (sur la notion de pilier, cf. Annexe I). Longtemps ignorée, la montée en puissance des structures et des activités opérationnelles de la GCC est soulignée par tous les commentateurs qui peinent toutefois à l’analyser en profondeur, faute de lentilles conceptuelles adéquates. Le plus souvent, les capacités du volet civil de la PESD sont d’ailleurs considérées comme quantité négligeable : ne sont-elles pas l’illustration de l’incapacité des Européens à se départir de leur pusillanimité ? Comment prendre au sérieux une UE capable de projeter tout au plus quelques gendarmes, juristes et douaniers ? Les grands débats stratégiques sur la PESD semblent dès lors tourner autour des seuls aspects militaires, 1 Jolyon HOWORTH, The Security and Defence Policy in the European Union, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2007 ; Jolyon HOWORTH, « The European Security and Defence Policy : Neither Hard nor Soft Balancing - Just Policy- Making », American Political Science Association Annual Conference, Philadelphia, September 2006. 2 HOWORTH, 2007, op. cit. 3 A l’automne 2008, l’UE déployait dix missions civiles (mission en Géorgie inclue) et deux opérations militaires dans le cadre de la PESD. Ces différentes actions sont toutefois de taille et de nature très différentes. Cf. infra. 4 Cette recherche utilise la notion de « pilier » qui est bien assimilée dans les études européennes. De plus, même si le Traité de Lisbonne entre en vigueur, la PESC/PESD constituera encore longtemps un champ spécifique dans l’édifice européen. 12 avec en filigrane, la question du « fossé transatlantique » en matière d’investissements et de capacités de défense5. L’UE affiche pourtant son ambition à faire de la PESD un ensemble unique où les deux volets civil et militaire interviendraient en parfaite complémentarité. Cette dualité civilo-militaire marque assurément la spécificité de l’UE dans l’architecture internationale de la sécurité. Elle peut lui permettre de « faire la différence » par rapport aux acteurs de rang équivalent. Les Etats européens sont-ils prêts cependant à passer de la parole aux actes ? Une des intuitions initiales était de développer des capacités « non militaires » pour prendre le relais des forces armées dans les situations de sortie de crise. Cette vision « séquentielle » s’est rapidement heurtée à la réalité et à la nature fragmentée de l’Union. La GCC a dès lors émergé tardivement tout en suivant une trajectoire relativement autonome6. Malgré les multiples obstacles (politiques, institutionnels, culturels, corporatistes), comment garder néanmoins le cap sur la voie d’une « intégration civilo-militaire » proprement européenne ? Le volet civil de la PESD doit-il être considéré seulement comme un « bruit de fond sans impact » sur l’Europe de la défense7 ? Ne risque-t-il pas de limiter de facto la PESD au rôle de « l’agence civile » de l’OTAN dans une logique d’externalisation et de subordination ? Problématique Malgré la somme des études publiées sur le sujet, la PESD reste à bien des égards une énigme : quelle est sa spécificité ? Surtout, quelles sont aujourd’hui ses finalités profondes dans un monde en pleine mutation ? A défaut de pouvoir résoudre l’équation de la PESD8, il semble en tout cas grand temps d’isoler la variable « gestion civile des crises ». Fruit d’une ambiguïté constructive et de l’expérience des premières actions sur le terrain, le volet civil de la PESD est arrivé aujourd’hui à un certain degré de maturité. Le déploiement en 2008 de deux missions inédites au Kosovo et en Géorgie pourrait en outre annoncer des nouvelles évolutions lourdes de conséquences. Pourtant, quelle est l’intentionnalité des Etats ? Pourquoi développent-ils « en multinational » des capacités civiles d’intervention et pourquoi leur choix s’est-il porté sur l’UE plutôt que sur un autre cadre (ONU, OTAN, OSCE) ? Quelle est la véritable nature des tâches qui sont assignées à la GCC ? Quels sont ses inputs (internes et externes) et ses dilemmes ? Peut-on mesurer par ailleurs son influence sur le devenir de la PESD et sur la stature internationale de l’Union ? Enfin, dans quelle mesure participe-t-elle au processus de l’intégration européenne ? Autant d’interrogations qui ne sont pas abordées directement dans la littérature universitaire ou dans les publications des think tanks spécialisés. Le volet civil de la PESD demeure en effet un objet mal identifié. L’expression imprécise de « gestion civile des crises » employée par l’UE est elle-même source de confusion. Certes, le discours européen ne cesse de mettre en avant la dualité de la PESD. Pourtant, la GCC reste 5 Alors que les dépenses de défense des Vingt-sept réunis représentent environ 50% du budget militaire américain, l’UE peut espérer engager tout au plus 10-15 % des forces alignées par le grand allié. Le fossé capacitaire est encore plus grand si on compare les investissements en recherche et développement. 6 La GCC est « rentrée tardivement sur le radar »: entretien avec un « expert national détaché », Secrétariat Général du Conseil, août 2008. 7 Entretien avec un militaire de haut rang, Secrétariat Général du Conseil, Bruxelles, juillet 2008. 8 « This side of the ESDP equation is in some ways more important that the military side », HOWORTH, 2007, op. cit, p. 15. 13 paradoxalement une zone d’ombre parmi les nombreux moyens dont dispose l’Union pour agir sur la scène internationale. En quoi se distingue-t-elle des instruments civils actionnés par la Commission européenne ? Comment s’articule-t-elle avec les capacités militaires ? Quels sont les rôles respectifs des Etats membres et de l’échelon européen dans sa conception et dans sa mise en œuvre ? Les travaux académiques sur le sujet sont rares et déficients. Parfois critiques, ils sont de façon générale plus prescriptifs qu’analytiques. Aveuglés par les prismes libéraux et/ou le discours « post-national », il se contentent pour la plupart de traiter les aspects civils de la gestion des crises sous l’angle de la gouvernance, de la sécurité humaine, de la consolidation de la paix et du développement. Or, critiquer le tropisme « sécuritaire » des Etats et/ou vanter la GCC comme alternative au recours à la force ne suffit pas. Comment dès lors dissiper les rideaux de fumée qui entourent le volet civil de la PESD ? Comment faire tomber les coquilles qui obstruent la vue et qui empêchent d’atteindre sa signification profonde ? On se réfèrera ici à la célèbre citation de MACHIAVEL : « Etant mon intention d'écrire choses profitables à ceux qui les entendront, il m'a semblé plus convenable de suivre la vérité effective de la chose que son imagination »9. Malgré la multitude des questions qui se posent, la problématique de cette recherche peut se résumer par conséquent en une seule interrogation : quelle est la rationalité qui éclaire le mieux la construction et la réalité du volet civil de la PESD ? S’il n’existe aucune « métathéorie », peut-on au moins proposer un cadre d’intelligibilité qui puisse dévoiler et dépolir les enjeux réels de la GCC européenne ? Thèse principale Cette recherche défend la thèse que c’est la rationalité stratégique qui est la plus à même d’appréhender les spécificités et les potentialités de « l’outil gestion civile des crises » en tant qu’objet complexe. En effet, seule la stratégie relie dans une chaîne logique les fins politiques et existentielles de l’Union aux aspects praxéologiques et opérationnels de la GCC. Surtout, la démarche stratégique permet de cerner l’essence de la GCC qui a trait à l’action finalisée en milieu conflictuel. Au service de la PESC10, la GCC ouvre le champ des possibles par la diversité de son champ d’action et par sa flexibilité. Engagée dans les zones de crise et d’instabilité, elle peut appuyer un processus de paix et/ou participer à la lutte contre les « nouvelles menaces ». Le cas échéant, elle sera mobilisée comme substitut ou adjuvant à l’action militaire tout en s’inscrivant dans le cadre plus large d’une stratégie de basse intensité. La GCC européenne apparaît dès lors comme un outil politico-stratégique par excellence. Usant tour à tour de la séduction, de la ruse et de la force, son rôle premier est de stabiliser les marges européennes et de renforcer les Etats/gouvernements amis. Ce faisant, elle participe à la préservation des intérêts collectifs des Etats membres et, in fine, à la protection et au bien-être des citoyens. Au-delà, elle concourt à la « pertinence stratégique » de l’Union qui cherche à se positionner comme un acteur de sécurité novateur et respecté. C’est effectivement la capacité à mobiliser des moyens toujours plus fins et diversifiés, en combinaison avec des capacités militaires crédibles, qui permet à l’UE d’être toujours plus sollicitée par les autres acteurs 9 Nicolas MACHIAVEL, Le Prince, Paris, LGF, 1962, p. 109 (Chapitre XV). Edition présentée par Raymond ARON. 10 Politique étrangère et de sécurité commune. 14 internationaux. Présentée parfois comme le symbole d’une Europe vénusienne (lecture réaliste classique), elle est donc, tout au contraire, un outil de légitimation et de puissance. « Plus petit dénominateur commun » de l’Europe de la défense, la GCC est utilisée par ailleurs pour dynamiser le second pilier, indépendamment des blocages actuels de l’Union (refus du Traité constitutionnel, incertitudes sur le Traité de Lisbonne). Sa nouvelle « chaîne de commandement civile » favorise ainsi l’institutionnalisation de la PESD malgré les désaccords sur l’opportunité de créer dans l’UE un état-major civilo-militaire de niveau stratégique. Il n’est pas sûr que cette « stratégie indirecte » soit le reflet d’un choix conscient. La GCC participe en tout cas à la construction progressive d’un centre de pouvoir européen transgouvernemental qui se distingue de la voie supranationale incarnée par la Commission. Enfin, la pensée stratégique a le mérite de mettre les Européens et leurs dirigeants devant leurs responsabilités : construire un appareil de sécurité et de défense ne sert à rien si l’on ne s’interroge pas sur les finalités ultimes du projet. Si la téléologie n’aide pas à comprendre la PESD et son volet civil, rien n’interdit de se demander quelle vision du « nous » peuvent porter l’Union européenne et sa « gestion civile des crises » dans un monde globalisé en pleine mutation. Hypothèses transversales Trois hypothèses traversent l’ensemble de cette recherche. On peut les présenter comme suit : a) Si la PESD est une équation, alors le volet civil constitue une variable décisive. Cela suppose de mieux identifier la GCC en essayant de relier dans un tout cohérent ses capacités qui recouvrent un vaste périmètre d’action : police, renforcement de l’Etat de droit, observation et surveillance… Considérer la GCC comme un « outil en soi », ce n’est pas non plus procéder à une « étude de cas » ou analyser un « sous-ensemble de la PESD ». C’est au contraire considérer sous un angle neuf la PESD dans sa globalité civilo-militaire. Celle-ci s’inscrit par ailleurs dans un dispositif plus large de traitement des crises et des conflits qui mobilise la totalité des ressources « communautaires » et « intergouvernementales » de l’Union (sur les différents acteurs de la dimension extérieure de l’UE, cf. Annexe II). Néanmoins, si les Etats ont créé la GCC dans le cadre du second pilier, c’est pour remplir des fonctions particulières qu’il faut encore préciser. b) Si la GCC européenne est un outil de sécurité et de défense, alors elle est mise en oeuvre au service de finalités supérieures de nature politique. L’entendement stratégique suppose dès lors de privilégier les lectures verticales et le raisonnement en cascade. Il se démarque en cela clairement de « l’approche de la gouvernance » qui néglige les pesanteurs géopolitiques et les réalités d’un monde où les approches stato-centrées gardent leur validité. Cela permet aussi d’expliquer la démarche rationnelle des Etats qui construisent méthodiquement un édifice complet, de Bruxelles aux missions de terrain. Cette démarche s’inscrit dans une logique d’ensemble, ce qui n’empêche pas de s’interroger sur l’absence - et la possibilité - d’une authentique Grand strategy à l’échelle de l’Union. L’adoption de la Stratégie européenne de sécurité de 2003 (document intitulé « Une Europe sûre dans un monde meilleur ») est assurément un premier pas11. Il manque toutefois la vision et la détermination qui permettraient 11 Stratégie Européenne de Sécurité - Une Europe sûre dans un monde meilleur, Conseil européen, Bruxelles, 12-13 15 aux Vingt-sept de rédiger en commun un Livre blanc de la sécurité et de la défense. Un document-cadre de ce type semble en effet une précondition indispensable pour intégrer la PESD et la GCC dans un corpus conceptuel et doctrinal cohérent. Se pose toutefois la question du rapport à l’Alliance atlantique et de la volonté des Européens de s’assumer stratégiquement. Si l’UE et les Etats membres sont conséquents dans leur choix d’émancipation, la GCC peutelle aider à imaginer une notion sui generis de la puissance européenne ? c) Si la GCC est développée dans le cadre de l’Union, alors elle est intrinsèquement européenne. Cette idiosyncrasie de la GCC suppose de porter une attention particulière aux approches culturalistes : identité, européanisation, culture stratégique et culture militaire, expérience coloniale… Dans quelle mesure le volet civil PESD reflète-t-il la diversité des Etats membres et de leur(s) vision(s) de l’Europe ? Peut-on opposer une vision britannique « pragmatique » à une vision française plus « cartésienne »12 ? La GCC est-elle un processus en perpétuel mouvement ou un projet qui se construit dans une belle ordonnance logique ? Quel est en outre l’apport spécifique des pays « post-neutres », la Finlande et la Suède notamment ? Enfin, si la GCC échappe en partie à ses initiateurs (les Etats membres), comment l’UE sert-elle de catalyseur et de creuset à quelque chose de nouveau ? La GCC européenne peut-elle constituer un modèle ? Si oui, en quoi ce modèle se distingue-t-il des efforts poursuivis par les Etats-Unis pour mieux intégrer les aspects civils et militaires ? Originalité de la recherche Nous l’avons dit, le volet civil de la PESD est peu abordé en tant que tel dans la littérature. Certes, il existe de nombreuses études de cas qui analysent les différentes opérations/missions PESD ou tel ou tel aspect sectoriel (ex. Réforme du secteur de la sécurité13, implication de l’UE en Bosnie…). Aucun ouvrage ne traite cependant la GCC comme objet scientifique. Une exception notable est un Cahier de Chaillot publié en 2006 par l’Institut d’Etudes de Sécurité de l’UE14. Dans sa préface, Nicole GNESOTTO annonçait toutefois qu’il s’agissait d’une « première tentative d’explication et d’analyse des instruments, des enjeux et des problèmes rencontrés ou soulevés par l’Union lorsqu’il s’agit d’assumer les différentes dimensions de la gestion civile des crises »15. Limité aux aspects internes à l’UE, le Cahier de Chaillot cherchait surtout à définir des « critères objectifs pour délimiter les responsabilités propres du Conseil et de la Commission dans la gestion civile des crises »16. Tout en analysant à de multiples reprises la querelle sur le partage de compétences entre le Conseil17 et la Commission18, notre recherche se distingue toutefois en tranchant une fois pour décembre 2003. 12 Jolyon HOWORTH, The Future of the European Security Strategy: Towards a White Book on European Defence, Study, Policy Department External policies, Brussels, European Parliament, March 2008. 13 Remarque : nous employons dans cette recherche les majuscules pour les termes et les concepts qui font partie du vocabulaire courant de l’UE (ex. Réforme du secteur de la sécurité ou RSS) mais aussi pour les documents officiels (ex. Stratégie européenne de sécurité), les institutions (ex. la Présidence slovène) et les fonctions (ex. Commandant des opérations civiles). L’italique est réservé aux mots d’origine étrangère et aux mises en évidence (notamment lors de la première apparition d’un terme-clé). 14 IES-UE (Paris). 15 Agnieszka NOWAK, (Ed.), Civilian Crisis Management : the EU Way, Chaillot Paper, n°90, ISS-EU, Paris, 2006 (préface de Nicole GNESOTTO). 16 Ibid., p. 8. 17 Conseil de l’UE ou Conseil des ministres. Nommé ci-après Conseil. 16 toute la question. Elle identifie donc définitivement la « gestion civile des crises » avec le « volet civil de la PESD » (capacités civiles d’intervention développées dans le cadre du second pilier)19. Les moyens mis en œuvre dans le cadre communautaire relèvent en effet de sphères de nature différente, ce qui ne diminue en rien leur apport et leur valeur ajoutée. En analysant la dualité de la PESD sous l’angle original de son volet civil, cette recherche insiste par ailleurs sur les aspects conceptuels et doctrinaux. Une large attention est donc consacrée à l’étude des textes qui définissent les cadres d’emploi - évolutifs - de la GCC. Il s’agit notamment d’identifier ce qui constituerait les prémices d’une doctrine civilo-militaire européenne. Enfin, en étudiant le volet civil de la PESD de façon exhaustive et systématique, la présente recherche a aussi une ambition didactique. Cela suppose d’insister sur l’analyse de discours mais aussi, sur la clarification du « jargon » de la PESC/PESD. La terminologie relative à la GCC est elle-même souvent assez technique. Elle emprunte volontiers au vocabulaire militaire, ce qui augmente singulièrement sa difficulté d’accès. Cela justifie une fois encore la mobilisation des concepts et des méthodes propres aux études stratégiques. Au-delà, il s’agit de créer des ponts entre les non spécialistes, les stratégistes et les stratèges-praticiens. Aspects épistémologiques et méthodologiques Entreprendre une recherche ciblée sur la GCC soulève de façon générale de nombreuses questions d’ordres épistémologique et méthodologique. La première tient à la définition la GCC européenne comme objet d’étude. Philippe BRAILLARD dit ainsi que toute démarche scientifique se caractérise par « la délimitation précise de son objet, une certaine rupture avec les notions du sens commun, le contrôle intersubjectif auquel elle se soumet et non le recours à des procédures rigides » 20. Nous l’avons dit plus haut, notre recherche porte exclusivement sur le volet civil de la PESD (identifié aussi sous le terme générique de gestion civile des crises ou GCC21). La GCC est donc étudiée comme un concept à part entière. L’indépassable disjonction entre la pensée et la réalité22 limite cependant ce concept à un rôle d’outil heuristique. Les capacités civiles de la PESD sont en effet objectivement trop diverses et trop inscrites dans l’expérience pour être réifiées en un tout unique. L’exigence épistémologique suppose par ailleurs de rattacher notre recherche à un champ d’étude clairement identifié. Or les Etudes européennes ont du mal à appréhender les questions stratégiques et de sécurité. Inversement, les Etudes stratégiques et la théorie militaire peinent à 18 Commission européenne. Nommée ci-après Commission. A contrario, un ouvrage récent a choisi de considérer une fois de plus la gestion civile des crises comme rentrant également dans le champ communautaire : cf. Barbara DELCOURT, Marta MARTINELLI et Emmanuel KLIMIS, L’Union européenne et la gestion des crises, Bruxelles, ULB, 2008. Cette publication donne néanmoins un panorama intéressant des différents acteurs et instruments de l’UE en matière de traitement des crises et des conflits. 20 Philippe BRAILLARD, « Les sciences sociales et l'étude des relations internationales », Revue internationale des sciences sociales, Vol. 36, n° 4, 1984, p. 661-676. 21 L’UE utilise l’abréviation EU CCM (EU Civilian crisis management). L’abréviation GCC est créée ici à des fins didactiques. 22 BRAILLARD, op. cit. 19 17 cerner la PESD et ses spécificités. La gestion civile des crises suppose enfin de prendre en compte certains apports de la Peace Research et des Etudes sur la résolution des conflits. Cette pluralité des voies possibles est un réel obstacle pour le chercheur. Mais elle apporte aussi une dimension supplémentaire à la singularité de notre démarche. Cette dernière vise en effet plus largement à ouvrir des pistes pour imaginer une pensée stratégique proprement européenne. Celle-ci pourrait naître d’une synthèse originale entre des approches qui ne peuvent pas être appliquées arbitrairement à l’UE et à la PESD. Lier la GCC aux études stratégiques n’est évidemment pas sans écueil. Nous assumons toutefois les présupposés rationalistes de la stratégie, sa parenté avec l’école réaliste des relations internationales et son ethnocentrisme supposé (il faudrait parler ici d’européanocentrisme). Cette recherche porte sur le volet civil de la PESD et sur ce qu’il signifie pour l’Union et ses Etats membres. Le point de vue des populations et des sociétés des pays où sont déployées les missions civiles européennes n’est donc pas étudié directement (il doit être néanmoins pris en compte pour une meilleure efficacité opérationnelle). Ne pas aborder cette question ne signifie pas qu’elle est secondaire. Elle nous semble au contraire trop importante pour ne pas donner lieu à une analyse à part entière. Nous laissons cependant à des auteurs plus qualifiés que nous le soin d’entreprendre une telle étude. Sur le plan de la méthodologie, cette recherche recourt largement à la méthode inductive, en « partant du réel »23 : comment procéder autrement alors que la PESD et la GCC ont à peine une décennie d’existence ? Il ne s’agit pourtant pas de présenter un rapport d’étape ou une synthèse sur le sujet. De la même façon, les différentes missions civiles PESD ne sont pas étudiées dans leur détail. L’ambition réside dès lors dans la mise en relief et dans la mise en cohérence d’isolats dispersés parmi une grande masse d’information. C’est la raison pour laquelle il faut tout d’abord multiplier les perspectives pour comprendre la réalité mouvante et plurielle de la GCC. A chaque fois que possible, il conviendra pourtant de réfléchir aussi sur un mode déductif. En effet, une idée-force de cette recherche est de « remettre de la verticalité ». Les débats futurs sur la GCC européenne ne pourront se structurer qu’à cette condition. C’est en ce sens que nous mobilisons la logique stratégique. Son raisonnement en cascade est particulièrement fécond pour étudier les différents niveaux d’analyse (et d’emploi) du volet civil de la PESD. La stratégie est néanmoins utilisée ici comme cadre de compréhension plutôt que comme cadre explicatif rigide. Concernant les aspects méthodologiques, on soulignera enfin les apports de l’approche systémique pour étudier tel ou tel aspect particulier du volet civil de la PESD, notamment dans sa dimension opérationnelle : liens avec la théorie militaire, modélisation, simulation, utilisation du langage graphique, etc. Ces perspectives ne pourront toutefois pas être développées en détail dans cette recherche qui se concentre sur les deux dimensions principales de la GCC : l’interface politique/stratégie et l’interface civilo-militaire. 23 HOWORTH, 2007, op. cit., pp. 22-32. 18 Sources Ce travail académique repose sur des sources multiples. Nous avons étudié tout d’abord minutieusement l’ensemble de la documentation de l’Union sur le sujet : déclarations officielles et actions conjointes, documents de planification opérationnelle, rapports, textes à valeur doctrinale. Ces documents émanent pour la plupart de la présidence tournante et des organes du Secrétariat Général du Conseil de l’UE. Les points de vue de la Commission, des Parlementaires24 et des principaux Etats concernés ont été également analysés en détail. Enfin, les travaux de l’Agence européenne de défense, la doctrine OTAN et les publications ou règlements des armées ont servi d’éclairage utile quant à l’étude des synergies civilo-militaires. La plupart de ces sources primaires sont ouvertes au public25 et aux chercheurs mais nous avons eu également accès à des documents internes. De façon générale, on notera que l’UE tend de plus en plus à classifier sa documentation sur le volet civil de la PESD (publications partiellement consultables, mises en ligne souvent plusieurs mois après leur discussion dans les enceintes du Conseil). Cela renforce notre argument d’un ancrage toujours plus grand de la GCC européenne dans le champ des affaires politico-stratégiques et militaires. Rechercher et décrypter cette documentation « cachée » est en tout cas plus instructif et éclairant que de se laisser noyer par le flot des textes traitant du rôle de la PESD dans la promotion des droits de l’homme et des thématiques associées (gender issues, etc.). L’inclusion de ces thématiques participe assurément à l’originalité de la PESD. Elle ne doit cependant pas masquer la réalité de ses finalités profondes. Concernant les sources secondaires, nous avons par ailleurs consulté avec profit la littérature sur la PESC/PESD dans ses nombreuses dimensions historiques, (géo)politiques, juridiques et institutionnelles mais aussi, empiriques et opérationnelles : monographies et articles universitaires, publications de l’Institut d’Etudes de Sécurité de l’UE, études financées par les grandes fondations et les think tanks (en Europe et outre-atlantique). Les travaux publiés par les ONG de paix (centres de recherche, organisations issues de la société civile) ont aussi servi à clarifier le jeu des acteurs et les actions de lobbying dont la GCC fait l’objet. La bibliographie fournie à la fin de ce travail témoigne en tout cas de la diversité des sources concernées. La recherche a été complétée par des entretiens26 avec des diplomates et des militaires impliqués dans la PESD et les questions stratégiques : experts du Secrétariat Général du Conseil, membres des représentations françaises et américaines auprès de l’UE et de l’OTAN, officiels en charge de la PESC, fonctionnaires en poste dans les structures de l’Alliance atlantique. Les analyses de ces praticiens ont permis de vérifier un certain nombre d’hypothèses tout en croisant les points de vue sur un sujet protéiforme. Les publications et les entretiens accordés à la presse par Robert COOPER méritent enfin une mention particulière. Ce proche conseiller du SG/HR Javier SOLANA est en effet une figure inclassable. Ancien diplomate britannique et aujourd’hui Directeur en charge de la PESC/PESD au sein du Secrétariat Général du Conseil, il est l’auteur de La fracture des nations27 et de nombreux articles. Par ailleurs inspirateur de la Stratégie européenne de sécurité de 2003, il 24 Parlement européen, Assemblée de l’UEO, Chambre des Lords, Sénat français etc. Nous avons aussi eu accès aux services de l’Agence Europe (Bruxelles), référence incontournable pour suivre au quotidien l’actualité européenne. 26 Entretiens semi-structurés ou informels sur la période 2006-2008 (à Bruxelles et Genève). Certaines interviews ont aussi été menées par téléphone. 27 Robert COOPER, La fracture des nations - Ordre et chaos au XXI° siècle, Paris, Denoël, 2004. 25 19 mêle de façon originale l’action et la réflexion. L’étude de sa pensée évolutive semble en tout cas incontournable pour analyser les grandes orientations de la PESC/PESD sous l’angle de la stratégie. Limites temporelles et cadre juridique La présente recherche couvre l’histoire de la GCC européenne du sommet de Cologne (qui « lance » officiellement la PESD en juin 1999) aux débuts de la Présidence française du second semestre 2008. De fait, l’analyse aborde aussi la période des années 1990 qui correspond à l’émergence difficile de la PESC après le Traité de Maastricht. C’est en effet à cette période que l’on peut situer les véritables origines de la gestion civile des crises, dans les Balkans en particulier. La recherche se place par ailleurs dans le cadre des Traités existants (TUE et TCE28 modifiés par le Traité de Nice). Cela n’empêche pas d’évoquer à de nombreuses reprises les innovations prévues par la Convention européenne, le projet (avorté) de Traité constitutionnel et le Traité modificatif (Traité de Lisbonne, en suspens depuis le « non irlandais » du 12 juin 2008). De fait, ces grands cadres juridiques n’ont eu qu’une influence marginale sur le volet civil de la PESD, au moins dans ses développements institutionnels. Les organes bruxellois de la GCC et les missions civiles fonctionnent largement sur la base du soft law et des procédures intergouvernementales. Nous verrons toutefois les répercussions concrètes de la crise politique profonde que traverse l’Union depuis plusieurs années. Paradoxalement, il semblerait pourtant que cette crise ait dynamisé la PESD. Celle-ci est en effet mise en avant dans le cadre d’une stratégie visant à gagner une « légitimité par l’action ». C’est en tout cas l’une des raisons de l’accélération rapide des activités opérationnelles de la GCC, tant sur le plan quantitatif que sur le plan géographique. Structure de la recherche La recherche est structurée en trois parties principales. Chacune est divisée en quatre chapitres. La première partie relève essentiellement de la démarche historique. Comme l’UE et la PESD tout entières, la GCC est une réalité en perpétuel mouvement. Il faut en étudier les origines, les cheminements et, surtout, les dynamiques propres (notamment par rapport au volet militaire). Chaque chapitre correspond à une étape particulière du développement de la GCC. Pour autant, ce développement n’est aucunement monolinéaire. Il est au contraire diachronique du fait de la pluralité des influences internes et externes. Les différents domaines sectoriels de la GCC (police, Etat de droit…) n’ont ainsi pas évolué au même rythme, les priorités données évoluant en fonction du contexte international, des enjeux/blocages intra-institutionnels, sans oublier les leçons tirées des premières missions. L’analyse montre cependant que c’est à partir de 2003, et de l’adoption de la Stratégie européenne de sécurité, que les Etats membres ont adopté une démarche méthodique pour se doter d’un outil complet et cohérent (processus de l’Objectif global civil 2008 prolongé aujourd’hui par l’Objectif global civil 2010). Sur le plan des missions, on notera par ailleurs un « durcissement » de la GCC qui pourrait être de plus en plus 28 Traité sur l’Union européenne et Traité sur les Communautés européennes. 20 orientée sur des tâches « robustes » dans des environnements dits « non permissifs ». Dans cette première partie, il s’agit enfin de relire l’histoire de l’Europe de la défense sous un angle nouveau. Le volet civil a servi en effet à forger graduellement un consensus minimal sur la PESD jusqu’à devenir aujourd’hui un moteur utile pour l’ensemble du second pilier. La deuxième partie étudie ensuite les enjeux idéologiques, politiques et institutionnels de la GCC. Elle présente ses structures, le jeu de ses acteurs et ses dilemmes. A chaque fois que cela est possible, il s’agit d’insister sur les aspects théoriques et conceptuels. Une large part est consacrée également à l’analyse de discours (discours de l’UE, discours des différents acteurs institutionnels). En variant les approches et les grilles de lecture, les différents chapitres permettent en tout cas de cerner progressivement la spécificité du volet civil de la PESD. Celuici est identifié comme un outil destiné à intervenir prioritairement dans le champ des high politics. Il est en ce sens un outil de puissance. Un chapitre entier est consacré enfin à la dimension extérieure de la GCC : liens avec les Etats tiers, l’ONU, l’OSCE mais aussi avec les Etats-Unis et l’OTAN. La GCC est en effet de plus en plus souvent déployée aux côtés de l’OTAN. Est-elle de nature à favoriser un rapprochement entre la PESD et l’organisation militaire transatlantique ? Des partenariats type « Berlin plus à l’envers » sont-ils envisageables et/ou souhaitables ? Enfin, la troisième partie replace « à froid » la gestion civile des crises dans le cadre rigoureux et implacable de la logique stratégique. Les quatre derniers chapitres de la recherche explorent donc les richesses du raisonnement stratégique pour analyser de façon systématique la GCC sous ses aspects théoriques et pratiques. Le triptyque fins-voies-moyens permet en outre de relier entre eux les différents étages conceptuels et opérationnels de la GCC. Cette troisième partie est dès lors l’occasion d’étudier en détail l’édifice doctrinal du volet civil de la PESD ainsi que ses liens - explicites ou implicites - avec la théorie militaire. Cette dernière est mobilisée dans ses interrogations les plus actuelles (par exemple sur la « stabilisation » comme nouvelle « fonction stratégique ») mais aussi dans ses permanences. Il faut ainsi puiser dans la bibliothèque stratégique en revisitant la pensée des auteurs classiques, CLAUSEWITZ en particulier. Relier la GCC à une réflexion sur la guerre (ou plus exactement sur la petite guerre) ne manquera pas de surprendre tant la GCC européenne est communément associée à d’autres thématiques (y compris par ceux qui la mettent en œuvre au quotidien) : bonne gouvernance, transition démocratique... Il semble toutefois grand temps de faire tomber les murs conceptuels qui empêchent de « penser la GCC » à partir de sa nature profonde. L’Union européenne est en quête d’une nouvelle pensée stratégique29. Celle-ci doit prendre en compte les intérêts partagés des Etats membres ainsi que les spécificités de l’entité politique qu’ils sont en train de construire en commun. Mais elle doit également exploiter les potentialités de la « boîte à outils » de l’UE en matière de gestion des crises et des conflits. La PESD joue un rôle particulier dans la panoplie stratégique de l’Union. Les débats sur sa dualité civilo-militaire peinent cependant à éclore. Combien de temps ces questions resterontelles étouffées ? Surtout, combien de temps la littérature pourra-t-elle continuer à négliger l’étude du volet civil de la PESD, de ses spécificités et de ses répercussions internes et externes ? Puisse cette recherche académique mettre en lumière les enjeux réels de la GCC européenne et lui donner le socle conceptuel qui lui fait défaut. 29 Jolyon HOWORTH « Une nouvelle pensée stratégique pour l'Europe ? », Défense Nationale, juillet 2008. 21 PREMIERE PARTIE : UNE AUTRE HISTOIRE DE LA PESD Tout semble avoir été dit et écrit sur l’histoire et les rebondissements de l’Europe de la défense, depuis le Traité de Bruxelles et la CED30 jusqu’au sommet de Saint-Malo, sans oublier les développements les plus actuels de la PESD : institutionnalisation du second pilier, premières opérations, avancées prévues par les nouveaux Traités… Dans ce foisonnement empirique, on s’étonnera néanmoins du peu d’attention portée à la genèse des aspects civils de la gestion des crise. Cette première partie propose par conséquent un autre regard sur la PESD en insistant sur la dimension « sécurité », trop souvent occultée par les débats sur le volet « défense ». La GCC européenne a en effet son propre cheminement et ses propres dynamiques, notamment par rapport au volet militaire. Il convient de les mettre en perspective pour mesurer l’étendue du chemin parcouru tout en identifiant les éléments déterminants et les principales lignes de continuité/discontinuité. Mais cette première partie offre aussi plus généralement une relecture inédite de la PESD telle qu’elle a été négociée puis mise en oeuvre par l’UE et les Etats membres. Revisiter l’histoire de l’Europe de la défense sous l’angle spécifique de son volet civil n’est cependant pas sans écueil. Le premier écueil est certainement le manque de recul. La PESD stricto sensu est un champ très récent. Comment distinguer l’histoire immédiate de l’analyse « à chaud » d’un sujet en mutation rapide ? Que retenir dans la masse d’informations déjà connues pour annoncer et éclairer avec profit ce qui sera analysé plus en détail dans la suite de la recherche ? Comment éviter enfin le cumul fastidieux des faits, des dates et des chiffres ? Le deuxième écueil est de se laisser aveugler par nos lunettes contemporaines. La dualité civilomilitaire de la PESD et la prédominance actuelle des missions civiles ne vont pas de soi. S’il est important de cerner autant que possible l’intentionnalité profonde des Européens, il ne faut pas pour autant céder à un historicisme trop déterminé. La PESD telle qu’elle existe aujourd’hui est largement le fruit des circonstances et de développements inattendus. Ses objectifs ultimes demeurent par ailleurs indéchiffrables (ce qui n’empêche nullement de s’interroger sur les finalités possibles). Comme l’UE et la PESD tout entières, la GCC est en tout cas une réalité en perpétuel mouvement. Son développement est fondamentalement itératif et incrémental. Enfin, sa dynamique d’évolution est peu propice aux interprétations monolinéaires. Elle est au contraire diachronique du fait de la pluralité des influences internes et externes. Les différentes dimensions du volet civil de la PESD n’ont ainsi pas progressé au même rythme. Les priorités données ont varié en fonction du contexte international, des avancées et des blocages intrainstitutionnels, sans oublier les leçons tirées de l’expérience. 30 Communauté Européenne de Défense. 22 L’enchevêtrement des enjeux et des thématiques suppose de distinguer différents niveaux de lecture qui sont aussi des pistes à suivre comme autant de fils rouges. Cette première partie insiste en premier lieu sur les contextes interne et externe qui ont accompagné et influencé le développement de la GCC (notions de inputs et outputs). Le façonnement du volet civil de la PESD a été conditionné par les grandes évolutions internationales des vingt dernières années : fin de la Guerre froide et illusions du « Nouvel ordre mondial », impuissance de l’ONU et de l’UE face à l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, attaques du 11 septembre, tournures prises par les interventions en Irak et Afghanistan. Nous verrons ainsi comment la GCC européenne illustre plus généralement le passage de « l’agenda du Peacebuilding » des années 1990 à « l’agenda de la stabilisation » qui prédomine aujourd’hui sur fond de « Guerre globale contre le terrorisme ». En parallèle, la genèse de la GCC est le reflet des aléas politiques et institutionnels d’une Union européenne en profond bouleversement : effets des élargissements successifs, difficultés à concrétiser la PESC, désaccords sur la PESD, tentatives répétées pour réformer les Traités, etc. Le deuxième fil rouge de cette première partie a trait aux aspects capacitaires et à la dualité civilo-militaire. Le volet civil a émergé à l’ombre et en parallèle du volet militaire. Ce n’est que progressivement que le décalage a pu être réduit, au moins partiellement (décalage entre les deux volets, mais aussi, entre le discours et la réalité des efforts fournis sur le plan civil). L’UE ambitionne en tout cas de créer de véritables synergies entre les différents aspects de la gestion des crises, en lien avec la Commission. Cela dynamise le caractère opérationnel de la PESD, concrétisé par un accroissement thématique et géographique des missions et opérations. Cet accroissement génère à son tour des besoins nouveaux, d’où un effet d’entraînement qui touche l’ensemble de la PESC/PESD. Une troisième piste est d’étudier par ailleurs comment la GCC a favorisé les compromis et, plus profondément, les phénomènes de convergence malgré des approches et des visions différentes entre les Etats et dans l’UE elle-même. L’approche minimaliste initiale - utiliser le cadre de la PESD pour mieux coordonner les capacités nationales existantes - s’est rapidement révélée insuffisante. Les structures du Conseil ont ainsi été renforcées sur un mode centralisateur de façon à impulser, par le haut, de nouvelles dynamiques. Plus largement, il est intéressant de voir comment le volet civil a aidé à forger un consensus minimal sur la PESD jusqu’à devenir aujourd’hui un moteur utile pour l’ensemble du second pilier. Cette première partie montre pour finir que la GCC européenne est tout autant un processus qu’un projet. Toutefois, ce projet s’affine progressivement d’un point de vue politique, conceptuel et capacitaire. Deux idées maîtresses doivent être ainsi gardées à l’esprit. La GCC est tout d’abord le fruit d’un lent processus d’apprentissage initié dès les années 1990 dans les Balkans et complété ensuite au fil des opérations. Les Etats européens se sont inspirés des pratiques optimales acquises dans d’autres cadres (ONU, OSCE), mais aussi, de leurs premières expériences en commun sur les théâtres de crise (interventions de l’UEO puis de l’UE en tant que telle). Cette maturation intellectuelle a été accompagnée par ailleurs de négociations permanentes au niveau politique et institutionnel. La GCC est par conséquent aussi un processus politique, en lien étroit avec les débats sur la PESD. La seconde idée-force est que les années 2003-2004 représentent un tournant dans la jeune histoire de la GCC européenne. Les premières missions et l’adoption de la Stratégie européenne 23 de sécurité (décembre 2003) ont servi de base pour l’envol effectif du volet civil de la PESD. Cette période cruciale marque le début d’une véritable démarche rationnelle visant à construire méthodiquement un outil complet et cohérent en matière d’intervention civile au sein de l’Union. La GCC est depuis lors passée du stade de l’intuition, voire de l’ambiguïté constructive, à celui d’une entreprise de nature stratégique, avec des effets opérationnels et politiques visibles. C’est en ce sens que la gestion civile des crises se transforme peu à peu en projet. Une approche chronologique classique permet de distinguer quatre périodes dans la genèse et dans le développement du volet civil de la PESD. Chacun des quatre chapitres suivants analyse donc une phase particulière de cette histoire. Le Chapitre I couvre ainsi la période allant de 1991 à 1999. Ces années sont celles des missions de l’UEO dans les Balkans, mais aussi, des débuts timides de la « Communauté européenne » (devenue entre-temps « Union européenne ») dans le champ de la gestion des crises. Cette période se caractérise par des échecs et des demi-succès dont il faut rappeler le contexte (la reconfiguration de l’architecture de la sécurité en Europe) et les enseignements concrets. Ce chapitre est dès lors indispensable pour comprendre pourquoi les Etats européens ont porté leur choix sur l’UE pour développer sur un mode intergouvernemental des capacités civiles novatrices. L’idée est de montrer par ailleurs que l’Europe de la gestion des crises trouve ses véritables origines dans les premières opérations civiles « européennes » de cette époque, antérieure pour une grande part au sommet de Saint-Malo. Le Chapitre II étudie pour sa part les quatre premières années de la GCC, depuis le sommet de Cologne jusqu’à l’adoption de la Stratégie européenne de sécurité (1999-2003). Cette phase de définition initiale (identification des premiers domaines prioritaires, début de la méthode capacitaire) doit être replacée dans le contexte de la crise du Kosovo et dans le cadre plus large des débats sur la création de la PESD. Parallèlement à l’acquisition de capacités militaires (Objectif global d’Helsinki), les grands contours du volet civil ont été ainsi esquissés au gré des présidences tournantes et des Conseil européens semestriels. Il faut montrer en tout cas l’émergence d’un consensus sur la nécessité de doter la PESD d’une véritable dimension « non militaire ». Le Chapitre III traite ensuite de la période 2004-2005. Après les balbutiements et les premières actions concrètes sur le terrain, la Stratégie européenne de sécurité a servi de point de référence pour lancer en juin 2004 le Plan d’action pour les aspects civils de la gestion des crises. On peut parler en ce sens de « basculement » de la GCC avec le début d’une démarche rationnelle et méthodique « par le haut ». Celle-ci s’est concrétisée par l’élaboration de l’Objectif global civil 2008 qui traduisait une double ambition : d’une part, renforcer la GCC et son caractère opérationnel, d’autre part, prendre en compte les capacités des dix nouveaux Etats membres suite à l’élargissement à 25. Enfin, de nouvelles missions civiles PESD ont servi tout à la fois de test et d’incitation pour accélerer les efforts sur un éventail de sujets toujours plus étendu. Le dernier chapitre (Chapitre IV) correspond aux développements les plus récents, dans le cadre de « l’après Post Hampton »31 et du nouvel Objectif global civil 2010. Depuis la Présidence britannique du second semestre 2005, il semble en effet que la GCC européenne soit entrée dans une phase de maturité. Celle-ci se matérialise par la multiplication et par la diversification des actions civiles PESD. Cette accélération peut être interprétée comme une façon de légitimer la 31 Propositions du SG/HR Javier SOLANA pour consolider la PESD suite au Sommet européen informel du 27 octobre 2005. Cf. infra. 24 PESD et de masquer la crise générée par l’échec du Traité constitutionnel (sans oublier les incertitudes sur le Traité de Lisbonne). Mais, cette expansion rapide reflète aussi un niveau d’ambition plus élevé pour le volet civil de la PESD : déploiement d’opérations d’envergure (Kosovo), capacité à s’engager dans des environnements dits « non permissifs » (Afghanistan, Géorgie)… Ces évolutions permettent d’évoquer un « durcissement » de la GCC européenne qui cherche cependant encore sa voie, entre autonomie et rapprochement avec l’OTAN. 25 Chapitre I : aux origines de la PESD et de la gestion civile des crises - les premières opérations européennes dans les Balkans (1991-1999) Résumé Ce chapitre étudie les motifs originels de la PESD et de son volet civil en particulier. Au-delà des arguments d’ordre structurel (la fin de la Guerre froide et la reconfiguration de l’architecture internationale de la sécurité), il s’agit de montrer que l’Europe de la gestion des crises trouve ses sources dans les premières opérations civiles « européennes » des années 1990. On ne saurait en effet négliger l’expérience acquise dans les Balkans préalablement au lancement de la PESD elle-même. La GCC est donc née des premiers pas timides de la PESC mais aussi, d’une suite d’engagements opérationnels conduits dans des cadres différents : UEO, OSCE… Les enseignements multiples de ces actions dispersées ont participé à une lente prise de conscience : les Etats européens devaient acquérir des capacités autonomes pour gérer en commun les crises touchant directement leur sécurité. Ces capacités devaient toutefois combiner la force armée traditionnelle avec des outils nouveaux, afin de couvrir l’ensemble des tâches de sortie de crise et de consolidation de la paix. Introduction La genèse de la GCC européenne doit être analysée en lien avec le contexte qui a présidé à l’émergence de la PESC dans les années 1990. Cette histoire immédiate est celle des grandes interrogations nées de la rupture stratégique de 1989 : inquiétudes sur la pérennité du parapluie américain, débats sur le devenir des différentes organisations traitant de la sécurité, illusions et désillusions quant à l’émergence d’un Nouvel ordre mondial. Cette période est aussi marquée par une multiplication des interventions multinationales avec des demi-succès et des échecs retentissants. Le retour de la guerre « à 1h30 de Paris et Berlin » allait en tout cas réveiller les pays prospères de la Communauté européenne32 qui s’étaient laissés bercés par la torpeur du face à face bipolaire. La désintégration de l’ex-Yougoslavie semblait ainsi sonner comme « l’heure de l’Europe33 » : n’était-il pas temps pour « l’Europe des 12 » de prendre en charge sa propre sécurité tout en amorçant la « réunification » du continent après 40 ans de conflit est/ouest34 ? 32 Rappel : le terme Union européenne n’avait alors que peu de signification. Le Traité de Maastricht est entré en vigueur en novembre 1993. 33 Selon l’expression de Jacques POOS, citée le plus souvent pour souligner a contrario la responsabilité des Européens dans les drames de Vukovar et de l’ex-Yougoslavie en général. Cf. infra. 34 Cf. la Charte de Paris pour une nouvelle Europe, Paris, 21 novembre 1990. 26 N’y avait-il pas un devoir moral à porter assistance à des peuples européens qui retombaient dans les conflits fratricides du passé ? Plus fondamentalement, l’Europe et la paix ne risquaientelles pas de mourir une seconde fois à Sarajevo ? Ce chapitre montre par conséquent que la PESD n’est pas le résultat d’une ambition de puissance mais, au contraire, de la nécessité de résoudre un problème concret : combler le vide sécuritaire laissé par le désengagement - relatif - des Etats-Unis du théâtre Centre-Europe. Plus concrètement encore, il s’agissait de pouvoir traiter les conflits de la poudrière balkanique. Après avoir rejeté les interprétations erronées sur la PESD et ses motivations initiales, il faut s’intéresser plus en détail aux premiers pas des Etats européens dans le champ de la sécurité coopérative et de la gestion des crises. Cette « proto-histoire » rappelle que les Douze (puis les Quinze) furent en réalité présents et actifs dans les Balkans dès 1991. A côté d’une aide humanitaire massive, ils sont notamment intervenus avec des moyens civils et policiers limités, mais jusqu’alors inédits, dans des cadres institutionnels variés : Communauté européenne (CE), UEO, OSCE, etc. Le recours à l’OTAN et l’usage de la force ont quelque peu occulté ces efforts considérés à l’époque comme pusillanimes. Ces initiatives ont pourtant permis de jeter les bases de la PESD et de son volet civil dans un lent et douloureux processus d’apprentissage. La leçon principale de cette époque tumultueuse était la nécessité de construire un édifice politico-militaire autonome sans lequel la PESC naissante resterait désarmée35. Le cadre intergouvernemental créé par le Traité de Maastricht s’avérait par ailleurs le plus approprié. Ce constat est bien établi dans la littérature. Ce chapitre permet cependant d’affirmer que la PESD n’est pas née à Saint-Malo. En outre, ses prémices relevaient déjà à l’époque de la gestion civile des crises ou, plus exactement, de la gestion « non militaire » des crises. Pour soutenir cet argument, il faut partir du réel en procédant à une analyse chronologique des premières opérations conduites par les Européens au fil des années 1990. Ce choix méthodologique met en valeur l’idée de processus (trial and error process) tout en soulignant que la PESD et la GCC sont avant tout le fruit de l’expérience36. Une démarche empirique permet en outre de montrer la multiplicité des enseignements tirés sur le plan politique, institutionnel et opérationnel. A cet égard, l’emphase est mise sur la mission à Mostar qui fut la plus ambitieuse mais aussi, la plus importante pour la conception ultérieure de la GCC par l’UE. Enfin, ce chapitre révèle un pan méconnu de l’Europe de la sécurité et de la défense. Si les missions PESD donnent lieu à une littérature foisonnante depuis 2003, les opérations « européennes » qui ont précédé semblent avoir été bien vite oubliées. Elles sont pourtant cruciales pour comprendre les fondements civils et militaires de la PESD. Ce chapitre est ainsi divisé en six sous-chapitres qui abordent les points suivants : - 35 Les fondements généraux de la PESD ; Les opérations pionnières (mission d’observation de l’EUMM et surveillance du Danube sous l’égide de l’UEO) ; L’administration de Mostar par l’UE et la mission de police de l’UEO qui l’a accompagnée ; Entretien avec un diplomate français qui fut en charge de la PESC/PESD au Quai d’Orsay de 2000 à 2003, Genève, septembre 2006. 36 Il ne s’agit pas de proposer ici une liste d’études de cas au sens traditionnel du terme. Ces opérations sont toutefois étudiées plus en détail que les actions PESD actuelles qui ont servi de matériel empirique à l’ensemble de cette recherche. 27 - La mission de police de l’UEO en Albanie ; La mission de « vérification » de l’OSCE au Kosovo ; Enfin, la mission de déminage de l’UEO en Croatie. Les fausses interprétations sur les motivations initiales de la PESD Dix ans après son lancement, la PESD reste à bien des égards une énigme pour les théoriciens et les observateurs qui s’interrogent sur les motivations profondes des Etats européens, sur la réalité des travaux entrepris et sur les buts poursuivis. Il faut en tout cas réfuter d’emblée des interprétations erronées quant aux « drivers » qui sont à l’origine de l’engagement de l’UE dans le champ de la sécurité et de la défense37. Ni « grand dessein », ni « soft balancing » La PESD est née principalement d’une nécessité historique, à savoir, combler le vide généré par le désengagement relatif des Etats-Unis de la scène européenne à la fin de la Guerre froide38. En ce sens, elle ne trouve ses sources ni dans l’existence d’une menace directe contre l’Europe (qui aurait incité à former une alliance traditionnelle) ni dans la définition d’un « grand dessein stratégique » (constituer une puissance de niveau mondial pour concurrencer le leadership américain)39. Certains auteurs néoréalistes américains40 ont pourtant voulu voir dans la PESD la volonté de contrebalancer l’hégémonie des Etats-Unis dans une logique de soft balancing41(variante raffinée de la théorie de l’équilibre des puissances). Cette thèse a été rejetée par Jolyon HOWORTH42 qui a dénoncé par ailleurs les images trompeuses véhiculées dans la littérature et chez certains grands médias : « armée européenne », etc. La PESD doit en effet être analysée dans sa réalité et non pas dans sa fiction (PESD rêvée ou au contraire redoutée). 37 Jolyon HOWORTH distingue ainsi les drivers de la PESD et ses outcomes: HOWORTH, 2007, op. cit, p. 37. Ibid, pp. 1 et 12. 39 « This was not strategic calculation, it was historical necessity » : Ibid., p. 53 et HOWORTH, « Neither Hard nor Soft Balancing », 2006, op. cit. 40 Sur les apports du réalisme structurel pour expliquer plus largement les évolutions de l’UE sur la scène internationale à la fin de la Guerre froide, cf. Adrian HYDE-PRICE, European Security int the Twenty-first Century – The challenge of Multipolarity, Routledge, New York, 2007. 41 Le soft balancing prédit que les Européens chercheront à contrebalancer les Etats-Unis sans choisir forcément la confrontation militaire. Cf. par exemple Barry POSEN, « ESDP and the Structure of World Power », The International Spectator, Vol. 39, 2004, pp. 5-17 ; Barry POSEN, « European Union Security and Defence Policy : Responses to Unipolarity ? », Security Studies, Vol. 15, n°2, 2006, pp. 149-186. A l’inverse, le hard balancing prédit l’accroissement des divergences transatlantiques avec une concurrence économique accrue qui se doublerait nécessairement d’une concurrence militaire. Les nouvelles ambitions de l’UE seraient dès lors de créer un peer competitor (ex : du projet spatial GALILEO). 42 HOWORTH, 2007, op. cit. ; Jolyon HOWORTH et Anand MENON, « Sécurité européenne et relations transatlantiques : pourquoi l’Union européenne n’est pas en train d’équilibrer les USA », in René SCHWOK et Frédéric MERAND (Dir.), L’Union européenne et la sécurité internationale : théories et pratiques, Bruxelles, Bruylant, 2009, pp. 219-236. 38 28 La PESD est ainsi très loin de représenter une défense européenne intégrée (bien qu’une défense commune soit inscrite comme objectif ultime dans les Traités)43. Elle n’est donc pas une alliance de défense collective puisque ces aspects sont couverts dans le cadre de l’OTAN (article V) et de l’UEO (article 5 du Traité de Bruxelles modifié). La PESD ne fait pas non plus de l’UE un Arrangement régional de sécurité au sens du Titre VIII de la Charte de l’ONU (l’Union ne se considère en tout cas pas comme telle). Tout au plus parlera-t-on d’Europe de la défense et, plus sûrement, d’Europe de la gestion des crises. L’ambition première est de pouvoir agir de façon autonome, là où les Américains ne veulent pas/plus s’engager directement. Elle vise à traiter les crises et les sources d’insécurité - en priorité dans la périphérie de l’UE élargie - tout en recourant à des moyens toujours plus diversifiés44. Les vraies raisons d’être de la PESD Jolyon HOWORTH a montré ainsi comment la dimension sécurité et défense de l’UE est née de la rupture stratégique de 1989 et de l’échec des tentatives pour faire de l’UEO le pilier européen de l’OTAN (projet de l’IESD qui a dominé les débats dans les années 1990 mais sans réalisations concrètes)45. Face au « nouveau désordre international » et pour combler le vacuum, la seule option viable pour les Européens fut dès lors de constituer une PESD autonome46. Ses structures se sont rapidement avérées efficaces, les progrès rapides alimentant à leur tour de nouveaux espoirs tout en modifiant les préférences initiales des Etats membres et de leurs dirigeants. De fait, quatre facteurs explicatifs convergents peuvent être avancés pour expliquer la naissance de la PESD47 : le premier est la fin de la Guerre froide et le souhait des Etats-Unis de voir les Européens se prendre en charge. Le second a trait au contexte interventionniste des années 1990 avec l’illusion que la Communauté internationale pourrait mettre fin aux conflits par des actions concertées de gestion de crise et de consolidation de la paix. Le troisième facteur est l’explosion de la Yougoslavie et l’incapacité des Européens à intervenir seuls dans les Balkans. Enfin, l’adoption de l’EURO et la perspective de l’élargissement aux PECO48 allaient changer profondément la nature et l’échelle du projet européen, avec des répercussions inévitables dans le domaine de la sécurité et de la défense. En critiquant les interprétations monocausales ou trop figées sur des positions d’ordre dogmatique, HOWORTH insiste en tout cas sur le rôle des « événements »49. En outre, la PESD est avant tout le fruit de nombreux compromis négociés laborieusement au sein du labyrinthe 43 Une telle défense intégrée ne constituerait cependant pas une armée européenne type CED. Il est vrai que les initiatives de François MITTERAND et de Helmut KOHL au début des années 1990 ont pu créer la confusion : création de la Brigade franco-allemande puis de l’Eurocorps. 44 HOWORTH, 2007, op. cit. 45 Anne DEIGHTON and Eric REMACLE Eric (Eds.), « The Western European Union, 1948-1998: From the Brussels Treaty to the Treaty of Amsterdam », Studia Diplomatica, numéro spécial, Vol L1, n°1-2, Bruxelles, 1998; Jérome MONTANT, « La reconfiguration de l'UEO », Annuaire Français de Relations Internationales, Volume II, 2001, pp. 613-624; André DUMOULIN et Francis GEVERS, L’Union de l’Europe Occidentale : la déstructuration (1998-2006), Bruxelles, Bruylant - Collection Axes Savoir, 2005. 46 HOWORTH, 2007, op. cit., pp. 13-14. 47 Ibid, pp. 56-57. 48 Pays d’Europe centrale et orientale. 49 HOWORTH mentionne aussi comme facteur explicatif le rôle des industries européennes de défense, désireuses de voir un marché européen de l’armement se constituer pour résister aux nouvelles concurrences. 29 institutionnel de l’UE50. Ces arguments généraux doivent être gardés à l’esprit pour celui qui veut comprendre le cheminement de la GCC européenne depuis ses origines. Le volet civil de la PESD est en effet le résultat d’un ensemble de chocs exogènes doublés d’une prise de conscience progressive (nécessité de construire des capacités autonomes et innovantes). C’est au fond l’idée d’une PESD duale générée avant tout dans une logique de « résolution de problème »51. Le creuset balkanique Il s’agit maintenant d’étudier comment les « Européens » ont pris en compte les leçons tirées des crises internationales complexes des années 1990. Cette décennie est cruciale pour comprendre la genèse de la PESD et de la GCC sur lesquelles il faut porter un regard rétrospectif. Il est devenu en effet trivial de dénoncer l’incapacité des « Européens » à prévenir et à gérer l’éclatement de l’ex-Yougoslavie où les drames se sont succédé, de Vukovar à Srebrenica en passant par Sarajevo52. Cet échec collectif est flagrant sur le plan diplomatique et militaire. Mais les Nations Unies ont montré elles aussi leurs limites. Seul l’engagement effectif des Etats-Unis a permis de changer la donne, tant en Croatie qu’en Bosnie et au Kosovo. Est-ce à dire que les Européens ont été inactifs durant toute cette période ? Il semble honnête de rappeler tout d’abord qu’ils ont fourni l’essentiel des troupes déployées par l’ONU puis par l’OTAN. La Communauté européenne a apporté par ailleurs une aide humanitaire conséquente (« l’alibi humanitaire » diront certains). Enfin, les Etats européens sont aussi intervenus collectivement avec des moyens « non militaires » inédits, dans le cadre des fameuses Tâches de Petersberg de l’UEO (1992)53. Ces efforts timides ont permis d’élaborer progressivement de nouveaux outils en matière de « sécurité douce » tout en jetant les bases de la PESD actuelle. Les opérations pionnières La mission d’observation de la CE/UE dans les Balkans (1991-2007) La mission de surveillance de l’Union européenne dans les Balkans - EUMM ou European Union Monitoring Mission - est particulièrement intéressante car elle fut à la fois « la première » et la plus longue action civile menée dans le cadre du second pilier. 50 HOWORTH, « Neither Hard nor Soft Balancing », op. cit. Voir aussi Tuomas FORSBERG, Explaing the Emergence of the ESDP: Setting the Research Agenda, Draft Paper prepared for the British International Studies Association Meeting, CORK, 18-20 December 2006. 52 Cette incapacité s’explique en grande partie par les divergences de l’époque entre les « grandes puissances européennes », la France et l’Allemagne en particulier. Cf. Pierre DU BOIS, « L’Union Européenne et le naufrage de la Yougoslavie (1991-1995) », Relations Internationales, n°104, 2000, pp. 469-485. 53 Déclaration de Petersberg, UEO, juin 1992. Ces tâches étaient alors définies comme suit : missions humanitaires, évacuation de ressortissants, maintien de la paix et missions de forces de combat pour la gestion des crises, y compris les missions de rétablissement de la paix. 51 30 L’EUMM s’intitulait à l’origine l’ECMM ou European Community Monitoring Mission54. Conçue à l’initiative la CSCE55, il s’agissait alors de déployer des observateurs non armés de la « CE » suite aux Accords de Brioni (juillet 1991)56. Les « hommes en blanc »57 étaient alors chargés de veiller de façon impartiale au respect des accords conclus entre les ex-belligérants et de déceler les signes avant-coureurs pour prévenir toute reprise de la violence. L’ECMM/EUMM fut depuis ses origines une mission « politique » et ad hoc, relevant directement du Conseil dans un cadre strictement intergouvernemental. Le personnel déployé était mis à disposition par les Etats membres. Le pays qui exerçait la présidence tournante de l’UE en assurait la direction formelle (avec l’attribution systématique du poste d’adjoint au Chef de la mission). Antérieure au Traité d’Amsterdam (1997) et à l’institutionnalisation de la PESC/PESD, l’EUMM a été intégrée progressivement dans les structures du second pilier sans devenir pour autant une « mission civile PESD ». Fin 2000, le rôle du SG/HR58 dans la chaîne de commandement a été précisé et le mandat de la mission a été redéfini59. Par des activités de collecte d’information et d’analyse, sa fonction première était de participer désormais à la formulation de la PESC vis-à-vis des Balkans occidentaux60. Les observateurs furent chargés par conséquent de suivre l'évolution de la situation générale, en insistant sur les questions de sécurité : surveillance des frontières, suivi des questions interethniques, retour des réfugiés. Le Conseil de l’UE a aussi voulu pouvoir réexaminer régulièrement l’organisation interne de la mission pour s’adapter en permanence aux évolutions du contexte local. L’EUMM a ainsi connu des variations d’effectifs malgré une tendance générale à la déflation61. Son centre de gravité s’est par ailleurs déplacé progressivement vers le sud (Croatie puis Bosnie-Herzégovine, puis Serbie-Monténégro et ARYM). Le siège de l’EUMM resta à Sarajevo mais des antennes furent déployées dans cinq pays : Croatie, Bosnie-Herzégovine, ARYM, Albanie et République fédérale de Yougoslavie (dont le Kosovo)62. En outre, des équipes mobiles furent mises sur pied pour pouvoir se redéployer avec rapidité, en fonction des priorités émises à Bruxelles et dans les capitales. L’étude de l’EUMM montre en tout cas la volonté constante des Etats de conserver un contrôle strict sur un « outil » au caractère politique de plus en plus affirmé63. La mission fut cependant rattachée de fait aux structures du Secrétariat Général du Conseil et ses dépenses courantes furent couvertes progressivement sur le budget général de l’Union64. Le rôle du Chef de mission fut également clarifié tandis que le temps de rotation des agents mis à disposition par les gouvernements fut allongé pour favoriser la continuité des actions. Bien acceptée par les 54 Le changement d’appelation fut officialisé fin 2000 : Action commune concernant la Mission de surveillance de l'Union européenne, Conseil de l’UE, Doc. 2000/811/PESC du 22 décembre 2000. 55 Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe, née de l’Acte d’Helsinki (1975). 56 En juillet 1991, sur l’île de Brioni, responsables fédéraux yougoslaves, Croates et Slovènes signent des accords qui représentent un des rares succès de la diplomatie « européenne » à cette époque. 57 Surnom donné ironiquement aux observateurs de la mission du fait de leur tenue. L’expression « marchands de glace » a aussi connu un certain succès. 58 Secrétaire général du Conseil et l’UE et Haut Représentant pour la PESC. 59 Action commune concernant la Mission de surveillance de l'Union européenne, 22 décembre 2000, op. cit. 60 Ibid. 61 600 observateurs en 1997, 300 en 1999, environ 120 en 2007 (diplomates, universitaires, militaires détachés par les Etats participants pour une durée minimale d’une année). 62 Des observateurs de l’ECMM ont aussi été déployés à une certaine période en Hongrie et en Bulgarie. 63 L’EUMM était suivie par exemple au Quai d’Orsay par le bureau chargé de la PESC et non pas par celui de la PESD. 64 Les Etats membres ont longtemps couvert l’ensemble des dépenses de l’EUMM. Ils sont restés jusqu’à la fin responsables financièrement du personnel mis à disposition. 31 populations locales, l’EUMM a soulevé cependant le problème de la protection des observateurs non armés65. Cette protection était d’autant plus difficile à assurer que les contingents militaires présents sur zone étaient déployés dans des cadres distincts de l’UE (FORPRONU66 puis IFOR, SFOR et KFOR67, opérations composées pourtant majoritairement de soldats européens). L’EUMM a montré enfin l’utilité pour les instances décisionnelles de l’UE de se doter de capacités d’observation et de surveillance. Celles-ci doivent couvrir un large spectre de tâches pour être mises en œuvre avec souplesse, au gré des besoins exprimés par le niveau politique. On retrouve tous ces enseignements dans le Concept PESD pour les actions de Monitoring (cf. infra). La mission de l’EUMM a été officiellement close fin 2007 en raison des « nouvelles perspectives dans les Balkans » (selon l’expression de l’UE)68. La mission a joué de façon générale un rôle préventif non négligeable, notamment dans certaines régions sensibles : Sandjak, Vojvodine, Vallée de Presevo, nord du Kosovo, Mostar, nord et ouest de l’ARYM. Il faut rappeler enfin que neuf observateurs civils sont tombés dans l’exercice de leurs fonctions au cours des quinze années de présence ininterrompue de l’EUMM sur le terrain. Ils sont en ce sens les premiers « morts pour l’Europe de la défense ». La Mission de surveillance sur le Danube par l’UEO (1993-1996) L’Union de l’Europe Occidentale (UEO) a déployé de 1993 à 1996 des douaniers, des policiers et des gendarmes pour contrôler le trafic fluvial sur le Danube suite à l’embargo sur les armes et aux sanctions économiques visant la République Fédérale de Yougoslavie (RFY). Cette mission s’inscrivait dans le cadre plus large des missions d’assistance aux pays riverains pour faire appliquer les décisions de l’UE, de la CSCE et du Conseil de sécurité de l’ONU en la matière69. La mission n’était donc pas une action de l’UE stricto sensu mais il faut rappeler que l’UEO représentait alors le seul « bras armé » des Européens70. Trois postes de contrôle ont ainsi été établis en Roumanie, en Bulgarie et en Hongrie, trois pays voisins de la RFY avec lesquels il a fallu signer des accords spécifiques. Le mandat de l’UEO était d’arraisonner et de dérouter les navires suspects pour contrôler leur cargaison et leur destination (moyens engagés : 11 patrouilleurs et 48 véhicules). Au total, jusqu’à 250 hommes de huit nations différentes ont procédé à 6 748 inspections (420 infractions constatées)71. 65 Alessandro ROSSI, « The European Union for the Transformation of Conflicts : From Civilian Crisis Management to Civilian Peace Corps », Syntesis of speech held in ISIG Summer School, Gorizia, 23 September 2002. 66 Force de Protection des Nations Unies. 67 Forces de l’OTAN en Bosnie et au Kosovo. 68 Javier SOLANA, EU HR for CFSP, welcomes the successful completion of the EUMM, S375/07, 28 December 2007. 69 L’UEO avait cherché dès 1992 à assurer par ailleurs la surveillance maritime de l’Adriatique par l’envoi de bâtiments de guerre. Cette opération militaire est devenue une opération conjointe OTAN/UEO à partir de juin 1993 (Opération Sharp Guard). Les Accords de Dayton et la levée par les Nations Unies de l’embargo et des sanctions ont permis le démantèlement de Sharp Guard et de la mission de police sur le Danube en octobre 1996. 70 L’UEO reste aujourd’hui encore une organisation distincte de l’UE, avec sa propre personnalité juridique. 71 Les Forces de police de l’UEO, Doc. 1609, Assemblée de l’UEO, Paris, 13 mai 1998. 32 A en croire un rapport de l’Assemblée de l’UEO72, cette opération méconnue du grand public73 a constitué « un exemple de coopération concrète, au sein de l'UEO, avec les associés partenaires74 », sans oublier la coordination avec l’OSCE. Alessandro POLITI estime quant à lui que la mission sur le Danube a été un succès sur le plan opérationnel. Surtout, « une organisation de sécurité européenne contrôlait pour la première fois une opération impliquant seulement des forces non militaires »75. Il convient néanmoins de relativiser cet optimisme. Ainsi, lorsque la Roumanie a sollicité de l’aide pour surveiller ses frontières avec la Serbie, le Conseil des ministres l’UEO avait tout d’abord estimé qu’une mission civile de cette nature relevait plutôt de l’UE ou de l’OSCE. C’est à reculons qu’il a finalement accepté le déploiement d’équipes mixtes de policiers et de douaniers dans le cadre de l’UEO76. Si la mission a permis de mesurer l’ampleur des violations de l’embargo, le dispositif n’a en outre pas fonctionné de manière optimale. De façon générale, la surveillance du Danube par l’UEO a montré la difficulté de vérifier l’application de sanctions internationales (le contrôle d’une voie fluviale est pourtant plus aisé que la surveillance d’une zone terrestre). La mission n’a ainsi pas empêché la création de nouvelles routes commerciales illégales (via l’ARYM et l’Albanie en particulier). Les différentes zones d’inspection étaient par ailleurs trop éloignées les unes des autres pour permettre un maillage efficace (la rive bulgare du Danube n’était pas contrôlée par l’UEO). La « coopération » des Etats riverains n’a ainsi pas été sans ambiguïtés. En outre, les contrôles étaient trop rapides et trop superficiels (pas d’interventions la nuit et en cas de conditions météorologiques défavorables). Il semblerait que le souci de limiter les risques ait été à cet égard déterminant77. Enfin, il n’y a pas eu de réelles relations entre les structures de l’UEO et les autres organisations internationales (UE et OSCE). Or, la création de postes d’officiers de liaison tout comme l’identification de points de contact sont des éléments déterminants pour la coordination interinstitutionnelle. La mission a toutefois mis en évidence l’utilité des forces de police à statut militaire qui peuvent être déployées à l’étranger sans contraintes excessives. Héritage de l’époque napoléonienne, ce type de forces (gendarmerie ou équivalent) est une spécificité européenne. Cette piste va être exploitée avec profit par l’UE dans le cadre du volet civil de la PESD développé ultérieurement. « L’expérience de Mostar » (1994-1996) Etudier la genèse de la PESD et de la GCC suppose de revenir aussi sur « l’expérience de Mostar ». En effet - qui s’en souvient encore ? -, les Etats européens ont déployé pendant plus de deux ans une opération qui combinait pour la première fois des capacités novatrices dans un cadre autonome (administration de Mostar par l’UE, soutenue par une mission de police de l’UEO). Plus généralement, « l’expérience de Mostar » avait ouvert de nouvelles 72 Ibid. La mission de surveillance sur le Danube n’a pas été baptisée par un nom opérationnel ou un acronyme qui aurait pu laisser une trace dans l’histoire. 74 Il faut y voir les prémices de la participation d’Etats tiers aux missions PESD. Cf. Chapitre VIII. 75 Alessandro POLITI, « Nouveaux risques transnationaux et sécurité européenne », Cahiers de Chaillot, n°29, Paris, octobre 1997. 76 Rencontre extraordinaire du Conseil des ministres de l’UEO, Luxembourg, 5 avril 1993. 77 La Commission du Danube de Genève exigeait en outre que les contrôles n’entravent pas excessivement la navigation fluviale. 73 33 perspectives dans le contexte particulier de l’époque : « With the European Administration in Mostar, a new, post-Cold War, international agenda for peacebuilding was put into practice »78. Quelles furent dès lors les caractéristiques de cette intervention ? Surtout, comment peut-elle être considérée comme un prélude à la PESD et à son volet civil79 ? Heurs et malheurs d’une mission trop ambitieuse Au cœur de la Bosnie-Herzégovine, Mostar reste une ville symbole. Bombardée par les BosnoSerbes en 1992 puis en 1995, elle a été le théâtre de violents affrontements entre Croates et Musulmans à partir de 1993. Les Croates étant devenus majoritaires, les extrémistes de l’Herceg-Bosna80 n’ont eu de cesse d’en faire leur capitale au détriment d’une importante minorité musulmane. Dans le cadre du Plan de paix OWEN/STOLTENBERG, une présence de l’UE dans la ville avait ainsi été envisagée dès septembre 1993. En mars 1994, les Accords de Washington créaient la Fédération croato-musulmane et un cessez-le-feu était proclamé. La zone de Mostar restait partagée entre Bosno-Croates (à l’Ouest) et Bosno-Musulmans (à l’Est) mais les conditions semblaient désormais favorables pour envisager une réunification de la cité sous supervision internationale. L’Allemagne relança alors l’idée d’une mission exclusivement européenne, idée qui obtint l’accord des présidents croate et bosniaque : ce sera l’Administration de Mostar par l’UE (AMUE) décidée en mai 199481. Cette mission était importante à plusieurs titres. L’AMUE représentait tout d’abord un test de viabilité82 pour la nouvelle Fédération croato-musulmane qui devait elle-même préfigurer le règlement du conflit bosniaque. Surtout, l’UE tentait alors de matérialiser la PESC après l’entrée en vigueur du Traité de Maastricht. Un déploiement au cœur de la fournaise yougoslave devait concrétiser la volonté des Européens d’assumer leurs responsabilités. En juillet 1994, l’allemand Hans KOSCHNICK83 fut désigné comme « Administrateur ». Il devint ainsi le « Maire européen » d’une ville profondément divisée de 62 000 habitants84. Avec une équipe restreinte85, il fut chargé de « créer les conditions » pour une future réunification. L’idée maîtresse était d’obtenir par une injection financière massive une amélioration rapide et tangible des conditions de vie des populations. In fine, l’objectif implicite de l’AMUE était la mise en place d’une municipalité multiethnique86. On retrouve ici l’approche « fonctionnaliste » 78 Sarah REICHEL, « Transitional Administrations in Former Yugoslavia : A Repetition of failures or a necessary Learning Process Towards a Universal Peace-building Tool after Ethno-political War ? », Wissenschaftszentrum Berlin für Sozialforschung, Berlin, März 2000, p. 1. 79 Pour une analyse détaillée, cf. Stéphane PFISTER, « Aux origines de la gestion civile des crises par l’Union européenne : l’Administration de l’UE et la Mission de police de l’UEO à Mostar (1994 -1996) » in Vincent CHETAIL, Cédric VAN DER POEL, Sylvie RAMEL et René SCHWOK (Dir.), Prévention, gestion et sortie des conflits, Genève, IEUG/Euryopa, 2006, pp.139-158. 80 République croate autoproclamée et officiellement dissoute en août 1996. 81 Council Decision 94/308/CFSP, 16 mai 1994. Cette Action commune est la première décision importante prise dans le cadre PESC. 82 Les Forces de police de l’UEO, op. cit, p. 7. 83 Hans KOSCHNICK fut pendant dix-huit ans bourgmestre de Brême. Il évoque son mandat à Mostar dans son autobiographie. Cf. Hans KOSCHNICK, Von der Macht der Moral, Zürich, Pendo Verlag, 1998. 84 100 000 habitants avant guerre. 85 39 expatriés (effectif augmenté ensuite à 70), plus 6 observateurs de l’ECMM, 300 employés locaux et des policiers de l’UEO (sur les effectifs de police, cf. infra). 86 « Je travaille ici pour réunifier une ville. Je suis prêt à discuter sur les structures, pas sur les principes. Si, lorsque je partirai d’ici, nous sommes en présence de deux communes, je peux dire que je n’aurai pas rempli ma mission », 34 de la réconciliation par l’économie et « le technique » qui a si bien réussi à la construction européenne dans ses premières années87. Limité à deux années, le mandat de l’AMUE était de fait très vaste : retour des réfugiés et de la liberté de mouvement, aide humanitaire et reconstruction, remise en marche de l’ensemble des structures sociales et économiques88. De par ses fonctions, Hans KOSCHNIK devait réunir hebdomadairement un Conseil consultatif tri-communautaire. Ses décisions devaient cependant rester dans les limites de la Constitution de la jeune Fédération croato-musulmane. L’AMUE proprement dite était subdivisée en huit départements : ordre public, finances et fiscalité, administration de la ville, économie et infrastructures de transport, reconstruction, éducation et culture, vie culturelle, jeunesse et sports, santé et services sociaux. Chaque département était dirigé par un responsable européen, secondé lui-même par un Croate et un Bosniaque. Un Médiateur fut également nommé (Ombudsman) dans un souci d’ouverture vis-à-vis des acteurs locaux89. L’AMUE concentra toutefois ses premiers efforts sur la fourniture des services essentiels (vivres, eau, électricité) et sur la reconstruction des infrastructures. Avec le soutien d’ECHO90, de l’UNHCR91 et d’agences gouvernementales (ex : Technisches Hilfswerk allemand), un programme humanitaire d’urgence fut ainsi lancé en prévision de l’hiver. Mission d’essence civile, l’AMUE dû toutefois s’installer dans un contexte tendu, moins de quatre mois après l’arrêt des combats dans la cité. Une zone démilitarisée avait pu être instaurée sous le contrôle de la FORPRONU mais il fallait encore assurer la sécurité générale et favoriser la mise en place d’une police multiethnique (Force de Police Unifiée de Mostar ou FUPM). Celle-ci devait être composée de policiers croates et bosniaques, encadrés par des agents européens. A cet effet, un détachement de police de l’UEO fut donc déployé, à la fois en soutien et comme partie intégrante de l’AMUE. Les États membres de l’Union avaient demandé en réalité dès octobre 1993 à l’UEO de réfléchir à la contribution qu’elle pourrait apporter à une éventuelle administration transitoire à Mostar. Un groupe de travail avait été mis en place mais rien ne put se concrétiser avant mars 1994 où la planification fut relancée. L’UEO travailla alors sur deux hypothèses : soit une simple supervision du cessez-le-feu, soit une véritable opération de police internationale. Les Etats choisirent finalement l’option la plus exigeante. Le détachement de l’UEO fut constitué début juillet 1994. L’objectif annoncé était de déployer 182 policiers et gendarmes mis à disposition par les Etats sur une base volontaire92. Hans KOSCHNICK und Jens SCHNEIDER, Brücke über die Neretva, München, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1995, p. 172. 87 L’objectif était une « silent technical unification » : REICHEL, op. cit., p. 25. 88 Memorandum of Understanding signé le 5 juillet 1994 à Genève par l’UE, l’UEO, les Etats membres et la Fédération croato-musulmane. Dans un Document stratégique daté du 13 mai 1995, l’Administrateur donnait une vision plus réaliste de ses priorités : liberté de mouvement, mise en place d’un cadre légal et de services publics conjoints, fiscalité et création d’une police unifiée. 89 La fonction de l’Ombudsman est une spécificité importée des pays nordiques. Notons la participation à la mission de la Suède, de la Finlande et de l’Autriche avant même leur adhésion formelle à l’UE (la Suisse et la Norvège ont elles aussi fourni du personnel). L’AMUE portait donc en germe la question de la participation des Etats tiers à la PESD, cf. Chapitre VIII. 90 Office communautaire chargé de l’aide humanitaire. 91 Haut Commissariat aux Réfugiés de l’ONU. 92 L’Allemagne fournira le plus gros contingent avec, en moyenne, 65 policiers. Tous les pays de l’UEO sauf la Belgique participeront à la mission. 35 Le contingent de l’UEO (dirigé par un Commissaire néerlandais) devait tout d’abord renseigner l’Administrateur et le conseiller en matière d’ordre public. Dans le cadre du mandat général de l’AMUE, il s’agissait également de promouvoir la paix par des mesures de confiance. Surtout, le détachement de l’UEO devait favoriser une transition en douceur vers une véritable FUPM à partir des deux polices communautaires existantes. Il devait en outre accomplir certaines fonctions de police (enquêtes judiciaires, surveillance de détenus, patrouilles). Les policiers européens, armés au titre de l’autodéfense, n’avaient en revanche aucun pouvoir « exécutif » (pas de pouvoir d’arrestation notamment). Enfin, ils devaient assurer un rôle traditionnel d’interposition le long de la « zone bleue » démilitarisée. Concernant la création de la FUPM, un plan en trois phases fut élaboré. On misait alors sur la « politique des petits pas » en espérant que le règlement de dossiers concrets favoriserait la réconciliation par un phénomène mécanique d’entraînement : la phase I devait être ainsi consacrée à la création d’un Centre d’opération conjoint et à l’organisation de patrouilles mixtes sur le Bulevar (ligne de démarcation). Dans un premier temps, l’UEO a donc conçu des patrouilles combinées dites « en miroir » : des policiers européens patrouillèrent avec leurs homologues - soit croates soit bosniaques - de chaque côté de la ligne. La phase II supposait la mise en place d’un QG commun et de patrouilles réellement mixtes. Enfin, la phase III devait permettre le transfert effectif des responsabilités à une police mixte (avant juillet 1996). Durant l’été 1995, Mostar fut bombardée par les Bosno-Serbes. L’AMUE et le détachement de police continuèrent malgré tout leur(s) mission(s), sur fond de tensions persistantes entre Croates et Bosniaques. Fin 1995, les négociations de Dayton permirent ensuite un accord sur la réorganisation de la ville en six zones bénéficiant chacune d’une instance administrative distincte. Mais le 7 février 1996, de graves troubles éclatèrent suite à la proposition de Hans KOSCHNICK de créer une septième zone « neutre » sous l’autorité exclusive de l’UE. Ce district central devait englober en effet une grande partie du quartier résidentiel de Mostar Ouest contrôlé par les nationalistes bosno-croates. Les policiers de l’UEO furent rapidement débordés et une foule déchaînée menaça de lyncher l’Administrateur tout en vandalisant les biens de l’AMUE. Le lendemain, Hans KOSCHNICK déclara martialement : « un Allemand ne peut pas accepter la division d’une ville »93. Malgré les déclarations officielles de soutien de la Commission SANTER, la diplomatie allemande et la Présidence italienne de l’UE désavouèrent de facto l’Administrateur européen : les extrémistes croates furent admis à la table des négociations lors d’un sommet improvisé à Rome (17-18 février 1996). Les parties trouvèrent un compromis : Mostar conserverait six municipalités placées sous l’autorité d’une Joint City Administration aux pouvoirs restreints94 et siégeant dans une zone centrale réduite. Ce compromis fut entériné par les gouvernements européens et Hans KOSCHNICK démissionna le 25 février 1996. Un Espagnol fut nommé comme nouvel Administrateur. Les élections locales qui devaient se tenir avant fin mai 1996 furent reportées sine die95. Malgré une situation difficile, l’UE organisa finalement cette première consultation électorale qui se déroula dans le calme mais sous haute surveillance (30 juin 1996). Certes, les partis nationalistes l’emportèrent des deux côtés mais l’Herceg-Bosna fut dissoute. En juillet suivant, l’AMUE était officiellement close sans avoir de municipalité unifiée à qui transférer ses compétences. Pour assurer l’intérim, le Britannique Martin GARROD prit la tête d’un Office of 93 Dépêche AP, Sarajevo, 8 décembre 1996. « Interim Statute of Mostar ». 95 Confié à l’UE, ce scrutin eut valeur de test avant les élections générales de septembre 1996 organisées par l’OSCE. 94 36 the Special Envoy (OSEM)96 relevant du Haut Représentant de la Communauté internationale basé à Sarajevo97. De la même façon, le détachement de l’UEO fut maintenu à titre provisoire. Martin GARROD supervisa la mise en place d’un Conseil municipal pluricommunautaire de façade98. La transmission officielle des pouvoirs eut lieu le 15 octobre 199699. La Mission de l’UEO céda parallèlement la place à des policiers de l’ONU non armés. De fait, Mostar restera encore divisée durablement par une frontière invisible mais cette question dépasse le cadre de cette étude100. Un bilan contrasté Le bilan de « l’expérience de Mostar » est mitigé, d’où la nécessité de juger rétrospectivement ses résultats avec circonspection. Les objectifs inscrits dans le Protocole d’accord de 1994 n’étaient pas quantifiés et ils restent donc difficilement mesurables. On peut cependant résumer la situation de la façon suivante : réussite économique versus échec politique101. Concernant le volet reconstruction, Sarah REICHEL estime ainsi que ce fut un « énorme succès »102. L’UE a visiblement évité l’écueil du « tout macroéconomique » souvent privilégié par la Communauté internationale dans les pays en transition. L’AMUE fut ainsi suffisamment pourvue sur le plan financier pour obtenir des résultats tangibles103. Cela s’est traduit par une amélioration réelle des conditions de vie de la population et par la remise en état des grandes infrastructures. Cela ne doit pourtant pas masquer un fiasco politique flagrant, tant sur le plan sécuritaire que sur le plan de la réunification/réconciliation. Seule une compagnie de bus « mixte » a pu être mise en place alors que tous les autres projets intercommunautaires ont échoué. Après le départ de l’AMUE, il restait toujours deux systèmes de santé, deux systèmes scolaires, deux universités... Surtout, la liberté de mouvement n’était pas garantie et le retour des personnes déplacées était au point mort. De l’avis unanime, le mandat de la mission européenne était trop ambitieux. Ce mandat était basé sur le consentement et la coopération sans aucun moyen de coercition. Déployée peu après la fin des hostilités, l’AMUE était donc sans réels pouvoirs sur des belligérants qui n’ont eu de cesse de l’instrumentaliser selon leurs propres agendas. Les concessions des extrémistes croates n’étaient que verbales et chaque accord local n’a pu être obtenu qu’avec le soutien du Président croate Franjo TUDJMAN, sous la pression des Etats-Unis. Il faut néanmoins remarquer l’apaisement relatif des hostilités et le succès des élections de juin 1996. La reprise des incidents entre Croates et Bosniaques en février 1997 - soit quatre mois après la fin de la présence européenne - est à cet égard significative. De façon générale, un accord de paix pour toute la 96 Action commune 96/442/PESC du 24 juillet 1996. En l’occurrence, Carl BILT. En janvier 1997, l’OSEM fut transformé en Bureau régional de l’OHR (Office du Haut Représentant), ses compétences s’étendant sur tout le sud-est de la BiH. 98 Accord obtenu grâce aux pressions de Washington et de Zagrebh. 99 Action Action commune 96/744/PESC du 20 décembre 1996 (cessation progressive des opérations de l’Union Européenne à Mostar). 100 Cf. Sylvie RAMEL, Reconstruire pour promouvoir la paix ? Le cas du Vieux pont de Mostar, Genève, Euryopa, 2005. 101 REICHEL, op. cit., pp.23-32. 102 Ibid. 103 Budget : 144 millions d’ECU sur trois ans (dont 127 financés sur le budget communautaire). Au total, on estime que cela représenta une somme de près de 3000 ECU par habitant. Un tel ratio est tout à fait inaccoutumé. 97 37 Bosnie était certainement une précondition au déploiement d’une telle mission, lancée plus d’un an et demi avant la mise en œuvre des Accords de Dayton. - Enseignements propres à l’AMUE De très nombreuses leçons peuvent être retenues de l’AMUE qui reste un cas unique d’administration internationale transitoire dirigée par l’Union européenne. Il convient de distinguer à ce sujet les aspects financiers, organisationnels et politiques. L’AMUE a montré que ce type de mission devait être financé principalement sur le budget PESC commun de l’Union (réforme opérée rapidement). Les Etats membres furent en effet peu enclins à honorer leurs promesses de contributions directes. Il a fallu en outre renoncer à verser l’argent par tranches (erreur corrigée dès 1995) pour réagir efficacement à une situation toujours très évolutive. De façon générale, l’AMUE a révélé le besoin de flexibilité budgétaire pour intervenir dans des contextes opérationnels. La Cour des compte de l’UE a en outre déploré l’absence de procédures et de rigueur comptable104. Ces lacunes s’expliquent toutefois par la nouveauté de ce type d’action PESC. L’AMUE s’est dès lors déployée pour l’essentiel dans l’improvisation et la précipitation. Mais, par la suite, l’UE a aussi manqué de prévoyance. Ainsi, rien ne fut réellement prévu pour la situation post-mandat : utilisation future du matériel, pérennité des projets en cours, etc. Dans le domaine de l’organisation interne, Hans KOSCHNIK n’a en outre pas été associé à la sélection de son équipe. Les Etats membres se sont livrés en effet à une vive concurrence pour obtenir les postes d’influence sans mettre pour autant à disposition le personnel adéquat (retards, doublons, éparpillement des responsabilités sans aucune logique fonctionnelle). Les déficiences révélées sur le plan politique furent pourtant plus graves encore. L’AMUE a été une suite de cafouillages dus au manque de soutien des Etats membres et à l’absence de structures permanentes de décision à Bruxelles : système inopérant de la présidence tournante, lenteurs des consultations avec les capitales, groupe consultatif ad hoc débordé105. L’Action commune qui avait créé la mission n’a fait l’objet d’aucun suivi véritable (le premier Document stratégique de l’Administrateur n’a jamais reçu de réponse des instances européennes). Le Groupe de Contact pour l’ex-Yougoslavie n’a exercé lui même qu’une autorité distante sur la mission. Hans KOSCHNICK a évoqué à cet égard le « cirque ambulant de la responsabilité politique ». Sarah REICHEL décrit dans le même sens l’AMUE comme une mission ad hoc et coûteuse qui a manqué singulièrement de direction politique : « The European operation was a smoothy running spaceship with a weak link to the mission control » 106. Mais des erreurs ont aussi été commises in situ. Hans KOSCHNIK reconnaît volontiers qu’il aurait dû être plus ferme dès le début pour imposer la liberté de circulation. Pour toute intervention, la période initiale est en effet cruciale. Il existe une courte fenêtre d’opportunité pour exploiter l’incertitude des acteurs locaux et emporter la décision (au sens militaire du terme). Encore eût-il fallu que le mandat de la mission soit suffisamment clair et dissuasif. L’Administrateur n’a pas reçu par exemple de réelles attributions de police. Le choix du terme « Administrateur » est d’ailleurs significatif de la timidité des Européens à cette époque : un 104 Rapport spécial n°2/96 sur les comptes de l’Administrateur et l’Administration de Mostar par l’Union européenne, Cour des Comptes de l’UE, JOC 287, 30 septembre 1996. 105 Audition par la Commission du contrôle budgétaire de Hans KOSCHNICK, Bruxelles, 3 septembre 1996. 106 REICHEL, op.cit., p. 41. 38 titre de « Chef de mission » ou de « Haut Commissaire » eût-il été préférable ? Ce manque d’autorité et de crédibilité est en tout cas une cause majeure de l’échec politique global de l’AMUE. - Enseignements propres à la mission de police de l’UEO L’intervention à Mostar est souvent présentée comme la première demande faite formellement par l’UE à l’UEO dans le cadre des dispositions prévues par le Traité de Maastricht. Selon Fabrizio PAGANI107, la réalité de la coordination entre les deux organisations est à relativiser car « les rapports entre l’Union européenne et l’UEO se réalisèrent [...] en dehors du cadre juridique prévu par l’article J.4§2 »108. Malgré le précédent de la mission sur le Danube, l’engagement de policiers relevait d’ailleurs encore du choc culturel pour l’UEO109. La double hiérarchie AMUE/UEO sur le détachement de police a été en outre néfaste en termes de planification, d’organisation et de financement. Hans KOSCHNIK n’a ainsi jamais obtenu la plénitude du commandement qu’il avait pourtant demandée110. Le détachement de police a souffert dès lors d’un manque de moyens et de savoir-faire durant les premiers mois : lenteur du déploiement111, inadéquation des postes et des compétences du personnel mis à disposition par les Etats112, besoins non honorés en véhicules et en moyens informatiques, laxisme administratif et budgétaire113… Surtout, la mission de l’UEO n’a pas reçu de pouvoirs coercitifs pour soutenir et prolonger l’action de l’Administrateur de l’UE. Cette impuissance a suscité un fort sentiment de frustration, y compris chez les populations locales qui voyaient les provocations des extrémistes des deux bords impunies. Le rôle des policiers européens est resté mineur et ils n’ont jamais été en mesure d’assurer l’ordre public comme les émeutes de février 1996 l’ont démontré114. Les relations avec les unités militaires présentes dans la zone (FORPRONU puis IFOR) furent ellesmêmes très insuffisantes malgré la mise en place d’officiers de liaison (aucun Memorandum signé avec l’IFOR). Enfin, la création d’une police multiethnique s’est révélée être un véritable casse-tête. La première phase de la FUPM a été lancée avec huit mois de retard et la persistance des tensions a remis en cause tout le processus. Les policiers européens ont eu en outre de grandes difficultés pour recruter et former des policiers locaux (les effectifs étaient fluctuants car les « policiers » en question continuaient à participer aux combats sur les lignes de front toutes proches). Plus largement, les policiers de l’UEO ont eu du mal à cerner leurs interlocuteurs, les véritables 107 Fabrizio PAGANI, « L’Administration de Mostar par l’Union européenne », AFDI - CNRS Edition, XLII, Paris, 1996, pp. 235-249. 108 L’Art. J.4.2 permettait à l’UE de solliciter l’UEO pour la gestion des crises. 109 La nomination d’un officier de police dans la cellule planification de l’UEO a été tardive : « Avant cette date, il était clair que les questions touchant à la police se heurtaient à un manque de compréhension du siège de l’UEO » : Les Forces de police de l’UEO, op. cit., p. 11. 110 Lettre de Hans KOSCHNIK à Madame Edith MÜLLER, 22 octobre 1996 in Rapport de la Commission du contrôle budgétaire sur l’administration de Mostar par l’Union européenne, Doc. A4-0386/96, Parlement européen, Strasbourg, 21 novembre 1996. 111 En décembre 1994, il n’y avait qu’une centaine de policiers européens au lieu des 182 promis (151 en juin 1995 et 163 en juillet 1995). 112 Rotation des effectifs tous les six mois sans tuilage ni consignes écrites. 113 La Cour des comptes de l’UE a constaté la « disparition » de 582 000 DM. La nomination tardive d’un directeur administratif et financier a permis ensuite une amélioration de la situation. 114 Les policiers de l’UEO ont réussi cependant à assurer convenablement la sécurité des élections de 1996. 39 responsables locaux restant insaisissables. A l’échelon supérieur, la Fédération croatomusulmane restait en outre une coquille vide d’où une impression d’anarchie : « La société ne reconnaissait plus la loi et la police locale elle-même n’avait plus de règle de conduite précise »115. Pour finir, seul un QG de police centralisé, moderne et informatisé, a pu être mis en place. L’expérience acquise sera cependant utile pour les policiers de l’ONU qui se déploieront ensuite à Mostar puis dans l’ensemble du pays (mission IPTF déployée dans le cadre postDayton). Les leçons que l’UE retiendra concernant les futures capacités de police de la PESD sont donc multiples. Les Etats membres réaliseront avant tout que le recours à l’UEO n’était pas adapté et que l’UE devait pouvoir conduire des missions de ce type sous sa propre bannière. Le déploiement à Mostar a permis en tout cas à un demi millier de policiers et gendarmes européens de se frotter à la complexité des missions de police internationales. Cette mission a également réaffirmé l’utilité et la polyvalence des forces de police à statut militaire pour agir dans les situations volatiles d’après conflit. Enseignements généraux de Mostar : primat du politique Des enseignements plus généraux méritent des explications supplémentaires. L’AMUE et la Mission de police de Mostar ont été à coup sûr déployées prématurément. Une mission internationale de cette nature ne peut pas avoir lieu sans une vision globale des enjeux prenant notamment en compte les aspects (géo)politiques et régionaux : c’est toute la difficulté de l’évaluation préalable de la situation et de l’élaboration, au niveau stratégique, d’un concept de gestion de crise. Celui-ci doit ensuite se traduire par des lignes directrices claires jusqu’au niveau opérationnel. Le mandat de l’AMUE était ainsi trop large et de fait, irréalisable en seulement vingt-quatre mois (fixer ouvertement une date de désengagement est généralement contre-productif). Hans KOSCHNIK a déploré en tout cas « des entraves inimaginables à l’intervention »116. Plus généralement, la seule « arme » de l’AMUE a été la promesse d’une aide financière et matérielle massive, sans réelles contreparties de la part des belligérants. Le mythe du « Plan Marshall » et la croyance inébranlable dans le « primat de l’économie » et des « solutions techniques » comme méthode de dépassement du conflit ont rapidement montré leurs limites. Dans le même esprit, l’UE a certainement eu trop confiance dans la capacité de séduction de son « modèle civil ». L’AMUE a assurément enclenché la reconstruction de la ville et elle a permis une normalisation de la vie quotidienne, notamment à Mostar-Est. Pourtant, le levier économique s’est révélé insuffisant, notamment vis-à-vis des nationalistes croates qui n’ont eu de cesse d’exploiter toutes les faiblesses de l’UE. Celle-ci découvrait à ses dépens les limites de l’interventionnisme d’inspiration libérale : trop souvent, la Communauté internationale croit pouvoir imposer à la hâte des solutions toutes faites aux pays en situation de transition et ce, au mépris des réalités locales (a fortiori dans des contextes de violence exacerbée). L’UE pouvait surtout tirer une leçon capitale pour la PESC : la menace et l’emploi de la contrainte (usage de la force, conditionnalité de l’aide) ne pouvaient pas être exclus a priori. 115 116 Les Forces de police de l’UEO, op. cit., p. 14. Lettre de Hans KOSCHNIK à Mme Edith MÜLLER, op. cit. 40 L’UE devait par conséquent être capable d’imposer ses vues, s’affranchissant au passage d’un idéalisme d’inspiration non violente. Plus concrètement, l’UE et ses Etats membres se rendaient compte qu’ils devaient se doter de moyens d’intervention novateurs. Les instruments civils traditionnels (aide humanitaire et à la reconstruction) sont indispensables mais insuffisants pour faire face aux situations de sortie de conflit. La combinaison à Mostar d’une administration civile et d’une force de police était une intuition judicieuse. Le « retour à l’ONU » (symbolisé par le déploiement de l’IPTF) marquait cependant l’échec provisoire de l’UE pour agir avec efficacité dans le champ de la gestion des crises. En 1996, la députée européenne Edith MÜLLER estimait toutefois que l’UE ne devait pas renoncer pour autant : « Il serait erroné de classer l’expérience acquise à Mostar en disant simplement plus jamais ça »117. La parlementaire mettait surtout l’Union en garde « contre la tentation de ranger dans un tiroir, jusqu’à nouvel ordre, les actions communes dans le cadre de la PESC en invoquant la multitude des problèmes institutionnels non réglés »118. L’Elément multinational de conseil en matière de police en Albanie (1997- 2001) L’opération militaire ALBA et la Mission de police de l’UEO En mai 1997, le Conseil de l’UEO - alors sous présidence française - décidait d’envoyer en Albanie un Elément multinational de conseil en matière de police (EMCP)119. Cette mission fut menée à la demande de l’UE pour soutenir l’opération militaire ALBA. Une Force multinationale de protection avait en effet été projetée en Albanie pour éviter au pays de sombrer dans l’anarchie (avril-août 1997)120. L’opération ALBA avait été conduite sous leadership italien en dehors des structures de l'OTAN et de l'UEO (11 pays participants). ALBA fut saluée comme une réussite et comme un modèle d’intervention rapide121. Pourtant, le recours à une « coalition de bonnes volontés » sous couvert d’une Résolution de l’ONU avait aussi révélé l’incapacité des Européens à activer le mécanisme gérant les relations UE/UEO pour des opérations militaires. A cet égard, ALBA fut clairement une « occasion manquée »122 malgré de nombreux enseignements concrets (par exemple sur la notion de « nation-cadre », essentielle pour le volet militaire de la PESD). L’accord sur le déploiement d’une mission de police de l’UEO semblait dès lors un pis-aller (mandat initial de trois mois, effectif de départ : 24 policiers armés uniquement dans le cadre de la légitime défense). L'EMCP devait cependant montrer l’intérêt de ce type de mission pour faciliter le désengagement d’une force militaire. De fait, l’EMCP fut surtout une mission de 117 Rapport de la Commission du contrôle budgétaire sur l’administration de Mostar par l’Union européenne, par Edith MÜLLER, Rapporteur, Doc. A4-0386/96, Parlement européen, Strasbourg, 21 novembre 1996, point 10. La parlementaire a aussi estimé que le travail de l’AMUE « a été inutilement compliqué par toute une série de manquements et d’insuffisances dans la préparation, ainsi que dans les structures de décision et d’administration […] c’est en partie à de heureux concours de circonstances que l’échec a pu être évité ». 118 Ibid. 119 Déclaration ministérielle, UEO, Paris, 13 mai 1997 (l’EMCP s’appuyait sur la Résolution 1101 du Conseil de sécurité des Nations Unies). 120 Alba avait trois objectifs majeurs : 1/ faciliter l’acheminement de l'aide humanitaire ; 2/ sécuriser les axes principaux ; 3/ contribuer au bon déroulement du processus électoral. 121 Plator KALAKULLA, « Opération ALBA – un point de vue albanais », Le Casoar, n°170, juillet 2003, p 37-39. Edith LHOMEL, « Albanie 2002-2003 », Le Courrier des pays de l’Est, n°1036-1037, 2003, pp. 4-16. 122 Expression utilisée par José CUTILEIRO, alors Secrétaire général de l’UEO. 41 conseil et d’assistance (élaboration d’une nouvelle loi sur la police) avec un volet « formation des formateurs » : mise en place de centres de formation à Tirana et à Durrës mais aussi, dans des zones considérées comme sûres123. Le mandat de l’EMCP a été ensuite reconduit à plusieurs reprises. Fin 1998, l’Allemagne semblait disposée à reprendre en bilatéral l’encadrement de la police albanaise. Pourtant, en mars 1999, la crise du Kosovo incitait l’UE124 à demander à l’UEO de renforcer cette mission collective des Européens. L’EMCP-E (« E » pour « élargie »)125 a donc étendu sa zone d’action géographique. Le nouveau mandat de l’EMCP-E précisait en outre que la mission devait porter une attention particulière à la coopération avec l’UE mais aussi, avec les autres intervenants en Albanie (les Etats-Unis fournissant en parallèle une aide policière sur le plan bilatéral tout comme d’autres pays européens). Enfin, les Européens prenaient conscience de la nécessité d’assurer une meilleure visibilité de leurs efforts : l’UE demandait dès lors à l’UEO de veiller à « l'information du public sur cette opération »126. L’EMCP-E a joué ensuite un rôle certain pour soutenir la police locale face à l’afflux massif de réfugiés du Kosovo. La mission a participé par exemple à la mise en place d’un centre opérationnel permanent tandis que des équipes européennes étaient déployées dans la zone frontalière. Le mandat de l’EMCP-E ayant été prolongé une nouvelle fois - sur fond de montée des périls en ARYM voisine -, le Conseil des ministres de l’UEO prenait cependant acte en novembre 2000 de « l'accord de principe de l'Union européenne de reprendre à terme la gestion directe de la mission EMCP »127. C’est finalement en juin 2001 que l’EMCP-E a laissé la place à un « Programme d’assistance de la Communauté européenne à la police albanaise »128 (programme limité à une vingtaine d’experts et formateurs). Depuis lors, la Commission européenne aide l’Albanie à lutter contre la criminalité organisée et la corruption. Le Programme communautaire n’est donc pas une « mission de police » décidée et conduite dans le cadre du second pilier. En 2001, le transfert de la mission de l’UEO à la Commission a pourtant suscité des débats internes à l’UE. En effet, la question de mettre cette mission sous couvert de la PESD naissante avait alors été posée. Les conditions ne semblaient cependant pas encore réunies129. Les enseignements pour la PESD et la GCC européenne L’EMCP et l’EMCP-E ont indéniablement participé à la stabilisation de l’Albanie dans un contexte local et régional très troublé. De 1997 à 2001, plusieurs centaines de policiers ont été 123 La Commission européenne a soutenu financièrement la mission à hauteur de 4,8 millions d’ECU dans le cadre du programme PHARE. 124 Décision du Conseil de l’UE du 9 mars 1999 adoptée sur la base de l'article J.4.2 du Traité sur l'Union européenne, concernant la mise en oeuvre de l'action commune relative à la contribution de l'Union européenne au rétablissement d'une force de police viable en Albanie (1999/190/PESC). 125 Missions de police internationales dans l’Europe du Sud-Est, Rapport, Assemblée de l’UEO, 15 novembre 2002. 126 Ibid. 127 Déclaration du Conseil des ministres de l’UEO, Marseille, 13 novembre 2000. 128 « PAMECA » mis en place à compter en décembre 2001 (financement par le programme communautaire PHARE). 129 La chaîne PESC/PESD était encore en cours de définition : entretien avec un diplomate français, septembre 2006, op .cit. 42 formés mais aussi encadrés et soutenus alors que l’Etat albanais tout entier semblait en déliquescence130. Concernant les enseignements pour le futur, il faut d’abord relever l’engagement de toutes les catégories de participants à l’UEO : pays membres, membres associés, observateurs… (près de vingt pays au total ont mis à disposition des policiers). La mission en Albanie a montré en revanche que les rivalités interétatiques n’étaient pas éteintes pour l’obtention des postes d’influence. L’Italie a ainsi contesté en 1998 une certaine prépondérance française, menaçant dès lors de bloquer l’extension du mandat de la mission. Un rapport parlementaire de l’UEO a souligné par ailleurs la tentation italienne de faire « cavalier seul » dans son pré-carré albanais. Tant l’Italie que le Royaume-Uni ont en tout cas conduit en parallèle de l’EMCP des actions de formation en matière de police des frontières131. Cette dispersion des efforts s’est accompagnée des mêmes déficiences qu’à Mostar : déploiement laborieux132, inadéquation entre les profils requis et le personnel fourni par les Etats, lacunes multiples sur le plan matériel (besoins en moyens informatiques, etc.)133. La mission en Albanie a rappelé en outre la nécessité d’envisager des fonctions de police « musclées » pour assurer, le cas échéant, le maintien et le rétablissement de l’ordre. Les unités spéciales (Unités anti-émeutes) constituaient en effet à l’époque un « chaînon manquant »134 entre la force militaire internationale et la police locale. De plus, l’insécurité ambiante et la persistance de nombreuses zones de non droit ont limité le déploiement des policiers de l’UEO sur le territoire albanais. Enfin, la mission l’UEO en Albanie a permis de soulever les défis propres aux actions de conseil et de formation (aspects qui n’étaient que secondaires dans la mission sur le Danube puis à Mostar) : identification du public visé, définition des « standards européens », problèmes spécifiques de la lutte contre la corruption… Ces tâches supposent notamment une meilleure prise en compte du facteur temps. En la matière, seul un engagement sur le long terme permet de bien connaître le pays-hôte et de gagner la confiance des autorités locales. L’EMCP a eu ainsi du mal à compléter ses objectifs immédiats par un travail de fond. La raison principale fut la précarité permanente de son mandat, renouvelé au bon vouloir des Etats sans réelle vision politique. La mission de police en Albanie a en tout cas révélé de nouvelles facettes de la gestion civile des crises. Dès l’automne 1998, la situation au Kosovo allait montrer toutefois qu’il faudrait inventer sans cesse des réponses nouvelles pour des situations toujours inédites. 130 Missions de police internationales dans l’Europe du Sud-Est, op. cit. Les Forces de police de l’UEO, op. cit. 132 Une fois encore, il a été difficile de remplir les tableaux d’effectifs : 24 expatriés, puis 60, puis 140 (mi-1999). La mission a eu beaucoup de mal à aligner l’effectif maximal prévu à 160. 133 Missions de police internationales dans l’Europe du Sud-Est, op. cit. Ce rapport a été écrit à la lumière des expériences de l’UEO mais aussi de la SFOR et de la KFOR qui ont dû mettre sur pied des unités anti-émeutes. 134 Les Forces de police de l’UEO, op. cit. 131 43 La Mission de vérification au Kosovo de l’OSCE (octobre 1998 - mars 1999) Nous reviendrons ultérieurement sur l’importance de la crise paradigmatique du Kosovo dans la décision européenne de développer la PESD. Cette crise internationale complexe a joué effectivement un rôle majeur dans la prise de conscience des Etats membres de l’UE : l’Union devait se doter au plus vite de capacités à la fois civiles et militaires. « L’affaire du Kosovo » est en tout cas bien établie dans la littérature. L’intervention de l’OTAN mais aussi le déploiement subséquent de la KFOR et de la MINUK ont donné lieu à des analyses innombrables. La phase militaire du printemps 1999 et les événements qui ont suivi ont néanmoins occulté les efforts fournis préalablement pour éviter l’escalade de la violence. A cet égard, le déploiement de 2 000 « Vérificateurs » de l’OSCE durant l’hiver 19981999 mérite une étude particulière. La Mission de Vérification au Kosovo (MVK)135 constitue en effet un nouvel épisode de la lente incubation de la GCC européenne. Une opération quasi militaire de l’OSCE En octobre 1998, un accord conclu entre l’émissaire américain Richard HOLBROOKE et Slobodan MILOSEVIC permettait à la communauté internationale de confier une tâche inédite à l’OSCE. L’organisation de sécurité paneuropéenne apparaissait alors comme le cadre idoine pour rassembler des acteurs aux positions divergentes136. Le mandat de la MVK allait en tout cas au-delà des missions d’observation civiles dont l’EUMM présentée plus haut fournit un bon exemple. La mission n’était pas non plus comparable aux missions d’interposition de l’ONU où des observateurs militaires surveillent une ligne de cessez-le-feu. La MVK devait en effet « vérifier » dans l’urgence et dans un contexte de grande insécurité que la partie serbe remplirait ses promesses : repli des forces militaires et paramilitaires de la province, non obstruction au retour des réfugiés de souche albanaise. Il s’agissait en outre de rassurer les populations et de préparer les futures élections137. Les difficultés qu’il a fallu surmonter en interne pour lancer une telle mission furent multiples138. L’OSCE n’avait encore jamais projeté une « force non militaire » de ce type139. Les « Vérificateurs » furent fournis par les Etats membres de l’OSCE qui mirent à disposition des civils, des gendarmes, des policiers mais aussi des militaires d’active ou en retraite (le personnel de la MVK n’était cependant pas armé). Il a fallu aussi trouver les matériels, acheter et acheminer des véhicules blindés tout terrain - peints en orange pour assurer une visibilité 135 Sur la MVK, cf. Anne-Laure SANS, L’intervention de l’OSCE dans les Balkans : heurs et malheurs de la Mission de Vérification au Kosovo (octobre 1998- juin 1999), Geneva, PSIO Occasional Paper 2/2004, 2004. 136 Pour l’OSCE, la MVK représentait alors une occasion unique de s’affirmer sur la scène internationale. Bronislaw GEREMEK, président en exercice de l’OSCE, qualifiait alors la mission de « tremendous challenge and a tremendous opportunity ». 137 On peut parler en ce sens de « maintien de la paix élargi ». 138 Michel MAISONNEUVE, « Kosovo : a Commander’s View », Defense Association National Network, Vol. 6, n°1, Spring 99 ; Michel MAISONNEUVE, « The Crisis of Kosovo : A Defining Moment », Defense Association National Network (Canada), Vol. 6, n°2, Winter 99 ; Michel MAISONNEUVE, « La Mission de vérification de l’OSCE au Kosovo », Revue militaire canadienne, Printemps 2000, pp. 49-54. Michel Maisonneuve est Général de Brigade de l’armée canadienne. 139 Le Secrétariat de l’OSCE et le Centre de prévention des conflits de Vienne n’avaient géré jusqu’alors que des petites missions de terrain . 44 maximale - etc. De fait, tout fut mis en œuvre ex nihilo140. Dès fin novembre 1998, les premiers éléments arrivaient sur place. En moins de trois mois, 600 internationaux était déployés dans l’ensemble du Kosovo. Le seuil des 2 000 Vérificateurs ne sera cependant jamais atteint. Pendant près de quatre mois, la MVK a assuré tant bien que mal sa délicate mission en quadrillant le Kosovo et en apportant un semblant de pacification à la province141. La situation restait très tendue avec de nombreuses violations du cessez-le-feu et des provocations de tout bord. Le massacre de Racak (45 personnes assassinées en janvier 1999) est à cet égard tristement illustratif. La MVK aurait-elle pu faire plus en l’absence d’un véritable accord politique en bonne et due forme ? « La Mission (…) n’avait d’autre objectif que de garantir l’application du cessez-le-feu. Elle n’était que ce sparadrap, selon le mot de Madeleine Albright, qui devait permettre d’empêcher la catastrophe humanitaire de s’étendre, mais n’était en aucun cas le remède qui vaincrait la crise du Kosovo »142. La suite de l’histoire est connue : en mars 1999, la MVK se retirait - en bon ordre - pour laisser la place à l’intervention très contestée de l’OTAN (sans l’approbation de l’ONU). L’OSCE réemploiera néanmoins certains Vérificateurs de la MVK pour constituer une éphémère Force opérationnelle pour les réfugiés en Albanie. Les enseignements de la MVK Les pays membres de l’UE se sont fortement impliqués dans la MVK. A l’évidence, cette opération de l’OSCE ne peut cependant pas être considérée comme une intervention purement européenne. Elle se distingue en cela des actions autonomes de l’UE et de l’UEO étudiées plus haut. Ainsi, le chef de la mission était américain et sa partialité a été précisément l’objet de nombreuses critiques, de la part de la Russie en particulier. La MVK a rencontré également l’ensemble les problèmes habituels des interventions multinationales : lacunes d’ordre logistique et budgétaire, manque de compétences linguistiques, absence de consignes claires, tant de Vienne vers la mission143 que du QG vers le terrain144. Mais il a fallu aussi établir sans délai des standards pour le contrôle des armements, pour l’observation du respect des droits de l’homme… Surtout, les ressources humaines ont fait une fois de plus défaut. C’est d’ailleurs suite à l’expérience de la MVK que l’OSCE lancera le 140 « The mission truly started with a clean sheet of paper, and everything had to be built from the ground up. There was little that existed: no personnel, no equipment, no concepts, and little knowledge of the ground », MAISONNEUVE, op. cit. 141 « The KVM is an example of very mixed outcomes » : Christine SCHWEITZER, « Large-scale Civil International Missions », Paper prepared for the Seminar on « The Possibilities of Non-violence », Svenska Freds and Göteborg University, Göteborg, 12-14 April 2002. 142 Anne-Laure SANS, op. cit. L’auteur estime que la postérité est injuste avec la MVK : « N’ayant pu empêcher l’escalade de la violence et l’intervention militaire, la Mission est souvent présentée comme la faillite de la communauté internationale dans la crise du Kosovo. Sa trace dans la documentation officielle de l’OSCE est si discrète qu’elle semble parfois une Mission oubliée, on en veut pour preuve le fait que le site internet de l’OSCE ne mentionne nulle part la MVK (…). Cette analyse est en partie biaisée puisqu’elle attribue à la Mission des échecs dont elle n’était pas responsable. Car c’est avant tout la faillite du processus de médiation politique qui a entraîné la débâcle des opérations de vérifications » (p. 65). 143 Les directives de Vienne étaient si vagues que l’on a pu avoir l’impression que « le Chef de la Mission agissait soit de sa propre autorité, soit en référait directement à Washington ». Ibid., p. 64. 144 Michel MAISONNEUVE (op. cit.) affirme avoir été obligé de définir ses propres consignes. 45 programme REACT (Rapid Expert Assistance and Co-operation Teams). Il s’agit concrètement de tenir à jour - en liaison avec les Etats membres - une liste de spécialistes projetables sur court préavis. L’UE s’est elle-même inspirée de ce modèle pour développer depuis lors ses propres bases de données (cf. Chapitre XI sur le défi des ressources humaines pour le volet civil de la PESD). Le général canadien Michel MAISONNEUVE145 a souligné également les défis inaugurés à grande échelle par la MVK sur un plan purement opérationnel. Ces questions sont au cœur de la GCC européenne dans ses aspects les plus ambitieux (cf. le Chapitre XII de cette recherche). La MVK est en effet intervenue dans un environnement très instable (phase « chaude » de la crise). MAISONNEUVE a montré ainsi que ce genre d’intervention non militaire devait appliquer des savoir-faire transposés du monde militaire : identification du « centre de gravité » de l’action, nécessité de garder l’initiative sur les belligérants, utilité de conserver une réserve d’intervention rapide146. Le déploiement de Vérificateurs non armés à des fins clairement intrusives posait également la question de l’usage de la force : comment « vérifier » un accord ou inspecter des casernes sans réelles possibilités de contrainte ? Comme plus tôt en Bosnie, il avait ainsi fallu prévoir une force militaire « d’extraction » pour garantir la protection (puis le désengagement) du personnel la MVK. C’est d’ailleurs ces unités militaires (stationnées principalement en ARYM) qui serviront de noyau initial à la force de l’OTAN qui pénètrera ensuite au Kosovo. Enfin, la MVK a illustré une fois de plus les difficultés liées à la définition du mandat. Celui-ci doit rester adapté et réalisable (équilibre entre la clarté et la flexibilité). On retrouve ici l’éternelle question de la volonté politique, au-delà de la mésentente cordiale qui anime parfois les relations interétatiques. Chaque intervention civile ou militaire doit en outre harmoniser ses efforts en fonction du momentum politique d’ensemble. La MVK a ainsi été déployée alors que les discussions du Groupe de contact et la Conférence de Rambouillet changeaient profondément le contexte général. A cet égard, il n’est d’ailleurs pas interdit de penser que la mission de l’OSCE a servi avant tout à « gagner du temps » pour négocier la paix voire… préparer la guerre. La détermination de certains pays à en découdre avec la Serbie est en effet désormais bien connue, tout comme le soutien militaire américain apporté à l’UCK147. Une intervention civile peut donc s’inscrire dans une « gesticulation de crise » dont les motifs réels peuvent rester cachés. Reste à savoir qui mène le jeu et quelle est la marge de souveraineté laissée à chaque Etat dans un dispositif multilatéral où les enjeux et les intérêts sont étroitement imbriqués. La Mission d’assistance au déminage de l’UEO en Croatie (1999-2001) La dernière mission de l’UEO ?148 Avant de conclure ce chapitre, il faut enfin rendre encore justice à la dernière action conduite sous la bannière de l’UEO à la demande de l’Union européenne149. En mai 1999, l'UEO a ainsi lancé une mission d'aide au déminage en Croatie150. 145 Ibid. Ibid. 147 UCK : milice kosovar albanaise. 148 La forme interrogative nous rappelle que l’UEO continue formellement à exister. On ne peut donc pas préjuger de sa mise à l’écart définitive du champ de la gestion des crises. 146 46 La MADUEO (Mission d'assistance au déminage de l’UEO) fut pour l’essentiel une mission de conseil et de formation. Il s’agissait de soutenir le Centre croate d'action contre les mines dans différents domaines techniques : gestion de programmes, planification et développement de projets spécifiques, mise en œuvre de systèmes d'information géographique. Bizarrerie juridique et institutionnelle, cette petite mission - qui a employé neuf personnes seulement - a été pilotée par la Suède alors que ce pays n’est qu’un membre observateur de l’UEO. Son financement a été assuré en outre par l’Union européenne. Après un premier renouvellement de son mandat, la MADUEO s'est achevée en novembre 2001. Enseignements La portée réduite de la MADUEO ne permet évidemment pas de tirer des grandes leçons de cette action méconnue. On retiendra toutefois que le déminage humanitaire et l’action contre les mines ne font pas partie aujourd’hui des capacités développées par l’Union dans le cadre du volet civil de la PESD. Ce domaine semble en effet politiquement peu rentable pour l’UE et ses Etats membres. Il est donc laissé de fait à la Commission qui subventionne elle-même les actions de l’ONU en la matière et/ou recourt à des contractants privés spécialisés. Conclusion La succession des crises et des conflits dans les Balkans au cours des années 1990 a fortement incité les Etats européens à développer des outils civils et policiers originaux dans le cadre de l’UE. La Bosnie, l’Albanie, le Kosovo, etc. ont servi à bien des égards de laboratoires pour tester différents cadres d’action sous des formes très variées. Cela a permis d’initier la réflexion qui aboutira à la construction progressive d’une PESD duale et autonome. Ces différentes expériences ont tracé le chemin dans des conditions parfois difficiles. Echecs ou demi-succès ? Chaque intervention a pris des formes inattendues et singulières. L’histoire ne se répète pas mais les Etats européens ressentaient le besoin de répondre aux enjeux de sécurité de façon novatrice tout en mettant en avant leur « savoir-faire » particulier. L’idée avait ainsi germé de se donner les moyens d’assurer un éventail de missions très diversifié, au-delà des Tâches de Petersberg. Il s’agissait par ailleurs d’imaginer la projection de modules policiers ou civils, constitués à l’instar des forces de réaction rapides militaires. Ces nouvelles capacités devaient soutenir les militaires en leur permettant de se concentrer sur leur mission première. Ils devaient également limiter les risques de déstabilisation dans les pays-hôtes, quitte à user d’un certain degré de coercition. C’est donc « à tâtons » que l’UE a mis progressivement en œuvre ces intuitions, sans avoir pour autant une idée très claire de ce qu’elle entreprenait. Le puzzle de la GCC européenne se mettait toutefois en place. Les différentes missions analysées dans ce chapitre ont mis en évidence la dimension politique des interventions, qu’elles soient civiles ou militaires. Les futures capacités de la PESD devaient être avant tout soumises à un contrôle politique fort. Pour cela, il fallait créer une véritable 149 150 Mise en œuvre d’une Action conjointe de l’UE en vertu de l’article J 4.2 TUE. Déclaration du Conseil des ministres de l’UEO, 13 novembre 2000. 47 chaîne de commandement imbriquant de façon originale diplomates et experts civils et militaires, le tout dans un cadre essentiellement intergouvernemental. L’aide humanitaire et la reconstruction menée avec succès par la Commission (par ex. à Mostar) ne pouvaient en effet pas participer à elles seules au traitement des crises. Pour espérer l’efficacité opérationnelle, il fallait enfin s’inspirer du savoir-faire inégalable des forces armées en matière d’opérations extérieures : procédures minutieuses, planification, prise de décision, conduite et soutien des opérations, capacités de projection rapide, etc. Avec le développement remarquable de la PESD depuis 1999, c’est précisément ce à quoi l’UE et ses Etats membres se sont attelés avec un succès indéniable. 48 49 Chapitre II : du sommet de Cologne à la Stratégie européenne de sécurité - empirisme et pragmatisme (1999-2003) Résumé Ce chapitre étudie les quatre premières années du volet civil de la PESD, depuis le sommet de Cologne jusqu’à l’adoption de la Stratégie européenne de sécurité (1999-2003). Cette phase de définition initiale doit être replacée dans le contexte international et européen de son époque. La crise paradigmatique du Kosovo a joué en ce sens un rôle incitatif majeur. Mais l’émergence de la GCC doit aussi être mise en lien avec les débats sur la PESD et ses débuts. La dimension civile est ainsi le résultat de nombreux marchandages intergouvernementaux et interinstitutionnels quant au rôle et à la valeur ajoutée de l’Union comme acteur de sécurité. Les grands contours de la GCC européenne ont été dès lors dessinés cahin-caha, au gré des Conseil européens et des présidences semestrielles. L’idée principale est de montrer comment s’esquissait toutefois la méthode capacitaire. Cette démarche pragmatique visait en effet à construire « par le bas » un édifice nouveau, à partir des capacités et du savoir-faire des Etats membres. Introduction Si les années 1990 peuvent être considérées comme le prélude de la PESD, il faudra attendre le « revirement britannique » de Saint-Malo151 et le sommet européen de Cologne152 pour que l’UE s’engage sérieusement dans le champ de la sécurité et de la défense. Les crises internationales complexes de l’après Guerre froide avaient permis de tester des modes d’action originaux (à défaut d’être totalement novateurs)153 : envoi d’observateurs, missions de police internationale, administrations transitoires… Pour les Etats européens, la leçon première était néanmoins que l’Union devait pouvoir mener elle-même les Tâches de Petersberg définies à l’origine dans le cadre de l’UEO154. Il fallait pour cela construire une chaîne politico-militaire complète « en 151 Déclaration du Sommet franco-britannique, Saint-Malo, 4 décembre 1998. Avec l’accord des Etats-Unis, Tony BLAIR levait en effet le veto britannique sur l’idée même d’une Europe de la défense. 152 Juin 1999. 153 Une étude historique plus poussée montrerait en effet que les procédés mis en oeuvre ont déjà été testés dans des époques antérieures, lors de la période coloniale notamment. 154 Déclaration de Petersberg, UEO, juin 1992, op.cit. Le Traité d’Amsterdam (signé en 1997 et entré en vigueur en 1999) inclut dans le cadre juridique de l’UE les Tâches de Petersberg (article 17-2 TUE). A cette époque, l’UE n’avait toutefois pas la capacité d’agir avec ses moyens propres. 50 repartant de zéro »155. C’est toute l’histoire de l’institutionnalisation de la PESD que nous aborderons de façon volontairement sélective. L’histoire générale de la PESD est en effet bien établie dans la littérature156. L’histoire particulière de son volet civil n’a en revanche jamais fait l’objet d’une étude systématique. Une rétrospective détaillée serait néanmoins fastidieuse. Il s’agit dès lors d’analyser empiriquement le contexte mais aussi les dynamiques internes et externes de la GCC, des sommets fondateurs à l’adoption, fin 2003, de la Stratégie européenne de sécurité. C’est dans cette période initiale qu’ont été identifiés les premiers domaines prioritaires et les grandes lignes de la gestion civile des crises. La première urgence fut à cet égard de développer des capacités de police pour répondre aux besoins immédiats générés par le déploiement de la KFOR157 et de la MINUK158. Cette dimension réactive de la GCC se doublait cependant d’un début de démarche rationnelle visant à positionner l’UE dans le club - déjà bien fourni - des acteurs internationaux en matière de sécurité. Pour cela, l’UE devait cerner ses avantages comparatifs et les secteurs dans lesquels elle pourrait apporter sa valeur ajoutée. Il fallait par conséquent recenser les capacités civiles déjà existantes, tant au sein du premier pilier que dans les Etats membres. Le but poursuivi était de s’engager ensuite sur la voie d’une meilleure coordination des moyens, voire d’une certaine forme de mutualisation en utilisant le cadre du second pilier resté jusqu’alors une coquille vide. Enfin, si l’UE se proposait avant tout de renforcer des organisations partenaires (ONU, OSCE), une ambition émergeait progressivement : la participation accrue à la sécurité internationale donnerait une nouvelle visibilité à la PESC. A terme, l’UE pourrait même envisager de conduire des actions sous sa propre bannière. Cela nécessitait de surmonter au préalable de nombreux obstacles politiques et institutionnels mais aussi, conceptuels et capacitaires : définition de procédures, adoption de cadres légaux appropriés, questions liées au financement. En ce sens, les efforts fournis dans le volet militaire et dans domaine de la police ont certainement servi de locomotive à la GCC européenne tout entière. Ce lent mouvement ne s’est pourtant pas fait sans anicroches ni incertitudes. Les Etats divergeaient eux-mêmes sur les chemins à prendre tandis que la Commission jouait sa propre partition. Surtout, le développement de capacités civiles était contraint par des enjeux plus larges, à savoir l’acquisition d’une dimension militaire par l’UE. Une telle évolution rencontrait en effet de fortes réticences, tant chez les Etats atlantistes que chez les Etats traditionnellement neutres ou non alignés. Il est en tout cas intéressant de voir comment les présidences successives de l’Union ont cherché à influencer l’agenda de la PESD et de la GCC en fonction de leurs propres préférences. Pour retracer les premières années de la GCC européenne, ce chapitre analyse tout d’abord les grandes orientations définies à Cologne et à Helsinki puis, lors des sommets de Feira, Nice et Göteborg. Il montre ensuite comment l’UE a accéléré ses efforts pour pouvoir déclarer, fin 2002, le caractère opérationnel de la GCC. Enfin, ce chapitre étudie le « tournant » de l’année 2003 avec les premières opérations PESD et l’adoption de la Stratégie européenne de sécurité initiée par le SG/HR Javier SOLANA. 155 Telles furent en tout cas les consignes données aux diplomates en charge du dossier : entretien avec un diplomate français, op. cit. 156 Voir par exemple Nicole GNESOTTO (Dir.), La Politique de sécurité et de défense de l’UE : les cinq premières années (1999-2004), Paris, IES-UE, 2004, pp. 176-177. 157 Force de l’OTAN comprenant une MSU (Multinational stabilisation unit) sur un modèle déjà testé en BiH. La MSU engageait des forces de police spécialisées dans le maintien de l’ordre. 158 Mission des Nations Unies au Kosovo, créée sur la base de la Résolution 1244 du Conseil de sécurité de l’ONU. Le domaine CivPol constituait l’un des piliers de la MINUK 51 Les sommets fondateurs de Cologne et d’Helsinki (juin 1999-décembre 1999) En 1992, la Déclaration de Petersberg159 avait jeté les bases de l’Europe de la gestion des crises. L’élargissement de l’UE en 1995160 allait cependant accroître le poids relatif des pays neutres dans les négociations sur le devenir de l’UEO et la dimension « sécurité et défense » de la PESC161. C’est ainsi à cette période qu’a été forgé le fameux compromis entre le « volet haut » et le « volet bas » des Tâches de Petersberg162 (incorporées de fait in extenso dans le Traité d’Amsterdam163). En dissociant la gestion des crises de la défense collective, les Etats européens pouvaient en tout cas aller de l’avant sans menacer les fondements de l’Alliance atlantique. Saint-Malo et le sommet de Cologne furent dès lors tout à la fois des aboutissements et des points de départ. Le Conseil européen de Cologne sur fond de crise au Kosovo En juin 1999, l’actualité internationale et européenne était largement dominée par la crise du Kosovo. Mais le sommet de Cologne164, organisé sous présidence allemande, annonçait surtout les débuts de la Politique européenne commune en matière de sécurité et de défense (PECSD qui sera appelée plus tard « PESD »). Comme à Maastricht, il était dit que cette politique pourrait - à terme - conduire à une défense commune compatible avec les engagements de certains membres dans l’Alliance atlantique (sous réserve que les Etats le décident à l’unanimité). Pour l’ensemble des commentateurs, le Conseil européen de Cologne lançait la nouvelle dimension militaire de l’UE. On avait retenu les termes les plus significatifs (« autonomie », « forces militaires crédibles ») tout en soulignant l’ambition de couvrir l’ensemble des tâches de gestion de crise, y compris « les plus exigeantes » (comprendre : le volet haut des Tâches de Petersberg). Les Etats les plus engagés à cette époque - la France et le Royaume-Uni notamment - avaient donc réussi à imposer leurs vues. Sans méconnaître la pertinence de cette lecture, il faut retenir que Cologne est également à l’origine du caractère dual de la PESD. La formulation choisie par le Conseil européen est à cet égard remarquable. En effet, les Chefs d’Etat et de gouvernement demandaient tout d’abord au Conseil des affaires générales de développer et de mieux coordonner les « outils non militaires de gestion des crises des Etats membres » (Member States’non-military crisis response tool)165. 159 Op. cit. 1995 : adhésion de l’Autriche, de la Finlande et de la Suède. 161 Sur le rôle particulier de la Suède et de la Finlande cf. Hanna OJANEN, Participation and Influence : Finland, Sweden and the Post-Amsterdam Development of the CFSP, Occasional Paper, n°11, ISS-WEU, Paris, January 2000. Les deux pays ont notamment lancé des initiatives dites Initiatives SuRu’s. L’auteur estime au final que les deux Etats nordiques ont plus subi qu’influencé le devenir de la PESC/PESD. Voir aussi HJELM-WALLEN, Lena and HALONEN, Tarja on Swedish-Finnish initiative designed to strenghten the EU’s conflict management capability, Helsingin Sanomat (Finland) and Dagens Nyheter (Sweden), 21 April 1996. 162 Tâches d’imposition de la paix versus maintien de la paix traditionnel, sans recours à la coercition. 163 Pour mémoire, le Traité d’Amsterdam officialisait aussi la non-participation du Danemark aux questions touchant à la défense (Protocle V). Ce Traité créait par ailleurs la fonction du SG/HR pour la PESD ainsi que l’UPPAR (Unité de planification et d’alerte rapide). 164 Conclusions of the European Council, Cologne, 3-4 June 1999 (German Presidency Report on the strenghtening of the Common European policy on security and defence). 165 Un inventaire sommaire avait été dressé peu avant : Non-military instruments of crisis management, EU Council 160 52 Il était prévu de créer aussi une « réserve de ressources et d’expertise nationales civiles » (standby capacity to pool national civil resources and expertise) qui devait compléter les « autres initiatives » lancées dans le cadre de la PESC. Les Conclusions du sommet annonçaient en outre que l’UE devait couvrir un large spectre allant de la « prévention des conflits » aux « tâches de gestion des crises » énoncées dans le Traité d’Amsterdam. A cet effet, l’UE devait être capable de répondre « de façon autonome » aux crises internationales. Cette capacité devait être toutefois « soutenue par des forces militaires crédibles ». Le Conseil européen affirmait pour finir : « The focus of our efforts should be to assure that the European Union has at his disposal the necessary capacities (including military capacities) and appropriate structures for effective EU decision making in crisis management within the scope of Petersberg tasks »166. Pour certains Etats, la mise en avant des aspects non militaires servait avant tout à édulcorer les intentions dans le domaine de la défense167. La place accordée à ces aspects n’était pourtant pas seulement rhétorique. Il s’agissait également d’un « prix à payer »168 pour satisfaire les Etats les plus rétifs à toute forme de militarisation de l’Union. C’est ce compromis qui fonde la dualité de la PESD, avec toutes ses ambivalences (cf. Chapitres V et VI). Mais, il faut également rappeler le contexte du sommet de Cologne. Les expériences du passé récent et l’actualité brûlante du Kosovo pressaient les Etats européens de développer des moyens qui puissent répondre aux enjeux nouveaux. Ainsi, les Quinze se trouvaient en première ligne pour fournir à la MINUK les moyens nécessaires à sa montée en puissance. Si la Commission était impliquée dans le cadre du pilier « reconstruction », les Etats étaient euxmêmes sollicités pour constituer l’essentiel de la composante CivPol (Civilian Police). Le sommet de Cologne reflétait donc les soucis du moment tout en traçant les grandes lignes de la future PESD. Celle-ci devait reposer sur les capacités civiles et militaires des Etats. C’est par conséquent dans le cadre du second pilier que devaient être développées les « structures appropriées »169. Le 1er juillet 1999, la Finlande succédait à l’Allemagne à la tête de l’UE selon le principe de la présidence tournante. Soucieux de ne pas laisser leur pays devenir un « footnoote country »170, le Président finlandais Martii AHTISAARI et son Ministre des affaires étrangères, Tarja HOLONEN171, allaient s’engager résolument dans la formulation de la « PECSD ». Surtout, ils allaient veiller à ce que les aspects civils ne soient pas relégués au rang des accessoires de façade. Secretariat, Doc. 11044/1/99, 3 December 1999. 166 Ibid. 167 De façon plus générale, les principes directeurs insistaient sur le fait que l’UE devait être en mesure de répondre aux crises en prenant en compte toute la palette d’instruments politiques, économiques et militaires disponibles. L’UE rappelait également son attachement aux principes énoncés dans l’article 11 du TUE : référence à la Charte des Nations Unies, à l’Acte final d’Helsinki, aux objectifs de la Charte de Paris... 168 Entretien avec un membre du Secrétariat général du Conseil, août 2008. 169 Conclusions de la Présidence allemande, Conseil européen, Cologne, 3-4 juin 1999. 170 OJANEN, op. cit. 171 Juriste issue du milieu syndicaliste, Tarja HALONEN est une figure du parti social-démocrate finlandais. Ministre des affaires étrangères depuis 1995, elle a accédé à la présidence de la Finlande en 2000. 53 L’impact de la Présidence finlandaise de 1999 A l’été 1999, l’UE s’impliquait toujours plus dans les Balkans. Elle représentait un acteur majeur du Pacte de Stabilité pour l’Europe du Sud Est (PSESE, tout juste adopté). Elle apportait en parallèle une contribution essentielle à l’effort international au Kosovo. Durant le second semestre 1999, la Présidence finlandaise allait en tout cas cibler ses efforts sur la thématique de la gestion civile des crises. Mme Tarja HALONEN sera à cet égard en pointe. En introduisant l’expression gestion civile des crises dans le discours officiel européen (cf. Chapitre V), elle partait d’un constat irréfutable : les tâches de maintien de la paix englobaient désormais la reconstruction des structures et des sociétés. Cela supposait de mobiliser du personnel nouveau, issu de tous les champs de l’activité civile. Le défi était néanmoins immense : « In most cases it is difficult, if not impossible, to find the right tools to cope with the multi-faceted conflicts »172. En novembre 1999, Mme HALONEN précisait sa propre vision de la gestion civile des crises. Celle-ci ne devait pas se limiter aux seules capacités des Etats membres. Il fallait également rechercher les synergies avec les ressources de « l’Union » et des ONG. L’UE devait en outre s’inscrire clairement dans un cadre coopératif et multilatéral173. Les intentions de la Finlande étaient dès lors exprimées sans détours : « The Cologne Council gave us a clear mandate : the Union’s crisis management capacity has to be improved by developing both military and civilian instruments (…) It is important to ensure compability between these two sectors of crisis management (…) The Helsinki conclusions are hoped to speed up the EU civilian crisis management just like the Cologne conclusions boosted the development of military crisis management »174. Fin 1999, la Présidence finlandaise présentait en ce sens deux rapports concernant le renforcement de la « PESCD ». Le premier avait trait aux aspects militaires. Le second était exclusivement consacré aux aspects civils175. Lors du Conseil européen de décembre 1999, l’attention des commentateurs allait toutefois se focaliser sur les annonces relatives à l’Objectif global d’Helsinki. Ce dernier représentait assurément une mesure phare : d’ici 2003, l’UE devait être capable de déployer une force d’intervention militaire de 60 000 hommes (pendant un an et dans un délais de 60 jours). Ce projet ambitieux allait faire couler beaucoup d’encre. Toujours est-il que les conclusions du sommet d’Helsinki sur les aspects civils sont passées inaperçues. Avec le recul, elles nous semblent pourtant non négligeables. Avec le soutien actif de l’Allemagne176 et de le Suède, la Présidence finlandaise allait en effet réussir à jeter les bases de la GCC européenne. 172 Address by the President of the Council of the EU, Ms. Tarja HALONEN, Minister for Foreign Affairs of Finland, UN General Assembly, New York, 21 September 1999. 173 Etaient notamment cités: l’ONU et ses agences, l’OSCE et le Conseil de l’Europe. 174 Finnish Foreign Minister Tarja HALONEN at the Committee on Foreign Affairs, European Parliament, 24 November 1999. 175 Conclusions of the Finnish Presidency, European Council, Helsinki, 10-11 December 1999 (Presidency Report on Non-military Crisis Management of the European Union). 176 Michael MATTHIESSEN, « Lessons Learned ? Internationale Beiträge zur Verbesserung der Zivilen Missionsfähigkeiten », Dokumentation der Fachtagung Bündnis 90/Die Grünen, Berlin, 12 Oktober 2001. Il faut rappeler que l’Allemagne était alors dirigée par une coalition « rouge verte ». Les Grünen et leur figure emblématique, Joska FISCHER, étaient naturellement intéressés par la GCC qui offrait une alternative à l’usage de la force (cf. Chapitre VI). 54 Le Plan d’action d’Helsinki (1999) et la création du Mécanisme de coordination pour la gestion non militaire des crises Quelles furent les décisions prises à Helsinki en matière de GCC ? Depuis Cologne, un Security working group (SWG) avait commencé à inventorier les ressources existantes dans l’UE et les Etats membres : police, assistance humanitaire, « réhabilitation administrative et judiciaire », « recherche et secours »177, observation des élections et des droits de l’homme. Le rapport de la Présidence finlandaise pouvait dès lors insister sur « l’expérience considérable accumulée » tout en reconnaissant la nécessité de mieux identifier les points forts et les lacunes. Le sommet d’Helsinki avait entériné en ce sens un « Plan d’action » spécifique. Trois objectifs principaux avaient été définis. Il fallait tout d’abord renforcer la « réactivité » et créer des synergies entre les ressources « nationales » et « collectives », sans oublier l’expertise des ONG. Chaque « contributeur » devait toutefois pouvoir garder sa liberté d’action (choix des moyens mais aussi du « canal »178 approprié pour les mettre en œuvre dans telle ou telle crise). Dit autrement, les Etats restaient souverains d’agir ou de ne pas agir, selon les modalités qui leur conviendraient le mieux. Le second objectif était de mieux soutenir l’ONU et l’OSCE, citées toutes deux comme des organisations leaders (Lead organisations). Il était néanmoins envisagé - subrepticement - que l’UE puisse entreprendre également des actions civiles autonomes. Enfin, le troisième objectif était de veiller à la cohérence entre les piliers de l’UE. La gestion civile des crises supposait en effet d’interagir avec la Commission et avec les moyens mis en œuvre dans le cadre du Titre VI TUE (Justice et Affaires Intérieures ou JAI)179. Le Plan d’action d’Helsinki prévoyait dès lors de poursuivre l’inventaire afin de constituer des bases de données180 pour « pré-identifier les atouts, les capacités et les expertises » au sein de l’UE et des Etats membres. Au regard des crises récentes en Albanie et au Kosovo, deux secteurs prioritaires étaient définis : les forces de police civiles et les moyens de recherche et de secours (on ne parlait pas encore de Protection civile)181. La future présidence devait travailler de concert avec le SG/HR pour faciliter les échanges et le partage des bonnes pratiques sur un mode bilatéral ou multilatéral. Mais, il était aussi décidé de créer - au sein du Secrétariat Général du Conseil - un Mécanisme de coordination pour la gestion non militaire des crises. Ce dernier devait être animé dans un premier temps par des experts nationaux. Sa structure devait rester souple et non bureaucratique. En cas de crise, il devait néanmoins pouvoir activer un « centre ad hoc » pour coordonner l’action des Etats membres mais, « sans porter préjudice aux procédures de décision spécifiques du premier pilier » (la Commission percevait déjà ces développements comme une intrusion dans son champ de compétence). Le Plan d’action d’Helsinki insistait également sur les questions financières et budgétaires. La Commission était ainsi mandatée pour réfléchir à la création d’un « fonds de financement rapide » pour la gestion des crises. Ce fonds serait destiné à soutenir plus rapidement et plus 177 « Search and rescue ». « Channel ». 179 La JAI constitue le troisième pilier de l’UE. Elle est pilotée par les Etats au travers du « Comité pour l’article 36 ». 180 « Database project ». 181 Objectif concret dans ce domaine : pouvoir déployer 200 hommes dans un délai de 24h. 178 55 efficacement les activités de l’UE ou des organisations partenaires (OIG182 mais aussi certaines ONG). On retiendra que le sommet d’Helsinki avait esquissé la structuration d’une PESD duale, malgré le déséquilibre entre les aspects civils et militaires. Il avait décidé en effet de créer un COPS, un CMUE et un EMUE intérimaires183. Ces organes devaient jouer un rôle majeur dans la réalisation de l’Objectif global militaire. Mais, le Ministre suédois des affaires étrangères, Anna LINDH, avait réussi à obtenir in extremis un accord sur la création d’un Comité chargé des aspects civils de la gestion des crises (le futur CivCom)184. Pour la France, il était clair que ce dernier ne pourrait jamais devenir l’équivalent civil du CMUE. Le CivCom allait toutefois participer rapidement à la définition de la PESD et de son volet civil. De Feira à Göteborg (juillet 2000-juin 2001) : la définition des domaines prioritaires et des premiers Objectifs concrets Les Conseils européens de Cologne et d’Helsinki ont défini le cadre général de l’Europe de la défense. C’est néanmoins au cours des trois présidences suivantes (Portugal, France, Suède) que le volet civil sera conceptualisé et développé sur la base de quatre domaines prioritaires : la police, le renforcement de l’Etat de droit, l’administration civile et la protection civile. Pour diverses raisons, ces différents domaines ne progresseront toutefois pas au même rythme. En outre, la GCC ne pouvait pas se résumer à la mutualisation de capacités nationales et sectorielles. Il fallait lancer également de multiples chantiers : définition d’une méthode commune, création de nouvelles structures et procédures, négociations pour mieux définir les rôles institutionnels, sans oublier les aspects liés à la formation et au financement. La création du CivCom et les domaines prioritaires de Feira En avril 2000, un séminaire d’experts était organisé à Lisbonne pour mieux cerner les secteurs d’intervention dans lesquels l’UE pouvait/devait se positionner. Au-delà de la police, trois autres domaines (cf. supra) émergèrent de ces discussions. En mai suivant, le Comité chargé des aspects civils de la gestion des crises (CivCom) était officiellement créé185. Ce nouvel organe devait s’attacher prioritairement à élaborer des objectifs concrets en matière de police. Enfin, en juin, le Conseil Européen se réunissait à Santa Maria da Feira186. Ce sommet de Feira marque une étape importante dans l’histoire de la GCC européenne. Les chefs d’Etat et de 182 Organisations intergouvernementales. COPS : Comité politique et de sécurité - CMUE : Comité militaire de l’UE - EMUE: état-major de l’UE. 184 Pal JONSON, The Development of the European Union Security and Defence Policy – An Assessment of Preferences, Bargains and Outcomes, Stockholm, Swedish Defence Research Agency, 2006. 185 Council Decision setting up a Committee for Civilian aspects of Crisis Management, Doc. 2000/354/CFSP, Brussels, 22 May 2000 (sur le rôle spécifique du CivCom dans la PESD, cf. Chapitre VII). Le CivCom a tenu sa première réunion le 16 juin 2000. 186 Conclusions of the European Council, Feira, 19-20 June 2000 (Civilian aspects of crisis management). Voir notamment les annexes « Study of Concrete Targets on Civilian aspects of Crisis management et Concrete Targets 183 56 gouvernement se félicitaient tout d’abord de la définition des domaines prioritaires précités. Ils soulignaient cependant le caractère préliminaire des réflexions en cours. D’autres « outils » disponibles dans les Etats ou au niveau européen devaient être pris en compte ultérieurement187. A Feira, les Etats membres exprimaient aussi pour la première fois les buts généraux de la GCC : « The Union should seek to enhance its capabilites in civilian crisis management in all relevant areas, with the objective of improving its potential for saving human lives in crisis situations, for maintaining basic public order, preventing further escalation, facilitating the return to a peaceful, stable and self-sustainable situation, for managing adverse effect on EU countries and for addressing relevant problems of coordination »188. L’effort devait être porté sur les capacités où la communauté internationale avait montré jusqu’à présent des faiblesses avérées : « It would impove Union’s capacity to react as well as the Union’s capability to meet the requests of the other lead organisations: they would be able to count - on a more systematic basis - on a sizeable quantitative and qualitative contribution which could represent the nucleus of some of their missions ». Le soutien apporté à d’autres organisations (ONU et OSCE) n’était pourtant pas totalement désintéressé : « This would, in turn, increase Union’s visibility »189. L’approche suivie était ainsi clairement guidée par des considérations d’ordre politique et opérationnel : « It has been agreed that the identification of concrete targeds should be premised on a pragmatic, bottom-up approach, focusing on operational requirements, and reflecting the political concerns of the European Council »190. Deux notions émergaient cependant : la « réaction rapide » et la « valeur ajoutée »191. L’ensemble reposait pour finir sur un savant dosage de prudence et d’ambition : « This process could be built outwards step-by-step to cover a wide range of limited as well as complex civil crisis management operations »192. En matière de police, l’UE se fixait en tout cas un premier Objectif concret : être capable de déployer d’ici 2003 jusqu’à 5 000 officiers de police, dont 1 000 dans un délais de 30 jours193. Pour cela, il serait fait appel à la « volonté politique » et aux contributions volontaires des Etats membres. La première urgence était cependant de constituer une base de données dans le cadre du Mécanisme de coordination décidé à Helsinki. Le CivCom devait quant à lui élaborer des lignes directrices pour la conduite des futures missions. Il devait notamment centrer ses réflexions sur les « tâches exécutives » et sur l’emploi des Unités de police intégrées (UPI chargées notamment de la transition entre la « phase militaire » et la « phase civile » d’une crise194). for Police ». 187 Ibid. 188 Ibid. 189 Ibid. 190 Ibid. 191 « Fully taking into account, and building upon existing experiences, instruments and resources, the Union should as a matter of priority concentrate its efforts on the areas where rapid reaction is most needed, and where the added value of an increased and coordinated effort by the Union and Member states is most evident ». Ibid. 192 Ibid. 193 L’UE devait être capable de déployer ces policiers à tous les stades des opérations de gestion de crise, c’est-à-dire également en cas de crise ouverte et violente. 194 Cf. Chapitre XI sur la diversité des concepts développés en matière d’unités de police. 57 La police était donc placée en tête de l’agenda de la GCC. L’UE envisageait déjà des engagements autonomes dans ce domaine particulier195. En attendant, il était néanmoins préconisé d’intensifier les échanges avec le Département des opérations de maintien de la paix de l’ONU196. Enfin, les conclusions du sommet de Feira mentionnaient la possibilité qu’un groupe d’Etats puisse servir d’avant-garde sur ce créneau particulier197. De fait, la France, l’Espagne et l’Italie cherchaient clairement à mettre en avant le savoir-faire de leurs forces de gendarmerie198. A Feira, les trois autre domaines de la GCC ne furent en tout cas évoqués que de façon très vague (ils n’étaient explicitement cités qu’en annexe des Conclusions finales). En matière d’Etat de droit, d’administration civile et de protection civile, l’UE devait en effet procéder tout d’abord à un inventaire général. Ce n’est qu’ensuite qu’elle pourrait envisager des Objectifs concrets pour chacun de ces domaines. La Présidence française de l’année 2000 : effort sur la police et le renforcement de l’Etat de droit En juillet 2000, la nouvelle Présidence française avait fixé trois objectifs : 1/ installer les nouvelles institutions de l’Europe de la défense ; 2/ constituer des capacités militaires autonomes ; 3/ mieux prendre en compte la dimension civile de la gestion des crises. L’Objectif global d’Helsinki restait toutefois la préoccupation majeure. Concernant le volet civil, les aspects « police » demeuraient la première priorité. Deux Concepts génériques avaient pu être définis dans ce domaine particulier. L’UE distinguait ainsi les missions de substitution (mandat « exécutif ») des missions avec un mandat de renforcement (formation, conseil des polices locales) Il était prévu par ailleurs de créer une nouvelle structure au sein du Secrétariat général du Conseil. Celle-ci devait pouvoir planifier et conduire les missions de police de l’UE. La future Unité de police était donc sur les rails (cf. Chapitre VII sur le fonctionnement des institutions de la GCC). Mais le second semestre de l’an 2000 allait aussi être l’occasion de faire progresser significativement le domaine « Etat de droit »199. En octobre 2000, la Présidence française organisait ainsi à Bruxelles un séminaire spécifique200. L’expérience de la MINUK montrait en effet qu’une mission de police internationale ne pouvait pas se contenter de faire du maintien de l’ordre. Il fallait également pouvoir compter sur un système judiciaire et pénal efficace. Le séminaire précité avait dès lors permis d’échanger avec d’autres organisations internationales sur des thématiques précises : expériences concrètes et enseignements tirés, cadres légaux, 195 « A detailed study on the feasibility and implications of planning, launching and leading autonomous EU missions will be carried out » : Conclusions of the European Council, Feira, op. cit. 196 Le domaine de la police était de fait une réponse directe aux besoins exprimés par l’ONU dans le Rapport Brahimi rédigé à la même époque : Rapport du Groupe d’études sur les opérations de paix de l’ONU, Nations Unies, UN Doc A/55/305/S/2000/809, New York, 21 août 2000. Cf. Chapitre XI. 197 Cf. plus tard la création, sur une base intergouvernementale, de l’EUROGENDFOR. 198 Entretien avec un diplomate français, op. cit. Cette emphase sur les UPI rencontrait toutefois la méfiance du Royaume-Uni et de l’Allemagne dont les polices sont organisées très différemment. 199 Entretien avec un diplomate français, op. cit. 200 Séminaire intitulé « Stenghtening the rule of law in the context of crisis management – What are the specific targets of the European Union ? », Bruxelles, 25 octobre 2000. 58 questions ayant trait à la méthodologie et à la notion de « valeur ajoutée ». Plusieurs idéesforces se dessinaient : - la nécessité de créer un kit (corpus) juridique transitoire pour les situations de crise où les structures de l’Etat sont inopérantes201; - la nécessité d’établir des liens étroits entre le secteur de la police et le système judiciaire ; - l’intérêt de restaurer le plus tôt possible le système judiciaire et pénal pour permettre la continuité des actions entre le court terme et le long terme ; - la difficulté à trouver un équilibre entre les réalités locales et les « standards » internationaux ; - enfin, le défi des ressources humaines pour trouver le personnel compétent (définition de critères communs pour le recrutement, la formation…). A l’exemple du domaine de la police, le Conseil européen de Nice (décembre 2000)202 définissait enfin ce qui allait devenir la méthode capacitaire utilisée ensuite pour développer les différentes dimensions de la GCC (cf. Chapitre XI). La démarche consistait à obtenir des contributions volontaires des Etats membres en établissant des Objectifs concrets203 échelonnés dans le temps. Quatre étapes étaient prévues : 1/ l’élaboration de scenarii génériques de planification traduits ensuite en termes de « missions » ; 2/ la définition des capacités requises pour l’accomplissement de ces missions (aspects quantitatifs et qualitatifs) ; 3/ un appel à contribution pour inciter les gouvernements à prendre des engagements formels ; 4/ enfin, des mesures de suivi pour les Objectifs concrets204. Le Traité de Nice et l’institutionnalisation de la chaîne PESD La Présidence française de l’an 2000 s’est terminée par la refonte du Traité d’Amsterdam. Concernant la « PECSD », le nouveau Traité de Nice permettait à l’UE de reprendre officiellement les principales attributions de l’UEO205. Il donnait aussi un cadre juridique à la participation d’Etats tiers aux futures opérations de l’UE (article 24 TUE). Enfin, le Traité de Nice institutionnalisait la chaîne politico-militaire avec la création du COPS (article 25 TUE). Tout comme le CMUE et l’EMUE, le CivCom n’était toutefois pas mentionné nommément. Subordonnés au COPS, ces structures restaient en effet des organes subsidiaires du Conseil de l’UE. Leur non inclusion dans le Traité permettait surtout de garder la souplesse nécessaire pour des ajustements ultérieurs. Cette nouvelle architecture nécessitait de définir aussi au plus vite des Procédures de gestion des crises, tant au niveau politique qu’au niveau opérationnel. A cet effet, le SG/HR avait proposé aux gouvernements un document-cadre206. Javier SOLANA préconisait d’adopter des mécanismes qui puissent faciliter les consultations et les prises de décisions rapides. La rédaction de ces procédures devait en tout cas impliquer des experts à la fois civils et militaires. Des exercices devaient ensuite tester - et valider - les processus avant les premières opérations 201 Autre besoin exprimé clairement dans le Rapport Brahimi de l’ONU. Conclusions de la Présidence française, Conseil européen, Nice, 7-9 décembre 2000. Voir en particulier l’Annexe sur le renforcement des capacités de l’UE pour les aspects civils de la gestion des crises. 203 « Concrete targets ». 204 « Follow-up for concrete targets ». 205 Hors article 5 du Traité de Bruxelles modifié. 206 Procedures for Comprehensive, Coherent Crisis Management : Reference Framework, Contribution by the SG/HR, Nice, 7-8 December 2000. 202 59 réelles. La définition des procédures de la PESD était toutefois contrainte par la nécessité de respecter l’équilibre institutionnel et, notamment, le droit d’initiative de la Commission. Le COPS était identifié malgré tout comme l’organe central du dispositif décisionnel207. La Présidence suédoise et le sommet de Göteborg (premier semestre 2001) Pour des raisons déjà explicitées (convergence de vues avec la Finlande…), la Présidence suédoise de 2001208 allait donner pour sa part une claire prééminence aux aspects civils de la gestion des crises. La Suède allait par ailleurs laisser son empreinte en liant la GCC européenne à deux autres thématiques209 : la prévention des conflits210 et la coopération UE-ONU. Le Conseil Européen de Göteborg211 pouvait en tout cas entériner de nombreuses avancées. Le premier semestre 2001 marque en ce sens le véritable essor du volet civil de la PESD212. Sur fond de crise en ARYM, ce semestre fut tout d’abord consacré à la matérialisation de la chaîne politico-militaire. Le COPS devenait permanent tout comme le CMUE et l’EMUE. Les premières Procédures de gestion des crises213 étaient par ailleurs élaborées avec l’aide du CivCom214 et de la nouvelle Unité de police215. Le dispositif était complété par la création du Centre satellitaire de l’UE à Torrejon et de l’Institut d’Etudes Stratégiques de l’UE à Paris216. Les Etats membres s’accordaient enfin sur la création du CEPOL, le Collège européen de police (cf. Chapitre XI). En mai, une première Conférence des hauts fonctionnaires de police sur les capacités policières des Etats membres en matière de gestion internationale des crises permettait en outre aux praticiens d’échanger sur des thématiques concrètes : aspects capacitaires, planification, exercices, cadre juridique des missions, règles de comportement, etc. Suite au mandat reçu à Helsinki, la Commission créait de son côté en février 2001 le Mécanisme de Réaction Rapide (MRR). Ce mécanisme permettait le financement communautaire d’actions civiles en situation d’urgence. En avril 2001 la Commission publiait par ailleurs une Communication sur la Prévention des conflits qui mettait en avant les atouts des instruments du premier pilier pour la gestion des crises comprise au sens large217. Enfin, c’est un programme communautaire qui prenait le relais de la mission de police de l’UEO en Albanie (cf. Chapitre 207 Simon DUKE, The linchpin COPS – Assessing the working and institutional relations of the Political and Security Committee, Maastricht, European Institute of Public Administration, 2005. 208 Représentée au Conseil de l’UE par Anna LINDH. 209 Anders BJURNER, « Visions and Achievements of the Swedish Presidency in Developing a Civilian Crisis Management Capability », EU Civilian Crisis Management Capability, Conference Report, SWEFOR/SPAS, Stockholm, 20 April 2001, pp.11-14. 210 Sur le Programme européen pour la prévention des conflits violents (Programme de Göteborg), cf. Chapitre VII. 211 Swedish Presidency Conclusions, European Council, Göteborg, 15-16 June 2001. Voir en particulier le rapport de la Présidence suédoise sur la PESD (Annexes I à V). 212 Le Sommet de Göteborg est le premier à utiliser l’abréviation ESDP/PESD (traduite en français par Politique européenne en matière de sécurité et de défense), exit donc la PECSD. 213 CMP: Crisis Management Procedures. 214 Suggestions for Procedures for Coherent, Comprehensice EU Crisis Management, EU Council, Doc. 5633/01, Brussels, 24 January 2001; Suggestions for Procedures for Coherent, Comprehensive EU Crisis Management – Advice by CivCom, EU Council, Doc. 6069/01Brussels, 22 February 2001. Cf. Chapitre VII. 215 L’Unité de police est alors un organe de la PESD. Elle ne doit pas être confondue avec les UPI précitées. 216 Deux organes transférés en réalité de l’UEO à l’UE. 217 Cf. Chapitre VII sur la boîte à outils de l’UE en matière de gestion des crises et des conflits. 60 I). La Commission entendait en effet ne pas se laisser marginaliser par le développement en cours de capacités civiles dans le cadre du second pilier. La décision la plus marquante du sommet de Göteborg restera le lancement du Plan d’action en matière de police. Ce dernier prévoyait de développer des coopérations pour la planification et la conduite des missions au niveau politico-stratégique. L’UE devait aussi pouvoir déployer rapidement un QG opérationnel et des Unités de police intégrées. La mise en place « d’interfaces » entre les aspects civils et militaires de la gestion de crise était citée comme un point critique. Enfin, il fallait rechercher l’interopérabilité à chaque fois que possible : équipements, soutien administratif et logistique, vocabulaire et manuels de doctrine, critères de sélection, modules de formation, financement. Les chefs d’Etat et de gouvernement chargeaient en tout cas le SG/HR et la future présidence de suivre un échéancier rigoureux en prenant en compte les besoins réels (demand-driven) et les enseignements des missions de police présentes et passées. L’Unité de police devait pour sa part jouer le rôle de « facilitateur » en faisant le lien entre les Etats membres et des autres organisations internationales, l’ONU principalement. Mais, le premier semestre de 2001 avait aussi permis d’établir des Objectifs concrets - à remplir d’ici 2003 - dans les trois autres domaines prioritaires de la GCC. Le Rapport de la Présidence suédoise sur la PESD énonçait ainsi des objectifs quantitatifs en matière d’Etat de droit218, d’administration civile219 et de protection civile220. L’importance du renforcement de l’Etat de droit était soulignée tant pour la prévention des conflits qu’en situation d’après crise. Le domaine de l’administration civile devait permettre pour sa part de faire face aux crises internationales complexes sur un spectre très large : fonctions d’administration générale221, fonctions d’action sociale222 et fonctions d’infrastructure223. Ici encore, les expériences de Mostar (cf. Chapitre I) mais aussi de la MINUK, du Timor et d’autres théâtres de crise avaient été étudiées avec soin. Un développement particulier était consacré par ailleurs à l’emploi des moyens de protection civile dans le cadre du Titre V TUE. Malgré les fortes réticences de la Commission, les Etats souhaitaient en effet pouvoir avancer dans ce domaine (d’autant plus que la crise macédonienne risquait à tout moment de provoquer de nouveaux flux de réfugiés dans les Balkans). La protection civile devait effectivement aller au-delà de l’aide apportée en cas de catastrophe au travers des procédures communautaires. Les situations de conflit violent supposaient d’assurer les besoins immédiats et la protection des populations, en recourant si nécessaire aux moyens des forces armées : secours aux victimes, construction de camps de réfugiés, soutien logistique... Le Rapport de la Présidence suédoise montrait cependant que l’UE ne se focalisait pas uniquement sur les aspects capacitaires. Ainsi, le domaine de la formation et des exercices commençait à prendre une place de choix. La formulation d’une Politique pour les exercices de gestion des crises devait représenter en ce sens une étape importante. Il s’agissait d’expérimenter les structures, les procédures et les « arrangements » à tous les étages de la chaîne de commandement. Le CMUE et l’EMUE devaient préparer en outre « au plus vite » un 218 200 experts projetables dans un délais de 30 jours. Création d’équipes avancées d’évaluation. 220 2 à 3 équipes d’évaluation de 10 personnes projetables dans un délai de 3 à 7 heures. 221 Etat civil, Enregistrement, élections et nomination des organes politiques, fiscalité, administration locale, douanes. 222 Education, services sociaux, services médicaux et secteur de la santé. 223 Approvisionnement en eau et en énergie, télécommunications, « infrastructure permanente », transports, gestion des déchets. 219 61 Concept pour les exercices PESD. Le CivCom restait néanmoins un organe essentiellement consultatif et subsidiaire en la matière. Cela traduisait une fois de plus la prééminence du volet militaire. D’autres avancées avaient aussi pu être enregistrées concernant la participation des Etats tiers aux futures missions européennes. Cette thématique était de fait hautement politisée car elle s’inscrivait dans le débat UE-OTAN224. Elle permettait également à l’UE d’associer les Etats candidats à l’adhésion. Enfin, elle montrait la volonté des Européens de concrétiser des partenariats avec d’autres acteurs internationaux : Canada, Russie, Ukraine (cf. Chapitre VIII). Enfin, le Rapport de la Présidence suédoise insistait sur la coopération avec les organisations internationales. La priorité était donnée aux relations UE-ONU, tant en matière de prévention des conflits qu’en matière de gestion des crises (domaines dans lesquels l’Union pouvait apporter une « réelle contribution »). Trois zones géographiques étaient notamment mentionnées : les Balkans occidentaux, le Proche/Moyen Orient et l’Afrique. Plus généralement, des principes directeurs et des scénarios de coopération avaient pu être définis. La GCC semblait dès lors devoir se développer sur un mode plus coopératif que concurrentiel (cf. Chapitre VIII sur la réalité du caractère « inclusif » de la GCC européenne). Anders BJURNER225, Ambassadeur suédois au COPS, estimait en tout cas que trois objectifs avaient été atteints par son pays durant ses six mois de présidence. La Suède avait donné tout d’abord une nouvelle impulsion au volet civil de la PESD tout en clarifiant son contenu et ses finalités. Elle avait réussi également à promouvoir une vision large de la gestion civile des crises, au-delà des aspects capacitaires. Enfin, elle avait montré que la gestion des crises n’était pas une question de choix entre des moyens civils ou militaires. Les deux aspects ont leur utilité propre et c’est dans leur combinaison qu’ils trouvent leur efficacité maximale. De Laeken à Copenhague (juillet 2001- décembre 2002) : continuités et défis du processus capacitaire civil Le Conseil européen de Göteborg avait invité la nouvelle Présidence belge à continuer le travail « sur tous les aspects de la PESD ». L’ambition majeure était néanmoins de pouvoir annoncer au plus vite l’achèvement du dispositif européen de gestion des crises. Sur le plan militaire, les Etats devaient donc redoubler d’effort pour fournir les 60 000 hommes de l’Objectif global d’Helsinki. Quantitativement, les effectifs ne manquaient pas. Il en était tout autrement sur le plan qualitatif : déficit dans le domaine du transport stratégique, etc. Surtout, il fallait encore valider les mécanismes, les structures et les Procédures de gestion des crises226. C’est donc avec scepticisme que les analystes ont accueilli, fin 2001, la Déclaration de Laeken sur le caractère opérationnel de la PESD227. 224 Débat notamment sur la coopération avec les « Non EU European NATO members ». BJURNER, op. cit. 226 Marc MICHIELSEN, « The Belgian Presidency’s Vision to Develop EU Civilian Crisis management Capability », EU Civilian Crisis Management Capability, Conference Report, SWEFOR/SPAS, Stockholm, 20 April 2001, pp.1415. 227 Belgian Presidency Conclusions, European Council, Laeken, 14-15 December 2001 (Declaration on the operational capability of the Common European Security and Defence Policy). 225 62 Laeken : la déclaration du caractère opérationnel de la PESD et la première Conférence d’engagement pour les capacités de Police Le sommet de Laeken marque une date symbolique de l’Europe de la défense228. Les chefs d’Etat et de gouvernement avaient en effet déclaré : « The Union is now capable to conduct some crisis management operations »229. La capacité réelle de l’UE à remplir des actions PESD sous sa propre bannière restait néanmoins théorique. Le Conseil européen avait rappelé en tout cas la nécessité de parvenir à un juste équilibre entre les deux volets de la PESD : « The balanced development of military and civilian capabilities is necessary fo effective crisis management by the Union : this implies close coordination between all the resources and instruments both civilian and military available to the Union »230. Le Rapport de la Présidence belge231 montrait cependant que les « capacités civiles » continuaient à progresser sur un rythme inégal. Certes, pour la première fois, une Conférence ministérielle sur l’amélioration des capacités en matière de police s’était tenue le 19 novembre 2001 à Bruxelles232. Lors de cette conférence, les Etats membres s’étaient engagés à fournir 5 000 policiers dont 1 400 pouvant être déployés en 30 jours : l’Objectif de Feira avait donc été dépassé quantitativement, avec une année d’avance. Les Etats avaient promis en outre de mettre à la disposition de l’UE des Unités de police intégrées et interopérables233, en sus des policiers mobilisables sur une base individuelle. Ces engagements restaient toutefois déclaratoires, sans mécanismes contraignants pour les gouvernements (pas d’éléments d’alerte, pas de bases de données nominatives). De plus, l’Unité de police restait sous-dimensionnée pour pouvoir assurer tout à la fois la mise en œuvre du Plan d’action de Göteborg et la planification des futures missions. Le Rapport de la Présidence belge234 évoquait en parallèle le renforcement de l’Etat de droit comme une « précondition » à la consolidation de la paix et à la sécurité. Dans ce domaine spécifique, l’UE devait jouer un rôle de « catalyseur » vis-à-vis de ses partenaires internationaux. Les défis en la matière commençaient à bien être identifiés : comment agir dans les situations où le système judiciaire est inopérant ou inexistant ? Comment concilier les standards internationaux avec le respect du droit local ? L’Union portait ainsi ses efforts sur la création d’un corpus juridique transitoire applicable aux crises complexes. La Commission européenne avait décidé en ce sens de financer un projet de deux ans en partenariat avec le Bureau du Haut Commissaire de l’ONU pour les Droits de l’Homme (OHCHR)235. En octobre 2001, le Conseil de l’UE avait aussi décidé la mise en place d’un Mécanisme de coopération en matière de protection civile qui puisse être activé dans le cadre du Titre V 228 Laeken est aussi le Sommet de la Déclaration sur l’Avenir de l’Europe. Declaration on the operational capability of the Common European Security and Defence Policy, op. cit. 230 Ibid. 231 Belgian Presidency Report on ESDP, December 2001. 232 Ministerial Police Capabilities Commitment Conference Declaration, Bruxelles, 19 novembre 2001. Conférence organisée simultanément avec une Conférence sur le plan militaire. Le lendemain, des réunions ad hoc permirent par ailleurs de poursuivre les discussions avec des pays tiers (Etats membres de l’OTAN et hors OTAN). 233 Standardisation and Interoperability, EU Council, Presidency, Doc. 13307/01, Brussels, 26 October 2001. 234 Belgian Presidency Report on ESDP, op. cit (Pursuit of the Concrete objectives relating to the Rule of Law and Civil Protection in the Context of Civilian Aspects of Crisis Management). 235 Projet intitulé « Restoring the rule of law : supporting rights – sensitive transitioal justice arrangements in postconflict and post-crisis countries ». 229 63 TUE236. Les attentats récents du 11 septembre avaient montré en effet que ce domaine prioritaire de la GCC soulevait de nouveaux enjeux. Le domaine de l’administration civile n’était pour sa part pas évoqué dans le Rapport de la Présidence belge. Dans ce secteur particulier de la GCC, l’UE s’était montrée en effet très ambitieuse. De nombreuses questions restaient dès lors à régler, sur le plan conceptuel notamment : spectre des tâches à couvrir, répartition des rôles avec les instruments du premier pilier… Enfin, la Commission restait comme toujours proactive. Elle avait ainsi pris une nouvelle initiative en lançant - avec un petit groupe de huit pays (core group)237 - un Projet pilote de formation pour les aspects civils de la gestion des crises. Ce projet visait à définir des standards communs et des modules pédagogiques dans les deux domaines du renforcement de l’Etat de droit et de l’administration civile. Le but implicite était de rattraper le décalage avec le domaine de la police qui bénéficiait déjà du réseau et de l’expertise du CEPOL (op. cit.). Les séminaires de la Présidence espagnole et la première Conférence d’engagement pour le renforcement de l’Etat de droit Dans le premier semestre de 2002, la thématique du terrorisme arrivait naturellement en tête des préoccupations européennes238. Les attaques contre le World Trade Center laissaient effectivement augurer de grands bouleversements sur l’agenda international. La riposte américaine en Afghanistan avait ainsi signifié le début du « moment unilatéral » de l’Administration BUSH, en dépit de la solidarité exprimée par les Etats européens membres de l’OTAN239. Ces événements n’aillaient toutefois pas bouleverser les efforts en matière de PESD. Un Plan d’action européen pour les capacités (ECAP) devait ainsi pallier les déficits (shortfalls) identifiés plus tôt dans le domaine militaire. Sous l’égide de la Présidence espagnole240, la GCC a donné lieu également à de nombreux ateliers et séminaires : sur le « rôle de la police européenne dans la gestion civile des crises », sur le renforcement de l’Etat de droit, sur les implications du droit international humanitaire pour les futures opérations… Le sommet de Séville (juin 2002) pouvait dès lors entériner de nouveaux documents à vocation doctrinale et/ou opérationnelle, dans le domaine de la police en particulier241. Il est vrai que 236 Community Mechanism to facilitate the reinforced cooperation in civil protection assistance interventions, Council Decision, 23 October 2001. 237 Autriche, Danemark, Finlande, Allemagne, Italie, Pays-Bas, Espagne, Suède. La coordination de l’ensemble était confiée à l’ASPR (Austrian Study Center for Peace and Conflict Resolution). On notera l’absence du Royaume-Uni mais aussi de certains membres fondateurs comme la France, le Luxembourg et la Belgique. 238 Spanish Presidency Conclusions, Seville European Council, 21 and 22 June 2002. 239 Il faut rappeler que cette tendance américaine à l’unilatéralisme s’était manisfestée de fait depuis les années CLINTON. 240 Spanish Presidency Report on ESDP, June 2002. 241 European Union Concept for Police Planning, EU Council, Doc. 6923/02, Brussels, 6 March 2002; EU comprehensive Concept for strenghtening of local police missions, EU Council, Doc. 9535/02, Brussels, 31 May 2002 ; Guidelines for Command and Control structures for EU Police operations in civilian aspects of crisis management, EU Council, Doc. 6922/02, Brussels, 6 March 2002 ; Police aspects of fact finding missions, EU Council, Doc. 9735/02, Brussels, 10 June 2002. 64 l’UE venait de décider le lancement d’une première mission en Bosnie-Herzégovine. La future MPUE242 devait assurer - dès le 1ier janvier 2003 - la relève d’une mission CivPol de l’ONU. Elle devait surtout signifier l’engagement accru de l’Union pour la stabilisation des Balkans occidentaux. La première Conférence sur les capacités en matière d’Etat de Droit avait permis en outre de dépasser les objectifs fixés à Göteborg243. Trois grandes catégories d’experts avaient pu être définies à cette occasion : le personnel judiciaire, le personnel pénitentiaire et « autres ». Ce champ de la GCC nécessitait cependant des solutions spécifiques en raison du statut indépendant des magistrats et de la diversité des profils requis. De plus, certaines spécialités ne pouvaient pas être assurées par des fonctionnaires gouvernementaux (ex : les avocats). L’UE devait donc envisager de recourir également à des compétences issues de la sphère non étatique. En parallèle, l’UE élaborait des guides de procédure criminelle utilisables dans le cadre des opérations de gestion des crises. Le sommet de Séville évoquait ainsi la « contribution intellectuelle » apportée par l’Union dans le cadre du projet mené avec le Haut Commissariat pour les Droits de l’Homme de l’ONU (op. cit.). De façon générale, l’UE excipait dans son savoir-faire en matière d’Etat de droit. Son ambition était de pouvoir employer ses experts dans différentes configurations : conjointement avec des forces de police ou de façon séparée, au sein d’une opération internationale ou au travers d’une mission européenne autonome. Le domaine de l’administration civile restait en comparaison le parent pauvre de la GCC. Seules des grandes lignes directrices avaient pu être adoptées en la matière244. Enfin, le Conseil européen de Séville prenait acte de la poursuite des travaux sur l’emploi des capacités de protection civile dans le cadre de la GCC245. Dans le contexte de l’après 11 septembre, il s’agissait de pouvoir utiliser ces moyens spécialisés en réponse à des actes de terrorisme (protection contre la menace NRBC246). Enfin, un premier exercice PESD (dénommé CME 02) avait pu être organisé à Bruxelles, en liaison avec les capitales des Etats membres. Il s’agissait alors de tester les mécanismes de consultation en phase pré-décisionnelle. Cet exercice avait mis en évidence la nécessité de réviser les premières Procédures de gestion des crises247 tout en développant les aspects liés à l’interface civilo-militaire. 242 Mission de Police de l’UE en BiH. Spanish Presidency Report on ESDP, op. cit. (cf. Annexe I : Rule of Law Capabilities Commitment Conference Declaration). 244 Basic guidelines for crisis management in the field of civilian administration, EU Council, Doc. 9369/1/ 02, Brussels, 30 May 2002. Voir aussi Civilian Administration - Background information on experiences on civilian administration in international missions, EU Council, Doc. 11394/02, Brussels, 14 October 2002. 245 Spanish Presidency Report on ESDP, op. cit. (The use in Crisis Management, referred to in Title V of the Treaty of the European Union, of the Community Mechanism to facilitate the reinforced cooperation in civil protection assistance interventions). 246 Nucléaire, Radiologique, Bactériologique et Chimique. 247 Suggestions for Procedures for Coherent, Comprehensive EU Crisis Management, EU Council, Doc. 8945/2/02 REV 2, Brussels, 22 May 2002. 243 65 La Présidence « dano-grecque » et la première Conférence globale pour les capacités civiles (juillet-décembre 2002) En juillet 2002, le Danemark, pays traditionnellement atlantiste, accédait à la présidence de l’UE. Cela supposait des arrangements spécifiques car le Royaume danois bénéficie d’une clause d’opting-out pour les questions de défense stricto sensu248. Les aspects militaires allaient donc être suivis par la Grèce (pays suivant sur la liste de la présidence tournante). En revanche, rien n’interdisait le Danemark de traiter des aspects civils, secteur où il s’était d’ailleurs impliqué depuis le début, par solidarité nordique notamment. Cette bizarrerie juridique et institutionnelle était d’autant plus paradoxale que l’UE développait à la même époque le concept de Coordination civilo-militaire (CMCO, cf. Chapitre VII). La PESD ne pouvait en tout cas pas attendre. La MPUE devait en effet être déployée début 2003 en Bosnie. L’UE envisageait à la même période de relever l’OTAN en ARYM en engageant pour la première fois une force militaire249. Cela supposait de conclure au plus vite des accords pour avoir accès à certains moyens de l’Alliance. Pour cela l’UE devait encore clarifier ses rapports avec l’OTAN, malgré ses propres réticences et en dépit de l’obstructionnisme de la Turquie250. Concernant le volet civil de la PESD, l’Union s’efforçait de poursuivre le processus capacitaire. Ainsi, la première Conférence ministérielle globale sur les capacités en matière de gestion civile des crises se tenait en novembre 2002251. En décembre, le sommet européen de Copenhague pouvait dès lors annoncer que les Objectifs concrets définis à Feira puis à Göteborg avaient été dépassés grâce aux contributions volontaires des Etats membres252. Ce ton velléitaire n’arrivait pas à masquer la réalité, à savoir que le stade d’avancement des différents domaines demeurait très inégal253. Un rapport d’étape montrait d’ailleurs l’étendue qui restait à parcourir254. Cela n’empêchait pas l’UE d’anticiper un possible élargissement du périmètre d’action de la GCC255. Sur le plan de la réflexion doctrinale, l’Union était parvenue par ailleurs à adopter des règles d’engagement pour les forces de police256. Enfin, un projet de Concept pour la Protection civile commençait également à circuler257. 248 Gorm Rye OLSEN, and Jess PILEGAARD, « The Cost of Non-Europe ? Denmark and the Common Security and Defence Policy », European Security, 14/3, 2005. 249 Opération CONCORDIA. 250 Décembre 2002 : « Déclaration commune » entre l’OTAN et l’UE sur la PESD. Elle constitue le cadre formel d’une coopération politique et militaire étroite entre les deux organisations. Il faudra pourtant attendre mars 2003 et la signature formelle d’un accord permettant l’échange de documents militaires pour lancer CONCORDIA. 251 Ministerial Déclaration - Civilian Crisis Management Capability Conférence of Member States, UE Council, Brussels, 19 November 2002. 252 Danish Presidency Conclusions, Copenhaguen European Council, 12-13 December 2002 et ESDP Presidency Report, December 2002. 253 Par exemple, l’appel à contributions pour le domaine de l’Administration civile venait tout juste d’être lancé : un seul Etat avait répondu immédiatement. 254 Civilian Instruments for Crisis Management – State of readiness, EU Council Secretariat, Doc. 13871/1/02, Brussels, 19 November 2002. 255 « The need for possible additional EU civilian crisis management capacity areas should be kept under review »: ESDP Presidency Report, December 2002 256 Compendium of principles for the use of force and consequent guidance for the issue of rules of engagement (ROE) for police officers participating to EU crisis management operations, EU Council, Doc. 12415/5/02, Brussels, 29 November 2002 (Restricted). 257 Civil Protection in the Framework of Crisis Management - Draft Concept, EU Council Presidency, Doc. 10882/1/02, Brussels, 16 September 2002. 66 De façon générale, le principal sujet de préoccupation touchait au commandement et à la conduite des opérations. Le Conseil européen de Copenhague avait demandé en ce sens au SG/HR de s’atteler au plus vite à la création à Bruxelles d’une véritable Capacité de planification et de soutien pour les missions civiles PESD. Il devait pour cela s’appuyer sur les « besoins spécifiques » tout en recherchant des « synergies avec les capacités déjà existantes » au sein de la Commission. De fait, il s’agissait surtout de renforcer les organes du second pilier et, notamment, l’Unité de police qui devait assurer la conduite effective de la MPUE. Contrairement au volet militaire, la GCC ne pouvait effectivement pas compter sur une structure équivalente à l’EMUE. Surtout, l’UE ne pouvait pas recourir à une nation-cadre (schéma réservé aux opérations militaires). A la même époque, le Projet pilote de la Commission pour la formation (op. cit.) était entré pour sa part dans sa deuxième phase. Le groupe initial de pays s’était élargi pour devenir « l’EU Group on Training » (treize Etats membres)258 et un cycle de stages avait pu être planifié259. Le tournant de l’année 2003 L’année 2003 fut celle des divergences transatlantiques et intra-européennes sur la crise irakienne. Mais elle fut aussi un rendez-vous majeur pour l’UE et la PESD. L’Union était en effet accaparée par le Projet de Traité constitutionnel (travaux de la Convention sur l’avenir de l’Europe prolongés par la Conférence intergouvernementale). L’UE devait par ailleurs préparer l’élargissement à dix nouveaux pays. Enfin, elle devait faire face aux défis suscités par les premiers engagements opérationnels sur des théâtres de crise. Les premières missions et opérations PESD ou « l’épreuve du réel » En janvier 2003, l’Union européenne lançait sa première action PESD en BiH. Cette dernière était une mission de police avec un mandat de conseil et de renforcement des capacités locales (effectif : 500 policiers et gendarmes pour une durée initiale de trois ans260). On était assurément loin des ambitions militaires annoncées à Helsinki. La MPUE nécessitait toutefois de mobiliser pour la première fois l’ensemble de la chaîne PESD. Ainsi, un Centre de situation conjoint (SITCENT) était activé pour assurer la liaison opérationnelle entre les instances bruxelloises et la mission. Cette petite structure de veille rassemblait alors du personnel civil de l’UPPAR et du personnel militaire l’EMUE. En mars, l’opération CONCORDIA (op. cit.) permettait de tester les récents arrangements avec l’OTAN261. Enfin, en juin, l’opération ARTEMIS en Ituri montrait la capacité des Européens à mener - à plus 6 000 km de distance - des interventions militaires autonomes262. Ces différentes actions PESD étaient limitées. Elles représentaient 258 La Belgique, la France, la Grèce, l’Irlande et le Royaume-Uni avaient rejoint les huit premiers membres du « Core Group ». 259 Organisation de stages d’initiation ou spécialisés sur des thématiques variées: Etat de droit, droits de l’homme, démocratisation et bonne gouvernance, administration civile. Au fil des mois, le spectre sera d’ailleurs élargi : transformation des conflits, communication publique, développement des médias, gestion et soutien des missions. 260 Effectifs en 2008 : environ 180 policiers. 261 Accord-cadre et échanges de lettres entre le SG/HR et le Secrétaire général de l’OTAN, Lord ROBERTSON, 17 mars 2003. 262 ARTEMIS a aussi montré l’intérêt et les limites du concept de nation cadre (fonction assurée par la France tant en 67 pourtant un véritable examen de passage pour la PESD et pour la crédibilité de l’Union européenne. L’attention portée aux premières actions PESD incitait cependant la Commission à réaffirmer en parallèle ses propres compétences dans le champ sécuritaire. En avril 2003, son Unité de prévention des conflits et de gestion des crises publiait ainsi un document qui dressait une liste exhaustive des instruments mis en oeuvre dans le cadre du premier pilier263. L’idée sous-jacente était de montrer que les capacités civiles de la PESD ne représentaient qu’une toute petite partie des moyens disponibles dans l’Union pour traiter les crises et les conflits. A la même période, la Commission rappelait également les objectifs264 du Mécanisme de réaction rapide (MRR) créé deux ans auparavant265. La PESD demeurait toutefois la grande affaire des Etats tandis que le SG/HR s’affirmait de plus en plus comme une force de proposition. Le sommet de Thessalonique : identification d’un nouveau domaine prioritaire et façonnement d’une « culture PESD » Lors du « mini-sommet » de Tervuren (29 avril 2003), quatre membres fondateurs de l’UE (France, Allemagne, Belgique et Luxembourg) avaient proposé de pousser la PESD dans le sens d’une autonomie toujours plus grande266: création d’un état-major civilo-militaire de niveau stratégique, mise sur pied d’un Collège européen de sécurité et de défense, coopération dans le secteur de l’armement, etc. Sur fond de crise irakienne, cette initiative avait suscité de très vives réactions de la part des Etats-Unis et des pays à tradition atlantiste (le Royaume-Uni en particulier). Avec le recul, on peut toutefois considérer que les idées émises à Tervuren sont à l’origine des principales avancées du Traité constitutionnel - et du Traité de Lisbonne - en matière de PESD : actualisation des Tâches de Petersberg, possibilité de créer une Coopération structurée permanente, mise en œuvre de coopération renforcées267… Concernant la GCC, le sommet de Tervuren avait également proposé le projet EU-FAST (European First Aid support Team). Ce dernier visait à mieux coordonner les moyens civils et militaires dans le cadre de la protection civile. La Commission continuait cependant à bloquer toute évolution dans cette direction. Malgré les tensions générées par la crise irakienne, la Grèce allait toutefois réussir à faire de sa présidence et du sommet de Thessalonique des rendez-vous importants pour la PESD et la GCC268. De façon générale, l’UE estimait nécessaire de se fixer de nouveaux objectifs tout en élargissant le champ d’intervention de la gestion civile des crises : « As a result of enlargement, ARYM qu’en RDC). 263 Civilian Instruments for EU Crisis Management, European Commission - Conflict Prevention and Crisis Management Unit, Brussels, April 2003. 264 The Rapid Reaction Mechanism Supporting the European Union’s Policy Objectives in Conflict Prevention and Crisis Management, European Commission – DG Relex, Directorate CFSP, Information Note, Brussels, April 2003. 265 Rappel : le MRR est un fonds de financement d’urgence. Il ne doit donc pas être confondu avec le Mécanisme de coordination pour la gestion non militaire des crises mis en place au sein du Conseil suite au Sommet d’Helsinki. Il se distingue enfin du Mécanisme communautaire de protection civile. 266 André DUMOULIN, La Belgique et le Groupe des Quatre en matière de défense,Bruxelles, CRIP, 2004. 267 Sans oublier la création de nouvelles structures institutionnelles comme nous le verrons ultérieurement : Cellule civilo-militaire, AED, CESD (cf. infra). 268 Eleni DEMIRI, and Evangelos VLIORAS, « The Greek Contribution to CFSP and Civilian Crisis Management », International Conference on the Regional Dimensions of CFSP and ESDP, FORNET and BECSA, Sofia, 1-2 October 2004 ; Presidency report on ESDP, Greek Presidency, 17 June 2003. 68 the need to raise the current capabilities targets should be kept under review. Work should be commenced in order to allow full use of civilian crisis management instruments. New capabilities and instruments should be developed as need arises »269. L’approche restait donc fondamentalement pragmatique. L’UE décidait en tout cas de se doter de nouvelles capacités de Monitoring (capacités de contrôle et de surveillance)270. Concernant le domaine de la police, de nouveaux documents permettaient d’étoffer le corpus doctrinal et juridique européen271. En parallèle, un nouveau concept global pour les missions d’Etat de Droit avait été rédigé. De la même façon, l’UE avait enfin adopté un concept d’emploi complet pour le domaine de l’administration civile272. Dans ce champ particulier, les Etats ne s’étaient pourtant engagés à fournir que 160 experts. Cette contribution minime montrait que l’administration civile n’était plus réellement un « domaine prioritaire » de la GCC. A la lueur des premières opérations, l’UE s’efforçait aussi d’affiner ses Procédures de gestion des crises en prenant mieux en compte les aspects civils273 (cf. Chapitres VII, XI et XII). En juin 2003, le sommet de Thessalonique insistait sur la nécessité de créer plus largement une Culture européenne de sécurité et de défense274. Une telle culture ne pouvait advenir qu’au travers du volet formation de la PESD, dans ses aspects civils, militaires et civilo-militaires (cf. Chapitre XI). Surtout, c’est à Thessalonique que le SG/HR avait présenté le « papier préstratégique »275 qui allait servir d’ébauche à la Stratégie européenne de sécurité (SES) adoptée six mois plus tard. Les Chefs d’Etat et de gouvernement avaient salué cette initiative qui synthétisait, selon eux, « les intérêts des Etats membres et les priorités des citoyens »276. De la Convention européenne à la Stratégie européenne de sécurité (juillet-décembre 2003)277 L’agenda européen fut encore très dense tout au long du second semestre de 2003. La remise du Projet de Constitution par la Convention sur l’Avenir de l’Europe (juillet)278 et la Conférence intergouvernementale (CIG) de l’automne allaient provoquer en effet de nombreux débats sur les réformes institutionnelles de l’Union élargie. La PESD était soumise elle-même à de multiples tractations. 269 Presidency report on ESDP, Greek Presidency, Doc. 10598/03, 17 June 2003. Le Concept pour ce nouveau domaine ne sera cependant rendu public qu’en octobre suivant : cf. infra. 271 Training curricula for police officers for deployment to international civilian crisis management missions, EU Council, Doc. 8318/03, Brussels, 8 April 2003; Model Agreement on the Status of the EU led Police mission, EU Council, Doc. 9313/03, Brussels, 14 May 2003. 272 EU Concept for Crisis Management Missions in the Field of Civilian Administration, EU Council Secretariat, Doc. 15311/03, Brussels, 25 November 2003. 273 Suggestions for Procedures for Coherent, Comprehensive EU Crisis Management, EU Council Secretariat, Doc. 11127/03, Brussels, 3 July 2003 ; Draft Annex 4 to Crisis Management Procedures, EU Council Secretariat, Doc.7965/2/03 Rev 2, Brussels, 6 June 2003 274 Greek Presidency Conclusions, European Council, Thessaloniki, 19-20 June 2003. 275 « Document Solana » : A Secure Europe in a Better World, EU Council, Doc. 10881/03, Brussels, 25 June 2003. 276 Greek Presidency Conclusions, op. cit. 277 Civilian instruments for Crisis Management - State of Readiness, EU Council Secretariat, Doc. 12717/03, Brussels, 13 November 2003. 278 Projet de Traité établissant une Constitution pour l’Europe, La Convention européenne, Bruxelles, 18 juillet 2003. 270 69 Au même moment, les enseignements des premières opérations et missions européennes supposaient d’adopter urgemment des mesures correctives. Les leçons tirées de la MPUE allaient influencer de façon considérable la conception et le fonctionnement des actions civiles PESD ultérieures279. En novembre 2003, la Présidence italienne de l’UE avait organisé un premier exercice ciblé exclusivement sur le domaine de la police (exercice LUCERNA 03). Ce dernier visait à améliorer les capacités de commandement et le déploiement des Unités de police intégrées. Un mois auparavant, le Ministre français de la défense, Michèle ALLIOT-MARIE, avait proposé la création d’un Corps européen de gendarmerie dans un cadre intergouvernemental280. Il s’agissait en réalité de constituer un groupe pionnier pour faciliter l’engagement de forces de police à statut militaire281 (au profit de l’UE prioritairement). Une telle initiative heurtait cependant certains pays où la notion même de « force de police » semble une incongruité282. Le domaine de l’Etat de Droit enregistrait quant à lui peu de progrès tandis que le Concept pour les missions d’administration civile était complété sur deux aspects spécifiques : les services électoraux et la prise en compte des besoins des administrations de niveau local283. Une déclaration conjointe du Conseil et de la Commission officialisait de plus un début de compromis quant à l’emploi du Mécanisme communautaire de protection civile dans le cadre du Titre V284. Sa mise en œuvre demeurait cependant problématique285. L’UE adoptait par ailleurs à la même époque un Concept pour les missions de contrôle et de surveillance286. La formation fut un autre aspect particulièrement suivi durant la Présidence italienne (l’Italie faisait partie du Core group initial du Projet communautaire de formation pour la GCC). Ainsi, en octobre 2003, deux conférences spécifiques furent organisées à Rome287. Les Etats ne souhaitaient pourtant pas laisser à la Commission le monopole des actions de formation. Ce secteur était en effet identifié comme le creuset d’une PESD réellement civilo-militaire. Le Conseil de l’UE avait dès lors adopté des Critères communs de formation pour les aspects civils de la gestion de crises288. Il avait approuvé également une ambitieuse Politique PESD en la matière (cf. Chapitre XI). 279 Italian Presidency Conclusions, Brussels European Council, 12-13 December 2003 ; Lessons from the planning of the EU Police Mission in BiH (EUPM), Autumn 2001-December 2002, EU Council Secretariat, Doc. 11206/03, Brussels, 14 July 2003 ; A Review of the first 100 days of the EU Police Mission in Bosnia and Herzegovina (EUPM) - Civcom advice, EU Council Secretariat, Doc. 12269/03, Brussels, 5 September 2003. 280 Octobre 2003 : réunion informelle des ministres de la défense de l’UE à Rome. 281 Corps de gendarmerie créé sur le modèle des groupements de forces militaires multinationaux comme l’EUROCORPS, l’EUROFOR et l’EUROMARFOR. 282 L’opposition entre les notions de « force de police » et de « services de police » est à elle seule révélatrice des blocages culturels et corporatistes qui freinent l’intégration des deux volets de la PESD. Cf. Chapitre XII. 283 EU Concept for Crisis Management Missions in the Field of Civilian Administration, op. cit. 284 Joint Declaration by the Council and the Commission on the use of the Community Civil Protection Mechanism in Crisis management referred to in Title V of the Treaty on European Union, EU Council and EC, Doc. 11809/03, Brussels, 25 July 2003. 285 EU FAST, EU Council Secretariat, Doc.16026/03, Brussels, 11 December 2003. 286 Comprehensive EU concept for missions in the field of Rule of Law in crisis management including annexes, EU Council, Doc. 9792/03, Brussels, 26 May 2003. 287 Final Report on The International Conference on Training – Training for Civilian Aspects of Crisis Management : The Role of the European Union, Italian Presidency and EC/DG- Relex, Rome, 21-22 October 2003 ; Report for The International Conference on Training, EC Training Project for Civilian Aspects of Crisis Management, EC/DGRelex, Rome, 20-21 October 2003. 288 Common criteria on training for EU civilian aspects of crisis management, EU Council, Doc. 14799/1/03, 21 November 2003. 70 Le second semestre de 2003 a été placé également sous le signe du renforcement des liens UEONU pour la gestion des crises. Un champ particulier de coopération semblait se dessiner : l’Afrique subsaharienne. Dès juillet, un séminaire sur la prévention, la gestion et la résolution des conflits en Afrique avait ainsi été organisé. En septembre, l’opération militaire européenne ARTEMIS avait passé le témoin à la MONUC II289 en Ituri. Surtout, le 24 septembre 2003, l’Union et les Nations Unies officialisaient une Déclaration conjointe UE-ONU sur la coopération en matière de gestion des crises290. La France et le Royaume-Uni proposaient pour leur part de créer une force de réaction rapide de 1 500 hommes291 (schéma qui préfigurait les futurs Groupements tactiques de l’UE). Cette force avait vocation à intervenir - sur le modèle d’ARTEMIS - à la demande des Nations Unies. Dans le même esprit, la PESD s’ouvrait progressivement à la thématique « onusienne » des enfants affectés par les conflits292. C’est enfin à la même période que la Commission publiait une importante Communication sur les liens avec l’organisation mondiale293. Pour l’UE, le soutien à l’ONU et le choix du « multilatéralisme efficace » allaient devenir des slogans fédérateurs (cf. Chapitre VIII). Ce bilan de la Présidence italienne de 2003 ne doit pas faire oublier que la première urgence demeurait de renforcer les instances bruxelloises pour diriger les missions civiles PESD. Suite au Conseil européen de Copenhague, le SG/HR avait remis en juillet 2003 un rapport spécifique294. Javier SOLANA proposait plusieurs pistes pour remédier au plus vite au déficit en personnel : mutations internes au sein du Secrétariat Général du Conseil, recours à des experts nationaux détachés, etc. En octobre, la Présidence italienne estimait à son tour que la nomination de 18 agents supplémentaires était le strict minimum pour remplir les fonctions essentielles : planification, logistique, achat/suivi des matériels, budget295. Ces besoins étaient particulièrement criants dans l’Unité de Police qui devait piloter au quotidien la MPUE et préparer la projection de 200 policiers européens en ARYM (mission PROXIMA qui débuta officiellement en décembre296). Ces réformes de bon sens butaient toutefois sur la réticence des Etats, peu enclins à créer et pérenniser des postes au sein du second pilier. La fin de l’année 2003 fut enfin marquée par la Conférence intergouvernementale chargée de préparer le Traité constitutionnel. La suite est connue : ces négociations ont échoué et le Traité ne sera signé que six mois plus tard. Pourtant, en novembre 2003, la réunion à Naples des ministres des affaires étrangères de l’UE permettait à la PESD d’enregistrer de nombreuses avancées. Le feu vert des Etats-Unis et un compromis majeur entre la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne permettaient de parvenir à un accord sur la création d’une Cellule civilomilitaire de niveau stratégique (cellule doublée d’un petit élément de l’UE au SHAPE). En 289 Force de l’ONU en RDC. Joint Declaration on EU-UN Cooperation in Crisis Management, EU Council, Brussels, 24 September 2003. 291 Renforcer la coopération européenne en matière de sécurité et de défense, Déclaration conjointe du Sommet franco-britannique de Londres, Londres, 24 novembre 2003. 292 EU Guidelines on Children and Armed Conflict, EU Council Secretariat, Doc 15634/03, Brussels, 9 December 2003. 293 Commission Communication on the European Union and the United Nations : The Choice of Multilateralism, European Commission, Brussels, September 2003. 294 Report on Planning and Mission Support capability for Civilian Crisis Management, SG/HR, Brussels, 22 July 2003. 295 Presidency report to the PSC on Planning and Mission Support capability for Civilian Crisis Management, EU Council, Doc. 13500/2/03 REV 2, Brussels, 17 October 2003. Voir aussi Report of the PSC to the COREPER on Planning and Mission Support Capability for Civilian Crisis Management, EU Council, Political Security Commitee, Doc. 13835/03, Brussels, 23 October 2003. 296 15 décembre 2003, soit le jour même de la fin de CONCORDIA. Il s’agissait alors de manifester la continuité entre l’opération militaire et la nouvelle mission de police. 290 71 décembre, le Conseil Européen de Bruxelles297 pouvait donc afficher des progrès inattendus sur la PESD. Ce succès contrastait avec la morosité du contexte européen en général. L’UE annonçait en tout cas la création d’une Agence européenne de défense (AED) et l’avènement d’une politique spatiale européenne. Surtout, les chefs d’Etat et de gouvernement adoptaient la Stratégie européenne de sécurité298 qui servira désormais de cadre directeur à la PESD/PESD (cf. Chapitre X). Conclusion Quel bilan tirer de la GCC quatre années après le sommet de Cologne et les débuts de l’Europe de la défense ? Une lecture superficielle pourrait laisser croire que l’entreprise avait été conduite de façon plutôt désordonnée. Les agendas des présidences successives et les négociations permanentes entre les Etats montraient que le « processus » restait soumis à des divergences et à des luttes d’influence interétatiques. La GCC était en effet indissociable des marchandages sur la PESD. Elle reflétait également les tensions internes générées par la montée en puissance du second pilier (répartition des champs de compétence avec la Commission). Sous prétexte d’éviter toute « bureaucratisation », les gouvernements nationaux s’étaient en outre montrés réticents à l’institutionnalisation trop poussée des structures bruxelloises. Un regard critique sur la GCC incitait également à constater le fort décalage avec le volet militaire et les inégalités entre les différents domaines identifiés à Feira. Ceux-ci semblaient avoir été lancés sur le mode de la « régate ». Or, fin 2003, seules les capacités de police étaient concrètement opérationnelles. Les premiers déboires de la MPUE montraient d’ailleurs que ce domaine restait lui-même perfectible. En octobre 2003, Renata DWAN pouvait ainsi dénoncer les insuffisances de la GCC européenne : « There has been little conceptual or practical cross-over between the priority areas and the focus has been on short-term crisis management. Little comprehensive attention has been paid to the strategic and operational links between military and civilian instruments, especially in the management of the transition from military to civilian operations »299. Le chercheuse regrettait également le peu d’attention portée au lien entre la gestion de crise et le relèvement à plus long terme des pays en situation de sortie de conflit : « Such an approach goes against emergent international thinking about crisis response - most notably in the UN’s Brahimi Report - which calls for “packages” of rapidly deployable civilian instruments (…) We would do well to move away from thinking about distinct areas and distinct missions (…) and focus, instead on developing integrated teams of civilian experts capable of being rapidly deployed in pre-, active or post-crisis situations to work with and alongside military operations as well as setting the strategic groundwork for longer-term institution building »300. 297 Italian Presidency Conclusions, Brussels European Council, 12-13 December 2003. Stratégie Européenne de Sécurité, op. cit. 299 Renata DWAN, Capabilities in the civilian field, Swedish Institute for International Affairs, Stockholm, 20 October 2003. 300 Ibid. 298 72 Un regard distancié permet néanmoins de déceler une logique dans l’émergence de la GCC. La tendance lourde sur la période 1999-2003 est indubitablement marquée par des phénomènes de convergence. Malgré les aléas et les obstacles de toute nature, les Etats membres ont fait preuve de persévérance collective, les dossiers progressant « à petits pas », au fil des mois et des semestres (pour une vue synoptique de l’avancement des travaux dans les quatre domaines prioritaires, cf. Table 1, page suivante)301. Enfin et surtout, les Etats ont adopté une méthode rationnelle, prémice d’une véritable démarche stratégique : identification des capacités existantes, confrontation avec les besoins opérationnels, définition de la méthode capacitaire, réflexions visant à positionner l’UE sur le « marché international de la sécurité » (notion de valeur ajoutée), utilisation du volet militaire et du domaine de la police pour créer un phénomène général d’entraînement. C’est cette démarche pragmatique et « par le bas » qui a permis de fixer des objectifs d’abord limités puis, de plus en plus élevés. Cela a nécessité de renforcer en parallèle le second pilier, avec un rôle croissant du SG/HR et des structures de la PESD. Les premières opérations et la Stratégie européenne de sécurité montraient toutefois que le processus devait être désormais animé par le haut grâce à l’identification d’un Objectif global civil. 301 Voir aussi Progress Report on Civilian Aspects of Crisis Management, EU Council Secretariat, Brussels, Doc. 15625/03, 2 December 2003. 73 Table 1 : tableau synoptique de l’avancée des premiers domaines prioritaires (juin 1999-décembre 2003) Source : Conclusions des présidences tournantes sur la période considérée Présidence Sommet européen Méthode et documents-clés Allemagne Cologne Juin 1999 Document du Conseil inventoriant les « instuments non militaires » Plan d’action Mécanisme de coordination « non-military crisis management capabilities » Création CivCom Finlande Helsinki Décembre 1999 Portugal Feira Juin 2000 France Nice Décembre 2000 Traité de Nice Suède Göteborg Juin 2001 Définition de la Méthode capacitaire Belgique Laeken Décembre 2001 Espagne Séville Juin 2002 PESD déclarée opérationnelle Danemark Copenhague Décembre 2002 1ière Conférence globale d’engagement Objectifs de Feira dépassés Rapport d’étape du Conseil sur la GCC Document de la Commission sur les instruments civils pour la gestion des crises Stratégie européenne de sécurité Grèce Thessalonique Juin 2003 Italie Bruxelles Décembre 2003 Domaine Police Domaine Administration civile Inventaire Projet base de données 2 concepts « génériques » missions de renforcement et conseil + missions de substitution Appel à contributions Séminaire à Bruxelles (kit juridique transitionnel) Lancement de la mission MPUE en janvier 03 Exercice Lucerna 03 Lancement de la mission Proxima en décembre 03 Domaine Monitoring « search and rescue » Identification comme domaine prioritaire + Plan d’action pour le domaine Police Conférence d’engagement Police Domaine Protection civile Inventaire Définition d’Objectifs concrets 2 concepts « globaux » missions de renforcement et conseil + missions de substitution Rapport d’étape du Conseil sur la GCC Domaine Renforcement de l’Etat de Droit Définition d’Objectifs concrets Identification comme domaine prioritaire Identification comme domaine prioritaire « Civil protection » + « complex emergencies » Définition d’Objectifs concrets Définition d’Objectifs concrets Pré-concept Appel à contributions Conférence d’engagement Etat de droit « Basic guidelines for transitional administration » Concept « global » pour l’Etat de droit + 2 concepts « génériques » : renforcement et substitution Concept modifié pour mieux inclure les ONG et les experts indépendants Appel à contributions Début de la réflexion sur les scénarios possibles Appel à contributions Pré-concept « Civil protection in crisis management » Concept pour les missions de gestion de crise dans le domaine de l’adm. civile Ajout de deux annexes au Concept : service électoral + administration des communautés locales Déclaration commune Conseil/CE Pré-concept + principes de base Concept pour les missions de Monitoring 74 75 Chapitre III : l’Objectif global civil et la montée en puissance du volet civil de la PESD (2004-2005) Résumé Ce chapitre analyse la GCC européenne sur la période 2004-2005. Alors que de nouvelles missions civiles PESD se profilaient, l’UE a adopté le Plan d’action pour les aspects civils de la gestion des crises puis un Objectif global civil 2008. Cette démarche impulsée dans le sillage de la Stratégie européenne de sécurité traduisait une double ambition : d’une part, atténuer le déséquilibre avec le volet militaire et dépasser l’approche sectorielle ; d’autre part, prendre en compte les capacités des dix nouveaux Etats membres suite à l’élargissement de mai 2004. Conceptuellement parlant, ce chapitre montre dès lors le « renversement » de la GCC grâce à la mise en oeuvre d’une véritable démarche stratégique qui confrontait les buts, les besoins et les moyens. Mutualiser les capacités nationales était en effet devenu insuffisant. Il a fallu ainsi nommer une équipe ad hoc au sein du Secrétariat Général du Conseil puis définir une méthode de travail et un calendrier contraignant. Le déploiement de nouvelles actions de terrain a incité en parallèle à rendre le dispositif toujours plus opérationnel. La GCC a donc continué à progresser grâce à un mélange d’empirisme, de réflexion et de volonté. Le processus de l’Objectif civil global transformait cependant peu à peu la GCC en projet de nature politico-stratégique. Introduction Après la crise transatlantique de l’année 2003 et alors que les négociations sur le Traité constitutionnel prenaient du retard, la GCC représentait un terrain consensuel et porteur pour avancer en matière de PESD. Les déboires américains en Irak et l’instabilité en Afghanistan rappelaient en outre l’utilité des moyens civils d’intervention, dans les situations d’après guerre en particulier. Pour l’Union, il s’agissait surtout d’utiliser le volet civil de la PESD afin de démontrer la pertinence de ses choix stratégiques, dans le sillage de la SES et de la notion de multilatéralisme efficace. Lancer de nouvelles missions permettait aussi d’accroître à moindre coût la visibilité de la PESD tout en testant des concepts d’emploi développés jusqu’alors sans application concrète. Cela supposait néanmoins de mieux accompagner le développement de la GCC dans le sens d’une meilleure efficacité opérationnelle (capacité effective à mener plusieurs missions de taille et de nature différentes). A la même époque, l’UE définissait par ailleurs un Objectif global militaire 2010. Le volet civil ne pouvait plus rester en retrait, sous peine de souffrir d’un retard irréparable. Enfin, l’élargissement de mai 2004 impliquait un changement d’échelle. Il fallait dès lors procéder à une révision générale de la GCC et initier une démarche capacitaire à Vingt-cinq. 76 C’est en ce sens que l’UE a préparé sous la Présidence irlandaise un Plan d’action pour les aspects civils de la gestion des crises. Ce document a servi ensuite à initier l’Objectif global civil 2008 (OGC 2008) dont les premiers chantiers furent effectifs dès les premiers mois de 2005. Pour l’UE et les Etats membres, il s’agissait de réfléchir à une approche horizontale et intégrée pour inscrire les capacités civiles de la PESD dans une gestion des crises prenant en compte tout l’éventail des instruments européens et leurs interactions. Cela supposait également d’élargir la gamme de la GCC à de nouveaux domaines : monitoring (domaine identifié dès 2003) mais aussi, soutien aux RSUE, soutien logistique des missions, capacités de réaction en cas de catastrophes ayant des implications sécuritaires. Enfin, la PESD et son volet civil ne pouvaient pas ignorer la place grandissante du terrorisme dans les préoccupations européennes302. L’UE devait par conséquent redoubler d’ardeur tout en restant consciente que la tâche serait de longue haleine. Créer un appareil complet à vocation opérationnelle supposait en effet de doser intelligemment les efforts. Il n’était plus possible de se contenter de mutualiser les capacités étatiques. La montée en puissance de la GCC devait être désormais impulsée « par le haut » puis coordonnée concrètement par les structures du Secrétariat Général du Conseil. Dans la genèse de la GCC, la période 2004-2005 restera comme le début d’une véritable démarche stratégique. Celle-ci allie depuis lors le pragmatisme et la vision politique. Ce chapitre étudie tout d’abord les nouvelles ambitions affichées dans le Plan d’action pour les aspects civils. Il présente ensuite les grandes lignes de l’OGC 2008. Enfin, ce chapitre analyse les premiers chantiers de ce processus qui transformait peu à peu la GCC en projet de nature politico-stratégique. Tout en suivant une approche chronologique, il s’agit de montrer à chaque fois l’imbrication des différents niveaux de lecture : rôle des éléments contextuels et contingents, impact des développements opérationnels, aspects capacitaires… Les nouvelles ambitions pour le volet civil de la PESD (janvier - juin 2004) L’Irlande prenait la présidence tournante de l’UE à un moment délicat. L’échec du sommet européen de décembre 2003 et l’élargissement à vingt-cinq allaient en effet mobiliser les énergies303. En matière de sécurité et de défense, la question de la Cellule de planification civilo-militaire restait particulièrement épineuse. L’Union s’engageait en outre sur la voie d’un nouvel Objectif global militaire304 avec la création - d’ici 2007 - de six à sept Groupements tactiques de 1500 hommes305. Enfin, l’UE devait se préparer à assurer la relève de l’OTAN en Bosnie. La « petite Irlande »306 réussit en tout cas à relever le défi en ne laissant pas la thématique de la PESD aux seuls Etats traditionnellement volontaristes307. Ce fut particulièrement vrai dans le volet civil où 302 Le terrorisme est la première menace identifiée dans la SES de 2003. Les attentats du 11 mars 2004 à Madrid furent là pour le rappeler. 303 Le Sommet européen de juin 2004 permettra de finaliser les négociations sur le futur Traité constitutionnel qui sera signé solennellement le 29 octobre à Rome. 304 Adoption de l’Objectif global militaire 2010 le 17 mai 2004 par le Conseil des Affaires Générales. 305 Battle groups projetables très rapidement au profit de l’ONU et/ou de l’UE. 306 La neutralité de l’Irlande rapproche ce pays de ses partenaires nordiques sur les questions liées à la PESD. 307 « Le défi fut relevé et le bilan exceptionnel » : André DUMOULIN et Raphaël MATHIEU, « Les dernières présidences de l’Union européenne en matière de PESD (2004-2005) », Cahiers du RMES, Volume II, numéro 2, Bruxelles, hiver 2005, p.5. 77 les ambitions irlandaises reflétaient une prise de conscience partagée : « The Irish Presidency now supports that the four Feira headline goals should be implemented as one and supports the development of a more holistic approach to civilian crisis management »308. De fait, ce sera surtout le nouvel élargissement qui incitera à repenser la gestion civile des crises. L’élargissement : une occasion pour aller de l’avant En mai 2004, le Secrétariat général du Conseil publiait un document intitulé Capabilities at 25 and the Way Ahead for Civilian Crisis Management309. Ce document - préparé notamment par la DGE IX310 - saluait l’arrivée des dix nouveaux membres en rappelant que certains d’entre eux avaient déjà participé aux missions civiles PESD avant leur adhésion. Mais, ce document annonçait plus largement le renforcement du volet civil sur trois directions. L’UE ambitionnait tout d’abord de développer une « approche intégrée » et une « coopération étroite » entre tous les acteurs/moyens de l’UE, en lien avec les Etats tiers et les partenaires extérieurs311. La Cellule civilo-militaire était ainsi présentée comme une structure pouvant faciliter la « synchronisation » des différentes composantes des futures « opérations conjointes » (civilo-militaires) européennes. Il s’agissait notamment de pouvoir assurer la « transition en douceur » entre une « intervention militaire robuste » et la gestion civile des crises. L’UE désirait également rendre les capacités civiles plus opérationnelles. Les premières missions avaient péché en effet dans deux domaines : la mobilisation du personnel compétent et la lenteur du déploiement. Cela nécessitait de se pencher sérieusement sur les questions liées à la formation et au recrutement. Le fonctionnement du Mécanisme de coordination créé à Helsinki devait être revu en ce sens (cf. Chapitre II). Il fallait aussi trouver rapidement des solutions sur les questions liées au financement312 et aux ressources matérielles : outils informatiques, véhicules, moyens de communication. L’UE devait dans le même esprit consolider les structures bruxelloises pour mieux assurer la planification, la conduite et le soutien des missions civiles (ce sujet était suivi tout particulièrement par le SG/HR Javier SOLANA313). Enfin, la troisième ambition supposait de « repenser les capacités » en élargissant le périmètre de la GCC et en développant les liens conceptuels entre les différents domaines (entre la police et le domaine de l’Etat de droit notamment). Il fallait par ailleurs réfléchir à la création d’équipes multidisciplinaires et modulaires : « Concepts will be developed in order for the EU to deploy multi-functional civilian crisis management resources in pre-designed packages which would be deployable at high readiness either as a stand-alone component or as part of a larger operation. 308 Feasibility Study on the European Civil Peace Corps (ECPC) for DG Research, European Parliament, Berghof Research Center for Constructive Conflict Management (Berlin) in cooperation with ISIS Europe (Brussels), January 2004, p. 13. 309 Capabilities at 25 and the Way Ahead for Civilian Crisis Management, EU Council Secretariat, Doc. 8769/04, Brussels, 4 May 2004. 310 Direction chargée de la gestion civile des crises au sein du Secrétariat général du Conseil. 311 « The EU has at its disposal a wide range of tools for civilian crisis management. This enhanced tool-kit can be best exploited by fully recognising the importance of greater complementarity and coherence between theses instruments » : Ibid. 312 Budget du Titre V insuffisant, nécessité de disposer d’un fond de démarrage (start-up fund) etc. 313 Le Secrétariat du Conseil ne disposait effectivement pas de fonctionnaires formés et compétents pour ces nouvelles fonctions (remplies pour l’essentiel grâce au détachement d’experts nationaux). Voir aussi Letter of SG/HR, Javier SOLANA on Planning and Mission Support, Brussels, 30 April 2004. 78 The size, composition and precise functions of each package would vary according to the specific needs of the crisis situation »314. Le document de mai 2004 se concluait sur la nécessité de définir de nouveaux objectifs pour la GCC. Cela permettrait d’élaborer ensuite des « plans » et des « instruments de mesure » pour suivre avec rigueur les progrès futurs dans ce champ particulier de la PESD315. Le Plan d’action pour les aspects civils de la gestion des crises (juin 2004) Cinq années après le sommet de Cologne, l’adoption par le Conseil européen d’un Plan d’action pour les aspects civils316 marquait une étape supplémentaire. Ce document d’une dizaine de pages faisait tout d’abord explicitement référence à la Stratégie européenne de sécurité. Cette référence - somme toute formelle et déclaratoire - avait toutefois l’avantage de rappeler que le volet civil de la PESD devait « procéder du haut », c’est-à-dire d’un cadre définissant des finalités supérieures à caractère politico-stratégique. Dans une rhétorique quasi lyrique (l’Europe venait d’être « réunifiée »), le Plan d’action soulignait par ailleurs l’apport des nouveaux Etats membres à la GCC : « L’élargissement de l’UE offre à celle-ci de nouvelles chances et possibilités. Dix nouveaux Etats membres désireux d’apporter une valeur ajoutée aux différents aspects de la gestion civile des crises par l’UE, apporteront une contribution aux capacités de l’UE par les expériences et les ressources qui leurs sont propres. Ils possèdent des connaissances extrêmement précieuses en matière de processus de transformation, de restructuration de l’ensemble des domaines d’une société, de démocratisation et d’instauration de l’Etat de droit. Ils accroissent ainsi la capacité de l’UE à faire face à un éventail encore plus vaste de problèmes dans les situations de crise »317. Le Plan d’action pour les aspects civils de la PESD se déclinait ensuite en sept thématiques : - « des ambitions pour l’avenir - une approche horizontale et intégrée » ; « paramètres pour l’avenir » ; « capacités » ; « synergies » ; « rendre les capacités civiles plus opérationnelles » ; « formation et recrutement » ; « coopération avec les partenaires ». Il s’agissait tout d’abord de mettre en oeuvre une « approche horizontale et intégrée ». L’UE devait être aussi capable de mener plusieurs missions civiles d’ambitions différentes. Cela supposait de renforcer et de mieux cibler les capacités où l’Union pourrait apporter sa « valeur ajoutée ». Les objectifs énoncés restaient très larges : la paix, la stabilité et le développement « dans les régions et les pays où sévissent des conflits ». Il fallait aussi élargir la gamme de 314 Capabilities at 25 and the Way Ahead for Civilian Crisis Management, op. cit. Ibid. 316 Conclusions de la Présidence irlandaise, Conseil européen de Bruxelles, 17-18 juin 2004 ; Rapport de la Présidence irlandaise sur la PESD, juillet 2004 (cf. annexe III : Projet de Plan d’action pour les aspects civils de la PESD - la voie à suivre pour la gestion civile des crises). 317 Ibid. 315 79 compétences et viser le « format intégré » grâce à des « ressources polyvalentes ». Surtout, l’Union devait fixer des objectifs stratégiques et politiques dans le cadre d’un « processus » [de consolidation de la GCC] décrit comme un « défi permanent »318. La seconde Conférence globale d’engagement sur les capacités civiles était planifiée pour novembre 2004. Celle-ci devait permettre de définir un Objectif global civil qui donnerait « une vue d’ensemble de tout l’éventail des instruments et de leurs interactions »319. L’idée était de relier plus efficacement les moyens de prévention, d’alerte rapide et de « déploiement préventif ». Le champ de la GCC devait donc être étendu à d’autres domaines : contrôle des frontières, réforme du secteur de la sécurité, « fonctions génériques » pour soutenir l’action des Représentants spéciaux de l’UE320. Mais la GCC devait couvrir aussi des fonctions transverses: « planification et conduite », passation des marchés publics, achat et stockage des équipements... L’UE devait favoriser plus largement les synergies entre les « instruments communautaires »321, les « capacités de la PESD » et les actions menées dans un cadre national par les Etats membres. Cela supposait de densifier également les liens entre les civils et les militaires. Le CivCom devait aussi mieux coopérer avec le Comité de l’article 36 chargé de la JAI et de lutte contre la criminalité organisée. Nous verrons tout au long de cette recherche que la « cohérence interne » reste néanmoins le principal défi du dispositif européen de gestion des crises. Les appels à une action d’ensemble qui dépasserait les clivages nationaux, institutionnels voire « culturels » ont souvent valeur d’incantation (cf. Chapitre VII). Le Plan d’action322 insistait enfin sur l’importance des partenariats avec l’ONU323 mais aussi avec l’OSCE et les Organisations africaines, sans oublier les Etat tiers et les ONG de la société civile. Ces partenariats multiples devaient faciliter le partage d’expérience. Par la même occasion, l’UE espérait mieux cerner les attentes extérieures quant à l’apport du volet civil de la PESD. Vers l’Objectif global civil 2008 (juillet-décembre 2004) Durant la Présidence néerlandaise du second semestre 2004324, la PESD resta focalisée sur la relève de la SFOR (opération militaire ALTHEA qui débuta effectivement en décembre)325. En parallèle, les Etats européens membres de l’OTAN s’étaient engagés à augmenter leur 318 Ibid. Ibid. 320 Experts en matière de droits de l’homme, spécialistes des affaires politiques, chargés de communication, etc. 321 Communication relative au renforcement des capacités de l’UE en matière de Protection civile, Commission européenne, mai 2004. 322 Plan d’action, op. cit. 323 Le premier semestre 2004 fut d’ailleurs placé sous le signe de la coopération avec les Nations Unies : visite à Bruxelles de Kofi ANNAN, première « mission d’information conjointe » au Burundi, création d’un comité directeur pour le suivi de la Déclaration UE-ONU de septembre 2003, mise en place de bureaux de liaison à New York et à Genève. Cf. Chapitre VIII et EU/UN Cooperation in Military Crisis Management Operations - Elements of Implementation of the EU/UN Joint Declaration, EU Council, Doc. 9638/1/04 Rev 1, Brussels, 9 June 2004. 324 Les Pays-Bas présidaient à la même période l’UE et l’UEO. Il en profitèrent pour proposer une dénonciation commune du Traité de Bruxelles modifié au prétexte de « simplifier l’organigramme de la sécurité-défense européenne ». Les autres membres de l’UEO refusèrent cependant de dissoudre l’UEO : DUMOULIN et MATHIEU, op. cit., p. 10. 325 ALTHEA s’insérait dans la stratégie globale de l’UE en BiH et dans les Balkans en général. Cette opération reste menée dans le cadre des Accords de Berlin plus (le DSACEUR de l’OTAN en assure le commandement). 319 80 contribution militaire en Afghanistan326. L’UE se dotait d’un élément permanent au sein du SHAPE327 et elle se fixait pour objectif de concrétiser la Cellule civilo-militaire avant janvier 2006. Cette Cellule devait être activée pour les opérations autonomes incluant des aspects civils et/ou dans les cas où aucune nation-cadre n’aurait pu être identifiée pour en assurer la direction. Les débats sur les capacités militaires étaient quant à eux dominés par la question des Groupements tactiques et par la création de l’Agence européenne pour l’armement (Agence européenne de défense). Enfin, dans le prolongement de la SES, l’UE étudiait un projet de Livre Blanc sur la Défense européenne. Par manque de volonté des Etats membres, ce projet restera cependant sans suites concrètes328. Cet agenda chargé allait une fois de plus détourner les projecteurs du volet civil de la PESD. Certes, lors d’une réunion ministérielle à Noordwijjk, cinq Etats avaient médiatisé leur décision de mettre en place une Force européenne de gendarmerie de 3 000 hommes (avec une capacité de réaction rapide de 800 hommes mobilisables en 30 jours)329. Cette FGE restait cependant une force de nature intergouvernementale. Nouvelles missions civiles dans le Caucase et en Afrique La SES de 2003 et le Plan d’action pour la GCC ne pouvaient évidemment pas avoir des effets immédiats. La PESD se cherchait par ailleurs toujours des buts et des champs d’application. Lancer de nouvelles missions civiles fut dès lors une occasion de tester un peu plus le dispositif, tant au niveau politique qu’au niveau opérationnel : formation du consensus dans le cadre des Procédures de gestion des crises, limites géographiques de la PESD… La MPUE et PROXIMA continuaient à manifester l’engagement européen dans les Balkans tout en permettant d’engranger de nouveaux enseignements concrets. Le mandat de PROXIMA était d’ailleurs prolongé d’une année mais aussi, étendu pour mieux soutenir la police macédonienne (lutte contre le crime organisé, contrôle des frontières). A ces deux missions allaient cependant bientôt s’ajouter de nouvelles actions dans le Caucase et en Afrique. En juillet 2004, l’UE débutait ainsi sa première mission de renforcement de l’Etat de droit en Géorgie. EUJUST THEMIS devait soutenir le processus de démocratisation initié par l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement « pro-occidental » lors de la « Révolution des roses ». Cette mission d’assistance et de conseil était limitée dans son ampleur et dans ses objectifs. Dix experts furent ainsi mandatés pour aider les autorités géorgiennes à mettre en place une « stratégie pénale » (réforme du système de justice criminelle). 326 En août, l’Eurocorps prenait la responsabilité de la FIAS (Force de l’OTAN) sous le commandement d’un général français tandis que la brigade franco-allemande se déployait dans la région de Kaboul. On peut parler en ce sens de « grand bargain » sur fond de rabibochage transatlantique. 327 Supreme Headquarters Allied Powers Europe. 328 Projet élaboré par des experts indépendants dans le cadre de l’IES-UE. Ce Livre blanc n’abordait toutefois pas les aspects civils (cf. Chapitre XII). 329 Création de la Force Européenne de Gendarmerie, Déclaration d’intention des Ministres de la Défense de l’Espagne, de la France, de l’Italie, des Pays-Bas et du Portugal, Noordwijjk, 17 Septembre 2004. Basé en Italie, la FGE (ou EUROGENDFOR) est organisée en quatre modules: un « Etat-major multinational permanent dédié », un groupement opérationnel, une compagnie de personnel spécialisé, une compagnie logistique. La FGE est décrite comme un « outil de transition de la gestion des crises » pour des missions variées : phase militaire de la crise, phase de transition (crise de moyenne intensité), phase de théâtre stabilisé, engagement à titre préventif. 81 Fait notable, la mission avait été décidée suite à une proposition de la Lituanie alors que ce pays n’avait pas encore adhéré formellement à l’UE. Pour l’Union il s’agissait par ailleurs de mettre en pratique son Concept PESD pour le renforcement de l’Etat de droit (au grand dam de la Commission qui souhaitait mener cette action d’assistance sous ses propres auspices). La dimension (géo)politique n’était pas non plus absente. En effet, le dernier Conseil européen venait de décider d’inclure l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie dans la Politique européenne de voisinage (PEV)330. Le suivi des conflits sécessionnistes et frontaliers géorgiens devait rester en revanche du ressort de l’OSCE et de l’ONU. THEMIS fut en tout cas très éloignée d’une mission de gestion de crise décidée sous la pression et dans l’urgence. Son caractère fut dès lors essentiellement de nature symbolique et politique. La GCC allait trouver par ailleurs un autre champ d’expansion au travers du soutien apporté par la PESD à la paix et à la sécurité en Afrique331. Dans ce cadre, l’Union Africaine (UA) et son opération AMIS II332 au Darfour faisaient l’objet de toutes les attentions : envoi d’officiers de liaison et d’observateurs, mise à disposition de spécialistes de la planification militaire et en matière de police, transfert de documentation légale et opérationnelle333. Mais la dimension africaine de la PESD supposait également de renforcer les actions d’assistance au profit des organisations sous-régionales comme la CEDEAO. Le Conseil affirmait pourtant vouloir agir en complémentarité avec la Commission : « Actions under ESDP should be closely coordinated with the Community activities and actions undertaken under article 11 of the Cotonou Agreement, in order to ensure a comprehensive and integrated approach, both during the crisis and in conflict prevention and post-conflict stabilisation » 334. Celle déclaration de bonnes intentions peinait toutefois à masquer la réalité : la PESC/PESD empiétait de plus en plus sur le domaine du développement alors que la Commission voyait l’Afrique comme un terrain privilégié pour mettre en œuvre ses propres ambitions en matière de sécurité (cf. le débat « sécurité versus développement » analysé plus loin dans cette recherche). En décembre 2004, les Vingt-cinq s’accordaient en tout cas pour déployer une mission de police en République Démocratique du Congo. EUPOL KINSHASA prenait en réalité la suite d’une mission d’assistance en matière de police assurée jusqu’alors par la Commission (avec un financement couvert par le FED335). Cette nouvelle mission traduisait la volonté des Etats - et notamment les plus engagés d’entre eux - de rendre la PESD toujours plus visible. Cela permettait aussi d’afficher l’exemplarité de la coopération avec l’ONU dans des conflits africains oubliés (domaine où le risque de concurrence avec l’OTAN est limité). EUPOL KINSHASA demeurait néanmoins une petite mission (29 puis 54 experts à son maximum). Ici encore, l’UE avait eu le choix du lieu et des moyens. 330 Juin 2004. Action Plan for ESDP Support to Peace and Security in Africa, PSC, Doc. 10538/4/04, Brussels, 16 November 2004. 332 AMIS : African Union Mission in Sudan. 333 La Commission était aussi impliquée financièrement pour la surveillance du cessez-le-feu au Darfour. Il faut noter en outre que le soutien PESD à l’opération AMIS II représentait aussi un test pour la relation UE-OTAN, les deux organisations étant en situation de concurrence sur ce dossier : Annalisa MONACO and Catriona GOURLAY, « Supporting the African Union in Darfur : a Test for the EU-NATO Partnership », ISIS Europe, n°26, Brussels, June 2005, pp. 3-5. 334 Action Plan for ESDP Support to Peace and Security in Africa, op. cit. 335 Fonds européen de développement. 331 82 Une future mission intégrée Police/Etat de droit au profit du gouvernement irakien La SES de 2003 avait permis d’élargir l’éventail des Tâches de Petersberg aux opérations de désarmement conjointes, à l’aide aux Etats tiers en matière de lutte contre le terrorisme et de réforme du secteur de la sécurité. Le Plan d’action pour la GCC (op. cit.), avait insisté de plus sur la nécessité de développer les interactions entre les domaines de la police et de l’Etat de droit. Ces différents éléments allaient permettre à l’UE d’envisager des missions dites « intégrées ». C’est toutefois la volonté d’améliorer les relations avec les Etats-Unis qui incitera les Etats européens à envisager une mission de formation au profit de policiers et de magistrats irakiens de haut rang. Plusieurs missions exploratoires furent diligentées en ce sens pendant la Présidence néerlandaise de l’UE. La mission EUJUST LEX ne sera cependant lancée formellement qu’en 2005336 (sans grande médiatisation d’ailleurs, tant pour des raisons de sécurité que pour taire les dissensions sur un sujet irakien qui restait brûlant). Il semblerait toutefois que cette mission permettra de « rallier » le Royaume-Uni à la GCC, jusqu’alors peu intéressé par cette dimension de la PESD337. Avec pragmatisme, les Britanniques verront en effet dans cette mission (mais aussi dans celles qui suivront au Proche-Orient) une occasion de « partager les coûts » mais aussi, d’orienter la PESD vers les tâches nouvelles de « stabilisation & reconstruction »338. Une remarque s’impose cependant : la planification de nouvelles missions PESD s’étendait nécessairement sur plusieurs semestres. Chaque présidence de l’UE devait dès lors travailler pour la suivante qui en récupérerait les bénéfices en termes d’image. Mais la marge d’initiative de la présidence tournante diminuait également au profit des structures du second pilier chargées d’assurer la continuité des travaux. Ce qui était vrai pour les activités opérationnelles l’était plus encore pour l’amélioration à long terme des capacités. La seconde Conférence civile d’offres d’engagement et la « demande » en matière de GCC Sur le plan capacitaire, le domaine de la police restait toujours la première des priorités. Une conférence organisée à Warnsveld339 montrait que la coopération ne s’effectuait plus seulement au niveau politique (ministériel) ou dans les cercles diplomatiques. Les chefs des différentes polices nationales avaient pu ainsi débattre sur la thématique de la gestion des crises. Ils avaient alors axé leurs conclusions sur le « rôle central » de la composante « police » et sur la pertinence des missions européennes : « The EU’s policing capabilities have contributed sustancially to the effectiveness of the EU’s ability to repond to different phases of crisis as well as Security Sector Reform activities through a broad range of instruments »340. 336 Actions de formation dispensées de fait en Europe et dans les pays frontaliers de l’Irak. Le Royaume-Uni ne dispose pas de forces type « gendarmerie », d’où son exclusion de fait de certaines initiatives comme la FGE. L’orientation africaine de la PESD civile ne lui avait pas non plus semblée prioritaire. 338 Entretiens au sein du Secrétariat Général du Conseil, juillet et août 2008. 339 Declaration of EU Chiefs of Police following the Meeting on Police Aspects in the ESDP Framework, EU, Warnsveld, 25 October 2004. 340 Ibid. 337 83 En novembre 2004 se déroulaient par ailleurs à Bruxelles deux conférences ministérielles d’offres d’engagement341. Ces conférences (tenues simultanément) affichaient les progrès en matière de PESD tout en signifiant aux opinions publiques que les deux volets civil et militaire seraient désormais traités de façon plus équitable. Prenant acte de la « demande croissante d’instruments civils dans le cadre de la PESD »342, la seconde Conférence civile d’offres d’engagement avait permis de mettre à jour les contributions des Vingt-cinq. Grâce aux dix « nouveaux entrants », les promesses d’engagement dépassaient désormais largement les objectifs fixés à Feira et Göteborg pour les quatre domaines prioritaires de la GCC. Les Etats s’étaient aussi engagés à fournir 505 agents pour les capacités d’observation et 391 experts pour les capacités de soutien dans des domaines aussi variés que les droits de l’homme, les affaires politiques, la dimension « gender » ou la réforme du secteur de la sécurité (cf. Table 2 page suivante). La conférence ministérielle insistait cependant sur la nécessité de passer à la vitesse supérieure. L’UE ne pouvait plus réfléchir uniquement en fonction des moyens nationaux déjà existants. A un processus guidé par « l’offre » des gouvernements il fallait donc substituer une méthode prenant mieux en compte les besoins réels343. Les lacunes identifiées à cette époque étaient toujours les mêmes : conduite et soutien des missions, financement, fourniture des équipements, rapidité de déploiement, etc. La probabilité d’une mission au Moyen-Orient révélait cependant des défis supplémentaires : « Des arrangements et des mécanismes adéquats dans le domaine du soutien opérationnel, de la logistique, de la sécurité du personnel et de la protection des missions doivent être mis au point pour tenir compte des environnements plus difficiles et moins inoffensifs dans lesquels l’UE est susceptible d’intervenir dans un avenir proche »344. 341 Une conférence pour le volet militaire et l’autre pour le volet civil. La conférence sur les capacités militaires avait notamment permis d’avancer sur le dossier des Groupements tactiques : Summary of Remarks made by SH/HR Javier SOLANA, Military Capabilities Commitment Conference - Civilian Capabilities Commitment Conference, EU Council, Brussels, 22 November 2004. 342 Déclaration ministérielle faite à l’occasion de la Conférence d’annonce d’engagements dans le domaine des capacités civiles, Bruxelles, 22 novembre 2004. 343 Ibid : « Needs-driven goals to allow the EU to further define and build up the civilian capabilities the EU needs for future tasks and challenges by 2008 ». 344 Ibid. 84 Table 2: récapitulatif des contributions des Etats membres dans les domaines prioritaires Sources : Civilian Instruments for Crisis Management – State of readiness, EU Council Secretariat, Doc. 13871/1/02 (19/11/2002); Doc. 13871/3/02 (27/03/2003) et Doc. 12717/03.(13/11/2003) Police Définition des Objectifs concrets Etat de droit Admin. civile Feira : Göteborg : Göteborg : 5 000 policiers dont 1 000 dans un délai de 30j 200 pers. « pool d’ experts » Objectif non chiffré Mars 2001 Février 2002 Engagement des Etats membres 5 000 policiers dont 1 400 en 30 j + 13 IPU de 60 à 110 h. + 4 QG de police dont 2 en déploiement rapide 282 pers. dont 60 sur court préavis 72 juges, 48 procureurs, 38 pers. administratifs et 72 experts pénitenciaires Mars 03 idem idem 160 pers. Idem Nov 03 idem idem 248 pers. idem Contributions fin 2004 après l’élargissement 5 761 policiers 631 fonctionnaires 562 fonctionnaires 4 988 fonctionnaires + experts CRT (première Conférence civile globale) Contrôle et surv. Soutien RSUE Göteborg : 100 personnes en alerte 24 H dont 2 ou 3 équipes avancées de 10 pers. (déploiement en 37H) + 2 000 personnes et moyens spécialisés (délai 2-7 j) Date des appels à contributions Nov. 2002 Nov. 2002 Protection Civile Juin 2002 Fin 2003 15 novembre 2002 : Objectifs déclarés atteints grâce aux contributions de 14 Etats (1 Etat n’ayant pas répondu à la demande) 505 pers. 391 pers. L’Objectif global civil consolidé 2008 (décembre 2004) Suite aux travaux préparatoires du CivCom345, le Conseil européen de décembre 2004346 adoptait officiellement un Objectif global civil347. Seuls de rares observateurs firent une analyse de ce document majeur pour le développement du volet civil de la PESD348. Les commentateurs 345 Civilian Headline Goal- Ambition and Tasks, CivCom, Doc. 13845/04, Brussels, 21 October 2004. Presidency Conclusions, Brussels European Council, 16-17 December 2004 (Conclusions incluant le Rapport de la Présidence néerlandaise sur la PESD). 347 Civilian Headline Goal 2008, EU Council Secretariat, Doc. 15863/04, Brussels, 7 December 2004 (pour une version française, cf. Objectif global civil à l’horizon 2008, Annexe III du Rapport de la Présidence néerlandaise sur la PESD). 348 Catriona GOURLAY, « EU Civilian Crisis Management: Preparing for Flexible and Rapid Responses », 346 85 préféraient à l’époque gloser sur les aspects militaires. Ceux-ci pouvaient se résumer à une seule question : le choix de développer des Groupements tactiques signifiait-il la fin de la Force de réaction rapide de 60 000 hommes définie à Helsinki ? Dans le prolongement de la Stratégie européenne de sécurité, l’OGC 2008 ébauchait pour la première fois les ambitions et les objectifs à moyen terme (horizon 2008) du volet civil de la PESD. Le point déterminant était une fois de plus de mieux coordonner les différents outils et instruments : « Développer la dimension civile est un des volets de l’approche globale de l’UE consistant à utiliser des moyens civils et militaires pour réagir de manière cohérente à tout l’éventail des situations de gestion de crise telles que la prévention des conflits, le maintien de la paix et la mise à disposition de forces de combat, y compris à des fins de rétablissement de la paix et de stabilisation après un conflit. Il est essentiel d’utiliser de façon cohérente les instruments communautaires et les instruments civils de la PESD si l’on veut améliorer qualitativement la capacité d’action de l’Union »349. En sus des quatre domaines identifiés à Feira, l’OGC 2008 détaillait les nouveaux champs déjà évoqués plus haut. Il s’agissait de développer également des dispositifs intégrés de gestion civile des crises350 suffisamment souples (format, structure et mandat) pour s’adapter aux circonstances particulières du terrain. Les capacités civiles de l’UE devaient de façon générale « renforcer les institutions locales » par le conseil, la formation et des « actions de suivi ». La possibilité de missions exécutives dites « de substitution » n’était pas oubliée. On notera cependant l’inversion de ces priorités depuis 1999 et la crise du Kosovo (cf. Chapitre II). L’OGC insistait enfin sur la nécessité de pouvoir conduire simultanément plusieurs missions civiles « à différents degrés d’engagement » (dont une mission de substitution d’envergure « dans un délai court et dans un environnement à risque »)351. Il fallait aussi pouvoir se projeter rapidement et dans la durée. Ainsi, cinq jours devaient suffire pour approuver au niveau politique le lancement d’une nouvelle mission. Une fois la décision prise, le déploiement effectif sur le terrain devait se faire dans un délai de trente jours. La coordination civilo-militaire était citée également comme un facteur important de succès. Les missions civiles PESD devaient en effet être conduites de façon autonome ou conjointement voire « en coopération étroite » avec les opérations militaires. La future Cellule civilomilitaire était en ce sens citée comme une structure indispensable. De la même façon, il était dit que la GCC devait pouvoir faire appel à certains moyens militaires. L’Objectif global civil 2008 se terminait par un calendrier prévisionnel pour les travaux futurs. Ces derniers devaient être menés « sous l’égide du Conseil » en développant une « approche systématique ». Une équipe de projet devait être désignée mais le « processus » resterait sous la European Security Review, n°25, ISIS Europe, Brussels, March 2005, pp. 5-8. 349 Objectif global civil à l’horizon 2008, op. cit. Le Conseil européen de décembre 2004 s’était félicité par ailleurs « que la Commission soit désireuse de contribuer à la gestion civile des crises, dans sa sphère de compétence ». L’ambiguité de la formulation montrait que la division fonctionnelle des tâches n’était pas encore optimale. L’idée était cependant de concevoir une succession dans le temps : passage de la gestion des crises (PESD) à la reconstruction post-conflit (actions communautaires). Sur les limites de cette approche linéaire, cf. Chapitre VII. 350 Appelés en anglais « Integrated civilian crisis management packages ». 351 Ibid. 86 supervision du COPS et du CivCom. Les Etats entendaient en effet conserver pleinement leur contrôle. Quatre étapes étaient en tout cas prévues pour la première année de l’OGC 2008 : - Etape 1 (d’ici avril 2005) : définition des hypothèses de planification stratégique et des scenarii illustratifs d’engagement 352 ; prise en compte de l’Objectif global militaire 2010. - Etape 2 (d’ici juillet 2005) : élaboration d’une liste des besoins en capacités (personnel, équipements, logistique, capacités de planification et de commandement) ; création de dispositifs de capacités multifonctionnelles (packages précités). - Etape 3 (avant fin 2005) : évaluation des contributions nationales et identification des lacunes en matière de capacités (convocation d’une nouvelle Conférence d’offres d’engagement pour poursuivre sur la voie de « l’amélioration des capacités civiles »). - Etape 4 : processus de suivi de l’OGC 2008 ; remise à jour régulière de la base de données ; prise en compte de l’Objectif militaire 2010 ; retour d’expérience en lien avec les partenaires. On retiendra pour conclure l’importance accordée au caractère multilatéral de la GCC européenne. Le Rapport de la Présidence néerlandaise sur la PESD était très clair à cet égard : « L’Union européenne rappelle son attachement au concept de « véritable multilatéralisme » figurant dans la stratégie européenne de sécurité et elle considère que la coopération entre l’UE et les Nations Unies dans le cadre des opérations civiles de gestion des crises constitue l’un des objectifs prioritaires pour développer ce concept » 353. Mais, à l’époque, une autre thématique commençait à dominer les réflexions sur la PESD. Si la menace terroriste devenait prioritaire, quel pouvait être le rôle particulier des instruments civils de gestion des crises pour la prévenir et la combattre ? La participation de la GCC à la lutte contre le terrorisme La Stratégie européenne de sécurité avait identifié le terrorisme comme une menace majeure tout en esquissant une « vision européenne » sur le sujet. Un an plus tard, le Conseil européen adoptait en tout cas un Cadre conceptuel pour la lutte contre le terrorisme354. Ce document présentait tout d’abord les mesures prises en Europe suite aux attaques de Madrid (11 mars 2004)355. Il développait par ailleurs l’approche spécifique de l’UE en la matière. La rhétorique choisie par l’UE mérite en elle-même de procéder à de longues citations : « In response to crisis, the Union can mobilise a vast range of both civilian and military means and instruments, thus giving it an overall crisis management and conflict prevention capability 352 « Key planning assumtions and illustrative scenarios ». Coopération entre l’UE et les Nations Unies dans le cadre de la gestion civile des crises , Annexe IV du Rapport de la Présidence néerlandaise sur la PESD, op. cit. 354 Conceptual Framework on the ESDP Dimension to the Fight against Terrorism, Annex V, Presidency Report to ESDP, Brussels, op. cit. 355 Nomination d’un Coordinateur européen chargé du contre-terrorisme, rôle du renseignement, liens avec l’OTAN, etc. 353 87 in support of the objectives of the Common Foreign and Security Policy. This facilitates a comprehensive approach to prevent the occurrence of failed states, to restore order and civil governement, to deal with humanitarian crisis and prevent regional conflicts. By responding effectively to such multifaceted situations, the EU already makes a considerable contribution to long term actions for the prevention of terrorism »356. La dualité de la PESD était citée quant à elle comme un atout de poids : « The European Security and Defense Policy, which encompasses civilian and military crisis management operations under Title V of the TEU, as well as other efforts, can contribute further to the fight agains terrorism, either directly or in support of other instruments. There are four main areas of action : prevention ; protection, reponse/consequence management; support to third countries in the fight against terrorism. In this context, aspects such as interoperability between military means and civilian capabilities in the field of the fight against terrorism and the work on generic scenarios will nee to be addressed » 357. Une attention spéciale était portée toutefois au domaine de la protection civile pour assurer une couverture NRBC aux populations civiles358. Les moyens militaires devaient aussi pouvoir être mobilisés en cas de désastre naturel ou d’origine humaine. Le projet EU FAST (cf. Chapitre II) continuait cependant à rencontrer des oppositions, tant au sein de la Commission que de la part de certains Etats. Deux gouvernements avaient ainsi invoqué des problèmes de ratification parlementaire. Il faut noter pour finir que le Cadre conceptuel pour la lutte contre le terrorisme insistait sur la nécessité d’inclure cette thématique dans l’agenda des travaux de l’OGC 2008 : « The future Civilian Headline Goal should also give appropriate consideration to the deployement and further development of civilian capabilites (in particular Police, Rule of Law, Civilian Administration and Civil protection) in order to prevent as well as counter the terrorist threats within the limitations of the mandate »359. Les développements du premier semestre 2005 et les chantiers de l’OGC 2008 Début 2005, les débats sur la scène européenne étaient dominés par les incertitudes liées au processus de ratification du Traité constitutionnel. Dans l’esprit de la SES, la PESC gagnait toutefois en consistance et elle affinait ses outils : mise en place de mécanismes de sanctions ciblées, renforcement du rôle des Représentants spéciaux de l’UE360… En matière de PESD, l’UE entendait pareillement garder le cap sur les dossiers déjà évoqués supra361 : suivi des débuts de l’opération ALTHEA, progrès vers l’Objectif militaire global 356 Conceptual Framework, op. cit. Ibid. 358 Création d’un centre de compétence NRBC, mise sur pied de capacités de réaction rapide spécialisées. 359 Ibid. 360 Annual Report from the Council to the European Parliament on the Main Aspects and Basic Choices of CFSP, EU Council Secretariat, Doc. 7961/05, Brussels, 15 April 2005. 361 Résumé des interventions du SG/HR, Réunion informelle des Ministres de la Défense de l’UE, Luxembourg, 18 mars 2005 ; ESDP Conclusions of GAERC (with the participation of the Ministers of Defence), EU Council Secretariat, Doc. 9004/05, Brussels, 23 May 2005; 357 88 2010362, adaptation des structures de l’EMUE363 suite à la création de la Cellule civilo-militaire en mai 2005 (cette dernière ne sera pleinement opérationnelle qu’en janvier 2007)364. Le volet civil était lui-même en pleine évolution. Le lancement de trois missions civiles supplémentaires montrait en tout cas que l’UE ne souhaitait pas attendre passivement les premiers effets de l’OGC 2008 pour aller de l’avant. Toujours plus de missions civiles PESD : Irak, Palestine et réforme du secteur de la sécurité en RDC L’UE conduisait désormais quatre missions dans le cadre de la GCC. La MPUE, PROXIMA, EUJUST-THEMIS et EUPOL-KINSHASA poursuivaient ainsi leur mandat spécifique365. THEMIS était entrée pour sa part dans une phase dite « d’observation ». Concrètement, il s’agissait de se préparer à passer le relais à la Commission européenne et aux Etats membres désireux d’apporter une aide bilatérale à la Géorgie en matière de démocratisation et d’Etat de droit. EUPOL-KINSHASA s’impliquait par ailleurs dans la mise en place d’une Unité de police intégrée proprement congolaise. Celle-ci devait assurer la sécurité dans la capitale de la RDC, en lieu et place de la « MONUC Neutral Force ». La mission européenne se voulait ainsi toujours une application concrète de la coopération UE-ONU en matière de gestion des crises366. Fin 2004, l’UE s’était interrogée en outre sur l’opportunité de déployer une mission de surveillance des frontières en Géorgie (en relève d’une mission d’observation de l’OSCE installée notamment sur la frontière tchétchène)367. Pour ne pas froisser la Russie, les Vingt-cinq avaient néanmoins préféré renoncer malgré l’insistance du Royaume-Uni et de certains nouveaux Etats membres368. Par défaut, le Conseil européen s’était accordé a minima sur le renforcement de l’équipe du RSUE (envoi d’experts au sein d’une Border support team qui ne constitue pas une mission PESD). En avril 2005, le Conseil de l’UE décidait en revanche de créer un « Bureau de coordination » pour le soutien à la police palestinienne à Ramallah (Coordination Office for Palestinian Police Support ou EU-COPPS). Il s’agissait bien d’une action menée sous l’égide de la PESD369. EUCOPPS marquait toutefois la reprise par l’UE d’une aide policière menée jusqu’alors bilatéralement par le Royaume-Uni370. 362 EU Crisis Response Capability Revisited, ICG Europe Report n°160, International Crisis Group, Brussels, 17 January 2005; Le développement de la PESD et l’Objectif global 2010, Rapport A/1898, Assemblée de l’UEO, 15 juin 2005. 363 European Union Military Staff Terms of Reference and Organisation, EU Council, Brussels, 25 February 2005. 364 Presidency report on ESDP, EU Council, Doc. 10032/05, Brussels, 13 June 2005. 365 Rapport de la Présidence luxembourgeoise sur la PESD, juin 2005. 366 Natalie PAUWELS, « EUPOL Kinshasa : Testing EU Coordination, Coherence and Commitment to Africa », European Security Review,n°25, ISIS Europe, Brussels, March 2005, pp. 3-5. 367 OSCE Border Monitoring Mission in Georgia. 368 « Possible EU Border Monitoring Mission in the Caucasus », ISIS Europe, n°25, March 2005. 369 Le « Bureau » EU COPPS sera rebaptisé en 2006 pour devenir EUPOL-COPPS avec des effectifs et un mandat renforcés. 370 L’européanisation de progamme nationaux d’assistance dans le cadre de la PESD avait - et a encore - des motivations souvent très concrètes (partage du coût et des risques). Ex : l’insistance de la France pour donner une dimension africaine à la PESD ou, la création en 2007 de EUPOL-AFGHANISTAN sur la base d’un programme mené à l’origine par l’Allemagne. 89 Un mois auparavant, une Action commune du Conseil de l’UE avait décidé en outre le lancement d’une mission intégrée pour la formation de policiers et de magistrats irakiens (EUJUST-LEX). La direction de cette mission fut confiée au britannique Stephen WHITE qui connaissait bien le contexte irakien. A bien des égards, cette mission semblait relever néanmoins d’un partage des tâches avec l’OTAN pour aider (indirectement et sans trop le dire) la « Coalition » à stabiliser l’Irak371. Enfin, l’Union avalisait à même période (mai 2005) le déploiement de la mission de conseil et d’assistance en matière de réforme du secteur de la sécurité en RDC (EUSEC-RD Congo)372. Un général français fut nommé à la tête de cette petite mission de 8 puis 46 experts. Ceux-ci furent placés à des poste-clés de l’administration militaire congolaise. Il faut toutefois remarquer que cette mission reste décrite par l’UE comme une mission « civilo-militaire ». Elle vise avant tout la mise en place d’une chaîne de paiement fiable (versement de la solde des soldats en limitant les dangers de corruption)373. EUSEC-RD Congo a soulevé aussi des interrogations plus larges sur la nouvelle dimension RSS (Réforme du secteur de la sécurité) de la PESD. La mission s’est installée ainsi sans que le Conseil ait pu définir ses buts et ses ambitions en la matière. Les lignes directrices rédigées pour l’occasion374 servirent toutefois de socle pour développer ultérieurement un concept d’ensemble (tâche laissée à la future Présidence britannique de l’UE)375. Néanmoins, l’obstacle principal restait le blocage de la Commission qui s’inquiétait d’une nouvelle atteinte à ses prérogatives. De nouvelles lignes de friction avec la Commission La Commission se pose en effet en partenaire naturel de l’OCDE376, organisation internationale en pointe sur la thématique RSS377. Dans leur Plan d’action pour le soutien à la paix et à la sécurité en Afrique, les Etats membres avaient néanmoins exprimé leur volonté de s’investir également dans cette direction : « Envisaged EU actions in the area of SSR may take advantage where appropriate of the conceptual work that has been done by the OECD in this field »378. La RSS devait-elle être incluse dans le champ de la PESD ? Devait-elle continuer au contraire à relever de l’aide au développement traditionnelle ? Plus largement, l’Afrique devait-elle être considérée comme le pré carré de l’action communautaire en matière de résolution des conflits379 ? En février 2005, la Commission européenne avait en tout cas introduit un recours 371 Il faut remarquer aussi la place réservée à l’ancienne puissance coloniale britannique dans les missions PESD au Moyen-Orient. Idem pour la France dans l’Afrique des Grands lacs, le Portugal en Guinée-Bissau… 372 Council Joint Action on the EU mission to provide advice and assistance for security sector reform in the DRC, 2005/355/CFSP, EU Council, Brussels, 2 May 2005. 373 Mise en place de cartes biométriques, etc. 374 Common Guidelines, EUSEC RD Congo, EU Council, Doc. 8084/1/05 REV 1, Brussels, 25 April 2005. 375 Presidency report on ESDP, op. cit. 376 OCDE : Organisation de Coopération et de Développement Economiques. 377 Voir en particulier Réformes des systèmes de sécurité et de gouvernance : principes et bonnes pratiques, OCDE/DAC, 2004 et Security System Reform and Governance, DAC Guidelines and Reference Series, OCDE, 2005. 378 Action Plan for ESDP Support to Peace and Security in Africa, op. cit. 379 Cf. Communication from the EC to the Council and the EP on the instuments for External Assistance under the Financial Perspective 2007-2013, European Commssion, Brussels, September 2004 ; Aline DEWAELE and Catriona GOURLAY, « The Stability Instrument : defining the Commission’s role in Crisis Response », ISIS Europe, n°26, 90 contre le Conseil auprès de la CJCE de Luxembourg380. Sur la base d’un fait précis (une aide accordée par le Conseil à la CEDEAO381 en matière de lutte contre les armes de petit calibre), la Commission défendait en réalité son rôle central dans la mise en œuvre de l’Accord de Cotonou. La CJCE lui donna d’ailleurs raison. Cinq ans après Feira, les luttes d’influence avec la Commission se perpétuaient de façon similaire dans le domaine de la protection civile382. La gestion civile des crises restait dès lors très clairement une ligne de friction entre le premier et le second pilier de l’UE. Effort sur la formation et les exercices L’étude du volet civil de la PESD durant le premier semestre de 2005 suppose d’évoquer aussi les actions dans les domaines de la formation et de l’entraînement. A cette période, le projet pilote de la Commission (op. cit.) prenait sa pleine mesure avec l’organisation de nouveaux stages. En parallèle, le Collège européen de sécurité et de défense commençait à se mettre en place (cf. Chapitre XI). Le CivCom se penchait en outre sur la question des règles et des normes de comportement que doivent adopter les agents européens sur les théâtres d’engagement383. Les récents scandales essuyés par les Nations Unies dans ce domaine obligeaient en effet l’UE à prévenir d’éventuels débordements nuisibles pour l’image internationale de l’Union et de la PESD. Sur le plan de l’entraînement, un exercice conjoint UE-ONU (EST 05) testait le déploiement d’un Groupement tactique « robuste » au profit des Nations Unies. Mais EST 05 avait permis également d’expérimenter les procédures de transition entre une mission CivPol de l’ONU et une mission de police de l’Union. En juin 2005, la France organisait pour sa part le second exercice PERILAND. Cet exercice visait à étudier la projection de la Force européenne de gendarmerie sur la base d’un scénario fictif mais révélateur des cadres d’action envisagés384. De fait, PERILAND 05 avait surtout donné une visibilité médiatique à l’EUROGENDFOR constituée formellement en janvier 2005385. Brussels, June 2005, pp. 8-12. 380 Recours introduit le 21 février 2005 contre le Conseil de l’Union européenne par la Commission des Communautés européennes, Affaire C-91/05, Luxembourg, 2005/C 115/19. 381 Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest. 382 Communication on Improving the Community Civil Protection Mechanism, European Commission, Brussels, 20 April 2005 ; Draft Council Conclusions on strenghtening the overall Civil Protection Capacity in the European Union, EU Council Secretariat, Doc. 10876/04, Brussels, 28 June 2005. 383 CIVCOM Advice on the Generic Standards of Behaviour for ESDP Operations, CIVCOM, Doc. 8895/05, Brussels, 12 May 2005 ; Generic Standards of Behaviour for ESDP Operations, EU Council Secretariat, Doc. 8373/3/05, Brussels, 18 May 2005 et Presidency report on ESDP, EU Council, Doc. 10032/05, Brussels, 13 June 2005. Cf. Chapitre XI. 384 Intervention de la FGC en « Transdronnie », province sécessionniste de « l’Astérie » (présentée elle-même comme un petit Etat désireux d’adhérer à l’UE). 385 Allocution de Madame Michèle ALLIOT-MARIE, Ministre de la Défense (France), exercice de l’EUROGENDFOR, Saint-Astier, 17 juin 2005. 91 L’équipe de projet pour l’OGC 2008 L’UE évoquait au sujet du volet civil de la PESD le début d’un « processus stratégique de planification »386. Dès janvier 2005, le Conseil de l’UE détaillait en ce sens une méthode de travail et un agenda pour organiser les chantiers de l’OGC 2008 durant les mois à venir387. La première étape fut de mettre en place une équipe de projet (Civilian Headline Goal Project Team) avec une feuille de route serrée. Cette équipe était dirigée par l’allemand Bruno HANSES de la DG E IX388. Elle comprenait un noyau dur (Core Team) de huit experts de la DG E IX mais aussi des membres de la DG E VIII, de l’EMUE, de la DG A 4, du Service juridique du Conseil et de la Commission. S’y ajoutaient des diplomates et des experts nationaux. Les Etats membres restaient dès lors pleinement maîtres du processus. L’équipe de projet fut néanmoins habilitée à solliciter l’avis des ONG par le biais du collectif EPLO ou European Peacebuilding Liaison Office (cf. Chapitre V sur le lobbying d’EPLO dans la GCC européenne). Les premiers ateliers de travail et l’élaboration des « scenarii illustratifs »389 Dans le premier semestre de 2005, des ateliers de travail permirent ensuite de réfléchir à des hypothèses de planification et à des scenarii illustratifs d’engagement pour la GCC (cf. Annexe IV). Les résultats de ces réflexions furent ensuite validés par le CivCom sur proposition de l’équipe de projet. Quatre grandes hypothèses avaient alors été définies390: la stabilisation et la reconstruction (en incluant les missions de substitution) ; la prévention des conflits (par le biais notamment de missions de surveillance et de soutien aux RSUE) ; le renforcement ciblé des institutions ; enfin, le soutien aux opérations humanitaires par des moyens civils (cf. Chapitre XI). Sur la base de ces grandes options, l’UE devait cerner ses besoins d’ici l’été 2005 de façon à identifier les déficits avant la fin de l’année. Ces travaux avaient été menés en portant une attention particulière aux travaux de l’EMUE sur l’Objectif global militaire 2010 même si, formellement, les deux processus continuaient à suivre des voies parallèles : « Despite the differences in the timetables for the two processes, compatibility must be ensured in civilian/military scenarios, including time limits for intervention and the terminology use » 391. 386 Presidency report on ESDP, op. cit. Civilian Headline Goal 2008 – Proposals by the Council Secretariat on the Management of the Processs during 2005, EU Council Secretariat, Doc. 5761/05, Brussels, 26 January 2005. 388 Catriona GOURLAY, « EU Civilian Crisis Management : Preparing for Flexible and Rapid Responses », op. cit, pp. 5-8. 389 Civilian Headline Goal 2008 - Workshop I « Key Planning Assumptions and Illustrative Scenarios (17-18 February 2005) », EU Council, Doc. 6629/05 Ext 1, Brussels, 22 February 2005 (déclassification partielle le 4 juin 2007) ; Civilian Headline Goal 2008 – Report on the follow-up workshop on « Strategic Planning Assumptions and Illustrative Scenarios (10-11 March 2005) », EU Council, Doc. 7643/05 Ext 1, Brussels, 24 March 2005 (déclassification partielle du document le 4 juin 2007) ; Civilian Headline Goal 2008 – Report on the workshop on « Focussed Civilian Options (28-29 April 2005) », EU Council, Doc. 9769/05 Ext 1, Brussels, 3 June 2005 (déclassification partielle du document le 4 juin 2007). 390 Presidency report on ESDP, op. cit. 391 Ibid. 387 92 L’UE insistait par ailleurs sur la nécessité de ne pas travailler en vase clos : « The EU is also taking care to ensure that, where approriate, there is consistency with the action of other players with whom the EU intends to cooperate at international level in the area of civilian crisis management »392. Le nouveau concept CRT allait être ainsi développé en s’inspirant largement des enseignements de l’ONU. Le concept CRT Un des premiers chantiers de l’OGC 2008 fut de donner corps au concept CRT ébauché au cours de la présidence précédente (CRT : Rapidly deployable Civilian Response Teams ou Equipes civiles d’intervention rapide). Entre mars et juin 2005, l’UE organisa ainsi plusieurs ateliers de travail axés sur le « déploiement de capacités multifonctionnelles de gestion civile des crises dans un format intégré » (avec le soutien actif de la Suède et de la Folke Bernadotte Academy). Un Concept CRT pouvait dès lors être validé par le Conseil européen de juin 2005393 (cf. Chapitre XI). Nous verrons que les CRT furent cependant utilisées par la suite en dessous de leur potentiel. Le « pool » de cent experts constitué dans ce cadre a cependant servi de réservoir utile pour mobiliser sur court préavis du personnel spécialisé (sur une base individuelle ou en petits groupes). Conclusion Ce chapitre a montré le « renversement » de la GCC grâce à la mise en oeuvre d’une démarche stratégique qui plaçait l’Objectif global civil dans le prolongement de la Stratégie européenne de sécurité. Cette évolution n’a pas été forcément perçue comme telle par les praticiens qui divergent sur les « grands tournants » qui ont marqué la GCC dans sa jeune histoire394. Si la SES et l’OGC 2008 n’ont pas eu d’effet direct immédiat, ces deux documents ont aidé à « repenser » progressivement la GCC dans le sens d’une plus grande verticalité et d’une logique plus réflective (cf. la troisième partie de cette recherche). Les années 2004-2005 ont ainsi permis d’initier de multiples chantiers. Ceux-ci ont été alimentés en parallèle par les enseignements des nouveaux engagements opérationnels. Le volet civil de la PESD a pu dès lors accélérer sa montée en puissance, le processus se transformant peu à peu en projet de nature politicostratégique. Une question demeure toutefois : la GCC s’est-elle développée à cette période sous la pression d’une « demande » extérieure ? Malgré le discours européen, il est permis d’en douter lorsque l’on étudie les conditions qui ont présidé au déploiement des nouvelles missions civiles. EUJUST-LEX (Irak) mise à part, ces missions ont répondu en effet prioritairement à la nécessité d’afficher la PESD et son utilité. A chaque fois, l’UE et les Etats membres ont eu en tout cas le loisir de choisir entre l’intervention et la non intervention. Le mot « intervention » 392 Ibid. Civilian Headline Goal 2008 : Multifunctional Civilian Crisis Management Resources in an Integrated Format – Civilian Response Teams, EU Council Secretariat, Doc. 10462/05, Brussels, 23 June 2005 ; Conclusions de la Présidence luxembourgeoise, Conseil européen, Bruxelles, 16 et 17 juin 2005 394 Entretiens conduits avec des membres du Secrétariat général du Conseil, août 2008. 393 93 semble d’ailleurs ici inapproprié car aucune mission de cette époque ne fut une action de gestion de crise au sens strict. L’UE a privilégié les petits volumes, la « géométrie variable » et surtout, la prudence pour expérimenter de nouveaux champs d’application. Les actions civiles PESD furent en outre largement déléguées à certains Etats membres. La nationalité d’origine du Chef de mission avait ainsi (et a encore) souvent valeur de symbole. En juin 2005, le volet civil de la PESD était en tout cas de nature bien différente que celle qu’on lui prédisait à ses débuts quelques années plus tôt. Cette transformation progressive s’est perpétuée au cours de la période qui a suivi. 94 95 Chapitre IV : du processus de post-Hampton à EULEX Kosovo et EUMM Géorgie multiplication des engagements opérationnels et consolidation du volet civil de la PESD Résumé Ce chapitre étudie la GCC européenne de la Présidence britannique du second semestre 2005 jusqu’aux développements de l’automne 2008 : adoption de l’Objectif global civil 2010, montée en puissance de la Capacité civile de planification et de conduite (CPCC), débuts des missions au Kosovo et en Géorgie. Depuis fin 2005, le volet civil de la PESD est assurément entré dans une phase de consolidation active. La multiplication des engagements opérationnels « sur trois continents » en témoigne. Le GCC a été utilisée notamment pour donner à l’UE une « légitimité par l’action » malgré la crise politico-institutionnelle mise au grand jour par l’échec du Traité constitutionnel. Mais l’expansion rapide de la GCC reflète aussi des ambitions plus élevées et plus exigeantes. Les missions en Afghanistan et au Kosovo et la création de la CPCC sous l’autorité d’un Commandant des opérations civiles marquent en ce sens un « durcissement » du volet civil de la PESD. Ambition opérationnelle et ambition politique iront-elles cependant de pair ? Introduction Depuis les attentats de Londres (7 juillet 2005) jusqu’au « non irlandais » au Traité de Lisbonne (12 juin 2008), beaucoup d’événements et de soubresauts auront marqué l’actualité européenne. De cette période, on retiendra cependant la mise au grand jour de la crise politique et de confiance qui mine le processus de l’intégration européenne. Même si le mal est plus profond, l’échec du Traité constitutionnel et les difficultés rencontrées pour la ratification du Traité modificatif395 ont en effet plongé l’Union élargie dans une période d’incertitudes396. Paradoxalement, cette paralysie interne n’a pas freiné l’engagement de l’UE sur la scène internationale397. Il semble au contraire que la crise institutionnelle ait plutôt incité à aller de l’avant en matière de PESC/PESD. La multiplication des missions civiles déployées de par le monde en est une illustration frappante. Depuis fin 2005, la GCC européenne est entrée en tout 395 Traité modifiant le Traité sur l’Union européenne et le Traité instituant la Communauté européenne, adopté par le Conseil européen, Lisbonne, 18 et 19 octobre 2007 (version consolidée, JOC 115, 9/05/08). 396 Rappel : l’adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie en janvier 2007 ont porté le nombre d’Etats membres à 27. 397 Rory KEANE, « Does internal EU paralysis threaten external action ? », ISIS Europe, n°26, Brussels, June 2005, pp. 1-3. 96 cas dans une phase de consolidation active. Sa capacité à armer des missions à la fois plus complexes et plus dangereuses en fait désormais un outil civil « robuste ». L’emballement des activités opérationnelles a mis toutefois à l’épreuve le dispositif européen de gestion civile des crises. En sous-main, il a donc fallu maintenir le processus capacitaire de l’OGC 2008, prolongé entre-temps par un Objectif global civil 2010. Cela a été facilité par l’adoption d’une approche « triprésidentielle » qui associe étroitement les pays exerçant la présidence tournante sur une période de dix huit mois consécutifs. Au trio Royaume-Uni, Autriche et Finlande a ainsi succédé le trio Allemagne, Portugal, Slovénie398. Il faut toutefois rester conscient des différences de poids et des divergences de vues entre les Vingt-sept. En outre, la gestion civile des crises demeure une zone de frictions entre le Conseil de l’UE et la Commission de Bruxelles. Elle reste dès lors souvent le fruit de compromis inhérents à l’ensemble institutionnel européen. Comme dans les chapitres précédents, l’étude de la GCC suppose différents niveaux de lecture : contexte, missions, aspects politiques, défis capacitaires, etc. Ce foisonnement empêche de procéder à une lecture proprement chronologique. Ce chapitre étudie dès lors successivement : - les raisons qui peuvent être avancées pour expliquer l’accélération de la GCC depuis la fin de 2005 ; l’extension numérique et géographique des missions civiles PESD ; la poursuite du processus capacitaire avec le passage de l’OGC 2008 à l’OGC 2010 et le développement de nouveaux domaines d’intervention ; enfin, le processus de « post-Hampton » (du nom du sommet européen informel du 27 octobre 2005) qui a permis la création d’une véritable chaîne civile opérationnelle. Ce dernier point sera par ailleurs l’occasion d’analyser les implications possibles du Traité de Lisbonne sur le volet civil de la PESD399. Le volet civil de la PESD et la « légitimité par l’action » Inverser la formule de Jean MONNET Après les refus des peuples français et néerlandais de ratifier le Projet de Traité constitutionnel, Nicole GNESOTTO écrivait en octobre 2005400 : « C'est précisément parce qu'elle est nécessaire que la politique étrangère commune de l'Union doit s'adapter très vite aux circonstances issues de la crise de confiance européenne. Il faut donc 398 18-Month Programme of the German, Portugese and Slovenian Presidencies, EU Council, Doc. 17079/06, Brussels, 21 December 2006. Voir aussi Michael DOCZY, « Das erste Halbjahr 2006 – die österreichische EUPräsidentschaft im Bereich ESVP », ESDP Newsletter, n°1, Brussels, December 2005, pp. 16-18; Seppo KAARIAINEN, « Les priorités de la présidence finlandaise dans le domaine de la PESD », Défense Nationale, août/septembre 2006, pp. 5-12 ; Fabien TERPAN, « La PESD au second semestre 2007», Défense Nationale, février 2008, pp 82- 93 ; Andrej STER, « La présidence slovène de l’UE », Défense Nationale, février 2008, pp 5-10. 399 Dans l’hypothèse où ce dernier entrerait en vigueur malgré l’impasse générée par le vote irlandais de juin 2008. 400 Nicole GNESOTTO, « La PESD en antidote », Bulletin de l’IES-UE, n°16, Paris, octobre 2005. L’auteur insistait sur la nécessité de « fonder l'avenir sur l'efficacité d'opérations concrètes. La PESD est à cet égard exemplaire. Elle a dès l'origine assis sa crédibilité sur des opérations collectives, elle s'est développée sur la base des expériences acquises, elle a alors nourri la démarche globale de l'Union européenne et suscité les aménagements institutionnels nécessaires ». 97 inverser la formule de Jean Monnet : en l'absence d'institutions, l’urgence est de consolider les politiques, de donner la priorité à l'action concrète, d'engranger des résultats, et de revenir ensuite, à partir de ces acquis, aux questions institutionnelles » 401. L’ancienne directrice de l’Institut d’études de sécurité de l’UE (IES-UE) ajoutait : « Le monde est toujours là, les crises sont là, la violence internationale ignore superbement les aléas institutionnels européens et l'Union reste engagée, voire de plus en plus sollicitée, pour répondre à ces défis »402. Dans le même esprit, le SG/HR Javier SOLANA préconisait ouvertement de miser sur la « légitimité par l’action »404. C’est en dynamisant la PESD sur le plan opérationnel que l’UE pourrait gagner en crédibilité, tant vis-à-vis de ses partenaires que des opinions publiques européennes405. Mieux réfléchir aux implications de la PESD et de la GCC Dans le sillage de la Stratégie européenne de sécurité, la Commission et le Conseil se sont efforcés chacun de réfléchir à la meilleure façon de renforcer la cohérence, l’efficacité et la visibilité de l’UE dans sa dimension extérieure406. Ces défis se posaient également au niveau de la PESD elle-même. L’IES-UE avait ainsi animé en février 2006 un séminaire sur les perspectives à long terme de l’Europe de la défense407. En janvier 2007, la Présidence allemande de l’UE avait organisé de la même façon une grande conférence à Berlin sur les opérations, les institutions et les capacités de la PESD408. La GCC n’était évidemment pas absente de ces réflexions. L’UE commençait en effet à percevoir la nécessité de mieux définir le rôle des capacités civiles par rapport au volet militaire mais aussi, par rapport aux moyens du second pilier et du troisième pilier (cf. Chapitre VII). Ce vide de la pensée risquait de devenir un réel handicap. Ce n’est donc pas un hasard si paraissait en juin 2006 un rapport parlementaire de l’UEO sur les aspects civils de la PESD409. C’est aussi à la même période que l’IES-UE publiait de façon plus substantielle le premier Cahier de Chaillot axé uniquement sur la thématique411. Malgré son caractère exploratoire412, cet ouvrage avait le mérite de rappeler une vérité simple : plus les ambitions de l’Union augmentaient, plus les besoins en matière de gestion civile des crises se faisaient sentir. 401 Ibid. Ibid. 404 Discours du SG/HR Javier SOLANA, Conférence annuelle d’ouverture, IES-UE, Paris, 26 septembre 2005. 405 Cette quête de légitimité était en réalité à double face puisque, d’un point de vue théorique, elle combinait l’output legitimacy et l’input legitimacy. 406 L'Europe dans le monde - Propositions concrètes visant la cohérence, l'efficacité et la visibilité, Commission Européenne, Bruxelles, 8 juin 2006 ; Stocktaking Report on the implementation of measures to inscrease the efficiency coherence and visibility of EU external policies and future work, EU Council Presidency, Doc. 16419/06, Brussels, 8 December 2006. 407 The future of ESDP, Seminar Report, EU-ISS, Paris, 6 February 2006. 408 European Security and Defence Policy Conference : From Cologne to Berlin and beyond - Operations, institutions and capabilities, Berlin, 29 January 2007. 409 Les aspects civils de la PESD, Doc. A/1929, Assemblée de l’UEO, Paris, 20 juin 2006. 411 NOWAK, op. cit. 412 Ce Cahier de Chaillot reste toutefois une référence incontournable sur le sujet. 402 98 Toujours est-il que le second semestre de 2005 a été accompagné par un accroissement spectaculaire du nombre de missions civiles déployées sous la responsabilité du COPS. L’expansion de la GCC permettait en effet de donner une visibilité maximale à la PESC/PESD avec un rapport coûts/bénéfices très favorable. Néanmoins, la volonté de donner à l’UE une « légitimité par l’action » ne peut pas être avancée comme seul facteur explicatif. Disparité et convergence des préférences nationales Il faut se souvenir tout d’abord des multiples travaux entrepris au cours des six années précédentes. Ces derniers constituaient le socle conceptuel et capacitaire du volet civil de la PESD. Sans cet acquis, la multiplication des interventions aurait été totalement illusoire. Plus largement, « l’offre » européenne avait dynamisé la « demande » internationale en matière de capacités civiles. La stratégie de positionnement adoptée (développement de capacités inédites sur le mode de la valeur ajoutée) commençait dès lors à se révéler payante. Mais l’accélération des activités opérationnelles était aussi - plus prosaïquement - le reflet d’une somme d’intérêts nationaux disparates et néanmoins convergents. Les Etats membres percevaient de plus en plus l’utilité de la gestion civile des crises pour soulager leur propre fardeau en matière de sécurité internationale. En « européanisant » certaines de leurs actions conduites sur un mode bilatéral, ils pouvaient garder leur contrôle et leur influence dans tel ou tel théâtre de crise tout en partageant les risques et surtout, les charges financières413. Avec pragmatisme, les Britanniques commençaient ainsi à identifier le potentiel de la GCC européenne pour remplir les tâches civiles de « stabilisation & reconstruction ». Cela permettait d’apporter un soutien aux Etats-Unis - notoirement dépourvus en la matière - tant au niveau global que dans des contextes particuliers (Irak et Afghanistan principalement). Une telle « spécialisation » laissait en outre envisager un partage fonctionnel des rôles entre une OTAN militaire et une PESD à dominante civile. En poussant le raisonnement à l’extrême, la GCC pouvait devenir à terme la nouvelle raison d’être de la PESD, sans porter ombrage à l’Alliance atlantique (cf. Chapitre VIII). D’autres Etats, la France notamment, voyaient pour leur part la GCC comme une occasion de faire progresser l’idée d’Europe de la défense, sous couvert de construire un édifice civilomilitaire intégré. Il s’agissait dès lors de rester sur une voie ambitieuse en développant des missions à forte dimension politique. La mission au Kosovo et son mandat « exécutif » représente à cet égard un bon exemple. Mais on peut citer aussi l’initiative de la Force européenne de gendarmerie et la création du Collège européen de sécurité et de défense. D’autres Etats (pays nordiques, pays neutres, Allemagne) considéraient enfin la GCC comme un terreau favorable pour mettre en pratique une conception élargie de la sécurité : inclusion de thématiques nouvelles (égalité des sexes, droits de l’homme), partenariats avec les acteurs non étatiques, etc. Des motivations nationales différentes - sinon contraires - conduisaient en tout cas au même résultat : le volet civil de la PESD ne pouvait plus être considéré comme quantité négligeable. 413 Entretiens avec des experts du Secrétariat Général du Conseil, été 2008. 99 Un accroissement très net des activités opérationnelles Entre 2005 et 2008, seules deux opérations militaires ont été initiées sous couvert de la PESD414. Placée sous commandement allemand, EUFOR RD Congo est restée une intervention ponctuelle (juin-novembre 2006). Elle a néanmoins mis en valeur l’apport européen pour soutenir l’ONU en matière de prévention et de gestion des crises415. De la même façon, l’EUFOR Tchad/RCA416 appuie aujourd’hui l’action de la MINURCAT417 dans un environnement sécuritaire et logistique difficile. Mais, sur la même période de temps, l’UE a débuté également une dizaine de nouvelles missions civiles. Malgré des signaux contrastés (différences de taille, nombre de pays participants parfois symbolique), ces actions ont réussi à donner une réelle substance à la GCC. Elles traduisent en outre une accélération du rythme des activités opérationnelles ainsi qu’une expansion de la PESD sur le plan géographique. En ce sens, elles sont toutes politiquement significatives. En sus des nouvelles missions, l’UE a dû organiser le suivi des dispositifs déjà déployés sur le terrain (prolongation, réévaluation ou terminaison des actions civiles PESD en cours). Il a fallu ainsi assurer les premières relèves qui furent autant d’occasions de tester la capacité de l’Union à articuler dans la durée des politiques et des moyens sur l’ensemble du spectre de la résolution des crises et des conflits418. Les Etats devaient de plus trouver en permanence des accommodements avec la Commission. Ces trade-offs institutionnels expliquent d’ailleurs le montage original de certaines missions impliquant tant le Conseil que des acteurs communautaires. La montée en puissance opérationnelle de la GCC s’est faite en tout cas en plusieurs vagues. Ainsi, pas de moins de six nouvelles actions civiles PESD ont été décidées et/ou lancées durant le second semestre de 2005419. A la fin de son mandat, la Présidence britannique pouvait dès lors être satisfaite des résultats obtenus : « Under UK Presidency ESDP operational activity has continued to expand, particulary in the civilian field. The EU is now undertaking a wide range of civilian and military missions, on three continents, with tasks ranging from peacekeeping and monitoring implementation of a peace process to advice and assistance in military, police, border monitoring and rule of law sectors. Further missions are under active preparation »420. Sous la Présidence autrichienne puis finlandaise, l’année 2006 fut consacrée ensuite à la consolidation des déploiements mais aussi à la préparation politique et opérationnelle de deux missions de première importance. La première (EUPOL Afghanistan) ne débutera cependant 414 EUFOR RD Congo et EUFOR Tchad/RCA. Une opération navale (ATALANTA) assurera en outre une mission de lutte contre la piraterie au large de la Somalie a/c de fin 2008. Cette nouvelle dimension maritime de la PESD dépasse le cadre de cette recherche. 415 Déploiement d’une force européenne de 2 500 soldats pour soutenir l’organisation des élections en RDC (mandat placé sous le Chapitre VII de la Charte de l’ONU). 416 Opération également mandatée par une Résolution de l’ONU (2007) sous couvert du Chapitre VII. La France y assure le rôle de nation-cadre. 417 Mission des Nations Unies en République Centrafricaine et au Tchad. 418 Mandat prolongé parfois de trois mois en trois mois. Sur l’impact du facteur temps dans les missions civiles PESD, cf. Chapitre IX. 419 De fait, EUSEC RD Congo et EUJUST LEX avaient été décidées durant la présidence précédente. 420 Presidency Report on ESDP, EU Council, Doc. 15678/05, Brussels, 12 December 2005. 100 qu’à l’été 2007421. La seconde (EULEX Kosovo) ne pourra quant à elle être décidée formellement qu’en février 2008. Comparée à ces deux rendez-vous majeurs, la petite mission EU SSR Guinée-Bissau (juin 2008) semblait presque compter pour quantité négligeable. Il convient en tout cas de procéder à un tour d’horizon des activités opérationnelles menées dans le cadre du volet civil de la PESD. Une telle présentation permet de montrer l’évolution de la GCC depuis la fin de 2005 tout en facilitant la compréhension de la suite de cette recherche. Enfin, l’approche géographique suivie met en valeur la dimension « non régionale » de la GCC. La gestion civile des crises doit en effet être mise en lien avec les ambitions de la PESC à produire des effets sur l’ensemble des zones impliquant les intérêts des Etats membres422. Bosnie et ARYM La première zone prioritaire de la GCC reste incontestablement les Balkans occidentaux où l’UE met en œuvre le vaste cadre politique du Processus de stabilisation et d’association (PSA). Prévue pour une durée initiale de trois ans, la MPUE a été prolongée jusqu’à la fin de l’année 2009. Sa taille et son mandat ont cependant été modifiés pour prendre en compte la réalité de la Bosnie, plus de douze ans après les Accords de Dayton. Avec 174 policiers et gendarmes (500 en 2003), la MPUE présente la particularité d’impliquer l’ensemble des Etats membres. Mission de formation et de conseil, elle est par ailleurs de plus en plus orientée sur la lutte contre la criminalité organisée. La MPUE s’inscrit plus largement dans la lignée de l’action du Haut représentant de la Communauté internationale en BiH (tout comme l’opération militaire ALTHEA qui compte encore 2 200 soldats423). En ARYM, la mission PROXIMA a été pour sa part fermée fin 2005. Une petite mission PESD transitoire a été maintenue pendant six mois supplémentaires. Composée d’une trentaine d’experts, EUPAT (EU Police Advisory Team) a laissé ensuite la place à un projet mené sous l’égide de la Commission (EC project for implementation of police reform). Le signal était de fait essentiellement politique. Il s’agissait alors de récompenser les autorités de Skopje dans leurs efforts pour arrimer l’ARYM à l’Union424. L’UE adressait à l’inverse un message clair à la Bosnie mais aussi à la Serbie : ces pays devaient poursuivre leurs efforts sur la voie des réformes. La PESD continuerait en outre à appuyer pleinement l’action du Groupe de contact pour l’ex-Yougoslavie, sur la question du Kosovo en particulier (sur le cas kosovar, cf. infra). 421 Council Conclusions on ESDP, EU Council Secretariat, Doc. 9491/07, Brussels, 14 May 2007 ; ESDP Presidency Report, EU Council, Doc. 10910/07, Brussels, 18 June 2007. 422 Le rapport de la Présidence britannique de 2005 (op. cit.) fut d’ailleurs le premier à présenter les activités de la PESD par zones géographiques et non plus par domaines d’action. 423 Effectifs au 14 août 2008. 424 En décembre 2005, l’UE avait octroyé à l’ARYM le statut offciel de candidat à l’adhésion. 101 Afrique subsaharienne L’Afrique subsaharienne représente la deuxième zone de prédilection de la GCC. Dans le cadre du nouveau Plan d’action de la PESD pour le soutien à la paix et la sécurité en Afrique425, l’UE s’est notamment impliquée en République démocratique du Congo. La mission de police EUPOL KINSHASA a continué ainsi à fournir son aide à la police locale : création d’une UPI de 1 000 policiers, actions de formation… Les agents européens ont par ailleurs reçu un renfort temporaire pour favoriser le bon déroulement des élections de 2006. A cette occasion, le mandat de la mission avait par ailleurs été amendé de façon à prendre en compte le déploiement de l’opération militaire EUFOR RD Congo précitée426. En juillet 2007, EUPOL KINSHASA a été rebaptisée EUPOL RD Congo. Cette nouvelle mission doit s’étendre à d’autres régions de l’ex-Zaïre, dans la partie orientale du pays notamment. Placée sous le commandement d’un Superintendant portugais, EUPOL RD Congo vise plus largement à soutenir la réforme de la Police nationale congolaise avec des ouvertures sur le système judiciaire. Elle peut être considérée en ce sens comme le pendant de EUSEC RD Congo qui continue à encadrer la réforme de l’administration militaire (mission « civilo-militaire », EUSEC reste commandée par un général français). La fusion des deux missions EUPOL et EUSEC envisagée un temps ne s’est pas concrétisée. Un certain nombre de ressources et d’expertises ont néanmoins déjà été mises en commun. Fin 2006, la Présidence portugaise de l’UE a réussi par ailleurs à convaincre ses partenaires européens de débuter une mission de réforme du secteur de la sécurité en Guinée-Bissau. Cette mission se veut dans la lignée du sommet Afrique-UE organisé à Lisbonne en décembre 2007 (Partenariat stratégique Afrique-UE). Avec 21 experts mis à disposition par six Etats membres, EU SSR Guinée-Bissau a pour objectif d’assister les autorités locales dans la restructuration de l’appareil sécuritaire étatique. Cette action doit faciliter la réalisation des mesures préconisées par la Communauté des donateurs (dont la Commission européenne dans le cadre du Fond européen de développement). Pour conclure sur cette « dimension africaine » de la GCC, il faut rappeler enfin que l’UE a apporté pendant plus de deux ans un soutien logistique à l’opération AMIS II menée au Soudan par l’Union africaine. Cette intervention indirecte s’est terminée fin 2007 en raison de la mise en place de la MINUAD427. A contrario, le déploiement de l’EUFOR Tchad/RDC marque un engagement militaire direct des Européens dans un conflit qui dépasse la seule région du Darfour. La Mission de surveillance à Aceh (Indonésie) Parmi les actions lancées dans le cadre du volet civil de la PESD, l’AMM (Aceh Monitoring Mission) mérite certainement une analyse à part. Cette mission est en effet singulière à plusieurs titres. 425 Action on ESDP Support to Peace and Security in Africa - Update, EU Council, Doc. 14189/2/05 REV2, Brussels, 17 November 2005. 426 EU Police Mission in Kinshasa DRC (EUPOL Kinshasa), EU Council, Doc. 8648/06, Brussels, 25 April 2006. 427 Mission (hybride) des Nations Unies et de l’Union Africaine au Darfour. 102 Neuf mois après le Tsunami dévastateur en Asie du sud-est, l’UE avait autorisé en septembre 2005 le déploiement de 80 observateurs non armés pour garantir un accord de paix conclu entre le gouvernement indonésien et les rebelles de la Province d’Aceh428. Cet accord avait été « facilité » en amont grâce à la médiation de l’organisation non gouvernementale CMI (Crisis Management Initiative) présidée par l’ancien Président finlandais Martti AHTISAARI429. Malgré la faiblesse des intérêts européens en jeu, les Etats membres s’étaient laissés convaincre de l’utilité d’une mission civile qui mettrait en pratique le Concept PESD pour les missions de contrôle et de surveillance (op. cit). L’AMM fut menée de plus en partenariat avec l’ASEAN (cf. Chapitre VIII). Les autorités bruxelloises pouvaient dès lors proclamer urbi et orbi que la PESD était désormais présente « en Asie », en application concrète du principe de « multilatéralisme efficace ». En faisant voler en éclat toutes les réflexions sur les limites géographiques de la PESD, l’AMM créait en tout cas un précédent. On peut évoquer à cet égard le « passage au hors zone » de la GCC430. Projetée en un temps record, l’AMM a supervisé pendant quinze mois le cessez-le-feu tout en participant au processus de désarmement des belligérants431. La mission a permis de tirer ensuite de nombreux enseignements pour le volet civil de la PESD432 et, plus largement, pour le dispositif européen de gestion des crises433 : besoins en ressources humaines, mécanismes de financement, complémentarité avec les actions communautaires… L’AMM reste de plus un exemple très original de partenariat effectif avec une ONG de paix pour la résolution d’un conflit434. Proche-Orient et Moyen-Orient La Présidence britannique du second semestre de 2005 a été également l’occasion de développer la GCC dans une autre zone assurément plus stratégique pour l’Union et ses Etats. Membre à part entière du Quartet pour le Proche-Orient, l’UE a en effet décidé de s’impliquer sur le terrain, au-delà de l’aide humanitaire traditionnelle. En novembre 2005, les Etats membres s’accordaient ainsi pour lancer dans de brefs délais deux « missions de sécurité » dans les Territoires palestiniens. Cette arrivée de la PESD dans le conflit israélo-palestinien répondait de fait à une demande des Etats-Unis mais aussi des acteurs locaux, toujours en recherche d’une tierce partie acceptable par tous. Ainsi, l’UE décidait de transformer d’ici janvier 2006 la modeste équipe d’EU COPPS en une véritable mission PESD baptisée pour l’occasion EUPOL COPPS435. Il s’agissait alors de 428 Pierre-Antoine BRAUD et Giovanni GREVI, The EU Mission in Aceh : Implementing Peace, Occasional Paper n°61, Paris, EU-ISS, December 2005. 429 Sur le rôle et le lobbying de CMI dans la GCC européenne, cf. Partie II. 430 Entretien avec un expert du Conseil, août 2008. 431 Press conference on the occasion of the end of the EU-led Aceh Monitoring Mission (AMM), Pieter FEITH, HoM, Doc. S360/06, Brussels, 18 December 2006. 432 Draft Aceh Monitoring Missions (AMM) – Lessons Identified and Recommendations, EU Council, Doc. 6596/2/07 Rev 2, Brussels, 13 April 2007. 433 Report and revised Manual on EU emergency and crisis coordination, EU Council, Doc. 10011/1/07 Rev 1/07, Brussels, 20 June 2007. 434 Patrice KREIDI, Le rôle des ONG et de l'Union européenne dans la résolution des conflits, Genève, Euryopa, 2007, pp. 55-68. 435 26 experts fournis par quinze pays membres. 103 manifester le soutien accru des Européens à la réforme de la police et de la justice pénale palestiniennes dans le contexte particulier du retrait israélien de la Bande de Gaza436. Dans ce même contexte, le Conseil de l’UE avait décidé d’envoyer en parallèle une vingtaine d’observateurs au point de passage de Rafah, entre Gaza et l’Egypte. EU BAM Rafah devait assurer très officiellement une « tierce présence » en application d’un accord internationalement garanti sur la liberté de mouvement437. Cette « Mission d’assistance au contrôle des frontières » s’est déployée très rapidement malgré des divergences initiales entre le Conseil et la Commission. Jugeant que tout ce qui touche à la liberté de circulation est de son ressort, la Commission estimait en effet devoir être pleinement impliquée. Les Etats choisirent malgré tout de placer clairement la mission sous l’autorité du COPS. EUBAM Rafah devait cependant porter une attention particulière à l’assistance communautaire fournie aux douanes palestiniennes. La situation sécuritaire locale n’a eu cependant de cesse de se détériorer. Ainsi, entre le 25 juin 2006 et 13 juin 2007, le Terminal de Rafah n’a pu être ouvert effectivement que quatre-vingt trois jours. En dix huit mois de présence, EUBAM Rafah a néanmoins permis près de 443 000 passages. La prise du pouvoir à Gaza par le Hamas en juin 2007 a conduit ensuite l’UE à mettre la mission en sommeil. Son mandat a pourtant été renouvelé dans l’hypothèse d’un retour rapide des observateurs européens lorsque les conditions seront réunies. L’UE ne pouvait de toute façon pas clore officiellement EUBAM Rafah. Cela aurait été interprété comme un échec alors que la mission est avant tout victime d’un contexte local et régional troublé qui dépasse largement le cadre de son mandat. Enfin, il faut rappeler que la PESD est aussi présente au Moyen-Orient au travers de la mission intégrée EUJUST LEX. Celle-ci a débuté en juillet 2005. Avec des bureaux à Bruxelles et Bagdad, la mission reste de fait très discrète. Elle a toutefois réussi à organiser plusieurs dizaines de stages qui ont réuni près de 1 800 policiers et magistrats irakiens438. Au-delà de ce bilan chiffré, il reste difficile de savoir quels pays membres de l’UE sont impliqués et où se déroulent concrètement les stages précités439. La mission sur la frontière entre la Moldavie et l’Ukraine A la demande de la Moldavie et de l’Ukraine, l’UE a par ailleurs débuté fin 2005 une nouvelle « Mission d’assistance pour le contrôle de la frontière » entre les deux pays, y compris sur la partie incluant la province sécessionniste de Transnistrie440. Il s’agit en réalité d’aider les 436 EUPOL COPPS reste dirigée par un Britannique. Son mandat initial est de trois ans. Elle couvre aussi de plus en plus le domaine « renforcement de l’Etat de droit ». 437 Joint statement by Javier SOLANA and Jack STRAW on the « Agreement on Movement and Access » between Israel and the Palestinian Authority, SG/HR, S364/05, Brussels, 15 November 2005 ; Summary of Remarks by Javier SOLANA, EU HR for CFSP on the agreement on Rafah, SG/HR, S365/05, Brussels, 15 November 2005. 438 Situation à l’automne 2008. 439 Les deux premiers stages ont été organisés en France, ce qui pouvait surprendre au regard de la position française sur la question irakienne. A l’avenir, EUJUST LEX devrait conduire progressivement des actions de formation en Irak même. 440 Statement by Mr. Andrei STRATAN, Deputy Prime Minister and Minister of Foreign Affairs and European Integration of the RM at the launching ceremony of the EU Border Assistance Mission to the Republic of Moldova and Ukraine, Odessa, 30 November 2005 ; Joint information note on the Border Assistance Mission to Moldova and 104 autorités locales à lutter contre la contrebande et les trafics en tout genre qui sévissent dans la région441. Cette action s’inscrit dans le cadre plus large de la Politique européenne de voisinage (PEV) qui permet à l’Union de développer des partenariats sur ses marges « méditerranéennes » et « orientales ». La rivalité entre le Conseil et la Commission s’est néanmoins manifestée de la même façon que pour EUBAM Rafah. Finalement, il a été décidé que la mission en Moldavie et en Ukraine serait conduite sous la direction de la Commission européenne, mais en appui direct de l’action du RSUE. Sans être considérée comme une mission PESD au sens strict, la mission repose ainsi en grande partie sur des experts mis à disposition par les Etats membres442. Il est toutefois difficile de dire si cette mission singulière préfigure des futures actions qui transcenderaient le clivage entre les piliers. Son financement a été couvert initialement grâce au Mécanisme de réaction rapide443. Il est assuré aujourd’hui dans le cadre du programme communautaire TACIS444. Cela permet à l’UE de mettre en avant le caractère « technique » d’une action qui intervient, de fait, dans la sphère d’influence de la Russie. Le retour de la Géorgie sur l’agenda de la GCC Le « facteur russe » se retrouve également en Géorgie où l’UE doit prendre en compte les ambitions caucasiennes du Kremlin445. Le mandat de la mission EUJUST THEMIS (cf. Chapitre III) s’est ainsi terminé en juillet 2005 sans que le Conseil ne juge nécessaire de poursuivre son action sous l’égide de la PESD. La Commission a repris par conséquent son rôle en matière d’assistance et de renforcement des institutions. De la même façon, l’UE n’a pas cherché à donner une grande visibilité à la petite équipe d’experts qui conseille les autorités géorgiennes en matière de contrôle des frontières (Border Support Team ou BST)446. Le conflit armé de l’été 2008 au sujet de l’Ossétie du sud a montré toutefois les apports et les limites du volet civil de la PESD lorsque l’UE s’engage dans une confrontation avec Moscou. A la demande du gouvernement de Tbilissi, l’UE a ainsi obtenu un accord pour l’envoi de 200 observateurs chargés de garantir le retrait des troupes russes447. Cette nouvelle mission inédite (dénommée EUMM Géorgie) devrait cependant avoir du mal à se déployer dans les provinces sécessionnistes où l’ONU et l’OSCE restent pour l’instant les cadres d’action appropriés (cf. enhanced EUSR team, EU Council, Doc. 14491/05, Brussels, 18 November 2005. Le QG de la mission est situé à Odessa (des bureaux sont également ouverts à Chisinau et en province). 441 Voir aussi Nicu POPESCU, The EU in Moldova – Settling Conflicts in the Neighbourhood, Paris, EU-ISS Occasional Paper n°60, 2005 et Xavier DELEU, La Transnistrie : la poudrière de l’Europe, Paris, Hugo Doc, 2006. POPESCU proposait alors que l’UE déploie une véritable mission de police PESD. 442 Une centaine d’experts issus de 22 Etats membres. D’autres pays participants constituent un groupe réuni par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD). 443 MRR, op. cit. 444 Progamme d’assistance communautaire pour les pays de la Communauté des Etats Indépendants (CEI). 445 Sur le rôle de la Géorgie pour l’UE, cf. Dov LYNCH, Why Georgia Matters, Chaillot Paper, n°86, Paris, EU-ISS, 2006. Voir aussi LYNCH, David, The South Caucasus : A Challenge for the EU, Chaillot Paper, n° 65, Paris, December 2003. 446 Equipe rattachée au RSUE pour le Caucase sud. 447 Chiffre revu ultérieurement à la hausse grâce aux nombreuses promesses d’engagement des Etats membres. La mission PESD compte en tout près de 350 personnes. L’OTAN pourrait se charger en parallèle de reconstituer l’armée géorgienne. 105 Chapitre VIII sur le rôle de l’OSCE dès lors que l’on touche aux intérêts russes)448. D’un point de vue politico-stratégique, cette intervention PESD montre l’intérêt de la GCC pour agir vite449 et assurer une présence européenne sur le terrain lorsque toute action militaire directe est inenvisageable. En ce sens, la mission EUMM Géorgie est tout à la fois un signe de détermination et un rappel de la réalité des rapports de force (cf. Partie III). Afghanistan : une mission dans un environnement « non permissif » La plupart des nouvelles missions évoquées plus haut ont été décidées durant l’automne 2005. Le lancement d’une mission en Afghanistan en 2007 représente par conséquent une étape supplémentaire dans l’histoire des actions civiles PESD. La planification de EUPOL Afghanistan fut de fait accélérée durant la Présidence allemande du premier semestre 2007450. L’Allemagne avait en outre un intérêt direct dans ce dossier car il s’agissait aussi « d’européaniser » un projet mené en bilatéral au profit de la police afghane (GPPO ou German Police Project Office). EUPOL Afghanistan reste une mission à haut risque, tant politiquement que physiquement pour le personnel présent sur place (environ 140 agents européens issus de quatorze pays membres auxquels s’ajoutent des experts de plusieurs Etats tiers)451. La situation dans le pays peine en effet à s’améliorer et beaucoup de signes indiquent qu’elle serait même en train de se détériorer. Or, l’OTAN est massivement engagée sur ce théâtre majeur. La mission de l’UE peut dès lors être interprétée de multiples façons : réponse aux demandes américaines pour un soutien accru au gouvernement KARZAÏ ; mise en valeur de la GCC pour compléter l’OTAN en spécialisant la PESD dans les tâches de « stabilisation & reconstruction » ; prétexte - au contraire - pour ne pas engager des moyens militaires supplémentaires dans la FIAS452. La vérité se situe certainement au point de rencontre de ces différentes lectures. Alors que les Etats peinent déjà à fournir le personnel requis, le Conseil de l’UE a néanmoins autorisé en mai 2008 le doublement des effectifs de la mission. EUPOL Afghanistan est axée sur le conseil et la formation du personnel afghan dans les domaines de la police et du renforcement de l’Etat de droit. Les actions restent donc ciblées sur des tâches de réforme institutionnelle et de démocratisation. Cette mission civile PESD se déroule toutefois dans un environnement dit « non permissif » que les militaires qualifient sans détour d’insurrectionnel. Ce cas de figure pourrait à terme avoir des conséquences importantes pour le devenir du volet civil de la PESD. Il met en tout cas en lumière les contradictions internes de la GCC européenne telles que nous les analyserons en détail ultérieurement : est-il possible de mener des actions « positives » (démocratisation, bonne gouvernance) dans un contexte plus large où les armées européennes sont engagées dans des actions de contreinsurrection ? Comment et pourquoi la GCC peut-elle être mise en œuvre dans les situations de violence voire de conflit ouvert ? 448 Telle est en tout cas la situation à l’automne 2008. Moins de deux mois entre l’éclatement de la crise et l’arrivée prévue des observateurs sur le théâtre. 450 Council Joint Action on the establishment of the European Union Police Mission in Afghanistan, EU Council, Doc. 8590/07, Brussels, 24 May 2007 ; EU police mission in Afghanistan starts, EU Council, Doc. 10939/07, Presse 140, Brussels, 15 June 2007 ; Draft Concept of Operations (CONOPS) for ESDP Mission in Afghanistan, EU Council, Doc. 8256/07, Brussels, 22 June 2007. 451 La mission est déployée à Kaboul mais aussi en province. 452 Force Internationale d’Assistance à la Sécurité (OTAN). 449 106 EULEX Kosovo : imbroglio juridique pour une mission hors normes Il faut enfin évoquer la mission EULEX Kosovo décidée formellement par le Conseil de l’UE le 16 février 2008, soit la veille de la déclaration d’indépendance de l’ancienne province serbe. Cette mission est assurément hors normes alors même qu’elle n’est pas encore déployée dans son intégralité. L’UE préparait de fait depuis décembre 2005453 une « future présence de l’UE au Kosovo ». Les négociations sur le statut final de la province454 laissaient alors espérer une issue honorable malgré la complexité du dossier. Pour l’Union, il s’agissait de prendre au plus tôt la relève de la MINUK. Une mission d’évaluation conjointe Conseil/Commission fut ainsi envoyée sur place. Puis l’Union créa en avril 2006 l’EUPT Kosovo (EU Planning Team Kosovo)455. Cette Equipe de planification456 devait permettre à l’UE de lancer dès janvier 2007 une mission intégrée police/Etat de droit. On évoquait alors un dispositif de 800 agents avec un mandat exécutif (policiers armés). La suite est connue. Les Albanais du Kosovo ont déclaré unilatéralement leur indépendance qui fut immédiatement reconnue par les Etats-Unis et une majorité de pays européens. A ce jour, l’imbroglio reste pourtant entier. Ainsi seuls vingt-deux Etats membres sur vingt-sept ont reconnu le nouveau gouvernement kosovar457. La mission EULEX peine par ailleurs à s’installer car l’avenir de la MINUK passe par une modification de la Résolution 1244 du Conseil de sécurité (1999). Un dialogue continu avec l’ONU et les parties en présence a permis toutefois aux 1 600 agents de l’UE458 de se déployer progressivement sous la direction du français Yves de KERMABON (ancien général en chef de la KFOR)459. La mission encadrera étroitement l’administration du jeune Etat kosovar dans plusieurs secteurs sensibles : la police, la justice, les douanes et les services pénitentiaires460. Au-delà des gros effectifs engagés, la mission se distinguera aussi par son mandat qui confie au Chef de Mission certains pouvoirs « exécutifs »461. L’UE sera toutefois représentée aussi à Pristina par son RSUE, le néerlandais Peter FEITH462, qui devrait être nommé à la tête de l’ICO (International Civilian Office)463. L’OTAN continuera en revanche à assurer pleinement la sécurité de la 453 Conseil européen de Bruxelles, Conclusions de la Présidence, Doc. 15914/05, Bruxelles, 17 décembre 2005. Plan de l’ONU dit « Plan Ahtisaari ». 455 EUPT Kosovo, EU Council, Doc. 15291/06 Ext 1, Brussels, 14 novembre 2006 (déclassification partielle le 22 Mai 2007). 456 24 experts dans le domaine de la police et de la justice en plus du personnel administratif. 457 Manquent la Grèce, Chypre, l’Espagne, la Roumanie et la Slovaquie. Le Portugal a reconnu le nouvel Etat en octobre 2008. 458 Fait unique dans l’histoire de la PESD, EULEX Kosovo devrait aussi inclure une centaine d’Américains (cf. Chapitre VIII). 459 La Capacité opérationnelle initiale de EULEX a été déclarée le 2 décembre 2008. 460 Remarque: depuis 1999, l’UE a déjà injecté près de 2 milliards d’Euros au Kosovo (toutes aides confondues). 461 Yves de KERMABON, « Opération civiles de l'UE : perspectives d'EULEX Kosovo », Défense Nationale, juillet 2008. 462 Peter FEITH a dirigé auparavant l’AMM à Aceh. 463 Avec le titre officiel de « International Civilian Representative » : Council Joint Action on the establishment of a EU team to contribute to the preparations of the establishment of a possible International Civilian Mission in Kosovo including a European Union Special Representative component (ICM/EUSR Preparation Team), EU Council, Doc.12519/06, Brussels, 5 September 2006. 454 107 situation sur le plan militaire. Il n’est pas prévu à ce jour de transférer cette responsabilité à une opération militaire PESD. Pour conclure ce panorama des missions civiles PESD (cf. Fig. 3 ci-dessous) il faut enfin insister sur la singularité de la mission EULEX Kosovo. Sa préparation sur plus de deux années a eu des incidences majeures sur la GCC et sur le processus capacitaire en particulier. C’est sur ce dernier qu’il faut revenir maintenant. Fig. 3 : récapitulatif des missions civiles PESD (automne 2008) Missions civiles 2003-2008 EUPM (2003-présent) - Bosnie-Herzegovine EUPOL PROXIMA (2003-2005) - ARYM EUPAT (2005-2006) - ARYM EUJUST THEMIS (2004-2005) - Géorgie Soutien à AMIS II (2005-2007) - Soudan (mission présentée par l’UE comme une mission civilomilitaire) EUJUST LEX (2005-présent) - Irak EUBAM Rafah (2005-présent) - Territoires palestiniens EUPOL COPPS (2006-présent) - Territoires palestiniens EUPOL Kinshasa (2006-2007) - République Démocratique du Congo EUSEC RD Congo (2005-présent) - République Démocratique du Congo (mission présentée par l’UE comme une mission civilo militaire) EUPOL RD Congo (2007-présent) - République Démocratique du Congo AMM ou Aceh Monitoring Mission (2005-2006) - Indonésie EUPOL Afghanistan (2007-présent) - Afghanistan Nouvelles missions 2008 : EUPT Kosovo (créée en 2006) remplacée par EULEX Kosovo décidée en février 2008 (déploiement effectif a/c de décembre 2008) EU SSR Guinée-Bissau depuis juin 2008 EUMM Géorgie décidée en septembre 2008 (déploiement a/c d’octobre 2008) La poursuite du processus capacitaire : de l’OGC 2008 à l’OGC 2010 L’Objectif global civil 2008 a été poursuivi avec constance grâce à l’approche dite « triprésidentielle » déjà évoquée plus haut. Les chantiers furent multiples mais il est possible de distinguer des lignes principales. L’UE devait tout d’abord continuer le processus capacitaire d’ensemble : organisation d’ateliers464 et d’exercices, tenue de conférences ministérielles, etc. Il fallait par ailleurs développer de nouveaux domaines d’action avec des moyens toujours plus spécialisés. En parallèle, l’UE s’était engagée dans une réflexion plus générale sur l’apport du concept de 464 Un récapitulatif des ateliers de l’OGC 2008 est donné en Annexe IV. 108 Réforme du secteur de la sécurité. Une attention particulière fut également portée aux aspects civilo-militaires. Enfin, de nombreux travaux visaient à donner à la GCC une dimension originale, en lien avec la notion de « sécurité humaine ». Le Plan d’amélioration pour les capacités civiles La troisième Conférence globale sur les capacités civiles de novembre 2005 a permis d’enregistrer des contributions dans des secteurs de plus en plus précis465 : police des frontières, moyens d’investigation spécialisés (lutte contre la criminalité organisée et financière, lutte contre le trafic d’êtres humains). Cela supposait de recenser aussi des expertises a priori assez éloignées de la « gestion des crises » : médecine légale, etc. La Conférence entérinait par ailleurs un Plan d’action pour l’amélioration des capacités civiles466. Ce dernier devait encadrer les travaux futurs selon un calendrier annuel qui laissait peu de place à l’improvisation. Durant la Présidence autrichienne du premier semestre de 2006, l’UE a ainsi établi un Catalogue des besoins467. La Conférence d’amélioration des capacités de novembre 2006468 a permis par ailleurs de mieux prendre en compte les contributions des Etats tiers, désormais pleinement inclus dans le processus capacitaire. Ce processus ne devait toutefois pas rester un exercice purement comptable. De nombreux efforts ont ainsi été consacrés en parallèle pour faire face aux défis du recrutement et de la formation des agents déployés effectivement dans les missions469 (cf. Chapitre XI). On notera plus généralement que les travaux étaient rythmés dorénavant sur un cycle annuel : Conférence ministérielle de novembre470, mise à jour du Plan d’amélioration pour les capacités civiles471, rédaction de rapports d’étapes472. Comparée aux premières années de la GCC, la démarche était dès lors devenue pleinement méthodique (cf. Chapitre XI). L’année 2007, fut cependant consacrée à la préparation d’un nouveau « document d’objectifs » au-delà de 465 Civilian Headline Goal 2008 – List of capabilities required at 30 days’ notice in the priority areas Police, Rule of Law, Civilian Administration and Support to EUSR, EU Council, Doc. 13452/05, Brussels, 20 October 2005 (document non consultable). 466 Civilian Capabilities Improvement Plan ou CCIP. 467 Requirement Catalogue 05, EU Council, Doc. 13732/05 Ext 1, Brussels, 28 April 2006 ; Presidency Report on ESDP, EU Council, Doc. 10418/06, Brussels, 12 June 2006. 468 Civilian Headline Goal 2008 - Civilian Capabilities Improvements Conference 2006 – Draft Ministerial Declaration, EU Council Secretariat, Doc. 14927/06, Brussels, 7 November 2006 ; Presidency Report on ESDP, EU Council, Doc. 16696/06, Brussels, 12 December 2006. Cf. aussi European Council, Presidency Conclusions, Doc.16879/06, Brussels, 15 December 2006. 469 Future training needs for personnel in civilian crisis management operations – Draft Implementation Roadmap, EU Council Secretariat, Doc. 11995/06, Brussels, 25 July 2006 ; Future training needs for personnel in civilian crisis management operations, EU Council Secretariat, Doc. 12880/06, Brussels, 15 September 2006; Civilian Headline Goal 2008 – Draft recommendations and guidelines on the raising of personnel for EU civilian crisis management, EU Council Secretariat, Doc. 12687/1/06, Brussels, 9 October 2006. 470 Civilian Capabilities Improvement Conference 2007, Ministerial Declaration, Brussels, 19 November 2007. 471 Civilian Headline Goal : Civilian Capabilities Improvement Plan 2007, EU Council, Doc. 16004/06, Brussels, 5 December 2006. 472 Civilian Headline Goal 2008 - Draft Progress Report 2006, EU Council Secretariat, Doc. 14982/06, Brussels, 8 November 2006. 109 l’horizon 2008473. Cela a permis d’adopter à la fin de la Présidence portugaise un nouvel Objectif global civil 2010474. Ce dernier s’inscrit cependant pleinement dans la continuité des travaux menés jusqu’alors475. Nouvelles capacités et nouveaux domaines L’Objectif global civil a servi à donner un cadre d’ensemble au processus capacitaire. Ce dernier recouvrait pourtant aussi de nombreux chantiers particuliers : « Equipes d’intervention civiles » (EIC ou CRT, op. cit.), capacités de soutien, contrôle des frontières, capacités de réaction face aux catastrophes, réflexions sur les thématiques RSS et DDR476. Ces différents aspects avaient déjà été identifiés durant la période précédente. A l’époque, la priorité avait été mise toutefois sur les Objectifs de Feira (cf. Chapitre III). Les trois dernières années furent dès lors l’occasion de développer la GCC dans le sens d’une plus grande diversification des moyens. Un Concept CRT avait ainsi été adopté en juin 2005477. L’UE semblait alors apporter beaucoup d’importance à ces « Ressources multifonctionnelles pour la gestion civile des crises sous forme intégrée ». A cet effet, l’UE se fixait comme objectif initial de disposer d’ici fin 2006 d’un « pool » d’une centaine d’experts. Cette thématique avait nécessité par conséquent de nombreux travaux spécifiques478. En 2006, l’UE donna aussi la priorité au développement de « capacités de soutien générique » pour les missions civiles PESD. Ce nouveau champ capacitaire était la conséquence directe de l’accélération des activités opérationnelles. Il était aussi incontournable si l’UE voulait pouvoir mener des missions d’envergure comme au Kosovo479. Le développement de plusieurs missions d’assistance pour le contrôle des frontières avait permis pour sa part l’adoption fin 2006 d’un Concept PESD spécifique480. Ce dernier prolongeait de fait le Concept générique pour les missions d’observation et de surveillance de 2003. En la matière, la pratique semblait toutefois avoir devancé le travail conceptuel et doctrinal. 473 CivCom advice on the report on the Civilian Headline Goal 2008 Workshop X « Lessons Learned from the Civilian Headline Goal 2008 process », EU Council, Doc. 10085/07, Brussels, 29 May 2007 (déclassification partielle) ; Draft outline for conclusion of Civilian Headline Goal 2008 and establishment of the new Civilian Headline Goal, EU Council, Doc 12774/07, Brussels, 11 September 2007 (non déclassifié) ; Final Report on the Civilian Headline Goal 2008, COPS, Doc. 14807/07, 9 November 2007. 474 New Civilian Headline Goal 2010, COPS, Doc. 14823/07, Brussels, 9 November 2007. 475 Entretien avec un délégué du CivCom, Bruxelles, 24 juillet 2008. 476 Désarmement, Démobilisation et Réintégration des combattants. 477 Civilian Headline Goal 2008: Multifunctional Civilian Crisis Management Ressources in an Integrated Format – Civilian Response Teams, EU Council Secretariat, Doc. 9126/1/05 REV 1, 10 June 2005 (non publié). 478 Atelier de travail sur le « CRT Logistics Support », adoption des « CRT Generic Terms of Reference ». 479 Revised draft initial Concept of Mission Support for ESDP Civilian Crisis Management Missions, EU Council Secretariat, Doc. 11796/2/06, Brussels, 27 July 2006 ; Initial concept of mission support for ESDP civilian crisis management missions, EU Council, Doc. 12547/06, Brussels, 5 September 2006 ; Civilian Headline Goal 2008 - List of required capabilites in mission support for ESDP civilian crisis management missions, EU Council Secretariat, Doc. 13595/06, Brussels, 5 October 2006. 480 Draft Concept for ESDP Border Missions in the Framework of Civilian Crisis Management, EU Council, Doc. 16137/06, Brussels, 1 December 2006. 110 En parallèle, les Etats et le SG/HR poursuivaient leurs réflexions sur le rôle de la PESD en cas de catastrophes « ayant des implication sécuritaires » (ex : Tsunami en Asie du sud-est, tremblement de terre au Pakistan)481. Ce type de désastres mais aussi la menace bioterroriste exigeaient de mieux définir les conditions d’emploi des moyens militaires dans le domaine de la protection civile482. La question butait pourtant toujours sur la volonté de la Commission de garder son contrôle sur le Mécanisme européen de protection civile483. Le Président de la Commission José Manuel BARROSO avait d’ailleurs chargé l’ancien Commissaire européen Michel BARNIER de rédiger un rapport sur la « gestion civile des crises » et la gestion des catastrophes majeures par l’UE484. Présenté au printemps 2006, ce rapport485 proposait notamment de créer une Force européenne de protection civile486, mais aussi, de placer sous la responsabilité d’un seul et même Commissaire l’action humanitaire et la protection civile. Ces travaux étaient accompagnés de réflexions nouvelles au sein de l’UE sur la notion de crise consulaire. Un exercice spécifique (EVC 06) fut d’ailleurs organisé en ce sens. L’évacuation de milliers de ressortissants durant la guerre au Liban de l’été 2006 avait aussi montré la nécessité de mieux coordonner les moyens militaires nationaux dans ce type de situation487. L’UE adoptera à cet effet en 2007 un Concept (militaire) pour les opérations « RESEVAC »488. La Réforme du secteur de la sécurité : un concept faîtier pour la GCC ? La Présidence britannique de 2005 a permis également à l’UE de s’approprier pleinement le concept de Réforme du secteur de la sécurité489. La RSS concerne en effet la PESD dans ses deux dimensions civile et militaire (la SES de 2003 avait là encore tracé la voie). Ce n’est toutefois qu’en juin 2006 que le Conseil a défini un cadre pour sa politique en matière de 481 Suggestions regarding ESDP assets for improving the European Union’s disaster response capacities, presented by Javier SOLANA, SG/HR at the informal defence ministerial meeting, Innsbrück, 6 March 2006; Council Conclusions on EU Emergency and Crisis Response - 2727th General Affairs Council Meeting, Brussels, 15 May 2006. Voir aussi MISSIROLI, Antonio (Ed.), Disasters, Diseases, Disruptions: a New D-Drive for the EU, Chaillot Paper n°83, Paris, IES-UE, 2005. 482 General Framework for the use of ESDP Transportation Assets and Coordination in Support of EU Disaster Response, EU Council Secretariat, Doc. 7858/06, 28 March 2006. 483 Ce dernier avait été notamment activé suite au cyclone Katrina de septembre 2005. 484 Sur la confusion sémantique générée par l’expression « gestion civile des crises », cf. Chapitre V. 485 Pour une force européenne de protection civile, Rapport de Michel BARNIER, Bruxelles, Commission européenne, mai 2006. 486 La France avait proposé peu avant de créer une « Force d’intervention rapide européenne » pour « la lutte contre les feux de forêts et la lutte contre les crises de sécurité civile ». Ce projet devrait rassembler tout d’abord quatre pays sur un mode intergouvernemental : France, Espagne, Italie, Portugal. 487 Green Paper – Diplomatic and Consular Protection of Union Citizens in Third Countries, EU Council Secretariat, Doc. 6192/07, Brussels, 9 February 2007. 488 Draft Concept for EU evacuation operations using military means, EU Council, Doc. 16337/07, Brussels, 21 December 2007. 489 Organisation d’un séminaire intitulé « Developing a Security Sector Reform Concept/Strategy for the EU » (séminaire co-organisé par la Présidence britannique et la Commission, en lien avec les ONG Saferworld et International Alert). Ce séminaire permettra au Conseil d’entériner un Concept RSS initial à la fin de 2005. 111 RSS490. Un mois plus tôt, la Commission avait publié pour sa part une Communication mettant en valeur l’éventail des actions déjà menées dans le cadre du premier pilier491. Le concept englobant de RSS est certainement voué à un grand avenir dans le cadre de la PESD et de son volet civil en particulier. En effet, toutes les missions civiles PESD recouvrent d’une façon ou d’une autre des activités liées à la thématique492. Mais la RSS intéresse plus largement l’ensemble des acteurs et des « piliers » de l’UE (JAI incluse493). Elle déborde clairement du champ de la « gestion des crises ». Dès lors, il ne faut pas s’étonner de l’existence de divergences de vues qui ont peu de chance de s’apaiser à moyen terme (cf. Chapitre V). La Commission a choisi ainsi d’adopter une vision large de la RSS qui accorde une grande place au contrôle démocratique des réformes engagées : rôle du parlement, des médias, des cercles académiques et de la société civile. La Commission se réfère par conséquent volontiers à la notion de « système de sécurité ». La vision développée par le Conseil dans le cadre de la PESD est en comparaison plus étroite et plus « sécuritaire »494. Les efforts du Conseil portent en effet sur des secteurs ciblés de l’appareil étatique des « pays partenaires de l’UE » : police, justice, forces de sécurité, protection des frontières, douanes, aspects financiers et budgétaires. Les modalités d’emploi restent toutefois difficile à définir selon la situation considérée : qu’est ce qu’un « Etat en transition » ? Comment favoriser l’appropriation des stratégies mises en œuvre par le gouvernement local ? Comment éviter que celui-ci ne joue, avec le temps, la carte de l’aide bilatérale au détriment d’une aide européenne/multilatérale peut-être plus exigeante sur la réalité des réformes démocratiques promises ? 495 On notera en outre des nuances au sein même du second pilier car les militaires, les civils et les policiers ou gendarmes n’ont ni la même culture ni les mêmes approches en matière de RSS (importance accordée à la règle de droit, définition des priorités et des méthodes…). On retiendra pour finir que la RSS semble émerger comme un concept de référence pour la GCC européenne tout entière. Rien ne dit toutefois que ce concept puisse devenir réellement fédérateur et, en la matière, le clivage interpiliers n’explique pas tout. Si le concept est problématique, c’est aussi en raison de son ambition à faire se rencontrer les sphères autrefois distinctes de la sécurité et du développement. Ses fondements politiques et idéologiques (notions de « bonne gouvernance », « transition ») semblent par ailleurs s’inscrire dans un discours dominant qui mérite d’être décrypté avec lucidité si l’UE veut obtenir des résultats tangibles et durables (cf. Chapitre V). 490 Draft Council Conclusions on a Policy Framework for Security Sector Reform, EU Council Secretariat, Doc. 9967/06, Brussels, 6 June 2006. 491 Réflexion sur l'appui apporté par la Communauté européenne à la réforme du secteur de la sécurité, Communication de la Commission, COM(2006) 253 Final, Bruxelles, 24 mai 2006. 492 David LAW and Oksana MYSHLOVSKA, « The Evolution of the Concepts of Security Sector Reform and Security Sector Governance, The EU Perspective », in David SPENCE and Philip FLURI, The European Union and Security Sector Reform, London, John Harper/DCAF, 2008, pp. 14-15. 493 Jörg MONAR, « Justice and Home Affairs : Security Sector Reform Measures as Instruments of EU Internal Security Objectives », in David SPENCE and Philip FLURI, The European Union and Security Sector Reform, London, John Harper/DCAF, 2008, pp.126-140. 494 Sur les différences d’approche : Inger BUXTON, « The European Community Perspective on SSR : The Development of a Comprehensive EU Approach », in David SPENCE and Philip FLURI, The European Union and Security Sector Reform, London, John Harper/DCAF, 2008, pp. 27-37; Willem VAN EEKELEN, « Security Sector Reform : CFSP, ESDP and the International Impact of EU’s Second Pillar », in David SPENCE and Philip FLURI, The European Union and Security Sector Reform, London, John Harper/DCAF, 2008, pp. 108-125. 495 Nous nous référons aussi à un document interne du Conseil transmis aimablement par son auteur : Eléments de réflexion sur une Mission PESD d’assistance à la réforme du secteur de sécurité, par le LCL Thierry BAUD, note interne, Secrétariat général du Conseil, août 2008 (NB : ce document n’engage que son rédacteur). 112 Enfin, il faut noter que le Conseil a adopté fin 2006 son premier Concept pour les activités DDR496. Cette thématique est à la fois proche et distincte du domaine RSS. Elle doit être mise en lien avec l’extension des Tâches de Petersberg annoncée par la SES de 2003. Celle-ci prévoit expressément des actions de désarmement (la mission à Aceh a servi aussi de test dans ce domaine). Comme la RSS, le concept DDR pose toutefois la question de l’interface sécurité/développement. Si la PESD peut encadrer le désarmement et la démobilisation des soldats et des forces de sécurité, comment passer le relais à la Commission pour les activités de « réintégration » ? Ici également, des questions de fond alimentent des logiques de concurrence interinstitutionnelle (cf. Chapitre V). La Coordination civilo-militaire Le Royaume-Uni a consacré aussi beaucoup d’efforts pour la définition d’un Concept de planification globale qui fut finalement adopté fin 2005497. Ce chantier de la planification opérationnelle s’inscrivait plus largement dans la thématique de la Coordination civilo-militaire, identifiée elle-même comme un chantier prioritaire de la PESD dans son ensemble (cf. les chapitres VII et XII). Dans la même veine, l’UE organisa durant le second semestre 2006 des réflexions sur les « systèmes d’échange d’information ». L’objectif poursuivi était de doter les structures de la PESD de tous les moyens technologiques et méthodologiques nécessaires pour conduire « en temps réel » des opérations/missions modernes498. Ces travaux impliquaient le CivCom499 qui devait veiller à ce que ces évolutions prennent pleinement en compte le volet civil de la PESD et ses spécificités. Plus tard, l’UE développera en outre la standardisation du langage et de la terminologie en usage dans le cadre de la GCC500. En juillet 2007, l’avantdernier atelier de l’OGC 2008 fut en outre consacré à la coordination entre les processus capacitaires civil et militaire501. L’UE continuait à mener en parallèle des exercices réguliers pour affiner les procédures décisionnelles et opérationnelles. Ainsi, « POL 06 » fut axé sur la phase initiale d’une mission de police agissant avec un mandat de substitution. Le scénario portait plus spécialement sur le 496 Draft EU Concept for Support to Disarmament, Demobilisation and Reintegration (DDR), EU Council, Doc.16387/06, Brussels, 7 December 2006. 497 Initial views from CivCom on Comprehensive Planning, EU Council, Doc. 13306/05, Brussels, 14 October 2005; Draft EU Concept for Comprehensive Planning, EU Council, Doc. 13983/05, Brussels, 3 November 2005 ; CivCom Advice on the draft Draft EU Concept for Comprehensive Planning, EU Council, Doc. 14240/05, Brussels, 10 November 2005. 498 Civil-Military Co-ordination (CMCO) : Possible solutions for the management of EU Crisis Management Operations – Improving information sharing in support of EU crisis management operations, General Secretariat of the Council, Doc. 13218/4/06, Brussels, 16 October 2006 ; Methodology for Information Exchange Requirement, CivCom, Doc. 14939/06, Brussels, 8 November 2006. 499 CivCom advice on the draft document « Civil-Military Co-ordination (CMCO) : Possible solutions for the management of EU Crisis Management Operations – Improving information sharing in support of EU crisis management operations », CivCOM, Doc. 14636/06, Brussels, 30 October 2006. 500 Standard language for planning documents and legal acts for Civilian ESDP operations, EU Council, Doc. 11073/07, Brussels, 21 June 2007. 501 Report on the Civilian Headline Goal 2008 Workshop XII « Future co-ordination between the civilian and military ESDP capability development », EU Council, Doc. 11937/1/07, Brussels, 18 July 2007. 113 « transfert d’autorité » entre une mission de police temporairement sous commandement militaire et une mission sous commandement civil dans le cadre de la GCC502. Enfin, l’UE s’efforçait d’améliorer la coordination politique et civilo-militaire au niveau du terrain503. La cohérence de l’action européenne sur tel ou tel théâtre d’engagement supposait en effet de mieux identifier les synergies possibles. La Bosnie fournissait en ce sens un cas exemplaire504. C’est dans le même esprit que fut aussi précisé le rôle des RSUE505. L’inclusion de thématiques originales La coordination civilo-militaire représente une dimension à part entière de la GCC européenne. Mais certains Etats membres ont réussi à donner également à la PESD une dimension « sécurité humaine » originale. Ces deux aspects ne sont pas forcément antinomiques et il faut reconnaître que leur association représente à coup sûr un signe distinctif de l’approche européenne en matière de gestion des crises. Nous verrons plus loin que l’importance réelle de la « sécurité humaine » pour la GCC doit être relativisée (Chapitre V). Cette thématique a donné lieu en tout cas à de nombreux chantiers avec une constance qui ne laisse pas d’étonner. Durant la Présidence autrichienne de 2006, le CivCom a ainsi adopté un document traitant du lien entre la PESD et la « justice transitionnelle »506. Fidèle à sa vision de la GCC507, la Présidence finlandaise508 a mis par ailleurs en avant d’autres thématiques associées : droits de l’homme509, mise en œuvre dans le cadre de la PESD des résolutions onusiennes 1612510 et 1325512, etc. La Finlande - avec le soutien de l’ONG CMI et de la Commission - a cherché dans le même esprit à promouvoir les liens avec les Organisations issues de la société civile. Le Conseil de l’UE pouvait dès lors adopter fin 2006 ses premières « recommandations » en la matière513. En 2007, l’Allemagne s’est attachée pour sa part à préparer un Manuel pour les droits de l’homme applicable aux opérations PESD514. Ces travaux furent accompagnés concrètement par la nomination au sein d’EUPOL Afghanistan d’experts au profil particulier : conseiller pour les 502 Ce type de mission était typiquement du ressort de la FGE. Civil-Military Coordination : Framework paper for possible solutions for the management of crisis management operations, EU Council Secrétariat, Doc. 8926/06, 02 May 2006. 504 Co-ordination and Coherence between the EUSR, the EUFOR-Althea and the EUPM in Bosnia-Herzegovina : Case study and Recommendations for the Future, EU Council, Doc. 16435/06 Ext 1, Brussels, 5 February 2007 (déclassification partielle d’un document de 2006). 505 EUSR Guidelines, EU Council, Doc. 11142/07, Brussels, 22 June 2007. 506 Transitional Justice in ESDP, CivCom, Doc. 10674/06, Brussels, 19 June 2006. 507 KAARIAINEN, « Les priorités de la présidence finlandaise », op. cit. 508 Presidency Report on ESDP et European Council - Presidency Conclusions, December 2006, op. cit. 509 Mainstreaming of Human Rights into ESDP, EU Council, Doc.11936/4/06, Brussels, 14 September 2006. 510 Protection des enfants dans les conflits (Children affected by Armed Conflict ou CAAC). 512 Protection des femmes dans les opérations de paix, mesures de prévention pour éviter les abus sexuels (…). 513 Recommendations for Enhancing Co-operation with Non-Governmental Organisations (NGOs) and Civil Society Organisations (CSOs) in the Framework of EU Civilian Crisis Management and Conflict Prevention, EU Council, Doc. 16574/06 Rev 1, Brussels, 8 December 2006. 514 Mainstreaming Human Rights and Gender into European Security and Defence Policy - Compilation of relevant documents, EU Council, Doc. 11359/07, Brussels, 29 June 2007 (partial declassification on 9 October 2007). 503 114 droits de l’homme, conseiller pour les questions féminines… Des postes similaires furent créés en parallèle à Rafah et dans les différentes missions en RDC. De ce point de vue, l’UE s’inspirait très clairement des pratiques de l’ONU avec laquelle la coopération semblait devoir être toujours plus approfondie515. Enfin, dans le droit fil des travaux précités, la Présidence slovène de 2008 fut l’occasion d’affiner les réflexions sur la thématique des enfants affectés par les conflits516. Ces différents chantiers font aujourd’hui partie intégrante du développement de la PESD et de son volet civil en particulier. Il ne doivent cependant pas masquer la réalité des faits, à savoir le « durcissement » constant de la GCC pour prendre en compte les besoins générés par les nouveaux engagements opérationnels. C’est tout le sens du « processus de post-Hampton » dont il faut présenter maintenant les principales étapes (les aspects proprement institutionnels et opérationnels seront étudiés ultérieurement). Le processus de post-Hampton et la création de la CPCC Les Lettres du SG/HR (14 décembre 2005 et 13 juin 2006) Une analyse de la GCC européenne depuis ses origines suppose d’étudier les développements initiés après le sommet informel du 27 octobre 2005 (sommet européen d’Hampton Court). En décembre suivant, le SG/HR Javier SOLANA avait en effet écrit à Tony BLAIR517 pour lui faire part de ses propositions en matière de PESD518. Tout en insistant sur l’extension rapide de la GCC et sur son poids relatif croissant, le SG/HR attirait l’attention sur quatre sujets prioritaires pour la PESD : 1/ le renforcement des capacités de défense (capacités, recherche, formation) ; 2/ l’amélioration des structures de gestion des crises de façon à répondre à de nouvelles demandes (en matière de réponse aux catastrophes en particulier) ; 3/ le financement de la PESC/PESD et notamment le financement rapide des « opérations civiles » ; 4/ enfin, la nécessité pour l’UE d’assumer des responsabilités accrues au Kosovo tout en améliorant la cohérence de l’action européenne dans les Balkans. La question sous-jacente était assurément celle de la Cellule civilo-militaire de l’EMUE avec la création en son sein d’un Centre opérationnel « non permanent ». Mais Javier SOLANA mettait également sur les rails la réorganisation du dispositif de commandement des missions civiles PESD. En effet, il était devenu rapidement clair que le personnel civil et/ou policier de la DG IX du Conseil n’accepterait jamais d’être mis sous la subordination directe d’un militaire519. Javier 515 Déclaration commune sur la coopération entre les Nations unies et l'Union européenne dans la gestion des crises, Berlin, 7 juin 2007. 516 General review of the Implementation of the Checklist for the Integration of the Protection of Children affected by Armed Conflict into ESDP Operations, EU Council, Doc. 9693/08, Brussels, 21 May 2008 ; Update of the EU Guidelines on Children and Armed Conflict, EU Council, Doc. 10019/08, Brussels, 05 June 2008. 517 Alors président en exercice de l’UE. 518 Letter from Javier SOLANA, SG/HR, to Mr. Tony BLAIR, President of the European Council, SG/HR, S416/05, Brussels, 14 December 2005. 519 La Cellule civilo-militaire est dirigée par un général placé lui-même sous les ordres du général commandant l’EMUE. 115 SOLANA - conseillé par Pedro SERRARO520 - allait dès lors proposer la création de nouvelles structures pour compléter la chaîne PESD du second pilier. Ces évolutions allaient par ailleurs être accompagnées pas une « professionnalisation » du personnel dédié (remplacement progressif des experts nationaux détachés par des fonctionnaires européens recrutés en tant qu’agents du Conseil)521. L’agenda de post-Hampton ne fut toutefois précisé qu’en juin 2006 avec l’envoi d’une autre missive du SG/HR aux Chefs d’Etat et de gouvernement522. Enfin, en mars 2007, Javier SOLANA pouvait annoncer aux ministres de la défense réunis à Wiesbaden la mise en place programmée de la CPCC523. Cette réforme allait toutefois de pair avec la réorganisation de l’EMUE et la création d’une « structure d’analyse et de planification militaire » (cf. chapitre VII). CivMil Cell, WKC, CPCC et CivOpCdr : des abréviations à vocation opérationnelle L’UE a déclaré dès janvier 2007 le caractère pleinement opérationnel de la Cellule civilomilitaire (CivMil Cell) et de son Centre opérationnel524. La cellule a travaillé notamment sur la planification des missions en Afghanistan et au Kosovo, en soutien de la DG IX qu’elle n’a toutefois pas remplacée525 (pour une présentation détaillée des organes et du fonctionnement de la GCC, cf. aussi Chapitre VII). L’UE annonçait par ailleurs la mise en place d’un Dispositif de veille (Watchkeeping Capability 24/7 ou WKC) au sein du Centre opérationnel afin d’assurer un lien permanent avec les missions déployées sur le terrain. Il était précisé néanmoins que cela se ferait « sans préjudice de l’activation pleine et entière du Centre opérationnel » en cas de crise majeure. En mai 2007, les nouvelles structures civiles furent enfin mises en place dans le bâtiment sécurisé de l’avenue Cortenberg (Civilian Planning and Conduct Capability ou CPCC)526. Le Conseil approuva à la même période des « Ligne directrices » pour le fonctionnement de la nouvelle CPCC « transitoire »527. L’UE a mis parallèlement en concurrence dans l’ensemble des Etats membres le poste inédit de Directeur des opérations civiles528. Ce nouveau haut responsable devait exercer le rôle de Commandant des opérations civiles (CivOpCdr)529. La prudence dans l’appellation des structures et des fonctions visait toutefois à préserver les 520 Alors à la tête de la DG IX. Entretiens réalisés au sein du Secrétariat général du Conseil, Bruxelles, juillet 2008. 522 Letter of SG/HR to the Heads of State and Government on Hampton Court Follow-up, 13 June 2006. 523 Summary of remarks by Javier SOLANA, EU High Representative for Common Foreign and Security Policy at the informal meeting of EU defence ministers, EU Council, Doc. S078/07, Wiesbaden, 1 March 2007. 524 Remarks to the European Parliament Sub-Committee on Security and Defence by Brigadier General Heinrich BRAUSS, Director Civ/Mill Cell and Roland ZINZIUS, Deputy Director Civ/Mil Cell, Brussels, 1st March 2007 ; Status quo/Perspectives in civilian, police and civil-military capabilities development within the EU and cooperation with CHG 2008, Presentation Given by Brigadier General Reinhard TRISCHAK, Director Policy and Plans Division, European Union Military Staff , Berlin, 23 April 2007. 525 Entretien avec un expert du Secrétariat général du Conseil, août 2008. 526 La CPCC est colocalisée avec l’EMUE. 527 Draft Guidelines for Command and Control Structure for EU Civilian Operations in Crisis Management, EU Council, Doc. 9919/07, Brussels, 23 May 2007 (lignes directrices adoptées officiellement le 18 juin 2007). 528 Pour une description du poste, cf. Vacancy Notice, Director/Civilian Operation Commander, EU Council, Ref. AD/057, 2007. On remarquera que l’EMUE est lui même commandé par un « Directeur Général » (Général de Division avec le titre de DGEUMS). 529 Son appelation usuelle est « Commander » ou « le Commandant ». 521 116 susceptibilités, notamment du côté du Royaume-Uni qui ne voulait pas que la CPCC puisse être considérée comme l’embryon d’un quartier-général européen qui pourrait dupliquer à terme le SHAPE. En juin 2007, l’exercice MILEX avait testé le nouveau dispositif. Peu après, le dernier atelier de l’OGC 2008 permettait de mieux définir les procédures décisionnelles et les étapes de la planification en cas de crise nécessitant une intervention d’urgence530. La WKC n’a atteint toutefois sa capacité opérationnelle initiale qu’en mars 2008531. De la même façon, le Directeur de la CPCC n’a été nommé qu’en mai 2008 en la personne du néerlandais Kees KLOMPENHOUWER532. Là encore, le déploiement de EULEX Kosovo a servi d’accélérateur533. On peut en dire tout autant du lancement inattendu de la mission EUMM Géorgie qui a représenté un véritable « baptême du feu » pour la nouvelle chaîne civile de commandement. Celle-ci a été déclarée pleinement opérationnelle en novembre 2008534. La CPCC (environ soixante experts) supervisait alors déjà dix missions sur huit théâtres (répartis sur trois continents). Elle dirigera à terme près de 3 000 policiers et agents civils de la GCC. Ces longs efforts ont été accompagnés en parallèle de travaux pour mieux définir le cycle de planification des capacités civiles de la PESD535. Un Outil de gestion des capacités civiles doit ainsi faciliter la mise en commun des ressources disponibles au niveau européen. Ce mécanisme repose sur une application logicielle et un réseau Internet sécurisé. Il s’agit en fait d’une version sophistiquée de la base de données qui est censée centraliser les contributions promises par les Etats membres (cf. Chapitre XI)536. La GCC après le « non irlandais » au Traité de Lisbonne Le « non irlandais » au Traité de Lisbonne ne remet pas en cause la chaîne civile PESD présentée plus haut. A l’exception du COPS538, les organes de la PESD n’apparaissent effectivement pas dans le droit primaire européen. Les avancées prévues dans le Traité modificatif539 ne peuvent cependant pas être considérées comme quantité négligeable pour la PESD - qui deviendrait d’ailleurs la Politique de sécurité et de défense commune ou PSDC. 530 Report on the Civilian Headline Goal 2008 Workshop XIII " Planning and Decision-Making for EU Civilian Rapid Response Operations - Principles and Procedures", EU Council, Doc. 12129/1/07, Brussels, 27 July 2007. 531 Initial Operational Capability ou IOC. 532 Kees KLOMPENHOUWER possède la double nationalité franco-néerlandaise. Il a exercé l’ensemble de sa carrière aux Pay-Bas où il a notamment dirigé le Service de renseignement extérieur. 533 Ancien n° 2 la DGE du Secrétariat Général du Conseil, le néerlandais Peter FEITH a assuré l’interim (CPCC Acting director) fin 2007 et début 2008 avant sa nomination comme RSUE au Kosovo. 534 Full Operational Capability ou FOC. Voir aussi l’organigramme de la CPCC en Annexe V. 535 Draft policy paper on a civilian ESDP capability Planning cycle, EU Council, Doc 12136/2/07 Rev 2, Brussels, 7 September 2007 (document non déclassifié). 536 Depuis le Sommet d’Helsinki, la réalité veut que l’UE ne dispose toujours pas de véritables listes nominatives concernant le personnel projetable dans le cadre de la GCC. Les engagements des Etats restent purement quantitatifs et qualitatifs. L’essentiel des informations demeure dès lors contenu dans les bases de données nationales. Source : entretiens à Bruxelles, juillet 2008. 538 Et de l’Agence européenne de défense si le Traité est ratifié. 539 Qui reprennent en réalité la quasi-totalité des innovations du Traité constitutionnel de 2004. 117 De nombreuses études ont déjà été publiées sur le sujet et les grandes lignes sont connues541 : maintien de l’objectif final de parvenir à une « défense commune », « compatibilité » avec les engagements pris dans l’OTAN et dans le cadre d’une Alliance atlantique « rénovée »542… Il faut néanmoins s’interroger : que peut apporter le Traité de Lisbonne à la GCC européenne ? Cette question sera de fait abordée sous différents angles dans la suite de cette recherche. On se contentera dès lors de donner ici quelques éclairages généraux. Le nouveau Traité543 donne tout d’abord une vraie reconnaissance à la GCC. Il est dit ainsi que la « capacité opérationnelle » de l’UE s’appuie « sur des moyens civils et militaires » (cités dans cet ordre)544. Ces derniers restent toutefois fournis par les Etats membres545 qui peuvent aussi développer des « forces multinationales »546 mises à disposition de l’Union (la FGE peut être comprise en ce sens). Le Traité donne aussi un rôle plus visible au « Haut Représentant de l’UE pour les affaires étrangères » qui sera aussi Vice-Président de la Commission, en charge de la DG Relations extérieures547. Le HR doit notamment assurer la coordination des aspects civils et militaires, en lien avec le COPS548. Ces deux acteurs-clés (HR et COPS) sont impliqués dans la direction des missions dont la liste a été allongée549. L’inclusion des « nouvelles Tâches de Petersberg » dans le corpus juridique européen ne revêt cependant qu’une importance relative. D’un point de vue opérationnel, les scénarios d’emploi de la PESD relèvent en effet de documents conceptuels et doctrinaux déclinés à partir de la Stratégie européenne de sécurité (cf. Partie III). Enfin, le Traité précise aussi qu’une mission PESD pourra être confiée à un groupe d’Etats550. Cette disposition non plus n’est pas novatrice. Les opérations/missions restent décidées à l’unanimité551 et elles ne sont menées que par les Etats volontaires réunis au sein d’un Comité des contributeurs. L’idée d’une avant-garde européenne (« groupes pionniers ») est néanmoins au cœur d’une autre disposition phare du Traité, à savoir la création d’une Coopération structurée permanente552 (CSP). Celle-ci peut se concevoir comme une pièce où n’entrent que certains 541 Traité modificatif et sécurité et défense de l’Europe, Document A/1979, Assemblée de l’UEO, 4 décembre 2007 ; Véronique ROGER-LACAN, « Traité de Lisbonne et défense européenne », Défense Nationale, février 2008, pp 5562 ; Gerrard QUILLE, The Lisbon Treaty and its implications for CFSP/ESDP, Policy Department External policies, Brussels, European Parliament, March 2008 ; Monique LIEBERT-CHAMPAGNE, « Les impacts du Traité de Lisbonne en matière de défense », Défense Nationale, juillet 2008. 542 Cette référence explicite à l’OTAN est assurément un contre-poids à l’objectif de la « défense commune ». Elle peut toutefois être aussi interprétée comme « le tribut payé à la réalité d’aujourd’hui » (entretien avec un officiel français, Bruxelles, juillet 2008). 543 Traité modifiant le Traité sur l’Union européenne, op. cit (version consolidée, JOC 115, 9/05/08). 544 Ibid, article 42.1. 545 Ibid. 546 Ibid, article 43.2. 547 Fonction définie notamment aux articles 18 et 27. 548 Ibid, article 43.2. La fonction du COPS est elle-même définie par l’article 38. 549 Ibid, article 43.1. 550 Ibid, articles 42.5 et 44. 551 Avec la clause d’abstention constructive. Cf. article 31 (article 23 TUE actuel). 552 Articles 42.6 et 46. Voir aussi le Protocole n°10 sur la Coopération structurée permanente établie par l’article 42. 118 Etats membres sur des critères définis par eux afin de dynamiser l’intégration et l’interopérabilité (cf. Fig. 4, page suivante). Fig. 4 : la Coopération structurée permanente Schéma réalisé à partir d’entretiens conduits à Bruxelles, juillet 2008 Il ne s’agit pourtant pas de créer un « club fermé »556. L’objectif est au contraire de tirer la PESD vers le haut557 en favorisant le développement de « projets capacitaires structurants ». La Coopération structurée permanente est destinée prioritairement aux coopérations concrètes dans le domaine militaire et de l’armement (développement de nouveaux programmes type A400M 556 L’idée - véhiculée un temps - de réunir six « grands Etats » (France, Royaume-Uni, Allemagne, Italie, Espagne, Pologne) pour constituer un Eurogroupe de la défense semble relever du fantasme. Il n’y a par exemple dans l’UE aucune volonté de créer une force de 60 000 soldats constituée sur la base de six contingents de 10 000 hommes chacun (entretien réalisé avec un officiel du CMUE, Bruxelles, juillet 2008). 557 Cf. les tournures de phrase utilisées dans les articles 42.6 et 46 (Ibid) : « critères les plus élevés », « missions les plus exigeantes »… 119 dans le cadre de l’AED…)558. Rien n’interdit toutefois d’imaginer des projets plus limités qui auraient des implications civilo-militaires ou qui ne concerneraient que la GCC (par exemple en matière d’équipements pour les Unités de police intégrées)559. Conclusion Ce dernier chapitre de la Partie I de notre recherche a étudié le volet civil de la PESD de la Présidence britannique de 2005 jusqu’aux développements les plus récents. Avec la poursuite du processus de l’Objectif global civil et la création de la CPCC, la GCC européenne est désormais « en ordre de bataille », tant sur le plan des capacités que sur celui des structures. L’UE a effectivement mis en œuvre avec succès une méthode pour impliquer toujours plus les Etats membres dans la GCC et dans la PESD. La multiplication des missions en témoigne tout comme le nombre, la qualité et la continuité des chantiers suivis. La mise sur pied d’organismes civils de commandement totalement inédits a en outre complété le dispositif dans le sens d’une plus grande efficacité : définition d’un cadre d’emploi, développement et affinage des procédures réglant l’interface politique/opérations mais aussi, les relations entre « Bruxelles » et « le terrain ». La préparation et la conduite des missions en Afghanistan et au Kosovo annoncent en ce sens un changement d’échelle et d’ambition de la GCC européenne. Une question reste cependant ouverte : les Européens ont-ils vraiment une idée claire de ce qu’ils sont en train de construire ? Pour le dire autrement, quelles sont les finalités poursuivies ? Des visions, des logiques et des motivations différentes semblent en effet simultanément s’opposer et se compléter. Elles sont non exclusives les unes des autres et elles ont réussi jusqu’à présent à s’additionner sous une forme originale. Pour autant, l’UE peut-elle éviter une réflexion approfondie sur la gestion civile des crises et ses nombreux dilemmes ? C’est précisément l’objet de la seconde partie de cette recherche consacrée aux aspects idéologiques, politiques et institutionnels du volet civil de la PESD. 558 Sur la CSP, cf. notamment Nicole GNESOTTO, « La défense européenne comme priorité de la présidence française », Revue internationale et stratégique, n°69, 2008, pp. 153-160. 559 Entretien réalisé avec un officiel français, Bruxelles, juillet 2008. 120 121 DEUXIEME PARTIE : ASPECTS IDEOLOGIQUES, POLITIQUES ET INSTITUTIONNELS La première partie de cette recherche a étudié les fondements et les principales dynamiques de la GCC européenne depuis ses origines. Il faut analyser maintenant dans une optique plus conceptuelle ses lignes de force et le jeu de ses acteurs, en lien avec le paysage idéologique, politique et juridico-institutionnel dans lequel elle se cristallise. Il ne s’agit donc pas de procéder à un état de lieux de la GCC mais de la mettre en perspective en insistant sur les dilemmes et les débats soulevés. En effet, seule la multiplication des angles d’approche permet d’appréhender la complexité et la singularité du volet civil de la PESD, à la fois comme objet d’étude et comme objet/outil politique. Plus généralement, l’objectif poursuivi dans cette seconde partie est de voir en quoi le développement de capacités civiles au sein de la PESC/PESD est une entreprise politicostratégique qui interroge le processus d’intégration européenne et le rôle de l’UE dans le monde globalisé. Quels sont les enjeux intra-institutionnels de la GCC ? Comment peut-elle contribuer à la crédibilité de l’Union qui cherche à être reconnue comme un acteur de sécurité « différent » sur la scène internationale ? Quelles sont en retour les répercussions sur l’identité de l’UE et sur la nature de la puissance européenne ? Ce jeu circulaire n’est assurément pas facile à décrypter. Les quatre chapitres qui suivent visent dès lors à ouvrir des pistes de réflexion utiles et novatrices. Le Chapitre V analyse tout d’abord le concept ambivalent de gestion civile des crises en présentant les définitions possibles, les contradictions et les tensions entre les différents acteurs impliqués: Etats membres, institutions européennes, réseaux et lobbies actifs dans le façonnement de la dimension extérieure de l’Union. En effet, la GCC est à la croisée d’influences contraires, défiant de ce fait les interprétations superficielles ou univoques. La gestion civile des crises est-elle un concept introuvable ou apparaît-t-elle comme une notion spécifiquement européenne ? Que nous disent son « contenu » et sa place dans le « cycle du conflit » sur les objectifs poursuivis ? Ce chapitre montre enfin que la « pesdisation » de la GCC traduit une intentionnalité claire de la part des Etats membres : disposer de capacités non militaires robustes pour intervenir dans les affaires politico-stratégiques. Le volet civil de la PESD s’inscrit dès lors nettement dans la sphère des high politics. En croisant les grilles de lecture, le Chapitre VI élargit pour sa part le champ d’interprétation de la GCC en mesurant son impact sur la PESC/PESD et, plus largement, sur la construction européenne dans sa double dimension interne et extérieure. La GCC est ainsi mise en relation avec les théories de la sécurité, les théories des relations internationales et les théories de l’intégration. Elle est aussi étudiée dans le prolongement des débats sur la nature de la puissance 122 européenne. Finalement, ce chapitre montre que le volet civil de la PESD est avant tout un outil mis au service de la PESC et d’une certaine vision de l’UE. Cela suppose de privilégier une lecture verticale qui relie dans une chaîne logique les capacités civiles de la PESD à la notion d’Europe-puissance. Le Chapitre VII traite quant à lui de la place et des potentialités des capacités civiles de la PESD dans la « boîte à outils européenne ». L’UE vante en effet sa capacité à mobiliser une « vaste gamme d’instruments et de moyens » pour agir sur tout le « spectre » de la gestion des crises et des conflits. La GCC est analysée ainsi au travers du concept inédit de CMCO (Civil-military Coordination) qui vise à renforcer la cohérence civilo-militaire et interpiliers sans oublier les partenariats extérieurs. Ce chapitre étudie par ailleurs les structures et le fonctionnement de la GCC au niveau politico-institutionnel (les aspects plus directement opérationnels sont abordés dans le Chapitre XII). L’idée maîtresse est de montrer que si la GCC n’est qu’un outil parmi d’autres, son apport est appelé à devenir central par sa polyvalence et sa capacité à « créer du lien ». Ce rôle charnière en fait un outil politique par excellence malgré la persistance de nombreux obstacles. Enfin, le Chapitre VIII s’intéresse à la dimension extérieure de la GCC. Il analyse notamment son caractère « inclusif » sous un mode critique. Il s’agit ainsi d’étudier les liens noués avec les Etats tiers, les organisations régionales et les ONG/OSC mais aussi, avec l’ONU et l’OSCE. Ce chapitre aborde ensuite la question sensible des relations avec les Etats-Unis et avec l’OTAN. L’idée générale est de montrer que les partenariats mis en œuvre sont à géométrie variable. Plus que le concept de « multilatéralisme efficace », c’est la notion de stratégie d’influence et la quête de légitimité qui expliquent le mieux les motivations de l’UE pour coopérer sur un mode concurrence/complémentarité. L’UE tente en effet de maximaliser ses atouts tout en veillant à préserver son autonomie de décision. La réalité de la coopération transatlantique montre toutefois que le rapport de forces peut s’inverser et que le volet civil de la PESD pourrait de plus en plus servir de force d’appoint à l’OTAN. 123 Chapitre V : la gestion civile des crises - un concept introuvable ? Résumé Notion élastique et ambiguë, la gestion civile des crises est à la croisée d’influences contradictoires qui défient les interprétations monoconceptuelles et univoques, a fortiori dans le contexte institutionnel européen. Ce chapitre analyse ses contours et son contenu en insistant sur les dilemmes fondamentaux soulevés. Il révèle par ailleurs les divergences d’intérêt et de vision qui existent entre les différents acteurs impliqués par son développement - et sa promotion - au sein de l’UE : Etats membres, institutions européennes, groupes de pression, acteurs non étatiques. L’idée principale est de montrer que l’arrimage de la GCC à la PESC/PESD traduit une intentionnalité claire : se doter de capacités civiles robustes pour agir efficacement dans la sphère politico-stratégique des high politics. Introduction L’attention des commentateurs de la PESD semble se focaliser sur les seuls aspects militaires : groupements tactiques, Agence européenne de défense… Ces évolutions dans le domaine de la défense ont à l’évidence un impact direct sur la crédibilité de l’UE, face à l’OTAN en particulier. En comparaison, la gestion civile des crises demeure une facette méconnue, quand elle n’est pas considérée avec suspicion ou condescendance. Certains ont pu ainsi redouter que la GCC ne serve de prétexte commode aux nations peu désireuses d’investir budgétairement dans le domaine militaire et dans la défense européenne en particulier561. Plus encore, la GCC serait l’illustration du caractère foncièrement « vénusien » des Européens, tout juste capables de remplir des tâches « subalternes » de reconstruction d’après-conflit562. Ces arguments ne manquent pas de pertinence: la GCC interroge le niveau d’ambition de la PESC/PESD et, au-delà, la volonté des Européens à s’unir pour peser dans le monde et faire entendre leur différence. Ces aspects sont abordés plus directement dans le chapitre suivant mais il faut se poser ici des questions plus fondamentales. La gestion civile des crises soulève en effet des questionnements d’ordre conceptuel et épistémologique qui se doublent avec la difficulté traditionnelle à cerner la nature sui generis de l’UE et les particularités de son fonctionnement. 561 Richard GOWAN, « Les capacités civiles européennes: des raisons de se montrer sceptique », Les Champs de Mars, n° 16, 2004, pp. 57-68. 562 Cf. l’image popularisée par Robert KAGAN selon laquelle les Etats-Unis feraient « le dîner » pendant que les Européens se contenteraient de « faire la vaisselle ». Robert KAGAN, « Puissance et faiblesse », Commentaire, n°99, automne 2002, pp. 517-535. 124 En 2003, Agnieszka NOWAK pouvait dès lors s’interroger sur l’existence d’un concept européen de gestion civile des crises563. Aujourd’hui, la question reste entière : la GCC est-elle un concept introuvable ? Emerge-t-elle au contraire, au travers des capacités civiles de la PESD, comme une notion inédite et spécifiquement européenne ? L’UE a fait la promotion de la gestion civile des crises dès 1999 alors que la PESD était en cours de définition. L’expression est devenue ainsi une « marque de fabrique » de l’Union, sans équivalent dans les autres organisations internationales. Pourtant, il n’existe pas de réelle définition de la GCC. Ce flou relatif cache des divergences, sinon des visions contradictoires, qui s’aplanissent heureusement avec le temps. De façon générale, le concept peut être compris de façon très différente selon le contexte et le point de vue choisi. Il est en outre un point de rencontre pour de nombreux enjeux dialectiques. Enfin, sur l’échiquier européen, la GCC fait l’objet de rivalités en clair-obscur où s’entrecroisent des aspects idéologiques, politiques et institutionnels. Ces fils sont assurément difficiles à démêler. Il est dès lors utile de clarifier les principaux enjeux ainsi que les prolongements possibles sur le plan théorique et conceptuel. De fait, plusieurs questions méritent d’être posées : pourquoi la GCC est-elle si difficile à identifier et si peu étudiée en tant que telle ? Quels sont les définitions possibles et les dilemmes soulevés ? Quels sont les acteurs impliqués et sur quelles bases se constituent les grandes divergences/convergences de point de vue ? Enfin, que nous dit le « contenu » du volet civil de la PESD sur les objectifs contradictoires poursuivis ? Si la GCC est « un processus » au cheminement complexe, ce chapitre avance que l’on peut néanmoins déceler une « trajectoire » qui traduit une intentionnalité de la part des Etats-membres et des concepteurs de la PESD. L’UE ne s’est pas seulement approprié le concept de gestion civile des crises. Malgré les hésitations initiales, l’ancrage de la GCC dans la PESC/PESD marque la détermination des Etats membres de l’utiliser avec profit dans la sphère des high politics. Ce lien avec les affaires politico-stratégiques est la première caractéristique de la GCC. Il faut donc se méfier des faux-semblants : un concept mou et séduisant peut cacher un contenu rugueux et des intentions « robustes ». Un concept mal identifié Un domaine sous étudié La montée en puissance de la GCC européenne est importante pour le devenir de la PESC/PESD. Pourtant, il faut s’étonner du manque de réflexion pour accompagner et approfondir ces évolutions sur le plan théorique et conceptuel. A bien des égards, la gestion civile des crises reste un « objet d’étude non identifié ». Les lacunes de la littérature spécialisée et des travaux universitaires sur le sujet s’expliquent en particulier par la difficulté à associer le volet civil de la PESD à un champ d’étude déterminé : études internationales, études stratégiques et de sécurité, études pour la paix et pour la résolution des conflits, études européennes… Cette pluralité des approches possibles est un réel obstacle épistémologique. De façon générale, la thématique demeure récente et elle ne mobilise que des cercles restreints de praticiens, d’analystes et d’ONG. Dès lors, la « littérature grise » prédomine. Cette dernière est 563 Agnieszka NOWAK, « Existe-t-il un concept européen de gestion civile des crises ? » in Agnieszka NOWAK, L’Union en action : la mission de police en Bosnie, Bulletin de l’UE-ISS, n°42, 2003, p.15. 125 essentiellement cumulative, empirique, prescriptive, voire institutionnelle: discours, rapports officiels... Les publications existantes sont pour finir trop éparses pour permettre l’éclosion d’un véritable débat académique564. Des interprétations erronées Il est vrai que la notion même de gestion civile des crises est souvent mal comprise. Son usage incontrôlé (dans les médias notamment) entretient des interprétations abusives ou erronées. Il faut de ce fait commencer par énoncer nettement ce que la GCC n’est pas… Un premier malentendu consiste à confondre la GCC européenne avec les différents moyens mobilisés en cas de catastrophes dans l’espace communautaire et, le cas échéant, « hors UE » : feux de forêts, tremblements de terre... Ces moyens sont étatiques mais leur utilisation est coordonnée à l’échelon européen par la Commission selon des modalités spécifiques565. Il faut dès lors les distinguer de la « protection civile » définie à Feira comme l’un des quatre domaines prioritaires du volet civil de la PESD. Dans ce cadre, les capacités sont censées être engagées sous le contrôle du COPS et suivant les procédures de la PESC/PESD. Elles doivent répondre à des crises complexes ayant des répercussions sur le plan sécuritaire : flux incontrôlés de réfugiés, événements mettant en cause la stabilité internationale et/ou régionale… Le recours à des moyens militaires est également envisagé (notamment pour les capacités de transport). On le voit, la frontière est tenue car, dans les deux cas, les capacités requises sont très semblables. La différence tient cependant à des cadres d’emploi, à des contextes d’intervention et à des finalités foncièrement distincts. Nous y reviendrons. Un second malentendu consiste à faire l’amalgame entre la gestion civile des crises et l’action humanitaire. Là aussi, la confusion peut s’expliquer par certaines tâches pouvant être confiées à titre transitoire aux capacités militaires ou civiles de la PESD dans les crises internationales/régionales de grande ampleur: provision de biens essentiels, assistance aux populations déplacées, actions de relèvement d’urgence … Dans ces cas de figure - exceptionnels - la finalité première de la PESD est cependant de réagir dans l’urgence de façon à éviter qu’une situation ne dégénère en chaos. La communauté humanitaire et l’Office humanitaire de la Commission (ECHO) restent néanmoins très vigilants en défendant leur savoir-faire en la matière et surtout, les principes de neutralité et d’impartialité qui guident leur action566. Enfin, une troisième interprétation erronée est de considérer la GCC comme une forme d’aide au développement et à la démocratisation au travers d’actions relevant traditionnellement de la coopération technique ou culturelle : formation des cadres, soutien à des ONG locales, conseil dans le secteur de la santé, dans l’enseignement... Ces actions s’inscrivent généralement sur le long terme et dans des contextes pacifiés. Elles sont menées traditionnellement par les Etats sous forme d’aide bilatérale ou sous l’égide de la Commission (Office EuropeAid de coopération 564 Nous avons déjà dit plus haut qu’il a fallu attendre juin 2006 pour que l’IES-UE consacre un Cahier de Chaillot à la GCC (NOWAK, 2006, op. cit.). Dès 2001-2002, on citera toutefois les premiers travaux de Renata DWAN (op. cit.) et de Simon DUKE : Simon DUKE, The EU and Crisis Management: Development and Prospects, Maastricht, European Institute of Public Administration, 2002. 565 Cf. le « Rapport BARNIER » de 2006 qui appelle de ses voeux la création d’une Force européenne de protection civile : Pour une force européenne de protection civile, op. cit ; Cf. aussi la proposition de constituer à l’échelle de l’Union des unités de Gardes-côtes pour prévenir les pollutions marines et/ou lutter contre l’immigration clandestine. 566 Le TUE distingue clairement la PESD et l’aide humanitaire, placées dans des chapitres différents. Cette différenciation se retrouve dans le Traité de Lisbonne. 126 extérieure). On citera à cet égard les programmes d’aide structurelle mais aussi l’Initiative européenne pour la démocratie et les droits de l'homme (IEDDH). GCC et « high politics » Il semble utile de souligner dès à présent trois traits distinctifs de la GCC européenne. Il faut comprendre tout d’abord que les actions civiles PESD sont cantonnées à des interventions à l’extérieur de l’espace communautaire, éventuellement sur ses marges mais en aucun cas sur le territoire des Etats membres. Cette règle s’est appliquée à toutes les actions de la GCC conduites jusqu’à présent et les procédures juridiques/décisionnelles de la PESC/PESD567 laissent penser qu’elle restera de mise. On ne peut toutefois pas exclure entièrement des évolutions sur ce point568. Le second point distinctif est le lien entre la GCC et les questions sécuritaires. Les moyens de la gestion civile des crises sont engagés prioritairement dans des contextes de conflictualité et/ou d’instabilité engendrant de la violence. Enfin, il faut insister sur l’existence de sphères foncièrement différentes. La sphère humanitaire est par définition neutre et impartiale. En raison de son caractère « technique », l’aide au développement est pour sa part supposée apolitique. Cela permet à David MILIBAND, Secrétaire britannique aux affaires étrangères, de placer a contrario les capacités de la GCC dans la sphère politique569. Cette différenciation peut sembler factice car, sur le fond, aucune action internationale ne peut s’affranchir totalement de considérations politiques… David MILIBAND a cependant le mérite d’énoncer sans ambages la nature politique des actions civiles PESD. Mis bout à bout, les trois traits distinctifs soulignés supra permettent d’affirmer que la GCC européenne s’inscrit dans le champ des high politics. Etablir ce lien avec les affaires politicostratégiques ouvre ainsi des pistes intéressantes pour comprendre l’intentionnalité des Etats et le développement des capacités civiles au sein de la PESC/PESD. Les relations extérieures menées par la Commission recouvrent en effet plutôt des actions qui relèvent des low politics traditionnelles: commerce au sens large, aide internationale, droits de l’homme… On peut bien entendu contester cette hiérarchisation entre high politics et low politics. Dans un monde globalisé, caractérisé par la pluralité des acteurs et l’interconnexion des thématiques, la distinction peut sembler caduque. Le phénomène de « low politicisation » ne doit toutefois pas masquer les réalités essentielles de la (sur)vie des nations et des relations internationales. Certains enjeux (ex : les approvisionnements énergétiques) pèsent plus que d’autres tandis que les relations entre Etats ou groupes d’Etats restent marquées par des logiques de concurrence et, parfois, de conflictualité. 567 Règle de l’unanimité sur le principe d’égalité souveraine entre les Etats membres. Un cas limite (et théorique) pourrait être ainsi le déploiement des agents de la GCC dans la partie nord de Chypre en vue de préparer/faciliter une réunification de l’île. Des casques bleus européens ne sont-ils pas présents dans la zone depuis 1974 ? 569 Europe 2030 : Model Power, Not Superpower, Speech by David MILIBAND, UK Foreign Secretary, College of Europe, Bruges, 15 November 2007. Voir aussi Twenty-Fifth Report, UK Parliament, Select Committee on European Scrutiny, London, 25 June 2007 ; Seventh Report, UK Parliament, Select Committee on European Scrutiny, London, 22 January 2008. 568 127 Principaux dilemmes Pour appréhender la complexité de la notion de gestion civile des crises, il faut étudier maintenant la GCC à deux niveaux, de fait étroitement imbriqués. Le premier niveau considère la GCC de façon très large, c’est-à-dire parmi le spectre des moyens civils engagés pour maintenir/rétablir la paix et la sécurité internationale. Le second niveau est celui de l’UE qui s’est emparée du concept pour étoffer sa panoplie d’intervention. L’intrication des enjeux rend l’exercice difficile, sinon artificiel. L’objectif didactique doit cependant prendre le pas, au risque de proposer des schémas par trop réducteurs. L’absence de définition communément admise La première question qui se pose est d’ordre sémantique. Depuis le début des années 1990, on trouve dans les documents officiels (ONU, OSCE) et dans la littérature une grande variété d’expressions relatives à l’emploi de moyens civils d’intervention: non-military crisis management ; civilian tasks and capabilities ; civilian post-conflict response ; civilian aspects of the conflict management of peacebuilding. On pourrait multiplier les exemples car cette diversité des tournures se retrouve dans toutes les langues. Universitaires, diplomates, juristes, fonctionnaires internationaux, agents humanitaires, tous ces acteurs utilisent les mêmes mots sans parler le même langage. La gestion civile des crises et le vocabulaire afférent posent ainsi un problème de compréhension et, souvent, de traduction (du fait de la prépondérance croissante de l’anglais comme langue de communication internationale). En outre, chaque organisation internationale a sa propre interprétation du rôle et de l’emploi des moyens civils d’intervention. Aucune ne propose de définition précise qui puisse servir de référence. Par défaut, on retiendra une définition proposée en 2002 par le British American Security Council : la gestion civile des crises consiste à intervenir avec du personnel non militaire dans une crise qui peut être violente ou non violente, afin de prévenir l’escalade de la crise et de faciliter sa résolution570. L’International Crisis Group décrit pour sa part la GCC de la façon suivante : « Tools at the cutting edge spectrum of conflict prevention and crisis management, as opposed to long-term peacebuilding effort trough aid and trade »571. La gestion civile des crises est donc une notion floue puisqu’elle implique des acteurs multiples dans différentes phases du conflit. Les défis sont dès lors protéiformes : « Most often civilian personnel are engaged through all phases of a conflict : before conflict erupts, during the conflict and after the conflicts has ended. Putting civilian “feet” on the ground, however, is only a part of the efforts. There is a wider need to plan, organize, mobilize and finance civilian capacities at a larger and unprecedented scale. And to define clearly the purposes of the civilian aspects of the missions, formulate precise mandates and not least, viable exit strategies »572. 570 European Approaches to Civilian Crisis Management, British American Security Council, Washington and London, 2002 (notre traduction). 571 EU Crisis Response Capabilities : An Update, ICG Issues Briefing, International Crisis Group, Brussels, 29 April 2002. 572 Address in Conclusions of the Seminar on Civilian Crisis Management, by Per Stig MOLLER, UNSG’s High Level Panel on Threats, Challenges and Changes, Copenhagen, 9 June 2004. Per Stig MOLLER est le Ministre danois des affaires étrangères. 128 Une zone grise Plus fondamentalement, la gestion civile des crises apparaît à bien des égards comme une « zone grise ». De façon générale, elle est tout d’abord symptomatique de la montée en puissance de la notion de sécurité qui traduit aussi le brouillage croissant entre trois notions traditionnellement distinctes (cf. Fig. 5) : la paix (domaine des diplomates) ; la défense (domaine des militaires) ; enfin, le vaste champ de l’humanitaire et du développement (domaine qui a lui aussi des propres acteurs)573. Fig. 5 : la rencontre de sphères autrefois différentes Défense Paix Humanitaire Développement La GCC bouscule par ailleurs les grilles de lecture et les lignes de fracture traditionnelles selon quatre axes principaux qui soulèvent de fait des dilemmes interconnectés (cf. Fig. 6). Le premier axe met en lien la GCC avec la question la souveraineté étatique (remise en cause par la mondialisation574 : porosité des frontières et « linkage » entre les sphères interne et supraétatique). Concrètement, cela se traduit par l’imbrication croissante des menaces intérieures et extérieures et par la nécessité d’unir les efforts au niveau international. De façon similaire, le droit/devoir d’ingérence sert de légitimation aux interventions internationales. Ainsi, le caractère intrusif des missions civiles PESD ne saurait être contesté même si l’UE recherche en général l’accord des autorités locales avant de déployer les moyens de la GCC. 573 Nous reviendrons plus loin sur le lien entre les deux figures du « soldat » et du « diplomate » mises en valeur par Raymond ARON. Sur un plan plus pratique, voir aussi Deborah GOODWIN, The Military and Negociation - The Role of the Soldier-Diplomat, London and New York, Franck Cass, 2005. 574 Pierre de SENARCLENS, La mondialisation. Théories, enjeux et débats, Paris, Armand Colin, 3° édition, 2002. 129 Le second axe renvoie quant à lui à la tension entre sphère publique et sphère privée et à l’importance croissance des niveaux subétatique et individuel. La GCC sert-elle la sécurité traditionnelle des Etats ou doit-elle se fonder sur le concept de sécurité humaine? Dans les pays d’intervention, doit-elle renforcer les structures gouvernementales ou donner la priorité à l’établissement d’une véritable société civile ? Enfin, quel sens donner à l’adjectif « civil » ? La langue anglaise distingue en effet deux adjectifs: civil (ex: civil society) et civilian. L’expression civilian crisis management montre que la GCC européenne recourt principalement à des fonctionnaires nationaux ou européens au détriment d’experts indépendants et non gouvernementaux. Cela éloignerait la GCC des exigences citoyennes et démocratiques. Le troisième axe soulève par ailleurs la question de l’usage de la force et du choix des moyens d’intervention (moyens civils versus moyens militaires). Plus largement, quel équilibre trouver entre les méthodes coercitives et les méthodes douces ? C’est tout le débat entre la hard security et la soft security mais aussi, par extension, entre le hard power et le soft power. Où placer dès lors la gestion civile des crises ? Apparaît-elle comme une alternative non violente ou doit-elle chercher au contraire la complémentarité avec la force armée ? Pour l’Ambassadeur suédois Anders BJURNER, la réponse est claire : la gestion des crises est essentiellement une question de coordination et de dosage575. Les militaires sont d’ailleurs souvent les premiers à demander la mise en place de capacités civiles qu’ils considèrent comme indispensables pour le succès de leurs missions (en facilitant notamment les stratégies de désengagement des forces)576. Enfin, le quatrième axe renvoie à la dialectique entre la paix négative et la paix positive577. Faut-il privilégier ainsi une approche réactive (intervention rapide pour contenir et stabiliser une crise violente) ou mener dans la durée des actions qui permettent la transformation du conflit578 et le traitement à la racine des sources d’insécurité ? C’est le fameux dilemme (nexus) entre la sécurité et le développement : la sécurité est-elle la condition préalable à toute politique de développement (security first) ou faut-il s’attaquer prioritairement aux causes profondes des inégalités et des antagonismes par la prévention et des actions de consolidation de la paix (paix juste et durable)579 ? Comment répondre par ailleurs aux besoins580 des populations bénéficiaires sans déstabiliser les structures de la société et sans créer des situations de dépendance581 ? 575 BJURNER, 2001, op. cit. Ibid. 577 Distinction classique chez les auteurs de la Peace research. La paix négative correspond à la paix conçue comme une simple absence de guerre. La paix positive se caractérise quant à elle par l’instauration d’une paix juste et durable. Si la première vise à stopper la violence directe, la seconde suppose la diminution des violences structurelle et culturelle. Cf. le triangle de la violence de GALTUNG : Johan GALTUNG, Essays in Peace Research, 6 Vols., Copenhagen, Christian Ejlers, 1975-1988. 578 Sur la spécificité de l’approche de la transformation du conflit, cf. Cordula REIMANN, « Assessing the State-ofthe-Art in Conflict Transformation », in Norbert ROPERS and Martina FISHER (Eds.), Handbook for Conflict Transformation, Berlin, BerghofCenter, 2001 ; Hugh MIALL, « Conflict Transformation: A Multidimensional Task », in ROPERS and FISHER (Ed.), Handbook for Conflict Transformation, Berlin, Berghof Center, 2001. 579 Mark DUFFIELD, Global Governance and the New Wars: The Merging of Development and Security, London, Zed books, 2001. 580 Cf. la théorie des besoins de John BURTON : John BURTON (Ed.), Conflict: Human Needs Theory, London, Macmillan, 1990. 581 Cf. l’approche « do not harm » : Mary ANDERSON, Do No Harm - Supporting Local Capacities for Peace through Aid, Cambridge (Mass.), Collaborative for Development Action, 1996. Cette approche a donné lieu à des recherches sur le PCIA (Peace an Conflict Impact Assessment). 576 130 Fig. 6 : les principaux dilemmes de la gestion civile des crises Niveau international, européen Défense extérieure Ingérence Responsabilité de protéger Individu, citoyen Société civile Sécurité humaine Sphère civile Soft Power, Soft security Paix positive Justice, développement Théorie des besoins Approche Do not Harm Prévention et Peacebuilding Transformation du conflit Long terme Souveraineté nationale Niveau national, ordre interne Sécurité intérieure Sphère publique Restauration de l’autorité de l’Etat Sécurité étatique Sphère militaire Hard power, Hard security Paix négative Maintien de l’ordre, tâches de stabilisation Security first Engagement préventif (preemption) Traitement des crises, Peace enforcing Réaction rapide, désengagement rapide La gestion civile des crises se trouve au cœur de ces problématiques croisées et des antinomies qu’elles soulèvent. On perçoit pour finir deux grandes orientations pour la GCC selon que l’on adopte une perspective « conservatrice » (sécuritaire, ethnocentrée, statocentrée) ou au contraire « progressiste » et « transformatrice » (action non violente, centrée sur les besoins et les attentes des bénéficiaires). La complexification des enjeux au niveau de l’UE Il convient maintenant de s’intéresser plus particulièrement au niveau européen et à la façon dont l’UE s’est approprié la notion de gestion civile des crises. Un retour à la sémantique semble dès lors opportun. L’expression gestion civile des crises est apparue au cours des années 1990 sans qu’il soit possible d’en déceler avec certitude l’origine. On notera toutefois une première mention dans un rapport du Parlement européen (1996)582. L’UE l’a ensuite utilisée et diffusée jusqu’à en faire d’une certaine façon sa « marque de fabrique ». Il faut redire ici le rôle joué par Tarja HALONEN (cf. Chapitre II). En effet, la Présidente finlandaise (alors Ministre des affaires étrangères de son pays) n’a pas ménagé ses efforts pour donner à la PESD son double visage civil et militaire. En septembre 1999, elle popularisait l’expression gestion civile des crises devant l’Assemblée des Nations Unies : « The European Union strongly emphasises civilian crisis management. We hope 582 Edith MÜLLER, in Rapport sur l’administration de Mostar par l’UE, 1996, op. cit. 131 that it will be more often resorted to as the principal means to manage and solve crisis. We will work actively to develop further this concept »583. Deux mois plus tard, elle enfoncait le clou en forgeant l’expression EU Civilian Crisis Management devant des parlementaires européens584. Une étude empirique des Conclusions des Conseils européens montre que l’UE a néanmoins utilisé successivement des formulations différentes. Le volet civil de la PESD a d’abord été évoqué sous la forme d’une négation : non-military crisis response tools585 et non-military crisis management586. A partir des sommets de Feira et de Nice (2000), l’UE a ensuite parlé des aspects civils de la gestion des crises. Si cette formulation reste usitée, l’expression gestion civile des crises s’est imposée peu à peu587. Pour la chercheuse Renata DWAN, la GCC est en tout cas devenue un concept sans égal: « Civilian crisis management is an ambiguous and, therein quintessential European concept. The phrase, coined by the EU, has no equivalent parallel in the lexicons of the UN, OSCE and nonEuropean regional organizations »588. Ceci étant, il faut voir en quoi la GCC européenne brouille encore un peu plus les enjeux. La GCC reflète effectivement les multiples interrogations qui se posent à celui qui veut comprendre les spécificités et les limites de l’Union dans sa dimension extérieure (Fig. 7). Fig. 7 : les dilemmes propres à la GCC européenne 583 Etats membres Ministères : intérieur, justice, coopération, défense… Niveau européen Structures PESC/PESD JAI (affaires intérieures) Espace intra-communautaire PESC/PESD Espace extra-communautaire Relations extérieures de la CE Humanitaire, développement Supranationalité PESC/PESD Affaires politico-stratégiques Intergouvernementalisme Volet civil de la PESD « Petersberg bas » Mandats de conseil Volet militaire de la PESD « Petersberg haut » Mandats de substitution Tarja HALONEN, UN General Assembly, New York, 21 September 1999, op. cit. Tarja HALONEN, European Parliament, 24 November 1999, op. cit. 585 Sommet de Cologne, juin 1999. 586 Sommet d’Helsinki, décembre 1999. 587 On trouve désormais dans la nomenclature de l’UE l’abréviation (anglophone) CCM qui traduit une acceptation toujours plus large de cette tournure. 588 Cette singularité n’est d’ailleurs pas sans inconvénients : absence de modèles, problèmes d’interopérabilité : cf. Renata DWAN, « Civilian Tasks and Capabilities in EU Operations », London School of Economics - Centre for the study of Global Governance, London, 2004. 584 132 La première interrogation est celle du lien et de la correspondance entre le niveau européen et les Etats membres. En effet, les instances bruxelloises en charge de la PESC/PESD doivent traiter avec une multitude d’acteurs nationaux compétents à des degrés divers en matière de gestion civile des crises : ministères de l’intérieur, ministères de la justice, agences de coopération voire ministères de la défense (pour les capacités de gendarmerie notamment). La définition d’un « guichet unique » dans chaque pays va dans le bon sens mais cette dispersion des moyens et des interlocuteurs reste très pénalisante pour la GCC européenne. Le second point a trait à la distinction entre l’espace intra-communautaire (le territoire des 27) et son « étranger ». Ce point a déjà été souligné pour ce qui concerne l’emploi des moyens de protection civile. Mais la différentiation intérieur/extérieur sert aussi à départager théoriquement les champs d’intervention du second pilier (PESC/PESD, Titre V TUE) et du troisième pilier (Justice et affaires intérieures, Titre VI TUE). Le troisième point touche quant à lui au clivage entre les domaines d’action de la Commission (premier pilier, supranational) et la PESC/PESD (second pilier, intergouvernemental, non soumis au contrôle du Parlement et de la CJCE). Comme vu plus haut, ce clivage est aussi plus généralement celui des low politics et des high politics (relations extérieures versus politique étrangère). Enfin, le quatrième point concerne le dilemme « moyens civils versus moyens militaires » déjà évoqué mais appliqué ici au cadre particulier de l’Union. On pense à la question de l’usage de la force, au débat Petersberg haut versus Petersberg bas589 et à l’équilibre entre les deux volets de la PESD. Au sein même de la GCC, ce dilemme se traduit par ailleurs par des interrogations sur le degré de coercition exercé par les actions civiles PESD (mandats de conseil versus mandats de substitution). Vision étroite versus vision large Pas plus qu’il n’y a de définition générique ou universelle, il n’existe pas de définition officielle de la gestion civile des crises au sein de l’UE (qui cherche paradoxalement à promouvoir le concept). La consultation des sites Internet du Conseil et de la Commission est à cet égard éloquente. Certes, les quatre domaines prioritaires définis à Feira sont mis en avant, tout comme les différentes missions civiles PESD. La GCC européenne ne saurait cependant se réduire à une simple addition de capacités sectorielles et de moyens dispersés sur le terrain. Une définition restreinte pourrait être ainsi formulée de la façon la suivante: « Civilianoperational capacities of the EU member states that have been developped since 1999 in parallel with the military aspects of crisis management under ESDP »590. Le site Internet du ministère finlandais de l’intérieur donne par ailleurs une définition plus étoffée591 : « In the European Union, civilian crisis management means intervening from outside in a humanitarian crisis that is threatening or has taken place in a State, region or society as a 589 Débat (très animé dans les années 1990) qui consiste à déterminer si l’UE doit pouvoir conduire des actions de coercition ou si elle doit se contenter de mener des opérations de prévention et de maintien de la paix. 590 Ibid. p. 17. 591 www.intermin.fi/intermin/hankkeet/skh/home.nsf/pages/indexeng (consulté le 8 janvier 2008). En Finlande, la GCC relève du ministère de l’Intérieur : coordination, recrutement, formation. 133 result of a conflict, disaster or environmental catastrophe. Resources and expertise of both military and civilian organisations are needed for crisis management at different stages of conflicts ». Une fois encore, on remarque la référence équivoque à la notion de crise humanitaire évoquée sans plus de précision… De fait, de la même façon qu’il existe une vision conservatrice et une vision progressiste de la GCC, on peut distinguer dans l’UE deux approches principales. Une première approche suppose de considérer que les capacités du volet civil de la PESD servent avant tout à soutenir les actions militaires tout en aidant à « restaurer les gouvernements civils après les crises ». On sait en effet que la crise du Kosovo a fortement influencé le développement initial de la GCC. A l’origine, les capacités de la GCC ont donc été conçues pour répondre dans l’urgence à des situations critiques de ce type. L’UE avait ainsi fixé deux cadres d’emploi privilégiés : agir pour prévenir l’éruption imminente d’une crise (phase d’escalade de la violence) et/ou favoriser la stabilisation dans un contexte de transition post-conflit (en général après une intervention militaire ou un accord de paix afin de combler le vide sécuritaire). Mais cette approche initiale a été souvent dénoncée comme étant exagérément restrictive592 et trop déconnectée des instruments mis en œuvre par la Commission. A une GCC jugée sécuritaire et inutilement axée sur la « gestion de crise » à court terme, l’UE devrait donc préférer une approche plus proactive, sur toutes les phases du conflit (y compris la prévention et la consolidation de la paix) tout en prenant mieux en compte les aspirations des populations bénéficiaires. Il faudrait donc dépasser le clivage interpiliers tout en élargissant la GCC à des actions de médiation, de travail de mémoire… Enfin, la GCC européenne devrait laisser une plus grande place aux experts issus de la société civile. Trois défis/dilemmes majeurs La GCC européenne soulève des dilemmes de tous ordres sur le plan conceptuel. Il faut cependant retenir trois défis principaux. Le premier défi est celui de la cohérence interinstitutionnelle593. Il suppose de trouver un équilibre entre le renforcement des synergies civilo-militaires au sein de la PESD et la nécessaire complémentarité avec les actions entreprises par la Commission (voire par les Etats membres sous forme bilatérale). Cela nécessite de clarifier les responsabilités et les périmètres d’action entre les différents acteurs concernés. La tâche n’est pas aisée mais nous verrons que, peu à peu, un partage implicite des tâches pourrait s’opérer. Le second défi est plus directement opérationnel. Il touche au dilemme du Peacebuilding (Peacebuilding dilemma)594, c’est-à-dire à la nécessité de poursuive simultanément des objectifs contradictoires de paix négative et de paix positive : pour stabiliser une situation violente, ne faut-il pas paradoxalement user de la contrainte, au risque de s’aliéner les acteurs locaux ? 592 Cf. les critiques de Renata DWAN et Catriona GOURLAY (op. cit.) à l’encontre de la voie choisie par les Etats. Nicolas BEGER, and Philippe BARTHOLME, « The EU’s Quest for Coherence in Peacebuilding: Between Good intentions and Institutionnal Turf Wars », Studia Diplomatica, Vol. LX, n°1, 2007, pp. 245-262. 594 Hugh MIALL, Oliver RAMSBOTHAM and Tom WOODHOUSE, Contemporary Conflict Resolution : The Prevention, Management and Transformation of Deadly Conflicts, Cambridge, Polity Press, 1999. 593 134 Comment concilier la gestion de crise sur le court terme avec des actions à plus longue échéance ? Les contradictions en la matière sont inépuisables. Enfin et surtout, le troisième dilemme touche aux finalités profondes de la GCC européenne. Agnieska NOWAK résume ce défi de la façon suivante : « How can the need for a more comprehensive approach to civilian crisis management be balanced with the need of attaining the EU’s strategic objectives ? ». Pour l’UE, il ne s’agit en effet pas seulement de montrer sa bonne volonté et son empathie pour les malheurs du monde, ni même de proposer un modèle pour une improbable « gouverance sécuritaire mondiale ». Si la GCC relève de la sphère politique, elle doit servir avant tout les buts de la PESC/PESD et les intérêts stratégiques de l’UE. Un concept disputé Il faut maintenant voir plus précisément comment les ambiguïtés et les malentendus qui entourent la GCC européenne cachent des visions contradictoires et des désaccords où entrent en jeu des présupposés idéologiques, des intérêts politiques et des logiques de compétition interinstitutionnelle. C’est particulièrement vrai pour la période initiale de la GCC durant laquelle des acteurs très divers ont pu chercher à l’instrumentaliser et, en tout cas, à orienter sa définition progressive. La GCC s’est dès lors trouvée au cœur de tiraillements et de rapports de force peu étudiés dans la littérature consacrée à la PESD. Ces divergences se sont aplanies avec le temps mais elles laisseront des traces durables. En la matière, il faut se garder des jugements définitifs. La GCC reste un processus dynamique (cf. la première partie de cette recherche) dans un ensemble européen qui cherche lui-même sa voie. Un regard rétrospectif permet néanmoins de relier la GCC européenne à deux débats majeurs de la dernière décennie: d’une part, l’élargissement de l’UE aux questions de défense et de sécurité et, d’autre part, l’équilibre institutionnel. Les deux aspects sont évidemment dépendants mais, dans un souci de clarté, il est plus commode de les évoquer chronologiquement. Les oppositions initiales à la « militarisation » de l’UE Dès ses origines, la GCC fut liée aux débats sur l’opportunité de donner à l’UE une dimension sécuritaire au travers de la PESD595. Dans le processus compliqué des tractations visant à élaborer l’identité militaire de l’Union, la gestion civile des crises est apparue longtemps comme une simple carte de négociation au sein d’un vaste marchandage. En 2001, Renata DWAN regrettait ainsi que la GCC se soit développée initialement sans réelle vision d’ensemble: « Civilian crisis management was an appendage to (or even a brake on) the EU’s new direction and not a distinct strategic concept »596. Pour cela, deux explications pouvaient être évoquées: d’une part, l’histoire particulière de l’UE; d’autre part, des éléments plus conjoncturels597. 595 Mette EILSTRUP-SANGIOVANNI, « Why a Common Security and Defense Policy is Bad for Europe », Survival, Vol. 45, n°3, Autumn 2003, pp. 193-206. 596 Renata DWAN, « EU Civilian Crisis Management : Themes to Be Dealt and Challenges to be Met », SWEFOR/SPAS Conference Report, Stockholm, 2001, p. 8. 597 Ibid. p. 7. 135 Sur le premier point, il faut rappeler que l’intégration européenne reste fondamentalement un processus interne de résolution pacifique des différends. Sur le plan international, l’Europe communautaire s’est forgée en parallèle une image de puissance civile. Le soutien à la démocratisation, au renforcement des institutions et des sociétés civiles dans les Etats tiers fut longtemps considéré sous un angle plus « technique » que politique. Ainsi, malgré une action extérieure de plus en plus visible et un retour certain du « politique », cet héritage du passé marquera encore durablement l’identité de l’UE598. Le second point est lié au développement de la PESC et surtout de la PESD (Traité d’Amsterdam, sommets de Cologne et d’Helsinki). Certains Etats membres ont cherché alors à promouvoir la gestion civile des crises par attrait pour la sécurité douce mais aussi, par calcul d’intérêts (crainte traditionnelle des petits pays face à toute forme de Directoire européen)599. Ainsi, des pays « post neutres » comme la Suède et la Finlande600 ont mis en avant la GCC avec l’espoir de contrebalancer le volontarisme des Etats désireux d’avancer dans le domaine militaire suite à l’accord franco-britannique de Saint-Malo. D’autres pays (la France notamment) sont en revanche attachés à l’idée que seules des capacités militaires crédibles permettront à l’Union d’être reconnue comme un véritable acteur de sécurité (ces divergences renvoient au débat entre le volet haut et le volet bas des Tâches de Petersberg). Mais la réticence des pays neutres n’est pas le seul facteur. D’autres Etats - le Danemark par exemple601 - ont pu être tentés d’utiliser dans un premier temps la GCC pour garantir la primauté de l’OTAN et préserver la dimension transatlantique de la sécurité en Europe. Développer les aspects civils était un moyen parmi d’autres de diluer la PESD et, en tout cas, de l’orienter vers la gestion des crises plutôt que vers une défense (collective) européenne. Les débats sur le partage des compétences : deux visions différentes de la GCC Par la suite, le débat s’est déplacé sur le positionnement de la GCC dans l’architecture de l’UE et, de fait, sur le partage des compétences : fallait-il intégrer la gestion civile des crises dans la chaîne politico-militaire PESC/PESD ? Comment éviter la concurrence avec les instruments communautaires déjà existants ? Dit autrement, qui devait exercer le contrôle sur la gestion civile des crises: les Etats membres (via le Conseil) ou la Commission européenne ? Plus qu’une simple querelle bureaucratique, la question touchait au rôle de la Commission dans la PESC/PESD et, finalement à des visions contradictoires de l’UE et de sa place dans le monde602. De façon très schématique, nous pouvons opposer deux points de vue : 598 Ibid. Voir aussi Mike SMITH, « Does the Flag Follow Trade ? “Politization” and the Emergence of a European Foreign Policy » in John PETERSON and Helen SJURSEN (Eds), A Common Foreign Policy for Europe: Competing Visions of the CFSP, London, Routledge, 1998, pp. 77-94. 599 Anders WIVEL, « The Security Challenge of Small EU Member States: Interests, Identity and the Development of the EU as a Security Actor », Journal of Common Market Studies, Vol.43, n°2, 2005, pp.393-412. 600 OJANEN, Participation and Influence: Finland, Sweden, 2000, op cit. 601 Le Danemark participe ainsi à la GCC tout en bénéficiant d’un opt-out pour les questions de défense. Il semblerait néanmoins que les citoyens danois soient bientôt appelés à se prononcer sur une éventuelle entrée dans la PESD. Voir aussi GORM RYE and PILEGAARD, « The Costs of Non-Europe? Denmark and the Common Security and Defence Policy », op. cit. ; Henrik LARSEN, « Denmark and the ESDP opt-out: a New Way of doing Nothing ? », in Clive ARCHER (Ed.), New Security Issues in Northern Europe – The Nordic and Baltic States and the ESDP, New York, Routledge, 2008, pp. 78-93 . 602 Ces questions ainsi que les aspects proprement théoriques de l’institutionnalisation de la GCC et de la PESC/PESD sont analysés plus en détail dans le chapitre VI : apports de la GCC au processus d’intégration européenne, etc. 136 D’un côté, les Etats membres et les structures subordonnées au Conseil et au SG/HR. Ce point de vue défend l’idée qu’il faut ancrer la gestion civile des crises dans la « Grande politique », domaine par excellence de la PESC/PESD. En plaçant la GCC sous le contrôle du COPS, on favorise les synergies entre les deux volets de la PESD et l’émergence d’une gestion globale des crises servant tout à la fois les intérêts communs des Etats et la sécurité des citoyens. A contrario, la Commission estime que les aspects civils appartiennent naturellement à son champ de compétence. Elle se prévaut d’une longue expérience en la matière et considère que le volet civil de la PESD empiète sur ses prérogatives traditionnelles: aide humanitaire, aide au développement, démocratisation, droits de l’homme. A cette position « défensive », il faut rajouter par ailleurs des ambitions à jouer un rôle à part entière dans l’arène de la PESC, au travers de la sécurité douce mais aussi, par l’exercice du contrôle budgétaire prévu par les Traités. Ce point de vue reçoit le soutien de certains courants au sein du Parlement européen (Groupe des Verts) en lien avec des ONG et des cercles actifs dans la résolution non violente des conflits (cf. infra notre analyse détaillée des acteurs de la GCC). Il défend de fait une vision plutôt supranationale et post-moderne de l’Union (l’Europe comme « projet de paix », dépassant les égoïsmes nationaux et rejetant les méthodes coercitives). Les querelles interinstitutionnelles ont culminé dans la période 2002-2004, c’est-à-dire tout au long des travaux de la Convention européenne puis de la CIG préparant le Traité constitutionnel. En parallèle, l’UE adoptait la Stratégie européenne de sécurité et réfléchissait à la meilleure façon de dépasser les clivages entre les piliers. La période était donc favorable à l’émission de propositions capables d’influencer la PESC/PESD et, plus largement, l’équilibre institutionnel européen. Nous allons voir que ces débats à jeux multiples et intersectoriels603 n’ont cependant pas détourné les Etats de leur objectif en matière de gestion civile des crises : renforcer les capacités civiles, les inclure solidement dans la PESC/PESD et favoriser les synergies civilo-militaires. Acteurs et jeux multiples Nous l’avons vu dans la première partie de cette recherche, la GCC européenne est alimentée en boucle par des inputs externes (évolutions du contexte international, pressions de l’ONU et de l’OTAN) et des dynamiques internes: impulsions données par les Traités et les sommets européens, préférences des différentes présidences, influence « par le bas » des progrès concrets de la PESD sur le plan opérationnel… Sans revenir sur tous ces aspects, il faut étudier ici plus en détail le jeu complexe et évolutif des différents acteurs européens directement concernés par la GCC604. 603 Yves BUCHET de NEUILLY, L’Europe de la politique étrangère, Paris, Economica, 2005. Nous n’ignorons pas que les populations des « pays hôtes » sont aussi concernées en premier chef par la GCC mais leur rôle et leurs besoins mériteraient une recherche à par entière. Il est cependant difficile de comparer des « bénéficiaires » très diversifiés (les ex-combattants d’Aceh n’ont pas les mêmes attentes vis-à-vis de la GCC et de l’UE que les policiers kosovars). Sur le « point de vue du consommateur », cf. Kurt BASSUENER and Enver FERHATOVIC, « The ESDP in Action : The view of the Consumer Side » in Michael MERLINGEN and Rasa OSTRAUSKAITE (Eds.), European Security and Defence Policy: An Implementation Perspective, London, Routledge, 2008, pp. 173-188. 604 137 Il s’agit ainsi de souligner tout d’abord la pluralité et l’hétérogénéité des acteurs, qu’ils soient institutionnels ou non gouvernementaux : Etats membres, organes de la PESC/PESD, Commission européenne, parlementaires, groupes de pression… On rappellera par ailleurs que les Etats eux-mêmes ne peuvent pas être considérés comme des acteurs unitaires du fait de la diversité des services, agences et ministères en charge des aspects civils de la gestion des crises sur le plan national. Tous ces acteurs ont des intérêts propres et des approches particulières au regard de la GCC. Il convient donc de mettre en perspective les divergences qui les séparent mais aussi les alliances et les liens implicites qui les rapprochent selon des configurations à géométrie variable (cf. Fig. 8, page suivante). Il convient cependant de préciser les positionnements des uns et des autres en distinguant successivement les Etats membres, les fonctionnaires de la PESC/PESD et les services de la Commission. Il faut ensuite s’intéresser plus spécialement au lobbying exercé par des groupes de pression issus de la société civile pour infléchir le cours de la GCC et proposer une vision alternative. Cela permet d’aborder par ailleurs la question connexe du contrôle démocratique de la PESD (rôle du Parlement européen mais aussi des Parlements nationaux et de l’Assemblée de l’UEO). Enfin, il s’agit de montrer que la tendance lourde est celle d’une « Pesdisation » des aspects civils de la gestion des crises. Ce phénomène montre que les Etats restent, somme toute, les agents principaux de la GGC. Le concept de gestion civile des crises est dès lors devenu une formule commode pour évoquer les diverses capacités du volet civil de la PESD. Fig. 8 : le jeu des acteurs et leurs interactions Commission européenne Assemblée de l’UEO Parlement européen COSAC Parlements nationaux Gestion civile des crises Etats Conseil de l’UE et organes PESD Etats Etats Société civile et lobbies de la PESD 138 Les Etats membres Un point crucial doit d’abord être souligné: ce sont les Etats qui mettent à la disposition de l’UE les moyens civils d’intervention et ce sont eux qui, in fine, décident de ses grandes orientations. Pour autant, ceux-ci n’ont pas toujours défendu d’un bloc une seule et même vision de la GCC. Nous avons déjà souligné les différences d’approche entre les fervents supporters de l’Europe de la défense et les Etats plus réticents en raison de leur « neutralité » ou de leur tropisme atlantiste. On sait aussi le rôle moteur joué par les Etats nordiques, Finlande605 et Suède en tête, pour greffer à la PESD un volet civil et inclure en son sein des capacités diversifiées, au-delà des seules capacités de police. Concernant les gouvernements nordiques, on constate de plus une « porosité » indéniable avec les milieux actifs dans la promotion de la paix (centres paraétatiques et groupes de pression issus de la société civile, cf. infra). Enfin, on ne saurait sous-estimer les effets des élargissements de 2004 et 2007 avec l’arrivée dans l’Union de pays de la « nouvelle Europe » (accueillis par ailleurs peu de temps avant dans l’OTAN). En ce sens, on comprend que la GCC se conjugue pour une large part au pluriel et qu’aucune taxonomie ne saurait refléter la diversité des points de vue606. Des convergences et des lignes directrices sont néanmoins observables. Sur le plan institutionnel, on remarque tout d’abord la méfiance récurrente des Etats membres par rapport aux velléités affichées par la Commission et le Parlement européen en matière de PESC/PESD. La tendance semble par ailleurs au renforcement de la coordination civilo-militaire malgré de multiples obstacles (cf. Chapitre VII). Les OGC 2008 et 2010 marquent enfin la volonté de compenser le déséquilibre entre les deux volets de la PESD. Plus largement, ce qui a été refusé à la Commission a été accordé pour une large part aux structures dépendant du Conseil et du SG/HR. Les fonctionnaires bruxellois de la PESC/PESD ne sont donc pas des simples courroies de transmission des Etats mais bel et bien des acteurs à part entière de la GCC européenne. Les structures relevant du SG/HR Le SG/HR Javier SOLANA et ses collaborateurs ont joué un rôle déterminant pour formuler des propositions qui ont permis à la PESD de devenir une success story malgré les railleries et les prévisions les plus pessimistes607. Ce succès était d’autant moins acquis que l’UE a traversé de nombreuses épreuves: dissenssions sur l’Irak, « big bang » des élargissements, échec du Traité constitutionnel… L’approche dite de la « légitimité par l’action » a cependant été payante (cf. Chapitre IV). Le développement rapide des missions civiles a servi en effet l’institutionnalisation progressive de la GCC et, par ricochet, de la PESD tout entière (peut-on parler pour autant de spill-over provoqué ?). On le voit avec la création de la CPCC qui remet en lumière la question - toujours en 605 Hanna OJANEN, « Finland and the ESDP: Obliquely Forwards ? », in Clive ARCHER (Ed.), New Security Issues in Northern Europe – The Nordic and Baltic States and the ESDP, New York, Routledge, 2008, pp. 56-77. 606 Un expert rencontré à Bruxelles en juillet 2008 nous a ainsi décrit la GCC comme un domaine où l’UE pratique volontiers le « mélange des genres ». 607 Xymena KUROWSKA, « The Role of ESDP Operations » in Michael MERLINGEN and Rasa OSTRAUSKAITE (Eds.), European Security and Defence Policy: An Implementation Perspective, London, Routledge, 2008, pp. 25-42. 139 suspens - d’un QG européen de niveau stratégique. A leur tour, les progrès de la PESD incitent à dynamiser la PESC et les réflexions sur la place de l’Europe dans le monde (grâce aussi à une référence systématique à la SES). Plus petit dénominateur commun de la PESD, l’ambiguïté constructive de la gestion civile des crises a servi finalement de moteur utile à des processus politiquement conflictuels. Aujourd’hui, elle sert d’ailleurs à rapprocher l’Union de l’OTAN qui souffre cruellement d’un manque de moyens civils d’intervention. On peut enfin penser que la GCC a aidé les Etats-Unis à lever leurs réticences initiales à l’égard de la PESD (cf. Chapitre VIII). Malgré leur dimension modeste, les structures dépendant du SG/HR ont donc mis en oeuvre un jeu subtil qui va au-delà du soutien fourni aux Etats pour la fabrique de compromis. Plus encore, nous verrons plus loin comment ces structures ont gagné en autonomie, ouvrant dès lors une voie nouvelle vers l’intégration européenne au travers d’un transgouvernementalisme inédit. Ce mouvement a cependant tendu les rapports de pouvoirs avec la Commission, chaque acteur ayant tendance à se replier sur ses propres domaines d’intervention pour se différencier et établir des monopoles sectoriels608. Il est ainsi indéniable que la consolidation de la GCC s’est faîte au détriment d’une véritable gestion globale des crises dépassant les clivages interpiliers. La Commission européenne La montée en puissance et l’autonomisation des structures PESC/PESD s’est faite principalement à l’écart de la Commission. Celle-ci reste néanmoins un acteur incontournable de la PESC/PESD, ne serait-ce que grâce à son droit d’initiative inscrit dans les Traités. Là aussi, il faudrait toutefois nuancer et étudier les différences de points de vue entre les Commissaires, les différentes directions générales (…). Simplifions cependant au risque de grossir les traits. La Commission est concernée à plusieurs titres par la dimension civile de la gestion des crises609. Son premier souci semble de défendre son pré carré et ses « niches » de compétence : surveillance d’élections, lutte contre la prolifération des armes de petit calibre... L’indépendance d’ECHO et la résistance à toute militarisation de la sphère humanitaire fournissent aussi un bon exemple (idem pour le domaine de la protection civile). Le second souci de la Commission est en revanche plus offensif car il vise à étendre son influence dans le champ de la sécurité. La Communication sur la prévention des conflits publiée en 2001 était en ce sens très révélatrice610 : « La Commission envisage, dans la limite de ses compétences, de s’engager plus activement dans le domaine de la sécurité. Ceci pourra prendre la forme d’actions visant à l’amélioration des services de police, la promotion de la reconversion civile, le désarmement et la non prolifération (tant pour les armes de destruction massive que pour les armes conventionnelles). La Commission pourrait soutenir des formations sur le respect des droits de l’homme visant l’ensemble du secteur de la sécurité ». 608 BUCHET de NEUILLY, L’Europe de la politique étrangère, op. cit, pp. 242-243. Pour une vue d’ensemble : cf. Catriona GOURLAY, « Community Instruments for Civilian Crisis Management », in NOWAK, 2006, op. cit., pp. 49-68 ; Federico SANTOPINTO, « L’UE et la gestion des crises : le rôle de la Commission européenne », in Barbara DELCOURT, Marta MARTINELLI et Emmanuel KLIMIS, L’Union européenne et la gestion des crises, Bruxelles, ULB, 2008, pp.47-64. 610 Communication de la Commission sur la Prévention des conflits , 11 avril 2001, op. cit. 609 140 On perçoit la volonté très claire de ne pas laisser le champ libre à la PESD et aux acteurs du second pilier611. Depuis lors, la Commission s’est appuyée avec constance sur le Parlement européen et sur des liens étroits avec des groupes de pression favorables à son action. On peut ainsi évoquer un « lobbying inversé » dans le sens où des acteurs non étatiques servent de « proxy » à la Commission dans son rapport de force institutionnel avec le Conseil (cf. infra le soutien apporté au collectif d’ONG de paix EPLO, le financement du projet de recherche interuniversitaire ESDP Democracy…). La Commission a subventionné en outre pendant plusieurs années un Conflict Prevention network612 avant de créer en 2000 une unité spécifique au sein de la DG Relex. La Conflict prevention and crisis management unit (CPCMU) est chargée ainsi des liens avec la PESD mais elle entretient plus largement une « Watchlist » des crises et des conflits ainsi qu’une « check list for root causes of conflict/early warning indicators ». Enfin, la Commission se veut aussi active dans le cadre du Programme de Göteborg pour la prévention des conflits (2001). Ce positionnement est soutenu et relayé par certains auteurs, en lien eux-mêmes avec les groupes de pression précités. On citera par exemple Catriona GOURLAY pour qui les revendications de la Commission en matière de gestion des crises sont irréfutables tout en étant de nature à apporter des inflexions positives : « The involment of the Commission in crisis management (…) offers the best chance of ensuring that these activities are tied to longer-term reconstruction and development activities »613. Réseaux et groupes de pression Cette compréhension large est plus généralement mise en avant par les réseaux qui cherchent à promouvoir une vision alternative de la GCC, dans le prolongement du mouvement pacifiste (défense civile et action non violente) et de la Peace Research. On sait que de nombreux lobbies travaillent à Bruxelles auprès des institutions européennes et que leur action est même officiellement codifiée614. La PESD ne fait évidemment pas exception. Des groupes relaient ainsi efficacement les intérêts atlantistes : centres de réflexion, cabinets de consulting, réseaux militaro-industriels615… Mais la GCC européenne fait aussi l’objet d’un lobbying spécifique et peu connu616. Ses acteurs appartiennent au monde académique et/ou à des centres de réflexion proches de l’Ecole de la résolution des conflits, en lien étroit avec des ONG 611 Les experts du Conseil que nous avons sollicités récusent ainsi la notion même de « niche » appliquée à la Commission. Ils estiment par exemple que les nouveaux développements dans le domaine de la RSS seraient de nature à perpétuer/accentuer les tensions avec les acteurs communautaires. 612 Financé par la Commission de 1997 à 2001, le CPN était un réseau universitaire axé de la résolution des conflits. Confié au SWP (Stiftung Wissenschaft und Politk, Ebenhausen), ce réseau a cessé ses activités lorsque la Commission a créé la CPCMU. 613 GOURLAY, « Preparing for Flexible and Rapid Responses », March 2005, op.cit. 614 Lobbying in the European Union: Current Rules and Practices, European Parliament, Directorate General for Research Working Paper, Strasbourg, April 2003. 615 Ex: SDA. 616 Pour un état des lieux de la question, cf. Damien HELLY, « les ONG, l’UE et la gestion des crises : modalités d’interactions», in Barbara DELCOURT, Marta MARTINELLI et Emmanuel KLIMIS, L’Union européenne et la gestion des crises, Bruxelles, ULB, 2008, pp.135-155. 141 de paix617. Ces réseaux sont regroupés autour de la plate-forme EPLO (European Peacebuidling Liaison Office) 618 installée à Bruxelles619. Leurs actions d’influence visent à développer une GCC prenant mieux en compte les approches transformationnelles et participatives : « conflict sensitive approach », « do not harm approach », « gender mainstreaming », « local ownership »... Pour promouvoir leur agenda, leur objectif premier est néanmoins d’établir un dialogue structuré avec les organes de la PESD et le COPS en particulier620. Comme vu plus haut, ces actions reçoivent par ailleurs des soutiens appuyés de la Commission et du Parlement européen… Au sein de ces réseaux, il faut citer par ailleurs des structures qui tournent autour de « personnalités politico-morales »621. Dans le domaine de la gestion civile des crises, on pourra citer l’ICG622 et l’EPC623 mais surtout CMI (Crisis Management Initiative), une organisation qui sert de support aux actions internationales de Martii AHTISAARI624. L’ancien Président finlandais est en ce sens une figure emblématique. Son action relaie efficacement les vues finlandaises en matière de GCC. On connaît par ailleurs le rôle de CMI dans la résolution du conflit à Aceh et dans le lancement de l’AMM en 2005. Il existe donc de véritables passerelles entre certains membres d’EPLO et leur Etat d’origine. On peut ainsi s’interroger sur l’indépendance de ces organisations sensées représenter les aspirations de la société civile… Enfin, la GCC européenne suscite également l’intérêt de l’autre côté de l’Atlantique. De grandes fondations américaines (Carnegie Corporation, Ford Foundation, Rockfeller family Associates, et Ploughshares Found) apportent ainsi leur soutien à des membres d’EPLO comme le centre ISISEurope625. Ce dernier est lui-même en relation avec le British American Security Information Council 626 et le Berlin Information Centre for Transatlantic Security. Ces liens sont institutionnalisés dans le cadre d’un Network on European and Transatlantic Security (NETS). Il est difficile d’identifier clairement les motivations des acteurs réunis dans des réseaux aux multiples ramifications. Dans quelle mesure sont-ils instrumentalisés par ceux qui les subventionnent ? Visent-ils à défendre une vision élargie de la sécurité ? Cherchent-ils à 617 Cf. Private Diplomacy Network Mapping of Member Organisations : Comparisons and Initial Findings, Crisis Management Initivative, Helsinki, 2006. 618 Sont membres d’EPLO : Berghof Research Center for Constructive Conflict Management; Clingendael Conflict Research Unit; European Network for Civil Peace Services; European Centre for Conflict Prevention; Field Diplomacy Initiative; GRIP ; International Alert ; International Security Information Service–Europe; Nonviolent Peaceforce; Oxfam International; Pax Christi International; Peace Brigades International; Quaker Council for European Affairs; Saferworld ; Search for Common Ground; Swisspeace; World Vision (…). 619 EPLO est associé à un Partenariat pour la Prévention des conflits (www.conflictprevention.net/) dirigé par l’International Crisis Group (ICG) en relation avec International Alert et l’European Policy Centre (EPC). 620 Catriona GOURLAY, Partners Apart : Enhancing Cooperation between Civil Society and EU Civilian Crisis Mamagement in the Framework of ESDP, CMI, EPLO, KATU, Jyväskylä, 2006 621 Jean-Luc MARRET, La fabrication de la paix : nouveaux conflits, nouveaux acteurs, nouvelles méthodes, Paris, Ellipses, 2001. 622 L’ICG est présidé par l’ancien Commissaire aux relations extérieures Lord PATTEN. 623 On y trouve notamment l’ancien Premier ministre suédois Carl BILDT. 624 CMI est un membre actif d’EPLO et mène un projet dénommé « Role of Civil Society in European Civilian Crisis Management ». 625 ISIS-Europe (Bruxelles) est une filiale d’ISIS-UK (centre fondé par le Foreign and Commonwealth Office britannique et basé à Londres et Washington). Outre des fonds communautaires européens, ISIS Europe est financé également par le Ploughshares Fund. 626 Centre basé lui aussi à Londres et Washington. 142 rééquilibrer les deux volets de la PESD pour une meilleure efficacité ? Essaient-ils plutôt d’infléchir la PESD et l’idée d’une défense européenne autonome627 ? Une autre interrogation a trait à leur influence effective sur les Etats membres et sur la trajectoire de la GCC européenne. Au-delà de leurs rôles de vigilance (watchdogs) et de plaidoyer (advocacy), ces réseaux ont-ils réussi à infléchir la GCC développée au sein de la PESD ? Il faut évoquer ici des propositions-phares qui auraient pu changer la face de la GCC si elles avaient été retenues. La première proposition a trait à la création d’un Corps civil de paix européen. Cette proposition a été initiée dès 1994 dans le cadre du Parlement européen628. Elle s’inspirait du modèle des Civil Peace Corps629 mais aussi du concept de casques blancs de l’ONU630 (concept jamais mis en oeuvre malgré deux Résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies)631. Dans le cadre des travaux de la Convention pour l’Europe, l’idée était relancée en 2002: « Le dispositif de réaction rapide de l’UE en matière civile serait progressivement transformé en un Corps civil européen de paix, jouissant d’un financement communautaire et qui serait subordonné à la Commission. Ce Corps renforce et associe pleinement à son action la société civile et notamment les ONG concernées. Il est notamment chargé de missions humanitaires, d’observation, de médiation et de reconstruction »632. Le Corps devait fournir ainsi une « réelle alternative à l’action militaire dans de nombreuses situations et une capacité additionnelle pour réduire le spectre de l’action militaire dans les autres cas ». Finalement, le Praesidium avait retenu une version beaucoup plus limitée (sur le modèle des Volontaires des Nations Unies) qui sera reprise plus tard dans le Traité constitutionnel puis le Traité de Lisbonne: « Afin d’établir un cadre pour des contributions communes de jeunes Européens aux actions humanitaires de l’Union, un Corps volontaire européen d’aide humanitaire est créé. La Loi européenne fixe son statut et son fonctionnement »633. Gardant le cap sur le projet initial, EPLO publiait en tout cas début 2004 une nouvelle Etude de faisabilité pour un Corps civil de paix européen 634 (à la demande de la Direction générale de la recherche du Parlement européen). Cette étude insistait notamment sur la nécessité de recourir à des 627 Il ne s’agit pas de souscrire ici à une quelconque « théorie du complot » (les acteurs sont de toute façon trop divers). Il faut néanmoins constater que ces actions de lobbying ne sont généralement pas de nature à renforcer la PESD dans sa dimension militaire la plus exigeante. 628 A la lumière des conflits balkaniques, le député européen allemand Alexander LANGER (Die Grünen) émettait l’idée de créer un « Corps civil de paix » rassemblant à l’échelon européen des spécialistes de la promotion de la paix et des objecteurs de conscience. L’idée est réapparue ensuite à plusieurs reprises (rapport BOURLANGES/MARTIN en 1995, rapport GAHRTON en 1999). 629 Le premier Corps civil de paix a été créé en 1961 à l’initiative de J.F.K. KENNEDY. L’idée a été reprise depuis dans de nombreux pays, soit sous la forme d’agences gouvernemlentales (US Peace Corps, Ziviler Friedensdienst en Allemagne, Norstaff and Nordem en Norvège), soit sous la forme d’ONG se situant dans la mouvance pacifiste. 630 Charles-Philippe DAVID (Dir.), La consolidation de la paix : l’intervention internationale et le concept de casques blancs, Paris, L’Harmattan, 1997, pp. 16-19 ; La Difesa civile e il progetto caschi bianchi. Peacekeepers civili disarmati, Centro Studi Difesa Civile, Milano, 2000. 631 A/RES/50/19, 28 November 1995 ; AG/RES/1403, 7 June 1996. 632 Document de travail N°8 du Groupe de travail VIII Défense, Convention européenne, 30 octobre 2002. 633 Projet de Traité consitutionnel, op. cit., article III-223, para 4 ; Traité consitutionnel, Article III-321, para 5, Traité modificatif, Chapitre 3, article 188J. 634 Catriona GOURLAY (Dir.), Feasibility Study on the European Civil Peace Corps (ECPC), Berghof Research Center for Constructive Conflict Management (Berlin) in cooperation with International Security Information Service Europe (Brussels), 2004. 143 spécialistes expérimentés dans la prévention et la résolution des conflits, au-delà du seul champ humanitaire. A la même époque, EPLO proposait par ailleurs de créer une Agence européenne pour la construction de la paix, la recherche et les capacités civiles635 placée sous l’autorité du Conseil mais en étroite symbiose avec la Commission. EPLO demandait également à ce que la Cellule de planification civilo-militaire (alors en cours de définition) soit insérée dans le Service européen d’action extérieure (SAE subordonné lui-même au futur Ministre des Affaires étrangères de l’UE). On sait ce qu’il est advenu: la Cellule civilo-militaire a été créée au sein de l’EMUE. Les principales propositions d’EPLO n’ont donc pas été suivies par les Etats membres qui ont poursuivi leurs efforts pour renforcer la GCC dans le cadre de la PESD. Certaines idées ont cependant servi d’inspiration: mise sur pied d’équipes intégrées d’intervention rapide (CRT), création d’un mécanisme pour faciliter le recrutement et la formation des agents de la GCC etc. A chaque fois pourtant, ces moyens ont été placés sous la responsabilité du COPS et non pas sous celle de la Commission. Un dialogue est néanmoins amorcé. Depuis cette époque, les organisations issues de la société civiles participent en effet à des conférences organisées par les présidences de l’UE sur des thématiques qui les intéressent636. Fin 2004, le CivCom a tenu de la même façon pour la première fois une réunion informelle avec les ONG (seuls onze Etats étaient représentés) 637. EPLO pouvait cependant constater l’extrême prudence des gouvernements, peu désireux de s’engager trop loin dans ce type de discussion638. La question du contrôle juridictionnel et parlementaire Les actions de lobbying qui viennent d’être présentées visent aussi à promouvoir une PESD plus transparente et plus citoyenne par le truchement de la GCC. On dénonce en effet souvent le caractère opaque des institutions de Bruxelles et, plus généralement, le déficit démocratique du projet européen (on parle aussi d’un double déficit : vis-à-vis des parlements nationaux et vis-àvis des peuples eux-mêmes). Ce manque de transparence est logiquement la règle pour la PESC et la PESD qui ne sont pas soumises aux normes communautaires classiques (droit européen, droit dérivé, contrôle parlementaire, décisions des CJCE). On comprend dès lors la convergence d’intérêt qui unit les groupes de pression précités, la Commission et les parlementaires européens639 mais aussi, les réseaux fédéralistes640 qui s’intéressent à la GCC: exciper du caractère civil de la GCC est une façon habile de revendiquer 635 Getting Hard about Soft Security: European Structural Reform for Peacebuilding, paper presented at Dublin Conference on the role of civil society in conflict prevention, European Peacebuilding Liaison Office (EPLO), Brussels, March 2004. 636 Ex : conférence organisée par la Présidence luxembourgeoise à Bruxelles en mars 2005. 637 Finlande, Danemark, Suède, Lituanie, Pays-Bas, Luxembourg, Royaume-Uni, Autriche, Grèce, République tchèque, Italie. On notera l’absence de la France, de l’Allemagne et de la Belgique. 638 Notes of Meeting with CIVCOM, European Peacebuilding Liaison Office (EPLO), Brussels, 25 November 2004. 639 Notamment le Goupe des Verts. 640 Certaine trajectoires individuelles sont en ce sens intéressantes. L’équipe de projet de l’OGC 2008 a ainsi été confiée en 2004 à un allemand qui a oeuvré aupraravant dans l’ONG Service civil internationa. Par ailleurs l’ancienne Présidente des Jeunes européens fédéralistes (JEF) travaille aujourd’hui dans la DG IX du Conseil. 144 une plus grande ouverture de la PESD (et d’empiéter sur la souveraineté des Etats)641. En outre, et contrairement au volet militaire, la gestion civile des crises est financée en grande partie sur le budget communautaire (cf. Chapitre XI). La Commission et le Parlement peuvent ainsi invoquer à bon droit leurs prérogatives en matière de contrôle budgétaire642. Une grande majorité des citoyens de l’Union est en tout cas favorable à la PESD643 alors qu’ils manquent paradoxalement d’information sur le sujet. Au même moment, les gouvernements européens ont beaucoup de difficultés à convaincre leurs populations de l’intérêt de maintenir un effort de défense conséquent. Or, toute politique étrangère et de défense doit être expliquée aux médias et aux opinions publiques. C’est un impératif pour pouvoir justifier des interventions lointaines et coûteuses, y compris sur le plan humain (il faut ainsi faire accepter l’idée d’éventuelles pertes en vies humaines, voire des « dommages collatéraux »). Du fait de sa dualité civilo-militaire et de sa bonne image, la PESD pourrait dès lors jouer un rôle efficace pour sensibiliser et mobiliser les citoyens sur les enjeux militaires et sécuritaires (projet fédérateur, perspective de faire des économies d’échelle). Pour cela, mener des campagnes publiques d’information ne suffira pas. Les Etats devront aussi accepter un contrôle parlementaire accru sur les questions de sécurité et de défense à l’échelle européenne. Plusieurs voies sont de fait possibles. L’existence d’assemblées de type parlementaire est ainsi une caractéristique des organisations européennes traitant de sécurité : Union européenne, UEO, OTAN (et même OSCE). Si les trois dernières organisations précitées disposent d’assemblées interparlementaires à caractère consultatif, l’UE est la seule entité qui comporte un parlement élu au suffrage universel. Sa Commission AFET644 et sa sous-commission SEDE645 ont notamment participé utilement au Groupe de travail VIII (Défense) de la Convention européenne. Pour autant, la méfiance des Etats face aux tentatives de juridicisation de la PESD est un frein durable pour un rôle accru du Parlement européen en la matière. La nomination de Matthias MATTHIESSEN en janvier 2006 comme Représentant personnel du HR auprès du Parlement de Strasbourg pour les questions de PESC ne doit pas masquer cette réalité. Une solution crédible pourrait donc être de revitaliser l’Assemblée interparlementaire de l’UEO pour en faire une véritable enceinte spécialisée dans le suivi de la PESD646. Celle-ci a d’ailleurs choisi en juin 2008 de s’intituler désormais très officiellement Assemblée européenne de sécurité et de défense647. Son implication formelle dans la PESD présenterait plusieurs avantages. 641 Cf. le projet de recherche inter-universitaire ESDP democracy project financé avec l’aide de la Commission de 2000 à 2004: www.esdpdemocracy.net/. Voir aussi Building an Integrated and Accountable European Security and Defense Policy, Conference Report, ISIS Europe, Brussels, June 2003 et le volume International Peacekeeping d’autome 2004 (Vol. 11, n°3) 642 Voir aussi Gerrard QUILLE, « La place du Parlement européen dans le processus de gestion de crises », in Barbara DELCOURT, Marta MARTINELLI et Emmanuel KLIMIS, L’Union européenne et la gestion des crises, Bruxelles, ULB, 2008, pp. 65-77. L’auteur a dirigé l’ONG ISIS Europe qui a un développé un partenariat étroit avec le Parlement européen pour mener des études dans le domaine de la prévention des conflits et de la gestion des crises. Ce partenariat relève du lobbying inversé mis en oeuvre dans le cadre des luttes interinsitutionnelles. 643 Cet intérêt est établi par tous les Eurobaromètres successifs. 644 Titre exact: « Commission des affaires étrangères, des droits de l’homme, de la sécurité commune et de la politique de défense ». 645 Sécurité et Défense. 646 Jean-Pierre MASSERET, « Europe de la défense : quo vadis ? », Défense Nationale, n° 02, 2008, pp. 19-26. 647 Assemblée européenne de sécurité et de défense (ex Assemblée de l’UEO), 54ème session, Paris, juin 2008. Lors de cette session, les parlementaires ont adopté également une nouvelle Charte et un nouveau règlement. 145 Le premier est le choix de l’interparlementarisme qui garantit l’implication des Parlements nationaux648. Le Traité de Lisbonne prévoit d’ailleurs le renforcement de leur rôle dans les décisions prises au niveau européen. Surtout, ce sont les parlementaires nationaux qui votent dans chaque pays les budgets des armées. Malgré une grande variété de cas, ils sont aussi souvent impliqués dans la prise de décision qui précède une intervention extérieure649. Le second est la spécialisation des élus. En effet, les questions de sécurité doivent être traitées par des personnes rassemblant toutes les compétences, y compris l’habilitation à manier des informations sensibles. La qualité des rapports de l’Assemblée de l’UEO (notamment sur les aspects non militaires de la gestion des crises) est en ce sens remarquable650 et il serait dommage de se priver d’une telle expérience. Enfin, l’UEO reste la mieux placée pour entretenir le flambeau d’une défense européenne autonome. L’UEO n’est pas seulement la gardienne du célèbre « article 5 » du Traité de Bruxelles modifié. Elle est aussi, à bien des égards, à l’origine de la PESD et notamment de sa dimension civile (cf. Chapitre I). Son Secrétaire général est d’ailleurs aussi le SG/HR de l’UE. L’Union européenne serait dès lors bien inspirée de transférer l’Assemblée de l’UEO dans l’UE (de la même façon qu’elle avait transféré en 2000-2001 le Centre satellitaire de Torrejon et l’Institut d’Etudes de sécurité qui continue à publier les Cahiers de Chaillot…). La « pesdisation » de la gestion civile des crises Que dire pour clore ce sous-chapitre consacré aux jeux multiples des acteurs de la GCC européenne ? La première remarque tient à la centralité des Etats membres. Ceux-ci demeurent les agents principaux du processus d’institutionnalisation de la PESD. On note par ailleurs le renforcement constant des prérogatives et des champs de compétence des structures de la PESC/PESD au détriment de la Commission européenne. Ce phénomène induit aussi une certaine autonomisation des organes placés sous la responsabilité du COPS et du SG/HR. On peut par conséquent évoquer un double mouvement de « pesdisation » et de « bruxellisation » de la gestion civile des crises. On notera de la même façon le contrôle grandissant du Conseil sur tout ce qui touche à la formation du personnel civil et militaire de la PESD (ex : la création du Collège européen de sécurité et de défense). Ces tendances de fond semblent traduire la volonté des gouvernements européens de renforcer le rôle de l’Union européenne sur la scène internationale en favorisant une nouvelle voie d’intégration qui ne repose pas sur l’affaiblissement des Etats-Nations. Mais ces évolutions sont aussi guidées par un souci d’efficacité opérationnelle. Il faut dès lors s’intéresser maintenant plus en détail aux contours et au contenu du volet civil de la PESD. 648 Il faut noter à ce sujet l’existence de la COSAC : Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires et européennes des parlements de l’UE. 649 Hans BORN, Alex DOWLING, Teodora FUIOR and Suzana GAVRILESCU, Parliamentary Oversight of Civilian and Military ESDP Missions : The European and National Levels, Study, Policy Department External policies, Brussels, European Parliament, October 2007 (en coopération avec le DCAF/Genève). 650 Les Forces de police de l’UEO (1998), op. cit. ; Missions de police internationales dans l’Europe du Sud-Est (2000), op. cit. ; Le développement de la PESD et l’Objectif global 2010 (2005),op. cit ; Les aspects civils de la PESD (2006), op. cit. ; Le rôle de la Force de gendarmerie européenne, Assemblée de l’UEO, Doc. A/1928, 21 juin 2006. 146 Contours et contenu Comment distinguer la gestion civile des crises parmi les nombreux autres moyens d’intervention dans une crise ou un conflit ? Est-il possible de délimiter a priori son périmètre d’action et des critères pour son activation ? Renata DWAN avait déjà souligné ce problème crucial : « Identifying where on the spectrum civilian crisis management is located is a precondition to elaborating the tools and actors required 651 ». L’auteur concluait cependant qu’une stricte répartition des tâches reste illusoire du fait de la diversité des acteurs et des activités652. Pour tenter de circonscrire la GCC, plusieurs aspects doivent donc être pris en compte. Le premier est celui de l’éventail des missions : quels sont les « domaines » couverts et que signifie l’élargissement fonctionnel de la GCC ? Le second aspect a trait à sa place dans le cycle du conflit : est-il possible de démarquer temporellement son champ d’action ? Il faut ensuite aborder la thématique de l’intrusion et de la coercition au travers des deux types de mandats envisagés : les mandats de substitution et les mandats de conseil. Enfin, le quatrième aspect à étudier est celui des « bénéficiaires » : quel est le « public cible » de la GCC ? Est-elle trop ciblée sur les élites et les structures étatiques des « pays hôtes » ? Elargissement fonctionnel et spécialisation sur les tâches de « stabilisation » Les domaines couverts actuellement par le volet civil de la PESD peuvent être schématisés comme suit (Fig. 9, cf. page suivante) : 651 652 DWAN, 2001, op. cit, p. 8. Ibid., p. 9. 147 Fig. 9 : les domaines d’action de la GCC Police Missions intégrées : Police + renforcement de l’Etat de droit Soutien aux Représentants Spéciaux de l’UE (RSUE) Renforcement de l’Etat de droit Gestion civile des crises de l’UE Observation Surveillance + Contrôle des frontières Administration civile Protection civile dans le cadre de la PESD Réforme du secteur de la sécurité* + DDR * La Réforme du secteur de la sécurité concerne de fait les deux volets de la PESD. Elle n’est en outre pas considérée comme un « domaine » stricto sensu de la GCC. Sur le caractère « englobant » de la RSS, cf. Chapitre IV. Nous avons déjà montré comment la GCC européenne n’a eu de cesse d’évoluer en fonction du contexte international et des dynamiques internes à l’Union. Il faut rappeler notamment le glissement général opéré entre l’agenda du Peacebuilding (des années 1990) et l’agenda de la stabilisation (de l’après 11 septembre). Ce glissement s’est accompagné d’une extension du périmètre de la GCC. Aux quatre domaines prioritaires de Feira se sont ainsi rajoutés d’autres secteurs d’activité (monitoring et capacités de soutien aux RSUE puis RSS, DDR…) tandis que de nouvelles missions intégrées visaient à dépasser l’approche unisectorielle initiale (cf. partie I). Le registre d’intervention de la GCC couvre donc un champ plus large que les 4+2 domaines prioritaires définis officiellement. En outre, il n’est pas exclu que les Etats membres élargissent encore à l’avenir la gamme des moyens disponibles. On pense par exemple à la création de capacités de soutien aux médias indépendants (à l’instar de l’OSCE qui a acquis une expertise en la matière). La tendance est en tout cas à l’acquisition de nouvelles compétences qui permettent de disposer de moyens toujours plus fins et plus spécialisés. Cette expansion fonctionnelle est en phase avec l’élargissement des Tâches de Petersberg aux opérations de désarmement conjointes et aux missions d’assistance aux pays tiers. Plus qu’une dilution de la GCC, ce mouvement s’accompagne aussi d’un certain recentrage sur les tâches dites de « stabilisation ». Ce terme n’est 148 toutefois pas neutre et nous reviendrons plus loin sur le lien qui peut être fait avec la « stabilisation & reconstruction » à l’américaine653. Un bornage clair de la GCC sur le plan fonctionnel est en tout cas illusoire. Il faudra donc accepter des redondances avec d’autres activités assurées dans le cadre communautaire ou dans le champ de la JAI : coopération policière, soutien à l’Etat de droit, protection civile, questions douanières (…). Tous ces domaines sont aussi couverts à juste titre par les acteurs européens. Un critère de différenciation supplémentaire serait-il dès lors le facteur temporel ? Place dans le cycle du conflit Nous avons vu plus haut que l’une des difficultés conceptuelles de la GCC est de définir sa place dans le cycle du conflit (prévention, gestion, stabilisation, consolidation). Il faut rappeler ici que le facteur temps occupe plus fondamentalement les chercheurs des Etudes pour la résolution des conflits : quand un conflit est-il suffisamment « mûr » pour envisager une intervention par une tierce partie avec quelque chance de succès 654 ? L’intervention optimale sera évidemment celle qui prendra en compte le contexte et la nature mais aussi, le « stade » du conflit. Cela renvoie également à la thématique du « sequencing ». Selon Ronald FISHER et Loraleigh KEASHLY655, une règle générale s’applique: les méthodes « douces »656 sont les plus appropriées lorsque les éléments subjectifs du différend dominent (manque de communication et de confiance). A contrario, les formes les plus « musclées » d’intervention doivent être utilisées lorsque les intérêts des parties sont en jeu. Dès lors, plus le conflit est intense, plus la tierce partie devra user de la contrainte. Cela légitime l’emploi des moyens militaires dans les phases les plus aigues de la crise mais aussi, le recours privilégié aux moyens civils en amont (prévention) et en aval (consolidation de la paix). Une intervention internationale doit donc être graduée, chaque phase supposant l’emploi de moyens spécifiques. C’est dans cet esprit que l’UE avait fixé à Feira deux cadres d’emploi privilégiés pour les capacités civiles de gestion des crises : « Agir pour prévenir l’éruption ou l’escalade des conflits » et « Consolider la paix et la stabilité interne en période de transition »657. Les premières capacités de la GCC furent donc d’abord conçues pour réagir rapidement lors de deux phases cruciales : 1/ la phase de tension qui précède l’éclatement généralisé de la violence (intervention préventive) ; 653 Paradoxalement, les Etats européens les moins « militaristes » semblent préférer le mot « stabilisation » à celui de « sécurité ». Or, l’expression « stabilisation & reconstruction » est directement importée des concepts en vogue au sein de l’armée américaine, en lien avec les tâches militaires de contre-insurrection: cf. Hans BINNENDIJK and Stuart JOHNSON, Transforming for Stabilization and Reconstruction Operations, Washington D.C., National Defense University Press, 2004 ; Steven METZ and Raymond MILLEN, « Intervention, Stabilization, and Transformation Operations: The Role of Landpower in the New Strategic Environment », Parameters - US Army War College Quarterly, Sprong 2005, pp. 41-52. Sur ce sujet, cf. Partie III. 654 Cf. William ZARTMAN, and Lewis RASMUSSEN, Peacemaking in International Conflict : Methods and Techniques, Washington DC, USIP, 1997. 655 Ronald FISHER and Loraleigh KEASHLY, « The Potential Complementarity of Mediation and Consultation Within a Contingency Model of Third Party Intervention », Journal of Peace Research, Vol. 28, 1, 1991, pp. 29-42. 656 Soft intervention. 657 Conseil européen de Feira, juin 2000. 149 2/ la période qui suit immédiatement la fin des hostilités ouvertes (en général après une intervention militaire de façon à combler le vacuum sécuritaire, en exerçant au besoin des tâches exécutives). L’idée est alors de « gagner du temps » tout en « créant les conditions » pour permettre le déploiement d’autres acteurs. Cette délimitation permettait théoriquement de différencier la GCC des actions entreprises dans le cadre de la prévention structurelle et de la reconstruction post-conflit, domaines d’action privilégiés de la Commission : « La Commission concentrera son assistance, dans les situations de post-conflit, sur la consolidation de la paix et la prévention des conflits futurs, en particulier à travers des programmes de réhabilitation, des mesures de réhabilitation liées aux enfants, des programmes DDR de même que des actions de soutien aux processus de réconciliation658 ». La limitation temporelle de la GCC a été néanmoins souvent dénoncée par le passé: les Etats membres auraient cantonné la GCC à des actions réactives, axées sur le court terme. Conçue essentiellement pour assurer le relais des forces armées (et faciliter leur désengagement), la GCC se serait avérée trop déconnectée des activités conduites en amont et en aval par les agents humanitaires et des acteurs du développement. Pourtant, dans les faits, les premières missions civiles PESD n’ont pas été restreintes à des interventions d’urgence sur le modèle du pompier qui éteint l’incendie. Bien au contraire, les missions se sont plutôt installées dans la durée, les phases de post-conflit ayant tendance à s’étirer dans le temps (ex. Bosnie). La confusion des rôles s’en trouvait paradoxalement renforcée. Inversement, l’UE a déployé des missions sur un mode préventif (ex. en Moldavie) sans qu’il y ait pour autant danger immédiat d’explosion d’une crise majeure. Pour Agnieska NOWAK, l’UE a su tirer en tout cas les leçons des premières missions: la GCC serait désormais considérée comme un « continuum de tâches interdépendantes » tout en gardant la particularité de pouvoir répondre dans l’urgence à une crise majeure659 (les procédures réglementaires de la Commission n’étant comparativement pas adaptées pour des actions rapides). La problématique de l’intrusion Si le facteur temporel n’est pas un critère suffisant pour identifier la GCC, sa caractéristique serait-elle la capacité à exercer des tâches exécutives ? On sait que l’UE a envisagé dès le début deux types de mandat : soutien / habilitation660/ renforcement des capacités et substitution en cas de défaillance partielle ou totale des autorités locales. Cela permet théoriquement une gradation de la coercition, avec des répercussions aussi sur le volume des missions et la quantité du personnel requis (Fig. 10). 658 Resolution on the Commission Communication on conflict prevention, A5-0394/2001, European Parliament, 13 December 2001. 659 NOWAK, 2006, op. cit. pp. 27 et 36. 660 « Empowering ». 150 Fig. 10 : les degrés de coercition et d’intrusion dans la société-hôte Degrés de coercition et d’intrusion dans la société hôte Mission « habilitante » Mission de substitution Mission de soutien On soulignera à cet égard un nouveau paradoxe de la GCC : les missions civiles PESD sont de fait bien plus intrusives pour le pays hôte qu’une intervention militaire dans le sens où elles touchent aux structures administratives et étatiques et donc, à la répartition du pouvoir etc. Un risque de la GCC serait ainsi d’être trop efficace et trop intrusive: « Civilian Crisis Management, to a much greater extent than military crisis management targets the institutions ans structures of a state and society. To that extent, it is potentially far more invasive than a military presence and/or intervention 661». Un grand défi pour les agents de la GCC consiste donc à se faire respecter/accepter par les acteurs locaux. Cela suppose de rechercher la participation et l’appropriation des processus pour éviter les accusations de néocolonialisme et les risques d’assistanat. Cela soulève enfin un autre paradoxe (et non des moindres) de la GCC: « Civilian crisis management should always be, therefore limited in concept and oriented towards its own dissolution » 662. On remarque en tout cas que l’installation dans la durée des missions civiles PESD est allée de pair avec une préférence pour les mandats de conseil et de renforcement des capacités. Les missions de substitution (sur le modèle de la MINUK I) devraient ainsi rester l’exception. D’ailleurs, à ce jour, seule la mission EULEX Kosovo jouit formellement de pouvoirs exécutifs. L’UE privilégie à chaque fois l’assentiment des Etats hôtes et le déploiement de missions réduites en personnel, à la fois moins coûteuses et plus discrètes (notion de « light footprint »). Un des objectifs poursuivis est notamment de créer les conditions pour un engagement ultérieur d’autres acteurs, la Commission en particulier. Le critère d’intrusion et l’usage d’un certain degré de la coercition sont donc des signes distinctifs de la GCC. On ne peut toutefois pas juger ce critère exclusif dans le sens où toute relation d’assistance est intrinsèquement déséquilibrée et inégalitaire (réalité qui s’applique aussi à l’aide technique ou humanitaire apportée par exemple par la Commission). Le scénario d’une prise en charge totale ou partielle des tâches de gouvernement dans un pays en situation d’anarchie reste cependant l’une des grandes spécificités du volet civil de la PESD. La capacité à remplir ce type de mission suppose en effet l’emploi de moyens et de procédés spécialisés. 661 662 DWAN, op. cit p. 10. Ibid. 151 Quels « bénéficiaires » ? Un dernier aspect doit être également abordé pour mieux cerner la GCC. Il s’agit d’identifier ses « bénéficiaires », ou, pour le dire autrement, son « public cible ». Les capacités du volet civil de la PESD visent-elles à renforcer les « Etats hôtes » ou plus largement les « sociétés hôtes » ? Le modèle de la pyramide du Peacebuilding de John Paul LEDERACH663 a montré que la paix ne peut être durablement construite que si l’on intervient à tous les étages d’un pays en situation de conflit ou de violence : au niveau des élites, au niveau des corps intermédiaires et au niveau de la société tout entière. Une intervention extérieure visant à mettre fin à une situation de violence doit pouvoir jouer sur la pluralité des acteurs et des approches. La diplomatie multiniveaux vise précisément à résoudre les différends par la complémentarité des actions. On distingue de fait trois voies664. La Voie I se focalise ainsi sur les responsables politiques et militaires locaux pour les contraindre au compromis. Orientées sur le résultat, les actions entreprises empruntent les canaux officiels et usent au besoin de la contrainte: sanctions, arbitrage, médiation appuyée par la force ou par la menace (des méthodes non coercitives peuvent cependant être aussi employées: facilitation, bons offices). La Voie II suppose pour sa part l’engagement de personnes privées (universitaires, ONG de paix). Les actions sont alors orientées sur le processus par des mesures non officielles et non coercitives: organisation d’ateliers de résolution des problèmes… Enfin, la Voie III implique une grande variété d’acteurs: ONG locales, agences internationales de développement, organisations humanitaires, groupes de défense des droits de l’homme. Il s’agit alors de conduire des actions orientées sur le processus mais aussi, plus généralement, sur le changement de structure : renforcement de la société civile, travail de mémoire et de réconciliation, actions de développement, promotion des droits de l’homme. C’est ainsi que l’on peut espérer parvenir à la transformation du conflit, au-delà de la simple gestion de crise. Au niveau de l’UE, on comprend que les actions de la Commission pour la prévention et la résolution des conflits s’inscrivent clairement dans la Voie III, au travers de grands programmes structurels mais aussi grâce à de subventions plus ciblées (via ECHO, etc.). De la même façon, la Commission s’est dotée d’instruments financiers spécifiques pour soutenir des actions qui relèvent de la Voie II et de la Voie I (négociations en vue d’un accord de paix, missions de facilitation). A l’inverse, on peut en revanche placer clairement les moyens de la PESC/PESD (RSUE, capacités civiles et militaires de la PESD) dans le champ de la Voie I, notamment lorsque l’action doit s’appuyer sur la force ou la menace. Dans le même ordre d’idées, on constatera aussi que les domaines de la GCC sont essentiellement ciblés sur les élites et, en tout cas, sur le renforcement des capacités étatiques ou administratives du pays hôte. L’effort est par ailleurs porté plus spécialement sur la réforme et/ou le renforcement des appareils sécuritaires et/ou judiciaires. La restauration de l’Etat (State-building) est donc une autre grande caractéristique de la GCC 663 John Paul LEDERACH, Building Peace - Sustainable Reconciliation in Divided Societies, Washington DC, USIP, 1997. 664 D’après Cordula REIMANN, op. cit. p.6 152 européenne. On notera cependant que si le State-building est déjà une tâche immense, l’UE devra se garder des mirages du Nation-building. La GCC européenne gagnera en tout cas à rester modeste en se fixant des objectifs raisonnables (cf. Chapitre VI). Conclusion On constate pour finir que le champ du volet civil de la PESD s’accorde mal des délimitations franches. Il est possible néanmoins d’identifier certaines de ses spécificités dans le spectre des moyens engagés par l’UE dans une crise ou un conflit. La GCC européenne peut intervenir théoriquement sur toutes les phases du conflit même si les situations d’escalade et d’immédiat après-crise restent des cadres d’emploi privilégiés (notamment sur un mode de réaction rapide) pour juguler la violence ou combler le fossé sécuritaire. Son caractère intrusif et un usage savamment gradué de la contrainte sont par ailleurs d’autres caractéristiques tout comme son ciblage sur le renforcement des capacités étatiques et/ou sécuritaires. Ce chapitre a montré plus largement que si la notion de GCC défie les interprétations simplistes, l’UE et les Etats membres ont réussi à l’imposer pour promouvoir les capacités civiles dans le cadre de la PESD. L’ambivalence du concept n’a donc pas eu que des inconvénients. C’est en ce sens que l’on a déjà parlé « d’ambiguïté constructive »… L’élasticité du concept s’est avérée tout d’abord commode pour favoriser un consensus autour de l’Europe de la gestion des crises. La dualité civilo-militaire apparaît en effet comme une garantie que la PESD ne cèdera pas à une certaine forme de « tentation militariste ». Le concept de gestion civile des crises sonne par ailleurs de manière positive et séduisante, a fortiori lorsqu’il est « enrobé » dans le discours suave de la « gentille Europe » disposée à se mettre au service d’un monde plus égalitaire et plus fraternel. La confusion ordinaire avec l’aide humanitaire ou l’aide technique aide ainsi à justifier les interventions civiles PESD, tant vis-à-vis des opinions publiques européennes qu’au sein des pays d’intervention. Le flou sémantique et l’euphémisation des formules665 deviennent dès lors des outils efficaces de communication. Comment critiquer par exemple le déploiement d’une « force civile » pour accompagner l’indépendance de la jeune nation kosovar sur le chemin de la paix et de la propérité européenne ? Comment ne pas saluer l’envoi « d’observateurs » pour superviser un accord de cessez-le-feu ? Dans le chapitre suivant, nous verrons que le danger serait pourtant que les Européens se laissent bercer par leur propre discours… On retiendra à ce stade qu’il faut toujours se méfier des apparences. Un concept « mou » et polymorphe peut s’avérer rugueux et robuste dans sa substance. L’arrimage à la PESD, le rôle central des Etats et des structures dépendant du SG/HR ainsi que le ciblage croissant sur les tâches de stabilisation rattachent au final clairement la gestion civile des crises à la sphère politico-stratégique. Mais, si l’UE a investi avec succès le concept, il faut étudier maintenant les motivations et le projet politique qui sous-tendent ce choix. 665 Ex : l’expression projection de la sécurité est une formulation commode pour ne pas évoquer trop ouvertement la notion d’intervention. 153 Chapitre VI : le volet civil de la PESD - un vecteur de l’Irreal Politik ou un outil de puissance ? Résumé Ce chapitre confronte le volet civil de la PESD aux théories de la sécurité, aux théories des relations internationales et aux théories de l’intégration. Il replace en outre la GCC dans le prolongement des débats sur la nature de la puissance européenne et des grandes interrogations sur le projet de la PESC/PESD. Il s’agit enfin de mesurer l’apport spécifique de la GCC à la construction européenne dans sa double dimension extérieure (l’UE comme acteur global) et interne (l’UE comme processus d’intégration et d’européanisation). Surtout, ce chapitre rappelle que la gestion civile des crises n’est qu’un outil au service de la PESC et d’une certaine vision de l’UE dans le monde globalisé. Introduction L’extension rapide de la PESD défie les prévisions des spécialistes des relations internationales et des processus d’intégration. Pourquoi et comment les Etats européens se sont-ils lancé dans une telle entreprise ? Quelle est la réalité des succès revendiqués ? Surtout, quelles sont les finalités ultimes ? Dans les études européennes stricto sensu, la PESC et la PESD sont par ailleurs abordées au travers de deux littératures qui peinent à se rencontrer : l’Actorness666 d’une part et l’européanisation d’autre part. Le rôle et la spécificité de l’UE comme acteur/présence international(e) suscitent en effet de multiples interrogations comme en témoignent les nombreux débats sur la SES depuis 2003667. En parallèle, la PESC/PESD influence sous des formes inusitées les processus internes d’intégration. Ces questions n’ont cependant jamais été étudiées sous l’angle du volet civil de la PESD. Dans le prolongement des dilemmes soulevés dans le chapitre précédent, il s’agit de donner des clés d’interprétation plus larges. Comment le développement de capacités civiles d’intervention s’inscrit-il dans les efforts de l’UE pour être reconnue comme un acteur de sécurité crédible ? Quel est son impact sur le grand dessein de la construction européenne ? 666 Charlotte BRETHERTON and John VOGLER, The European Union as an International Actor, London, Routledge, 1999. 667 Voir notamment André DUMOULIN, « La sémantique de la Stratégie européenne de sécurité - Lignes de forces et lectures idéologiques d’un préconcept », Annuaire Français des Relations Internationales, Vol. 6, Paris, 2005, pp. 632646. 154 De façon systématique, la GCC est passée au crible de différents cadres d’analyse : - Théories de la sécurité et principaux paradigmes des relations internationales ; Débats sur la PESC/PESD (motivation, futurs possibles) ; Débats sur le processus d’intégration et d’européanisation ; Transformation de la puissance et nature de la puissance européenne ; Ce chapitre insiste sur l’idée que la gestion civile des crises n’est qu’un outil au service d’une politique et d’une certaine vision de l’Europe. En distinguant trois grandes voies possibles pour le futur de l’Union, il s’agit dès lors d’esquisser les implications possibles pour la PESC et pour la PESD dans ses deux dimensions civile et militaire. GCC, théories de la sécurité et grands paradigmes des relations internationales A l’instar de l’UE, la PESD et la gestion civile des crises défient les cadres d’analyse traditionnels. Il faut dès lors multiplier les grilles de lecture en confrontant tout d’abord la GCC aux théories de la sécurité puis aux principaux paradigmes des relations internationales668. L’UE : un terreau fertile pour de nouvelles conceptualisations de la sécurité Sous l’effet de la mondialisation, l’ordre westphalien basé sur la souveraineté des Etats-nations est remis en question de multiples façons669. Ce mouvement de fond, accentué depuis la rupture stratégique de 1989, explique le renouveau des études de sécurité au-delà des études stratégiques traditionnelles670. Les reconceptualisations intellectuelles de la sécurité donnent lieu à de vives controverses entre différentes écoles académiques671 : (néo)réalistes672 et (néo)libéraux673, constructivistes674, théoriciens critiques675. Les débats portent sur l’agenda de la sécurité dans un contexte international lui-même en perpétuelle mutation. Qu’est-ce que la sécurité ? Quel est son « référent » : l’Etat, le groupe, l’individu ? Quels sont les nouveaux acteurs et les nouvelles menaces ? Comment traiter les sources d’insécurité ? 668 Voir aussi plus généralement Franck PETITEVILLE, « Le rôle international de l’UE et la théorie des relations internationales », in René SCHWOK et Frédéric MERAND (Dir.), L’Union européenne et la sécurité internationale : théories et pratiques, Bruxelles, Bruylant, 2009, pp. 57-70. 669 SENARCLENS, La mondialisation, op. cit. 670 Stephen WALT, « The Renaissance of Security Studies », International Studies Quarterly, 35, n° 2, June 1991, pp. 211-39. 671 Cf. Charles-Philippe DAVID et Jean-Jacques ROCHE, Théories de la sécurité – Définitions, approches et concepts de la sécurité internationale, Paris, Montchrestien, 2002 et Christopher HUGUES, Security Studies – A Reader, London, Routledge, 2006. 672 Jean-Jacques ROCHE, « Quelles politiques de sécurité pour l’après-guerre froide ? Une approche réaliste de la sécurité à l’aube du XXI° siècle », Cahiers Raoul Dandurand, n°5, Montréal, avril 2001. 673 David BALDWIN (Ed.) Neorealism and Neoliberalism : The Contemporary Debate, New York, Columbia University Press, 1993. 674 Cf. les travaux de l’Ecole de Copenhague, ex : Barry BUZAN, Ole WAEVER and Jaap de WILDE, Security: A New Framework for Analysis, Boulder, Lynne Rienner, 1998. 675 Keith KRAUSE and Michael C. WILLIAMS (Eds), Critical Security Studies. Concepts and Cases, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1997. Voir aussi Keith KRAUSE, « Approche critique et constructiviste des Etudes de sécurité », Annuaire Français des Relations Internationales, Vol. 4, Paris, 2003, pp. 600-612. 155 La notion de sécurité s’est élargie à des thématiques nouvelles pour dépasser la vision classique de la défense territoriale des Etats : questions environnementales, migrations, lutte contre la prolifération des armes de petit calibre, déminage humanitaire... En parallèle, il a fallu mieux prendre en compte le rôle des organisations internationales ainsi que les dimensions sociétales676 et individuelles : rôle des femmes dans les conflits, enfants-soldats… Ces nouveaux horizons ont favorisé à leur tour l’émergence de notions nouvelles qui connaissent des succès variés : sécurité énergétique, sécurité alimentaire, sécurité globale, sécurité durable, sécurité humaine, sécurité démocratique… Ce foisonnement conceptuel favorise les réflexions pour la mise en œuvre d’approches novatrices, basées sur une meilleure coopération régionale et internationale. C’est ainsi que l’Union européenne a suscité de nombreux espoirs pour promouvoir l’émergence d’une « gouvernance sécuritaire » qui puisse servir d’exemple à l’échelle mondiale. L’UE se pose en effet volontiers en laboratoire et en modèle pour imaginer de nouvelles façons de gérer en commun les questions de sécurité. En parallèle, elle intervient de plus en plus comme acteur unifié dans les différentes arènes qui favorisent l’émergence de régimes de sécurité : Commission des Nations Unies pour la consolidation de la paix, Agence Internationale pour l’énergie atomique, Conférences pour le désarmement… En 1975 déjà, le Rapport TINDESMANS677 montrait que les Européens s’engageaient vers une conception élargie du concept de sécurité. Cette vision est revendiquée avec force dans la SES de 2003. Le Leitmotiv est par conséquent de développer la complémentarité des approches, les menaces et les réponses à apporter n’étant plus considérées comme purement civiles ou militaires678. Pour cela, l’UE présente indéniablement de nombreux atouts de par son histoire et de par sa singularité. Le projet européen est fondamentalement un projet de sortie de conflit fondé sur le droit et le refus de la force. Le processus d’intégration européenne ne laisse effectivement pas de surprendre : comment des Etats antagonistes ont-ils pu construire un tel édifice de paix et de prospérité ? Mais l’UE n’est pas qu’une communauté de sécurité679 ou un complexe régional de sécurité680 à vocation interne. Elle agit également de longue date dans le domaine de l’aide humanitaire et de l’aide au développement, participant ainsi à une meilleure fluidification des relations internationales. L’émergence de la PESC/PESD à la fin des années 1990 s’inscrit dans le prolongement de cette tradition, ce qui explique les interrogations sur les orientations de cette nouvelle dimension sécuritaire et sur les particularités du modus operandi européen en matière de gestion des crises et des conflits. Pourtant, si l’approche européenne est saluée pour sa largesse de vue, quelle est la conception de la sécurité réellement sous-tendue par la GCC européenne ? 676 Cf. le concept de sécurité sociétale mis en avant par Barry BUZAN : Barry BUZAN, People, States and Fear: an Agenda for International Security Studies in the Post Cold War Era, Boulder Lynne Rienner, Wheatsheaf, 1991. 677 « Rapport Tindemans », Bruxelles, 29 décembre 1975 ; En 1997, le même Leo TINDEMANS proposait la création d'un « corps européen composé d'unités militaires et civiles spécialement chargé d'opérations de maintien et de rétablissement de la paix » : Développement et perspectives pour la politique de sécurité commune de l'Union européenne: Doc A4-162/97, Parlement Européen, Strasbourg, 14 mai 1997. 678 Nicole GNESOTTO, « European Strategy as a Model », EU-ISS Newletter, N°9, January 2004. 679 Karl DEUTSCH (Ed.), Political Community and the North Atlantic Area: International Organization in the Light of Historical Experience, Princeton NJ, Princeton University Press, 1957. 680 Barry BUZAN and Ole WAEVER, Regions and Powers : The Structures of International Security, Cambridge, Cambridge University Press, 2003. 156 Le noyau dur de la sécurité et de la défense Avant de répondre à cette question, il faut rappeler tout d’abord la différence entre les relations extérieures (Relex) et la PESC/PESD. C’est la distinction déjà soulignée entre low politics et high politics (distinguo qui résiste à la « low politicisation » des enjeux sécuritaires). Plus que des piliers distincts gérés par des acteurs différents, ces différentes dimensions de l’action internationale de l’UE doivent être conceptualisés sous forme de cercles concentriques. C’est d’ailleurs l’une des avancées du Traité de Lisbonne qui les emboîte implicitement dans différents (sous-)chapitres ordonnés en cascade681 (quand le TUE et le TCE traitaient ces questions dans des parties dissociées). Ainsi, plus on se rapproche du centre, plus on touche au « noyau dur » des affaires politico-stratégiques, à savoir la sécurité et de la défense comprises au sens classique (Fig. 11). Fig. 11 : le Traité de Lisbonne et la nouvelle conceptualisation de l’action extérieure de l’UE PESD (PSDC) PESC Action extérieure Ce noyau dur est également celui de la souveraineté étatique. Cela ouvre dès lors une première piste à ce stade de l’analyse : le volet civil de la PESD est au coeur des intérêts souverains des Etats membres qui restent les principaux acteurs de la scène internationale. La PESD s’exerce en effet dans le cadre d’une sécurité coopérative, ce qui n’exclut pas des phénomènes croissants de convergence. 681 TUE, Titre V (Dispositions générales relatives à l’action extérieure de l’Union et dispositions spécifiques concernant la politique étrangère et de sécurité commune) : Chapitre 1 (action extérieure), Chapitre 2 (PESC), Chapitre 2 Section 2 (Politique de sécurié et de défense commune). 157 GCC et « securitisation » L’approche européenne vis-à-vis du concept de sécurité s’inscrit de fait dans un mouvement plus ample de « securitisation »682 souvent dénoncé par ailleurs. Ainsi, l’ouverture du champ de la sécurité aurait conduit paradoxalement les Etats à céder au « tout sécuritaire » par une construction discursive683 des « nouvelles menaces ». Cette tendance se serait accentuée depuis le 11 septembre 2001, favorisant de ce fait les amalgames simplistes dans l’imaginaire collectif (ex : « demandeur d’asile/migrant » = « immigré illégal » = « criminel » voire « terroriste »). Sans participer à ces polémiques, on constate néanmoins que l’UE élève de plus en plus de thématiques au rang de priorité sécuritaire, tant dans le cadre de la PESC/PESD qu’au travers de la JAI : sécurité énergétique, contrôle des flux migratoires, restrictions au droit d’asile… Dans le même esprit, allonger la liste des Tâches de Petersberg et accroître les registres d’intervention de la GCC (cf. chapitre précédent) témoigne d’une volonté d’affronter tout azimut les menaces identifiées dans la SES de 2003 : terrorisme, armes de destruction massive, conflits régionaux, faillite des Etats, criminalité organisée. La GCC est dès lors présentée comme un moyen de contrer ces menaces diffuses et interdépendantes sur un spectre capacitaire sans cesse élargi. « Security first ! » Dans le débat sur la dialectique sécurité versus développement (security and development nexus), il faut noter en outre l’inclinaison des Etats européens en faveur de l’approche dite Security first. La SES de 2003 énonce ainsi clairement que la sécurité est une « précondition » du développement. Dans les opérations de gestion des crises, la priorité est mise ainsi sur le rétablissement de l’ordre public, préalable indispensable pour envisager des actions de relèvement et de développement à plus long terme. C’est en ce sens que la GCC insiste sur la transition entre militaires et policiers et, de façon générale, sur les aspects « police » qui visent à combler le fossé de la sécurité et/ou prévenir la résurgence de la violence dans les situations d’après-conflit. A l’issue de la première rencontre conjointe entre les ministres européens de la défense et les acteurs gouvernementaux chargés du développement (novembre 2007) le Conseil déclarait ainsi : « The 2003 European Security Strategy and the 2005 European Consensus on Development684 acknowledge that there cannot be sustainable development without peace and security, and that without development and poverty eradication there will be no sustainable peace »685. Le document publié à l’issue de la réunion précisait par ailleurs : « The Council firmly believes that this nexus between development and security should inform EU strategies and policies in 682 Nous reprenons tel quel cet anglicisme forgé dans le cadre de l’Ecole de Copenhague (op. cit.). Celle-ci propose précisément une desecuritisation des thématiques. Cf. Ole WAEVER, Barry BUZAN, Morten KELSTRUP and Pierre LEMAITRE, Identity, Migration and the New Security Agenda in Europe, New York, Saint Martin’s Press, 1993. 683 Speech act. Si l’Ecole de Copenhague insiste sur les aspects discursifs, d’autres auteurs étudient plus spécialement les acteurs et les pratiques de cette sécuritisation. Voir par exemple en France les travaux de Didier BIGO sur les aspects police/sécurité intérieure: Didier BIGO, « When Two Become One : Internal and External Security in Europe », in Williams KELSTRUP, Institutions of Security in Europe, Oxford, Routledge, 2000. Voir aussi Jef HUYSMANS, « The European Union and the Securization of Migration », Journal of Common Market Studies, 38:5, December 2000, pp.751-777. 684 2005 European Consensus on Development, OJ C 46. 24 February 2006. 685 Security and Development - Conclusions of the Council and the Representatives of the Governments of the Member States meeting within the Council, EU Council, Doc. 15097/07, Brussels, 20 November 2007. 158 order to contribute to the coherence of EU external action, whilst recognising that the responsibilities and roles of development and security actors are complementary but remain specific »686. L’Etat : référent de la GCC L’Etat demeure en réalité le référent par excellence de la PESD et de la GCC. Cette dernière se fait par l’Etat, pour l’Etat et avec l’Etat : - Par l’Etat car ce sont les Etats membres qui la mettent principalement en œuvre (rôle du COPS, « mises à disposition » de capacités nationales) ; Pour l’Etat car l’objectif premier est la restauration des Etats bénéficiaires et le renforcement de leur capacité à exercer leurs fonctions régaliennes ; Enfin, avec l’Etat car la GCC s’appuie sur les autorités locales « amies » pour contrer les forces contraires aux intérêts de l’UE. Il est ainsi permis d’affirmer que la GCC européenne se rattache clairement aux théories réalistes de la sécurité. Cet argument de la filiation réaliste du volet civil de la PESD se vérifie si on le confronte aux principaux paradigmes des relations internationales. La prégnance du paradigme réaliste La prééminence des lectures d’essence réaliste se retrouve quand on analyse plus largement la GCC au travers des trois grands paradigmes des relations internationales. A prime abord, c’est le paradigme libéral de l’interdépendance qui semble le plus adéquat. Le discours européen met en avant l’esprit de la Charte des Nations Unies et les « valeurs » pour justifier les actions civiles PESD : promotion de l’Etat de droit et des droits de l’homme, aide à la démocratisation, etc. Ce discours s’appuie sur le principe de la Responsabilité de protéger (devoir d’ingérence) et sur les thématiques liées à la Transition687 (dans sa triple dimension sécuritaire, démocratique et économique) : réforme du secteur de la sécurité, bonne gouvernance… Le caractère « inclusif » de la GCC en fait en outre un champ d’application privilégié pour le concept de multilatéralisme efficace mis en avant par l’UE depuis 2003 : partenariats avec l’ONU, l’UA, l’ASEAN ou l’OSCE, prise en compte des sociétés civiles. Ces éléments s’inscrivent dans le droit fil d’une certaine vision de l’Europe, puissance civile et normative, ouverte sur le monde et soucieuse du droit international688. Une analyse plus approfondie du volet civil de la PESD montre cependant que le paradigme réaliste garde toute sa pertinence. Si le réalisme place l’Etat, les questions sécuritaires et les rapports de force au centre de ses préoccupations, le lien avec la GCC est difficilement réfutable: 686 Ibid. Samuel HUNTINGTON, The Third Wave : Democratization in the Late Twentieth Century, Oklahoma, Oklahoma University Press, 1991. 688 Cf. Article 11 TUE et Article 10 A du Traité modifié. La littérature associée à cette « lecture » est foisonnante. Cf. par exemple Mario TELO, Europe: A Civilian Power? : European Union, Global Governance, World Order, Palgrave, Mcmillan, 2005. 687 159 rôle majeur des Etats membres, insistance sur les menaces, effort sur les tâches de stabilisation, développement des missions de contrôle des frontières…Les capacités de la GCC sont en outre employées de plus en plus en synergie avec la force armée. Les planificateurs militaires ne ménagent d’ailleurs pas leurs efforts pour mieux inclure les aspects civils dans leurs propres actions, à la lueur des réflexions sur les transformations de l’art de la guerre (cf. Partie III). Le réalisme permet dès lors d’avancer plus largement que la PESD et son volet civil servent avant tout les intérêts sécuritaires, économiques et géopolitiques des Vingt-sept. Cet argument réaliste est conforté en contrepoint par les réserves émises à l’encontre des interventions PESD et du discours critique et/ou universaliste qui les entourent689. Le paradigme de la dépendance voit plus largement dans la GCC européenne un vecteur des intérêts néocolonialistes, en Afrique subsaharienne notamment. Plus globalement, la gestion civile des crises ne serait qu’un instrument d’un impérialisme européen utilisant ses capacités de sécurité douce et les politiques de conditionnalité pour maintenir ses positions dans un rapport nord-sud très asymétrique (cette lecture s’appliquant également à la Politique de voisinage). Une approche critique reprochera enfin à la GCC européenne d’être menée au secours de l’Occident libéral dans le cadre de l’agenda de la stabilisation qui prévaut depuis les attentats du 11 septembre. Cela disqualifierait la GCC jugée trop ethnocentrée, trop intrusive et trop sécuritaire (cf. chapitre précédent). On constate en tout cas qu’il faut se défier des lectures au premier degré. La différence entre le contenant « libéral » et le contenu « réaliste » de la GCC peut en effet induire en erreur. On notera plus généralement la complémentarité des différents paradigmes qui reflètent une seule et même réalité. GCC, intégration européenne et européanisation La GCC doit maintenant être étudiée au travers des différentes théories de l’intégration. Quelle est l’influence des dynamiques internes sur l’émergence de la GCC européenne ? Quel est a contrario l’impact du volet civil de la PESD sur les processus d’intégration et d’européanisation ? Intégration européenne et européanisation ne sont pas des notions synonymes. En matière de PESD, la seconde est néanmoins invoquée pour analyser trois types de phénomènes : l’institutionnalisation de l’Europe de la défense ; son impact sur les politiques nationales ; enfin, les formes de transnationalisation des questions de sécurité et la transformation de l’Etat qui en résulte690. Tous ces aspects touchent la GCC de près ou de loin. Il ne s’agit pas de résumer dans ce sous-chapitre tout ce qui a été déjà écrit sur le sujet. Il est en revanche intéressant de mobiliser les principales théories de l’intégration pour mieux comprendre la GCC européenne et ses implications institutionnelles (les répercussions sur le niveau national étant trop récentes pour pouvoir être mesurées avec fiabilité). 689 David CHANDLER, Empire in Denial: The Politics of State-building, London, Pluto Press, 2006 ; Immanuel WALLERSTEIN, L’universalisme européen : de la colonisation au droit d’ingérence, Paris, Demopolis, 2008. Voir aussi Barbara DELCOURT, « The Liberal Imperialism Doctrine as a Normative Framework for the Union’s Foreign Policy ? », in Hélène RUIZ-FABRI, Emmanuelle JOUANNET and Vincent TOMKIEWICZ (eds.), Select Proceedings of the European Society of International Law, Oxford and Portland, Hart Publishing, 2008, pp. 181-207. 690 Bastien IRONDELLE, « Quelle européanisation de la sécurité au sein de l’Union européenne ? », Les Champs de Mars, n°19, janvier 2008, pp. 39-54. 160 L’apport des théories classiques de l’intégration Fritz SCHARPF a montré que, de façon générale, l’intégration européenne s’est avérée plus difficile depuis la transformation de la « CEE »691 en Union européenne à la fin des années 1980 (passage d’une intégration négative à une intégration positive plus ambitieuse)692. En parallèle, nombre de commentateurs restent sceptiques sur la possibilité de construire une politique étrangère commune incluant une dimension sécurité forte693. Ce qui était ambitieux à douze semble encore plus improbable à vingt-sept. Pourtant, même les plus dubitatifs sont obligés de reconnaître les progrès de la PESC et, singulièrement, de la PESD. Si les théories classiques de l’intégration peinent généralement à expliquer ces évolutions, elles demeurent cependant utiles pour analyser la GCC694. L’approche fédéraliste garde ainsi sa validité. Certes, le volet civil de la PESD n’est pas géré dans le cadre supranational. Ses avancées participent néanmoins à une fédéralisation rampante vers une unification toujours plus parfaite sous l’impulsion notable des « élites européennes ». Revendiquer une plus grande implication de la Commission et du Parlement européen dans la PESD en raison du caractère « civil » de la GCC est en tout cas une façon habile de rogner sur la souveraineté des Etats membres. Par ailleurs, si une « armée européenne » est inenvisageable, il n’est pas interdit d’imaginer que les capacités de la GCC soient un jour réunies dans un Corps permanent de spécialistes civils jouissant d’un statut de fonctionnaires européens. Le fonctionnalisme éclaire pour sa part le rôle dévolu aux « experts » au sein de la machinerie européenne de gestion des crises. Le caractère de plus en plus complexe du processus capacitaire explique par exemple que de nombreux dossiers techniques ou thématiques ne puissent plus être suivis en détail par les diplomates du CivCom. La « professionnalisation » de la CPCC et de la DG IX (cf. Chapitre IV) répond à cette même tendance qui érode imperceptiblement le contrôle exercé par les Etats. Le néofonctionnaliste est lui aussi utile pour décrypter l’influence des groupes de pression (ONG, organisations issues de la société civile, lobbies atlantistes). Il peut aider à comprendre plus largement le phénomène d’engrenage (spill-over) qui a conduit l’UE à passer de l’économique au militaire, puis, au sein de la PESD, du militaire à la GCC et vice-versa (les deux volets de la PESD exerçant l’un sur l’autre des « effets de champ »). Chaque évolution crée en tout cas de nouvelles « loyautés » au niveau européen. Cette évolution n’a pas été anticipée par les théoriciens mais elle mériterait assurément des études spécifiques695. 691 Communauté économique européenne. Fritz SCHARPF, Gouverner l’Europe, Paris, Presses de Science Po, 2000. 693 Stanley HOFFMANN voyait à l’origine dans la différence entre High politics et Low politics un frein à toute intégration réelle dans le domaine de la politique étrangère : Stanley HOFFMANN, The European Sisyphus - Essays on Europe 1964-1994, Boulder, Westview Press, 1995. 694 René SCHWOK, Théories de l’intégration européenne : approches, concepts et débats, Paris, Montchrestien, 2005 ; René SCHWOK, « Le rôle international de l’UE et les théories de l’intégration européenne », in René SCHWOK et Frédéric MERAND (Dir.), L’Union européenne et la sécurité internationale : théories et pratiques, Bruxelles, Bruylant, 2009, pp. 41-56. 695 Dès 1969, Philippe SCHMITTER a montré néanmoins que le phénomène de spillover est accompagné par des processus d’externalisation et de politicisation. Les Etats tiers sont notamment obligés de se positionner par rapport à l’intégration. Voir aussi Philippe SCHMITTER, « Three Neo Functional Hypotheses about International Integration », International Organizations, Vol. 23, n° 1, 1969, pp. 161-166. 692 161 La GCC est par ailleurs un objet de choix pour les approches institutionnalistes. L’institutionnalisme du choix rationnel696 permet d’évaluer dans quelle mesure le renforcement de la GCC reflète l’intentionnalité des Etats de réduire les coûts de transaction et d’obtenir des gains relatifs au-delà de la simple mutualisation des moyens (calcul coûts/opportunité). L’institutionnalisme historique met quant à lui l’accent sur la « path dependency ». Le développement de la PESD (et de son volet civil) est incrémental. A chaque étape, il faut prendre en compte les décisions qui ont été prises antérieurement. La France a par exemple accepté à Cologne (1999) de placer la PESD sous le signe de la dualité civilo-militaire. Il s’agissait alors d’une concession pour ménager les Etats neutres. La suite des événements a montré que cette décision n’est pas restée anodine. L’institutionnalisme sociologique permet de mesurer en outre les effets de la socialisation (social learning) au sein des communautés épistémiques constituées par les diplomates, les militaires et les policiers qui travaillent à Bruxelles ou sur le terrain697. Plus généralement, le constructivisme social sert à identifier les discours dominants et à observer la façon dont l’identité forge les intérêts698 : émergence d’une « culture PESD », effets de l’européanisation sur les décideurs (ex : les ambassadeurs du COPS), façonnement des normes et des « standards européens » véhiculés par les missions civiles PESD. Enfin, les approches traitant de la gouvernance multiniveaux et la littérature émergente sur la « gouvernance sécuritaire »699 pourraient donner lieu elles aussi à des études appliquées à la GCC européenne: pourquoi les Etats coopèrent-ils dans ce domaine particulier en l’absence d’une autorité centrale clairement identifiée ? Quels sont les modes de régulation ? Quelle est l’influence de la multiplicité des acteurs et des centres de décision700 ? Quels sont les phénomènes d’inclusion et d’exclusion induits ? Nous verrons cependant dans la troisième partie de cette recherche que la chaîne hiérarchique de la PESC/PESD a peu à voir avec une improbable gouvernance sécuritaire. Tous les efforts tendent au contraire vers un renforcement de la structure pyramidale de l’édifice et vers la concentration des pouvoirs au niveau de certains postes-clés : Haut-Représentant, Commandant des opérations civiles… Cette tendance marque l’envol opérationnel de la PESD, bras armé de « l’exécutif » européen (cf. partie III). 696 Wolfgang WAGNER, « Why the EU’s Common Foreign and Security Policy will Remain Intergovermental: a Rationalist Institutional Choice Analysis of European Crisis Management Policy », Journal of European Public Policy, 10(4), 2003, pp.576-595. 697 L’étude des réseaux de la PESC/PESD et des « trajectoires individuelles » méritait une recherche empirique à part entière, notamment dans les relations avec l’ONU, l’OTAN... Il ne faut toutefois pas surestimer ces phénomènes, le rôle des capitales restant déterminant (tout comme le système de la cooptation). En outre, la rotation régulière des militaires et diplomates en poste à Bruxelles empêche une autonomisation trop marquée. Il en va autrement du personnel travaillant en permanence dans les structures du second pilier. 698 A la croisée de l’institutionnalisme et du contructivisme, cf. notamment un ouvrage récent de Frédéric MERAND : Frédéric MERAND, European Defence Policy: Beyond the Nation State, Oxford, Oxford University Press, 2008. Voir aussi Frédéric MERAND, « L’Europe des diplomates, l’Alliance des militaires. La PESD comme enjeu de luttes symboliques », Les Champs de Mars, n°19, janvier 2008, pp. 55-72. 699 Mark WEBBER, Security Governance in Europe : Theory and Application, Fith Pan-European Integration Relations Conference, The Hague, September 2004 ; Mark WEBBER, Stuart CROFT, Jolyon HOWORTH, Terry TERRIFF and Elke KRAHMANN, « The Governance of European Security », Review of International Studies, 30, 2004, pp. 3-26 ; Emil KIRCHNER, « The challenge of European Union Security Governance », Journal of Common Market Studies, Vol. 44 (5), 2006, pp. 947-96 ; Emil KIRCHNER, EU security governance, Manchester, Manchester University Press, 2007. 700 On parle ainsi d’hétérarchie, d’agrégation des préférences... Ibid. 162 On constate pour finir que seul le croisement des théories peut donner une idée satisfaisante de la GCC européenne. Pourtant, ici encore, ce sont les approches stato-centrées qui fournissent en définitive les explications les plus pertinentes. En effet, le postulat selon lequel l’intergouvernementalisme et le transgouvernementalisme restent les cadres explicatifs dominants pour analyser la PESC/PESD701 s’applique pleinement à la GCC. De l’intergouvernementalisme (…) L’approche intergouvernementaliste - qui dérive du réalisme - insiste sur le caractère unitaire des Etats (identifiés à leurs instances dirigeantes) et sur leur rationalité quand il s’agit de « haute politique ». Elle met ainsi l’accent sur le rôle prépondérant des (principaux) Etats qui contrôlent pour l’essentiel la vitesse et le niveau d’intégration702, soit en accélérant soit en freinant les initiatives. La PESD et son volet civil sont indubitablement le fruit d’âpres marchandages entre gouvernements. Les « petits pays » ont cherché à contrebalancer la prépondérance des « grands » sur le plan militaire tout en faisant valoir leur savoir-faire en matière de sécurité douce. Au sein de la GCC, la France, l’Italie et l’Espagne ont par ailleurs donné la priorité au domaine police pour mettre en avant leurs propres forces de gendarmerie (malgré les réticences initiales du Royaume-Uni et de l’Allemagne qui ont des structures policières très différentes). Enfin, la rivalité pour la répartition des postes de responsabilité à Bruxelles et sur le terrain est révélatrice de luttes d’influence plus larges : concurrence entre les différents modèles administratifs ou juridiques703 mis en valeur par les missions européennes, compétition pour l’attribution des contrats de reconstruction… En dépit de leur hétérogénéité, les Etats membres restent les agents principaux de la GCC européenne. Son institutionnalisation dans l’UE répond avant tout à un souci de maximaliser à moindre coût des atouts nationaux dans la logique pragmatique déjà soulignée plus haut (faire face aux nouvelles menaces, gérer les sorties de conflit). Dans cette optique, l’Union s’est révélée être le « moteur/catalyseur » le plus approprié pour générer des capacités civiles qui sont engagées « en multinational » et « au cas par cas »704. On peut effectivement penser que ces capacités auraient été développées dans un cadre multilatéral ou dans un autre, quand bien même l’Union apporte un supplément d’âme à la GCC (en plus d’un « milieu favorable » grâce aux synergies possibles avec les instruments communautaires). 701 Jolyon HOWORTH, « European Defence and the Changing Politics of the European Union : Hanging Together or Hanging Separately », Journal of Common Market Studies, 39 (4), pp. 765-789, November 2001, p. 766. 702 Stanley HOFFMANN, « Towards a Common Foreign and Security Policy », Journal of Common Markets Studies, 38, 2, 2000, pp. 189-198. 703 Droit romain versus Common law etc. 704 François RICHIER et Alexis MOREL, « La conception et la conduite d’une phase de stabilisation au niveau interministériel », Doctrine, n°12, mai 2007, pp. 19-21. Les deux auteurs sont des diplomates français en charge des affaires stratégiques et de la PESD. 163 (…) au transgouvernementalisme Si les Etats gardent une place centrale, il faut remarquer toutefois la validité de la thèse transgouvernementaliste705. En effet, la GCC - à l’instar de la PESC/PESD tout entière - est la marque d’une forme nouvelle d’intégration, dépassant l’intergouvernementalisme classique sans pour autant emprunter les voies de la supranationalité. Les Etats membres s’engagent volontairement dans des processus qui créent peu à peu du soft law tout en multipliant les réseaux d’échange (government networks). Ces réseaux créent des loyautés interfonctionnelles et des jeux intersectoriels qui bousculent les logiques traditionnelles706. En matière de PESD, il convient cependant de distinguer ce qui relève de la phase décisionnelle qui donne lieu à des négociations entre les capitales - de la mise en oeuvre opérationnelle, confiée à des experts707. Le phénomène de « bruxellisation »708 observé dans les structures subordonnées au Conseil s’explique dès lors principalement par la nécessité de prendre des décisions rapides et efficaces709. Sur le plan des institutions, la notion de transgouvernementalisme transcrit aussi la montée en puissance du Secretariat Général du Conseil dont les effectifs sont en progression constante. Nous l’avons dit, ce qui a été refusé par les Etats à la Commission en matière de PESC/PESD a été largement accordé au SG/HR et aux organes du second pilier. Il faut dès lors souligner le rôle majeur de Javier SOLANA et de son entourage immédiat710. Le SG/HR et ses conseillers ont en effet multiplié les initiatives, permettant à la PESD d’être testée grandeur réelle et de devenir, par un jeu circulaire complexe, le succès que l’on sait711. Ainsi, nous avons déjà montré comment la GCC a servi de « carte utile » pour contourner les oppositions et les résistances vis-à-vis de la PESD, tant parmi les Etats membres que vis-à-vis des partenaires extérieurs. Sur le plan opérationnel, on notera par ailleurs le durcissement des structures « d’exécution supérieure » et le renforcement des pouvoirs des principaux responsables : SG/HR, Directeur de la CPCC, RSUE, Chefs de mission… Pour conclure sur ces aspects théoriques, on insistera en tout cas sur la pluralité des voies d’intégration et sur la nécessité de ne pas avoir une lecture trop monolinéaire des processus qui sont en œuvre. La GCC sert aujourd’hui de creuset à quelque chose de nouveau dont on ne peut pas prédire l’issue. Les progrès de la GCC aident en tout cas la PESD à trouver une voie originale tout en dynamisant plus largement l’intégration (« petits pas - grands effets ! » selon l’expression de Jean MONNET). 705 Helen WALLACE, « The Institutional Setting : Five Variations on a Theme » in Helen WALLACE and William WALLACE, Policy-Making in the European Union, 4th Edition, Oxford, Oxford University Press, 2000, pp. 3-37; Michael E. SMITH, Europe’s Foreign and Security Policy – The Instutionalization of Cooperation, Cambridge, Cambridge University Press, 2005. 706 BUCHET de NEUILLY, L’Europe de la politique étrangère, op. cit, pp. 135 et 197. 707 Cesar GARCIA PEREZ de LEON, New Logics of Integration in European Security and Defence Policy : Change in Conflict-Resolution Mechanisms in the Intergovernmental Decision-Making Process, EUSA Biennale Conference, Montréal, 17-19 May 2007. 708 A ne pas confondre avec le « Bruxellisme », expression qui décrit le rapprochement de la PESD et de l’OTAN suites aux orientations nouvelles de la diplomatie française. 709 HOWORTH, 2001, op. cit, p. 769. 710 Xymena KUROWSKA, « The Role of ESDP Operations » in Michael MERLINGEN, and Rasa OSTRAUSKAITE (Eds.), European Security and Defence Policy: An Implementation Perspective, London, Routledge, 2008, pp. 25-42. 711 Michael MERLINGEN, and Rasa OSTRAUSKAITE (Eds.), European Security and Defence Policy: An Implementation Perspective, London, Routledge, 2008, pp. 197-198 et 204-205. Les deux auteurs montrent comment la PESD a été utilisée habilement pour accroître la visibilité de l’UE, au delà des résultats obtenus sur le terrain. Cela a alimenté en retour la demande (externe) d’Europe et donc, l’intégration interne par un effet miroir. 164 GCC, puissance et puissance européenne La GCC européenne doit être maintenant étudiée dans le prolongement d’autres débats théoriques. Quel lien peut-on établir entre la gestion civile des crises et la notion de puissance? Surtout, comment le volet civil de la PESD influe-t-il sur l’identité extérieure de l’UE et la nature de la puissance européenne ? Les transformations de la puissance La puissance est un concept-clé des relations internationales. Selon la définition classique de Raymond ARON, la puissance ne se quantifie pas seulement à l’aune des ressources mesurables et non mesurables disponibles : être puissant, c’est avoir également la capacité et la volonté de s’imposer712. Mais, la notion de puissance a évolué713. Elle renvoie aujourd’hui à d’autres dimensions. On citera notamment714 : 1/ la capacité d’imposer voire de détruire ; 2/ la capacité à agir de façon autonome (marge de manœuvre) ; 3/ la capacité à structurer l’environnement international en agissant sur le long terme (l’UE sert aussi ses intérêts en façonnant le milieu international715). Ces trois critères sont assurément utiles pour étudier l’apport de la GCC européenne. Pour Bertrand BADIE, la puissance s’apprécie désormais au travers de la capacité « de faire, de ne pas faire ou d’empêcher »716. L’influence aurait remplacé la puissance (militaire, démographique, économique, financière) qui résiderait dans la capacité à contrôler un monde constitué de réseaux de plus en plus diffus et privatisés (nouvelles formes de violence, rôle croissant des acteurs non étatiques sur fond de mondialisation et d’interdépendance)717. Une telle définition met naturellement en valeur les capacités civiles de la GCC. Enfin, on ne peut manquer d’évoquer la fameuse distinction de Joseph NYE entre le hard power (puissance dure ou coercitive) et le soft power (puissance douce ou incitative, notamment dans le domaine des idées)718. Cette tension hard/soft est devenue un poncif de la littérature, notamment lorsqu’il s’agit de comparer l’UE à l’hyperpuissance américaine. Faut-il opposer pour autant le hard power militaire américain au soft power européen ? La dichotomie est-elle aussi simple que cela ? 719 Où situer notamment la PESD et la GCC ? 712 Raymond ARON, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Levy, 1962. Jean-François DAGUZAN, Qu’est-ce que la puissance aujourd’hui, Paris, Fondation pour la recherche stratégique, 2003. 714 Barthélémy COURMONT, Bastien NIQUET et Valérie NIVET, Quelle évolution de la notion de puissance et de ses modes d’action à l’horizon 2030, appliquée aux États-Unis, à l’Europe et à la Chine ?, Paris, IRIS (étude réalisée pour le compte de la Délégation aux Affaires Stratégiques), 2004, pp. 10-14. 715 Adrian HYDE-PRICE, The EU, Power and Coercion : From Civilian Power to Civilizing Power, The European Union at Crossroads, Oslo, CIDEL Workshop, 2004. 716 Bertrand BADIE, L’impuissance de la puissance : Essai sur les nouvelles relations internationales, Paris, Fayard, 2004, p. 9. 717 Ibid. 718 Joseph NYE, Soft Power : The Means to Success in World Politics, New York, Public Affairs, 2004. Notons qu’en français, Power se traduit tout autant par puissance que par pouvoir. 719 Voir aussi le concept de « smart power » forgé récemment : Richard ARMITAGE and Joseph NYE (Eds.), A Smarter, More Secure America, Washingtron, CSIS Smart Power Commission, 2007. 713 165 Il faut dès lors approfondir l’analyse. Kenneth BOULDING parle quant à lui de Threat power et il décompose la puissance douce en Exchange power (échange ou compromis) et en Integrative power (persuasion, action transformatrice sur le long terme)720. Plus qu’un mélange hard/soft, la GCC européenne semble traduire une synthèse entre ces trois aspects (menace, compromis, intégration) qui correspondent aussi à trois manières de traiter les conflits et les différents (gestion de conflit, résolution de conflit, transformation de conflit, cf. plus haut notre analyse sur l’apport de la Peace Research et des Conflict resolution studies). Selon la mission civile PESD considérée, tel ou tel aspect sera de fait privilégié: menace pour les missions exécutives, compromis pour les actions de monitoring et de soutien aux RSUE, intégration pour les missions de conseil et de formation… Ces réflexions renvoient inévitablement à la question de l’usage de la force étudiée dans d’autres chapitres de cette recherche. Mais confronter la GCC européenne à la notion de puissance, c’est s’interroger également sur la nature de la puissance européenne et sur le concept d’Europepuissance. Les trois modèles classiques de la puissance européenne Non sans filiation avec les travaux de BOULDING, les débats sur la puissance européenne ont longtemps tourné autour de trois modèles (Leitbilder)721 : la puissance civile, la puissance militaire et la puissance normative (Fig. 12). Fig. 12 : les trois modèles classiques de la puissance européenne Puissance Civile Puissance militaire 720 Puissance normative Kenneth BOULDING, Three faces of Power, Newbury Park, Sage, 1989. Pour une synthèse de ces débats, cf. Hans-Georg EHRHART, « What Model for CFSP ? », Chaillot Papers, n°55, EU-ISS, October 2002. 721 166 L’image traditionnelle de l’Europe communautaire est en effet celle d’une puissance civile grâce à sa puissance économique, financière et commerciale. Cette image a été popularisée dès 1972 par François DUCHÊNE722 puis par Hans MAULL dans ses travaux sur l’Allemagne et le Japon723. Ce modèle a été contesté ensuite par Hedley BULL724 qui estimait que l’Europe ne pourrait devenir une puissance qu’en devenant autonome en matière de défense et de sécurité (modèle de la puissance militaire). Enfin, la troisième représentation usuelle est celle de la puissance normative, image qui a remplacé peu à peu celle de la puissance civile. DUCHENE avait déjà entrevu que l’Europe puisse diffuser des normes de nature civile et démocratique. GALTUNG725 avait quant à lui souligné la puissance des idées. Avec la fin du la Guerre froide et le développement des théories constructivistes, cette dimension a suscité une nouvelle littérature. Pour Ian MANNERS726, la puissance européenne se caractériserait ainsi par un vaste corpus de normes dont les principes fondateurs (liberté, démocratie, Etat de droit, droits de l’homme) sont inscrits dans les Traités mais aussi dans les critères de Copenhague727 et dans la Charte européenne des Droits fondamentaux728. Cet ensemble de normes représenterait la véritable identité extérieure de l’UE729 (la question de savoir si la puissance normative est réellement distincte de la puissance civile reste soumise à discussion730). En ce début de XXIème siècle, l’opposition entre ces trois modèles analytiques semble dépassée. Certes, ils ont aidé à mieux comprendre l’UE mais leur validité respective doit être relativisée731. Chacun des modèles est né dans un contexte historique particulier. Le modèle de puissance civile a évolué vers le modèle de puissance normative tandis que la notion de puissance militaire gagnait en pertinence sans pour autant s’imposer. Ces débats ont accompagné les progrès et les incertitudes du processus européen au cours des trois dernières décennies. 722 François DUCHÊNE, « Europe’s Role in World Peace » in Richard MAYNE (Ed), Europe Tomorrow : Sixteen Europeans Look ahead, London, Fontana, 1972; François DUCHÊNE, « The European Community and the Uncertainties of Interdependance » in Max KOHNSTAMM and Wolfgang HAGER (Eds), A Nation Writ Large ? Foreign Policy Problems before the European Community, London, Macmillan, 1973, pp. 1-21. 723 Hanns MAULL, « Germany and Japan: The New Civilian Powers », Foreign Affairs, Vol. 69, n°5, 1990, pp. 91106. 724 Hedley BULL, « Civilian Power Europe : a Contradiction in Terms ? » in Loukas TSOUKALIS, The Community: Past, Present and Future, Oxford, Blackwell, 1983. Trois raisons invoquées: divergences avec les Etats-Unis, empire soviétique allait perdurer, puissance économique suppose de ne pas être militairement dépendant. Ne ne prévoyait pas mais le souhaitait. 725 Johan GALTUNG, The European Community : A Superpower in the Making ?, Oslo, Allen & Unwin, 1973, pp. 3347. GALTUNG annonçait le retour de l’hégémonisme européen sur la base néocolonialiste. 726 Ian MANNERS, « Normative Power Europe : A Contradiction in Terms ? », Journal of Common Market Studies, 40, 2, 2002, pp. 235-258. 727 Critères établis en 1993 pour les pays candidats à l’adhésion : se doter d’institutions démocratiques, avoir une économie de marché viable et adopter l’acquis communautaire. 728 Charte adoptée au Sommet de Nice (décembre 2000). 729 Voir aussi Zaki LAÏDI, La norme sans la force - L’énigme de la puissance européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 2005 et Zaki LAÏDI, Peut-on prendre la puissance européenne au sérieux ?, Cahiers européens, n°05/2005, Paris, Centre d’études européennes. 730 Voir par exemple Richard YOUNGS, « Normative Dynamics and Strategic Interests in the EU’s External Identity », Journal of Common Market Studies, Vol.42, n°2, 2004, pp.415-435 ; Richard YOUNGS, « Democratic Institutionbuilding and Conflict Resolution : Emerging EU Approaches », International Peacekeeeping, Volume 11, Number 3/Autumn 2004, pp. 526-543 ; Thomas DIEZ, « Constructing the Self and Changing Others : Reconsidering “Normative Power Europe” », Millenium: Journal of International Studies, 33, n°3, June 2005, pp.613-636. 731 « The validity of these models for the EU is controversial, since there are either outdated, context-specific or too simplistic to address real challenges in a complex world » : EHRHART, op. cit, p. 14. 167 Les développements de la PESC/PESD ont dès lors attiré l’attention des observateurs : était-il souhaitable de donner une dimension militaire à l’UE732 ? Si oui, comment « greffer » des instruments de « puissance dure » à un projet civil par essence733 ? Plus généralement, comment penser l’Europe dont le poids s’est indéniablement accru depuis l’élargissement historique de 2004 ? En effet, l’Union élargie peut difficilement rester un nain politique et militaire. Nicole GNESOTTO affirme ainsi : « L’Europe comme pure puissance civile est morte (…) Ni puissance civile, ni puissance militariste, c’est donc entre ces deux extrêmes de Vénus et Mars (…) que l’Union développe sa propre stratégie d’intervention à l’égard des menaces et des crises internationales »734. Dans son analyse de la puissance européenne dans l’après 11 septembre, Frédéric RAMEL regrette pour sa part l’absence d’un vrai débat : « Les limites de l’Union européenne ne relèvent pas d’une question de capacités et d’une ligne politique fondée sur la psychologie du faible mais plutôt d’une absence de réel débat qui empêche la formulation d’une conception partagée entre Européens735. La Déclaration de Laeken sur l’avenir de l’Europe de 2001736 fait en ce sens figure d’exception. Pour la première (et unique) fois, un texte officiel de l’UE abordait la question de la puissance mais sous un discours fortement teinté d’idéalisme : « Continent de la liberté, de la solidarité, de la diversité», l’Europe, « enfin unie » se doit de jouer un « rôle stabilisateur au plan mondial » et demeurer un « repère pour un grand nombre de pays et de peuples ». Par conséquent, « la seule frontière que trace l’Union est celle de la démocratie et des droits de l’homme (…) le rôle qu’elle doit jouer est celui d’une puissance qui part résolument en guerre contre toute violence, toute terreur, tout fanatisme mais qui ne ferme pas les yeux sur les injustices criantes qui existent dans le monde ». En outre, la dimension sécurité et défense n’est évoquée qu’à la marge alors que le sommet de Laeken est aussi celui de la déclaration du caractère opérationnel de la PESD. Cette ambivalence est révélatrice de l’incapacité des Européens à imaginer l’UE comme une véritable puissance. Les nombreux concepts qui émergent dans la littérature académique raisonnent en tout cas comme des oxymores : « puissance tranquille », « puissance positive »737 … 732 Pour des points de vue critiques, cf. Richard WHITMAN, The Fall and Rise of Civilian Power Europe, Australian National University, 2002 ; Stale ULRIKSEN and Giovanna BONO, « Economic and Diplomatic Tools versus Military Might », International Peacekeeping, Vol. 11, n°3, 2004, pp. 561-571. Voir aussi Karen SMITH, « Still Civilian Power EU ? », European Foreign Policy Unit, Working Paper 2005/1, London, London School of Economics, 2005. 733 Franz-Walter STEINMEIER, « Zivil Macht mit Zähnen », Süddeutsche Zeitung, 8 Februar 2007. 734 GNESOTTO, « European Strategy as a Model », 2004, op. cit. 735 Frédéric RAMEL, « Les perceptions européennes de la puissance dans l’après 11 septembre: paradoxes et spécificités », ARES, n°51, Université Pierre Mendès-France, Grenoble, juin 2003, pp.45-60. 736 Déclaration de Laeken sur l'avenir de l'Union européenne, Conseil européen, Laeken, décembre 2001. 737 Tzvetan TODOROV, Le nouveau désordre mondial, Réflexions d’un Européen, Paris, Robert Laffont, 2003 ; Christian SAINT-ETIENNE, La puissance ou la mort, Paris, Seuil, 2003. Voir aussi Peter SLOTERDIJK, Si l’Europe s’éveille, Paris, Mille et une Nuits, 2003. 168 Puissance militaro-normative ou « Polizei Macht » ? Dans ses travaux sur la dimension civile de la PESD, Reinhardt RUMMEL738 a introduit quant à lui la notion de Polizei Macht (puissance de type policière). Cette notion décrit bien la gestion civile des crises (au-delà du seul domaine « police ») telle qu’elle est développée actuellement. Eloignée de la définition de DUCHENE sur la puissance civile, la GCC européenne allie (cf. supra) des éléments de contrainte, de compromis et d’action transformatrice. Elle semble dès lors puiser ses sources dans le champ « militaro-normatif », formant une synthèse originale entre la puissance militaire et la puissance normative. Ce mélange n’est pourtant pas forcément heureux. Il présente même des risques si les Européens ne sont pas capables de définir clairement une vision de l’UE et de son rôle dans le monde globalisé. Cela suppose de revenir à une lecture verticale et déductive de la GCC pour éviter les fausses routes conceptuelles, sources de dangers et de désillusions. La GCC : un outil au service de la PESC et d’une vision de l’Europe Une lecture verticale suppose tout d’abord de mettre en lien la GCC européenne avec le phénomène de la mondialisation qui structure et recouvre l’ensemble des enjeux. Il s’agira ensuite de dégager trois visions possibles de l’Union afin de déduire à chaque fois les implications concrètes pour la PESC/PESD et la GCC en particulier. Mondialisation, Europe et gestion civile des crises L’intégration régionale est souvent présentée comme la meilleure façon de répondre à la globalisation avec ses opportunités et ses dangers. Le niveau européen serait dès lors l’échelle idéale pour s’adapter aux enjeux739. En parallèle, l’idée commune voudrait que ce qui est bon pour l’Europe soit naturellement bon pour le bien commun. Sollicitée de l’extérieur, l’UE devrait donc agir à la fois comme acteur et comme modèle740. Elle pourrait même préfigurer l’avènement d’une gouvernance mondiale741, capable de réguler la violence et de garantir la prospérité de tous742. 738 Reinhardt RUMMEL, « Wie zivil ist die ESVP? », SWP Aktuell 10, Stiftung Wissenshaft und Politik, Berlin, März 2003 ; Reinhardt RUMMEL, « Soft Power EU - Intervention mit zivilen Mitteln », in Hans-Georg EHRHARDT and Burkard SCHMITT (Eds.), Die Sicherheitspolitk der EU im Werden - Bedrohungen, Aktivitäten, Fähigkeiten, BadenBaden, Nomos, 2004, pp. 259-279 ; Reinhardt RUMMEL, Krisenintervention der EU mit Polizeikräften, Berlin, SWPStudie, S.22, August 2005 ; Reinhardt RUMMEL, Die Zivile Komponente der ESVP - Reichhaltiges Gestaltungspotential für europäische Krisenintervention, Berlin, SWP-Studie, S 16, July 2006. Voir aussi HYDEPRICE, The EU, Power and Coercion , 2004, op. cit. 739 Cf. l’image de « l’Europe-protection » mise en avant par la Présidence française de 2008. 740 Discours du SG/HR Javier SOLANA, Conférences annuelles à l’IES-UE, Paris, 6 octobre 2006 et 22 novembre 2007. 741 Remarque : la gouvernance globale n’est pas le rêve d’un gouvernement mondial mais la possibilité de réguler des relations interdépendantes en l’absence d’une autorité politique : James ROSENAU and Ernst-Otto CZEMPIEL (Eds.), Governance without Government: Order and Change in World Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1992. 742 Martin ORTEGA, Building the future – The EU’s contribution to global governance, Chaillot Paper n°100, Paris, EUISS, 2007 (voir aussi la notion d’interpolarité mise en avant par Giovanni GREVI). 169 Toutes les études prospectives parues en ce début de siècle prennent en tout cas acte des nouvelles responsabilités de l’UE et de son rôle historique dans le monde en mutation743. Les finalités et les modalités du projet européen d’intégration demeurent néanmoins floues et ambivalentes. Que peuvent/doivent faire ensemble les Européens pour peser sur le monde de demain ? Quelles sont les implications en matière de PESC/PESD et que faut-il conclure pour la GCC en particulier ? Les dilemmes du rapport Europe-mondialisation se retrouve dans le domaine spécifique de la sécurité et de la défense. Le discours dominant présente volontiers l’UE comme un laboratoire de gouvernance sécuritaire744 qui laisserait espérer à son tour l’émergence d’une gouvernance sécuritaire globale. Au travers de la PESD, l’UE se pose par ailleurs en acteur de sécurité exemplaire. Or, l’exemplarité a ses limites. La PESD et son volet civil portent dès lors des tensions contradictoires qu’il faut présenter brièvement. Une première tension se trouve dans la dialectique niveau régional-niveau mondial (et au-delà, dans le rapport qui relie l’européisme à l’universalisme). Comment consolider l’UE et lui donner les moyens de peser davantage sans qu’elle soit perçue comme une menace et/ou une puissance hégémonique soucieuse de préserver ou de pousser ses avantages ? Comment la PESD peut-elle servir les ambitions et les intérêts de l’Union tout en renforçant le maintien de la paix incarné par l’ONU ? Le développement de capacités civiles nouvelles se fait-il en complémentarité ou au détriment des moyens engagés par les Nations Unies ? Robert COOPER a mis pour sa part en relief un deuxième dilemme. Si l’UE constitue une île de sécurité et de prospérité post-moderne745, comment peut-elle faire face aux rivalités interétatiques classiques du monde moderne et surtout, au chaos de la scène pré-moderne ? Une contradiction naît en effet de la tension entre l’ordre interne de l’UE, régi par le droit et le refus de la force, et le désordre international qui doit être affronté avec lucidité et détermination. Selon COOPER, il faudrait ainsi « s’habituer à l’idée qu’il y a deux poids deux mesures en matière de normes ». « Dans la jungle », les Européens ne devraient pas hésiter à « appliquer les lois de la jungle »746. Cela suppose d’avoir recours à des procédés de l’ancien monde : menace, duperie… Dans ce cadre, les ambiguïtés du concept de gestion civile des crises n’ont pas que des inconvénients, la GCC pouvant servir de paravent utile pour masquer des intentions cachées (cf. chapitre précédent). La troisième tension met en balance les valeurs et les intérêts, notions imprécises que les Traités européens ne sauraient préciser clairement747. Dans l’UE post-moderne, l’idée d’intérêt n’a cependant plus le même sens qu’autrefois748. Un intérêt commun ou partagé dépasse naturellement la somme des intérêts nationaux des Vingt-sept. En outre, il faut prendre en compte le poids croissant des médias et des opinions publiques ainsi que des enjeux de politique intérieure. Les Etats européens ne peuvent pas décider des actions militaires ou civiles PESD sur le critère du pur intérêt. Bien au contraire, ils seront parfois contraints de s’engager dans des 743 Ibid. Cet ouvrage recense en annexe les principales études prospectives publiées récemment dans l’espace transatlantique et au-delà (études sur les grandes tendances géopolitiques, économiques ou démographiques). Voir notamment Guido HOUBEN and Thomas POLLAN, Thomas, European Interests - A 2020 vision of the Union’s foreign and security policy, Baden-Baden, Nomos, 2005 (foreword by Stanley HOFFMANN) et Nicole GNESOTTO and Giovanni GREVI, The new global puzzle - What world for the EU in 2025, Paris, EUISS, 2006, op. cit. 744 WEBBER et al., KIRCHNER, op. cit. 745 Robert COOPER, La fracture des nations, 2004, op. cit., p. 209. 746 Ibid., pp. 84-85. 747 Cf. Article 11 TUE et Article 10A du Traité de Lisbonne (Chapitre 1). 748 COOPER, op.cit., p. 97. 170 situations et dans des zones où le calcul et l’évaluation des risques devraient les inciter à la retenue749. Selon COOPER et SOLANA, l’intérêt européen serait en tout cas lié désormais plus généralement à l’identité750, les valeurs étant en quelque sorte des intérêts compris au sens large (cette approche pose de fait plus de questions qu’elle n’apporte de réponse car messianisme et intérêts vont souvent de pair…). Ces interrogations se traduisent concrètement dans la PESC/PESD par la difficulté à établir des critères d’intervention qui puissent guider les procédures décisionnelles : intervention versus non intervention, Responsabilité de protéger versus principe de non-ingérence, identification de zones d’intérêt prioritaire… Enfin, le dernier grand dilemme de la PESD a trait à l’équilibre entre les deux sources du pouvoir : la force et la légitimité751. La force est en effet indispensable pour se faire respecter et gagner en crédibilité. Mais, la force seule ne suffit plus. Le souci de légitimité internationale est désormais un paramètre majeur de toutes les interventions civiles ou militaires. La légitimité d’une opération PESD dépend en réalité d’un ensemble de facteurs qui se renforcent mutuellement: légalité du mandat, pays membres et pays partenaires impliqués, modus operandi et règles d’engagement... Se rajoute enfin le facteur d’efficacité, les résultats engrangés sur le terrain pouvant légitimer ex post une intervention… On constate dès lors la multiplicité des dilemmes de la PESD et de la GCC. Une façon d’y échapper est de prendre du champ et de changer de perspective(s). A partir d’un cadre d’analyse esquissé par Hubert VEDRINE752, il s’agit ainsi de dégager ci-après différentes visions de l’UE et de les décliner ensuite au travers de la PESC puis de la PESD dans sa double dimension753. Trois grandes visions sont de fait étroitement entremêlées dans le(s) discours européen(s) : la voie de la pusillanimité et de l’irénisme, la tentation du repli occidentaliste et le choix de la puissance européenne. Les deux premiers modèles ont été évoqués par VEDRINE comme des chemins conduisant à une seule et même Irreal Politik. Le troisième semble en comparaison le plus ambitieux mais il est aussi le moins plausible... Tous supposent en tout cas des choix différents en matière de PESC. Il faut étudier ensuite les incidences sur le niveau d’ambition de la PESD et sur l’équilibre entre les volets civil et militaire. Une première vision : pusillanimité et irénisme Selon VEDRINE, le premier chemin possible repose sur une vision pusillanime et irénique de l’Europe. Sur le plan institutionnel, cette vision suppose la création d’une superstructure fédérale qui dépasserait par le haut et « à coup de traités » les Etats jugés archaïques. Cette voie supranationale est d’ailleurs observée avec un même regard critique par COOPER : « Ceux qui rêvent encore d’un Etat européen qui serait supranational forment une très petite minorité. C’est un idéal passéiste qui repose sur l’idée que les nations sont fondamentalement dangereuses et que la seule façon de juguler l’anarchie qui leur est propre est d’exercer sur elles une hégémonie. Il est étrange qu’après avoir créé une structure qui a transformé l’Etat-nation en 749 Ibid. Ibid., pp. 164-165 et SOLANA, Conférence annuelle à l’IES-UE, 2007, op. cit. Sur l’identité de l’Europe, cf. aussi Gilles ANDREANI, « l’Europe des incertitudes », Commentaires, n° 85, printemps 1999, pp. 23-38 751 Ibid., p. 112-113. 752 Ancien ministre français des affaires étrangères (1997-2002). Cf. Hubert VEDRINE, Continuer l’histoire, Paris, Fayard, 2007; Hubert VEDRINE, Rapport sur la France et la mondialisation, Paris, Fayard, 2007 (2ème partie). 753 Il s’agit ici de proposer des ideaux-types (au sens weberien du terme) afin de susciter la réflexion. Nous préférons dès lors parler de vision, de voie et de modèle plutôt que de scénario dans une logique prospective voire prédictive. 750 171 quelque chose de plus civilisé et de plus adapté au monde actuel, il y ait encore des nostalgiques de l’ordre ancien. Car enfin, si l’Etat-nation est un problème, le super-Etat n’est sûrement pas une solution »754. Pour VEDRINE, l’utopie européiste a été heureusement stoppée par le Traité de Lisbonne qui a mis fin - provisoirement ? - aux discussions sur le degré d’intégration755. De cette vision, il reste cependant le discours « mièvre » et « aboulique » d’une UE qui n’aurait pour objectif que de propager les droits de l’homme et la démocratie à l’échelle mondiale756. Ses chantres se berceraient cependant d’illusions en se croyant dans un « monde post-historique, post-stratégique, post-national »757. Les déclarations incantatoires et l’angélisme raisonneraient dès lors comme des « aveux de faiblesse ». Une telle Europe condamnerait en tout cas la PESC à rester dans le domaine du politiquement correct et de la « vulgate des Droits-de-l’homme »758. La PESD qui en résulterait serait « réduite aux acquêts ». Cantonnée pour l’essentiel à des actions de prévention des conflits et de consolidation de la paix, elle s’interdirait d’intervenir sans mandat explicite des Nations Unies. L’usage de la force serait réservé aux « urgences humanitaires » et aux interventions entrant dans le champ de la Responsabilité de protéger. Cette vision idéaliste se retrouve dans les travaux du Groupe de Barcelone759 qui propose d’encadrer la PESD par une improbable Doctrine de sécurité humaine760. Selon les experts du Groupe réuni autour de Mary KALDOR761, il serait de l’intérêt bien compris de l’UE de dépasser les traditionnelles considérations géopolitiques en privilégiant le droit sur la force (droit criminel international, droits de l’homme, droit international humanitaire762). Ce serait d’ailleurs paradoxalement la « seule option réaliste » 763. En 2004, le groupe de Barcelone avait proposé dans le même esprit la création d’une Force de réaction de sécurité humaine. Cette force intégrée civilo-militaire de 5.000 hommes (et femmes) serait renforcée par un corps plus large de 10.000 personnes764, les spécialistes civils étant puisés dans un Service volontaire de sécurité humaine765. 754 COOPER, op. cit., pp. 55-56. VEDRINE, op. cit. 756 Voir par exemple le lyrisme de la Déclaration sur l'avenir de l'Union européenne, op. cit. Cf. aussi BADIE, op. cit. pp. 281-283. 757 Sur le post-nationalisme, cf. Jürgen HABERMAS, Die postnationale Konstellation, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1998 ; Jürgen HABERMAS, Après l’Etat-Nation – Une nouvelle constellation politique, Paris, Fayard, 2000 ; JeanMarc FERRY, La question de l’Etat européen, Paris, Gallimard, 2000. 758 VEDRINE, op. cit. 759 A Human Security Doctrine for Europe, Report of the Study Group on Europe’s Security Capabilities to SG/HR Javier SOLANA, Barcelona, 15 September 2004 ; A European Way of Security, The Madrid Report of the Human Security Study Group comprising a Proposal and Background Report, Madrid, 8 November 2007. 760 Certains Etats européens sont sensibles à cette approche de la sécurité humaine qui se propose de libérer l’individu de la peur et du besoin dans les situations graves d’insécurité et de violence. A l’initiative du Canada, de la Norvège et de la Suisse, un Réseau de la Sécurité humaine rassemble aujourd’hui douze pays dont cinq sont membres de l’UE : Autriche, Grèce, Irlande, Pays-Bas, Slovénie. 761 Le groupe est animé par le Professeur Mary KALDOR, universitaire réputée pour ses travaux sur la « gouvernance globale », la « société civile globale » et les « nouvelles guerres ». Voir aussi Marlies GLASIUS and Mary KALDOR (Eds.), A Human Security Doctrine for Europe : Project, Principles and Practicalities, London and New York, Routledge, 2006. 762 Cf. aussi Christine CHINKIN, « An International Law Framework with Respect to International Peace and Security » in GLASIUS and KALDOR, op. cit., pp. 173-199. 763 A Human Security Doctrine for Europe, op. cit. 764 Cette proposition reprend en fait une idée developpée dès 2000 par le BASIC: Daniel PLESCH and Jack SEYMOUR (Eds.), A Conflict Prevention Service for the European Union, Research Report, 2000/2, British American Security Information Council, Washington D.C., June 2000. 755 172 Cela permettrait à l’UE de conduire des opérations de sécurité humaine dans le strict respect des règles internationales tout en comblant le double déficit démocratique de la PESD (par rapport aux opinions des pays membres mais surtout vis-à-vis des « populations hôtes »). Le SG/HR Javier SOLANA, s’est contenté de saluer prudemment la publication de ces travaux sans s’engager sur leurs suites concrètes766. Il faut toutefois noter leur succès disproportionné dans la littérature767 et leur influence sur la PESD, par le truchement de son volet civil en particulier. Sans se référer explicitement à la sécurité humaine, les documents conceptuels de la PESD et de la GCC incluent en effet systématiquement des thématiques originales : enfants dans les conflits768, « approche des genres », protection des droits de l’homme769… De la même façon, l’adoption de règles strictes de comportement770 pour le personnel civil et militaire est un trait distinctif des actions PESD. Ces innovations sont bien entendu positives (notamment pour l’effectivité opérationnelle des missions!) mais on peut s’interroger sur la façon dont elles agitent parfois les cercles académiques au détriment des véritables enjeux de la PESD sur le plan stratégique et géopolitique. Il est vrai que la PESD présente l’attrait et l’avantage de la nouveauté. Elle est encore modelable ce qui laisse l’opportunité de tester des approches originales. Une nouvelle pratique peut en outre participer à une lente prise de conscience771. Pourtant, l’individu peut-il devenir le référent unique de la sécurité apportée par la PESD et la GCC ? Comment éviter par ailleurs que des concepts flous comme la sécurité humaine et la Responsabilité de protéger ne soient perçus comme des vecteurs idéologiques du « nouvel interventionnisme »772 inauguré lors de la crise du Kosovo de 1999 ? Le modèle cosmopolite conduirait ainsi la PESD à deux impasses. La première serait de privilégier la sécurité douce en développant prioritairement les capacités civiles de la GCC et ce, dans la seule optique de la sécurité humaine773. La seconde serait d’engager les maigres capacités militaires disponibles (Groupements tactiques…) selon des critères hasardeux, propres à favoriser la dérive de la mission (mission creep). Plus largement, ce serait disperser les moyens dans des zones sans intérêt stratégique pour l’UE et les Etats membres. 765 A créer sur le modèle des Corps civils de paix ou des Volontaires pour les Nations Unies. On retrouve ici l’idée d’un Corps civil de paix européen (cf. chapitre précédent). 766 JavierSOLANA, EU HR for the CFSP, responds to report by Study Group on Europe’s Security Capabilities, Doc. S0239/04, EU SG/HR, Brussels, 16 September 2004. 767 John KOTSOPOULOS, « A Human Security Agenda for the EU: Would It Make a Difference ? », Studia Diplomatica, Vol. LX, n°1, 2007, pp. 213-232; Biljana VANKOVSKA, « The Human Security Doctrine for Europe : A view from Below », International Peacekeeping, Vol. 14, n°2, April 2007, pp. 264-281. 768 Implementation of the Checklist for the Integration of the Protection of Children, EU Council, Doc. 9693/08, 21 May 2008 (op. cit.) ; Update of the EU Guidelines on Children and Armed Conflict, EU Council, Doc. 10019/08, Brussels, 05 June 2008. 769 Mainstreaming of Human Rights into ESDP, EU Council, Doc.11936/4/06, 14 September 2006,op. cit. ; Johanna VALENIUS, Gender mainstreaming in ESDP missions, Chaillot Paper n°101, Paris, EU-ISS, 2007 ; Mainstreaming Human Rights and Gender - Compilation of relevant documents, EU Council, Doc. 11359/07, Brussels, 29 June 2007 (op. cit.). 770 Generic Standards of Behaviour for ESDP Operation, Doc. 8373/3/05, EU Council, 18 May 2005 (op. cit.). A l’exemple de l’ONU, l’UE travaille aussi sur la question des abus sexuels commis par les militaires et le personnel expatrié etc. 771 Keith KRAUSE, « Une approche critique de la sécurité humaine » in Jean-François RIOUX, La sécurité humaine, Paris, l’Harmattan, 2002, p. 85. 772 Cf. BLAIR, Tony, Doctrine of the International Community, speech given to the Economic Club of Chicago, 22 April 1999. Pour une critique de cet interventionnisme, cf. Roland PARIS « Human Security: Paradigm Shift or Hot Air ? », International Security, Vol. 26(2), Fall 2001, pp. 87-102 ; Roland PARIS, « International Peacebuilding and the Mission Civilisatrice » , Review of International Studies, 28/4, 2002, pp. 637-656. 773 Vision défendue par Renata DWAN: DWAN in GLASIUS and KALDOR, op. cit, p. 265. 173 Ce modèle serait assez proche du modèle de la PESD light évoqué par Christopher CHIVIS774. Or, une PESD guidée par un idéalisme post-moderne serait condamnée à l’impuissance (le droit sans la force). Pis encore, les meilleures intentions pourraient justifier un recours accru à la coercition, les interventions basées sur les valeurs étant soumises à toutes les instrumentalisations possibles775. Non sans paradoxe, le modèle décrit plus haut pourrait de plus dériver vers une UE gagnée par la peur (le faible étant plus soumis à la peur que le fort). Un discours mezzo voce mais lancinant - presse en effet les Européens de sortir du rêve kantien776 et de renforcer le « camp de la liberté » pour contrer les « nouvelles menaces » et les ambitions des puissances (re)émergentes : Chine, Russie, « nouveau Califat »777… La tentation du repli occidentaliste La seconde grande vision envisagée par VEDRINE est celle d’une Europe tentée par le repli et la crispation (vision qu’il considère d’ailleurs comme la plus dangereuse mais aussi, la plus plausible). Ce modèle repose sur l’idée qu’un système international unipolaire et dominé par l’hyperpuissance américaine représenterait le meilleur rempart contre le chaos et les menaces d’un monde « toujours plus dangereux » (cette posture rejoint la théorie néoréaliste du « Bandwagoning » selon laquelle les Etats faibles préfèrent se placer sous la protection de la puissance dominante). L’Occident778 tout entier devrait dès lors resserrer ses liens pour maintenir son hégémonie globale (politique, militaire, technologique) malgré son inéluctable déclin démographique et une concurrence économique sans cesse accrue779. Cet occidentalisme se traduirait par une mentalité de forteresse assiégée et une attitude agressive, face à la revendication islamiste notamment. Il chercherait par ailleurs à contrer les ambitions des nouvelles puissances, la Russie et la Chine en particulier. Sur fond de « guerre contre le terrorisme » voire de « contre-insurrection globale »780, il attiserait le fameux choc des civilisations sous prétexte de le conjurer (cf . les expressions de « nouvelle Guerre froide »781, « monde confucéen »...)782. 774 Christopher CHIVVIS, Birthing Athena, The uncertain future of European Security and Defence Policy, Paris, IFRI, Focus stratégique, n°5, 2008. Selon ce modèle, la PESD serait essentiellement civile et limitée au missions militaires de basse intensité. L’UE resterait de ce fait sous le parapluie sécuritaire américain. 775 Cf. plus largement les controverses sur l’universalité des normes et des droits de l’homme, sur le transfert de valeurs… 776 Robert KAGAN, La puissance et la faiblesse, Paris, Plon, 2003. 777 Cette dernière expression est tirée d’un document américain de prospective : Mapping the global future, US National Intelligence Council, Washington, 2004. 778 Sur le rapport Europe-Occident, cf. Krzysztof POMIAN, « Occident et Europe », Revue des Deux Mondes, octobre/novembre 2004, pp. 41-52. 779 Pour une critique « américaine » d’une telle vision du monde cf. Fareed ZAKARIA, The Post-American World, New York, Norton, 2008. Pour ZAKARIA, les relations internationales ne sauraient en effet se résumer à une opposition du type « the West and the Rest ». 780 Expression qui a émergé lors de la crise géorgienne de 2008. 781 Samuel HUNTINGTON, The Clash of Civilizations and the Remaking of the World Order, London, Simon and Schuster, 1997. 782 Sur la thématique, lire aussi Tzvetan TODOROV, La peur des barbares : au-delà du choc des civilisations, Paris, Laffont, 2008. 174 Ce combat serait plus largement un combat idéologique pour la défense du nouveau monde libre. Dans le prolongement du courant néoconservateur et du Wilsonnisme botté, l’Alliance occidentale devrait assumer sa mission civilisatrice. Il s’agirait dès lors pour les Européens de s’engager pleinement dans la promotion de l’Agenda de la Liberté en participant aux entreprises de « remodelage » (shaping), quitte à renverser les régimes hostiles par la force ou au travers de « révolutions pacifiques » savamment soutenues de l’extérieur (regime change, color revolutions)783. Les déconvenues rencontrées en Irak et en Afghanistan ont certes tempéré ce genre d’ambitions. Une version édulcorée, désignée aux Etats-Unis sous le vocable de la diplomatie transformationnelle784, reste néanmoins assez proche d’un certain type de discours européen. On en revient une fois encore aux ambiguïtés de la SES de 2003 qui énonce trois objectifs majeurs pour l’UE : 1/ promouvoir la stabilité et la bonne gouvernance chez les états voisins ; 2/ construire un ordre mondial plus responsable et s’appuyant sur un véritable multilatéralisme ; 3/ faire face à la fois aux anciennes et aux nouvelles menaces qui pèsent sur la paix mondiale. Si le second objectif semble une spécificité européenne, les différences avec la Stratégie nationale de sécurité américaine (2002 et 2006) semblent parfois plus sémantiques que substantielles. On se souvient à cet égard du débat « preemption/prevention » que la SES a contourné en évoquant la nécessité d’un « engagement préventif et multiforme très en amont des crises » au travers « d’interventions précoces, rapides et si nécessaire, vigoureuses ». En matière de politique étrangère, le modèle occidentaliste se traduirait par une PESC guidée par un « atlantisme revigoré » et l’illusion d’un monde où il serait possible d’imposer la démocratie et l’économie de marché, si nécessaire par la contrainte. Adossée aux Etats-Unis, l’UE resterait un ensemble vide politiquement. Vassalisés et désunis, les Européens n’auraient aucun moyen d’infléchir le cours de choses et de faire entendre leur différence. Cette vision pourrait déboucher sur une politique extrêmement périlleuse : désignation de multiples ennemis (le Sud , la Russie, la Chine, l’Islam…), « securitisation »785 sans cesse accrue des thématiques et des grands dossiers internationaux… Les répercussions sur la PESD et la GCC seraient lourdes de conséquences. Les forces militaires des Etats Européens seraient ainsi développées prioritairement au sein de l’Alliance. En mode dégradé, les capacités de la PESD seraient réduites à faire l’appoint d’une OTAN globale qui servirait de cadre privilégié pour les interventions des « démocraties occidentales » (à moins que les actions ne soient conduites sous la forme de « coalitions de volontés », l’OTAN et/ou la PESD servant avant tout de réservoirs). Les armées européennes poursuivraient en outre sur la voie de la Transformation, mot commode pour décrire une adaptation toujours plus poussée aux « standards OTAN » et aux exigences de l’interopérabilité avec les forces américaines. Ce mouvement continuerait à reposer sur les présupposés technicistes de la Révolution des affaires militaires (RMA), sans prendre la mesure des permanences et des changements du phénomène guerrier (cf. partie III qui étudie en détail la GCC européenne au travers de ces questions). Ciblée de fait sur les tâches de stabilisation & reconstruction, la PESD se développerait alors dans une logique de subordination et d’externalisation786, au nom d’une conception élargie du 783 Sur l’influence supposée de la pensée de Leo STRAUSS sur les néoconservateurs américains, voir aussi Anne NORTON, Leo Strauss et la politique de l'empire américain, Paris, Denoël 2006. 784 Justin VAÏSSE, Etats-Unis : le temps de la diplomatie transformationnelle, Cahier de Chaillot n°95, Paris, IES-UE, 2006. 785 Sur cette notion, cf. supra. 786 On pense aussi à l’image popularisée par Robert KAGAN (op. cit.) pour qui les Européens se contenteraient volontiers de « faire la vaisselle ». 175 partage du fardeau. Concrètement, l’UE ferait effort sur le seul volet civil de la PESD en mobilisant des capacités suffisamment « durcies » pour remplir des missions de nationbuilding787 qui complèteraient les tâches militaires de contre-insurrection. Dit autrement : la PESD deviendrait à terme l’agence civile de l’OTAN (ou le « bras armé civil » de l’Alliance). Elle serait notamment activée dans les cas et dans les zones où l’OTAN n’est objectivement pas le cadre idoine pour intervenir (Proche-Orient, Caucase…). Est-ce la voie choisie ? Une observation critique et minutieuse des orientations prises par la PESD ces dernières années laisse dubitatif quant au type de missions et aux contextes d’engagement : formation de policiers et de magistrats irakiens, mission de police en Afghanistan, soutien - en ordre dispersé - au Kosovo nouvellement indépendant, envoi d’observateurs en Géorgie… L’élargissement des Tâches de Petersberg aux opérations de désarmement conjointes et aux missions d’assistance aux pays tiers (lutte contre le terrorisme et réformes en matière de sécurité) semble d’ailleurs aller dans le même sens788. On peut s’interroger plus largement sur le discours qui annonce l’avènement d’une coopération apaisée de l’UE avec l’OTAN, sur la base d’une meilleure répartition des rôles et des missions789. Les clins d’œil atlantistes de la France et le rapprochement qui se profile permettront-ils aux Européens de rééquilibrer l’Alliance atlantique790 ? Les débats restent ouverts sur le plan politique mais aussi au sein des communautés épistémiques791 qui participent, en sous-main, à ce mouvement de fond évoqué sous le terme euphémique de « Bruxellisme »792 (cf. Chapitre VIII)793. Le risque d’une dérive occidentaliste ne relève pas du seul domaine de la spéculation intellectuelle. On citera à titre d’exemple un document publié fin 2007 par cinq anciens Chefs d’Etat-major794 de pays membres de l’OTAN. Ce document-manifeste a retenu l’attention de médias parce qu’il envisage en particulier l’utilisation de l’arme nucléaire « en premier ». Etonnamment, les autres propositions ont suscité peu de commentaires. Les anciens haut gradés proposent pourtant rien de moins que la création d’un Comité stratégique commun USA-OTANUE pour contrer les menaces qui pèsent sur l’Occident (emphase sur les armes de destruction 787 Cf. le modèle « Athéna » de la PESD imaginé par CHIVVIS (op. cit). On notera que CHIVVIS conteste l’idée que les Européens auraient en soi un avantage comparatif en matière civile. Voir aussi un ouvrage américain récent sur le rôle de l’UE en matière de Nation-Building: James DOBBINS, Europe’s Role in Nation Building : from the Balkans to the Congo, Santa Monica, Rand Corporation, 2008. 788 Traité modificatif, op. cit. 789 Speech to press Club and American Chamber, by Victoria NULAND, US. Permanent Representative to NATO, Paris, 22 February 2008 ; Speech at the London School of Economics, by Victoria NULAND, US. Permanent Representative to NATO, London, 25 February 2008. Remarque : Victoria NULAND est par ailleurs l’épouse de Robert KAGAN. 790 Voir par exemple l’appel conjoint du ministre français des affaires étrangères, du SG/HR pour la PESC et du Secrétaire général de l’OTAN pour une « meilleure convergence des actions » entre l’UE et l’OTAN: proposition de créer un « groupe de haut niveau » etc. (Agence Europe, 8 juillet 2008). 791 Parmi les fora qui débattent des questions de sécurité en Europe, on citera le SDA (Security and Defence Agenda) qui réunit des parlementaires européens, des représentants du lobby militaro-industiel et des personnages influents comme Javier SOLANA, Robert COOPER, le général Rupert SMITH, Jimmy SHEA… 792 Olivier KEMPF, « La nouvelle ligne américaine : oui à l’Europe de la défense », Défense Nationale, Avril 2008, pp. 35-44. 793 Voir aussi les rumeurs sur la possibilité de créer un Etat-major de l’UE à Mons (« at SHAPE » et non pas « in SHAPE »…). 794 Towards a Grand Strategy for an Uncertain World - Renewing Transatlantic Partnership, By General (ret.) Klaus NAUMANN, General (ret.) John SHALIKASHVILI, Field Marshal The Lord INGE, Admiral (ret.) Jacques LANXADE, General (ret.) Henk VAN DEN BREEMEN, Noaber Foundation, 2007 (document publié par ailleurs avec le soutien officiel du German Marshall Fund). 176 massive…). Ils préconisent par ailleurs le contournement des Nations Unies à chaque fois que nécessaire, un recours accru aux compagnies privées de sécurité… Une telle vision est-elle conforme aux intérêts proprement européens ? Pour VEDRINE, suivre cette inclinaison ne serait finalement qu’une nouvelle marque de faiblesse et de renoncement. Le modèle irénique et le modèle occidentaliste formeraient en effet les deux faces d’une même Irreal Politik. La seule alternative pour les Européens serait dès lors de faire le choix de la puissance autonome, raisonnable et raisonnée. Le choix de la puissance autonome responsable La troisième et dernière vision correspond à une UE qui assumerait ses responsabilités en s’inspirant des traditions européennes d’équilibre et de modération. Selon VEDRINE, il faudrait effectivement « réveiller la nécessité de puissance ». Cette Europe-puissance795renoncerait cependant au « sentiment de domination comme remède à ses angoisses »796 pour mieux rester maîtresse de ses choix et de son destin. C’est au fond, l’idée d’une Union fondée sur un sentiment pro-européen qui ne saurait se confondre avec l’européisme797. Se gardant des chimères supranationales, cette Fédération d’Etats-nations reposerait sur des Etats relégitimés. Ensemble, ils construiraient l’UE autour des « trois P fondateurs » (paix, prospérité, partenariat) auxquels il faudrait rajouter un quatrième (Polarité)798. Le concept de multilatéralisme efficace permettrait ainsi de prendre en compte la reconfiguration du monde autour de grands pôles régionaux, seule manière de réguler la globalisation et ses excès (voir aussi la notion d’interpolarité développée par Giovanni GREVI799). Cette vision suppose de cesser de croire qu’une politique étrangère unifiée est possible à vingtsept. Il faudrait dès lors privilégier les petits groupes et réunir les Etats membres autour de thématiques précises, dans des formats à géométrie variable800. La diplomatie coopérative qui en résulterait devrait s’inscrire dans la tradition machiavélienne européenne qui met la politique au service de l’exécution dépassionnée de la « raison d’Etat »801. « Moralement neutre »802, cette diplomatie reposerait sur des principes éprouvés : autonomie souveraine, sens de la mesure et du compromis, calcul d’intérêts (car, selon le mot de COOPER, il est plus facile de négocier des intérêts que des valeurs…). 795 Cette vision qui s’incrit dans la tradition gaulienne fut longtemps une constante de la politique européenne française. Cf. Noëlle LENOIR (alors Ministre des Affaires européennes), « Demain l’Europe-puissance », Le Monde, 11 septembre 2002. De façon plus générale, voir Nicole GNESOTTO, La Puissance et l’Europe, Paris, Presses de Science Po, 1999 ; Christian SAINT ETIENNE, La puissance ou la mort , op. cit. 796 Nicole GNESOTTO, « le Rétrécissement de l’occident », EUISS Newsletter, n°21, janvier 2007. 797 Hubert VEDRINE, « Pour un nouvel euroréalisme », Le Monde, 9 septembre 2004; Hubert VEDRINE, « Pour l’Europe : repartir du réel », Le Débat, n°136, Paris, septembre-octobre 2005. 798 Guenter BURGHARDT, « EU Civilian Crisis Management Capabilities and the Emerging EU security Strategy », The Woodrow Wilson School of Public and International Affairs, Princeton University, Conference, October 3-5, 2003. 799 Giovanni GREVI et Alvaro de VASCONCELOS, Partnerships for Effective Multilateralism, EU Relations with Brazil, China, India and Russia, Cahier de Chaillot, n° 109, EU-ISS, 2008, pp. 145-172. 800 VEDRINE, op. cit. 801 MACHIAVEL, Le Prince, op. cit. 802 Cf. METTERNICH, TALLEYRAND, RICHELIEU, BISMARCK, etc. : Robert COOPER, « La moralité de l’amoralité en politique étrangère », Project Syndicate, Février 2003. Voir aussi COOPER, La fracture des Nations, op. cit., pp. 165-166 ; Robert COOPER, « Hard Power, Soft Power and the Goals of Diplomacy », in David HELD and Mathias KOENIG-ARCHIBUGI (Eds.), American Power in the 21st Century, Cambridge, Polity, 2004, pp.167-180 177 La PESC servirait par conséquent de cadre pour définir des stratégies communes sur les plans sécuritaire, démographique, énergétique, économique (sans se limiter au seul discours sur les droits de l’homme803). Les Européens pourraient conduire ainsi une politique autonome vis-à-vis de la Russie, de la Chine, de l’Inde, de l’Afrique et de la Méditerranée (Proche-Orient inclus)... Ils préserveraient alors leurs propres intérêts en stabilisant leurs marges, en garantissant leurs approvisionnements, en se faisant des alliés …. Une telle orientation ne conduirait pas nécessairement au délitement du lien transatlantique804. Plutôt que de s’engager ouvertement dans une logique de « soft balancing »805, l’objectif de l’UE serait d’arriver à un partenariat équilibré avec les Etats-Unis. Sans rivaliser sur le plan militaire, les Vingt-sept pourraient gagner en crédibilité. COOPER le dit lui-même : « Si les Européens veulent influencer les Etats-Unis, ils doivent apporter quelque chose, et cela ne peut être que des capacités militaires » 806. Pour la PESD et la GCC, les implications seraient donc multiples et exigeantes. Il s’agirait tout d’abord de ne pas perdre de vue que la finalité ultime est d’arriver à une défense commune (fin rappelée dans le Traité de Lisbonne malgré les réserves habituelles sur la primauté de l’Alliance atlantique pour les pays concernés807). En attendant, l’UE devrait poursuivre l’approche pragmatique des « petits pas » et de la « légitimité par l’action » tout en améliorant au quotidien la sécurité des citoyens européens808. En parallèle, l’UE devrait continuer à privilégier les approches civilo-militaires « robustes » en prenant en compte les spécificités institutionnelles de l’Union et le génie propre aux nations européennes. A cet égard, la mise sur pied d’une structure PESD civilo-militaire intégrée au niveau stratégique représente un enjeu majeur. Les Européens n’auraient en tout cas aucun avantage à s’enfermer dans la « sécurité douce », même s’il s’agit là d’une « niche » prometteuse en raison de leur savoir-faire en la matière809 (ces différents aspects seront traités plus en détail ultérieurement). Enfin, les Etats membres pourraient s’appuyer également sur les apports du Traité de Lisbonne810 pour constituer des groupes pionniers qui enclencheraient des synergies profitant à tous au sein de la PESD : coopérations renforcées dans le cadre de la fameuse Coopération structurée permanente, etc. Des initiatives pourraient alors émerger autour de projets concrets : politique spatiale, politique de l’armement, développement de capacités civiles et/ou militaires innovantes... 803 VEDRINE, op. cit. Edouard BALLADUR, Pour une Union occidentale entre l’Europe et les Etats-Unis, Paris, Fayard, 2007. 805 Cf. supra. 806 COOPER, La fracture des nations, op.cit., p. 197. Voir aussi ESDP Goals and Ambitions, Remarks to USEUPOLMIL Conference by Robert COOPER, Brussels, 12 October 2005. 807 Traité modificatif, op. cit. Cf. Chapitre IV. 808 GNESOTTO, « La PESD en antidote », op. cit; Nicole GNESOTTO, « Why EU strategy is relevant today », Europe Diplomacy & Defence, n°10, 1 March 2007. 809 Une option serait effectivement de créer des niches, les Européens se contentant d’une présence internationale intermittente, en agissant sur différents régistres et sur un mode aléatoire voire de « contournement » : COURMONT et al, op. cit. 810 Traité modificatif, op. cit. Voir aussi le Chapitre IV. 804 178 GCC et géopolitique Tout le discours sur « l’UE et la gouvernance » est axé sur le dépassement de l’approche géopolitique dont elle se veut l’exact contraire. Or, la première est souvent rattrapée par la seconde qui garde sa validité811. Penser la GCC en lien avec la dimension extérieure de l’Union suppose dès lors de souligner aussi les apports et les permanences de la géopolitique. La SES rappelle elle-même que « la géographie garde toute son importance » malgré la globalisation et les phénomènes de déterritorialisation. La géopolitique permet ainsi de replacer l’UE, la PESC/PESD et la GCC dans le système-monde tout en mobilisant des notions qui ne sont en aucun cas obsolètes : centre et périphérie, hinterland, marches et confins, sphères d’influence, cordon sanitaire, glacis, zones d’intérêt prioritaire812. Cela pose inévitablement la question des frontières : faut-il fixer les limites géographiques de l’Union ? « L’empire européen » aurait-il au contraire intérêt à ne pas borner son limes pour garder son attractivité813 ? Sans répondre à ces interrogations, il faut analyser ici la GCC au travers d’un raisonnement en cercles concentriques. Ce type de raisonnement a été utilisé pour esquisser une Europe à géométrie variable en prévision de l’élargissement historique de 2004. Il s’agissait alors d’éviter le piège inclusion/exclusion dans le cadre du débat entre approfondissement et élargissement814 (cf. la notion « d’intégration différenciée »). Mais la conceptualisation des enjeux en cercles concentriques est aussi un classique de la pensée stratégique française des années 1970-1980 qui distinguait en matière de sécurité et de défense: 1/ le sanctuaire national ; 2/ le glacis européen ; 3/ le reste du monde. Ce schéma mental est aujourd’hui utile pour réfléchir plus largement aux intérêts géopolitiques de l’UE815. A chaque fois, il est possible de tirer des conclusions pour l’emploi du volet civil de la PESD (cf. Fig. 13 page suivante). Au delà du territoire de l’UE stricto sensu - non couvert par la PESD - un premier cercle correspond ainsi aux Etats qui ont vocation à adhérer (pays candidats des Balkans occidentaux notamment). La priorité de la GCC est indéniablement de pacifier ces confins immédiats pour mieux les inclure ensuite dans l’ensemble européen. Ainsi en est-il des actions civiles PESD déployées en Bosnie, au Kosovo voire en Moldavie. A chaque fois, la Commission devra cependant prendre le relais dès que les conditions seront réunies (comme ce fut le cas en ARYM). Un second cercle est quant à lui celui de « l’étranger proche ». L’ancien Président de la Commission européenne, Romano PRODI, avait développé en ce sens une « philosophie du 811 MOREAU DEFARGES, La Gouvernance, Paris, PUF, 2008. Voir aussi Pierre VERLUISE, Géopolitique de l’Europe : l’Union Européenne élargie a-t-elle les moyens de la puissance ?, Paris, Ellipses, 2005 ; Philippe MOREAU DEFARGES, Le cadre, les axes et les conditions d’une stratégie d’influence à l’échelle mondiale de l’Union européenne, Paris, IFRI, 2001. L’auteur examine trois axes de réflexion: l’organisation et le développement de la périphérie de l’UE, la promotion des règles internationales et la question de la force militaire 813 Jan ZIELONKA, Europe as Empire: The Nature of the Enlarged European Union, Oxford, Oxford University Press, 2006. 814 Notions d’avant-garde, de noyau dur et de groupe pionniers, distinction entre les pays qui ont vocation à adhérer à l’UE et les pays à qui l’UE proposera « l’association » . 815 Cf. par exemple Une vision française de l’avenir de l’Europe, Allocution de Noëlle LENOIR, Ministre déléguée aux affaires européennes, Brookings Institution, Washington, 26 février 2004. 812 179 voisinage amical »816 (ring of friends). Concernant plus spécifiquement la PESC/PESD, Javier SOLANA a par ailleurs exprimé à de nombreuses reprises la nécessité « d’étendre la zone de sécurité autour de l’Europe, de créer des cercles de bonne gouvernance sur les frontières orientales - des Balkans au Caucase - et sur le pourtour méditerranéen817 ». C’est au fond toute l’ambition de la Politique Européenne de Voisinage (PEV)818 qui vise à stabiliser « l’arc des crises » qui caractérise les marges actuelles ou futures de l’UE (Proche-Orient inclus). Ce second cercle est un champ d’action privilégié pour les capacités de la GCC qui visent à soutenir des Etats amis qui sont aussi des Etats tampons. Enfin, un troisième cercle rassemble le « reste du monde ». Cela concerne en premier lieu les pays ACP qui ont une « proximité non géographique » avec l’UE (ex: Afrique sub-saharienne). Mais la GCC européenne a aussi été déployée dans des régions plus éloignées: Irak, Afghanistan, Indonésie... Dans ce troisième cercle, les mission civiles PESD devraient néanmoins rester ponctuelles tout en servant des intérêts dûment identifiés (la visibilité de la PESD pouvant d’ailleurs constituer une motivation en soi). Fig. 13 : GCC et géopolitique Tendances prévisibles pour la GCC Premier cercle (UE élargie) Second cercle Troisième cercle (étranger proche) (reste du monde) NB: le dégradé de gris correspond aux intérêts géopolitiques et sécuritaires de l’UE et des ses Etats membres Conclusion Ce chapitre a montré que la GCC européenne se prête difficilement aux interprétations monocausales et/ou monoconceptuelles. Aucune théorie ne peut expliquer à elle seule la GCC dans ses différentes dimensions. En la confrontant à différents cadres d’analyse et à des débats plus larges, il est néanmoins possible de mettre en relief son substrat d’essence réaliste : validité des approches stato-centrées et sécuritaires, prégnance des intérêts, permanences de la géopolitique… Ce chapitre visait aussi à rappeler une évidence trop souvent occultée : la PESD et son volet civil ne peuvent trouver leur voie que si la PESC gagne elle-même en consistance, au service d’une vision assumée de l’UE et des grands objectifs de l’intégration européenne. Or, les trois visions de l’UE présentées plus haut coexistent et s’entrecroisent dans le discours européen. Les jeux 816 Idée exprimée à de multiples reprises dès fin 2002. Javier SOLANA, « L’UE, pilier d’un monde nouveau », Le Monde, 23 septembre 2003. 818 Pour anticiper toutes nouvelles divisions en Europe du fait de l’élargissement de 2004, l’UE a lancé le concept de « Wider Europe » devenu entre-temps la PEV. Voir aussi Thierry BALZACQ, « La Politique européenne de voisinage, un complexe de sécurité à géométrie variable », Cultures et Conflits, n°66, été 2007, pp. 31-59. 817 180 restent donc théoriquement ouverts même si le modèle a priori le plus réaliste (au sens politologique du terme) semble aussi le moins probable. Un premier danger serait en tout cas de se laisser gagner par la peur et le mépris. Un second danger serait d’oublier par ailleurs que la force continue à compter car « la politique étrangère traite de la guerre et de la paix, et les pays qui ne voient que la paix ratent la moitié de l’histoire, peut-être la plus importante »819. La GCC ne prend dès lors son sens que si elle renforce la capacité des Européens à exercer de façon autonome et responsable leurs droits et leurs devoirs sur la scène géopolitique. Cela passe par la défense des intérêts proprement européens et par la consolidation du poids de l’Union dans un monde globalisé et multipolaire820. Il faut ainsi éviter les slogans et les incantations tout en gardant à l’esprit que l’UE n’est ni un « super-Etat » ni une « super-ONG ». Pour la GCC européenne, cela suppose de favoriser un double mouvement de dé-idéologisation (éviter le piège du messianisme) et de re-politisation (considérer la GCC pour ce qu’elle est, c’est-à-dire de la politique en acte). La GCC ne se contente effectivement pas d’agir dans la sphère politique : elle est un outil de la politique tout en représentant potentiellement un réservoir de puissance. Pour conclure, le défi fondamental du volet civil de la PESD n’est donc pas de choisir entre KANT et HOBBES821 mais de mobiliser à bon escient GROTIUS (pour encadrer la force sans confondre le droit et la morale) ; MACHIAVEL (pour fonder un ordre nouveau et le maintenir822) ; BODIN (pour imaginer une souveraineté partagée) ; enfin CLAUSEWITZ (pour approfondir le lien politique/stratégie, cf. partie III). On retiendra plus généralement le nécessité d’acquérir une Virtù européenne qui reste à inventer. C’est en effet la Virtù qui permettra de dominer la Fortuna et de construire l’Europe-puissance. Cela suppose d’assumer la notion de double standard (et le double langage) tout en trouvant un dosage subtil entre la ruse et la force, entre la séduction et la contrainte. Cela suppose enfin de bien cerner la place et le rôle de « l’outil GCC » dans la vaste gamme de moyens et d’instruments dont dispose l’Union pour intervenir sur l’échiquier international. 819 COOPER, La fracture des nations, op. cit, p. 192. Pour une réflexion plus théorique, cf. aussi Carl SCHMITT, Le nomos de la terre dans le droit des gens du jus publicum europaeum, Paris, PUF, 1998 (première édition en allemand en 1950). 821 Cf. le célèbre article de KAGAN, « Puissance et faiblesse », op. cit. KAGAN y caricature une Europe se complaisant dans un paradis post-moderne par opposition à une Amérique n’hésitant pas à combattre (métaphore de l’opposition entre Mars et Vénus). 822 MACHIAVEL, Le Prince, op. cit. Pour MACHIAVEL, il ne s’agit effectivement pas seulement de conquérir le pouvoir et de fonder un ordre nouveau. Il faut aussi le conserver ce qui explique notamment la supériorié du système républicain et le rôle joué par le peuple. 820 181 Chapitre VII : le volet civil de la PESD dans la boîte à outils européenne - vers une gestion globale des crises ? Résumé Le volet civil de la PESD n’est qu’un outil parmi la vaste gamme d’instruments et de moyens dont se prévaut l’Union pour apporter sa valeur ajoutée à la paix et à la sécurité internationale. Ce chapitre analyse donc sa place spécifique au sein de la « boîte à outils européenne » pour la gestion des crises et des conflits. L’idée principale est d’explorer le rôle charnière de la GCC au service d’une approche globale qui peine à se concrétiser. Ce chapitre présente en particulier le concept inédit de CMCO (Civil-military coordination) développé en 2002-2003 pour arriver à une meilleure cohérence d’ensemble des actions. Il analyse enfin le fonctionnement des structures civiles au sein de la chaîne décisionnelle de la PESC/PESD. Introduction Les capacités du volet civil de la PESD sont destinées à agir prioritairement dans la sphère des high politics. L’outil GCC n’intervient cependant jamais isolément. Il faut donc le situer parmi la « vaste palette d’instruments et de moyens » dont se prévaut l’UE pour le traitement des crises et la résolution des conflits. Au-delà des discours convenus sur les atouts de la « boîte à outils » européenne et sur la nécessaire cohérence des actions, quelle est la place spécifique de la GCC ? En quoi complète-t-elle la panoplie d’intervention de l’UE ? Comment s’articule-t-elle avec les partenaires extérieurs (organisations internationales et Etats tiers) ? Pour répondre à ces questionnements, ce chapitre est structuré en quatre sous-chapitres qui s’articulent comme suit : - Cadre théorique pour conceptualiser le rôle de l’UE dans la résolution des conflits et dans la gestion des crises ; Essai de catégorisation des principaux moyens effectivement mobilisables (notion de « boîte à outils ») ; Analyse critique de la Coordination civilo-militaire (CMCO), concept original qui vise à développer les synergies entre les deux volets de la PESD et la cohérence tout azimut ; Place et rôle de la GCC dans la chaîne civilo-militaire PESD (fonctionnement des principaux organes, procédures guidant le lancement des opérations civiles au niveau politique). 182 A chaque fois, il s’agit de souligner l’apport singulier du volet civil de la PESD. En raison de son caractère souple, protéiforme et inclusif, la GCC ouvre assurément le champ des possibles. Surtout, elle assure potentiellement un rôle charnière (image de la plaque tournante) dans le dispositif européen de gestion des crises. En « créant du lien », la GCC favorise dès lors l’émergence progressive d’une gestion globale des crises. Union européenne, gestion des crises et résolution des conflits : cadre théorique Un des plus grands défis de la GCC est de distinguer les compétences respectives de la Commission et du volet civil de la PESD (au-delà des pures logiques de compétition interinstitutionnelles). Les chapitres précédents ont déjà ouvert des pistes utiles en ce sens : différenciation high/low politics, place sur le cycle du conflit, modèle du sequencing… Penser la gestion de crise dans l’UE suppose pourtant de réfléchir plus généralement à la relation entre l’européanisation et la résolution des conflits. C’est en effet en élargissant le cadre d’analyse que l’on peut délimiter ensuite, sur un mode déductif, la spécificité de la PESD et de son volet civil. Européanisation et pacification Le lien entre l’UE et la résolution des conflits donne lieu à une littérature spécifique, quoique embryonnaire. Cette littérature constructiviste va au-delà des recherches sur la paix démocratique et sur l’intégration fonctionnaliste comme méthode de dépassement du conflit823. Elle s’inspire des travaux sur la transformation du conflit824 mais aussi des réflexions sur les dimensions extérieures de l’européanisation825: puissance normative, rôle possibles de l’UE dans les conflits sécessionnistes826 et dans les conflits frontaliers827, impact des politiques de conditionnalité sur les Etats voisins828, phénomènes induits de socialisation829 (l’UE est à la fois un Norm-maker et un 823 Mette EILSTRUP-SANGIOVANNI and Daniel VERDIER, « European Integration as a Solution to War », European Journal of International Relations, Vol. 11(1), 2005, pp. 99-135. 824 Le conflit est défini traditionnellement dans l’approche théorique constructiviste comme l’incompatibilité de positions subjectives. 825 L’expression « européanisation » renvoie elle-même à des réalités diverses (ex : européanisation des espaces publics nationaux, EU-zation). Ici, nous nous référons plutôt à une définition plus large qui inclut les normes, les croyances… En ce sens, l’européanisation n’est pas synonyme de convergence. Elle peut au contraire révéler des divergences et produire des effets négatifs. Sur les différentes formes et significations du phénomène, cf. Romain PASQUIER et Olivier BAISNEE, L'Europe telle qu'elle se fait : Européanisation et sociétés politiques nationales, Paris, CNRSScience Po, 2007. 826 Projet de recherche du Center for European Political Studies (CEPS) de Bruxelles : Bruno COPPIETERS, Michael EMERSON, Michel HUYSSEUNE, Tamara KOVZIRIDZE, Gergana NOUTCHEVA, Nathalie TOCCI and Marius VAHL, Europeanization and Conflict Resolution: Case Studies from the European Periphery, Gent, Academia Press, 2004 ; Nathalie TOCCI, The EU’s Role in Conflict Resolution. Promoting Peace in European Neighbourhood, London, Routledge, 2006. 827 Projet de l’Université d’Essex dans le cadre de l’European consortium for political research (ECPR) : Thomas DIEZ, Stephan STETTER et Mathias ALBERT, « European Integration and Border Conflict Transformation - a theorical framework », ECPR Standing Group on International Relations, The Hague, 9-11 September 2004. 828 Franck SCHIMMELFENNIG, S. ENGERT and H. KNOBEL, « Costs, Commitment, and Compliance - The Impact of EU Democratic Conditionality on European Non-Member States », EUI Working Paper, 2002/29, Florence, 2002. 829 « Social learning ». 183 Norm-taker830, ce qui influe aussi sur l’identité européenne)831. Aucun de ces travaux n’étudie cependant directement la PESD et son volet civil. Concernant la gestion civile des crises, on retiendra en tout cas que celle-ci est potentiellement plus efficace quand elle se double d’un processus d’européanisation. Cela renforce notre argument géopolitique qui place l’Europe élargie et son étranger proche au rang des zones d’engagement prioritaires du volet civil de la PESD (maximalisation de la GCC dans le cadre d’une stratégie d’intégration différenciée, pacification des marges par ondes successives). L’étude des éléments normatifs et de la conditionnalité reste toutefois pertinente pour évaluer les moyens d’influence de l’UE dans des zones conflictuelles plus éloignées (dans les pays ACP notamment). Structure et agence En reprenant la distinction classique en science politique entre structure et agence, on peut distinguer plus largement deux grands rôles de l’UE en matière de résolution/transformation des conflits : l’UE comme « cadre normatif » d’une part et l’UE comme « acteur » de la résolution des conflits d’autre part (Fig. 14) 832: Fig. 14 : l’UE comme cadre et l’UE comme acteur (structure et agence) Intruments/programmes géographiques ou thématiques de la Commission Grands cadres politiques type Processus de Barcelone (…) Stabilité des Etat fragiles, en transition ou en déliquescence Situations de troubles internes, conflit armé Outils d’intervention diplomatiques, militaires, humanitaires PESC/PESD (RSUE, sanctions, GCC etc.) mais aussi aide d’ECHO, actions JAI… 830 Annika BJÖRKDAHL, « Norm-maker and Norm-taker: Exploring the Normative Influence of the EU in Macedonia », European Foreign Affairs Review, n° 10, 2005, pp. 257-278. 831 Voir aussi Richard YOUNGS, 2004, op. cit. 832 Gergana NOUTCHEVA, « Europeanisation and Conflict Resolution », Europa South-East Monitor, Issue 49, Center for European Policy Studies, Bruxelles, October 2003. 184 L’effet de l’UE comme cadre normatif s’exerce par le haut au travers des instruments géographiques et sectoriels mis en oeuvre par la commission: programmes du type TACIS, FED, IEDDH833... Ces instruments communautaires appuient les stratégies de pré-adhésion (critères de Copenhague), les traités d’association et les accords-cadres type Cotonou (relations avec les pays ACP). Ils renforcent également les grandes politiques qui s’inspirent peu ou prou des trois corbeilles du Processus d’Helsinki (sécurité, prospérité économique, démocratisation): Processus de Barcelone (transformé en Union pour la Méditerranée), Processus de stabilisation et d’association pour les Balkans occidentaux (fer de lance de l’ex-Pacte de stabilité pour l’Europe du sud-est), Politique européenne de voisinage. Cet ensemble de projets politiques, économiques et financiers entretient l’image de l’UE comme puissance civilo-normative. Mais l’UE intervient aussi par le bas en qualité d’acteur. On pense bien sûr à la diplomatie européenne (moyens de la PESC, cf. infra) et aux opérations de la PESD, mais aussi à la dimension extérieure de la JAI et aux actions de la Commission qui participent directement à la prévention/résolution des conflits: politique de conditionnalité dans l’aide au développement, aide humanitaire… La distinction structure/agence montre ainsi que le rôle de l’UE ne peut pas être appréhendé uniquement en termes de modèle ou d’exemplarité. Par ailleurs, on ne saurait opposer arbitrairement les instruments à long terme de la Commission aux outils mis en oeuvre par le Conseil sur un mode plus réactif. Dans de nombreuses zones de conflit ou de tension, l’UE a gagné en tout cas suffisamment de poids pour ne plus être considérée comme une tierce partie totalement neutre et impartiale. Elle exerce dès lors un rôle « perturbateur »834 avec des effets positifs ou négatifs. Elle peut ainsi influencer - directement ou indirectement - le cours d’une crise ou d’un conflit par une multitude de moyens, si tant est qu’elle y trouve son intérêt et qu’elle ne choisisse pas la nonintervention835. Différents modes d’action pour la GCC européenne Les notions de structure et d’agence permettent également d’identifier et d’affiner d’autres cadres d’action. Il est ainsi possible d’établir un tableau à double entrée qui différencie les stratégies d’intervention en fonction du public cible (Fig. 15, page suivante)836: 833 IEDDH : Instrument européen pour la démocratie et les droits de l’homme (106 M Euros par an sur l’exercice bugétaire 2007-2013). 834 DIEZ, STETTER and ALBERT, op. cit. Voir aussi Thomas DIEZ, « Roots of Conflict, Conflict Transformation and EU Influence », Bruxelles, European Commission Workshop, 14 février 2003. 835 Ibid. 836 Ce tableau est inspiré très librement des travaux de DIEZ, STETTER and ALBERT (op. cit.) mais aussi du triangle de la violence de Johan GALTUNG (op. cit.) et de la pyramide du peacebuilding de John Paul LEDERACH (op. cit.). 185 Fig. 15 : les différents modes d’action de la GCC Stratégies ciblées sur les acteurs (diminuer la violence directe, agir sur les comportements et modifier les attitudes,) Stratégies ciblées sur Tutorat, conseil, formation des cadres les élites et les administratifs, policiers, magistrats responsables locaux (…) intermédiaires (appareil administratif et étatique) Stratégies ciblées sur la Actions ciblées pour soutenir les acteurs société comprise de la société civile: responsables d’ONG, médias indépendants… au sens large Stratégies ciblées sur les structures (diminuer la violence structurelle, agir sur les causes profondes des antagonismes,) Renforcement des institutions, si nécessaire par la contrainte Grands programmes d’aide à la démocratisation et au développement Aide macro-économique (…) Le dégradé de couleur met en évidence les sphères d’intervention de la GCC européenne qui vise prioritairement l’appareil administratif et sécuritaire des Etats hôtes. Les actions sont ciblées en particulier sur le renforcement des capacités des décideurs et du personnel d’encadrement : tutorat, formation… La GCC influe également sur les structures étatiques en favorisant les réformes législatives et organisationnelles (ex. la mission EUSEC RDC qui met en place une chaîne de paiement transparente pour les policiers et les militaires locaux). Le centrage de la GCC sur le state-building n’évite cependant pas les redondances avec les actions conduites par la Commission et ses délégations (la sphère communautaire suivant également le dégradé du tableau présenté supra mais sur un mode inverse). Ces considérations théoriques ont permis d’esquisser à grands traits un partage des tâches et des responsabilités tout en soulignant l’extraordinaire diversité des instruments et outils politiques, diplomatiques, économiques et humanitaires dont dispose l’Union pour la résolution des conflits. Cela permet de revenir maintenant à la fameuse boîte à outils européenne pour la gestion des crises: quels sont les moyens dont dispose concrètement l’Union pour prévenir, gérer et stabiliser les situation de crise ou d’instabilité ? La GCC dans la boîte à outils européenne pour la gestion des crises L’enjeu principal est d’arriver à mieux coordonner des moyens qui ont été créés à des périodes différentes et dans des cadres juridiques et institutionnels distincts837. Cela suppose toutefois de réconcilier également des approches divergentes. 837 NOWAK, 2006, op. cit. pp. 7 et 11. 186 Commission versus Conseil : des conceptualisations et des approches différentes L’expression « gestion des crises » est un leitmotiv de la rhétorique et de la pratique de la PESC/PESD838. Dans son propre discours, la Commission associe pourtant systématiquement prévention des conflits et gestion des crises839. C’est pour elle une façon d’insister sur son expérience et ses avantages comparatifs840. La Commission se pose en effet comme le principal acteur institutionnel en la matière. Dans un document de 2003841, elle établit ainsi clairement que les capacités du volet civil de la PESD n’interviennent qu’en complément des moyens financiers et « non financiers » communautaires: « Feira-type interventions will, by their nature, be exceptional and transitional measures that, in financial terms, are likely to constitute a relatively small part of the overall package of EC assistance to third countries in crisis. They must, therefore, be considered in the context of the wider conflict-prevention, relief, rehabilitation and long-term stabilisation and development assistance delivered under Community instruments in the period leading up to a crisis, during the crisis and post-crisis »842. La Commission classifie par ailleurs les instruments civils de gestion des crises en trois grandes catégories : les mesures d’ordre politique (dialogue politique au travers des structures de la PESC et accords passés par la Commission avec les Etats tiers et les organisations régionales) ; les sanctions et « autres mesures négatives » ; enfin, la coopération et l’assistance délivrées sous les auspices communautaires843. Cette classification a sa pertinence si l’on se place du point de vue de la Commission. Elle diffère toutefois sensiblement de celle qui a cours chez les praticiens de la PESC/PESD. Ceux-ci semblent en effet « découper » la gestion (globale) des crises en trois volets844: un volet militaire, un volet civil et un volet reconstruction (appelé parfois « volet humanitaire »). Les trois volets sont considérés comme interdépendants même si le dernier semble implicitement destiné à soutenir les deux premiers (flanking measures). Cette vision - indéniablement plus 838 On notera que la notion de crisis management est souvent traduite dans les cercles gouvernementaux français par « traitement des crises », ce qui durcit encore un peu plus l’orientation sécuritaire de l’expression. 839 Rappelons que la Commission a créé en 2001 une Unité de prévention des conflits et de gestion des crises en remplacement du Conflict Prevention Network délégué un temps à des acteurs non gouvernementaux. 840 Voir aussi Lars-Erik LUNDIN, « The Commission’s Role in Developing a Coherent EU Conflict Prevention and Civilian Crisis Management Capability », EU Civilian Crisis Management Capability, Conference Report, SWEFOR/SPAS, Stockholm, 20 April 2001, pp.21-23. 841 Civilian instruments for EU crisis management, European Commission, April 2003, op. cit. Ce document tentait pour la première fois de recenser de façon systématique les moyens existants dans l’UE en précisant à chaque fois la base légale, l’étendue géographique, les objectifs court terme et long terme…. 842 Ibid. Il est précisé aussi : « The nature of the crisis, the historic pattern of political and economic ties with the country concerned and the specific crisis-management objectives adopted by the EU will determine how the instruments are used. Moreover, certain instruments will have more impact in some countries than others ». Ainsi, dans certains pays, le levier le plus efficace sera la conditionnalité de l’aide. Dans d’autres pays moins dépendants économiquement, l’UE devra coupler des « incitations politiques » et des mesures commerciales (Ibid.). 843 Le document cite dans le champ communautaire : les accords avec les Etats tiers et les groupes régionaux ; le commerce et le mesures économiques ; le développement et autres formes d’assistance relevant de la coopération ; l’aide humanitaire d’urgence ; l’aide à la reconstruction et à la réhabilitation ; l’aide macro-économique. 844 Yves BUCHET de NEUILLY, « La politique étrangère de l’UE dans le champ de la sécurité internationale », in René SCHWOK et Frédéric MERAND (Dir.), L’Union européenne et la sécurité internationale : théories et pratiques, Bruxelles, Bruylant, 2009, pp. 71-86. 187 sécuritaire845- présente l’avantage de la clarté conceptuelle et opératoire. Elle accorde par ailleurs une place significative à la gestion civile des crises (cf. Fig. 16). Fig. 16 : les trois volets de la gestion globale des crises Volet civil Volet militaire Gestion (globale) des crises Volet reconstruction (flanking measures) Les différences d’approche et de sémantique montrent en tout cas combien il est difficile de classifier a priori les moyens - matériels et immatériels - mobilisables par l’UE. Une taxinomie par fonction semble cependant pertinente sur le plan didactique. Il faut dès lors différencier: - La prévention structurelle ; La veille stratégique et l’alerte précoce ; La diplomatie préventive ou coercitive ; L’aide humanitaire d’urgence ; Les interventions PESD ; Les actions de reconstruction et de réhabilitation. La prévention structurelle L’UE dispose à l’évidence d’un gros potentiel pour promouvoir la prévention des conflits846. Lors du sommet de Nice, Javier SOLANA et Chris PATTEN847 avaient d’ailleurs présenté un rapport 845 « Crisis-oriented ». Helen BARNES, The EU: Who does What in Conflict Prevention and Resolution, Incore, Londonderry, 2002; Vincent KRONENBERGER and Jan WOUTERS (Eds.), The European Union and Conflict Prevention – Policy and Legal Aspects, Cambridge, Cambridge University Press, 2004. 847 Commissaire chargé des relations extérieures dans la Commission PRODI. 846 188 conjoint du Conseil et de la Commission sur la thématique848. Sous l’impulsion personnelle du même Chris PATTEN, la Commission a ensuite précisé ses objectifs en la matière dans une importante Communication parue en avril 2001849. Ce document distingue le long terme (« projeter la stabilité » en « identifiant et ciblant les besoins le plus en amont possible ») du court terme (« réagir rapidement aux conflits naissants »). Il insiste sur la nécessité de traiter l’insécurité à sa source et rappelle que les Européens sont les premiers fournisseurs mondiaux pour l’aide au développement et l’assistance sous forme de prêts. Pour l’Union, il s’agirait même d’une obligation morale : « L’Union Européenne a le devoir d’essayer de traiter les nombreuses questions transversales liées aux conflits et est bien placée pour le faire. Elle en a le devoir parce qu’elle est le principal promoteur de l’ouverture des marchés et de la coopération et son principal bénéficiaire. Elle est bien placée parce qu’elle possède les moyens et l’autorité pour avoir un impact réel »850. Surtout, la Commission en profite pour réaffirmer sa primauté, l’aide au développement et la coopération constituant « sans aucun doute les instruments les plus puissants à la disposition de la Communauté pour traiter les causes profondes des conflits »851. A la même période, la Présidence suédoise de 2001 arrivait par ailleurs à convaincre les Etats membres de lancer le Programme de Göteborg852. Ce programme vise à promouvoir une culture de prévention dans les nombreux dossiers internationaux qui touchent à la sécurité élargie : lutte contre la drogue, enfants-soldats, désarmement, déminage, gestion des ressources naturelles et dégradation environnementale, maladies transmissibles, flux migratoires... Pourtant, que faut-il penser de cette insistance sur les vertus de la prévention853 ? Le Programme de Göteborg donne lieu à des rapports annuels de la présidence tournante854 mais l’ensemble reste plutôt déclaratoire. En parallèle, la Commission met en avant ses Documents stratégiques par pays et ses Documents stratégiques par régions qui doivent servir de guides pour les acteurs communautaires (EuropeAid notamment855). Elle a établi par ailleurs une Liste indicative des causes profondes des conflits ainsi que des indicateurs de mesure856. Le contenu politique de ces différents documents manque toutefois de substance857. Malgré l’ampleur des sommes engagées, l’essentiel se passe finalement dans la politique de conditionnalité (« dialogue exigeant et 848 Improving the Coherence and Effectiveness of EU Action in the Field of Conflict Prevention, presented by Javier SOLANA and Chris PATTEN, European Council, Nice, December 2000. 849 Communication de la Commission sur la Prévention des conflits, avril 2001, op. cit. A la même époque paraissait une autre Communication clé : The European Union’s Role in Promoting Human Rights and Democratisation in Third Countries, Communication of the Commission, Brussels, 8 May 2001. 850 Ibid. 851 Communication de la Commission sur la Prévention des conflits, op. cit. 852 EU Programme for The Prevention of Violent Conflicts, European Council, Gotenburg, 15-16 June 2001. 853 Reinhardt RUMMEL, Konfliktprävention: Etikett oder Markenzeichen europäischer Interventionspolitik ?, Berlin, Stiftung Wissenshaft und Politik, 2003. 854 Ex : Annual Report on EU activities in the framework of conflict prevention, including implementation of the EU Programme for the Prevention of Violent Conflicts, EU Council, Doc. 10601/08, Brussels, 17 June 2008. 855 Crée en 2001, EuropeAid relève de la DG développement et de la DG RELEX. Suite à une réforme d’envergure, les Délégations bénéficient d’une large déconcentration des pouvoirs en matière d’aide au développement. 856 Javier NINO-PEREZ, « Conflict Indicators Developed by the Commission - The Check-list for Root Causes of Conflict/Early Warning Indicators » in KRONENBERGER and WOUTERS, op. cit. (Part One). 857 SANTOPINTO in DELCOURT, MARTINELLI et KLIMIS, 2008, op. cit., p.54. 189 constructif » en langage européen courant). L’Accord de Cotonou de 2003858 fournit en ce sens un bon exemple même si la prise de sanctions politiques/économiques appartient au Conseil. Pour conclure, la Communication de la Commission et le Programme de Göteborg de 2001 doivent être remis dans leur contexte. A la même époque, le Secrétaire général de l’ONU avait publié un rapport très médiatisé sur la prévention et ses vertus859. Surtout, la PESD était encore en pleine phase de définition (cf. partie I). Au fil du temps, il semblerait toutefois que le thématique de la gestion de crise se soit avérée plus gratifiante pour l’UE: retour sur investissement favorable, visibilité internationale… (alors que la prévention est par nature ingrate et peu spectaculaire). Les ONG/OSC spécialisées ont pris elles-mêmes acte de ce glissement. Après avoir proposé la prévention comme une alternative860, elles cherchent désormais à favoriser une « conflict sensitive approach » au sein de la PESD où elles revendiquent une plus grande place861. La fonction de veille stratégique et d’alerte précoce En sus de la prévention sur le long terme, il faut aussi pouvoir réagir efficacement aux signes annonciateurs d’une crise. La création d’un dispositif européen de gestion des crises suppose ainsi de pouvoir disposer de capacités de veille stratégique : suivi des zones à risque, « évaluations pays », systèmes d’alerte précoce862. Depuis le Traité d’Amsterdam, cette fonction est assurée par l’Unité politique rattachée au SG/HR863. L’UP est appuyée dans sa tâche par le centre satellitaire et de l’Institut d’études de sécurité de l’UE. Elle bénéficie aussi des remontées d’information des opérations PESD, des délégations de la Commission et des Etats membres (quand bien même la coopération inter-étatique reste limitée dans le domaine du renseignement civil ou militaire864). La création d’un Service européen d’action extérieure (création prévue dans le Traité de Lisbonne) faciliterait en tout cas ce travail essentiel de connaissance et d’anticipation865. 858 ACP-EU Partnership Agreement, 23 June 2003 (Accord de Cotonou). Cet accord contient des références explicites au respect des droits de l’homme, à la démocratie et à l’Etat de droit (article 11). En cas de violation des éléments essentiels de ces principes (cases of special urgency), une « procédure de consultation » peut être mise en œuvre (article 96). Celle-ci peut aboutir à une remise en cause du « dialogue politique » et à des sanctions diverses et graduées (appropriate measures): suspension de l’aide au développement, arrêt partiel ou total des relations commerciales... 859 The Prevention of Armed Conflict, Report of the Secretary General Kofi ANNAN, UN, New York, June 2001. 860 Cf. par exemple Preventing Violent Conflict: Opportunities for the Swedish and Belgian Presidencies of the European Union in 2001, International Alert and Saferworld, London, December 2000; Peter MEYER, « The Commission’s Role in Developing a Coherent Approach to Conflict Prevention and Management », Report of Conference Proceedings, Enhancing the EU’s Response to Violent Conflict : Moving Beyond Reaction to Preventive Action, ISIS Europe, 2001. 861 HELLY in DELCOURT, MARTINELLI et KLIMIS, op. cit. 862 Rôle, méthodes et outils d’un centre de situation global pour la prévention et la gestion des crises au sein de l’Union Européenne , Etude menée au profit de la Fondation Notre Europe, Eurodecision-AIS, Paris, 2001. 863 Niall BURGESS, « The Council’s Early Warning Process » in KRONENBERGER and WOUTERS, op. cit.. 864 Björn MÜLLER-WILLE, For our Eyes only ? Shaping an Intelligence Community within the EU, Occasional Paper, n°50, Paris, EUISS, 2004. 865 Voir aussi Méthode d’appréciation politico-stratégique dans les crises, Etude menée au profit de DAS, Eurodecision-AIS, Paris, 2001. 190 La diplomatie préventive ou coercitive Prévenir la crise ou annoncer son imminence ne suffit pas. Encore faut-il avoir les moyens de la traiter à temps et avec les moyens adéquats. L’outil diplomatique est en ce sens incontournable. Sur le plan politique, l’UE peut ainsi offrir sa médiation (bons offices, navette diplomatique…) dans des configurations à géométrie variable : Troïka, SG/HR, Envoyés spéciaux... La PESC a ainsi enregistré quelques succès en matière de peacemaking: Accords d’Ohrid pour mettre fin à la violence en ARYM (2001)866, séparation en douceur entre la Serbie et le Monténégro (2006)867… Les Etats restent cependant très présents (cf. les Groupes de contact ou les formats type EU3868). La tendance lourde est néanmoins celle du renforcement progressif des prérogatives du SG/HR en matière de diplomatie préventive. On notera par ailleurs le poids croissant des RSUE que l’Union déploie dans les zones d’instabilité où ses intérêts sont en jeu869. Ce n’est pourtant que récemment que l’Union a cherché véritablement à mieux définir leur rôle870. Ces développements ont eu des répercussions immédiates sur la GCC : les capacités de soutien aux RSUE sont devenues un domaine à part entière et le rôle des Représentants spéciaux dans la chaîne décisionnelle PESD a dû être précisé (d’où la révision d’un certain nombre d’actions conjointes pour adapter les mandats871, cf. Chapitre X). En appui à la diplomatie européenne, l’Union peut enfin décider l’envoi d’observateurs (missions d’évaluation, surveillance d’élections) voire projeter des policiers et des militaires dans le cadre d’un « engagement préventif ». La diplomatie et l’action préventives de la PESC/PESD peuvent bénéficier en outre du soutien de la Commission qui finance aussi des actions d’urgence (médiations régionales, facilitation de pourparlers de paix) dans le cadre du Mécanisme de Réaction Rapide (MRR créé en 2001 refondu en 2007 dans un nouvel Instrument de stabilité). L’outil diplomatique ne se résume cependant pas à la médiation neutre. Les Etats membres ont également le pouvoir de décider collectivement des mesures coercitives. Au delà des pressions politiques ouvertes (Déclarations) ou couvertes (envoi de signaux discrets), ces mesures peuvent aller jusqu’à l’imposition de sanctions économiques et politiques sur la base de positions 866 Cf. Josiane TERCINET, « L’Union Européenne et la gestion des crises », Actes du colloque La Défense européenne, 01/02/2002, Centre d’études européennes (Faculté de droit Lyon III) et Centre de recherche sur l’Europe et le monde contemporain (Faculté Jean MONNET, Paris XI), Bruxelles, Bruylant, 2003, pp 119-142 ; Claire PIANA, « The EU’s decision-making process in the Common foreign and security policy : the case of the Former Yugoslav Republic of Macedonia », European Foreign Affairs review, N°(7) 2, été 2002, pp. 209-226. 867 KEANE, Rory, « The Solana Process in Serbia Montenegro : Coherence in EU Foreign Policy », International Peacekeeping, Volume 11, n° 3, 2004, pp. 491-507. 868 Troïka ad hoc composée par la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni dans les négociations avec l’Iran. 869 On compte actuellement 11 RSUE: Afghanistan, Région des grands lacs, Union africaine, Asie centrale, Bosnie, Kosovo, ARYM, Moyen-Orient, Moldavie, Caucase et Soudan. Certains RSUE sont itinérants tandis que d’autres résident sur place. 870 Giovanni GREVI, Pioneering foreign policy: the EU Special Representatives, Chaillot Paper nº 106, Paris, IES-UE, 2007; EUSR Guidelines, EU Council, Doc. 11142/07, Brussels, 22 June 2007. L’UE s’efforce aussi de rendre le processus de sélection et de nomination des RSUE plus transparents. 871 Cf. par exemple : Council Joint Action amending the mandate of the EUSR in Bosnia and Herzegovina, EU Council Secretariat, Doc. 13815/05, Brussels, 11 November 2005. 191 communes prises à l’unanimité872. A l’extrême, les Vingt-sept peuvent décider un embargo ou un boycott dans le respect des dispositions de la Charte de l’ONU (avec l’engagement éventuel de moyens militaires). Comme la communauté internationale dans son ensemble, les Européens sont néanmoins confrontés aux dilemmes intrinsèques du régime des sanctions : problème de l’effectivité, difficulté à cibler les mesures sur les vrais responsables sans pénaliser les populations, accusations de pratiquer le deux poids-deux mesures… ECHO : l’arme humanitaire Il arrive cependant que la crise éclate malgré les efforts diplomatiques accompagnés ou non d’un engagement préventif sur le terrain. Dans ce cas, l’UE peut recourir à l’outil humanitaire mis en œuvre par la Commission au travers d’ECHO (Office communautaire d’aide humanitaire) créé dès 1992873. ECHO intervient dans les situations d’urgence: conflits, catastrophes naturelles. Contrairement à l’aide au développement qui est conditionnée, l’assistance d’ECHO se veut strictement humanitaire (prise en compte indiscriminée des besoins des personnes vulnérables). L’Office communautaire veille ainsi jalousement à garder son indépendance, vis-à-vis de la chaîne PESD notamment874. ECHO recourt par ailleurs majoritairement à des ONG pour la mise en oeuvre concrète des programmes et des projets (en coopération avec les autres opérateurs internationaux : OCHA875…). Il serait toutefois naïf de croire que l’aide humanitaire puisse être dégagée de toute considération politique. Les débats sur la « non intervention », sur « l’alibi humanitaire » et sur « les guerres humanitaires » en témoignent. Concernant la GCC, on retiendra que la gesticulation humanitaire peut servir à gagner du temps, par exemple avant de décider l’envoi des moyens civils et/ou militaires. Inversement, les moyens de la PESD peuvent être engagés en soutien des opérateurs humanitaires, lorsque la situation est devenue incontrôlable. C’est précisément le rôle que pourrait avoir le domaine « protection civile » s’il était activé dans le cadre du Titre V TUE. La fonction intervention : PESD et gestion civile des crises En sus de la force de frappe humanitaire, la fonction intervention est assurée par les capacités civiles et militaires de la PESD: Groupements tactiques, équipes CRT, Unités de police intégrées... Nous avons vu plus haut que les outils de la PESD peuvent être néanmoins mobilisés très en amont (ex. renseignement humain, spatial, électronique) sur un mode tout autant préventif que réactif. Un critère déterminant demeure en tout cas la rapidité de déploiement (ces aspects liés à l’intervention concrète sont étudiés plus en détail dans la partie III). 872 Article 15 TUE. Voir aussi Guidelines on Implementation and Evaluation of Restrictive Measures (Sanctions) in the Framework of the EU CFSP, EU Council Secretariat, Doc.6749/05, Brussels, 25 February 2003 ; Follow up to Guidelines on Implementation and Evaluation of Restrictive Measures (Sanctions) in the Framework of the EU CFSPFurther Work to be Done, EU Council Secretariat, Doc.6624/04, Brussels, 20 February 2004. 873 Le statut légal d’ECHO a été précisé en 1996. L’Office dépend du Commissaire chargé de l’aide au développement. 874 Jusqu’à présent, ECHO a ainsi refusé de participer à la rédaction du Concept de gestion de crise (CMC) qui permet au COPS de définir les objectifs politiques d’une intervention PESD. Cf. Infra. 875 Office de coordination humanitaire de l’ONU. 192 La fonction reconstruction/réhabilitation Enfin, le volet reconstruction est une fonction à part entière. Concrètement, le relèvement en situation d’après-crise ou d’après-conflit est un champ privilégié pour les moyens communautaires ou assimilés : Délégations de terrain, Agence européenne de reconstruction (AER) dans les Balkans, Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD)… Ces différents acteurs jouent un rôle majeur dans la conception et la mise en œuvre de la réhabilitation socio-économique. L’UE semble toutefois privilégier les grands programmes macro-économiques au détriment des projets qui ont un impact rapide sur la vie quotidienne des populations. La Commission a par ailleurs développé un concept « LRRD »876 qui vise à assurer une meilleure continuité entre l’aide d’urgence et l’aide au développement à plus long terme. Là encore, d’aucuns dénoncent le manque de suites concrètes malgré les innovations apportées par l’Instrument de stabilité. La GCC : un outil multifonctionnel Ce panorama des moyens disponibles montre que l’UE a indéniablement la capacité de peser et d’agir « sur tout le cycle du conflit ». Le raisonnement par « fonctions » rappelle aussi que certains outils ne sont pas apparus tout seuls. Il a fallu notamment forger la PESC puis la PESD pour couvrir le champ spécifique de la « gestion de crise » dans ses différentes souscomposantes : alerte rapide, médiation/coercition, intervention… Toutefois, additionner les outils et les instruments ne suffit pas. Encore faut-il pouvoir les agencer de façon cohérente et efficace dans l’espace et dans le temps. La PESC/PESD, la Commission et la JAI (dans sa dimension extérieure877) agissent souvent simultanément dans des domaines parfois très proches (cf. Fig. 17 et Fig. 18, page suivante). 876 Linking Relief, Rehabilitation and Development – An Assessment, Communication of European Commission, Brussels, 23 April 2001. 877 A strategy for external dimension of JHA : Global freedom, security and justice, EU Council, Doc. 14366/3/05 REV 3, Brussels, 30 November 2005. 193 Fig. 17 : les outils et instruments de l’UE sur le cycle du conflit PESC et PESD PESC et PESD PESC et PESD CE (aide humanitaire) CE CE JAI JAI Avancement de la crise ou du conflit en temps et en intensité Fig. 18 : la boîte à outils européenne Aide structurelle Diplomatie Intervention Phase de stabilisation, Normalisation et prévention préventive dans une crise consolidation de la paix et aide à long terme /coercitive internationale post-conflictuelle structurelle (sanctions) complexe Veille stratégique et alerte précoce par l’Unité politique (UP) PESC Suivi de situation Dialogue politique (Conseil européen, Troïka, HR) Médiation, bons offices: SG/HR, RSUE, Envoyés spéciaux Sanctions politiques et économiques (sanctions ciblées, mesures d’embargo…) PESD civile et militaire Déploiement Interventions Interventions PESD préventif de PESD militaires Mandats exécutifs ou de personnel militaire ou mixtes conseil; Transition du ou civil (policiers, Réaction rapide militaire au policier/civil observateurs…) Mandats + retrait progressif au Réaction rapide exécutifs profit des moyens de la Mandats de conseil Commission CE Listes pays et liste Indicateurs ECHO ECHO, Agence Instruments des causes de conflit (signaux (aide d’urgence) européenne pour la géographiques et structurelles de d’alerte) Fonds d’urgence reconstruction… sectoriels conflit Soutien à des de l’Instrument Reconstruction et Coopération Conditionnalité négociations de paix de stabilité réhabilitation Technique Instruments (diplomatie Instrument de stabilité Aide au géographiques multivoies)… et sectoriels: Fonds d’urgence de Fonds structurels l’Instrument de EuropeAid stabilité développement IEDDH Instrument de stabilité JAI Coopérations Coopérations Coopérations JAI (terrorisme et Spécialisées JAI Spécialisées JAI criminalité organisée) 194 Dans cet ensemble complexe, la GCC apporte indéniablement une valeur ajoutée. Elle ne complète pas seulement la fonction intervention mais comble les lacunes à des niveaux multiples. Les agents de la GCC peuvent en effet être déployés avant, pendant et après une crise paroxystique. Ils sont engagés selon les cas « seuls », en soutien ou en appui direct. Particulièrement adaptés aux phases d’escalade, de désescalade et de transition, ils donnent à l’UE la possibilité d’agir à la fois avec une grande flexibilité et dans un esprit de continuité. La CMCO (Coordination civilo-militaire) : concept englobant ou « culture » ? Indépendamment des avancées prévues par le Traité de Lisbonne, comment l’UE a-t-elle cherché concrètement à assurer une meilleure cohérence des outils et instruments présentés précédemment ? Au regard de l’ampleur et de la diversité des moyens qui y sont engagés, plusieurs pays servent en réalité de laboratoire à l’UE : ARYM878 , République Démocratique du Congo879, Bosnie-Herzégovine880… Mais la gestion globale des crises que les Européens appellent de leurs vœux bute avant tout sur des problèmes institutionnels et « culturels » (différences nationales, réflexes corporatistes…). C’est en ce sens que le Conseil et la Commission ont cherché à développer conjointement le concept de Coordination civilo-militaire (CMCO)881. Initiée dès 2002, la CMCO vise à donner un cadre général pour assurer une meilleure convergence des efforts. Sa conception a accompagné la définition progressive des Procédures de gestion des crises et la préparation des premières missions. Il semblerait toutefois que l’UE ait préféré ensuite insuffler une « culture de la CMCO » plutôt que de s’enfermer dans des schémas conceptuels trop rigides. L’idée principale de ce sous-chapitre est de montrer comment le Conseil est passé d’une vision exclusivement militaire à une vision plus équilibrée prenant mieux en compte les différents aspects de la gestion des crises. La CMCO trouve en effet ses origines dans les critiques adressées par le CivCom au concept CIMIC (Civil-military cooperation) rédigé initialement par la DG VIII et l’EMUE. Au fil du temps, la CMCO a permis de mieux prendre en compte les capacités civiles de la PESD et, dans une moindre mesure, les domaines qui relèvent de la coordination interpiliers. L’étude de la genèse et de l’évolution de la CMCO permet en tout cas d’affirmer que le socle de la GCC européenne est bien le domaine militaire. Dit autrement, le volet civil de la PESD a été développé pour une large part comme une dérivée du volet militaire. 878 Ulrich SCHNECKENER, « Theory and Practice of European Crisis Management: Test Case Macedonia », ECMI, Yearbook 1/2001-2002, European Centre for Minorities Issues, Flensburg, 2002, pp. 131-154 ; Denisa KOSTOVICOVA, « Old and New Insecurity in the Balkans : Lessons from EU’s Intervention in Macedonia » in Marlies GLASIUS, and Mary KALDOR op. cit, pp.43-70. 879 Pierre-Antoine BRAUD, « L’Union en RD-Congo : un laboratoire pour la PESD », EUISS Newsletter, n°21, janvier 2007. 880 Dominique ORSINI, « Future of ESDP : Lessons from Bosnia », European Security Review, n°29, Brussels, June 2006, pp. 9-12. 881 Stéphane PFISTER, « La Politique européenne de sécurité et de défense (PESD) et le concept de CMCO (CivilMilitary Co-ordination) : vers une gestion globale des crises ? », Colloque Penser les crises: interdisciplinarité et transferts de paradigmes, Centre Lyonnais d’Etudes de Sécurité Internationale et de Défense (CLESID), Lyon, 8-9 juin 2006 ; Voir aussi Radek KHOL, « Civil-Military Co-ordination in EU Crisis Management », in NOWAK, op. cit., pp. 123-138. 195 Du « CIMIC » à la « CMCO » : la prise en compte des particularités de l’UE Les deux volets de la PESD ont d’abord suivi des pistes parallèles, les capacités militaires bénéficiant d’une claire priorité sur l’agenda européen. Il est vrai que celles-ci préexistaient à la PESD et que les principales armées européennes avaient appris de longue date à travailler ensemble, au sein de l’OTAN notamment. Cette habitude de la multinationalité était donc un facteur favorable pour une collaboration fructueuse sur les sujets purement militaires. Pourtant, au fil du temps, les concepteurs de la PESD ont réalisé la nécessité de mieux prendre en compte les spécificités européennes. A l’origine de cette prise de conscience il y a bien entendu la création de la chaîne PESD décidée lors du sommet de Nice. La définition progressive des Procédures de gestion des crises (Crisis Management Procedures ou CMP) a permis ensuite au CivCom d’exercer pleinement son rôle en formulant des avis qui ont orienté la PESD sur une voie civilo-militaire originale. Une analyse chronologique est à ce stade utile pour comprendre l’évolution de la pensée européenne en matière de gestion des crises. Une analyse aussi minutieuse peut sembler rébarbative. Elle est néanmoins révélatrice des rapports de force au sein de la PESD tout en montrant la place singulière de la GCC. C’est en janvier 2001 qu’apparaissent les premières ébauches des Procédures de gestion des crises882. Elles sont alors rédigées par la seule DGE VIII. Un an plus tard, une nouvelle version883 est présentée comme un « living document » (document évolutif destiné à refléter l’état des réflexions en cours). En mars 2002, l’EMUE publiait pour sa part un texte doctrinal militaire sur le domaine CIMIC (Coopération civilo-militaire)884. Le CIMIC était présenté classiquement comme une fonction opérationnelle qui agit au profit des forces pour l’accomplissement de la mission (notion de primauté de la mission): « Civil-Military Co-operation (CIMIC) is the co-ordination and co-operation, in support of the mission, between military components of the EU-led Crisis Management Operations and civil actors (external to the EU), including national population and local authorities as well as international, national and non-governmental organisations and agencies »885. Sollicité pour émettre son avis, le CivCom objectait cependant que la doctrine PESD ne pouvait pas faire aussi facilement abstraction des autres acteurs (civils) de l’UE : « It must be born in mind that ususally the EU will deploy military crisis management operations in countries or regions where it has special interests. It is therefore doubtful that the EU may deploy, as a rule, an exclusively military crisis management operation »886. Le CivCom considérait dès lors le concept CIMIC de l’EMUE comme une base de départ utile pour des réflexions plus larges sur 882 Suggestions for procedures EU Council, Doc. 5633/01, 24 January 2001 (op. cit.). Un séminaire sur la Coordination civilo-militaire s’était déroulé aussi à Ystad sous la Présidence suédoise en avril 2001. 883 Suggestions for procedures for coherent, comprehensive EU Crisis management, EU Council Secretariat, Doc. 14614/01, Brussels, 9 January 2002. 884 Civil-Military Co-operation (CIMIC) Concept for EU-Led Crisis Management Operations, EU Council Secretariat, Doc. 7106/02, Brussels, 18 March 2002. Trois dimensions principales sont identifiées : la liaison civilomilitaire, le soutien à l’environnement civil et le soutien à la force militaire. La compatibilité avec la doctrine de l’OTAN était par ailleurs revendiquée ouvertement. 885 Ibid. 886 Advice from CIVCOM to PSC on the document « Civil-Military Co-operation (CIMIC) Concept for EU-Led Crisis Management Operations, Committee for Civilian Aspects of Crisis Management, Doc. 9954/1/02 REV 1, Brussels, 17 June 2002. 196 la coordination interne à l’UE. Les experts insistaient toutefois sur l’urgence de la tâche (l’Union planifiait alors activement le déploiement de la MPUE, première opération PESD, civile de surcroît). Parallèlement, un premier exercice PESD (CME02) avait permis de tester les procédures en phase pré-décisionnelle. En septembre 2002, le Secrétariat Général du Conseil et la Commission publiaient surtout pour la première fois un document conjoint sur la Coordination civilomilitaire (on remarquera le glissement sémantique de la simple « coopération » à la « coordination », stade intermédiaire avant « l’intégration »). Ce document innovait aussi en introduisant l’abréviation CMCO. Celle-ci était définie comme suit: « Civil-military co-ordination in EU crisis management is understood to encompass in the field of ESDP both civil-civil and civil-military co-ordination as well as « internal » (inter- and inter-pillar) and « external » (between EU and other actors »). It is also understood to be required at all levels of EU crisis management, i.e. in Brussels, between Brussels and the field and in the field » 887. La formulation retenue est à la mesure du caractère byzantin de la machinerie européenne pour la gestion des crises. Pour plus de clarté, on peut toutefois schématiser la CMCO sous forme de cercles successifs (cf. Fig. 19) : Fig. 19 : la Coordination civilo-militaire (CMCO) Coord. Civ-mil Coord. “Civil-civil” Coord. extérieure 887 Civil Military Coordination, Secretariat and Commission, Doc. 12307/02, Brussels, 24 September 2002. 197 Au centre des efforts et des priorités se trouve la coopération au sein des organes de la PESC/PESD888. Cette dimension renvoie aux interactions entre diplomates et militaires mais aussi entre les acteurs des deux volets de la PESD. Le second cercle représente la coordination « civil-civil » entre les différents piliers de l’édifice européen. Cela concerne en premier lieu les relations entre le Secrétariat Général du Conseil et les services de la Commission (la DG RELEX et son Unité pour la prévention des conflits et la gestion des crises notamment). On y inclura aussi les relations entre le second pilier et les acteurs de la JAI. Le troisième cercle rappelle enfin que l’UE intervient dans les crises au milieu d’une myriade d’autres opérateurs internationaux (Etats tiers, OIG…). La coordination devient ici plus aléatoire. Cela n’empêche pas de chercher à établir des partenariats renforcés (cf. Chapitre VIII). Cette schématisation ne doit pas faire oublier que la CMCO revêt également une forte dimension verticale. Pour l’UE, il s’agit en effet de mettre en lien les différents échelons de la chaîne PESC/PESD, du niveau politico-stratégique (Bruxelles) au niveau opérationnel (cf. partie III). Conseil versus Commission : deux visions de la CMCO ? Le document conjoint de septembre 2002 reflétait avant tout les différences d’approche qui séparent le Conseil et la Commission. Les tensions déjà évoquées à de nombreuses reprises dans cette recherche apparaissaient en effet entre les lignes. Le Conseil insistait ainsi sur le pragmatisme et le primat du politique en matière de gestion des crises. Pour apporter des réponses efficaces, l’UE devait à chaque fois s’adapter à la situation et aux besoins réels. Le Conseil ajoutait : « It is a matter of political appreciation depending on the circumstances, if the state of « crisis » exists. Attempts to provide a precise definition of the term « crisis » therefore do not seem productive »889. La Commission mettait quant à elle une fois de plus l’accent sur sa « longue expérience » en matière d’intervention civile, y compris dans les phases d’urgence les plus tendues. Elle en concluait que la GCC appartenait logiquement à la sphère communautaire : « The majority of civilian crisis management operations can in fact be handled within the framework of the Community instruments, even if at first sight they seem to come under the CFSP »890. Elle évoquait par ailleurs en filigrane la teneur des débats en cours à cette période : « The Commission welcomes the trend in the discussion away from the image of an ESDP operation as a « normal curve » phenomenon with typical phases with low, high and again low levels of EU involvement (…) Many possible ESDP operations may come under discussion 888 Rappelons que l’arrivée d’uniformes au sein des structures bruxelloises a représenté un véritable choc culturel pour les fonctionnaires et diplomates européens. 889 Ibid. Voir aussi Arjen BOIN, Magnus EKEGREN and Mark RHINARD, Functional security and crisis management capacity in the European Union, Leiden, Leiden University and Swedish National Defence College, 2006. 890 Ibid. 198 where not even the military involvement may follows that curve. And with a proper conflict prevention policy coupled with intensive post conflict rehabilitation and new conflict prevention efforts, the civilian engagement almost never does » 891. Mise sur la défensive par le phénomène de pesdisation de la GCC, l’instance collégiale invoquait également le partage des compétences prévu dans les Traités : « In coming up with better civilian-military concepts the EU must take into account of the spheres of competence and the acquis enshrined in the Treaties and in international agreements, and in particularly any such concept must be consistent with the EU’s existing system of pillars (…). It is not possible, nor desirable to split up legal, administrative and financial responsabilities » 892. La Commission rappellait dès lors son mandat permanent concernant les relations avec les organisations tierces comme l’ONU ou la Banque mondiale. Elle en profitait pour exprimer implicitement des réserves sur l’orientation prise par la GCC européenne: « The Commission is keen to avoid the introduction of new concepts that might fail to match up to the reality of crisis situations with which the international community now has substantial practical experience »893. Reconnaissant aux militaires le rôle d’acteurs incontournables (pour la restauration de la paix et le maintien de l’ordre, mais aussi pour soutenir des actions civiles/humanitaires), la Commission donnait enfin des exemples où la coopération civilo-militaire pouvait s’exercer utilement : réforme du secteur de la sécurité, démobilisation des combattants, administration internationale temporaire, réparation d’infrastructures... Sous réserve de transparence et de respect des règles juridiques, elle estimait que le budget de l’UE pourrait même prendre en charge un certain nombre de tâches civiles réalisées par les armées. Cette « bonne volonté » de la Commission peinait toutefois à masquer le souhait d’étendre son contrôle budgétaire sur la PESD. Le Plan d’action pour la CMCO (octobre 2002) En octobre 2002, paraissait ensuite un Plan d’action visant à renforcer encore la coordination des aspects civils et militaires de la gestion des crises par l’UE (document publié une fois encore sous l’égide de la seule DGE VIII)894. Ce plan d’action annonçait le lancement de nombreux chantiers : lignes directrices pour la communication opérationnelle, pour les missions préparatoires/exploratoires (Fact-finding missions), rôle des exercices et de la formation… La Commission étant pleinement associée à la PESC en vertu de l’article 27 TUE, le Plan recommandait par ailleurs de trouver « une solution pragmatique garantissant le respect de cette exigence ». Il préconisait dès lors de « resserrer les liens entre les acteurs militaires et civils du Secrétariat du Conseil et les services de la Commission, en commençant par des contacts entre services concernés et des visites destinées à établir une relation régulière et systématique et de meilleurs contacts de travail entre les équipes de planification militaires/de police/civile des deux institutions »895. Pour cela, le Plan proposait de s’inspirer des expériences acquises par l’ONU, l’OTAN ou l’OSCE. Le Plan d’action appellait enfin de ses vœux la rédaction d’un 891 Ibid. Ibid. 893 Ibid. 894 Plan d’action visant à renforcer encore la coordination des aspects civils et militaires de la gestion des crises par l’UE, Secrétariat du Conseil de l’UE, Doc. 13380/1/02 REV 1, Bruxelles, 29 octobre 2002. 895 Ibid. 892 199 « document-cadre » sur la CMCO pour « établir un ensemble de principes et de normes qui guideront la gestion des crises, pour que toute opération de gestion d’une crise par l’UE soit cohérente et coordonnée, tant sur le plan interne que sur le plan externe (…). Il était dit plus loin : « L’objectif de ce document-cadre est d’améliorer la cohérence entre les Procédures de gestion des crises et les autres documents utiles concernant la gestion des crises par l’UE, notamment le concept CIMIC, et à dégager une convergence de vues entre tous les acteurs. Le processus qui consiste à tirer systématiquement et conjointement les enseignements des différentes expériences constituera un élément important »896. On notera par ailleurs que le renforcement de la « coordination entre Bruxelles et le terrain, ainsi qu’entre les acteurs sur le terrain » (Chefs de mission, RSUE, Chefs de délégation) était évoqué comme un chantier majeur. Cette dimension opérationnelle de la CMCO n’avait été prise en compte que tardivement. Les premières leçons acquises en Bosnie et les « bonnes pratiques » de l’OTAN, de l’ONU et de l’OSCE devaient là aussi éclairer les réflexions pour des améliorations futures. De fait, ce n’est qu’à compter de 2006 que des rapports complets furent établis pour évaluer la cohérence des actions sur un théâtre considéré897. Deux mois plus tard, un nouveau document rédigé par le Secrétariat et la Commission898 évoquait la question des CRCT (Crisis Response Coordination Teams). Ces équipes interinstitutionnelles devaient être activées sur une base ad hoc pour chaque nouvelle opération. Toutefois, il était précisé que les CRTC ne constitueraient en aucun cas des groupes de travail et qu’elles n’auraient pas de pouvoir de décision. La direction des opérations devait rester clairement l’apanage du COPS (sans interférence possible de la Commission). En parallèle, une version actualisée des Procédures de gestion des crises899 paraissait enfin sous le double timbre des DGE VIII et DGE IX. Des travaux ultérieurs permirent de finaliser également les grandes lignes du CMC (Crisis management Concept). Concrètement, le CMC est le document où - face à une crise donnée - le COPS définit les intérêts politiques et les objectifs de l’Union. Le CMC établit par ailleurs les grandes options d’intervention tout en identifiant le mode d’action privilégié (cf. infra). Durant le premier semestre de 2003, l’UE affinait par ailleurs ses réflexions concernant les aspects financiers. Le rôle du Comité des contributeurs (CoC) créé pour chaque opération PESD fut notamment précisé. Contrainte par les règles budgétaires, l’UE distinguait cependant à chaque fois les « CoC civils » des « CoC militaires » (les opérations militaires étant financées dans un cadre exclusivement intergouvernemental). De façon générale, le CivCom pouvait néanmoins se féliciter de la bonne direction prise par l’Union. Les travaux reflétaient désormais un équilibre civilo-militaire jugé satisfaisant900. Une 896 Ibid. Ex. Co-ordination and coherence between the EU Special Representative (EUSR), the EU military operation (EUFOR - Althea) and the EU Police Mission (EUPM) in Bosnia and Herzegovina (December 2004 - August 2006): Lessons Learnt, EU Council, Doc. 15376/06, Brussels, 15 November 2006. 898 Follow-Up to the CMCO Action Plan - Council Secretariat/Commission Outline Paper on the CRTC, Secretariat/Commission, Doc. 14400/2/02, Brussels, 2 December 2002. 899 Suggestions for procedures for coherent, comprehensive EU Crisis management, EU Council Secretariat, Doc. 15841/02, Brussels, 19 December 2002. 900 Crisis Management Procedures – CivCom Advice, Committee for Civilian Aspects of Crisis Management, Doc. 7052/03, Brussels, 5 March 2003. Voir aussi Suggestions for procedures for coherent, comprehensive EU Crisis management, EU Council Secretariat, Doc. 7116/03, Brussels, 6 March 2003. 897 200 version finalisée des Procédures de gestion des crises901 fut d’ailleurs publiée en juillet 2003 (soit plus de deux ans et demi après le Traité de Nice et alors que l’UE avait alors déjà déployé trois opérations PESD). La CMCO comme « culture de la coordination » Le concept de CMCO réapparaissait quant à lui en octobre 2003 dans un document902 de cinq pages qui présentait la particularité d’avoir été préparé par la DGE, l’EMUE et les services de la Commission dans le contexte de la CIG négociant le Traité constitutionnel. L’objectif affiché était de mettre en valeur « l’importance centrale de la CMCO comme culture de la coordination »903. Cette notion de « culture »904 supposait de ne pas/plus trop mettre l’accent sur les questions de structures et de procédures. La coopération interpiliers semblait en effet avoir trouvé ses limites sur le plan juridique et institutionnel. Le document revenait en outre sur la singularité de chaque crise : « The uniqueness of each individual crisis and the response thereto is likely to characterise also future EU crisis management operations ». Il s’agissait donc d’encourager la coordination le plus en amont possible : « CMCO culture needs to be built into the EU’s response to a crisis at the earliest possible stage and for the whole duration of the operation, rather than being « bolted on » at a later stage » 905. La CMCO était définie en tout cas comme une « précondition » pour espérer une intervention européenne efficace et cohérente. Cela supposait d’établir avant tout des objectifs clairs et partagés par tous (unity of purpose and convergence of instruments). Enfin, les grandes lignes de la CMCO étaient évoquées de la façon suivante906 : - le rôle moteur du SG/HR ; l’importance du contrôle politique et de la direction stratégique assurée par le COPS ; le respect des Traités et des dispositions réglant les attributions des différentes institutions européennes ; la nécessité d’établir à chaque fois un Concept de gestion de crise prenant en compte les intérêts et les objectifs politiques de l’Union tout en prévoyant des options larges ; l’importance de la collaboration Secrétariat/Commission dès la phase de « routine » ; le rôle spécifique des CRCT. Concernant la coordination « sur le terrain », le document insistait sur la prise en compte du RSUE dans la chaîne hiérarchique des missions civiles907. Il mentionnait également la nécessité d’établir des liens étroits entre le RSUE et le Commandant de la Force dans le cas d’une opération militaire (la chaîne de commandement militaire gardant toutefois ses spécificités). 901 Suggestions for Procedures, EU Council, Doc. 11127/03, 3 July 2003, op. cit. Civil-Military Coordination (CMCO), Secretatiat/Commission Services, Doc 14065/03, Brussels, 28 October 2003. 903 Ibid. 904 Cf. aussi le Sommet de Thessalonique qui annonçait quelques mois auparavant l’émergence d’une « culture européenne de sécurité et de défense ». 905 Ibid. 906 Ibid. 907 Nous verrons dans la partie III que la création en 2007 du poste de Commandant des opérations civiles de l’UE a quelque peu modifié cette intention initiale de placer le RSUE dans la chaîne opérationnelle directe. 902 201 Enfin, pour une meilleure efficacité opérationnelle, il était préconisé de constituer sous la houlette du RSUE un « Groupe de coordination » réunissant les différents acteurs européens présents sur le théâtre (cela fut expérimenté concrètement en Bosnie, notamment après le déploiement d’ALTHEA). Que penser pour finir de la CMCO ? L’invocation d’une « culture de la CMCO » a montré que l’ambition initiale de définir un concept englobant était peut-être trop élevée. Interrogé sur le sujet, un expert n’a d’ailleurs pas hésité à qualifier la CMCO de « fantasme »908, ce qui relativise pour le moins la portée des travaux présentés plus haut… Pourtant, la rhétorique de la CMCO a servi - et elle sert encore - de référence pour de nombreux chantiers : formation, exercices... Depuis fin 2005, l’UE semble être revenue toutefois à des considérations plus concrètes et plus ciblées : rédaction d’un Concept de planification opérationnelle globale… En 2006, Catriona GOURLAY regrettait ainsi que l’UE ait porté avant tout ses efforts sur la coordination au sein du second pilier, au détriment des aspects interpiliers et des partenariats avec les acteurs tiers909. Il semble toutefois logique de renforcer tout d’abord la CMCO dans son « noyau dur » pour pouvoir l’élargir ensuite aux autres « cercles » (image de la spirale ou des cercles vertueux). Une meilleure intégration des deux volets de la PESD est en effet la condition première pour imaginer ensuite une gestion globale des crises. Pour la GCC européenne, cela signifie concrètement qu’il faut améliorer les interactions avec les structures militaires. Ces dernières constituent le socle de la PESD. Pour autant, le volet civil peut-il être conçu comme une simple dérivée du volet militaire ? L’étude des organes et du fonctionnement de la chaîne civile PESD montre que la GCC semble évoluer au contraire comme un ensemble de plus en plus autonome. Comment réconcilier ces deux objectifs complémentaires, à savoir l’autonomisation de la GCC et le renforcement de l’intégration civilo-militaire ? Les organes et le fonctionnement de la GCC dans la chaîne décisionnelle PESD La montée en puissance des structures « transgouvernementales » de la PESC/PESD crée des tensions avec la Commission mais aussi, des débats à l’intérieur du second pilier. Depuis le sommet de Hampton Court, la réorganisation du Secrétariat Général du Conseil a soulevé en effet de nouvelles interrogations sur l’équilibre civilo-militaire de l’édifice (« l’équation de la PESD »). Ces évolutions ont des implications non négligeables sur les plans politique et opérationnel. Certes, l’institutionnalisation de la PESD est aujourd’hui un fait acquis. Le processus semble pourtant inachevé910 et ce, pour deux raisons interdépendantes: - 908 d’une part, l’absence d’un Etat-major militaire de niveau stratégique (le « chaînon manquant » si l’on considère la chaîne militaire PESD sur un plan vertical, en reliant le niveau politique au niveau opérationnel) ; Entretien avec un ancien délégué CivCom, août 2008. Catriona GOURLAY, « Civil-Civil Co-ordination in EU Crisis Management », in NOWAK, 2006, op. cit., pp. 103-122. 910 EHRHART, Hans Georg, Civil-Military Cooperation, Study, Policy Department External policies, Brussels, European Parliament, October 2007 (en coopération avec ISIS Europe). 909 202 - d’autre part, l’absence de vision claire sur la place respective des organigrammes civil et militaire et sur leurs interactions. On notera toutefois un atout : seuls le COPS et le SG/HR apparaissent explicitement dans les Traités européens (art. 25 et art. 26 TUE). Les structures civiles et militaires qui leur sont subordonnées peuvent ainsi être développées - et retouchées - indépendamment des lourdeurs inhérentes aux Conférences intergouvernementales et aux processus de ratification. Pour autant, les enjeux politiques, les luttes bureaucratiques et les aspects culturels/corporatistes sont des freins puissants à toute réforme d’envergure. Il ne s’agit pas ici de retracer la genèse des structures du second pilier (cf. partie I). Les rôles respectifs du COPS, du CMUE et de l’EMUE sont eux-mêmes bien analysés dans la littérature sur la PESC/PESD911. La spécificité et le fonctionnement des organes propres à la GCC sont en revanche moins connus. Comment interpréter la mise sur pied en 2007-2008 de la Capacité civile de planification et de conduite (CPCC) ? La CPCC est-elle de nature à tuer dans l’œuf toute évolution de la Cellule civilo-militaire vers un « grand QG européen » de niveau stratégique ? Ce petit « Etat-major civil » préfigure-t-il au contraire la création d’une « CPCM » (Capacité de planification et de conduite militaire) qui donnerait à la PESD deux « poumons » civil et militaire dans un bel agencement logique ? L’organigramme civil de la PESD Les capacités de la gestion civile des crises dépendent clairement du second pilier. Sous l’autorité du Conseil des Ministres (et, in fine, du Conseil européen), le COPS en assure la direction politico-stratégique tandis que le SG/HR est chargé de sa mise en oeuvre via les structures du Secrétariat Général du Conseil (cf. Fig. 20, page suivante). 911 Voir par exemple Valérie PECLOW, « Le Conseil et la gestion des crises », in Barbara DELCOURT, Marta MARTINELLI et Emmanuel KLIMIS, L’Union européenne et la gestion des crises, Bruxelles, ULB, 2008, pp.2545. 203 Fig. 20 : les institutions de la PESC/PESD et les organes spécialisés (été 2008) 912 Source : schéma réalisé à partir de documents internes du Secrétariat général du Conseil Nous avons vu dans la première partie de cette recherche que l’ambition semblait à l’origine limitée pour le volet civil. A Helsinki (1999), il avait été ainsi prévu de se doter d’un simple « Mécanisme de coordination » pour recenser les moyens nationaux et faciliter le partage d’information. La création du CivCom (2000) avait elle-même suscité les réticences de la France alors que la Suède espérait en faire un équivalent civil du CMUE913. Le CivCom fonctionne en réalité comme un groupe de travail. Son rôle principal est de faciliter les négociations entre les gouvernements tout en conseillant les ambassadeurs du COPS. Composé de diplomates nationaux (« Délégués CivCom »), il participe également à l’adoption des éléments doctrinaux préparés - à sa demande - par la DG IX. Mais les avis du CivCom ont réussi aussi à influencer plus généralement la PESD en l’éloignant d’une vision strictement militaire (amendement des documents préparés en première main par la DG VIII et l’EMUE). 912 Source principale : European Security and Defence Policy - Civilian Crisis Management, e-learning center Slovenian Armed Forces, https://cei.mors.si/esdc_oc/ presentations/03_june/RKHOL_EU_CCM.ppt (consulté le 18 août 2008). 913 JONSON, 2006, op. cit. 204 A Nice, il avait été décidé ensuite de créer une entité pour planifier et conduire les futures missions de police (Unité de police, composée elle aussi essentiellement d’experts nationaux). Les premières actions civiles allaient nécessiter toutefois la consolidation progressive des structures sous-dimensionnées de la GCC. L’EMUE n’avait pas d’équivalent civil tandis que la DG IX demeurait dramatiquement réduite en moyens et en personnel. Sur la proposition du SG/HR (juillet 2003)914, la solution retenue fut d’abord celle du renforcement ponctuel. Le budget PESC/PESD restait en effet contraint et les gouvernements préférèrent détacher des fonctionnaires supplémentaires plutôt que de créer de nouveaux postes. Dans le prolongement du sommet de Hampton Court, les Etats membres se sont néanmoins accordés pour créer en 2007 une Capacité civile de planification et de conduite. Celle-ci n’a été vraiment activée qu’au printemps 2008 avec le lancement d’EULEX Kosovo (cf. Chapitre IV). Composée d’une soixantaine d’experts, la CPCC est chargée principalement de la planification opérationnelle et du suivi au quotidien des missions civiles PESD en lien avec le Dispositif de veille du Centre opérationnel de l’EMUE (cf. infra). Au sein de la DGE, la DG IX reste quant à elle chargée des questions horizontales : suivi de l’Objectif global civil, réalisation des objectifs capacitaires, formation, réflexions doctrinales (cf. Annexe VI qui présente la structure de la nouvelle DG IX). Son rôle n’est pourtant pas « résiduel » et ses effectifs - réduits depuis la création de la CPCC - sont appelés à être renforcés : recrutement d’agents du Conseil en lieu et place des experts nationaux détachés... Surtout, c’est au niveau de la DG IX qu’est préparée la rédaction du Concept de gestion de crise (document majeur qui fixe les grandes orientations stratégiques des missions, cf. infra notre analyse des Procédures de gestion des crises). Des réflexions seraient cependant en cours sur la possibilité de fusionner la DG IX avec la DG VIII pour en faire un ensemble voué à la réflexion politicostratégique et doctrinale. En découplant la DG IX de la CPCC915, le volet civil de la PESD a-t-il perdu en efficacité ce qui a été gagné en rationalité apparente ? Soutenue notamment par la France et l’Allemagne, cette réorganisation est encore trop récente pour pouvoir en tirer des conclusions définitives (la CPCC n’a été déclarée pleinement opérationnelle que fin 2008). Il faut remarquer cependant que cette nouvelle architecture pourrait « vider de son sens » la fameuse Cellule civilo-militaire916. La « tare congénitale » de la CivMil Cell est en effet d’avoir été créée au sein de l’EMUE917, suscitant dès lors de très fortes réserves de la part des « puristes » de la gestion civile de crises918. Pour beaucoup, il semblait en effet inconcevable de placer la 914 Council General Secretariat Report on Planning and Mission Support capability for Civilian Crisis Management, SG/HR, Brussels, July 2003. 915 A l’image du découplage entre la DG VIII et l’EMUE. 916 Rappel: la création de la CivMil Cell a été décidée au moment la finalisation des Accords de Berlin plus avec l’OTAN. Cette cellule fonctionne depuis mai 2005 sous l’autorité d’un Général de Brigade (d’abord allemand puis italien). Insérée dans l’EMUE, elle devait développer une expertise en matière d’interface civilo-militaire et de planification stratégique dans l’hypothèse d’opérations conjointes. Elle devait surtout servir de socle à un éventuel QG civilo-militaire en cas d’opérations revêtant des aspects à la fois civils et militaires. Cf. Remarks to the EP SubCommittee on Security and Defence by Brigadier General Heinrich BRAUSS, 1 March 2007, op. cit.; Status quo/Perspectives in civilian, police and civil-military capabilities development within the EU and cooperation with CHG 2008, Presentation given by Brigadier General Reinhard TRISCHAK, Director Policy and Plans Division, EUMS , 23 April 2007, op. cit. Sur le lien entre la CPCC et la CivMil Cell, cf. infra. 917 Entretien avec un expert du Secrétariat Général du Conseil, juillet 2008. 918 Les « Ayatollahs civils » pour reprendre une autre expression entendue à Bruxelles. 205 GCC et son personnel civil sous la supervision d’un officier général. A l’inverse, les militaires ne souhaitaient en aucun cas altérer « la pureté » de la chaîne de commandement militaire919. Mais ces aspects « culturels » se doublaient aussi de motivations plus politiques. Pour certains gouvernements (Royaume-Uni en tête), il était effectivement hors de question que la Cellule civilo-militaire puisse se transformer un jour en grand QG européen de niveau stratégique (sujet qualifié par Jolyon HOWORTH de « patate chaude » de la PESD depuis le sommet de Tervuren de 2003920). La création de la CPCC a été par conséquent suivie avec vigilance. L’appellation « QG civil » reste d’ailleurs taboue et la structure a été placée sous la responsabilité d’un Directeur civil921. Ces préventions sémantiques n’empêchent pas ce dernier d’exercer la fonction de Commandant des opérations civiles. Un autre paradoxe veut enfin que son adjoint direct porte très officiellement le titre de Chef d’Etat-major (Chief of Staff ou COS). Ce poste est en outre tenu actuellement par un britannique (un organigramme détaillé de la CPCC est présenté en Annexe V). Sur le plan des opérations, la fonction de Commandant des opérations civiles traduit en tout cas la volonté de centraliser la conduite des actions civiles PESD au plus près du COPS où s’exerce le contrôle des gouvernements. Cela se fait au détriment des RSUE alors qu’il avait été envisagé un temps de donner à ces derniers un rôle opérationnel (à l’image des pratiques onusiennes où agents civils, policiers et militaires sont placés sous l’autorité du SRSG présent sur le théâtre d’engagement922). Le choix porté par l’UE et les Etats membres reste cependant en cohérence avec la chaîne militaire PESD et la nature intergouvernementale du second pilier. Le CivOpCdr (qui dirige l’ensemble des actions civiles PESD) et le OpCdr (de telle ou telle opération militaire) dépendent tous les deux directement des ambassadeurs du COPS et du SG/HR. Au niveau du théâtre, le RSUE reste dès lors une autorité politique de haut rang mais sans pouvoirs directs dans la chaîne de commandement des missions/opérations. L’interface civilo-militaire La création de la CPCC nécessite toutefois de s’interroger sur l’interface civilo-militaire telle qu’elle est réalisée actuellement dans les structures bruxelloises de la PESD. La « colocalisation » dans un seul bâtiment est-elle suffisante ? Quelle est notamment la relation entre la nouvelle chaîne civile et la Capacité permanente de veille 24/7 (WKC) qui a été déclarée opérationnelle en mars 2008 (cf. Chapitre IV) ? La WKC a en effet été placée au sein du Centre opérationnel « non permanent » qui dépend luimême formellement de la CivMil Cell et de l’EMUE (cf. Fig. 21)923. Or, nous l’avons dit plus haut, toute nouvelle évolution de la Cellule civilo-militaire semble improbable pour deux raisons 919 Entretien au sein du CMUE, juillet 2008. HOWORTH, 2008, op. cit. 921 Le Général qui commande l’EMUE a lui même le titre de Directeur, ce qui peut surprendre dans un organe militaire. 922 Représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU. 923 Watchkeeping Capability (WKC) for ESDP Operations within the General Secretariat of the Council - Functions and Procedures, EU Council, Doc. 10116/07, Brussels, 5 June 2007; Council Decision amending Decision 2001/80/CFSP on the establishment of the Military Staff of the European Union, EU Council, Doc. 7235/08, Brussels, 18 March 2008. Remarque : la création de la WKC a bénéficié aussi du transfert de personnel du SITCENT, micro structure de renseignement civilo-miltaire placée auprès du SG/HR. 920 206 majeures : 1/ les questions de subordination hiérarchique entre civils et militaires ; 2/ le « verrou britannique »924. Fig. 21 : les liens entre les chaînes de commandement civile et militaire 925 Source : schéma réalisé à partir de documents internes du Secrétariat général du Conseil Le schéma ci-dessus montre que les liens entre les deux chaînes de la PESD s’établissent tout d’abord au niveau de la division « planification » de la CivMil Cell. Celle-ci comporte 17 personnes, soit 10 militaires et 7 civils (dont 2 représentants de la Commission)926. Jusqu’à présent, ces experts ont surtout servi à renforcer ponctuellement la nouvelle CPCC, notamment pour la préparation des missions en Afghanistan et au Kosovo (où des arrangements techniques ad hoc devaient être trouvés avec les forces militaires déployées dans le cadre de l’OTAN). 924 Entretien avec un délégué du CivCom, juillet 2008. Source principale : European Security and Defence Policy - Civilian Crisis Management, e-learning center Slovenian Armed Forces, op.cit. 926 Cf. EHRHART, Hans Georg, Civil-Military Cooperation, op. cit pp. 2-8. 925 207 Le schéma montre que les liens se matérialisent également entre la division « opérations » de la CPCC et la WKC 24/7. Composé de 12 civils et militaires, le Dispositif de veille sert en effet au quotidien de courroie de transmission vers les missions de terrain. Toutefois, il est prévu que la WKC puisse monter en puissance en 5-20 jours dans le cas d’une « opération revêtant des aspects à la fois civils et militaires » et/ou « lorsque aucune nation-cadre n’a pu être identifiée ». Dans cette hypothèse (pour l’instant théorique), les effectifs passeraient alors à 60 puis 89 personnes, soit 76 militaires et 13 civils (ces derniers restant sous la responsabilité formelle du Commandant des opérations civiles). 46 « augmentees » seraient prélevés en outre dans les structures du Conseil (les Etats membres s’étant engagé à fournir les 30 experts restants). Beaucoup d’experts s’accordent cependant pour dire qu’une opération « sérieuse » ne peut pas être conduite à partir d’une structure aussi réduite. Les liens avec certaines fonctions de l’EMUE (cellules soutien, renseignement…) sont de la même manière insuffisants. On comprend dès lors que l’édifice semble provisoire. Pour conclure, les questions soulevées plus haut peuvent sembler complexes et fastidieuses. Elles reflètent pourtant la réalité et les limites de la Coordination civilo-militaire telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui dans l’Union. Elles montrent plus généralement la difficulté que représente la création d’une « structure civilo-militaire unique de planification au niveau stratégique ». Les Vingt-sept arriveront-ils à négocier un nouveau compromis pour une meilleure efficacité ? Surtout, les Etats-Unis laisseront-ils les Européens amender cette architecture pour créer un ensemble à la fois réaliste et cohérent927 ? D’ailleurs, à quoi pourrait ressembler l’organigramme « idéal » de la PESD après une nouvelle restructuration ? Vers une « CPCM » ? La création de la CPCC visait à donner « un pendant » au volet militaire sans pour autant viser la symétrie parfaite. Les deux « hémisphères » de la PESD sont en effet objectivement trop dissemblables928. Dans le même esprit, il ne s’agissait pas de fondre les deux volets dans une structure parfaitement intégrée. Nous avons vu cependant qu’une « chaîne PESD unifiée » apporterait une réelle valeur ajoutée à un dispositif qui a rencontré ses limites, notamment sur le plan militaire929. Une solution pourrait être alors de créer une « CPCM » (Cellule de planification et de conduite militaire) à partir de l’actuel EMUE. Les chaînes civile et militaire garderaient de façon générale leur autonomie. La CivMil Cell pourrait néanmoins être conservée pour favoriser les liens entre les deux ensembles. La CPCC et la CPCM partageraient en outre certaines fonctions transversales (soutien logistique, renseignement, etc.). La WKC servirait pour sa part de centre opérationnel 927 Pour CHIVVIS (op. cit), la création d’un QG européen équivalent au SHAPE serait en tout cas clairement la ligne rouge à ne pas dépasser. 928 Cette réalité est soulignée par tous les experts civils et militaires que nous avons rencontrés. 929 Rappel : à l’heure actuelle, les opérations militaires de l’UE peuvent être théoriquement activées selon trois grands scénarios : 1/ cas d’une opération ayant recours aux capacités de l’OTAN (Berlin plus). Le commandement suprême de l’opération est assuré alors par le DSACEUR en lien avec la cellule de l’UE insérée au sein SHAPE (ex : CONCORDIA et ALTHEA) ; 2/ cas d’une opération militaire autonome confiée à une nation cadre (ex : la France pour ARTEMIS et EUFOR Tchad, l’Allemagne pour EUFOR RDC) ; 3/ cas d’une opération militaire autonome revêtant des aspects civils sans que l’on puisse identifier une nation cadre. Dans ce cas, l’opération serait dirigée depuis Bruxelles grâce à l’activation de la WKC du Centre opérationnel (cf. supra). 208 conjoint. En parallèle, la DG VIII, la DG IX et le reliquat de l’EMUE formeraient une nouvelle entité pour suivre les questions politico-stratégiques et les aspects capacitaires et doctrinaux. Surtout, ces différentes entités seraient réunies au sein d’une « structure de gestion des crises », placée au besoin sous la direction d’un fonctionnaire civil pour ménager les susceptibilités. Ce dernier serait directement sous les ordres du SG/HR. La PESD/PESD reposerait alors sur deux leviers : d’une part la « structure de gestion des crises » précitée, d’autre part le « Service européen d’action extérieure » déjà prévu par le Traité de Lisbonne (cf. Fig. 22). Fig. 22 : une possible restructuration de la PESC/PESD Source : schéma réalisé à partir d’entretiens conduits à Bruxelles (juillet 2008) Le schéma ci-dessus n’a évidemment pas valeur de prédiction. L’histoire complexe de la PESD laisse penser que les évolutions futures aboutiront pour finir à des solutions plus byzantines car chaque réforme est le fruit de multiples compromis. Il faut cependant noter que des négociations sont en cours quant à la création d’un « Crisis management & planning Directorate » qui assurerait une meilleure cohérence civilo-militaire (un nouveau rapport du SG/HR est attendu sur le sujet au printemps 2009). Les enseignements tirés du lancement (dans l’urgence) de la mission 209 EUMM Géorgie ont permis en outre de s’accorder dès à présent sur la constitution d’un pool d’une vingtaine de planificateurs civils et militaires. Pourtant, créer des structures et des organigrammes ne suffit pas. Encore faut-il disposer des Procédures de gestion des crises adéquates. Il a été dit dans la première partie de cette recherche que les procédures de la PESD ont été définies début 2001 avant d’être constamment améliorées. Il convient dès lors d’en présenter maintenant les grandes lignes pour comprendre le processus décisionnel qui guide concrètement le lancement d’une opération civile PESD au niveau politique (les aspects liés à la planification opérationnelle qui intervient « en aval » étant étudiés plus en détail dans le Chapitre XII). Les Procédures de gestion des crises guidant le lancement d’une action civile PESD Pour les multiples raisons déjà invoquées, une opération civilo-militaire totalement intégrée reste pour l’instant hypothétique. Il faut étudier cependant comment se décide une action PESD et, en particulier, sur quels critères l’UE choisit de lancer une mission civile ou de police plutôt qu’une opération militaire. Les Procédures de gestion des crises (CMP) ont été développées en parallèle des réflexions sur la CMCO. Finalisées pour l’essentiel en 2003, elles comportent une annexe spécifique concernant les aspects civils930. Celle-ci essaie de distinguer les capacités de la GCC des moyens et instruments de la Commission. A chaque fois, les impacts espérés à court et moyen terme sont précisés. Le paradoxe reste cependant toujours le même : alors que la « crise » est omniprésente dans le vocabulaire de la PESC/PESD, l’UE se refuse à définir cette notion et à identifier des critères précis d’intervention: « The use of these instruments cannot be categorized ex-ante : the nature of the crisis, the historic pattern of political and economic ties with the country concerned and the specific crisismanagement objectives adopted by the EU will determine how the instruments are best used »931. Ceci mis à part, les Procédures de gestion des crises visent à décrire minutieusement les étapes que l’Union doit suivre dans la phase décisionnelle qui précède l’intervention. Ce processus est foncièrement « vertical ». L’objectif est de gagner en rapidité malgré une rigidité apparente (cf. Annexe III). Dans la version de juillet 2003932, il est tout d’abord indiqué que les procédures ont été rédigées en incluant la possibilité pour l’UE de mener les opérations les plus complexes (sous entendu : les interventions militaires de haute intensité). Il est ensuite précisé que, si les actions sont logiquement présentées par étapes, l’UE ne saurait se limiter à une approche séquentielle. Deux raisons sont avancées : « On the one hand, many instruments and processes mentioned might be relevant in several or all phases of a crisis, on the other hand, some of the processes mentioned may be skipped altogether933. Les processus suivis sont dès lors « itératifs ». Pour ne pas s’enfermer dans un cadre trop strict, les consultations et les interactions avec des acteurs 930 Suggestions for Procedures, EU Council, Doc. 11127/03, 3 July 2003 (op. cit); Draft Annex 4 to Crisis Management Procedures, EU Council, Doc. 7965/2/03, 6 June 2003 (op. cit.). 931 Draft Annex 4 to Crisis Management Procedures, op. cit. 932 Suggestions for Procedures, op. cit. 933 Ibid. 210 extérieurs sont elles-mêmes prévues de façon souple (ces acteurs pouvant entrer en jeu à des moments différents selon la crise considérée). De façon générale, les procédures de l’UE distinguent toutefois six phases principales (cf. aussi Annexe VII): - phase de routine (cf. la notion de veille stratégique) ; apparition de la crise et élaboration d’un projet de Concept de gestion de crise (CMC) ; approbation du Concept de gestion de crise et définition des Options stratégiques (cf. infra) ; décision formelle d’intervenir (Action conjointe prise à l’unanimité) et rédaction des documents de planification (Concept d’opérations, Plan d’opérations : cf. chapitre XII) ; Mise en œuvre (intervention) ; enfin, réorientation de l’action européenne et fin de l’opération. Il faut insister ici sur l’importance du Concept de gestion de crise. Celui-ci est défini de la façon suivante : « Conceptual framework describing the EU’s overall approach to the management of a particular crisis, adressing the full range of activities (…) the Crisis Management Concept is an important tool to ensure the coherence and comprenhensiveness of possible EU actions by taking account of the range and the scale of the different instruments of the EU »934. Chaque CMC doit notamment inclure : une synthèse de la situation (sur la base des fiches-pays et des actions déjà mises en place par l’UE) ; une analyse des intérêts politiques de l’UE et des objectifs de la mission/opération (définition de l’état final recherché ou end state) ; une évaluation des risques ; une description des différentes options envisageables avec leurs opportunités et leurs contraintes. Le CMC doit aussi expliciter les mesures de coordination, avec les acteurs extérieurs en particulier. Enfin, il doit prévoir une stratégie de désengagement (exit strategy). Un CMC défini très en amont envisagera certainement un vaste panorama d’options. A contrario, une crise plus avancée nécessitera de rédiger un CMC plus ciblé. Avant de lancer une action PESD, l’UE distingue en tout cas trois grands types d’Options stratégiques (en sus des « mesures communautaires » évoquées sans plus de précision dans les procédures): - les « MSOs » (Military Strategic Options) ; les « PSOs » (Police Strategic Options) ; les « CSOs » (Civilian Strategic Options). Le CMC et les différentes options sont développées de fait par les organes spécialisés de la PESC/PESD : CMUE, EMUE, DG IX, CPCC… La Cellule civilo-militaire est supposée aider pour sa part à définir les contours d’une Option qui mixerait les différents éléments. Concernant la GCC, on retiendra que c’est la DG IX qui reste chargée officiellement de préparer le CMC soumis au COPS. L’identification des Options civiles et de police est en revanche confiée à la CPCC (voir Chapitre XII). Malgré son importance, la définition du CMC ne constitue pourtant qu’une première étape. Il faut ensuite le décliner au travers de ses « sous-produits » (planning products) : CONOPS (Concept d’opérations), OPLAN (Plan d’opération)... Pour les actions civiles ou de police, le futur Chef de Mission (HoM) est alors pleinement impliqué en lien avec la CPCC. Celle-ci dirige ensuite concrètement l’opération en lien avec le Comité des contributeurs (CoC). Ce CoC réunit pour sa 934 Ibid. Voir par exemple: Draft Crisis Management Concept for an Aceh Monitoring Mission, EU Council, Doc. 11351/1 Ext 1, Brussels, 19 July 2005 (déclassifié le 27 juin 2007). 211 part les Etats membres et les Etats tiers qui fournissent effectivement le personnel et les moyens. Les autres Etats et la Commission peuvent y participer mais sans pouvoir de décision. Enfin, l’UE a défini en 2006 des procédures particulières pour les opérations arrivant en fin de mandat935. Il s’agit en effet d’éviter le syndrome de « dérive de la mission »936. Les documents de planification doivent ainsi prévoir un Count-down plan. Trois mois avant l’expiration, trois possibilités doivent ainsi être examinées : la fermeture de l’opération mais avec suivi éventuel par les « instruments appropriés » (Commission, actions bilatérales des Etats membres, RSUE) ; l’extension de la mission ; enfin, la réorientation et le « ré-affinage » du mandat selon les besoins du moment (augmentation ou réduction des activités et des effectifs). La réécriture du CMC n’est alors pas indispensable mais le Conseil doit adopter à l’unanimité une nouvelle Action conjointe. Le souci principal est dans tous les cas de faciliter les transitions en douceur937. L’analyse des Procédures de gestion des crises montre qu’une action civile PESD implique une multitude d’acteurs. Les enseignements tirés de l’expérience plaident par ailleurs pour une meilleure effectivité des processus. Javier SOLANA avait ainsi proposé en mai 2006 de créer un Crisis management board qui réunirait - sous sa direction - les principaux intervenants concernés938. Chaque opération aurait été pilotée au travers de quatre groupes fonctionnels dénommés de la façon suivante : « Evaluation du risque et de la situation » ; « politique » ; « planification » ; « exécution ». Cette proposition du SG/HR a été accueillie avec scepticisme par les Etats et par le Secrétariat. Rien ne dit en effet qu’une approche entrepreneuriale type « clusters » apporterait de réelles améliorations. Conclusion Ce chapitre a montré que le volet civil de la PESD n’est qu’un moyen parmi d’autres dans la boîte à outils européenne. La fonction exacte de la GCC dans la panoplie d’intervention de l’UE ne peut pas être catégorisée ex-ante. La gestion civile des crises est cependant décisive par sa polyvalence et sa capacité à « créer du lien », tant en interne que vis-à-vis des partenaires extérieurs. Selon les circonstances, elle jouera le rôle de plaque tournante, de levier, ou d’interface. Cette grande souplesse lui donne un grand potentiel pour espérer la mise en œuvre d’une gestion globale des crises. Cela suppose toutefois de concrétiser la CMCO sans perdre de vue son « noyau dur », à savoir une meilleure intégration des volets civil et militaire de la PESD. La CMCO reste toutefois un horizon lointain, un but à atteindre plutôt qu’un concept que l’on pourrait matérialiser. Le défi de la cohérence ne renvoie en tout cas pas seulement à l’ingénierie institutionnelle. Il suppose aussi de dépasser de multiples obstacles politiques, juridiques, financiers, sans oublier les aspects culturels… Ce chapitre a mis par ailleurs en avant le lien entre la gestion des crises et les efforts plus larges pour la résolution/transformation des conflits. C’est sur ce lien que peut jouer l’UE pour « marquer sa différence ». Pour Robert COOPER, l’UE dispose ainsi de trois atouts pour agir sur 935 CivCom, Concept paper on procedures for the termination, extension and refocusing of an EU civilian crisis management operation, Doc. 5136/06, Brussels, 9 January 2006. 936 Mission creep. 937 Mise en place d’une équipe de liquidation, définition d’un Termination plan… 938 EHRHART, 2008, op. cit., pp. 7-8. 212 l’étranger: la parole, l’argent et la force. Ces trois moyens peuvent selon lui se résumer en trois verbes : « convaincre », « soudoyer », « contraindre »939. Mais la stratégie déclaratoire ne suffit pas. L’aide économique, les sanctions et la force ont par ailleurs leurs propres limites. Il faudrait dès lors « privilégier une stratégie coopérative plutôt que coercitive » en « travaillant à l’intérieur avec des alliés locaux » et en ayant « la sagesse de se fixer des ambitions modestes, ciblées » 940. Le dialogue et la dissuasion restent, in fine, les meilleures armes de l’Union. Cela suppose toutefois de chercher en permanence à « élargir le contexte » (selon le sage précepte de Jean MONNET). Pour COOPER il convient dès lors de différencier plusieurs niveaux d’action: « D’un point de vue tactique, l’élargissement du contexte exige de manier temporairement la carotte et le bâton. D’un point de vue stratégique, cela implique de multiplier les intérêts ; d’un point de vue existentiel, cela signifie la transformation de l’identité »941. Toutefois l’Union européenne n’agit jamais seule ni en vase clos. C’est la raison pour laquelle il lui faut développer et renforcer des partenariats extérieurs. Dans ce domaine, la GCC offre certainement des possibilités multiples qu’il faut étudier maintenant plus en détail. 939 COOPER, La fracture des Nations, op. cit., pp. 143-144. Ibid. 941 Ibid., p. 171. 940 213 Chapitre VIII : la dimension extérieure du volet civil de la PESD - « inclusivité » ou simple reflet des rapports de force internationaux ? Résumé La GCC européenne se veut « inclusive » depuis ses origines et elle ouvre des possibilités multiples pour établir des partenariats extérieurs. En ciblant l’analyse sur les aspects civils, ce chapitre étudie ainsi la coopération avec les Etats tiers, les organisations régionales et les ONG/OSC. Il dresse également un état des lieux critique des liens avec l’ONU et l’OSCE. Enfin, un développement particulier est consacré aux relations complexes avec les Etats-Unis et avec l’OTAN. L’idée principale est de montrer que les Européens veillent à ce que la dimension extérieure de la GCC renforce la légitimité, l’efficacité et l’autonomie de l’UE. Les liens établis sont toutefois à géométrie variable. L’UE se montre sûre d’elle-même et de son poids sauf quand il s’agit des relations transatlantiques. Si des accords formels avec l’OTAN type « Berlin plus à l’envers » sont peu probables, la GCC ne risque-t-elle pas de servir de plus en plus de force civile d’appoint au sein d’une Alliance rénovée ? Serait-elle au contraire de nature à favoriser un dialogue direct et plus équilibré entre Européens et Américains ? Introduction Pourquoi les acteurs collaborent-ils sur la scène internationale942 ? Les théories de la coopération montrent que les relations entre les partenaires dépendent en général de nombreux facteurs: espérance de gains mutuels, degré d’homogénéité/hétérogénéité des acteurs, autonomie par rapport aux Etats membres (le maintien de la paix onusien jouit ainsi d’une certaine indépendance alors que la PESD est étroitement contrôlée par les capitales). Les théories constructivistes insistent quant à elles sur les valeurs : visions partagées du monde et des menaces… La CMCO et l’ambition de mener une gestion globale des crises incitent en tout cas l’UE à rechercher des partenariats étendus avec les autres acteurs internationaux. Ces partenariats s’exercent de fait à différents niveaux : politique, institutionnel et opérationnel. Ils s’inscrivent dans le prolongement du concept de multilatéralisme efficace et des efforts pour renforcer la place et le rôle de l’Union dans le monde943. L’apport de l’UE et de la PESD à la paix et à la 942 Kenneth OYE, Cooperation under Anarchy, Princeton, Princeton University Press, 1986 ; Thierry TARDY, « L’Union européenne et l’ONU : quel partenariat dans la gestion civile des crises : le rôle de la Commission européenne », in Barbara DELCOURT, Marta MARTINELLI et Emmanuel KLIMIS, L’Union européenne et la gestion des crises, Bruxelles, ULB, 2008, pp.157-174. 943 L'Europe dans le monde - Propositions concrètes visant la cohérence, l'efficacité et la visibilité, Commission Européenne, 8 juin 2006, op. cit. 214 sécurité internationale donne ainsi lieu à une vaste littérature. En relayant au premier degré le discours irénique européen944, celle-ci peine souvent à voir les véritables enjeux. Seuls les débats sur les implications transatlantiques semblent prendre en compte la nature proprement stratégique de la PESD dans sa dimension extérieure. Certes, la PESD et la GCC se veulent « inclusives ». La GCC permet en particulier de coopérer plus facilement que dans le domaine militaire. Pour autant, cette ouverture ne doit pas masquer la réalité d’un environnement évolutif où les grands acteurs - ONU, UE, OTAN, OSCE - cherchent à justifier leur raison d’être dans un jeu complexe où se mêlent concurrence et complémentarité945. Avec les autres moyens de la boîte à outils européenne, le volet civil de la PESD participe ainsi clairement aux stratégies de positionnement et d’influence de l’Union : gagner en visibilité, créer des réseaux de pays amis, favoriser une européanisation progressive des futurs membres... Alors que la gestion civile des crises de l’UE a largement bénéficié de l’expérience et des « bonnes pratiques » des autres acteurs, sa spécificité bien établie lui permet en outre de diffuser désormais ses propres standards vers l’extérieur. En ciblant l’analyse sur les aspects civils de la gestion des crises, ce chapitre étudie tout d’abord la coopération avec les Etats tiers, les organisations régionales et les ONG/OSC. Il aborde ensuite sur un mode critique la question des liens avec l’ONU et l’OSCE. Enfin, un développement spécifique est consacré aux relations avec les Etats-Unis et l’OTAN. Ce chapitre montre de façon générale que la dimension extérieure de la GCC est assez éloignée de la lecture idéalisée du concept de multilatéralisme efficace. Les Européens veillent en effet à ce que les partenariats renforcent l’UE sans diluer la PESD. L’intention principale est dès lors de renforcer la légitimité, l’influence et l’autonomie de l’Union sur la scène internationale. On retrouve ici les grands principes énoncés par le Conseil européen de Göteborg en 2001 quant à la coopération entre la PESD et les organisations tierces. Ces grands principes laissent en effet peu d’ambiguïtés sur les limites posées par les Etats membres946 : - valeur ajoutée ; interopérabilité ; visibilité ; autonomie de décision. Les partenariats établis au travers de la GCC sont toutefois à géométrie variable. Pour le dire simplement, ils sont globalement très favorables à l’UE qui dicte ses choix et ses préférences aux acteurs qui ne sont pas en mesure de lui résister. A contrario, la réalité de la coopération transatlantique montre que les rapports de force sont inversés quand il s’agit de négocier avec les Etats-Unis et avec l’OTAN. Certes, même sur ce plan, le dialogue peine à s’institutionnaliser. Les débats en cours et la perspective d’une Alliance « rénovée » pourraient cependant faire bouger les lignes. Quelle serait la place de la GCC dans le cadre d’une meilleure répartition des tâches entre les deux bords de l’Atlantique, mais aussi entre l’UE et l’OTAN ? Alors que l’OTAN reste une 944 Council Conclusions on EU Support for International Peace and Security, EU Council Secretariat, Doc. 14033/05, Brussels, 8 November 2005 ; Working for Peace, Security and Stability - European Union in the World, Office for Official Publications of the European Communities, Luxemburg, 2005. 945 Daniel PLESCH, « Reflexions on Cooperation Between the EU, the OSCE and the UN: Can All Be Winners ? », EU Civilian Crisis Management Capability - Conference Report, SWEFOR/SPAS, Stockholm, 20 April 2001, pp.32-34 ; Fraser CAMERON, The EU and International Organisations: Partners in crisis management, EPC Issue Paper n°41, European Policy Center, Brussels, October 2005. Voir aussi Jean-Jacques PATRY, Nations Unies et stabilité: transformer les conflits armés, Paris, Fondation pour la recherche stratégique, 2007. 946 Swedish Presidency Conclusions, Gotenburg European Council, 15-16 June 2001 (op. cit.). 215 organisation à dominante militaire, la GCC ne risque-t-elle pas de devenir, de fait, le « pilier civil » d’une Alliance en quête de sens et d’un nouveau concept stratégique ? Peut-elle renforcer au contraire l’influence des Européens sur le « grand frère » américain ? La participation des Etats tiers : un élément de la stratégie d’influence de l’UE Capacités additionnelles et outil de légitimation La participation des « Etats associés » était déjà une particularité des opérations civiles de l’UEO et de l’EUMM dans les années 1990 (cf. Chapitre I). Cette politique d’ouverture s’est poursuivie dans le cadre de la PESD avec des enjeux propres au volet civil. De façon générale, il est possible d’identifier trois grandes motivations à l’établissement de partenariats. La première est la recherche de capacités additionnelles sur le plan quantitatif et qualitatif. La seconde tient à la légitimité des opérations : plus le nombre de pays contributeurs est large, plus l’UE peut se prévaloir d’un large soutien international (les effets négatifs du rapport multinationalité/efficacité sont étudiés plus en détail dans la partie III). La troisième raison est enfin la volonté d’inclure des futurs membres et des « like-minded states » dans une stratégie d’intégration différenciée. Le groupe des pays tiers concernés a en tout cas évolué au fil des élargissements successifs et des opérations. Les négociations ont toutefois longtemps buté sur le critère de « non discrimination » imposé par les Etats-Unis dans le cadre des négociations 15 + 6 (15 + 15 en rajoutant les 9 candidats à l’OTAN). Les « 15 » étaient prêts en effet à « inviter » les « Etats membres de l’OTAN mais non membres de l’UE » 947 dans la PESD. Ils refusaient cependant de renoncer à la primauté du COPS dans la prise de décision948. Qu’en est-il concrètement des partenariats conclus ? La thématique est évoquée de fait dès les sommets d’Helsinki et de Feira. Le Traité de Nice ouvrait ensuite la porte à la participation d’Etats tiers dans les futures opérations PESD (art 24 et 38 TUE). Etaient visés les pays européens de l’OTAN mais aussi d’autres « partenaires potentiels » comme le Canada, la Russie et l’Ukraine. Les discussions se déroulèrent tout au long de l’année 2001 sans progrès tangibles. Ce n’est que fin 2002 - à la veille du déploiement de l’EUPM - que l’UE adoptait un document sur la « consultation et les modalités pour la participation des Etats tiers aux opérations de gestion civile des crises »949. Il s’agissait notamment de mieux définir le rôle du Comité des contributeurs sans diminuer les prérogatives du COPS. L’invitation formelle des Etats tiers ne pouvait ainsi intervenir qu’après l’approbation du CONOPS par l’UE. La nécessité d’accords permanents incitait cependant le Conseil à autoriser fin 2003 des négociations sur l’échange d’informations 947 « Non EU European NATO members ». Elargir la participation au dispositif de gestion des crises de l’Union européenne, Sommaire d’un rapport d’ISIS Europe par Kelly Baumgartner, ISIS Europe, Bruxelles, mai 2002. 949 Consultations and Modalities for the Contribution of non-EU States to EU Civilian Crisis Management, EU Council PSC, Doc.15203/02, Brussels, 3 December 2002. 948 216 classifiées. Onze pays étaient alors concernés: Bulgarie, Roumanie, Islande, Turquie, Norvège, Canada, Russie, Ukraine, Etats-Unis, Bosnie et ARYM950. En 2004, le Plan d’action pour la GCC insistait pour sa part sur les notions de « transparence », de « dialogue » et de « coopération ». Un nouveau document951 précisait aussi le rôle du CoC pour les missions en cours. Il prévoyait en outre de densifier les contacts, tant au niveau ministériel qu’au niveau des experts. Le Conseil européen de décembre 2004 pouvait en tout cas se féliciter des relations établies avec les « partenaires stratégiques et autres Etats tiers ». A cette époque, les négociations avaient déjà abouti avec l’Islande, la Norvège et la Roumanie. L’UE finalisa ensuite un accord-cadre avec le Canada fin 2005952. On notera par ailleurs la participation du Mali et de l’Angola à EUPOL Kinshasa. Ces deux pays devenaient donc les premiers Etats tiers africains impliqués dans une mission civile PESD. L’OGC 2008 donna lieu pour sa part à des collaborations plus larges. Un questionnaire détaillé a été ainsi envoyé en 2006 aux Etats tiers953 pour une meilleure intégration de leurs contributions dans le processus capacitaire954. Plus tard, un atelier spécifique permettait des échanges sur les bonnes pratiques : formation, recrutement955… Accords-cadres et Accords de sécurité Aujourd’hui, seuls cinq pays ont conclu des accords-cadres pour les opérations/missions PESD : Canada 956, Turquie, Norvège, Islande et Ukraine. Ces trois derniers pays font aussi partie de la liste des Etats qui ont conclu des accords permanents de sécurité avec l’UE : Norvège, ARYM, Ukraine, Islande, Croatie et, depuis 2007, Etats-Unis. Sur ce sujet hautement sensible du partage des informations classifiées957, les négociations restent en cours avec le Canada, la Russie, la Turquie, la Suisse et la Bosnie. On notera ici la position singulière de la Suisse qui privilégie pour l’instant des solutions ad hoc du fait de sa neutralité « absolue » (malgré un savoir-faire et une implication réelle dans les missions civiles internationales). La participation de la Russie à PESD se limite quant à elle à la fourniture d’hélicoptères dans l’opération (militaire) EUFOR Tchad/RCA. Il est vrai que Moscou reste de façon générale dubitative sur la PESD et sur la volonté des Européens de s’autonomiser 950 Agreement on security procedures for the exchange of classified information with Bulgaria, Romania, Iceland, Norway, Turkey, Canada, the Russian Federation, Ukraine, the United States of America, Bosnia and Herzegovina, and FYROM. - Council authorisation to Presidency to open negotiations in accordance with Articles 24 and 38 of the TEU, EU Council, Doc. 13819/03, Brussels, 21 October 2003. 951 Modalities for consultations with participating third states in civilian crisis management operations in the framework of ESDP, EU Council, Doc. 13578/04, Brussels, 15 October 2004. 952 Sommet UE-Canada, 24 novembre 2005. 953 Civilian Headline Goal 2008 – Questionnaire on contributions from non-EU states towards the EU civilian crisis management capability under ESDP, EU Council Secretariat, Doc. 12208/06, Brussels, 14 August 2006. 954 Civilian Headline Goal 2008 - Civilian Capabilities Improvements Conference 2006, 7 November 2006, op. cit. 955 Draft Report on the Civilian Headline Goal 2008 Workshop XI « Cooperation in the field of ESDP civilian crisis management with non-EU States, International Organizations and Non-Gouvermental Organizations », EU Council, Doc. 10405/07, Brussels, 7 June 2007. 956 Council decision concerning the conclusion of the agreement between the European Union and Canada establishing a framework for the participation of Canada in the European Union crisis management operations, EU Council, Doc. 10620/05, Brussels, 11 November 2005. 957 Les accords signés en la matière ne sont pas uniformes car il distinguent selon les pays concernés différents niveaux d’échange: Très secret UE, Secret UE, Restreint UE, Confidentiel UE. 217 par rapport aux Etats-Unis958. Les tensions de 2008 sur la question du Kosovo et surtout, sur le dossier géorgien, ne sont en outre pas de nature à dynamiser les relations. La participation américaine à EULEX Kosovo : un tournant ? Présentement, cinq actions civiles PESD comportent des Etats tiers parmi les pays contributeurs (Fig. 23) : Fig. 23 : la participation des Etats tiers aux opérations civiles PESD (juin 2008) Opération Etat tiers EUPM BiH Suisse, Islande, Norvège, Turquie, Ukraine, Canada EUPOL RD Congo Suisse, Angola EU COPPS Palestine Norvège EUPOL Afghanistan Canada, Croatie, Norvège + Nouvelle Zélande EULEX Kosovo (alors en cours de déploiement) Croatie, Norvège, Suisse, Turquie et Etats-Unis La variété des cas de figure n’a en soi rien de surprenant. Tous les Etats membres de l’UE ne sont pas eux-mêmes impliqués dans l’ensemble des opérations PESD (six Etats contribuent par exemple à EU SSR Guinée-Bissau contre vingt-sept pour l’EUPM). Le tableau ci-dessus suscite néanmoins trois remarques. La première est que certaines missions civiles PESD (présentes ou passées) ont été conduites exclusivement par les pays membres de l’UE (ex : en Géorgie, à Rafah, idem pour EUJUST). La deuxième remarque tient à la participation de trois policiers néo-zélandais à EUPOL Afghanistan. Ces derniers sont de fait insérés dans la PRT959 néo-zélandaise de la FIAS (région de Bâmyân). Enfin et surtout, on notera la participation annoncée des Etats-Unis à EULEX Kosovo (environ une centaine d’experts). C’est en soi une grande première960 (cf. infra). Pour conclure, la participation des Etats tiers au volet civil de la PESD est un exercice hautement politique. Au-delà des tensions initiales UE-OTAN, l’expérience acquise au fil des opérations et le processus de l’OGC 2008 ont permis d’accélérer l’institutionnalisation des relations, sur le plan capacitaire notamment. On retiendra pourtant que les Etats membres de l’UE n’ont eu de cesse de préserver l’autonomie de décision du COPS. Les négociations butent par ailleurs le plus souvent 958 Cyrille GLOAGUEN, « L’Europe de la défense vue de Russie », Diplomatie Magazine, n°7, février-mars 2004, pp. 28-31. Voir aussi Nadia Alexandrova ARBATOVA, « ESDP and Russia », 6th International Security Forum, Montreux, 5 October 2004. 959 Equipe provinciale de reconstruction. 960 En 2003-2004, PROXIMA devait comporter elle aussi des policiers américains mais l’affaire était restée sans suite. 218 sur la question de l’échange de documents classifiés961. Enfin, l’UE n’invite des pays tiers que dans les opérations de son choix. L’implication des Etats-Unis dans EULEX Kosovo pourrait annoncer cependant des changements dans le contexte d’un rapprochement avec l’OTAN (cf. infra). Organisations régionales et ONG/OSC Si le volet civil de la PESD est un vecteur d’influence de l’UE, cela se manifeste aussi au travers des coopérations établies avec les organisations régionales et les ONG/OSC (ONG de paix). Ces partenariats ne sont pas « vitaux » pour l’Union mais ils lui permettent de gagner en visibilité et en efficacité. GCC et organisations régionales Modèle d’intégration réussie, l’UE cherche ainsi de longue date à promouvoir « l’approche régionale ». C’est en ce sens qu’elle se mobilise pour renforcer les compétences et les capacités de l’Union Africaine et des organisations sous-régionales qui agissent dans le domaine du maintien de la paix (CEDEAO, etc.)962. Le Programme RECAMP et les projets financés par la Facilité de paix pour l’Afrique sont les marques les plus visibles de cette politique. Si les missions civiles PESD sont activées prioritairement au niveau de l’Etat (RDC et Guinée Bissau), il est ainsi probable que l’UE lance à l’avenir des missions de soutien type AMIS (formation et encadrement des capacités militaires, civiles et policières d’une organisation régionale de sécurité collective). On se souvient par ailleurs que l’opération à Aceh avait été menée conjointement avec l’ASEAN, les 80 observateurs de la mission étant fournis par les deux organisations. Il faut cependant se garder d’adopter une lecture trop idéaliste de ces partenariats avec les acteurs régionaux. L’ASEAN était ainsi un partenaire incontournable pour faire accepter une présence européenne en territoire indonésien. Quant aux relations avec les organisations africaines, elles restent structurellement très déséquilibrées. Sous le slogan de l’appropriation (African ownership), il s’agit avant tout de limiter les engagements directs de l’UE pour agir, in fine, « par intermédiaire » et avec un meilleur rapport coûts/bénéfices. GCC et ONG/OSC « L’inclusivité » de la GCC européenne vis-à-vis des « ONG de paix » doit être analysée de la même façon à sa juste valeur. En effet, la littérature qui milite pour une plus grande ouverture de la PESD à la « société civile »963 ne doit pas masquer la réalité, à savoir l’attitude conservatrice des Etats membres et leur méfiance face à des acteurs parfois mal identifiés (cf. chapitre V). 961 Exchange of EU classified information (EUCI) with third States and international Organisations, EU Council, Doc. 10533/08, Brussels, 9 June 2008. 962 Fernando FARIA, Crisis management in Sub-Saharan Africa : the role of the European Union , EUISS Occasional Paper, n°51, April 2004. 963 Elargir la participation au dispositif de gestion des crises de l’Union européenne, Rapport d’ISIS Europe, mai 2002 (op. cit.) ; GOURLAY, Partners Apart : Enhancing Cooperation between Civil Society and EU Civilian Crisis Management in the Framework of ESDP, 2006 (op. cit.). 219 Certes, certains Etats (ex. Finlande, Suède) ont de nombreuses interactions avec les ONG/OSC actives dans la prévention et la résolution des conflits. Cela permet d’expliquer une certaine « perméabilité » de la PESD vis-à-vis des thématiques associées à la « sécurité humaine ». Prenant acte des progrès de la PESD, les ONG/OSC ont elles-mêmes évolué vers plus de pragmatisme964. Il est ainsi possible d’envisager des liens plus étroits dans le futur. Les ONG/OSC - réunies dans le collectif EPLO pour l’essentiel - sont ainsi de plus en plus souvent consultées ou invitées à présenter leur point de vue dans les organes bruxellois de la PESD (conférences, séminaires…). L’UE étudie par ailleurs la possibilité de créer des postes permanents d’agents de liaison avec les ONG, tant au niveau institutionnel que sur le terrain. De la même façon, des acteurs « non étatiques » pourraient participer à certaines missions d’évaluation avant le lancement d’une mission PESD. L’expérience de la collaboration avec l’organisation CMI lors de la mission AMM laisse entrevoir également des coopérations plus ambitieuses. L’expérience d’Aceh pourrait rester toutefois comme l’exception qui confirme la règle. Tous ces développements restent en tout cas marqués par la grande prudence des Etats. Ceux-ci entendent garder leur contrôle souverain sur la GCC européenne, au travers de la chaîne de décision PESD notamment. Le Conseil de l’UE s’est dès lors contenté jusqu’à présent de formuler des vagues « recommandations » qui n’ont aucune valeur juridique ou doctrinale.965 GCC et Nations Unies : les limites d’un « partenariat naturel » Le coopération UE-Nations Unies dans la gestion des crises suscite elle aussi un vif intérêt dans la littérature académique966. Ce lien s’inscrit dans des débats plus larges : multilatéralisme global versus multilatéralisme régional967, régionalisation du peace-keeping, émergence d’un maintien de la paix à deux vitesses… La masse des informations disponibles empêche dès lors de distinguer ce qui touche plus directement le volet civil de la PESD. Il faut ainsi rappeler tout d’abord le contexte. L’UE se veut un ferme soutien des Nations Unies dont elle promeut la réforme et le renforcement. Elle s’est notamment impliquée dans les réflexions qui ont suivi la publication du Rapport BRAHIMI (2000)968 et dans les travaux du Panel de haut niveau sur les défis et les menaces (2004)969. Elle a appuyé aussi les autres 964 HELLYin DELCOURT, MARTINELLI et KLIMIS, op. cit. Recommendations for Enhancing Co-operation with Non-Governmental Organisations (NGOs) and Civil Society Organisations (CSOs), EU Council, Doc. 16574/06, 8 December 2006 (op. cit.) ; Review of Recommendations for enhancing cooperation with NGOs and CSOs in the framework of EU Civilian Crisis Management and Conflict Prevention, EU Council, Doc. 10340/2/08, Brussels, 10 June 2008. 966 Ex: Alexandra NOVOSSELOV, EU-UN Partnership in Crisis Management : Developments and Prospects, International Peace Academy, June 2004 967 Thierry TARDY, « The European Union and the United Nations : Global versus Regional Multilateralism », Studia Diplomatica, Vol. LX, n°1, 2007, pp. 191-209 ; Martin ORTEGA (Ed.), The European Union and the United Nations – Partners in Effective Multilateralism, Cahier de Chaillot, n°78, IES-UE, juin 2005 ; Katie LAATIKAINEN and Karen SMITH (Eds.), The European Union at the United Nations, Intersecting Multilateralisms, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2006. 968 Rapport du Groupe d’études sur les opérations de paix de l’ONU (Rapport Brahimi), 21 août 2000, op. cit. 969 A More Secure World : Our Shared Responsibility, Report of the High level Panel on Threats, Challenges and Change, United Nations, A59/565, New York, 2 December 2004. Voir aussi Draft Paper for submission to the HighLevel Panel on Threats, Challenges and Change, Doc. 9165/05, EU Council, Brussels, 11 May 2004. 965 220 initiatives du Secrétariat général de l’ONU970 : adoption du principe de la Responsabilité de protéger, création d’une Commission pour la consolidation de la paix… Malgré une convergence des valeurs, les deux « institutions paires » n’ont cependant pas établi de vrai partenariat stratégique971. « Acteurs semi autonomes de la gestion de crise », elles devraient théoriquement pouvoir jouer à plein sur leur complémentarité. Leur fragmentation interne en une myriade d’acteurs et l’existence de nombreux doublons empêchent toutefois la coopération de se développer pleinement. Surtout, la relation UE-ONU reste très déséquilibrée quand il s’agit de collaborer pour le maintien de la paix (civil ou militaire)972. Les agendas et les attentes sont de fait assez différents de part et d’autre. Nous l’avons déjà dit, l’Union ne se considère pas comme un arrangement régional de sécurité (au sens du Titre VIII de la Charte de l’ONU). Les Etats européens restent par ailleurs très réticents quand il s’agit d’engager du personnel dans des opérations onusiennes. Pour eux, l’organisation mondiale est avant tout un outil de légitimation et une boîte à idées pour développer des concepts nouveaux : missions intégrées973, interface entre la sécurité et le développement... Une grande majorité des échanges passe dès lors par la Commission974. Celle-ci est tout d’abord un bailleur de fonds important pour les institutions financières internationales impliquées dans la consolidation de la paix (Banque mondiale, FMI). L’instance bruxelloise travaille aussi directement avec les agences onusiennes stricto sensu : prévention, action humanitaire, réhabilitation post-conflit975. En 2003, la Commission annonçait ainsi la nécessité de dépasser « le domaine du développement pour renforcer aussi la coopération en matière de paix et de sécurité »976. On retrouve ici le positionnement de la Commission sur la thématique DDR, le rôle des femmes dans les conflits, la protection des enfants… ONU-PESD : une institutionnalisation progressive depuis la Déclaration de 2003 Concernant la gestion des crises du second pilier, les liens avec les Nations Unies sont en revanche plus tenus. Les échanges se sont toutefois structurés progressivement, à l’initiative notamment de la Suède et de la Finlande, toujours très en pointe sur le sujet. En juillet 2003, des premiers accords pouvaient ainsi être conclus en matière de gestion civile des crises977. Il 970 In Larger Freedom : Towards Development, Security and Human Rights for All , Report of the UNSG, United Nations, A59/205, 21 March 2005. 971 Thierry TARDY, L’Union européenne et l’ONU dans la gestion des crises : opportunités et limites d’une relation déséquilibrée, Recherche et Documents, n°32, Paris, Fondation pour la Recherche Stratégique, 2004 ; Thierry TARDY, EU-UN Cooperation in Peacekeeping : a Promising Relationship in a Constrained Environment, in Cahier de Chaillot, n°78, IES-UE, Paris, juin 2005, p. 67. 972 Ibid. 973 Capstone Doctrine for United Nations Peacekeeping Operations - Draft 3, New York, DPKO, 29 June 2007; Authority, command and control in United Nations multidimensional peacekeeping operations, UN DPKO Policy Directive, 2007. 974 TARDY in DELCOURT, MARTINELLI and KLIMIS, op. cit., pp.157-174. 975 Susan WOODWARD, « Peace Operations : The Civilian Dimension Accounting for UNDP and the UN Specialized Agencies » et James BOYCE, « The International Financial Institutions : Postconflict Reconstruction and Peacebuilding Capacities », Seminar on Stenghtening the UN’s Capacity on Civilian Crisis Management, UN Secretary General’s High Level Panel on Threats, Challenges and Change, Copenhagen, 8-9 June 2004. 976 Union européenne et Nations Unies : le choix du multilateralisme, Communication de la Commission européenne, 10 septembre 2003, op. cit. Dans sa troisième partie, le document incite les Européens à devenir une « force d’entraînement » pour « promouvoir efficacement les valeurs et les intérêts de l’UE » dans l’organisation mondiale. 977 EU Cooperation with the United Nations. Practical aspects of EU contributions to civilian crisis management operations and activities led by the UN, EU Council, Doc. 11022/1/03, Brussels, 4 July 2003. 221 s’agissait notamment de prendre en compte les enseignements du passage de témoin entre l’IPTF et la MPUE en Bosnie. Trois mois plus tard, une Déclaration conjointe UE-ONU978 donnait un cadre politique à la « coopération positive » que les deux organisations souhaitaient établir entre elles sur les plans civil et militaire (ARTEMIS venait de se terminer avec succès). Les champs les plus prometteurs étaient identifiés comme suit : la planification et l’évaluation des missions ; la formation et les standards ; les moyens de communication et les liens entre les centres de situation ; enfin, les pratiques optimales. Cette déclaration annonçait en outre la création d’un « Mécanisme conjoint de consultation » et la mise en place de relations horizontales « de bureau à bureau » entre le Secrétariat du Conseil et le Secrétariat général de l’ONU (où se situent notamment le DOMP et le DAP979). La Déclaration de septembre 2003 s’est traduite ensuite par la conclusion d’arrangements spécifiques pour le volet militaire (juin 2004)980 puis pour les aspects civils (octobre 2004)981. La problématique de la paix et la sécurité en Afrique982 donna lieu elle aussi à des échanges fructueux: mission d’évaluation conjointe au Burundi, préparation de EUPOL Kinshasa et EUSEC RD Congo. En juin 2007, une nouvelle Déclaration UE-ONU négociée pendant la Présidence allemande983 montrait toutefois que les deux organisations collaboraient également sur de nombreux théâtres: Balkans, Moldavie984, Géorgie, Moyen Orient, Afghanistan, RDC, Darfour, Tchad. Le renforcement des structures de liaison au fil du temps ne doit cependant pas masquer l’extrême prudence des Etats européens quand il s’agit de la conduite des opérations réelles. Le COPS est en effet peu enclin à partager des informations sensibles avec une organisation mondiale ouverte à tous vents. La sécurité du personnel européen déployé sur le terrain en dépend. De façon générale, le dialogue UE-ONU montre aussi comment les Etats entendent garder leur liberté d’appréciation. En cas de crise nécessitant l’intervention de l’ONU, trois grands scénarios sont envisagés : 1/ des contributions nationales (l’UE servant uniquement à faciliter les flux d’informations entre les gouvernements); 2/ des contributions nationales mais avec un rôle accru de l’échelon bruxellois (fonction de Clearing house pour accélérer la génération de force, ex: FINUL II en 2006); 3/ enfin, une contribution européenne dans le cadre de la PESD985. Ce dernier scénario se décline lui-même en cinq sous-cas : - 978 Contribution à une mission conjointe d’évaluation UE-ONU ; Composante européenne dans une opération onusienne plus large (selon l’image des piliers de la MINUK mais avec un contrôle du COPS) ; Opération autonome de l’UE mais avec un mandat spécifique du Conseil de sécurité ; Opération autonome de l’UE lancée avant ou après une opération de l’ONU ; Des opérations menées parallèlement. Joint Declaration on EU-UN Cooperation in Crisis Management, 24 September 2003, op. cit. Département des opérations de maintien de la paix et Département des affaires politiques. 980 EU/UN Cooperation in Military Crisis Management Operations, EU Council, Doc. 9638/1/04, 9 June 2004, op. cit. 981 EU-UN Cooperation in civilian crisis management operations – Elements of implementation of the EU-UN Joint Declaration, EU Council, Doc. 13846/1/04, Brussels, 28 October 2004 (op. cit.) ; Coopération entre l’UE et les Nations Unies dans le cadre de la gestion civile des crises, Annexe IV du Rapport de la Présidence néerlandaise sur la PESD, décembre 2004, op. cit. 982 Action Plan for ESDP Support to Peace and Security in Africa, 2004 et 2005, op. cit. 983 Déclaration commune sur la coopération entre les Nations unies et l'Union européenne dans la gestion des crises, Berlin, 7 juin 2007. 984 EUBAM Moldova travaille en étroite collaboration avec le PNUD. Cette mission est toutefois menée principalement sous l’égide de la Commission. 985 Annexe IV du Rapport de la Présidence néerlandaise sur la PESD, décembre 2004, op. cit. 979 222 Pour les opérations militaires, l’idée est de privilégier des interventions sous Chapitre VII qui pourraient apporter une réelle valeur ajoutée. Deux modes d’action dominent les réflexions : d’une part, la constitution d’une force de réserve pour soutenir ponctuellement une mission onusienne (ex. de la RDC lors des élections de 2006) ; d’autre part, une intervention rapide et vigoureuse pour laisser le temps à l’ONU de (re)déployer ses propres éléments (action type ARTEMIS). Ces modèles d’intervention ont largement guidé la définition du concept des Groupements tactiques à partir de 2004. L’UE refuse toutefois de s’engager trop loin dans le Système onusien des forces en attente (constitution de réserves permanentes au profit du DOMP). A des accords trop formels, les Européens préfèrent une collaboration ad hoc, selon la crise considérée986. Une composante civile PESD dans une opération de l’ONU ? Cette attitude prudente se retrouve pour les capacités civiles de la PESD. On se souvient que Tarja HALONEN avait jeté les bases de la GCC européenne devant l’Assemblée générale de l’ONU en 1999. Dès le départ, les Nations Unies avaient accueilli cependant le volet civil de la PESD avec un mélange d’espoir et d’appréhension987. L’idée de créer des Casques blancs comme équivalents civils des Casques bleus ne s’était en effet jamais concrétisée988. Le Rapport BRAHIMI989 avait souhaité lui même la constitution sur une base régionale de moyens innovants d’intervention rapide (cf. Chapitre II). La GCC comblait donc une lacune, notamment dans le domaine de la police internationale (CivPol). Très vite néanmoins, il est apparu que l’Union préférerait déployer ses propres missions plutôt que de constituer des « piliers » au sein des opérations onusiennes. Ce scénario semblait pourtant avoir été étudié précisément pour des actions civiles ou de police. Les principes de visibilité et d’autonomie de décision rappelés plus haut s’appliquaient dès lors pleinement à la PESD dans son ensemble. Le COPS entendait garder la direction et le contrôle des opérations impliquant des contingents estampillés « UE ». L’expérience prouve d’ailleurs que les Etats européens ont privilégié à chaque fois que possible la conclusion d’accords avec les « pays hôtes ». Un mandat de l’ONU n’est ainsi sollicité que dans les cas où cela s’avère utile (ou incontournable) sur le plan politique. L’hypothèse qui consiste à insérer une composante européenne dans une opération de l’ONU a refait pourtant surface en 2008 de façon plutôt inattendue. Les difficultés juridiques pour déployer EULEX Kosovo ont en effet incité l’UE à conserver le statu quo de la MINUK et la Résolution 1244 comme cadres d’emploi. Cette situation est pour le moins paradoxale. En l’occurrence, c’est une mission onusienne qui devrait « servir de parapluie » à l’intervention PESD qui était sensée 986 TARDY, op. cit. Urban HEMRA, « Identifying and Developing Forms of How the EU Can Enforce the UN », EU Civilian Crisis Management Capability - Conference Report, SWEFOR/SPAS, op. cit, pp. 27-30 ; William DURCH, « Stenghtening UN Secretariat Capacity for Civilian Post-conflict Response », Seminar on Stenghtening the UN’s Capacity on Civilian Crisis Management, op. cit ; Peter Viggo JACOBSEN, « The Emerging EU Civilian Crisis Management Capacity - A Real Added Value for the UN ? », Copenhagen Seminar on Civilian Crisis Management, Royal Danish Ministry of Foreign Affairs, 8-9 June 2004. 988 White helmets, UN General Assembly Resolution, AG/RES/1403, 7 June 1996 ; Resolution 49/139 B, UN General Assembly, 20 December 1994 ; DAVID (et al.), La consolidation de la paix : l’intervention internationale et le concept de casques blancs, 1997, op. cit. 989 Op. cit. 987 223 lui succéder (ce pourrait notamment être le cas dans la zone nord du Kosovo à dominante Serbe)990. Les scénarios de transition font en tout cas l’objet de toutes les attentions dans les réflexions doctrinales sur le lien UE-ONU (notions de colocalisation, double-hatting, re-hatting, bluehatting). En avril 2005, l’exercice EST 05 auquel l’ONU était conviée avait testé pour sa part trois cas de figure : scénario type ARTEMIS (soutien militaire temporaire au profit de l’ONU) scénario type MPUE (relève d’une mission CivPol onusienne), scénario type « soutien médical » (mise à disposition de capacités européennes spécialisées ou enabling assets). Pour conclure, il est surprenant de constater que la coopération UE-ONU en matière de gestion des crises s’est surtout matérialisée par des interventions militaires PESD en Afrique: ARTEMIS, EUFOR RD Congo et, aujourd’hui, EUFOR Tchad/RCA qui est déployée aux côtés de la MINURCAT (opération multidimensionnelle de l’ONU à dominante police, op. cit.). Sur le plan civil, l’OGC 2008 a néanmoins donné lieu à des consultations nombreuses entre l’UE et l’organisation mondiale. Cela s’est vérifié notamment dans les travaux conceptuels et capacitaires : concepts d’emploi des Equipes civiles d’intervention (CRT) et des Unités de police (UPI), standards pour le recrutement et la formation, aspects DDR… Cette intensification de la collaboration ne diminue en rien l’argument selon lequel l’UE mène le jeu dans une relation qui reste très déséquilibrée. Enfin, il est important de noter une différence fondamentale entre les deux organisations. L’ONU semble en effet avoir un « devoir moral » à agir partout où elle est sollicitée. Toute défaillance de sa part nécessitera de rendre des comptes. La PESD intervient pour sa part à l’endroit et au moment où les Etats européens le décident. Sauf dans certains cas précis (ex. dans les Balkans), l’UE n’aura donc pas la même obligation de déployer ses outils civils et/ou militaires dans le cadre de la PESD991. OSCE et Conseil de l’Europe La rhétorique paneuropéenne Le discours des Vingt-sept sur le caractère « ouvert et transparent » de la PESD insiste sur le lien avec les Nations Unies. Pourtant, depuis ses prémices, le développement de la GCC est justifié également par la nécessité de renforcer le poids et l’effectivité de l’OSCE et du Conseil de l’Europe. Ces deux organisations sont évoquées comme ayant une « signification particulière pour l’UE »992. Au-delà des « valeurs communes » et de l’attachement à la dimension « paneuropéenne », l’UE reconnaît toutefois que ces institutions partagent surtout « l’objectif stratégique central » de l’Union, à savoir la construction de la sécurité dans le voisinage993. De fait, il y a peu à dire sur le lien PESD - Conseil de l’Europe. L’article 6 de l’organisation strasbourgeoise exclut d’ailleurs clairement les questions de défense de son champ de compétence. Pour autant, le Conseil de l’Europe intervient dans le domaine de la démocratisation 990 Cf. les déclarations du Secrétaire Général de l’ONU sur le sujet en août 2008. Entretien avec un expert du Secrétariat Général du Conseil, août 2008. 992 Draft Assessment Report on the EU’s role vis-à-vis the OSCE, EU Council Secretariat, Doc.15387/1/04, Brussels, 10 December 2004. Notons l’existence d’un Groupe de travail spécifique sur l’ OSCE et le Conseil de l’Europe au sein du Conseil de l’UE 993 Ibid. 991 224 et du renforcement de l’Etat de droit dans le pays en transition (cf. le concept de sécurité démocratique et les travaux de la Commission de Venise). La coopération concerne aussi la JAI et, plus généralement, la thématique des droits de l’homme (Cour européenne des droits de l’homme, Comité contre la torture). Les liens directs avec le volet civil de la PESD restent cependant très limités. Concurrence directe avec les missions de l’OSCE et rapports de force avec la Russie Le rapport GCC-OSCE est quant à lui révélateur d’enjeux autrement plus sensibles. Malgré la référence à la Charte de Paris inscrite dans les Traités (article 11 TUE), la PESC/PESD s’est en effet développée au détriment de l’OSCE994. Sur fond de tensions récurrentes avec la Russie, les dernières années ont été marquées par une marginalisation croissante de l’organisation basée à Vienne. Les désaccords portent sur la « Dimension humaine » (troisième corbeille des Accords d’Helsinki) mais aussi sur le rôle et l’avenir de l’institution995. Certes, la Commission européenne continue à financer de nombreux projets de l’OSCE : action contre les mines, surveillance d’élections... Les Vingt-sept assument plus généralement l’essentiel du budget de fonctionnement de l’organisation paneuropéenne. La réalité veut toutefois que la coopération UE-OSCE peine à se concrétiser en matière de gestion des crises. Il faut rappeler tout d’abord que l’OSCE n’a jamais réussi à mener de véritables opérations de maintien de la Paix. La Mission de vérification au Kosovo en 1998-1999 (MVK, cf. chapitre I) est en ce sens une (quasi-)exception qui confirme la règle. Les demandes de Vienne pour accroître le partage d’informations avec la PESC/PESD rencontrent par ailleurs une fin de nonrecevoir. L’obstacle principal demeure l’accès aux documents classifiés de l’UE. Les Vingt-sept sont de fait peu désireux de partager des renseignements politiques ou opérationnels avec la Russie et les pays de la Communauté des Etats Indépendants (CEI). Cela peut se comprendre si l’on considère les intérêts de l’UE et des Etats membres qui sont en jeu au Kosovo, en Moldavie ou en Géorgie. Le Conseil de l’UE invoque par ailleurs la nécessité de ne pas bureaucratiser le Secrétariat de l’OSCE à Vienne. Il préconise dès lors de privilégier les échanges ad hoc en matière d’alerte précoce, d’évaluation, de retour d’expérience… Concernant les missions de terrain de l’OSCE996, la tendance est en tout cas très claire, tant sur le plan thématique que sur le plan géographique. Le volet civil de la PESD empiète ainsi directement sur les domaines qui étaient autrefois la spécialité de l’OSCE : formation et encadrement des polices locales, renforcement des institutions étatiques et sécuritaires, surveillance des frontières... La GCC européenne s’est en outre inspirée ouvertement du savoir- 994 Monika WOHLFELD, « Developing Ways of Cooperation and Mutual Reinforcement Between the EU and the OSCE », EU Civilian Crisis Management Capability, SWEFOR/SPAS Conference Report, Stockholm, 20 April 2001, pp.30-32 ; Doyle DERMOT, « EU and OSCE : Natural Born Partners ? », European Security Review, n°14, ISIS, Brussels, September 2002 ; Nina GRAEGER and Alexandra NOVOSSELOFF, « The Role of the OSCE and the EU », in Michael PUGH and Waheguru Pal SINGH SIDHU, The United Nations and Regional Security, Boulder, Lynne Rienner, 2003, pp.75-94. Cette analyse repose aussi sur un document interne du Conseil. 995 Victor-Yves GHEBALI, « Some Reflections on the OSCE’s Political Agenda », Panel of Eminent Persons on Strenghtening the Effectiveness of the OSCE, Session on the Role of the OSCE in European Security Architecture – A Strategic Vision, 10 March 2005 ; Victor-Yves GHEBALI, The OSCE and European Security: Essential or Superfluous ?, Europaeum, Oxford, 2005 ; Pàl DUNAY, The OSCE in Crisis, Chaillot Paper n°88, Paris, April 2006. 996 Ces missions de l’OSCE engagent officiellement 3000 personnes dont 20% d’expatriés. Le reste du personnel est constitué d’employés locaux. 225 faire de l’OSCE (ex. du dispositif REACT997 qui recense les experts civils mobilisables pour les missions de terrain). Les « tâches centrales » reconnues par l’Union à l’OSCE sont dès lors des tâches résiduelles : prévention, droits de l’homme, protection des minorités, liberté des médias, surveillance des élections. L’OSCE espérait pourtant pouvoir garder des niches plus importantes. En parallèle, le champ d’action de l’OSCE est repoussé progressivement vers les bordures orientales de « l’Europe élargie ». Une lecture réaliste permet ainsi d’affirmer que les missions de terrain de l’OSCE servent aux Etats-Unis et à leurs alliés européens pour être présents dans la sphère d’influence de la Russie (« conflits gelés », Ossétie du sud…). La nomination de RSUE en Moldavie, dans le Caucase et en Asie centrale montre cependant que l’UE entend mener sa propre politique dans ces régions - où certains Etats membres continuent d’agir en parallèle dans une logique nationale. La crise géorgienne de l’été 2008 pourrait annoncer de nouveaux changements mais, à l’heure où ces lignes sont écrites, il est trop tôt pour les anticiper. Pour conclure, on constate que les capacités du volet civil de la PESD entrent très clairement en concurrence avec les activités opérationnelles de l’OSCE. Mais le développement de la GCC s’inscrit plus largement dans les relations complexes UE-Russie et dans le « Grand jeu » qui oppose Moscou et Washington. La nouvelle mission d’observation en Géorgie est en ce sens très parlante. Cela permet de faire le lien avec les Etats-Unis et l’OTAN : quels sont les partenariats établis avec ces grands acteurs en matière d’intervention civile ? GCC et partenariat(s) transatlantique(s) Un débat stratégique en évolution La problématique transatlantique traverse l’ensemble de cette recherche. Au-delà des « causes profondes » de la PESD, nous avons vu comment la GCC européenne a été influencée par « l’agenda de la stabilisation » et par la « guerre contre le terrorisme ». Dans le même ordre d’idées, nous avons étudié les incidences d’une éventuelle dérive occidentaliste sur la PESC/PESD. Il faut voir maintenant quelles sont concrètement les principales lignes de la coopération avec les Etats-Unis et avec l’OTAN en matière d’intervention civile. Ces deux grands acteurs sont de facto des sujets à part entière de la PESD. 21 des 27 Etats de l’UE sont par ailleurs membres de l’Alliance998. Cette intrication explique les relations complexes et souvent « schizophréniques » qui font les délices du débat transatlantique. Les termes du débat sont de façon générale bien connus : querelle sur le « partage du fardeau »999, controverses « théologiques » sur la défense européenne (autonomie versus pilier européen de l’Alliance), interrogations sur la raison d’être de l’OTAN (course à l’élargissement, développement des missions non article V, passage au hors zone). La tendance semble néanmoins à l’apaisement et à la recherche d’une meilleure complémentarité entre les différents acteurs1000 . 997 Rapid Expert Assistance and Co-operation Teams. Cf. l’article 27 du Traité de Lisbonne: «La politique de l'Union respecte les obligations découlant du Traité de l'Atlantique Nord pour certains États membres qui considèrent que leur défense commune est réalisée dans le cadre de l'OTAN, et elle est compatible avec la politique commune de sécurité et de défense commune arrêtée dans ce cadre ». 999 Gustav LINDSTROM, EU-US Burdensharing : Who does What ?, Chaillot Paper n°82, Paris, IES-UE, 2005. 1000 Cette complémentarité est revendiquée avec force par Robert COOPER : cf. ESDP Goals and Ambitions, Remarks to USEU-POLMIL Conference by Robert COOPER, 12 October 2005, op. cit. 998 226 Le printemps transatlantique amorcé au sommet de Bucarest1001 trouve ses sources dans une convergence de facteurs. Il y a tout d’abord la fin de la « Doctrine RUMSFELD » et la perspective d’une nouvelle Administration américaine moins unilatéraliste. Il y a ensuite la nouvelle posture du gouvernement français qui annonce le souhait de la France « de retrouver toute sa place dans la famille occidentale »1002 (avec un retour probable dans les structures intégrées de l’OTAN). Enfin, il y a les réalités opérationnelles des interventions où les Américains et leurs alliés européens sont engagés côte à côte (en Afghanistan tout spécialement). Ces différents facteurs incitent les Etats-Unis à assouplir la fameuse règle des 3 D, et notamment, le principe de non duplication entre la PESD et l’OTAN1003. Quels sont dès lors les enjeux propres au volet civil de la PESD ? Les liens respectifs des Etats-Unis et de « l’organisation OTAN » avec la GCC européenne ne sont néanmoins pas identiques. Il faut dès lors les aborder successivement, sachant qu’il est difficile de distinguer les aspects politiques, institutionnels et opérationnels. Etats-Unis : établissement progressif d’un dialogue direct L’attitude des Etats-Unis1004 vis-à-vis des capacités de la GCC européenne est dans l’ensemble bienveillante mais avec certaines réserves. L’orientation civile de la PESD n’est évidemment pas pour déplaire à ceux qui craignent que l’UE puisse devenir un jour une puissance militaire autonome, capable de concurrencer l’hyperpuissance américaine. Nous avons vu cependant que cette crainte relève du fantasme, au moins à moyen terme. A l’inverse, une stratégie de niche dans le champ civil pourrait aggraver le déséquilibre transatlantique, les Européens ayant déjà une fâcheuse tendance à baisser la garde dans le domaine de la défense et des dépenses militaires1005. Or, Washington ne cesse précisément de plaider le contraire. Cependant, l’intérêt des Etats-Unis pour la GCC européenne s’explique principalement par des réalités opérationnelles. Les déficiences américaines dans le domaine du state-building et du nation-building (pour reprendre la terminologie en vogue outre-atlantique) sont bien établies. De nouveaux besoins étaient apparus dès les années 1990, dans les Balkans en particulier (ex. à Brcko en 1997). Malgré ces premières expériences, la panoplie américaine d’intervention reste avant tout conçue pour mener des actions de coercition. Les guerres en Irak et d’Afghanistan ont montré toutefois l’urgence de procéder à des réformes d’envergure. S’étonnant de l’incroyable aveuglement de l’Administration BUSH en la matière, Robert PERITO1006 préconisait ainsi dès 2004 de créer une « Force de stabilisation post-conflit » qui inclurait notamment des unités de maintien de l’ordre (constabulary forces). L’idée était en tout cas de s’écarter du modèle dominant qui laisse une part prépondérante aux acteurs commerciaux privés (sur les compagnies privées de sécurité, cf. partie III). 1001 Sommet de l’OTAN, Bucarest, 2-4 avril 2008. Expression utilisée par le Président français Nicolas SARKOZY. 1003 Discours de l’Ambassdeur des Etats-Unis auprès de l’OTAN,Victoria NULAND, à Paris (22 février 2008) et Londres (25 février 2008), op. cit.. Voir aussi Robert KAGAN, « Embraceable E.U », The Washington Post, 5 December 2004. 1004 Jeffrey SIMON, « The ESDP between Washington and Brussels » in MERLINGEN, and OSTRAUSKAITE, op. cit., pp. 159-172 1005 GOWAN, op. cit. 1006 Robert PERITO, Where is the Lone Ranger When we Need Him ? America’s Sarch For a Post conflict Stability Force, Washington D.C., United States Institute of Peace, 2004. Voir aussi Robert PERITO, The American Experience with Police in Peace Operations, Clementsport, Canadian Peacekeeping Press, 2002. 1002 227 Fidèles à leur pragmatisme légendaire, les Américains ont en tout cas accueilli favorablement les premières missions européennes de police, dans le cadre de l’UEO puis de l’UE1007. La PESD et son « domaine police » leur offrait en effet une stratégie de sortie dans les Balkans dont ils souhaitaient se désengager, a fortiori après le 11 septembre1008. Sur le plan des besoins opérationnels, les forces européennes type gendarmerie semblaient par ailleurs les mieux placées pour répondre aux enjeux locaux. C’est en ce sens que les Etats-Unis ont encouragé tout d’abord la constitution des MSU (Multinational Specialized Units) au sein de la SFOR et de la KFOR. La PESD a ensuite enclenché sa propre dynamique, le volet civil apportant progressivement de nouvelles capacités d’action. Le pragmatisme américain expliquerait en tout cas qu’il n’y a pas eu de « plan d’ensemble » de Washington1009 pour « affaiblir » la PESD en la cantonnant exclusivement à son volet civil. La même chose ne peut pas être dite quant à la répartition des tâches USA-Europe sur le mode « cuisine versus vaisselle »1010 . La campagne présidentielle américaine de l’année 2000 avait montré en effet la volonté du camp républicain de tourner le dos avec l’ouverture multilatéraliste et interventionniste de l’ère CLINTON. Georges W. BUSH annonçait alors la nécessité de recentrer la force américaine sur le « combat » et la « victoire militaire ». On retrouve ici la « doctrine RICE » selon laquelle les tâches de « peace-keeping étendu » devaient être laissées aux Européens. Condoleezza RICE expliquait effectivement à la même époque que les fonctions de police et d’administration civile étaient de nature à « dégrader » la capacité militaire américaine (cf. sa citation fameuse sur la 82ème Airborne qui n’a pas vocation à « escorter les enfants au Kindergarten »). Les désillusions sur le mythe de la toute-puissance militaire ont néanmoins conduit à une révision outre-atlantique de ces conceptions binaires. Les cercles stratégiques américains sont ainsi mobilisés pour réfléchir à une meilleure prise en compte des capacités civiles d’intervention. Nous verrons cependant dans la partie III les limites des innovations doctrinales sur l’intégration civilo-militaire et la coopération interarmées/interagences. L’establishment américain promeut en effet de nouveaux modèles pour faire face aux défis de la « stabilisation & reconstruction » en lien avec les tâches militaires de « contre-insurrection ». Largement dictées par le Pentagone, ces orientations normatives ont une influence certaine sur les armées européennes (soit bilatéralement, soit via l’OTAN). Ces évolutions pourrait avoir à terme un impact concret sur la conception européenne de la dualité civilo-militaire et donc, sur le volet civil de la PESD (cf. partie III). Qu’en est-il toutefois des échanges directs entre l’UE stricto sensu et les Etats-Unis en matière de GCC ? De façon générale, la coopération entre les Etats-Unis et l’UE peine à se structurer quant il s’agit de discuter de la PESD et de la gestion des crises. Concernant les aspects civils, il a fallu ainsi attendre la rencontre de Vienne (juin 2006) pour que ces questions soient évoquées au plus haut niveau. La Déclaration de Vienne restait cependant prudente dans sa formulation. Elle prenait ainsi acte des débuts d’un « dialogue positif et mutuellement bénéfique » tout en se félicitant de la mise en place de « mécanismes informels de consultation et de coopération » 1011 . 1007 Voir aussi une étude du BASIC : Daniel PLESCH, and Jack SEYMOUR, A Conflict Prevention Service for the European Union, 2000, op. cit. 1008 Entretien avec un diplomate français, 20 septembre 2006, Genève, op. cit. 1009 Ibid. 1010 KAGAN, 2002, op. cit. p. 520. 1011 EU-US Vienna Summit Declaration, 21 June 2006. 228 Début 2007, une « conférence vidéo » permettait de poursuivre les échanges bilatéraux sur un vaste panorama de sujets internationaux. Malgré la censure quasi-totale de la teneur des discussions, un rapport du Conseil montre que deux thématiques étaient notamment à l’agenda1012: la « promotion de la démocratie » et la « gestion des crises ». Les modalités concrètes concernant la promotion de la démocratie restent presque intégralement classifiées. Le paragraphe qui traite de la gestion de crise insiste quant à lui sur la convergence des approches européenne et américaine : « The EU comprehensive approach shares a lot of common ground with the US transformational diplomacy »1013. Cette assertion n’a en soit rien d’originale et elle a déjà été mise en avant dans cette recherche. Il est toutefois intéressant de la retrouver dans un texte qui n’est visiblement pas destiné au grand public. Le rapport fait par ailleurs mention d’un accord antérieur sur la gestion civile des crises mais sans plus de précision (« Need to revive the agreement on Civilian crisis management »)1014. Une phrase sibylline retient enfin l’attention : « Any declaration should reflect the reality of our cooperation »1015. Quelques mois plus tard, la Présidence portugaise de 2007 s’est appuyée sur l’ONG finlandaise CMI pour organiser un atelier de travail réunissant des acteurs des deux côtés de l’Atlantique1016. Différents sujets liés à la GCC ont alors pu être discutés : Etats fragiles, pratiques optimales, coopération interagences, rôle des acteurs non étatiques (ONG mais aussi sociétés privées)… On constate cependant que la collaboration semble s’exercer avant tout sur le terrain. Les contacts institutionnels entre Bruxelles et le S/CRS américain1017 restent dans le cadre de « consultations informelles ». Celles-ci ont néanmoins progressé durant la tri-présidence Allemagne-PortugalSlovénie. En mars 2008, des échanges de « notes verbales » entre le COPS et le S/CRS permettait ainsi d’avancer sur le « dialogue technique en matière de gestion des crises et de prévention des conflits »1018. Il est ainsi fait mention de l’existence d’un « plan de travail » qui doit permettre d’aller de l’avant dans différents domaines : formation conjointe, partage d’analyse et réflexions pour une meilleure complémentarité avec « d’autres organisations internationales » (non précisées). A un niveau plus politique, la Déclaration du sommet UE-USA de juin 2008 montre toutefois l’orientation générale des débats : « The bond between the EU and the US has proven its resilience through times of difficulty, and we continue to demonstrate global leadership and effective transatlantic cooperation in the face of the most pressing challenges of our day »1019. En insistant sur le besoin d’une plus grande coopération transatlantique pour la « gestion moderne des crises », le texte évoque une collaboration étroite compatible « avec les Nations Unies, d’autres nations, l’OTAN et, le cas échéant, d’autres organisations multilatérales ». En référence au « plan de travail » précité, le texte évoque notamment les « aspects civils de la gestion des crises » ainsi que l’apport plus général de l’UE: « We recognise the contribution that 1012 Report of the EU-US Task Force, Video Conference, 18 January 2007, EU Council, Doc. 5514/07, Brussels, 3 March 2008 (déclassification partielle). 1013 Ibid. 1014 Ibid. 1015 Ibid. 1016 Transatlantic co-operation in civilian crisis management: Best practises in building capabilities and planning for action, Conference organized by the Crisis Management Initiative with support of the Portuguese Presidency, Brussels, 8 November, 2007. 1017 S/CRS: US Coordinator for stabilization and reconstruction (service interministériel et interagences créé en 2004). Cf. www.state.gov/s/crs/. 1018 EU-US Technical Dialogue and Increased Cooperation in Crisis Management and Conflict Prevention, EU Council, Doc. 7773/08, Brussels, 18 March 2008. 1019 2008 EU-US Summit Declaration, EU Council, Doc. 10562/08, Brdo, 10 June 2008. 229 a strong EU role in crisis management can bring to the world and support closer EU-NATO relations to better address a wide range of issues of common interest relating to crisis management ». La formulation et l’usage du « nous » (we) sont de fait révélateurs : s’agit-il d’un « nous pluriel » ou d’un « nous de majesté » qui traduit le seul point de vue des Etats-Unis ? En parallèle à ce dialogue direct, on notera par ailleurs que le S/CRS travaille aussi avec ses équivalents britannique (Stabilisation Unit1020) et canadien (START1021) qui semblent « faire relais » avec la PESD. Les canaux de communication peuvent ainsi prendre des voies détournées (cf. partie III). De façon similaire, des échanges ont aussi commencé dans le domaine de la formation du personnel civil via l’USIP (United States Institute for Peace). Cette analyse ne serait pas complète sans évoquer les efforts actuels des Etats-Unis pour créer une Standing US civilian response capabilities. Celle-ci reposerait sur trois réservoirs de force : un Active response corps (permanent, mobilisable en 48 h), un Standby response corps (mobilisable en 6-8 semaines) et un Civilian reserve of experts. Ces évolutions sont trop récentes pour qu’on puisse établir l’influence du volet civil de la PESD sur ces réflexions. La GCC européenne bénéficie d’une certaine antériorité mais rien ne dit que son système d’organisation sert de modèle. A contrario, il est fort probable que la « solution américaine » pèsera sur les choix futurs de l’UE en matière de GCC. Nous étudierons en tout cas plus loin la question des avantages comparatifs des Européens (cf. partie III). Les obstacles à la coopération avec les Etats-Unis relèvent-ils plus profondément de divergences culturelles ? L’ambassadeur américain James DOBBINS1022 semble admettre l’hypothèse d’un savoir-faire particulier des Européens en matière de Nation-Building. Cette idée est battue en brèche par Christopher CHIVVIS qui n’y voit qu’un cliché trompeur qui masque les efforts américains dans le domaine civil1023. Cela pose néanmoins la question du cadre le plus favorable pour développer des capacités civiles lorsque les Américains et les Européens sont engagés conjointement : pourquoi l’OTAN n’a-t-elle pas ses propres capacités de gestion civile des crises ? Quelle est la place de l’organisation militaire dans la gestion globale des crises de l’UE ? « OTAN globale » ou « Berlin plus à l’envers » ? Pour la PESD et la GCC, l’étalon de comparaison (benchmark) n’est ni l’ONU ni l’OSCE mais bel et bien l’OTAN. Partenaire singulier, cette dernière ne dispose pourtant pas de capacités civiles équivalentes à l’UE. Si le débat PESD-OTAN semble inépuisable, quelles sont alors les questions qui touchent plus directement les aspects civils de la gestion des crises ? Inversement, quel est l’impact du volet civil de la PESD sur la relation entre les deux organisations « bruxelloises » ? Il faut relever tout d’abord un paradoxe : à rebours de l’imagerie commune, la coopération entre les deux entités fonctionne correctement sur les théâtres d’opérations. EUFOR ALTHEA est actionnée dans le cadre des Accords de Berlin plus même si ces derniers sont parfois plus un frein 1020 www.stabilisationunit.gov.uk/ (unité créée en 2004 sous le nom originel de Post-conflict and Reconstruction Unit ou PCRU). 1021 Stabilization and Reconstruction Task Force. 1022 DOBBINS, Europe’s Role in Nation Building, Rand Corporation, 2008, op. cit. 1023 CHIVVIS, 2008, op. cit. 230 qu’un accélérateur pour la coopération UE-OTAN1024. En Afghanistan, des policiers de la mission EUPOL sont insérés (pour des raisons de sécurité) dans les Equipes provinciales de reconstruction de la FIAS. Au Kosovo, tout semble prêt pour que EULEX travaille main dans la main avec la KFOR1025. Ces « arrangements » sont cependant le fruit de négociations ad hoc et non écrites, souvent grâce à des initiatives et des contacts individuels (à Bruxelles mais aussi via les « contingents nationaux » sur le terrain)1026. La PESD et l’OTAN ont dès lors besoin de mieux formaliser leurs renforcements mutuels (ex. dans le domaine du transport stratégique, du soutien logistique et médical, de la protection). Ce qui est vrai dans le domaine militaire se vérifie lorsqu’une mission civile PESD est déployée concomitamment avec une force placée sous le commandement de l’Alliance. Les obstacles se situent dès lors surtout aux niveaux politique et institutionnel. Autre « surprise », les blocages ne correspondent pas forcément au clivage classique entre « européistes » et « atlantistes ». Il faut en effet se souvenir que les Accords de Berlin plus ont buté avant tout sur l’attitude de la Turquie. Celle-ci a utilisé l’OTAN dans ses propres relations et négociations avec l’Union européenne. La Turquie a ainsi argué du fait que Malte et Chypre ne font pas partie du PfP1027 pour freiner la conclusion d’un accord formel sur le partage des informations classifiées1028. C’est dans le même esprit qu’Ankara avait demandé initialement que EUPOL Afghanistan soit activée dans le cadre Berlin plus. Cette solution n’a pas été retenue et le COPS reste l’instance de direction de cette mission PESD « autonome ». Cet exemple permet toutefois d’évoquer les débats plus larges sur l’éventualité de scénarios type « Berlin plus à l’envers ». Un retour en arrière est ici indispensable. La PESD supposait à l’origine d’agir où et quand les Américains ne souhaitaient pas/plus s’engager eux-mêmes militairement. Les interventions de l’UE et de l’Alliance devaient donc se dérouler théoriquement dans des cadres espace-temps différents (ex : CONCORDIA et ALTHEA qui ont pris la suite d’opérations otaniennes). La pratique a montré toutefois que les deux organisations sont engagées de plus en plus « côte à côte » en Afghanistan et au Kosovo mais aussi - dans une moindre mesure - en Irak et en Bosnie (sans oublier le soutien à la mission AMIS au Soudan aujourd’hui terminée et peut-être demain, l’assistance apporté à la Géorgie). Cette réalité oblige à envisager de nouvelles configurations de coopération. En 2005, James DOBBINS demandait ainsi : « Que peut faire l’UE pour l’OTAN ? » 1029. DOBBINS soulignait avec raison que, si l’OTAN n’est pas forcément impliquée partout, l’inverse se vérifie à coup sûr : dans toute mission militaire dirigée par l’Alliance, toutes les fonctions civiles essentielles sont invariablement confiées à d’autres acteurs : Union européenne, Etats membres de l’UE, mais 1024 Cf. l’appel conjoint du ministre français des affaires étrangères, du SG/HR pour la PESC et du Secrétaire général de l’OTAN pour un renforcement du lien UE-OTAN (Agence Europe, 8 juillet 2008, op. cit.). 1025 Le chef de la mission européenne, Yves de KERMABON, est un ancien général français qui a commandé autrefois la KFOR. 1026 Entretiens avec des experts du Secrétariat Général du Conseil, juillet et août 2008. 1027 PfP : Partership for Peace ou Partenariat pour la Paix (cadre politique principal de l’OTAN pour inclure des Etats tiers). 1028 Gabriele CASCONE, « ESDP operations and NATO: Co-operation, Rivalry or Muddling-trough? », in Michael MERLINGEN and Rasa OSTRAUSKAITE (Eds.), European Security and Defence Policy: An Implementation Perspective, London, Routledge, 2008, pp. 143-158. 1029 James DOBBINS, « Le rôle de l’OTAN dans l’édification de la nation », Revue de l’OTAN, n°2 Spécial, été 2005. 231 aussi Canada et Etats-Unis. Le moment n’était-il pas venu de « s’interroger non pas sur ce que l’OTAN peut faire pour l’UE mais sur ce que celle-ci peut faire pour l’Alliance »1030 ? La montée en puissance du volet civil de la PESD a ainsi attiré l’attention des observateurs qui ont échafaudé progressivement des scénarios type « Berlin plus civil » ou « Berlin plus à l’envers »1031. Cette idée a été cependant repoussée avec constance par les Etats européens qui refusent de cantonner l’UE dans le rôle de « l’agence civile » de l’Alliance. Cela se ferait en effet inévitablement dans une logique de sous-traitance. La position de la France sur le sujet semble très claire1032 : les deux volets de la PESD vont de pair. L’unicité de la PESD tient à sa dualité civilo-militaire et non pas à une spécialisation dans les aspects civils. En outre, certains Etats neutres restent très méfiants devant un « enrôlement » formel de la GCC dans l’OTAN. Mais ces débats sont aussi étroitement liés à la question de « l’OTAN globale » débattue notamment au sommet de Riga en 20061033. Depuis la fin de la Guerre froide, l’organisation militaire de l’Alliance cherche à se trouver de nouvelles raisons d’être. Sa « transformation » en outil d’intervention en Europe (Balkans) et au-delà (Afghanistan) continue à soulever de nombreux débats. C’est dans ce contexte que les Etats-Unis ont cherché à faire de l’OTAN une alliance « globale », tant sur le plan géographique (en incluant des pays comme le Japon, l’Australie, la Corée du Sud) que sur le plan des capacités. De fait, l’OTAN cherche de longue date à diversifier sa palette d’action. Dans les années 1990, elle s’est notamment intéressée au domaine protection civile. Il s’agissait alors d’un moyen pour séduire les pays du PfP et les futurs candidats1034. Mais, avec le concept d’OTAN globale, Washington espérait constituer plus largement une coalition permanente dans la « guerre contre la terreur » tout en agissant dans de multiples domaines : protection des infrastructures clés, combat contre le terrorisme… Dans ce schéma, l’OTAN devait pouvoir se doter de capacités civiles semblables à la GCC européenne. Il est vrai qu’une alliance purement militaire (position défendue par la France et ses soutiens à Riga) risquerait à l’avenir de rester l’arme au pied1035. Ce serait en tout cas une ironie de l’histoire si l’UE se trouvait un jour sur le devant de la scène en raison de son aptitude « unique » (encore potentielle) à mettre en œuvre une véritable gestion globale des crises. Le discours sur l’unicité de l’UE et de la PESD ne doit cependant pas masquer la réalité : la GCC européenne est de plus en plus construite dans un esprit de complémentarité avec l’OTAN. C’est d’ailleurs la position du Royaume-Uni qui s’oppose pour cette raison précise au développement d’un volet civil dans l’OTAN. C’est au fond le principe de « non duplication à l’envers » : comme l’UE dispose déjà de capacités civiles conséquentes, le pragmatisme et le bon sens supposent de ne pas disperser les efforts, sur le plan financier notamment. La GCC européenne est dans cet esprit un moyen privilégié pour améliorer la coopération UE-OTAN sans nuire à l’Alliance. Le revers de la médaille est que Londres continue à freiner toute évolution vers un QG civilo-militaire européen. La convergence des intérêts français et Britanniques (pour des raisons 1030 Ibid. Helga HAFTENDORN, Ein Koloss auf tönernen Füßen - Die NATO braucht eine realistische neue Zweckbestimmung, Internationale Politik, April 2005, pp. 80-85 ; Center for Strategic and international Studies, European Defense Integration: Bridging the Gap between Strategy and Capabilities, Report by Michèle FLOURNOY and Julianne SMITH (Eds.), Washington DC, October 2005. 1032 Discours de Hervé MORIN, Ministre français de la Défense, 44ème Conférence sur la politique de sécurité, Munich, 9 février 2008. 1033 Sommet de l’OTAN à Riga, 28-29 novembre 2006. 1034 Entretien avec un diplomate français qui a travaillé au sein du Secrétariat Général de l’OTAN, Genève, mai 2008. 1035 Entretien avec des diplomates et des militaires américains en charge des relations OTAN-UE, Mission des EtatsUnis auprès de l’UE et Mission des Etats-Unis auprès de l’OTAN, Bruxelles, 2 et 3 octobre 2006. 1031 232 fort différentes) explique en tout cas qu’il y a finalement très peu de chances de voir l’OTAN se doter de capacités civiles. Cela permet de revenir au lien UE-OTAN tel qu’il se matérialise concrètement au travers de la GCC. Ce dernier est qualifié par les praticiens concernés de « non sujet ». La raison principale est la grande méfiance de certains Etats membres de l’UE pour s’engager dans de tels débats. Mais, au-delà des aspects politiques, l’absence dans l’OTAN d’organes équivalents à la DG IX, au CivCom et à la CPCC explique aisément que la coopération entre les deux institutions peine à s’institutionnaliser. Le dialogue UE-OTAN se fait ainsi au travers du « Groupe politicomilitaire » qui traite pour l’essentiel des questions militaires, en lien avec le CMUE et le COPS. L’AED collabore toutefois aussi avec l’Allied Command Transformation qui est aujourd’hui le grand commandement de l’OTAN chargé des évolutions doctrinales et organisationnelles. Nous verrons cependant (cf. partie III) que l’intérêt britannique pour la GCC européenne s’explique aussi par la difficulté à développer une « approche globale » de la gestion des crises dans le cadre otanien. L’OTAN est structurellement et conceptuellement moins malléable que l’UE. C’est en ce sens que le Royaume-Uni a proposé à ses partenaires de la PESD son propre modèle d’approche globale/intégrée (Concept de planification intégrée civilo-militaire, voir Chapitre XII). C’est par ailleurs pour les Britanniques une façon habile de mettre en avant leur savoir-faire et d’accroître leur leadership au sein de l’Europe de la défense (AED incluse). Les motivations pour soutenir la GCC et orienter son devenir sont donc multiples et plus complexes qu’on pourrait le penser. Pour conclure sur la dimension transatlantique de la GCC, il faut rappeler que l’équation civilomilitaire de la PESD reste avant tout une question politique. La nouvelle « doxa transatlantique » et le « Bruxellisme » qui en découle1036 devraient permettre l’adoption d’un nouveau Concept stratégique de l’Alliance lors du sommet de l’OTAN en 20091037. Il est prévu dans cette optique de chercher de nouvelles voies de coopération avec l’UE et la PESD (par ex. avec la mise en place d’un système commun de génération de forces). C’est d’ailleurs en 2009 que l’UE fournira un rapport d’ensemble sur la PESD avant la finalisation des Objectifs globaux civil et militaire 2010. Pour le Secrétaire d’Etat français aux affaires européennes, il serait en tout cas temps de ne plus s’enfermer dans des débats stériles : « Ce n’est plus l’OTAN ou l’Europe de la défense, c’est l’OTAN et l’Europe de la défense (…) l’UE doit jouer un rôle accru en matière de gestion des crises (soit) d’une manière autonome (…) soit avec les moyens (ou en soutien) de l’OTAN »1038. Encore faut-il savoir ce signifie le mot « soutien ». Des accords formels type « Berlin plus à l’envers » semblent exclus pour des raisons tout à la fois politiques et techniques. Les (vingt-etun) membres de l’UE qui sont aussi membres de l’Alliance arriveront-ils à convaincre leurs partenaires de mettre en place des nouvelles coopérations avec l’OTAN et/ou les Etats-Unis ? Si oui, ces coopérations porteront-elles sur le seul volet civil de la PESD ? Quelle sera enfin la marge de manœuvre des Européens ? Les missions PESD seront-elles réellement « autonomes », c’est-à-dire au service d’intérêts proprement européens et d’objectifs définis par eux en toute indépendance ? Nous renvoyons pour ces questions au Chapitre VI qui traite de la puissance européenne et de ses finalités. 1036 Olivier KEMPF, « La nouvelle ligne américaine : oui à l’Europe de la défense », Défense Nationale, Avril 2008, pp. 35-44. 1037 Sommet qui celèbrera aussi les soixante ans de l’Alliance. 1038 Présentation des priorités de la future présidence française de l’UE pour la PESD, par Jean-Pierre JOUYET, Secrétaire d’Etat aux affaires européennes, Assemblée de l’UEO, 3 juin 2008. 233 Le jeu institutionnel UE-OTAN reste en tout cas ouvert1039. La clé de ces « grandes manœuvres » réside certainement dans l’attitude de Londres et Paris. La question du QG européen permanent est en ce sens un enjeu majeur qui aura valeur de test. Conclusion Ce chapitre a montré que le caractère « inclusif » de la GCC européenne en fait un outil privilégié pour asseoir la stratégie d’influence de l’UE tout en améliorant l’efficacité opérationnelle des interventions PESD. Malgré leur diversité, la plupart des partenariats extérieurs montre effectivement que les relations sont déséquilibrées au profit de l’UE et de ses Etats membres. Cela rejoint notre argument de la prégnance du paradigme réaliste, même quand il s’agit de gestion civile des crises. C’est de la même façon la réalité du différentiel de puissance qui explique le mieux la coopération qui émerge en matière de GCC avec les Etats-Unis et, par ricochet, avec l’OTAN. Certes, les relations ont longtemps peiné à s’institutionnaliser avec ces deux grands acteurs qui ne peuvent être confondus. L’émergence d’un dialogue direct UE-USA - sans passer obligatoirement par l’OTAN - marque par ailleurs une reconnaissance grandissante de la valeur ajoutée du volet civil de la PESD. Le débat transatlantique est aujourd’hui en pleine évolution. Les positions mouvantes des principaux acteurs semblent elles-mêmes de nature à faire bouger les lignes. Grâce à ses moyens civils, l’UE doit-elle venir au secours d’une OTAN qui semble paradoxalement désarmée pour faire face aux nouveaux conflits ? A-t-elle seulement le choix ? Ces interrogations ne relèventelles pas plutôt des questions de nature idéologique soulevées plus en avant dans cette recherche ? Les éléments de réflexion apportés dans ce chapitre et, plus généralement dans cette seconde partie sont utiles pour mieux conceptualiser la GCC européenne. Encore faut-il en exploiter toutes les possibilités au sein de l’Union. Cela suppose de revenir maintenant à la stratégie et à ses fondamentaux. 1039 Voir aussi Revisiting NATO-ESDP relations, SDA Discussion Paper 2008, Part I, Security and Defence Agenda, Brussels, March 2008. 234 235 TROISIEME PARTIE : LE VOLET CIVIL DE LA PESD REPLACE DANS LE CADRE DU RAISONNEMENT STRATEGIQUE Les deux premières parties de cette recherche ont montré pourquoi et comment la GCC est passée du stade de l’ambiguïté constructive à celui de la construction consciente et progressive d’un outil original d’intervention et d’influence. Ainsi, le volet civil de la PESD est actionné en alternative, en parallèle ou en soutien des autres moyens militaires ou communautaires de l’UE. Surtout, son périmètre d’action est étroitement lié au champ des High politics. Les capacités de la GCC sont dès lors destinées à servir prioritairement les intérêts géopolitiques et sécuritaires des Etats membres. Tous ces éléments doivent être cependant approfondis pour cerner « l’essence » de la GCC européenne et sa véritable raison d’être. Dans un ouvrage récent sur la PESD, Jolyon HOWORTH présente les opérations européennes de gestion civile des crises comme « la politique par d’autres moyens »1040. Cette référence implicite à CLAUSEWITZ et à son célèbre axiome est particulièrement pertinente. On perçoit néanmoins la nécessité de pousser plus loin la réflexion pour en exploiter toutes les richesses. Or, les véritables enjeux du volet civil de la PESD semblent à bien des égards cachés. Comme annoncé au début de cette recherche, notre propos est dès lors d’appréhender la réalité de la GCC en « suivant la vérité effective de la chose » plutôt que de se laisser abuser par les faux-semblants et les vains débats1041. Ce faisant, nous défendons la thèse selon laquelle le raisonnement stratégique est le cadre d’intelligibilité le plus adéquat pour étudier la GCC européenne. C’est la rigueur de la démarche stratégique qui donne au volet civil de la PESD son unité et sa cohérence en tant qu’objet d’étude complexe. Le vocabulaire stratégique, qui emprunte à l’énergétique (puissance, force, vitesse, résultante, effets) ouvre en effet des pistes utiles. Surtout, seule la rationalité1042 stratégique permet de relier clairement la GCC aux fins ultimes, qui relèvent de la politique, et simultanément, aux aspects praxéologiques et opérationnels. Le lien logique « fins-voiesmoyens » va dès lors beaucoup plus loin que la seule articulation théorie/pratique. Enfin, si la stratégie est « politique en acte », elle rappelle aussi que l’action en milieu conflictuel a sa propre logique et ses propres règles. La gestion civile des crises doit être en ce sens conceptualisée en prenant en compte la permanence et les évolutions du phénomène guerrier. 1040 « Politics by other means », HOWORTH, 2007, op. cit. p. 124. MACHIAVEL, Le Prince, op. cit. 1042 Nous entendons ici par rationalité tout ce qui caractérise une conduite cohérente, sinon optimale, par rapport aux buts poursuivis. Sur la définition de la stratégie, cf. infra. 1041 236 En replaçant le volet civil de la PESD sous un angle politico-stratégique, nous répondons aussi au besoin urgent de constituer une pensée stratégique européenne autonome1043. Nous avons montré effectivement comment la littérature académique peine de façon générale à cerner les véritables enjeux de la PESD et de la GCC. Mais, il existe un autre fossé qui sépare les stratégistes des stratèges-praticiens. Obnubilés par les questions militaires et transatlantiques, les premiers négligent à bien des égards l’originalité de la PESD et, a fortiori, son volet civil tenu pour quantité négligeable. En parallèle - et dans une relative discrétion - les seconds construisent « du dedans » l’Europe de la sécurité et de la défense dans sa double dimension. Nous avons vu cependant qu’au sein de l’UE et du second pilier, civils et militaires ont eux-mêmes des difficultés à s’entendre sur ce qui pourrait fonder une approche duale et intégrée, condition première pour développer ensuite une gestion globale des crises mobilisant tous les outils et instruments européens. A dire vrai, les débats semblent plutôt évoluer dans des sphères différentes sans se rencontrer. Cette dernière partie de la recherche comble dès lors un vide en appliquant à la GCC européenne des cadres d’analyse et des méthodes utilisés dans les études stratégiques. Certes, la place même des études stratégiques au sein des sciences sociales fait débat. Quel est le champ épistémologique de la stratégie ? Comment s’articule-t-elle à la science politique et à l’étude des relations internationales ? S’agit-il d’une discipline ou d’une sous-discipline ? Peutelle d’ailleurs accéder au rang de science alors qu’elle est fortement liée à la pensée militaire et à l’art de la guerre ? Comment dépasser enfin son ethnocentrisme et sa parenté avec l’école réaliste des relations internationales1045 ? Laissons de côté ces questions qui relèvent souvent moins de l’épistémologie que des confrontations partisanes. Il faut en revanche retenir que l’entendement stratégique peut mobiliser une pluralité des méthodes utiles dans le cadre d’une recherche sur le volet civil de la PESD : méthode historique, philosophique, rationnelle, positive, géographique, culturaliste, prospective1046. La démarche stratégique a en outre le mérite de distinguer clairement différents paliers de réflexion. C’est ce raisonnement en cascade qui guide ainsi la répartition des quatre chapitres de cette troisième partie. La réflexion doit se porter tout d’abord au niveau de la stratégie théorique, domaine privilégié du stratégiste. Cette « stratégie pure » est plus englobante que la théorie de la guerre ou la théorie militaire. Le Chapitre IX explore ainsi le lien entre la stratégie fondamentale et la GCC dans une optique essentiellement conceptuelle. La démarche stratégique présente en effet des invariants et des spécificités. Il s’agit notamment de réfléchir au lien politique/guerre, à la relation ami/ennemi, au triptyque fins-voies-moyens mais aussi, à la logique paradoxale de la stratégie. A chaque fois, il est possible de tirer des conclusions fécondes pour une meilleure compréhension théorique de la GCC européenne. 1043 Malgré la qualité des travaux de l’IES-UE, on regrettera ainsi l’absence d’une « communauté stratégique » qui puisse appuyer véritablement l’UE et sa PESD. 1045 Voir à ce sujet l’excellente préface du Général POIRIER dans un ouvrage de Charles-Philippe DAVID qui vise précisement à bousculer les visions traditionnelles de la stratégie : Lucien POIRIER, in Charles-Philippe DAVID (dir.), La guerre et la paix - Approches contemporaines de la sécurité et de la stratégie, Paris, Presses de Sciences Po, 2000, pp. IX-XXIX. 1046 COUTAU-BEGARIE, Conférences de stratégie 2006-2007, Paris, Collège interarmées de défense, 2006. 237 Toutefois, la stratégie ne se résume pas à des réflexions abstraites. Elle doit également se comprendre au sens de « l’action stratégique » (domaine du stratège-acteur). Celle-ci se décline elle-même selon le schéma suivant (Fig. 24)1047 : Fig. 24 : les différents « étages » de la stratégie Stratégie intégrale/globale (Chapitre X) Stratégie générale économique Stratégie générale militaire (Chapitre X) Stratégie des moyens (Chapitre XI) Stratégie Opérationnelle (Chapitre XII) Stratégie génétique Stratégie industrielle d’armement Stratégie logistique Stratégie d’influence Stratégie générale culturelle Stratégie de déploiement Concepts et doctrine Planif. et conduite militaro-stratégique, niveaux opératif et tactique Le Chapitre X analyse ainsi la gestion civile des crises à l’échelle « politico-stratégique » et « militaro-stratégique », termes qui désignent dans le vocable PESD les deux niveaux de la stratégie intégrale et de la stratégie générale militaire. Il s’agit principalement de situer le volet civil de la PESD dans le prolongement de la SES de 2003. Mais il faut montrer aussi que la GCC ne peut plus être « laissée dans sa bulle » en ignorant les réflexions sur l’adaptation des appareils de sécurité et de défense pour faire face aux menaces et aux formes de conflictualité du futur. La GCC européenne est ensuite étudiée à l’aune des deux principales sous-catégories de la stratégie générale militaire, à savoir la stratégie des moyens et la stratégie opérationnelle1048. 1047 D’après Hervé COUTAU-BEGARIE, Traité de stratégie, Paris, Economica, 1999, pp. 416-421. Voir aussi Peter PARET (Ed), Makers of Modern Strategy, from Machiavelli to the Nuclear Age, Princeton, Princeton University Press, 1986 et Gérard CHALIAND, Anthologie mondiale de la stratégie, Paris, Robert Laffont, 2001. 1048 La stratégie de déploiement découle principalement de la stratégie des moyens et de la stratégie opérationnelle. Cette branche annexe n’est donc pas étudiée per se. La stratégie d’influence a été quant à elle largement abordée dans les deux parties précédentes (visibilité, normes, liens avec les Etats tiers). Voir aussi : MOREAU DEFARGES, Le cadre, les axes et les conditions d’une stratégie d’influence à l’échelle mondiale de l’Union Européenne, Paris, IFRI, 2001, op. cit. 238 Le Chapitre XI, consacré à la stratégie des moyens, montre comment les OGC 2008 et 2010 sont les « voies » qui permettent à l’UE et aux Etats-membres de développer de façon optimale des outils innovants. Ce chapitre présente en particulier les apports et les limites de la méthode capacitaire, en lien avec les études prospectives. Il met par ailleurs en relief l’enjeu crucial des ressources humaines. Enfin, le Chapitre XII étudie la gestion civile des crises sous l’angle de la stratégie opérationnelle et de la théorie militaire. Il analyse ainsi les travaux conduits sur le plan doctrinal par les armées pour insérer les « tâches civiles » dans l’art et la conduite de la guerre, de la planification militaro-stratégique (« plan de campagne ») jusqu’aux niveaux opératif et tactique. Ce faisant, nous avons conscience de dépasser la réalité de la GCC européenne telle qu’elle est mise en œuvre actuellement par l’UE. Les réflexions sur ces questions commencent pourtant à poindre dans les débats internes sur la PESD et sa dualité. Notre propos sera dès lors de faire tomber les murs conceptuels qui empêchent de fonder une authentique pensée civilo-militaire PESD. Tout au long de cette troisième partie, il s’agira enfin de souligner en filigrane ce qui semble relever de la culture stratégique propre aux nations européennes. En effet, toute démarche stratégique s’enracine dans un contexte historique et socio-politique particulier. La GCC n’échappe pas à cette règle même si des critères objectifs d’évaluation sont difficiles à établir. 239 Chapitre IX : éléments de stratégie fondamentale et implications pour la gestion civile des crises mise en œuvre par l’Union européenne Résumé Ce chapitre replace le volet civil de la PESD dans le cadre des débats qui traversent la stratégie fondamentale, domaine privilégié du stratégiste. Il étudie notamment le lien qui unit la GCC européenne à l’essence de la stratégie comprise comme la dialectique de volontés opposées à des fins politiques. En ce sens, il s’agit de voir comment l’outil-GCC est un « moyen » qui utilise la contrainte au service de finalités supérieures de nature politique. Introduction A la fois science et art, la stratégie n’est pas facile à définir. Vers le haut, la pensée stratégique renvoie à la philosophie de la guerre et à la politique. Vers le bas, elle entretient un lien évident avec la théorie militaire et avec la praxéologie, quand bien même elle se distinguerait de l’art du commandement et de la tactique stricto sensu. L’objectif de ce chapitre n’est pas cependant de rédiger un Traité de stratégie générale (pas plus d’ailleurs que de dresser un état des lieux des études stratégiques contemporaines). Il s’agit en revanche de replacer la GCC européenne dans le cadre des principales questions théoriques qui traversent la discipline. A cet effet, ce chapitre en divisé en huit sous-chapitres. Chacun donne des éléments importants pour la suite de la recherche : - Evolutions et permanences de la stratégie ; Essence de la stratégie ; L’intérêt de la stratégie indirecte ; La stratégie comme « politique en acte » ; Le clivage ami/ennemi ; Le triptyque fins-voies-moyens ; Le cadre spacio-temporel ; La logique paradoxale de la stratégie. A chaque étape, il convient de tirer des conclusions ciblées pour une meilleure compréhension théorique du volet civil de la PESD. 240 Evolutions et permanences de la stratégie Dire que « tout change » et que « tout est global » dans un monde désormais mondialisé fait partie des antiennes de notre temps. Pourtant, la stratégie pure (ou stratégie fondamentale) repose sur des invariants qui tiennent tout à la fois à la réalité géopolitique et aux permanences du phénomène conflictuel. Réfléchir en stratégiste suppose ainsi de reconnaître que la nature et la conduite de la guerre répondent à des principes universels, même si les procédés ne cessent d’évoluer. En 1962, Robert Mc NAMARA avait pourtant annoncé la disparition de la stratégie au profit de la gestion des crises1049. Cette assertion doit bien entendu être resituée dans son contexte et relativisée. Elle pose en tout cas la question de l’adaptation de la pensée stratégique aux nouveaux types de conflictualité dans un monde en évolution rapide. La stratégie en crise ? Avec la fin de la Guerre froide, les études stratégiques traditionnelles ont cédé le pas aux études de sécurité. Celles-ci semblent en effet prendre plus largement en compte les mutations du monde contemporain avec ses nouveaux risques et ses nouveaux acteurs. Il s’agirait ainsi de sortir la stratégie de son ghetto militaire/militariste pour l’ouvrir à la recherche sur la paix et sur les conflits1050. Trop liée à la pensée militaire mais aussi à la géopolitique et au réalisme, la stratégie n’intégrerait pas assez l’influence grandissante du droit, des valeurs, des normes et des institutions (cf. aussi le discours « horizontal » sur la gouvernance). De par sa proximité avec les cercles du pouvoir étatique (les conseillers du Prince…), elle serait en outre politiquement orientée et prescriptive1051. Ces critiques suffisent-elles pour autant à disqualifier durablement la stratégie ? Doit-on changer définitivement de lentilles conceptuelles ? 1052 Le renouvellement de la réflexion sur « l’agir stratégique » Certes, les manifestations de la violence n’ont eu de cesse d’évoluer et la trilogie paix-criseguerre semble elle-même avoir perdu de sa validité. Pourtant, l’analyse de CLAUSEWITZ reste d’actualité1053. La guerre est un caméléon ! Si elle change de forme et de visage, elle ne change pas de nature. Selon l’expression consacrée, sa grammaire s’est modifiée mais pas sa logique propre1054. Devant la persistance du phénomène guerrier et face à la mutation des menaces1055, la 1049 Discours au Congrès américain après la Crise de Cuba, Robert Mc NAMARA, Secrétaire à la Défense, 1962. Bahgat KORANY, « Vers une redéfinition des études stratégiques », in DAVID, op. cit., pp. 27-48 et Jean BARREA, « La sécurité, c’est l’autre », in DAVID, op. cit., pp. 417-434. 1051 Ibid. 1052 Sur l’apport et la singularité de la stratégie, cf. Michel FORTMANN, « Les études stratégiques, défense d’une discipline », Etudes Internationales, Vol. 17, n°4, 1986, pp. 767-784. 1053 Carl von CLAUSEWITZ, De la Guerre, Paris, Editions de Minuit, 1955 (Vom Kriege a été publié pour la première fois en 1832) ; Carl von CLAUSEWITZ, Principes fondamentaux de stratégie militaire, Paris, Mille et Une nuits, 2006. Voir aussi Laure BARDIES et Martin MOTTE (Dir.), De la guerre ? Clausewitz et la pensée stratégique contemporaine, Paris, Economica, 2008. 1054 Dominique COLLET, Histoire de la stratégie militaire depuis 1945, Paris, PUF, 1994, p. 64. Voir aussi Philippe DELMAS, Le bel avenir de la guerre, Paris, Gallimard, 1995. 1055 Eric de la MAISONNEUVE, Stratégie, crise et chaos, Paris, Economica, 2005. 1050 241 pensée stratégique garde dès lors toute sa pertinence sous réserve d’inévitables adaptations. Comment dès lors penser la nouvelle stratégie ? Quelle est la place des capacités civiles de gestion des crises ? Pour le Général POIRIER1057, la nouvelle pensée stratégique nécessite « d’en faire la théorie en inventant de nouveaux concepts pour décrire, représenter et expliquer l’objet complexe dans un langage pertinent et par un ensemble cohérent d’énoncés qui rendent compte des relations nécessaires entre ses éléments constitutifs ». L’enjeu principal de ce travail de théorisation (« l’exigence théorique ») est de prémunir la pensée stratégique des lectures idéologiques ou partisanes qui l’obscurcissent et la dévoient. En effet, « les enjeux et les risques de l’agir stratégique » sont souvent masqués par des intérêts corporatifs et bureaucratiques, sans oublier l’influence des groupes de pression. Il convient dès lors de rester objectif sur les réalités de la pratique stratégique en dynamisant la réflexion commune entre les stratégistes-théoriciens (universitaires, experts, « intellectuels de la défense ») et les stratèges-actants qui conçoivent et mènent l’action. In fine, il faut garder à l’esprit que la stratégie a des implications opératoires ce qui suppose de ne pas considérer avec condescendance la recherche praxéologique. Au-delà, l’enjeu sera d’informer objectivement les citoyens sur les questions de défense et sur les grands défis associés car, sans le soutien des opinions, aucune stratégie n’est envisageable dans les sociétés démocratiques1058. Penser « l’agir non militaire » dans le cadre de la PESD et de son volet civil Les appels du Général POIRIER pour mieux concevoir la nouvelle stratégie prennent un relief particulier si on les applique à la PESD et à son volet civil. En effet, comment penser aujourd’hui « stratégiquement » dans un cadre européen ? A fortiori, comment penser « l’agir non militaire » dans cette entité complexe et mouvante qu’est l’Union européenne ? Nous avons déjà soulevé les ambiguïtés conceptuelles des notions de gestion de crises et de gestion civile des crises. La référence tout azimut à la gestion des crises est commode pour l’UE et ses Etats membres qui ont du mal à s’entendre sur la PESD1059. Or, le traitement des crises et des situations conflictuelles ne saurait se confondre avec la « gesticulation » diplomaticomilitaire. Le vocabulaire militaire se révèle souvent plus adapté1060. Il serait en ce sens certainement plus approprié de parler de « manœuvre des crises »1061. Nous avons également montré le rôle non négligeable des idéologies et des lobbies sur le devenir de la PESD. Enfin, nous avons pointé le doigt sur les luttes corporatistes et bureaucratiques pour le contrôle des aspects civils de la gestion des crises dans l’UE. Ces rivalités se manifestent au niveau de la Commission et du Conseil. Demain, d’autres conflits d’intérêts opposeront peut-être l’EMUE et la Capacité civile de planification et de conduite (cf. Chapitre VII). Plus largement, on 1057 Lucien POIRIER, La nouvelle alliance du théoricien et du praticien, http:///gustave.club.fr/ (site consulté le 07 juin 2007). 1058 Ibid. 1059 Voir aussi Boris PORFIRIEV, « Managing crises in the EU: Some Reflections of a Non-EU Scholar », Journal of Contingencies and Crisis Management, Volume 13, 4, 2005, pp. 145-152. 1060 Hervé COUTEAU-BEGARIE, Traité de stratégie, Paris, Economica, 1999, pp. 68-69. 1061 Ibid. Voir aussi Lucien POIRIER, Essais de stratégie théorique, Paris, FEDN, Les sept épées, 1983, pp.348-369. 242 rappellera la difficulté à créer des synergies interministérielles et interagences au sein des Etats membres. La concurrence qui existe dans certains pays entre les forces de gendarmerie et l’armée de terre pour assurer la fonction « maintien de l’ordre » sur les théâtres extérieurs est en ce sens emblématique. Ces tensions qui obstruent la vision ne doivent pas faite oublier l’enjeu principal : éclairer objectivement et sensibiliser les opinions sur les questions de sécurité et de défense. Cet enjeu prend un relief particulier à l’échelle de l’Union : malgré les déclarations de Javier SOLANA et les discours convenus sur la nécessité de « faire l’Europe de la défense », combien de citoyens européens s’intéressent à la PESD et à ses défis réels ? L’essence de la stratégie Analyser la GCC européenne dans le cadre de la pensée stratégique suppose en tout cas de s’entendre sur la définition de la stratégie. Celle-ci va au-delà de la théorie du combat. Le général BEAUFRE1062 la décrivait ainsi comme « l’art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur conflit ». Hervé COUTAU-BEGARIE reprend cette lecture en la sophistiquant : « La stratégie est la dialectique des intelligences, dans un milieu conflictuel, fondé sur l’utilisation ou la menace d’utilisation de moyens violents à des fins politiques »1063. Cette définition a le mérite de recentrer le concept sur ses fondamentaux alors que la stratégie semble omniprésente dans le vocabulaire contemporain : stratégie diplomatique, stratégie d’entreprise, stratégie de recherche d’emploi... Tout ce qui a quelque importance est qualifié de « stratégique ». Ce désordre sémantique présente un risque certain de confusion et de dilution1064. Or, l’essence du concept renvoie à l’usage de la force ou de la menace d’en user. Elle est in fine une question de vie ou de mort. De par ce caractère vital, elle est principalement un jeu à somme nulle (voire un jeu à somme négative quand tous les acteurs sortent épuisés du conflit). Dans la démarche stratégique, il y a traditionnellement un vainqueur et un vaincu1065. L’action en milieu conflictuel ne saurait donc être confondue avec la simple concurrence. Elle diffère du commerce qui suppose l’échange et des gains mutuels. Elle se distingue aussi de la diplomatie et de la négociation qui recherchent le compromis, idéalement avantageux. Enfin, elle n’est pas le droit ni la morale car elle se réserve la possibilité de s’affranchir des règles établies pour parvenir aux objectifs fixés. Dès lors, n’est-il pas abusif, sinon scandaleux, de mobiliser la pensée stratégique pour éclairer le volet civil de la PESD ? Le recours au raisonnement stratégique peut sembler à contre sens : l’UE n’engage-t-elle pas les capacités de la GCC pour résoudre les conflits et construire la paix ? 1062 André BEAUFRE, Introduction à la stratégie, Paris, Pluriel, 1998 (1ère éd. 1963), p. 34. Hervé COUTAU-BÉGARIE, Traité de stratégie, op. cit, p. 74 (édition 2003). 1064 Cette démonciation est un leitmotiv de Hervé COUTAU-BEGARIE, op. cit. Il s’oppose en cela à Charles-Philippe DAVID pour qui les stratèges ne doivent pas seulement voir les Etats mais aussi tenir compte des Low politics, et analyser les aspects liés à la sécurité globale. Cf. Charles-Philippe DAVID, Les Etudes stratégiques, Paris-Montréal, FEDN, 1989, p. 504. 1065 On notera cependant l’apport des travaux de SCHELLING et de RAPOPORT sur les jeux à somme non nulle : Thomas SCHELLING, The Strategy of Conflict, Cambridge (Mass.), Harward University Press, 1960 ; RAPOPORT, Anatol and Albert CHAMMAH, The Prisoner’s Dilemna: A Study in Conflict and Cooperation, Ann Harbor, University of Michigan Press, 1965. 1063 243 N’aide-t-elle pas les sociétés ravagées par la guerre à se relever et, pour les pays les plus proches, à rentrer dans la communauté de paix, de sécurité et de prospérité symbolisée par l’UE ? D’ailleurs, la GCC européenne fait appel à du personnel civil ou à de simples policiers « inoffensifs »… Sa marque principale serait donc le rejet de la force militaire, à l’exact opposé de la stratégie et de son essence telles qu’elles ont été définies plus haut. GCC et stratégie(s) de basse intensité Cette lecture au premier degré de la GCC est à la fois trompeuse et dangereuse car elle masque la réalité. Elle empêche d’avoir une vision claire du volet civil de la PESD et de ses véritables enjeux. Certes, on ne peut évacuer totalement la dimension morale de la PESD mais l’irénisme et le pacifisme utopique sont généralement de mauvais guides pour décrypter les relations internationales et les questions de sécurité (cf. Chapitre VI). Bien qu’étant activée principalement dans des contextes de stabilisation post-conflit, la GCC ne saurait ainsi être confondue avec des activités de médiation impartiale ou d’aide technique. L’agir stratégique suppose la mise en jeu des intérêts de sécurité, la nécessité de renforcer les positions et de pérenniser les avantages acquis1066 : comment nier que les Etats européens se sont engagés dans une telle démarche en affichant leur ambition à faire ensemble de l’Union un acteur respecté ? Comment occulter par exemple le fait que l’action de l’UE dans les Balkans et dans sa périphérie répond « aussi » à une stratégie d’élargissement (conquête de nouveaux territoires et de nouveaux marchés, aménagement des marges). Celle-ci est complétée en parallèle par une stratégie d’approfondissement (stratégie d’assimilation)1067. Conquérir de nouvelles principautés et s’y maintenir était déjà la préoccupation de MACHIAVEL qui avait distingué différentes voies possibles1068. Chacune garde aujourd’hui sa pertinence si l’on accepte le raisonnement par analogie: occupation par la force (ex. d’une intervention militaire durable) 1069 ; séjour in situ du « Prince » (ex. mise en place d’un RSUE permanent) ; installation de « baronnies » (ex. en soutenant la mise en place de gouvernements amis). La GCC semble s’inscrire dans ce troisième cas de figure qui était aussi identifié par le secrétaire florentin comme le plus périlleux… Si le volet civil de la PESD n’est pas présenté par l’Union comme un instrument de force, sa particularité est en tout cas d’être engagé dans des situations de conflit et de violence. Cela relie la GCC à la « petite guerre » (parfois en mode très dégradé). On parlera aujourd’hui de « stratégies de basse intensité »1070. Dans son spectre le plus exigeant, la GCC est employée en effet dans des tâches de stabilisation & reconstruction qui s’inscrivent elles-mêmes dans des contextes plus larges de confrontation ouverte (ex : en Afghanistan). Dans d’autres cas, la GCC servira à intervenir là où l’action militaire directe et l’escalade ne sont ni possibles ni souhaitables (ex. en Géorgie). Mais plus largement, la gestion civile des crises peut être considérée comme un moyen de lutte contre les menaces diffuses de notre temps : criminalité organisée, terrorisme, faillite des Etats... Même les actions les plus « bénignes » (réforme du secteur de la sécurité, protection civile) peuvent être relues sous l’angle des rapports de puissance et de l’ingérence. 1066 Vincent DESPORTES et Jean-François PHELIZON, Introduction à la stratégie, Paris, Economica, 2007. Sur la complémentarité élargissement/approfondissement et prédation/assimilation, cf. DESPORTES et PHELIZON, op.cit., p. 71. On notera que les stratégies d’assimiliation répondent au modèle de l’entreprise marchande qui privilégie le marketing pour vassaliser ses clients dans une relation de dépendance pour créer une situation de rente. Concernant l’UE, on pourra aussi parler de « stratégie d’inclusion ». 1068 MACHIAVEL, op. cit. 1069 De façon générale, MACHIAVEL avait aussi énoncé qu’il valait mieux être craint que susciter l’admiration (amour) de ses sujets. 1070 Janine KRIEBER, « Les stragégies de basse intensité », in Charles-Philippe DAVID (dir.), La guerre et la paix Approches contemporaines de la sécurité et de la stratégie, Paris, Presses de Sciences Po, 2000, pp. 213-233. 1067 244 Friction et brouillard La spécificité de la gestion civile des crises est de pouvoir être mise en œuvre dans un environnement sécuritaire volatil et « non permissif ». On retrouve ici les notions de « friction » et de « brouillard », centrales dans la pensée de CLAUSEWITZ1071. Nul doute que les capacités de la GCC interviennent là où il y a friction, c’est-à-dire confrontation et interaction. Ainsi, elle est régie par la loi de l’action réciproque qui oblige les acteurs à s’adapter en permanence au comportement de l’autre et à trouver des « parades » et des stratégies de contournement. La GCC recourt par ailleurs à la coercition, au moins à un certain degré : possibilité de « durcir » le mandat des missions civiles PESD en recourant à des mesures d’exception1072, présence simultanée de troupes militaires, politique de conditionnalité avec la menace de rétorsions économiques... La notion de brouillard rappelle par ailleurs que lorsque les passions humaines se déchaînent, les plans savamment élaborés deviennent vite caducs. Bien souvent, le stratège doit s’en remettre à son expérience mais aussi à son intuition et à la chance, le calcul ne pouvant compenser le hasard et l’incertitude (la fortuna machiavélienne)1073. Ainsi, un soudain regain de tension sur tel ou tel théâtre peut modifier singulièrement les conditions d’une opération civile PESD. Les vicissitudes de la mission de surveillance EUBAM Rafah depuis 2005 en témoignent. « Compellence » et coopération conflictuelle La GCC semble illustrer la notion de compellence développée dans les années 1960 par la RAND Corporation puis par Thomas SCHELLING1074 pour conceptualiser l’usage de la menace du recours de la force dans les relations internationales (diplomatie coercitive comme forme moderne de la diplomatie de la canonnière). Cette notion anglo-saxonne, difficilement traduisible en français1075, se distingue de la simple dissuasion (deterrence). Si cette dernière cherche à empêcher un tiers de mener telle ou telle action, la compellence suppose d’agir sur le comportement de l’adversaire pour l’inciter à changer ses intentions et son comportement. Contrairement à l’influence et à la persuasion, la « compellence » n’exclut pas une certaine dose de coercition. Bien entendu, ces différentes notions sont plus complémentaires qu’antinomiques. 1071 CLAUSEWITZ, De la Guerre et Principes fondamentaux de stratégie militaire, op. cit. Dans ce chapitre nous avons aussi beaucoup utilisé les analyses de Raymond ARON : Raymond ARON, Penser la Guerre - Clausewitz, Tomes I et II, Paris, Gallimard, 1976 ; Raymond ARON, Sur Clausewitz, Bruxelles, Complexe, 2005. Voir aussi Nicolas BAVEREZ « Aron, penseur de Clausewitz », www. parutions.com (mis en ligne le 20 avril 1999) ; Christian MALIS, « Aron-Clausewitz, un débat continu », Institut de stratégie comparée, article en ligne, www. stratisc.org/strat_7879_MALIS2.html (date de consultation: 8 août 2008). 1072 On pense ici aux exemples cités plus haut dans cette recherche : « Pouvoirs de Bonn » du Représenant spécial de la Communauté internationale en Bosnie, etc. 1073 MACHIAVEL, Le Prince, op. cit. 1074 Thomas SCHELLING, Arms and Influence, New Haven, Yale University Press, 1966. 1075 Le verbe « to compel » signifie contraindre, astreindre, forcer, obliger, pousser à… 245 Les actions civiles PESD interviennent en tout cas dans des contextes que l’on peut qualifier de « coopération conflictuelle »1076. Ce terme fait d’ailleurs implicitement référence à la notion d’ordre conflictuel sous-tendue dans la pensée de MACHIAVEL. Le théoricien du réalisme politique considérait en effet que la Virtù émerge du conflit et du rapport de force : c’est en transformant les obstacles en moyen d’agir et en utilisant les circonstances (si nécessaire par la ruse) que l’on peut espérer dominer la fortuna ou, pour utiliser le langage stratégique, préserver sa liberté d’action1077. Déployé le plus souvent dans des situations de « ni guerre ni paix », l’agent de la GCC se situe en tout cas à la charnière des rôles traditionnels du diplomate et du soldat. Ce faisant, la GCC apporte une dimension supplémentaire à la « conduite diplomatico-stratégique » telle que la concevait Raymond ARON1078. GCC et stratégie indirecte : le choix de la finesse et de l’intelligence La littérature stratégique classique distingue traditionnellement deux approches principales. La première, dite « approche directe », suppose de rechercher la bataille décisive pour imposer sa volonté à l’adversaire dans une logique d’anéantissement et, en tout cas, du fort au fort ou du fort au faible (généralement dans un rapport de trois contre un). Elle privilégie la puissance, c’est-àdire la masse multipliée par la vitesse. A cette approche « post-jominienne », qui imprègne la culture stratégique américaine1079, on oppose l’approche indirecte, théorisée autrefois par les auteurs chinois, SUN TSU en particulier1080. L’approche indirecte repose sur l’idée de la moindre action et de la non bataille, grâce à une stratégie oblique ou latérale. En clair, il s’agit de soumettre l’ennemi sans combattre par le biais de la suggestion, du stratagème et tout procédé autre que le choc frontal. Cette approche indirecte est indéniablement ancrée dans la culture stratégique orientale mais on la retrouve également chez des auteurs « occidentaux ». Le Britannique LIDDELL HART en particulier a redonné à l’approche indirecte ses lettres de noblesse après les carnages de la Première Guerre Mondiale, quintessence de la guerre d’usure et d’annihilation1081. LIDDELL HART a ainsi mis en valeur les notions de dislocation et d’exploitation en insistant sur les bénéfices de l’action sur les arrières1082. Il a rappelé aussi la prééminence du facteur humain (effets du danger, de la fatigue, de l’audace, de la détermination)1083. Il a insisté enfin sur la nécessité de se préoccuper en permanence de l’état de paix final pour sortir du cercle vicieux de 1076 DESPORTES et PHELIZON, op cit. Au-delà de la GCC, il faut souligner une fois encore l’importance de la Virtù si les Européens sont sérieux dans leur entreprise de fondation et de conservation d’un pouvoir européen possédant certains attributs de la souveraineté (cf. Chapitre VI). 1078 Raymond ARON, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Levy, 1962, pp. 3-57 (Chapitre I intitulé « Stratégie et diplomatie ») ; Voir aussi Philippe BRAILLARD, Théorie des relations internationales, Paris, PUF, 1977, p. 72. 1079 Bruno COLSON, La culture stratégique américaine, Paris, Economica, 1993. 1080 SUN-TZU, L'Art de la guerre, Paris, Flammarion, 1999 ; Pierre FAYARD, Comprendre et appliquer Sun Tzu. La pensée stratégique chinoise : une sagesse en action, Paris, Dunod, 2007. 1081 L’action de type guérilla menée par Lawrence d’Arabie faisant figure d’exception. 1082 Contempteur de CLAUSEWITZ et de ses épigones à qui il reprochait d’avoir théorisé puis appliqué la guerre totale, LIDDELL HART est aussi considéré comme un des pères de la manoeuvre blindée reposant sur l’action des chars de combat. Cf. son ouvrage principal : Basil Henry LIDDELL HART, Stratégie, Paris, Perrin, 1998. 1083 Ibid., p. 413. 1077 246 la force: « La responsabilité des hommes d’Etat est de ne jamais perdre de vue les plans de l’après-guerre en poursuivant le mirage de la victoire »1084. La stratégie indirecte privilégie donc l’intelligence et la finesse sur la force brute, le contournement de l’obstacle sur l’attaque frontale. Elle est semblable à l’eau qui prend des chemins détournés et comble les vides dans des manœuvres d’enveloppement. Elle est notamment adaptée comme « stratégie alternative » lorsque les moyens disponibles sont trop faibles ou trop peu nombreux. On comprend ici son intérêt pour la GCC qui engage des capacités de faible volume. Comment plusieurs dizaines ou centaines d’agents européens peuvent-ils agir avec quelques résultats dans un pays de plusieurs millions d’habitants ? Comment privilégier les effets de levier sur l’usage du marteau ? On remarquera au passage le rapprochement possible avec la philosophie pragmatique de l’Indirect Rule qui a fait la marque du système colonial britannique1085. Tout comme le soft power doit s’appuyer sur le hard power1086, l’approche indirecte gagne en efficacité lorsqu’elle se combine avec l’approche directe. La général BEAUFRE parle à ce sujet de stratégie par action successives1087. Celle-ci serait d’ailleurs le mode d’action privilégié des acteurs/ensembles en situation insulaire1088 qui ont tout à la fois une liberté d’action limitée et des ambitions qui les poussent à engranger des résultats (le résultat final dépendant d’une somme de petits succès et d’échecs). Une telle stratégie incite à n’engager « offensivement » que des moyens réduits. Elle suppose enfin de ne pas choisir un modèle unique d’organisation et d’agir selon les circonstances, en résistant à l’habitude ou à la vogue du moment1089. Cette approche illustre assez bien les choix de l’UE en matière de PESD (tant au niveau politico-stratégique qu’au niveau des opérations). On la retrouve aussi implicitement dans la pensée de Robert COOPER (op. cit.) qui place toutefois la PESD dans le champ de l’intervention directe (contrer les menaces immédiates pendant que l’UE agit à plus long terme grâce aux instuments de la Commission). Le volet civil de la PESD ouvre en tout cas des pistes utiles pour agir à plusieurs niveaux et sur différents registres : force versus séduction, court terme versus long terme, action directe versus action indirecte. La stratégie comme « politique en acte » Subordination et continuité Si la politique est « l’expression d’une finalité sociale » et la stratégie la « construction d’une action finalisée »1090, les deux sphères sont intimement liées. C’est toute la force de la « formule » de CLAUSEWITZ citée implicitement par Jolyon HOWORTH lorsqu’il désigne la GCC européenne comme « la politique par d’autres moyens ». 1084 Ibid., pp. 430-431. Voir à ce sujet les travaux de Véronique DIMIER qui s’est intéressée par ailleurs à la façon dont certains anciens administrateurs coloniaux ont prolongé leur carrière dans le cadre de l’aide au développement communautaire: Véronique DIMIER, Le gouvernement des colonies, Regards croisés franco-britanniques, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 2004. 1086 NYE, Soft Power, 2004, op. cit. 1087 André BEAUFRE, « Analyse de la stratégie », in Philippe BRAILLARD, Théories des relations internationales, Paris, PUF, 1977, pp. 247-256. 1088 Donc « forts défensivement » et relativement bien protégés sur leur territoire. 1089 Ibid. 1090 DESPORTES et PHELIZON, op. cit., p. 73 1085 247 L’axiome de l’officier prussien est célèbre même s’il a été souvent compris à contre sens1091. CLAUSEWITZ n’a pas fait l’apologie de la guerre totale et sa réflexion sur l’interface entre la politique et la guerre repose clairement sur la subordination de la seconde par rapport à la première (idée d’ailleurs présente aussi chez THUCYDIDE). Cette idée du primat du politique garde toute sa pertinence au regard du « retour du politique » comme caractéristique des nouveaux conflits. Ainsi, pour le Général POIRIER, la stratégie est avant tout « la politique en acte »1092. La relation politique/stratégie est néanmoins plus complexe qu’il n’y paraît : « Les problèmes d'interface ne sont pas aussi simples que le donnait à croire la théorie clausewitzienne, qui posait une relation linéaire, transitive, de fin à moyen entre politique et guerre. Grâce à la pensée systémique et cybernétique, nous savons aujourd'hui que le moyen agit récursivement sur la fin ; que la guerre (ou la stratégie militaire) rétroagit sur les fins politiques initiales qu'elle influence et qu’elle peut modifier par ses conditions d'exécution et ses résultats. Relations complexes, donc, de détermination réciproque, circulaire, entre la politique et son instrument stratégique, même si le dernier mot revient à celle-là » 1093. Il faut retenir en sus de la riche pensée de CLAUSEWITZ la notion de continuité1094. La guerre ne signifie pas une rupture car la politique existe avant, à travers et après la guerre : à aucun moment elle ne s’interrompt, à aucun moment elle ne change de nature1095. En rapportant ces idées au niveau de la gestion civile des crises de l’UE, on soulignera la primauté du COPS, lui-même subordonné au Conseil de l’Union, au Conseil européen et donc, à la volonté des gouvernements des Etats membres. On retiendra aussi la prééminence de la PESC sur l’outil PESD, tant dans son volet militaire que dans son volet civil. Enfin, on notera la permanence des effets de rétroaction. La GCC à l’image de la PESD tout entière demeure une entreprise fragile. Les succès ou les échecs enregistrés à quelque échelon que ce soit ont une influence non négligeable sur l’ensemble de l’édifice et sur les choix futurs. GCC et définition trinitaire de la guerre Cette mise en perspective théorique de la GCC ne peut faire abstraction de la dimension trinitaire de la guerre telle qu’elle a été conceptualisée par CLAUSEWITZ. Pour ce dernier, la guerre repose sur trois pôles : gouvernement, armée, peuple. La transposition de ce triptyque dans le contexte européen montre à l’évidence les limites déjà exposées de la PESD : l’UE n’est pas un véritable acteur unitaire, sa politique étrangère est marquée par le plus petit dénominateur commun, les moyens civils et militaires de la PESD ne 1091 Le théoricien prussien est mort prématurément sans avoir eu le temps d’achever son œuvre majeure Vom Kriege. S’il est souvent cité, il faut cependant mettre en garde contre les nombreuses interprétations erronées qui ont pu être faites de sa pensée complexe. 1092 « Si la politique est projet et si le projet de l’un croise nécessairement ceux des autres coexistants, si toutes ces projections dans l’imaginaire ne s’inscrivent dans la réalité que par des actions collectives qui se rencontrent et interfèrent, s’associent ou se contrarient selon les convergences et divergences de leurs fins respectives, la politique s’accomplit par ce type particulier d’action qu’est la stratégie : celle-ci n’est que la politique en acte » : Lucien POIRIER, La révolution praxéologique, http://gustave.club.fr/penser_strategiquement1.htm (consulté le 7 juin 2007). 1093 Ibid. 1094 CLAUSEWITZ utilise le mot Verkehr qui traduit une idée de « va et vient » : Vom Kriege, Chapitre VIII. 1095 Vincent DESPORTES, Comprendre la guerre, Paris, Economica, 2001, p. 17. 248 sont pas alloués en permanence à l’UE, etc. En matière opérationnelle, on constatera en revanche que la GCC est « gouvernée » collectivement par le COPS au nom du Conseil des Ministres et du Conseil européen. Ses capacités forment l’embryon de moyens permanents placés sous le commandement d’un « stratège » (le SG/HR ou le CivOpCdr selon le niveau auquel on se place). Plus que les pôles « gouvernement » et « armée », le point faible de la GCC semble être pour finir le pôle « peuple ». Certes, ce mot renvoie chez CLAUSEWITZ aux passions guerrières extrêmes qui sortent du champ de cette recherche. Néanmoins, il est possible de s’interroger sur le soutien apporté par les opinions publiques européennes à la PESD. Aujourd’hui, le défi principal semble en effet de maintenir « l’esprit de défense ». Ces considérations renvoient une fois encore à la nécessité de donner une meilleure visibilité aux interventions européennes : information des citoyens sur les enjeux véritables, liens avec le débat démocratique et le contrôle parlementaire… Le clivage ami/ennemi Si l’interface avec la politique est l’un des débats majeurs de la réflexion en matière de stratégie théorique, il faut de façon connexe aborder les questions difficiles de la relation ami/ennemi et de la perception du « moi ». Altérité La stratégie est avant tout une dialectique des volontés, avec des acteurs intentionnels qui s’affrontent dans un milieu hostile. La stratégie possède en effet une forte dimension humaine et les phénomènes d’interaction sont multiples dans le rapport affection/aversion. La friction et le brouillard agissent autant sur l’adversaire qu’en « interne ». Le propos n’est pas de livrer ici une réflexion philosophique sur l’essence conflictuelle de la politique au travers de la pensée de Carl SCHMITT1096 ou de Julien FREUND1097. Il faut en revanche constater que la stratégie mobilise avant tout des « groupes agonaux » qui s’engagent sur des projets dans le cadre d’un destin collectif1098. Les Européens ont-ils ainsi un ennemi commun désigné ? Le Général DESPORTES1099 perçoit sur ce sujet des différences entre les deux bords de l’atlantique. Selon lui, les Etats-Unis seraient plus enclins à la « subjectivisation de l’adversaire » dans une logique de diabolisation via une rhétorique du bien et du mal. En Europe, la culture stratégique/militaire serait autre, marquée notamment par l’idéal chevaleresque qui suppose le respect de l’adversaire et surtout, une meilleure compréhension que l’ennemi d’aujourd’hui peut être l’allié de demain. Pour le Général DESPORTES, les soldats - et on peut penser par extension aux agents de la GCC - ne devraient en tout cas concevoir leur rôle que dans un cadre d’action moralement neutre. Il faudrait donc faire abstraction de la morale pour se concentrer sur l’atteinte des objectifs fixés par le niveau 1096 Carl SCHMITT, La notion du politique - Théorie du partisan, Paris, Flammarion, 1992 (réed.). Julien FREUND, L’essence du politique, Paris, Sirey, 1965. Voir aussi Jean-François THIBAULT, « La politique comme pur acte de guerre : Clausewitz, Schmitt et Foucault », Monde Commun, 1, 1, automne 2007, pp. 114-128 ; Gilles RENAUD, « Julien Freund : la guerre et la paix face au phénomène politique », Paris, Institut de stratégie comparée, www.stratisc.org (site consulté le 03 janvier 2008). 1098 DESPORTES et PHELIZON, op. cit., p. 65. Pour les auteurs, toute action stratégique suppose la promesse de « terres fertiles ». 1099 Op. cit. 1097 249 politique. Le principe de « nécessité » et le déplacement de la question morale ne signifient pas qu’il faille agir immoralement ni en dehors de tout cadre éthique et/ou juridique. Mais l’èthos est différent de la morale dans le sens où les règles éthiques et de comportement sont souvent fixées en interne (cf. aussi la différence entre le jus in bello et le jus ad bellum). L’éthique sert en effet l’action collective (cohésion du groupe, gain de légitimité…)1100. Nous avons vu cependant que les interventions contemporaines sont de plus en plus assimilables à des « actions de police internationale ». La GCC européenne semble elle-même dériver de la notion de Polizei Macht (ou puissance militaro-normative, cf. Chapitre VI). On ne peut donc évacuer totalement une dimension moralisante (usage de la force pour conduire autrui sur le droit chemin)1101. Lue sous cet angle, la GCC pose en tout cas la question de la « tension weberienne » entre « l’éthique de la responsabilité » et « l’éthique de la conviction ». Hostis et Inimicus Comment comprendre dès lors la distinction qui est faite traditionnellement entre les « amis », les « neutres » et les « ennemis » ? Ces notions sont-elles applicables dans le cadre de la gestion civile des crises de l’UE? Il semble difficile d’éluder la question car les agents de la GCC sont confrontés au quotidien à des éléments ou à des milieux hostiles dans le cadre des missions civiles PESD. On peut certes penser que les « opérations de paix » excluent fondamentalement la notion d’ennemi. Tout au plus, il y a un adversaire qui se décline différemment selon le niveau considéré ?1102. C’est la raison pour laquelle il faut introduire ici la différence entre l’Hostis (l’adversaire « politique » que je combats sans haine) et l’Inimicus (l’ennemi intime, contraire de la notion de « prochain »). C’est au fond la distinction opérée par CLAUSEWITZ entre l’intention hostile et le sentiment d’hostilité. Des policiers Bosno-serbes récalcitrants à l’adoption des « standards européens » ne font donc pas de la République serbe de Bosnie un « ennemi » des agents de la MPUE. A contrario, il serait naïf de ne pas identifier et neutraliser les spoilers, c’està-dire les éléments qui s’opposent ouvertement (ou par blocage) aux actions de l’Union. Il faut noter en tout cas que l’expression utilisée en interne par l’UE (« éléments de non coopération ») semble relever de la litote. Enfin, certaines missions civiles PESD peuvent être la cible d’actes de malveillance ou de terrorisme. Cela suppose de rester prudent sur la qualification des personnes qui les commettent. Sans apporter de réponse définitive, il semble primordial de souligner ces questionnements qui supposent, a minima, de savoir choisir ses alliés. Pour la GCC, l’objectif n’est effectivement pas d’agir « pour » un public particulier. Le plus souvent, il faut au contraire agir « avec » des éléments favorables « contre » d’autres éléments (temporairement) hostiles. Or, les alliés ne seront pas toujours tels que l’UE le souhaiterait. La réalité politique et son évolution pourront conduire les agents de la GCC à appliquer en la matière des directives politiques fluctuantes. La notion d’amoralité exprimée plus haut pourrait dès lors éviter des cas de conscience et de cruelles désillusions parmi le personnel PESD engagé sur le terrain. 1100 Ibid. DESPORTES et PHELIZON, op. cit., p. 155. 1102 Loup FRANCART et Jean-Jacques PATRY, Maîtriser la violence : une option stratégique, Paris, Economica, 1999. 1101 250 Identité Ces réflexions renvoient encore et toujours à l’identité européenne telle qu’elle est perçue dans l’UE, dans son voisinage et au-delà. Les missions civiles PESD sont en effet comprises certainement très différemment selon les acteurs concernés et selon les théâtres considérés. La perception des agents de la GCC est ainsi certainement très différente de celle des populations hôtes : Serbes du Kosovo, Moldaves, Palestiniens, Congolais de RDC1103… En stratégie, l’idée que le groupe agonique se fait de lui-même est en tout cas primordiale pour l’efficacité des actions entreprises et l’atteinte des objectifs fixés. Cette idée du moi collectif repose sur un assemblage de perceptions, de langage, de valeurs, de discipline, de confiance et de transcendance (adhésion à un projet commun). Autant d’éléments qui expliquent les efforts actuels de l’UE pour « construire » une culture PESD au travers des actions de formation notamment. Le triptyque fins-voies-moyens Zweck et Ziel CLAUSEWITZ a clairement différencié le but de la guerre (Zweck, de nature politique) et le but dans la guerre (Ziel, de nature opératoire). Ce faisant, il insistait sur la corrélation entre les fins, les voies et les moyens qui doit s’opérer dans toute action stratégique1104. Selon le Général POIRIER, « la rationalisation de l'entreprise politico-stratégique doit s'appliquer à plusieurs niveaux de la computation : d'abord, dans la traduction des fins politiques en buts stratégiques (planification stratégique) et dans la comparaison des espérances de gain et des risques (espérance politico-stratégique) ; ensuite, dans la définition des moyens de l'action qui doivent être adaptés à ses finalités (pertinence) ; enfin, dans le calcul du rapport optimum entre l'efficacité opérationnelle de ces moyens et leur coût de réalisation et d'emploi » 1105. Les trois éléments fins-voies-moyens sont effectivement étroitement liés : la nature des fins influe sur le choix des « voies-et-moyens » (systèmes de force et modalités d’emploi)1106. Inversement, la quantité et la qualité des moyens disponibles peuvent conduire à adapter les fins. L’équation repose donc sur un équilibre fragile qui suppose des ajustements permanents, par itération, en fonction de l’évolution du contexte. Implications pour la GCC européenne Quelles conclusions tirer pour la GCC européenne ? Il semble utile de différencier ici deux niveaux : celui des Etats membres, d’une part, et celui de l’Union d’autre part. 1103 Cf. BASSUENER and FERHATOVIC, « The ESDP in Action : The view of the Consumer Side », in MERLINGEN and OSTRAUSKAITE, op. cit. 1104 DESPORTES, Comprendre la guerre, op.cit., pp. 97-118. 1105 POIRIER, La révolution praxéologique, op. cit. 1106 Voir aussi, POIRIER in DAVID, op.cit., p. XVIII. 251 Pour les Etats membres, la finalité est « d’élargir le champ des possibles » en disposant de capacités toujours plus fines et diversifiées pour intervenir à moindre coût dans les zones de conflit et d’instabilité. A cet effet, nous avons vu que l’Union européenne s’est avérée être une voie privilégiée car elle procure un milieu favorable et « prédisposé » à la création de capacités civiles. On retrouve notre argumentation sur le choix rationnel des Etats dans la décision de développer la GCC dans une logique d’optimisation (notion de coût marginal) et d’efficacité (rationalisation de l’information). C’est aussi l’idée déjà développée plus haut de l’UE comme moteur et catalyseur (cf. Chapitre VI). Enfin, pour les Etats, les moyens correspondent aux différentes capacités générées par mutualisation dans le cadre de la PESD. Pour l’UE, qui représente indéniablement plus que la somme de ses membres, les enjeux diffèrent quelque peu. Ses fins sont d’être reconnue comme un acteur de sécurité en répondant à la demande internationale. Les voies correspondent aux organes de la PESD mais aussi au processus capacitaire compris au sens large : conférences d’engagement, définition et réalisation des Objectifs civils globaux etc. (cf. le Chapitre XI sur la stratégie des moyens). Les moyens sont enfin les capacités effectivement déployées dans les missions civiles au service de la PESC/PESD. Le cadre spatio-temporel de l’action stratégique Ce chapitre doit par ailleurs analyser deux facteurs primordiaux de la réflexion stratégique théorique, à savoir l’espace et le temps. Espace objectif et espace subjectif Toute action stratégique s’inscrit d’abord dans l’espace. C’est l’échiquier du jeu d’échec ou le Gô-Ban du jeu de Gô. Cet espace, il faut le défendre, le conquérir et/ou l’organiser (on pense ici à la « politique de la tâche d’huile » de LYAUTEY). L’espace est d’abord objectif (géographique) : territoire, zone d’intérêt, théâtre d’opérations, zone d’engagement… Mais l’espace est aussi affaire de perceptions dans le sens où chaque individu et chaque groupe possède un espace subjectif (espace immatériel : valeurs, croyances, mémoire, imaginaire collectif…). Négliger l’étude de l’espace subjectif d’autrui (en l’occurrence l’adversaire) peut conduire à de profondes erreurs stratégiques. L’histoire foisonne d’exemples à cet égard. La notion d’espace en stratégie suppose en tout cas de ne pas mésestimer les apports de la géopolitique, même s’il faut se méfier des déterminismes trop étroits. En effet, une action civile PESD ne répond manifestement pas aux mêmes objectifs selon la zone considérée : pour l’UE, Aceh n’est pas le Kosovo. On retiendra en outre l’importance de la notion de profondeur stratégique. Cette dernière suppose de constituer des réserves ou des réservoirs de forces (pour pouvoir lancer des opérations inopinées mais aussi pour assurer la rotation régulière du personnel). Par ailleurs, il faut noter que la profondeur stratégique peut aussi avoir une dimension politique. Ainsi, la capacité à faire accepter à l’opinion publique des pertes et des échecs sur le terrain est un élément majeur. Quelle est dès lors la « résilience stratégique » de l’UE ? Quelle serait la réaction des citoyens européens 252 en cas de fiasco de telle ou telle mission civile PESD ? L’impact médiatique d’une prise d’otages ou d’une évacuation précipitée serait en effet très dommageable pour l’UE et les Etats membres. Le temps : ennemi et/ou allié Le temps - ou plus exactement la durée - est un autre facteur-clé de la stratégie fondamentale (on parle d’ailleurs de chronostratégie). Comme l’espace, le temps peut être objectif ou subjectif. Ainsi, le temps médiatique ou événementiel n’est pas le temps politique et encore moins le temps militaire. La perception du temps est en outre une affaire de culture. Ainsi, le temps peut être utilisé dans la guerre asymétrique en misant sur l’usure de l’adversaire (pensons ici à MAO ou à GIAP dans la guerre révolutionnaire). La perception du temps dans les « démocraties occidentales » est en revanche source de faiblesse : comme mettre les opérations/missions de la GCC à l’abri de la tyrannie des élections et de l’effet CNN ? Comment expliquer aux opinions européennes que les actions entreprises doivent s’inscrire avec une vision sur le long terme car aucune victoire rapide n’est à espérer dans les entreprises de State-building et de Nationbuilding ? Surtout, comment faire admettre l’idée selon laquelle les victoires ne sont jamais définitives, a fortiori dans les domaines immatériels de la gestion civile des crises ? A contrario, la planification minutieuse des actions est une condition nécessaire (mais non suffisante). Tout au plus pourra-t-on fixer des étapes dans un contexte donné. Le temps peut cependant aussi être un allié si on possède l’art d’intervenir à l’instant propice (le Kairos des Grecs). La Virtù déjà citée consiste précisément à savoir se saisir des opportunités. Pour la GCC on retiendra l’importance du principe de « réaction rapide », la vitesse étant un facteur d’efficacité de la manœuvre (avec notamment l’effet de surprise). Le lien entre le temps et l’espace L’espace et le temps sont des facteurs interdépendants. Compresser l’espace et le temps crée physiquement un phénomène de pression. Ainsi, projeter rapidement et massivement des capacités civiles ou militaires sur un théâtre restreint peut aider dans le traitement d’une crise. Dans le même ordre d’idées, un acteur peut faire le choix d’échanger de l’espace contre du temps en s’accommodant d’une présence étrangère sur son territoire (occupation, etc.) tout en misant sur les mois ou les années pour renverser les rapports de force. Quelles déductions tirer de ces réflexions pour l’UE et le volet civil de la PESD ? La première est une interrogation : l’UE se conçoit-elle comme une « île post-moderne», à l’abri des menaces du monde anarchique ou, au contraire, comme une forteresse assiégée qui doit défendre ses parapets ? Cette question renvoie une fois de plus à l’identité et à la géopolitique. Au niveau de la GCC, on peut en tout cas situer le « talon d’Achille » des nations occidentales/européennes dans leur rapport au temps caractérisé par l’impatience. A contrario, l’UE peut utiliser les capacités civiles de la PESD pour « temporiser », sous réserve toutefois que cela soit un choix calculé et non pas le fruit de tergiversations et d’indécisions…. On retiendra plus généralement une certaine incapacité des « Occidentaux » à percevoir et à comprendre l’espace subjectif d’autrui. La diversité européenne pourrait cependant être un atout pour une plus grande ouverture à l’interculturalité. 253 Cette analyse du cadre espace-temps montre le besoin croissant d’avoir une vue et une action toujours plus larges alors que le « technicisme triomphant » laisse penser que l’avenir est à l’hyperspécialisation. Une GCC efficace suppose donc d’agir sur l’ensemble de l’espace matériel et immatériel : milieu géographique et humain, champ psychologique, mémoire collective des peuples... La logique paradoxale de la stratégie Pour compléter ce chapitre sur la stratégie théorique, il faut insister enfin sur la logique fondamentalement paradoxale de la stratégie. C’est la célèbre thèse d’Edward LUTTWAK1107 selon lequel le champ tout entier de la stratégie est marqué par de multiples paradoxes, ironies et contradictions, à l’image de l’adage Si vis pacem, para bellum : la stratégie conditionne le maintien de la paix autant que la conduite de la guerre. Il faut par conséquent se préparer à utiliser la force pour espérer la paix. Ce serait dès lors la caractéristique principale du raisonnement stratégique qui se situerait à l’opposé de la logique linéaire du temps ordinaire et des cadres préétablis: dès lors qu’entrent en jeu la conflictualité et/ou la menace du recours à la force (donc la logique stratégique), le faible peut vaincre le fort, des succès tactiques peuvent conduire à un échec stratégique, l’excès de puissance peut mener à l’impuissance. C’est de la même façon qu’au moment où l’on croit avoir gagné que l’on peut tout perdre… Mais pour LUTTWAK, cette logique paradoxale ne se cantonne pas seulement à la guerre. Elle intervient dès qu’il y a des frictions sur le plan international et que les instruments gouvernementaux sont mobilisés : aspects diplomatiques, propagande, concurrence économique, opérations secrètes : « Tous sont soumis à la logique de la stratégie car ils forment les éléments des relations conflictuelles qu’entretiennent les Etats les uns avec les autres »1108. La stratégie ne se prête donc pas aux raisonnements trop cartésiens. Mais l’inversion des contraires récompense aussi la conduite paradoxale. L’avantage est à celui qui use du stratagème et de la surprise en exploitant au mieux la « ligne de moindre probabilité ». A contrario, projeter des logiques linéaires dans un milieu paradoxal est source de dangers1109. Selon LUTTWAK, il faudrait donc se libérer de la logique linéaire et de sa mainmise sur la politique militaire car elle se fonde sur des critères trompeurs d’efficacité1110. En effet, la politique étrangère et les affaires sécuritaires répondent à des exigences différentes de la politique intérieure. Un homme politique habile ne fait pas forcément un bon stratège et vice-versa. Les tragédies de l’histoire sont souvent nées de la confusion des deux sphères interne et externe. C’est une tendance particulière que le stratégiste américain (d’origine roumaine) décèle chez ceux qu’il dénomme les « survivants » : les hommes et les femmes qui ont connu les affres de la guerre sont toujours tentés de revenir à la logique linéaire en invoquant le bon sens, la légalité, le droit, le marchandage et l’arbitrage1111. Là où il y affrontement, la seule conduite valable serait ainsi d’adopter une politique délibérément contradictoire (avec la difficile tâche d’expliquer à l’opinion publique des décisions déroutantes de prime abord). 1107 Edward LUTTWAK, Le paraxode de la stratégie, Paris, Odile Jacob, 1989. LUTTWAK, op. cit., p. 87. 1109 Ibid, p. 235. 1110 Ibid, pp. 303-305. 1111 Ibid, p. 237. 1108 254 GCC et conduite paradoxale Le raisonnement original de LUTTWAK est fécond pour l’étude du volet civil de la PESD. Il faut cependant distinguer deux niveaux d’analyse. Au niveau macro, la première conduite paradoxale pourrait être de miser ouvertement sur l’acquisition de capacités civiles pour renforcer et « entraîner » la PESD (le « wagon » des moyens militaires suivant naturellement dans une logique de débordement fonctionnel). Ce « choix de la faiblesse apparente » pourrait être aussi à terme la voie la plus efficace pour étendre la puissance européenne sous des atours « positifs » et acceptables par tous (Etats-Unis inclus). Le rapport entre les coûts induits par la GCC et la légitimité acquise serait de surcroît très favorable. Au niveau des applications opérationnelles, la prise en compte de la logique paradoxale de la stratégie ouvre par ailleurs de larges champs de réflexion. Ainsi, il faut garder à l’esprit que des succès réels sur le terrain peuvent aboutir à un échec stratégique. De plus, il faudra souvent faire preuve de retenue dans la conduite du succès, « non pas par vague instinct de modération »1112 mais par souci de ne pas insulter l’avenir en braquant les Etats et les populations bénéficiaires. C’était déjà le conseil de LIDDELL HART qui préconisait de modérer l’usage de la force, du fait précisément du lien entre la fin du conflit et les modalités de la paix. Laisser à l’adversaire une ligne de retraite et des échappatoires, c’est lui permettre de garder la face (cette idée est d’ailleurs clairement reprise par COOPER, op. cit). Idéalement, la ruse suprême sera de lui faire croire qu’il a gagné… Dans le contexte de son temps, LIDDELL HART s’était néanmoins interrogé sur l’application de ce précepte dans les « nations non civilisées » 1113. On peut en tout cas faire le lien avec le paradoxe soulevé par Renata DWAN: toute action civile PESD doit être orientée vers sa propre dissolution1114. Le risque serait en effet d’avoir une GCC trop efficace, trop intrusive et donc contre-productive1115 au regard du principe d’appropriation par les populations locales. La question du dosage est dès lors un enjeu majeur. Parfois enfin, il faudra développer des coopérations avec ceux qui sont réticents à l’intervention de l’UE, au détriment d’éléments a priori plus favorables à la présence européenne. Tous ces paradoxes découlent de la notion de coopération conflictuelle déjà explicitée. Le pragmatisme suppose de s’inspirer des multiples procédés envisageables dans le cadre de l’action indirecte, en utilisant simultanément la séduction et la contrainte, l’argument du droit et la ruse (voire la tromperie), le tout au service des finalités définies par l’échelon politique au gré des circonstances et des changements de situation. Conclusion Ce chapitre a montré combien la montée en puissance de la GCC européenne est liée aux débats qui animent aujourd’hui la stratégie théorique. 1112 Ibid. LIDDELL HART, op. cit., p. 432. 1114 DWAN, 2001, op. cit., p. 10. 1115 BJURNER, 2001, op. cit. 1113 255 La question sous-jacente est finalement de savoir si la GCC répond à un paradigme stratégique plutôt qu’un autre. Par paradigme stratégique nous entendons une « conception spécifique de la théorie stratégique déduite d’une vision générale de la guerre »1116. De fait, deux paradigmes principaux peuvent être mis en opposition en ce début de XXIème siècle1117. Le premier, dit « paradigme scientifico-rationnel » conçoit la guerre comme un phénomène déterminé par des facteurs constants. Dans ce paradigme, théorie et doctrine se confondent, tronquant quelque peu les enjeux et les débats. Le concept de RMA (Révolution des affaires militaires)1118 en donne une illustration parlante par sa vision techniciste, mécaniciste et déterministe de l’histoire. En effet, la RMA repose sur l’idée que la guerre évolue du fait des changements induits par les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Cette idée dérive clairement de la théorie d’Alvin et Heidi TOFFLER et de tous ceux qui annoncent l’avènement de l’âge de l’information1119. Pour atteindre la victoire, il suffirait dès lors de mener une guerre high-tech, axée sur « l’infodominance » et les réseaux. A ce paradigme (dominant), on peut opposer par ailleurs le « paradigme historique » où la guerre est considérée comme un phénomène profondément socio-politique. De la même façon qu’il faut distinguer la pensée et la réalité 1120, la théorie ne se confond pas avec la doctrine. Elle n’est qu’un instrument heuristique sans portée pratique directe1121. CLAUSEWITZ, si souvent cité dans ce chapitre, est un bon représentant de cette façon de concevoir la conflictualité. La guerre et la stratégie ne fonctionnent pas en vase clos et il faut prendre en compte les facteurs externes, notamment les buts politiques1122. La gestion civile des crises s’inscrit à l’évidence dans ce paradigme historique. Nous verrons pourtant dans le chapitre consacré à la stratégie opérationnelle (Chapitre XII) que le volet militaire de la PESD a fait sien l’approche des opérations basées sur les effets (EBAO)1123. Or, l’EBAO a été conceptualisée à l’origine par les Etats-Unis dans le cadre de la RMA et de la guerre réseau-centrée. Elle renvoie clairement au paradigme scientifico-rationnel. Nous analyserons dès lors comment les éléments de doctrine élaborés dans le cadre militaire de la PESD pourraient mieux prendre en compte les aspects civils de la gestion des crises. Mais avant d’aborder ces questions, il convient maintenant d’étudier la GCC au niveau politicostratégique (stratégie intégrale/stratégie de sécurité et de défense et stratégie générale militaire). Comment s’inscrit le volet civil de la PESD dans la « grande stratégie » de l’UE ? Quelles fins lui ont été explicitement ou implicitement définies ? Quelle est en conséquence sa place dans la panoplie européenne d’intervention ? 1116 Philippe BRAILLARD, et Gianluca MASPOLI, « La Révolution dans les Affaires Militaires : paradigmes stratégiques, limites, illusions », Annuaire Français des Relations Internationales, Vol. 3, Paris, 2002, pp. 631-632. 1117 Ibid. 1118 Revolution of Military Affairs. 1119 Alvin and Heidi TOFFLER, The Third Wave, London, Collins, 1980. 1120 BRAILLARD et MASPOLI, op. cit., p. 634. 1121 Ibid. 1122 Ibid. Voir aussi Christian MALIS, Critique de la raison stratégique à la lunière de Clausewitz, Institut de stratégie comparée, 2005 (www.stratisc.org, article consulté le 03/01/08). 1123 Effects Based Approach to Operations. 256 257 Chapitre X : analyse de la GCC aux niveaux politico-stratégique et militaro-stratégique Résumé Ce chapitre analyse la GCC européenne au niveau « politico-stratégique » et au niveau « militaro-stratégique »1124. Il étudie principalement comment le volet civil de la PESD s’inscrit dans le prolongement des orientations fixées en 2003 par la Stratégie Européenne de Sécurité. Il montre par ailleurs les implications de la Transformation des armées sur l’évolution de la stratégie générale militaire des Etats et, par extension, sur la PESD dans ses deux dimensions. Penser la GCC suppose en effet de la mettre en lien avec les travaux qui visent à anticiper la mutation des menaces pour mieux préparer les engagements du futur. Dans ce domaine, le dialogue entre les deux volets de la PESD semble pourtant encore à ses débuts. Introduction La stratégie fondamentale apporte des éléments de réflexion utiles mais seule la confrontation au réel permet d’en exploiter toutes les richesses. En effet, la stratégie n’est pas purement spéculative. Elle ne prend son sens plein que dans ses applications opérationnelles. Dès lors, si la GCC ouvre « l’éventail des possibles », comment s’inscrit-elle concrètement dans l’agir stratégique de l’Union européenne ? Selon Edward LUTTWAK, la stratégie comporte deux dimensions interdépendantes1125. Sa dimension verticale renvoie à une stratification par paliers, du niveau de conception et de mise en oeuvre le plus élevé (niveau national) jusqu’à l’échelon tactique le plus modeste (le soldat et son adversaire du « coin de la rue »). La dimension horizontale se caractérise quant à elle par l’élargissement du champ de la stratégie aux questions non strictement militaires mais qui concernent l’exercice de la puissance étatique: diplomatie, économie1126... C’est finalement à la croisée de ces deux dimensions que se situerait la Grand strategy d’une nation ou d’une puissance1127. 1124 Ces deux expressions reprennent le vocabulaire utilisé dans les documents du Conseil de l’UE. Dans un langage plus générique, les stratégistes parlent de stratégie de sécurité et de défense et de stratégie générale militaire. 1125 LUTTWAK, op. cit. 1126 La GCC illustre bien la dimension horizontale de la stratégie qui correspond elle-même à une compréhension élargie de la sécurité. Par ailleurs, le vocable européen adopte de plus en plus une lecture « verticale », au-delà de la simple distinction entre le niveau des Etats membres (« les capitales ») et le niveau proprement européen (« Bruxelles »). Ainsi, les documents conceptuels traitant de la PESD et de la GCC différencient le niveau politicostratégique, le niveau militaro-stratégique, le niveau opérationnel (anglicisme qui peut se traduire en français par niveau opératif) et enfin, le niveau tactique. 1127 LIDDEL HART, op. cit., a utilisé le concept de « Grand strategy » pour désigner la stratégie développée au plus haut niveau par un Etat lorsqu’il mobilise l’ensemble des ressources nationales dans le cadre d’une guerre totale. 258 Le Général POIRIER préfère pour sa part parler de « stratégie intégrale » qu’il définit comme « la théorie et la pratique de la manoeuvre de l’ensemble des forces de toute nature, actuelles ou potentielles, résultant de l’activité nationale, qui a pour but d’accomplir l’ensemble des fins définies par la politique générale »1128. Cette stratégie intégrale s’applique dès le temps de paix. Elle se décompose en trois stratégies générales qui correspondent elles-mêmes aux principales sphères de la politique: « le culturel », « l’économique » et « le militaire »1129. Comme la puissance, la stratégie ne s’intéresse donc plus uniquement aux questions de défense stricto sensu. Les Etats ne défendent plus seulement leur territoire souverain ou leurs intérêts nationaux directs. Ainsi, participer activement à la paix et à la sécurité internationale est devenu une façon de se positionner dans le concert des nations tout en renforçant plus largement sa propre capacité d’influence et de rayonnement. La persistance du prisme national explique cependant la difficulté à s’entendre pour définir une stratégie intégrale/globale à l’échelle de l’Union. A défaut d’une Grand strategy, on remarquera toutefois l’adoption en 2003 de la Stratégie Européenne de Sécurité comme un premier pas important vers une stratégie de sécurité et de défense propre à l’UE. Soulignant la large gamme de moyens dont dispose l’UE, la SES insiste à de nombreuses reprises sur la complémentarité des actions civiles et militaires. Pourtant, quelle est la place dévolue à la gestion civile des crises dans la pratique stratégique de l’UE ? Ce chapitre replace tout d’abord le volet civil de la PESD dans le prolongement de la SES de 2003 (et du rapport afférent adopté fin 2008)1130. En effet, la littérature ne comporte aucune analyse systématique de ce type. Cela est d’autant plus étonnant que la SES est une référence quasi obligatoire dans les documents officiels européens qui traitent des aspects civils de la gestion des crises. Dans un deuxième temps, il faut présenter les critères qui peuvent être retenus pour actionner une intervention sous l’égide de la PESD : sous quelles conditions les capacités civiles et militaires peuvent-elles être mises en oeuvre ? Quand présentent-elles des avantages comparatifs par rapport aux autres instruments européens ? Dans une contribution inédite, Pedro SERRANO (ancien chef de la DG IX) donne sa vision de praticien et des pistes utiles pour mieux comprendre la place de la PESD et de la GCC dans le couple fins-moyens. Enfin, ce chapitre étudie les répercussions sur la GCC des grands questionnements stratégiques liés à la Transformation des forces armées. Quelle sera la « guerre probable » de demain et comment s’y préparer ? Quels sont les choix à opérer concernant les modèles et les systèmes de forces ? Ces questions sont au cœur de la stratégie générale militaire. Il convient ainsi de montrer comment le nouveau paradigme de la « guerre parmi les populations » a reçu un écho en Europe et dans l’UE en particulier. Il est intéressant d’analyser enfin les travaux prospectifs entrepris par l’Agence européenne de défense pour anticiper les besoins en matière de PESD à l’horizon 2025. Quelle sera la place des aspects non militaires dans ces réflexions? Le dialogue entre les deux « hémisphères » de la PESD arrivera-t-il à éclore sur ces questions cruciales ? Aujourd’hui, cette expression est utilisée communément comme synonyme de la notion de « stratégie nationale de sécurité » dans une optique plus modérée. 1128 Lucien POIRIER, Stratégie théorique, Tome II, Paris, Economica, 1987, pp. 113-116. 1129 Dominique COLAS, Sociologie politique, Paris, PUF, 1994, pp. 253-255. 1130 Le Conseil européen avait mandaté fin 2007 le SG/HR Javier SOLANA pour procéder à une mise à jour de la SES (cf. infra). Voir ainsi le document intitulé Rapport sur la mise en oeuvre de la stratégie européenne de sécurité assurer la sécurité dans un monde en mutation, Conseil de l’UE, Bruxelles, 12 décembre 2008. 259 La Stratégie européenne de sécurité de 2003 : un point de départ utile A défaut d’une stratégie intégrale, l’adoption de la SES1131 a marqué un premier pas vers la définition d’une véritable stratégie de sécurité et de défense à l’échelle européenne. Malgré ses faiblesses et ses ambiguïtés1133, le document Une Europe sûre dans un monde meilleur a en outre le mérite de fournir un socle utile pour analyser la GCC sur un mode déductif, en adéquation avec la rigueur du raisonnement stratégique. Stratégie ou papier pré-stratégique ? La SES a été adoptée officiellement par le Conseil européen de décembre 2003, sur la base d’un premier « papier » présenté par Javier SOLANA lors du sommet de Thessalonique (juin 2003)1134. Ces deux documents ont fait l’objet de nombreux débats que nous ne saurions reprendre ici. Il faut cependant citer les principales interrogations soulevées : la SES est-elle une vraie stratégie ou plutôt une ébauche, un document « pré-stratégique » ? Peut-elle être considérée comme le pendant du Concept stratégique de l’Alliance atlantique (1999)1136 ou de la Stratégie nationale de sécurité américaine (2002)1137 ? Reflète-t-elle une conception/vision proprement européenne du monde ou marque-t-elle simplement un alignement sur la politique menée par les Etats-Unis depuis le 11 septembre ? Enfin, les Européens n’ont-ils pas privilégié le discours velléitaire ? 2003 est en effet l’année des divisions sur la crise irakienne mais aussi de la préparation de l’élargissement à Vingt-cinq et des négociations sur le Traité constitutionnel. Nombreux sont donc ceux qui ont vu dans la forte médiatisation de la SES un simple affichage destiné à masquer les divergences internes. Il est vrai que le document adopte un ton volontiers optimiste et qu’il semble à bien des égards un « plus petit dénominateur commun ». Javier SOLANA avait d’ailleurs lui-même résisté aux pressions de ceux qui voulaient en faire un document trop prescriptif ou trop précis1138. Dans le 1131 Stratégie Européenne de Sécurité, 2003, op. cit. Sur les limites et les potentialités de la SES de 2003, cf. Sven BISCOP and Jan Joel ANDERSSON (Eds.), The EU and the European Security Strategy : Forging a Global Europe, New York, Routledge, 2006. Voir aussi Sven BISCOP, The European Security Strategy – A Global Agenda for Positive Power, Aldershot, Ashgate, 2005 ; Julian LINDLEY-FRENCH and Franco ALGIERI (Eds.), A European Defence Strategy, Gütersloh, Bertelsmann Foundation Publishers, 2004 ; Alison BAILES, The European Security Strategy : an Evolutionary History, SIPRI Policy Paper n°10, Stockholm, February 2005. 1134 On sait que Robert COOPER a joué un rôle influent dans la rédaction de ces deux documents. C’est d’ailleurs à ce titre que la pensée de l’auteur/praticien a été souvent citée dans les chapitres précédents. 1136 The Alliance’s Strategic Concept, NATO Summit, Washington, 23-24 April 1999. 1137 Mise à jour depuis en 2006. 1138 Antonio MISSIROLI, Revisiting the European Security Strategy - beyond 2008, Bruxelles, EPC Policy Brief, April 2008. 1140 « Même à l'ère de la mondialisation, la géographie garde toute son importance. Il est dans l'intérêt de l'Europe que les pays situés à ses frontières soient bien gouvernés. Les voisins engagés dans des conflits violents, les États faibles où la criminalité organisée se répand, les sociétés défaillantes ou une croissance démographique explosive aux frontières de l'Europe constituent pour elle autant de problèmes » : Stratégie européenne de sécurité, 2003, op. cit. 1133 260 cadre de notre recherche, il est toutefois utile de voir comment les dimensions civiles de la PESD sont évoquées au fil de la SES. Cinq menaces principales La SES annonce l’avènement de menaces « plus variées, moins visibles et moins prévisibles ». C’est au fond la reconnaissance de la permanence du brouillard de la guerre… De fait, cinq menaces principales sont identifiées : - Le terrorisme ; La prolifération des armes de destruction massive ; Les conflits régionaux ; la déliquescence des Etats ; La criminalité organisée. Le danger principal réside en outre dans leur combinaison. En mettant ces menaces en rapport avec les principaux domaines d’action du volet civil de la PESD, il est possible d’avancer que les capacités de la GCC s’adressent plus directement à trois types de menaces : les conflits régionaux, les Etats en déliquescence et la criminalité organisée. Mais la gestion civile des crises vise aussi à répondre aux dangers de l’après 11 septembre. Les moyens de protection civile actionnés dans le cadre de la PESD devaient par exemple permettre originellement de faire face aux crises politico-humanitaires sur le modèle du Kosovo. Après 2001, les débats ont porté sur leur rôle en cas d’attaque terroriste NRBC. Enfin, l’UE cherche aujourd’hui à mieux répondre aux catastrophes ayant des implications sécuritaires. Elle tente ainsi de tirer les leçons des grands désastres récents (tous postérieurs à la SES de 2003) : tsunami dans l’Océan indien, tremblement de terre au Pakistan, Ouragan Katrina aux Etats-Unis, Cyclone en Birmanie (cf. Chapitres IV et V). Les grands objectifs stratégiques de l’UE et les actions à mener La SES énonce par ailleurs trois grands objectifs stratégiques pour l’Union: faire face aux menaces ; construire la sécurité dans le voisinage de l’UE1140; édifier un ordre international fondé sur un multilatéralisme efficace1141. La finalité première - faire face aux menaces - s’inscrit clairement dans une logique de « défense de l’avant ». Le document dit ainsi : « A l'ère de la mondialisation, les menaces lointaines peuvent être aussi préoccupantes que les plus proches (…) c'est à l'étranger que se 1141 « Notre sécurité et notre prospérité dépendent de plus en plus de l'existence d'un système multilatéral efficace ». La SES dit par ailleurs : « La qualité de la société internationale dépend de la qualité des gouvernements qui en sont les fondements. La meilleure protection pour notre sécurité est un monde fait d'États démocratiques bien gouvernés. Propager la bonne gouvernance, soutenir les réformes sociales et politiques, lutter contre la corruption et l'abus de pouvoir, instaurer l'État de droit et protéger les droits de l'homme : ce sont là les meilleurs moyens de renforcer l'ordre international », Ibid. 261 situera souvent la première ligne de défense ». Cette défense de l’avant semble cependant se faire plus sur le mode du containment que sur le mode du refoulement (roll-back). Insistant sur le caractère dynamique des nouvelles menaces, la SES précise aussi qu’aucune de celles-ci « n'est purement militaire et ne peut être contrée par des moyens purement militaires ». Il faut donc combiner plusieurs « moyens d'action ». Parmi ces moyens, la SES cite pêle-mêle : « le jeu de pressions politiques, économiques et autres » (pour la lutte contre la prolifération) ; « le recours au renseignement et à des moyens policiers, judiciaires, militaires et autres » (contre le terrorisme) ; les « instruments militaires [qui] peuvent être nécessaires pour rétablir l’ordre » et les « moyens humanitaires pour remédier à la crise dans l'immédiat » (dans les Etats en déliquescence). Le recours à des moyens militaires et l’utilité d’une « police efficace » sont évoqués par ailleurs pour appuyer la résolution politique des conflits régionaux, dans les phases de post-conflit notamment. On remarquera surtout que la GCC n’est citée explicitement qu’à une seule reprise : si la reconstruction doit mobiliser des instruments économiques, « la gestion civile des crises aide à restaurer un gouvernement civil ». La GCC européenne intervient-elle seulement dans le pilier politico-institutionnel des actions de relèvement ? Le renforcement de l’Etat englobe-t-il des activités transverses ? Comment s’articulent les moyens policiers, judiciaires « et autres » cités plus haut ? Le caractère imprécis de la formulation retenue dans la SES peut étonner. Il est de fait surtout révélateur du faible état d’avancement de la GCC avant le lancement du Plan d’action de 2004 … Si le Zweck principal est énoncé clairement (faire face aux menaces), le triptyque fins-voiesmoyens est plus difficile à déchiffrer. Pour finir, seule l’affirmation selon laquelle « l'Union européenne est particulièrement bien équipée pour répondre à des situations aux aspects aussi multiples » semble devoir être retenue. La SES insiste ensuite sur plusieurs points. Les Européens doivent se montrer tout d’abord « plus actifs », notamment en matière de gestion des crises et de prévention des conflits. Les actions au plan « militaire et civil » sont citées parmi de nombreux autres « instruments ». On notera au passage la nécessité de « développer une culture stratégique propre à favoriser des interventions en amont, rapides et, si nécessaire, robustes ». L’UE doit être capable de mener simultanément plusieurs opérations. Sa « valeur ajoutée particulière » pourra par ailleurs résider dans sa capacité à concevoir « des opérations faisant appel à des capacités tant militaires que civiles ». Ces opérations pourraient se faire notamment dans le cadre d’un engagement dit préventif 1142 . Pour les Européens, être plus actifs suppose par ailleurs de développer des « capacités renforcées ». Sur le plan militaire, cela nécessite de consacrer plus de ressources, de se doter de forces armées plus flexibles et plus mobiles tout en recherchant les mutualisations. Surtout, la SES rappelle que les interventions militaires sont généralement suivies d’un « chaos civil » : l’UE doit de ce fait « renforcer les capacités visant à mobiliser tous les moyens civils nécessaires dans les situations de crise et postérieures aux crises ». On pense naturellement aux capacités de la GCC bien que celles-ci ne soient pas évoquées expressément. Plus loin, le document fait allusion également aux autres avancées espérées en matière de diplomatie commune, de partage du renseignement... Sans citer les Tâches de Petersberg, la SES annonce 1142 Rappel : la première version de la SES (« Papier de SOLANA », Doc. 10881/03 du 25 juin 2003, op. cit.) utilisait l’adjectif « preemptif », ce qui a suscité de nombreuses critiques et interrogations sur la signification de la tournure « engagement préventif ». 262 par ailleurs leur élargissement aux opérations de désarmement, à l’aide aux pays tiers dans la lutte contre le terrorisme et à la réforme du secteur de la sécurité (aspects inclus depuis lors dans le Traité de Lisbonne, cf. Partie I). La SES insiste en outre sur l’indispensable cohérence d’ensemble, pour tendre vers un objectif unique : « (…) Nous avons créé un certain nombre d'instruments différents, dont chacun possède sa structure et sa justification propres. L'enjeu, aujourd'hui, consiste à regrouper les différents instruments et moyens ». Sont ainsi mentionnés les programmes d’aide au développement mais aussi « les capacités militaires et civiles des États membres et d'autres instruments ». Le document de 2003 souligne enfin la nécessité de coopérer avec les partenaires stratégiques et autres acteurs clés. La SES se conclut dès lors sur un ton volontairement optimiste : « Ce monde présente de nouveaux dangers, mais il offre également de nouvelles opportunités. L'Union européenne a le potentiel pour apporter une contribution majeure aussi bien pour lutter contre les menaces que pour tirer parti des opportunités qui se présenteront. Une Union européenne dynamique et dotée de capacités suffisantes aura du poids sur la scène mondiale. Elle contribuera ainsi à un système multilatéral efficace ouvrant la voie à un monde plus équitable, plus sûr et plus uni ». Que retenir de la SES pour la gestion civile des crises de l’UE ? La SES peut assurément être considérée comme le reflet de la volonté des Etats d’adopter toujours plus des « stratégies concertées »1143. Bien que substantiel, le document de 2003 n’est pas exhaustif et il semble difficile d’en déduire immédiatement des implications précises, en matière de stratégie générale militaire notamment. La SES doit de plus être replacée dans le contexte international et européen de son époque (on ne peut lui faire grief de ne pas faire allusion à des changements internationaux qui lui sont postérieurs). Que retenir cependant pour la GCC européenne ? Le premier point a trait au rôle des Etats membres : ceux sont eux qui fournissent les capacités civiles de la PESD. On notera aussi que la valeur ajoutée de l’UE résiderait dans la possibilité de monter des opérations revêtant des aspects à la fois civils et militaires, éventuellement « en amont », sur un mode d’engagement préventif. En définissant des finalités politiques ultimes, la SES donne surtout « l’esprit de la mission » à la GCC. La « lettre de la mission » semble quant à elle pouvoir se résumer dans la formule suivante : restaurer les structures étatiques défaillantes, en particulier dans les situations de postconflit. Cette tâche principale repose sur des considérations sécuritaires (cf. Chapitre VI). Enfin, la GCC doit s’inscrire dans une démarche globale, en étroite collaboration avec les autres acteurs de l’UE mais aussi, avec les partenaires internationaux. Le concept de « multilatéralisme efficace » n’est cependant pas l’horizon unique de la GCC dans sa dimension extérieure (cf. Chapitre VIII). 1143 Sur l’effort nécessaire de cohérence et de visibilité de l’UE, cf. Stocktaking Report on the implementation of measures to inscrease the efficiency coherence and visibility of EU external policies and future work, EU Council Presidency, Doc. 16419/06, Brussels, 8 December 2006 (op. cit.) ; Stocktaking report: measures to increase the effectiveness, coherence and visibility of the EU External policy, EU Council, Doc. 16467/07, Brussels, 12 December 2007. 263 Une nouvelle Stratégie européenne de sécurité ?1144 En l’état actuel, il n’est pas prévu de réécrire la SES. Fin 2007, le Conseil européen avait demandé d’en « examiner la mise en œuvre » pour proposer « des éléments qui permettront de l’améliorer et, au besoin, de la compléter »1145. L’empressement initial de la France et de la Suède à mettre le sujet sur l’agenda européen a été tempéré par la réticence de leurs partenaires. De nombreux Etats membres doutent en effet de l’utilité de rouvrir un tel dossier dans le contexte délicat de la ratification du Traité modificatif. Le résultat du référendum irlandais (juin 2008) semble leur donner raison. Le rapport de 16 pages adopté fin 20081146 n’apporte donc pas d’innovation majeure (insistance sur la sécurité énergétique et le changement climatique, références nouvelles à la « cybersécurité » et à la piraterie). Toutefois, une Europe « souveraine et autonome » peut-elle repousser la révision en profondeur de son analyse des enjeux sécuritaires pour la décennie à venir ? Doit-elle attendre que l’Alliance atlantique se dote elle-même d’un nouveau Concept stratégique1147 ? Une SES renouvelée ne devrait donc pas seulement inclure des thématiques désormais incontournables (sécurité environnementale, cybercriminalité et cyberterrorisme, etc.). Elle devrait aussi préciser la nature des relations avec l’OTAN sans omettre la politique spatiale, la dissuasion nucléaire... Cinq ans après le lancement des premières opérations européennes, une SES plus ambitieuse donnerait surtout à la PESD le socle qui lui fait défaut (les Traités existants et le Traité de Lisbonne n’ont aucune valeur doctrinale). C’est une condition indispensable pour espérer la rédaction d’un Livre blanc européen sur la sécurité et la défense1148. Tout comme l’intégration européenne dans son ensemble, la PESD est un processus dont on ne peut pas prédire l’issue (même si une défense commune est évoquée comme l’objectif ultime). Il serait néanmoins temps de revenir à plus de verticalité dans le cadre d’une véritable démarche stratégique. Celle-ci repose sur le triptyque fins-voies-moyens qui postule que les moyens découlent des fins et non l’inverse. Une SES refondue servirait ainsi de pierre angulaire pour progresser dans les différents chantiers civils et militaires de la PESD. En l’absence d’un tel document, réfléchir aux enjeux de la GCC européenne revient souvent à se perdre en conjectures. Il faut toutefois aller maintenant plus en avant dans la réflexion. 1144 Gerrard QUILLE, The Future of the European Security Strategy: Towards a White Book on European Defence, Workshop summary of the seminar held on 6 March 2008, Policy Department External policies, Brussels, European Parliament, Avril 2008 ; MISSIROLI, Revisiting the European Security Strategy, op. cit. 1145 Conclusions du Conseil européen, Bruxelles, 14 décembre 2007. Voir aussi La révision de la stratégie européenne de sécurité, Rapport C/2000, Assemblée europénne de sécurité et de défense (Assemblée de l’UEO), 54ème session, Paris, 6 mai 2008. 1146 Rapport sur la mise en oeuvre de la stratégie européenne de sécurité - assurer la sécurité dans un monde en mutation, op. cit. 1147 Cf. aussi le risque de dérive occidentaliste qui transparaît dans le rapport des cinq anciens Chefs d’Etat-major : Towards a Grand Strategy for an Uncertain World - Renewing Transatlantic Partnership, 2008, op. cit. (Chapitre VI). 1148 Voir aussi HOWORTH, The Future of the European Security Strategy: Towards a White Book on European Defence, 2008, op. cit. 264 Quel rôle pour la PESD et la GCC ? La nécessité d’adopter une démarche plus réflective Si la SES de 2003 trace de façon très générale les grandes lignes de la stratégie de l’UE, sur quels critères les moyens d’intervention de la PESD doivent-ils être engagés ? Pour le dire autrement, quels sont les critères et les conditions qui justifient l’emploi des capacités du second pilier plutôt que d’autres instruments ? Depuis 1999, la PESD s’est distinguée par la création ex nihilo d’une chaîne politico-militaire puis par le déploiement de nombreuses missions. L’UE a montré depuis son aptitude à mener des opérations délicates. Le dispositif PESD est désormais validé par l’expérience mais d’autres échéances plus difficiles se profilent déjà. La phase de l’expérimentation - même à grandeur réelle - semble ainsi avoir fait son temps. Pedro SERRANO1150 estime dès lors que l’Union a atteint un stade où elle doit « réfléchir de façon plus stratégique » au bénéfice apporté par la PESD dans son implication dans les affaires internationales: les grands principes sont certes utiles mais l’élément-clé devrait être à chaque fois l’identification claire des intérêts et des objectifs de l’Union. Les Etats membres devraient donc continuer leurs efforts capacitaires - car se sont eux qui fournissent pour l’essentiel les moyens - tandis que l’UE devrait continuer à développer des concepts, des méthodes et des procédures avec une vision d’ensemble. En effet, si les événements et les processus évoluent en permanence, il n’est pas interdit « d’user de la logique » pour les comprendre et les influencer. Il serait dès lors temps d’amorcer une seconde phase, « plus réflective »1152 pour la PESD, tant dans son volet militaire que dans son volet civil. Réfléchir en termes d’avantages comparatifs et de finalités stratégiques Pedro SERRANO rappelle ainsi que la PESD est un instrument avant tout politique (policy instrument). Certes, ses capacités peuvent être mobilisées en cas de catastrophes majeures mais l’objectif prioritaire de la PESD demeure la gestion des crises. Se pose donc aujourd’hui la question de la finalité des missions PESD et de leur apport/impact sur la PESC et, plus largement, sur les buts globaux de l’Union. Il s’agirait donc de réfléchir en terme d’avantages comparatifs et d’objectifs stratégiques. Selon SERRANO, une action PESD, civile ou militaire, n’est en tout cas utile que dans la mesure où elle renforce la stature internationale de l’UE1153. La fin ultime doit être d’assurer la sécurité des citoyens de l’Union. Trois points sont alors mis en exergue1154: Le premier est que l’UE n’est qu’un acteur parmi d’autres. D’autres enceintes sont parfois mieux placées pour intervenir, notamment lorsque les Etats membres y ont un rôle influent pouvant servir indirectement les intérêts de l’UE. Le second point est que la PESD n’est qu’un élément de la panoplie européenne d’intervention (cf. l’image de la boîte à outils, Chapitre VII): 1150 Pedro SERRANO, « A Strategic Approach to the European Security and Defense Policy », in Agnieszka NOWAK (Ed.), Civilian Crisis Management : the EU Way, Chaillot Paper, n°90, ISS-EU, Paris, 2006. Pedro SERRANO a dirigé la DG IX du Secrétariat du Conseil de 2005 à 2007. Actuellement en poste à New York, il est considéré comme un proche de Javier SOLANA. 1152 Ibid. p. 47. 1153 Ibid. pp. 46-47. 1154 Ibid. pp. 39-40. 265 les agents de la Commission, les RSUE (...) sont généralement présents sur le terrain avant et après les interventions placées sous l’égide de la PESD. Enfin, il faut prendre en compte que la PESD engage des ressources rares: personnel, équipements, moyens financiers... Le processus décisionnel conduisant au lancement d’une action PESD doit donc être mûrement réfléchi. Le risque serait en effet de disperser les moyens et de ne pas pouvoir répondre à une crise mettant en jeu des enjeux stratégiques majeurs pour l’Union et les Etats membres. Des critères d’engagement spécifiques pour la GCC En 2003, Renata DWAN1155 estimait déjà qu’il fallait mieux délimiter la place des missions de la GCC sur le spectre des moyens disponibles. Dans les faits, une stricte répartition des tâches demeure illusoire. Quels sont alors les facteurs à prendre en compte avant de décider le lancement d’une action civile PESD ? Le Plan d’action pour les aspects civils de la gestion de 20041156 souligne la nécessité d’identifier à chaque fois de façon claire les objectifs politiques de l’UE. En insistant sur les bénéfices d’une approche d’ensemble prenant en compte les causes structurelles de l’insécurité, Agnieska NOWAK estime pour sa part que les actions civiles PESD sont utiles dès qu’il faut envoyer un « message politique fort » en soutien à des processus de paix et/ou de démocratisation1157. L’ambiguïté de la formulation vise probablement à réconcilier les dilemmes de la GCC exposés dans le Chapitre V. On voit toutefois que cela n’est pas totalement satisfaisant. NOWAK rajoute néanmoins deux critères importants d’intervention : 1/ l’évaluation de la nature de la crise (liens historiques, politiques et économiques avec le pays concerné); 2/ les objectifs politiques de l’UE face à la situation considérée. Pedro SERRANO définit quant à lui sans ambages les grandes caractéristiques d’une action PESD civile ou militaire1158 : tout d’abord, l’existence d’une situation sécuritaire complexe; ensuite, un contrôle politique et une direction stratégique restant dans les mains du Conseil, avec délégation de pouvoirs au RSUE pour faire pression sur les acteurs locaux; enfin, la capacité à exercer des fonctions étatiques ou quasi-étatiques (au-delà des missions de conseil et de soutien), en usant au besoin de la contrainte (enforcement powers). Le mandat de toute mission/opération doit donc être « orienté vers le résultat ». Cela suppose une pleine mobilisation (political clout) des Etats membres et l’implication effective des acteurs locaux. On remarquera au passage que Pedro SERRANO estime que l’externalisation et le recours à des opérateurs privés ne sont pas adaptés. Cette méfiance implicite vis-à-vis des Compagnies privées de sécurité est certainement un signe distinctif de la GCC européenne sur lequel nous reviendrons (cf. Chapitre XI). SERRANO classifie par ailleurs les actions PESD en cinq grandes catégories (des combinaisons étant envisageables) dans une logique de coercition décroissante1159: 1155 DWAN, 2001, op. cit. pp. 8-9. Plan d’action pour les aspects civils de la gestion des crises, juin 2004, op. cit. 1157 NOWAK, op. cit. p. 37. 1158 SERRANO, op. cit. p. 41. 1159 Ibid. p. 42. 1156 266 - - - - Les missions (militaires) de stabilisation suivies ou accompagnées d’éléments d’observation ou d’une mission de police, de capacités DDR, etc. Les missions de substitution : secteur de la sécurité, justice et Etat de droit, administration civile. Une version allégée où l’élément international garderait des pouvoirs « correctifs » ou « d’intervention subsidiaire » est envisagée. Les missions de renforcement des capacités ou d’aide à la réforme : observation et surveillance, tutorat (mentoring), inspections (…) dans les domaines du secteur de la sécurité, de la justice et de l’Etat de droit, de l’administration civile mais, uniquement si ces activités ont un impact direct sur la situation sécuritaire. Grâce au principe de la « colocalisation », le Conseil de l’UE pourrait exercer une pression politique et garantir le rythme des réformes en lien avec les donateurs tiers. Les actions d’observation et de surveillance: supervision d’un accord, participation au règlement d’un conflit, vérification du respect des engagements (ex: AMM à Aceh et EUBAM Rafah). Le soutien à des organisations tierces de gestion des crises. L’UE peut ainsi choisir d’agir de façon autonome mais complémentaire ou fournir, au contraire, un élément qui s’insère dans un dispositif dirigé par une autre organisation. Dans ce dernier cas, une chaîne de commandement interne est conservée pour des raisons d’efficacité (ex : participation à l’opération AMIS de l’UA au Soudan). Pour définir les avantages comparatifs d’une intervention civile PESD, la question première est en tout cas de se demander si l’UE est réellement « la mieux placée ». Dans l’affirmative, les critères suivants doivent être pris en compte1160: - - Le besoin d’agir rapidement. L’UE dispose ainsi d’Unités de police intégrées mais aussi d’équipes civiles spécialisées (CRT). L’UE peut compter en outre sur des procédures éprouvées en matière de gestion des crises ; La nécessité de recourir à des spécialistes hautement qualifiés, le facteur qualitatif étant plus important que le quantitatif ; La capacité pour l’UE d’apporter un poids politique. Il s’agit dès lors d’agir là où l’influence de l’UE peut jouer à plein ; Enfin, lorsque qu’il y a la valeur ajoutée d’une intervention PESD coordonnée avec les autres acteurs civils et militaires de l’UE. La présence de l’UE en ARYM a représenté en ce sens un bon exemple, les différents outils et instruments européens ayant interagi de façon satisfaisante (grâce à l’existence de nombreuses passerelles). Il faudrait donc privilégier les actions à court ou à moyen terme, en situation de réaction rapide avec des capacités civiles mobiles, flexibles et très spécialisées. Il s’agirait à l’inverse d’éviter d’engager ces ressources limitées en nombre dans des missions statiques. Les interventions de longue durée ne devraient donc être envisagées que pour des régions où l’UE a des intérêts vitaux et où la situation peut avoir des impacts directs sur la sécurité européenne (ex: les Balkans et le Moyen-Orient). Comme pour toute action PESD, il s’agirait enfin de pouvoir déployer les capacités de la GCC dans une grande variété de situations, sous réserve de servir les intérêts de l’UE et d’oeuvrer, in fine, pour la sécurité des citoyens européens. En ce sens, l’ancien chef de la DG IX souligne l’importance de définir des mandats clairs, réalistes et réalisables dans des délais raisonnables1161. 1160 1161 Ibid. p. 44. SERRANO, op. cit., pp. 45-46. 267 Primauté des fins sur les moyens Les éléments présentés plus haut sont assurément utiles pour une meilleure compréhension de la GCC européenne. La SES de 2003 a tracé les grandes perspectives. Nous avons par ailleurs identifié des critères tangibles pour guider le choix des « moyens ». Plus largement, les réflexions du praticien SERRANO donnent un éclairage original sur l’état d’esprit qui anime les stratèges-artisans du volet civil de la PESD : la GCC européenne n’est pas une fin en soi. Comme la PESD tout entière, elle n’est qu’un outil au service d’une politique et, ultimement, de la sécurité des citoyens. Nicole GNESOTTO estime d’ailleurs qu’il n’est pas utile de « réinventer la roue »1162 en matière de PESD puisque les besoins sont finalement bien connus. La priorité devrait être en revanche donnée à la PESC car c’est la politique étrangère qui donne sa signification aux opérations européennes. L’envoi de soldats ou de policiers ne devrait donc pas seulement illustrer la « bonne volonté » des Européens à participer aux efforts internationaux en matière de paix et de sécurité. La PESD devrait agir au contraire comme un levier pour accroître l’influence de l’UE dans les solutions diplomatiques de résolution des crises. Ce serait d’ailleurs le souhait des citoyens européens : à quoi bon dépenser des millions d’Euros dans des missions à haut risque si le poids de l’UE n’en sort pas renforcé ? La PESD ne prend donc son sens qu’en tant que moyen permettant de renforcer une vision de l’Europe (cf. Chapitre VI). La GCC : instrument aussi de la puissance d’influence des Etats Nicole GNESOTTO1163 rappelle en outre le rôle crucial des Etats membres. L’Union ne saurait en effet reposer sur des Etats délégitimés : ce n’est que parce que les Etats-Nations cherchent à être respectés et efficaces dans le monde que l’Union peut être elle-même mieux reconnue. Laurent DUREY1164 a montré par ailleurs l’avantage qu’auraient les Etats à s’impliquer véritablement dans la gestion civile des crises pour « tirer un meilleur parti global d’une contribution au déploiement militaire ». Pour ce haut-fonctionnaire français, la diplomatie et l’aide au développement classiques ne suffisent plus: il faut désormais être capable d’intervenir plus directement pour renforcer les Etats en faillite ou en transition. Pour une puissance comme la France, ce serait même indispensable pour espérer continuer à peser et rayonner car « c’est dans l’aptitude à participer au déploiement d’un continuum articulé de capacités civilo-militaires que se jugera dans l’avenir le potentiel d’influence d’un Etat dans la solution des crises ». Laurent DUREY ajoute : « C’est la recherche d’une capacité de peser par une contribution à un dispositif multilatéral qui sera, de plus en plus, l’aune à laquelle se mesurera l’influence des Etats »1165. Pour résumer, le primat du politique, la défense des intérêts partagés mais surtout, les finalités sécuritaires relient clairement le volet civil de la PESD aux enjeux de la stratégie de sécurité et de défense. Il semble dès lors intéressant de voir maintenant comment la GCC est abordée à 1162 Nicole GNESOTTO, « Why EU Strategy is relevant today », March 2007, op. cit. Ibid. 1164 Laurent DUREY, « La gestion civile des crises : quelques leçons de l’implication française en Côte d’Ivoire », Questions internationales, n°23, 2007, pp. 106-107. 1165 Ibid. pp. 106-107. 1163 268 l’échelon immédiatement inférieur du raisonnement stratégique, c’est-à-dire au niveau de la stratégie générale militaire. La gestion civile des crises et la Transformation des forces armées européennes Analyser la GCC au niveau militaro-stratégique n’est pas une tâche aisée. Une première raison est la difficulté à identifier ce qui relève de la stratégie générale militaire de l’Union. On notera ainsi l’absence d’un Livre blanc de la sécurité et de la défense européenne ou d’un document équivalent (Strategic Defence Review1166, Revue quadriennale de défense, etc.) qui prolongerait utilement la SES. De la même façon, il n’existe pas de Concept d’emploi des forces à l’échelle de l’UE d’où pourrait découler une doctrine militaire proprement européenne1167. Malgré les Objectifs globaux (Helsinki, 2008, 2010) et malgré l’existence d’une documentation toujours plus étoffée (ex : le concept pour les Groupements tactiques), l’édifice doctrinal de la PESD reste modeste. Ce dernier demeure en effet soumis pour l’essentiel au dogme de l’interopérabilité avec l’OTAN, ce qui limite les possibilités d’imagination créatrice (cf. le Chapitre XII sur la stratégie opérationnelle). La deuxième difficulté tient à la gestion civile des crises elle-même : comment concevoir des capacités « non militaires » dans une chaîne opérationnelle objectivement dominée par les militaires ? Comment élaborer un vocabulaire adapté ? Comment dépasser en outre l’impression de dispersion entre les différents domaines de la GCC ? Ainsi, s’il y a effectivement des documents doctrinaux sectoriels (pour la police, l’Etat de droit, l’administration…), il reste à définir les grandes lignes d’un hypothétique Concept d’emploi pour le volet civil de la PESD. Pour répondre à ces interrogations, il importe de rappeler tout d’abord ce que recouvre la stratégie générale militaire. Il convient ensuite de présenter les questions soulevées par la thèse du Général Rupert SMITH sur l’avènement de « la guerre au milieu des populations ». Quelles conclusions tirer pour les grandes orientations militaro-stratégiques de l’UE ? Enfin, il faut faire une lecture critique du travail prospectif amorcé par l’Agence Européenne de Défense (AED) pour préparer la PESD aux enjeux sécuritaires à l’horizon 2025. Les réflexions de l’AED sontelles de nature à dynamiser les synergies civilo-militaires de la PESD ? Sont-elles au contraire trop déconnectées de la GCC telle qu’elle existe actuellement ? La stratégie générale militaire Composante majeure de la stratégie d’un Etat, la stratégie générale militaire repose sur les principes d’autonomie de décision et de suffisance même si certains pays peuvent faire le choix délibéré de confier tout ou partie de leur défense à une puissance tierce. Par extension, on parlera aussi de la stratégie générale militaire d’une alliance ou d’une organisation internationale de sécurité (l’OTAN fournissant un excellent exemple). 1166 Voir par exemple : Strategic Defence Review, UK MOD, 1998. En matière d’emploi des forces, la pensée militaire distingue généralement le concept (le pourquoi) de la doctrine (le comment). Cette différenciation est moins claire dans les armées anglo-saxonnes. Cf. Chapitre XII. 1167 269 La stratégie générale militaire renvoie concrètement au Concept d’emploi des forces qui traite de « la conception, la mise sur pied, l’organisation et la mise en œuvre des moyens militaires en vue d’atteindre les objectifs définis par le projet politique national (ou multinational) dans le cadre d’une stratégie d’ensemble ». Une fois encore, la pensée du Général POIRIER fournit des éléments pertinents pour approfondir la réflexion : la stratégie militaire ne peut évidemment se concevoir que par rapport à la stratégie globale conduite à l’échelon supérieur. Découlant de l’analyse du rapport finsmoyens, elle permet de définir les principales classes de forces et les systèmes d’armes mais aussi, les conditions et les modalités de leur emploi en vue des engagements futurs (dont il faut imaginer les formes prévisibles). La construction d’un « outil stratégique » repose sur des présupposés, des modèles, des paradigmes et des « schèmes intellectuels » qui s’enracinent indéniablement dans une culture stratégique1168. Il s’agit donc « de codifier et d’institutionnaliser l’agir collectif et son esprit en définissant une doctrine stratégique puis une doctrine militaire reposant sur un langage commun, des corps de notions, de concepts, de principes, de règles et de normes » 1169. Pour l’épistémologue de la stratégie, les grandes orientations politiques et les principes directeurs de la stratégie générale militaire doivent être conçus au plus haut niveau car « la pensée régalienne et législatrice (…) ne peut se constituer qu’au sommet du système politicomilitaire, au niveau de l’instance politique et de ses conseils civils et militaires ». Cependant, la pensée stratégique ne se réduit pas aux instances dirigeantes1170. En effet, chaque exécutant est un décideur à son propre niveau. En outre, les décideurs sont influencés par la somme de petites décisions prises sous l’influence de multiples organismes qui participent à « l’atomisation de la pensée de l’agir » : think tanks, états-majors, lobbies industriels... Le système politico-militaire qui conçoit et oriente la stratégie générale militaire présente donc une structure « multipolaire, hiérarchisée et maillée », ce qui rend à l’évidence plus complexe son analyse. Ce qui est vrai à l’échelle d’un Etat se vérifie assurément lorsque l’on cherche à étudier la stratégie générale militaire - et de sécurité - de l’UE. La stratégie générale militaire se décompose par ailleurs en deux sous-catégories principales : la stratégie des moyens et la stratégie opérationnelle (cf. Chapitres XI et XII). Dans un souci d’exactitude, il faut cependant mentionner également deux sous-catégories supplémentaires, à savoir la stratégie de déploiement et la stratégie d’influence. La première renvoie au stationnement et au prépositionnement des forces mais aussi, aux plans de montée en puissance et de projection, enfin, aux capacités de transport et de projection. C’est par exemple tout le travail fait par l’UE pour doter la PESD de moyens de transport stratégique inter-théâtres (dimensions aérienne et maritime de la PESD). Au niveau de la GCC, on citera la création de réservoirs d’experts civils et les accords visant à autoriser l’emploi de moyens militaires pour transporter des capacités de protection civile dans le cas d’une intervention sous l’égide de la PESD. La stratégie de déploiement inclut de la même façon les réflexions pour doter la GCC de bases logistiques permanentes, à l’instar de la base des Nations Unies à Brindisi (Italie). La stratégie d’influence vise pour sa part à crédibiliser les forces nationales face aux autres armées et notamment, face aux partenaires et aux alliés. Nous avons ainsi déjà montré plus haut 1168 POIRIER, La nouvelle alliance, op. cit. Ibid. 1170 Lucien POIRIER, Sociologie de la pensée militaire : http:///gustave.club.fr/penser_strategiquement2.htm (site consulté le 07 juin 2007). 1169 270 comment les Etats membres de l’UE peuvent considérer les différents domaines sectoriels de la GCC comme autant de moyens pour promouvoir leur savoir-faire et assurer leur leadership : en matière de gendarmerie, au travers du modèle d’administration publique…1171. Au niveau européen, on rappellera enfin comment l’UE utilise la GCC pour se positionner sur le « marché » de la sécurité internationale. Le paradigme de la « guerre au milieu des populations » Après ces généralités concernant le niveau militaro-stratégique, il convient d’étudier maintenant les principes sous-jacents qui guident la Transformation des armées européennes et, a fortiori la PESD. L’évolution rapide du contexte sécuritaire international ne facilite pas la tâche de ceux qui ont la responsabilité de concevoir la stratégie générale militaire. Il faut souligner en tout cas l’influence en Europe de la thèse radicale du Général britannique Rupert SMITH1172 sur la « futilité de la force » et l’avènement d’un nouveau paradigme de la « guerre au milieu des populations » (wars amongst people). Penseur militaire iconoclaste, Rupert SMITH s’inscrit en effet en faux avec le processus de Transformation des forces armées tel qu’il est conduit depuis les années 1990. Comme sa grande sœur, la Révolution des Affaires Militaires (RMA), la Transformation repose-t-elle sur une vision erronée du phénomène guerrier contemporain ? Le premier mérite du général-théoricien est tout d’abord de réhabiliter la notion de guerre : non la guerre n’est pas morte et il convient de s’y préparer. Mais l’idée-force de Rupert SMITH bouscule surtout la pensée unique militaire : l’ère n’est plus aux guerres industrielles. Or, les armées occidentales restent prisonnières des vieux schémas hérités des Guerres Mondiales et de la Guerre froide. En continuant à miser sur les armements lourds et sur la victoire militaire rapide, elles se prépareraient aux guerres du siècle dernier au lieu de prendre en compte la nouvelle réalité : les populations sont devenues tout à la fois le milieu des engagements et leur objet. Se référant explicitement à la thèse son homologue britannique, le Général français Vincent DESPORTES1173 annonce pour sa part des conflits longs, complexes et éminemment politiques1174. L’enjeu n’est plus d’anéantir l’ennemi lors d’une bataille décisive. Il s’agit au contraire de « rallier » la population, ou, plus exactement, la grande masse des indécis dans des actions de contact combinant - dans la durée - la coercition et la persuasion. Du fait de la loi de l’action réciproque et de la loi du contournement, les conflits asymétriques continueront à désavantager les armées qui occupent le terrain sans le contrôler1175 et qui sous-estiment la capacité de l’adversaire à imposer ses propres règles « hors normes ». Or, c’est précisément 1171 DURAY, op. cit. Rupert SMITH, L'Utilité de la Force : L'Art de la Guerre Aujourd'hui, Paris, Economica, 2007. Rupert SMITH a excercé de nombreuses responsabilités opérationnelles dans les années 1990, y compris comme DSACEUR. 1173 Vincent DESPORTES, Penser autrement - La guerre probable, Paris, Economica, 2007. 1174 On pense aussi aux travaux annonçant le « retour du guerrier » : Martin VAN CREVELD, The Transformation of War, New York, The free Press, 1991. Voir aussi Robert KAPLAN, La stratégie du guerrier – De l’éthique païenne dans l’art de gouverner, Paris, Bayard, 2003. 1175 En outre, la majorité des interventions devrait se faire à l’avenir en milieu urbain. 1172 271 l’action « hors limite » qui devient la règle et une « surprise stratégique » est toujours à craindre : les attaques du 11 septembre fournissent un très bon exemple en la matière1176. Il faudrait donc « penser autrement » pour « redonner son utilité à la force ». En effet, la force n’est utile que si elle se traduit en efficacité politique en « administrant de la puissance »1177. On retrouve ici la persistance du binôme fins-moyens et le primat du politique : la victoire n’est pas une fin en soi et il faut toujours se préoccuper de la paix qui suivra1178. C’est ce que traduit la notion d’état final recherché (EFR) dans les opérations de stabilisation contemporaines. La guerre au milieu des populations trouve en effet sa résonance principale dans le concept - à la mode - de stabilisation. La stabilisation est l’une des trois phases du continuum interventionstabilisation-normalisation. Mais elle est surtout une fonction stratégique à part entière, dans le sens où le succès ou l’échec de cette étape cruciale influe directement sur l’ensemble des actions entreprises1179. Pour Rupert SMITH et, à un degré moindre, Vincent DESPORTES, ces évolutions majeures supposent un changement des mentalités et des structures. Il faudrait réorienter d’urgence les principes directeurs de la stratégie générale militaire des Etats occidentaux. Cela suppose de mieux lier la « sécurité » et la « défense » mais sans les confondre. De façon générale, il faudrait viser la convergence des moyens et des actions en misant sur la polyvalence des forces et non leur hyperspécialisation. Dans la « guerre des trois blocs » (cf. Chapitre XII), il faut surtout des soldats capables d’agir selon un continuum non linéaire où les postures sont réversibles en permanence. En effet, il n’y a plus des actions de « coercition » d’une part et des actions de « maîtrise de la violence » d’autre part. Les deux modes d’action sont liés. Le paradigme de la guerre au milieu des populations interroge donc le nouvel équilibre capacitaire à réaliser entre les forces conçues pour le combat technologique de haute intensité et les forces dites de stabilisation (dont les capacités civiles de « stabilisation & reconstruction » sont d’une certaine façon les dérivées). L’idée selon laquelle « qui peut le plus peut le moins » est à relire de façon différente. Le débat est dès lors de savoir s’il faut renoncer ou non au modèle d’armées duales. L’ancien Chef d’Etat-major de l’Armée de Terre française préférait pour sa part rester prudent car le défi est double : « Conserver des capacités de guerre conventionnelle à un niveau strictement suffisant et adapter notre outil de combat à l’autre guerre, la plus probable, celle qui se conduit au milieu des populations » 1180. Cela influe aussi sur les choix à porter entre les différentes armées (terre, air, mer, voire gendarmerie) mais aussi entre les armes (ex : infanterie versus artillerie) et les systèmes d’armes (ex : char versus hélicoptère, avion de combat versus drone de surveillance). Enfin, cela suppose de mieux prendre en compte les dimensions non militaires dans le cadre de stratégies interministérielles et interagences. C’est ici que l’on retrouve la valeur ajoutée de l’Union européenne et sa gestion civile des crises. 1176 DESPORTES, La guerre probable, op. cit. Ibid. 1178 LIDDELL HART, op. cit. 1179 DESPORTES, Penser autrement, op. cit. 1180 Préface du Général Bruno CUCHE in Rupert SMITH, Rupert, op. cit. Le Général CUCHE fut Chef d’état-major de l’Armée de terre en France de 2006 à 2008. 1177 272 Impact dans l’UE et implications pour le volet civil de la PESD Il est trop tôt pour évaluer l’impact concret de la thèse du Général SMITH sur les armées européennes. Ses idées font cependant débat, notamment en France et au Royaume-Uni, deux nations dont on connaît l’influence sur l’avenir de la PESD. Rupert SMITH se réfère en tout cas explicitement à l’Union européenne qui présente selon lui un grand potentiel en construisant un appareil civilo-militaire capable de proposer un nouveau modèle mieux adapté aux nouvelles conflictualités. Pour SMITH, la PESD offre effectivement une « page blanche » opportune tandis que l’OTAN reste prisonnière des lourdes structures du passé1181. Sur le fond, il y a en tout cas une parenté évidente entre la pensée de Rupert SMITH et celle de Robert COOPER. Ce dernier a d’ailleurs consacré un article laudateur à l’ouvrage de son compatriote1182. Citant aussi CLAUSEWITZ et sa conception trinitaire de la guerre, COOPER insiste ainsi sur la nécessité de disposer de forces adaptées aux nouvelles tâches1183. Celles-ci doivent pouvoir appliquer la contrainte au bon endroit et au bon moment, avec le degré nécessaire. Cela suppose également de mieux connaître (et comprendre) l’adversaire en recourant à des éléments de police, à des linguistes, à des spécialistes des médias... Il faut noter enfin la présence remarquée de Javier SOLANA lors de la présentation officielle du livre de Rupert SMITH et la façon claire dont le SG/HR pour la PESC a souscrit aux idées qui y sont développées1184. Plus généralement, on retiendra que le nouveau paradigme de la guerre au milieu des populations a reçu un écho non négligeable dans les cercles militaires européens. Ce paradigme fournit de plus un cadre intéressant pour réfléchir à la place dévolue aux moyens non militaires d’intervention, catégorie dans laquelle on peut ranger les capacités européennes de GCC. Pourtant, au-delà du discours, comment ces capacités sont-elles réellement prises en compte dans la stratégie générale militaire des Etats et de l’UE ? Quels enjeux pour l’UE au niveau militaro-stratégique ? La faible lisibilité de la stratégie générale militaire de l’Union tient à plusieurs raisons déjà évoquées à de multiples reprises : quelle est la finalité ultime de la PESD : la gestion des crises ou une défense commune intégrée et autonome ? Comment dépasser l’approche du plus petit dénominateur commun ? Comment établir une relation équilibrée avec l’OTAN (cf. Chapitre VIII) ? 1181 Rupert Smith, Solana et la futilité de la force, article en ligne sur www.dedefensa.org, site consulté le 22 janvier 2006. 1182 Robert COOPER, « The Utility of Force by General Sir Rupert Smith », The Sunday Times, 18 September 2005. 1183 Citant Mme RICE qui avait affirmé que la 82° Airborne n’avait pas pour vocation de conduire les enfants au Kindergarten, COOPER s’interroge avec SMITH sur la nécessité d’adapter les moyens aux nouvelles missions et non l’inverse. 1184 Présentation le 19 janvier 2006 dans le cadre du SDA (Security & Defence Agenda). Javier SOLANA, Robert COOPER et Rupert SMITH sont tous les trois membres de cet organisme bruxellois influent où sont débattues informellement de nombreuses questions liées à la sécurité transatlantique et européenne. Le SDA montre aussi que la constitution de communautés épistémiques suppose aussi l’existence de des structures de rencontre privilégiées. Cf. Rupert Smith, Solana et la futilité de la force, op. cit. 273 Dans une conférence sur les buts et les ambitions de la PESD, Robert COOPER soulignait la difficulté de l’entreprise : l’Europe est un moyen mais aussi une fin. Pour comprendre la PESD, il faut saisir la particularité de l’Union elle-même. Citant MACHIAVEL, COOPER rappelle ainsi que ce sont les bonnes lois et les bonnes armées qui fondent la souveraineté étatique. Or, l’Union européenne n’est pas un Etat. Elle promulgue des lois mais ses forces armées restent dans les mains des pays membres. Elle n’est pas non plus une alliance de défense collective tout en étant plus qu’une alliance : avec son marché unique, sa monnaie et sa politique commerciale communes, elle affiche en outre la volonté de développer une politique étrangère. La PESC et la PESD ne sont donc pas uniquement des instruments pour servir les intérêts de l’UE : elles sont développées également pour « créer un intérêt européen ». Dès lors, une Europe forte doit pouvoir disposer d’une « dimension sécuritaire » qui puisse tout autant générer de la politique qu’exécuter des décisions de nature politique1185. Sur un plan plus concret, la PESD est en tout cas « construite » au travers des processus liés aux différents Objectifs globaux1186. Nous avons déjà insisté sur le décalage entre les deux volets civils et militaires et sur le « rattrapage » qui semble se faire depuis 2004-2005. Nous avons montré aussi comment ce rattrapage résulte de la convergence de plusieurs tendances : - le soutien de l’Allemagne et d’autres pays favorables depuis le début au développement de la dimension civile de la PESD (Suède, Finlande) ; - un intérêt de plus en plus grand de la France pour la GCC dans ses différentes composantes1187 ; - la volonté britannique de faire de l’Union européenne le cadre privilégié pour développer des capacités civiles en complémentarité avec l’OTAN1188 ; - enfin, l’absence de « menace » pour la souveraineté des Etats car l’intergouvernementalisme reste la règle en matière de GCC. A défaut d’un Objectif global civilo-militaire unique, on notera aussi le choix symbolique de synchroniser le nouvel Objectif civil global sur son équivalent militaire. L’année 2010 est donc devenue un horizon commun pour les deux processus alors que fin 2007, l’UE envisageait encore de relancer la GCC sur la période 2008-2012. Un plan s’étalant sur cinq années aurait été plus réaliste mais l’affichage de la cohérence entre les deux volets de la PESD semble avoir pris le pas. Se posent néanmoins plusieurs questions auxquelles il est difficile de répondre en l’état. La première est la question de l’équilibre optimal à trouver entre les volets civil et militaire (et son corollaire : la répartition des ressources financières). Le paradigme de la guerre au sein de populations a le mérite de souligner l’importance des dimensions non militaires. Apporter - à Vingt-sept - une réponse concrète sur le plan quantitatif et qualitatif est en revanche beaucoup plus difficile. 1185 ESDP Goals and Ambitions , Remarks to USEU-POLMIL Conference by Robert COOPER, 12 October 2005, op. cit. 1186 Rappel : Objectif global d’Helsinki et Objectif global 2010 sur le plan militaire ; Objectifs civils globaux 2008 et 2010 pour la GCC. 1187 Le Livre Blanc français de juin 2008 reste cependant discret sur la thématique : Défense et sécurité nationale Livre Blanc, Paris, Odile Jacob, 2008. Voir notamment pp. 216-218. 1188 La stratégie nationale de sécurité britannique de 2008 ne donne cependant aucune indication sur le sujet : The National Security Strategy of the United Kingdom - Security in an Interdependant World, Cabinet of the Prime Minister, Crown, Nordwich, March 2008. 274 La seconde question est celle du « partage du fardeau » entre les Etats membres. Bien que chaque gouvernement reste libre d’engager concrètement des moyens dans une opération PESD, est-il concevable de laisser certains pays investir le moins possible dans le volet militaire tout en participant activement aux missions civiles (et/ou aux opérations militaires de l’OTAN) ? Peuton à l’inverse imaginer une répartition harmonieuse des tâches mais aussi, des risques et des coûts ? La troisième question est enfin celle de division du travail au sein même du volet civil de la PESD : faut-il là aussi s’assurer de la participation suffisante de tous les Etats sur l’ensemble du spectre de la GCC ? Faut-il au contraire privilégier une logique de niches en jouant sur le savoir-faire et les avantages comparatifs des différentes nations européennes dans tel ou tel domaine sectoriel ? Ces dilemmes croisés montrent que la stratégie générale militaire de l’Union est encore en cours de définition. Les premiers Objectifs globaux ont été à l’évidence volontaristes : comment faire autrement alors que l’UE partait de rien ? Puis, le principe de réalité aidant, les ambitions ont été revues à la baisse, les fins semblant parfois adaptées aux moyens plutôt que les moyens aux fins… Est-ce à dire que les Etats impliqués dans la PESD ont renoncé à se préparer aux engagements conflictuels de demain ? Assurément pas si l’on considère les travaux conduits par l’Agence européenne de défense (AED) pour anticiper les menaces futures à l’horizon 2025. Le Projet LTV : horizon 2025 Il convient de s’intéresser en effet à un rapport publié fin 2006 par l’AED dans le cadre d’un projet dit LTV Project (Long Term vision)1189. Ce rapport semble curieusement être passé inaperçu même si sa partie la plus politique a fait l’objet d’une publication grand public par l’IES-UE1190. Le rapport de l’AED est en tout cas très utile pour comprendre comment les acteurs du volet militaire entrevoient les grands enjeux de la PESD sur le plan militarostratégique. Le projet LTV ambitionne de définir les besoins en matière de PESD en 2025, avec l’idée de préparer l’avenir plus que de le prévoir1191. Une réflexion prospective est en effet indispensable pour porter des choix en termes de capacités et d’équipements à courte, moyenne et à longue échéance. De façon très intéressante, le rapport de l’AED présente tout d’abord le futur contexte international et ses implications en matière de sécurité1192. Dans un monde plus diversifié, plus interdépendant et marqué par des inégalités croissantes, l’Europe devrait rester une région relativement prospère même si sa prééminence déclinera sur les plans démographique et économique. L’UE sera en revanche entourée de régions plus instables d’où la nécessité de gérer sa périphérie. Tensions, pression migratoire et dépendance énergétique créeront une certaine anxiété. Les sociétés européennes seront cependant de plus en plus réticentes à cautionner des interventions extérieures impliquant l’usage de la force et le risque de pertes 1189 An Initial Long-term Vision (LTV) for European Defence Capability and Capacity Needs, European Defense Agency, 2 October 2006. 1190 GNESOTTO and GREVI, The New Global Puzzle, op. cit. 1191 The future of ESDP, Seminar Report, ISS-EU, Paris, 6 February 2006, op. cit. 1192 C’est cette partie du rapport qui est développée dans l’ouvrage de l’IES-UE, op. cit. 275 humaines. En outre, on assistera à la poursuite de l’érosion entre « l’interne » et « l’externe », entre la « sécurité » et la « défense ». Les conséquences attendues sont multiples1193. La défense au sens traditionnel du terme ne représentera donc qu’un des aspects de la sécurité telle que perçue par les citoyens. On assistera dès lors à une inclinaison vers les dépenses de sécurité plus que vers les dépenses de défense tandis que l’interaction entre les champs politique, militaire et médiatique (« effet CNN ») sera toujours plus marquée. En matière d’intervention extérieure, l’emploi de la force armée sera dès lors de plus en plus contraint par des considérations politiques, juridiques et éthiques (respect du droit international…) d’où des règles d’engagement plus complexes et l’exigence d’une plus grande transparence. Le rapport de l’AED présente alors des considérations qui s’inscrivent dans la réflexion sur la Transformation des forces armées à l’ère de la révolution technologique, de l’information et de la connaissance. Le développement de capacités réseau-centrées (concept NEC ou Network Enabled Capability) est ainsi considéré comme fondamental1194 même si ce concept de la guerre moderne soulève des défis particuliers au regard de la nature civilo-militaire de la PESD: « A more characteristically European approach may need to be developed, different in ambition and character (for example, with a stronger emphasis on civil-military interoperability, and on the tactical level), albeit nested within NATO conceptual frameworks and standards »1195. Il faut en tout cas remarquer que le CivCom a expressément demandé à être mieux impliqué dans ces débats qui demeurent largement dominés par les militaires1196. De façon générale, le rôle du soldat sera de plus en plus de soutenir l’action diplomatique pour la prévention, la gestion et la résolution des crises. Il devra donc s’adapter car la force jouera un rôle différent, la guerre et la politique n’étant plus considérées de façon séquentielle. Les implications concrètes pour la PESD sont que les opérations de demain seront expéditionnaires et multinationales tout en « mixant » des instruments toujours plus diversifiés1197. Désormais, le but sera d’obtenir la sécurité et la stabilité plus que la victoire. La maîtrise de l’information et l’exploitation de la connaissance deviendront des facteurs déterminants : « infodominance », « cyberespace », guerre des idées1198. De plus, le principe d’asymétrie, bien connu des stratèges ne sera plus utilisé à des seules fins tactiques mais également dans les objectifs et dans les valeurs. L’outil militaire ne sera donc qu’un moyen parmi d’autres : 1193 An Initial Long-term Vision (LTV), Rapport de l’AED, op. cit. pp. 9-12. Voir pour plus de détail EDA Network Enabled Capabilities (NEC) Seminar Programme, EDA, Brussels, 25 April 2006 (www.eda.europa.eu/genericitem.aspx?area=organisation&id=149). 1195 Rapport de l’AED, op. cit. pp. 20-21 1196 CivCom advice on the draft document « Civil-Military Co-ordination (CMCO) : Possible solutions for the management of EU Crisis Management Operations – Improving information sharing in support of EU crisis management operations », CivCom, Doc. 14636/06, Brussels, 30 October 2006 (op. cit.). 1197 Rapport de l’AED, op. cit. pp. 13-15 1198 Pour l’UE, la notion d’exploitation de la connaissance doit être comprise au sens large : « It embraces the horizon scanning and assessment functions that will enable us to identify and monitor gathering clouds, and to take properlyinformed decisions about the risk-versus-opportunity balance of possible interventions. It also encompasses cultural awareness, to allow a proper understanding of the mindsets and motivations of actors in the theatre, and to facilitate effective engagement with them. And it includes situational awareness in the conduct of operations, from the operational headquarters to the street corner, as key to good decisiontaking and the safety and effectiveness of deployed forces » ; Ibid. p. 20. Voir aussi le Livre Blanc français (op. cit) qui élève la connaissance et l’anticipation au rang de fonction stratégique. 1194 276 « Interventions will be based on common objectives among Member States, thus sending a message of a shared EU commitment to resolve the crisis. Therefore, deployment of forces needs to be based on the principle of wide multi-nationality. Furthermore, the EU will increasingly utilise a comprehensive approach combining its hard and soft power instruments and coordinating civilian, military, governmental and non-governmental bodies to collectively achieve the necessary political effects » 1199. Le document préparé par l’AED insiste aussi sur l’importance de la promotion des droits de l’homme, de l’Etat de droit, de la réforme du secteur de la sécurité, de la bonne gouvernance et de la lutte contre le crime organisé: « It is unlikely that EU Member States’ forces undertaking a crisis management operation will be denied military success - but we may be denied overall mission achievement because we have failed to understand and plan adequately in this complex environment, or bring other crisis management instruments effectively to bear » 1200. Les maîtres-mots seront dès lors : la synergie ; l’agilité (réaction rapide, flexibilité, capacité à s’adapter et à se reconfigurer) ; la sélectivité (choix parmi un grand spectre de moyens, être informé et faire les bons choix à toutes les étapes) ; la capacité à durer (soutien logistique, y compris sur de grandes élongations, rotations des unités et du personnel, constitution de réserves). L’UE doit ainsi suivre deux approches complémentaires : tirer les leçons de l’expérience tout en cherchant en permanence à s’adapter grâce au développement de nouveaux avantages comparatifs aux différents niveaux et sur tout le spectre des missions. Ce rapport apporte évidemment des éléments pertinents mais on peut également procéder à une lecture critique. Le Projet LTV s’affranchit-il vraiment de la pensée unique militaire dénoncée par le Général SMITH ? L’AED arrivera-t-elle à concevoir une vision proprement européenne, distincte de la vision techniciste et des grands concepts mis à la mode par les Etats-Unis ? Certes, le rapport évoque le concept NEC (Network Enabled Capability, op. cit.) qui a été adopté par l’UE sur le modèle développé par l’Armée britannique. Le concept NEC se veut une version « adaptée » de la guerre réseau-centrée américaine (NCW) mais sans que l’on comprenne précisément ce qui en ferait un concept européen distinct. Une meilleure intégration des capacités civiles semble en être la marque mais comment les capacités de GCC seraientelles concrètement prises en compte ? Si la PESD s’engage sur la voie d’une authentique synergie civilo-militaire, arrivera-t-elle à échapper au « piège réseau-centré » dénoncé par Sami MAKKI1201 ? Le rapport de l’AED apporte à ce stade plus d’interrogations que de réponses. Conclusion L’Union européenne a du mal à « penser stratégiquement ». Beaucoup d’initiatives ont eu lieu « du bas vers le haut », selon des calendriers distincts et dans des cadres variés : SG/HR, IESUE, AED… Il en résulte une impression générale de dispersion et de confusion. Depuis fin 2003, la Stratégie européenne de sécurité a permis pourtant d’amorcer une logique inverse, « plus réflective ». La rénovation annoncée de la SES devrait également permettre de mieux dessiner les contours des objectifs politico-stratégiques et militaro-stratégiques de l’Union. 1199 Rapport de l’AED, op. cit. p. 13. Ibid. pp. 13-14. 1201 Sami MAKKI, « Les enjeux de l’intégration civilo-militaire : dynamiques transatlantiques de militarisation de l’humanitaire et incertitudes européennes », in Barbara DELCOURT, Marta MARTINELLI et Emmanuel KLIMIS, L’Union européenne et la gestion des crises, Bruxelles, ULB, 2008, p. 215. 1200 277 L’adoption d’une vraie démarche verticale et cohérente, où les différents étages de la stratégie s’emboîteraient rationnellement, demeure cependant laborieuse. Cette constatation s’applique tout autant aux capacités militaires qu’aux capacités civiles de la PESD. Les deux volets peinent en outre à créer des passerelles entre eux. La Transformation des armées selon les normes OTAN mobilise ainsi toute l’attention des establishments militaires nationaux qui n’envisagent l’emploi des capacités civiles qu’à l’aune d’une vision techniciste de la guerre. La prédominance de la RMA et de la culture stratégique américaine mais aussi, le rôle du lobby militaro-industriel et les enjeux commerciaux de la R&D1202 sont dès lors des freins pour que la GCC européenne soit prise en compte dans ses spécificités. Le résultat est que celleci continue à évoluer assez indépendamment alors qu’une imagination créatrice permettrait de jouer à plein sur les potentialités de la PESD et de sa dualité sans équivalent. Nous reviendrons plus en détail sur ces questions dans le Chapitre XII consacré à la stratégie opérationnelle. Mais il faut étudier auparavant la GCC sous l’angle de la stratégie des moyens. Celle-ci permet en effet de conceptualiser le volet civil comme un « système de forces » à part entière malgré ses nombreuses particularités. 1202 Recherche et développement. 278 279 Chapitre XI : la gestion civile des crises et la stratégie des moyens Résumé Ce chapitre étudie le volet civil de la PESD sous l’angle de la stratégie des moyens qui vise à construire un « système de forces » complet et cohérent. Il s’agit ainsi de mettre en relief la logique rationnelle qui a guidé les progrès de la GCC sur le plan « capacitaire ». Ce chapitre montre en particulier comment l’UE et les Etats membres sont passés du quantitatif au qualitatif, en affinant progressivement leurs efforts pour une meilleure corrélation entre le niveau d’ambition, les besoins opérationnels et les moyens effectivement disponibles. Il analyse également le poids des contraintes budgétaires et logistiques avant d’aborder le défi crucial des ressources humaines (recrutement, formation). En ce sens, le façonnement d’une « culture PESD » par le truchement d’une Politique pour la formation en matière de PESD mérite un développement particulier. Introduction Les premières missions civiles ont servi à bien des égards de test pour la PESD. Tout en offrant une visibilité satisfaisante, ces actions sont restées longtemps modestes, tant dans leur dimension que dans leurs objectifs. L’affichage et la modération sont des attitudes compréhensibles pour un nouvel acteur de sécurité. Mais les Européens ne pourront pas limiter la GCC à des petites missions de RSS. Surtout, ils n’auront pas toujours « le choix » de leur terrain d’engagement si « l’offre » qu’ils apportent suscite une « demande » croissante, de la part des Etats-Unis en particulier. Des actions de plus grande ampleur se profilent dès lors déjà1203. Celles-ci seront plus difficiles et plus risquées, tant pour l’intégrité physique du personnel que sur le plan politique et opérationnel (missions multidimensionnelles, aspects logistiques…). Il a déjà été souligné que l’envoi des missions en Afghanistan et, surtout, au Kosovo a marqué en ce sens un saut supplémentaire (cf. Chapitre IV). Le déploiement en un temps record d’observateurs sur le territoire géorgien répond à la même logique. Comment dès lors s’assurer que les moyens seront adaptés aux fins et aux besoins réels et non l’inverse ? La stratégie des moyens vise précisément à construire un appareil performant de sécurité et de défense, au-delà de la simple addition de capacités militaires et/ou civiles. Une stratégie des moyens consistante et pérenne suppose de traduire les grandes impulsions politiques en 1203 Cf. The future of ESDP, Seminar Report (2006 ) ; ESDP : From Cologne to Berlin and Beyond (2007), op. cit. 280 décisions et en actes sur les plans organisationnel, budgétaire et humain. Cela ne peut se faire qu’au travers d’une maturation intellectuelle doublée de la prise en compte permanente des enseignements de l’expérience. Ce qui est vrai au niveau national se vérifie - et se complexifie - à l’échelle européenne où les Etats restent maîtres des dispositifs qu’ils souhaitent engager, tant « sur le papier » qu’en cas de crise conjoncturelle. Il faut donc revenir sur la démarche suivie depuis 1999 pour générer un ensemble de capacités civiles dépassant la mutualisation des ressources nationales existantes. Les efforts pour doter la PESD de capacités militaires sont largement discutés dans la littérature académique ou spécialisée. La façon dont le volet civil est lui-même développé dans une stratégie des moyens qui ne dit pas son nom est en revanche beaucoup plus méconnue. Certes, en matière civile, tout paraît plus dérisoire. Comparée à la lourde décision de construire un nouveau porte-avion pour les quarante prochaines années, la création d’unités de police ou d’équipes d’experts civils peut sembler quantité négligeable. Les effectifs totaux concernés restent peu impressionnants, sans commune mesure avec les dizaines de milliers de soldats mobilisables (en théorie) dans le cadre du volet militaire1204. Pourtant, même en matière de GCC, on ne saurait sous-estimer la difficulté à concevoir un système de forces à vocation opérationnelle. Le volet civil de la PESD n’a de sens que s’il peut s’appuyer sur des moyens concrets, c'est-à-dire tout d’abord des hommes et des femmes, suffisamment nombreux, bien équipés, formés et entraînés pour les missions difficiles qui les attendent. Les agents de la GCC doivent en effet pouvoir intervenir rapidement, avec efficacité et détermination. Cela suppose qu’ils comprennent bien les tâches qui leur sont assignées et les buts poursuivis. Ils doivent enfin agir dans des cadres d’emploi structurés et hiérarchisés (missions) qui s’inscrivent eux-mêmes dans une chaîne de commandement reliée au plus haut niveau de la prise de décision. La GCC doit ainsi couvrir les trois dimensions interdépendantes de la « capacité opérationnelle » comprise au sens militaire du terme : la structure des forces, la disponibilité opérationnelle1205 (réaction rapide et projection) et la capacité à durer1206. La première partie de cette recherche a déjà mis en relief les principales dynamiques de la GCC européenne. Sans revenir sur cette masse foisonnante d’éléments empiriques, il convient d’analyser maintenant certains aspects qui méritent des éclairages particuliers. A chaque fois, il s’agira d’insister sur les synergies possibles avec le volet militaire. Il faut tout d’abord rappeler ce que recouvre la stratégie des moyens et comment cette composante essentielle de la stratégie générale militaire se traduit dans le contexte spécifique de la PESD. Les Processus d’acquisition et d’amélioration des capacités civiles et militaires constituent en ce sens les « voies-et-moyens » de l’UE pour se doter d’un outil de sécurité et de défense performant. Il faut procéder ensuite à une analyse d’ensemble de la méthodologie suivie pour générer les capacités de la GCC. Cette démarche est très inspirée du volet militaire. Elle repose sur un savant dosage de pragmatisme (faire appel à la contribution volontaire des Etats membres) et de réflexion prospective (méthode des scénarios). 1204 Rappel : à peine 3000 personnes seront engagées dans les missions civiles PESD quand EULEX Kosovo sera totalement déployée. Les structures bruxelloises sont elles-mêmes réduites en personnel. Nous verrons cependant que l’UE travaille sur des scénarios théoriques qui engagent des effectifs beaucoup plus conséquents. 1205 « Readiness ». 1206 « Sustainability ». 281 Ce chapitre s’intéresse également aux enjeux financiers et matériels. La GCC demeure en effet soumise à de nombreuses contraintes juridiques, budgétaires et logistiques qui pèsent directement sur l’efficacité opérationnelle des missions civiles PESD. Comment améliorer par ailleurs l’interopérabilité civilo-militaire ? Faut-il recourir plus largement aux services des acteurs commerciaux privés ? Enfin, le défi des ressources humaines est étudié tout spécialement. Le recrutement, la formation et la « préparation morale et opérationnelle » des acteurs de la GCC sont des facteurs décisifs de succès. A cet égard, les efforts pour promouvoir plus largement une « culture PESD » mériteront un éclairage particulier. PESD et stratégie des moyens Le poids prépondérant de la stratégie des moyens La stratégie des moyens consiste à définir quels systèmes de forces et quelles capacités doivent être développés en fonction du spectre des menaces, des fins énoncées par le niveau politique, sans oublier les ressources financières disponibles. En matière militaire, elle se décline traditionnellement en stratégie génétique (organisation des armées, choix des systèmes d’armes), en stratégie industrielle d’armement et, enfin, en stratégie logistique. Elle recouvre donc de multiples aspects : structures de commandement et agencement des forces, questions relatives au financement et à l’équipement mais aussi, politique des ressources humaines. Seule la cohérence de ces différentes dimensions permet de construire un édifice qui peut répondre aux exigences du « contrat opérationnel » défini par les instances dirigeantes (cf. Fig. 25, page suivante). 282 Fig. 25 : la stratégie des moyens, un édifice tourné vers l’opérationnel Opérations Formation et entraînement Concepts et doctrine Structures de commandement et organisation des forces Personnel et équipement . La stratégie des moyens domine la réflexion politico-militaire du fait des contraintes économiques et budgétaires qui pèsent sur toute entreprise de nature stratégique. Ce caractère « dimensionnant » s’explique également par le poids croissant de la stratégie des armements. Les systèmes d’armes modernes sont en effet toujours plus sophistiqués et coûteux. Leur programmation s’échelonne sur plusieurs années voire plusieurs décennies, limitant de ce fait les marges de manœuvre et les possibilités d’inflexion des politiques engagées. On soulignera en outre le rôle influent du complexe militaro-industriel1207 mais aussi des experts, des bureaucraties, des parlementaires... Cette myriade d’acteurs/décideurs participe à l’opacité et à la faible intelligibilité des choix opérés en matière de stratégie des moyens, y compris dans les Etats les plus démocratiques. En effet, les lois de programmation militaire restent peu accessibles au grand public en raison de leur complexité et de leur technicité. Que dire alors de la stratégie des moyens adoptée par les Etats membres pour donner du contenu à l’Europe de la défense ? Comment analyser en particulier les efforts de longue haleine pour générer à l’échelle de l’UE des capacités civiles d’intervention ? Quelles ambitions ? La stratégie des moyens - telle que nous l’avons définie plus haut - est évoquée dans le jargon PESD comme un double Processus d’acquisition et d’amélioration des capacités civiles et militaires. Ces capacités sont développées au travers des différents Objectifs globaux. Ces 1207 Nucléaire, aéronautique, armement, chantiers navals, technologies de l'information et de la communication… 283 derniers sont des cadres programmatiques pluriannuels. Ils possèdent toutefois leur propre dynamique du fait de la nature itérative de la démarche1208. Néanmoins, comment l’acquisition de capacités civiles PESD est-elle présentée dans le discours européen ? Quelles sont les ambitions affichées et sous quelle forme ? La Déclaration ministérielle qui a conclu la Conférence d’amélioration des capacités civiles de 2007 est à cet égard significative1209. Prenant acte du développement rapide du volet civil de la PESD (diversification des domaines d’intervention, accroissement du nombre de missions, expansion géographique), les ministres décrivent tout d’abord la GCC comme un « growing body ». Cette expression est en soi révélatrice de la difficulté à qualifier la gestion civile des crises au-delà de la somme de ses capacités sectorielles (vision holistique). La GCC est décrite toutefois très clairement comme un outil (tool). Son rôle général (overall role) est de participer au « soutien apporté par l’UE à la paix et à la sécurité internationale ». Pour cela, la GCC ne représente cependant qu’un des moyens disponibles au niveau européen. C’est leur combinaison qui doit permettre à l’Union de répondre de façon cohérente au « large spectre des tâches de gestion des crises ». La Déclaration ministérielle de 2007 souligne ainsi la nécessité d’identifier et d’exploiter les synergies entre la GCC et les autres moyens dans différents secteurs: protection du personnel sur le terrain, formation, logistique, équipements et passation des marchés… Il convient par ailleurs de rechercher, au cas par cas (as appropriate), la coopération et la coordination avec les acteurs extérieurs et ceci, dans le plein respect des principes d’autonomie et de suffisance (cf. Chapitre VIII). Enfin, la GCC doit continuer à accueillir favorablement les contributions des Etats tiers. En phase avec la SES de 2003, il s’agit ainsi de pouvoir déployer, sur court préavis et en quantité suffisante, des capacités civiles hautement qualifiées, avec un soutien satisfaisant et un équipement approprié. Ces capacités doivent donc être « développées » mais aussi « renforcées » selon les besoins. Le personnel doit en outre recouvrir (across) les différents domaines prioritaires pour permettre une « présence civile cohérente sur le terrain ». Il s’agit enfin de donner une meilleure « visibilité politique » à la GCC, tant au niveau de l’Union qu’au niveau des Etats membres. Les « capacités » : voies-et-moyens de la PESD Au-delà des grands objectifs, cette brève analyse de discours montre aussi que la phraséologie de la PESD fait un usage tout azimut du terme « capacités »1210. Celles-ci correspondent de fait aux « voies-et-moyens » du stratégiste. Ce terme générique renvoie à des réalités très diversifiées : capacités de planification et de soutien, capacités opérationnelles, capacités de soutien opérationnel mais aussi, procédures, concepts et éléments doctrinaux, aspects liés aux équipements, au Training (formation individuelle et collective)... On perçoit le risque de confusion sémantique d’où la nécessité d’apporter ici des éléments de clarification. 1208 L’Objectif global civil est « à la fois cause et conséquence, il se nourrit de sa propre logique » (citation d’un expert du Secrétariat Général du Conseil, août 2008). 1209 Conférence d’amélioration des capacités civiles, 19 novembre 2007, op. cit. 1210 Capacities en langue anglaise (à distinguer de Capabilities qui signifie aptitute à). 284 L’expression capacités de planification et de soutien fait référence à la Chaîne PESD étudiée à plusieurs occasions dans les chapitres précédents1211. En aval des principales institutions de la PESD (SG/HR, COPS, CMUE, CivCom), l’UE dispose en effet de structures à vocation directement opérationnelle : EMUE, CPCC, Centre opérationnel de la Cellule civilo-militaire… Nous avons déjà souligné les enjeux politiques des débats sur la création possible d’un étatmajor européen de rang équivalent au SHAPE. En matière de GCC, le vide laissé par ce « chaînon manquant » a été contourné - provisoirement ? - par la création de la CPCC, en lien avec la WKC. Ces différentes structures ont été aménagées et sécurisées (notamment sur le plan des communications) dans des locaux spécifiquement dédiés, en « colocalisation » avec les structures militaires. Du personnel nouveau a été recruté ou mis à disposition par les Etats membres. Enfin, l’organisation d’exercices réguliers permet d’améliorer toujours plus les règles de fonctionnement. Ces efforts restent pourtant soumis à de nombreuses contraintes et la création d’une structure de commandement plus cohérente semble à terme inéluctable (cf. Chapitre VII). Dans la terminologie PESD, les capacités opérationnelles renvoient quant à elles aux forces mobilisables dans le cadre de l’UE : groupements tactiques, « flotte européenne »… Pour la GCC, il s’agit du personnel civil et policier identifié au sein des Etats membres dans le cadre de la démarche capacitaire (cf. infra). Ce personnel est le « réservoir de forces » du volet civil de la PESD grâce à la constitution de bases de données (pour l’instant surtout nationales) recensant les profils et les qualifications des experts dans les domaines prioritaires. Enfin, les missions civiles PESD ont révélé également le besoin urgent de se doter de capacités de soutien opérationnel1212 pour assurer des fonctions transversales1213 : le soutien administratif et logistique (hébergement, alimentation, maintenance, soutien santé…) mais aussi la protection du personnel1214 et des missions1215. Ces fonctions participent directement à la « capacité à durer » des actions PESD et à la « résilience » du personnel engagé dans un environnement hostile. 1211 Cette thématique a suscité de nombreux travaux dans l’UE grâce à l’insistance du SG/HR. Les principaux documents concernés ont déjà été cités dans cette recherche mais il est utile de les réunir ici pour montrer la continuité des efforts : Report on Planning and Mission Support capability for Civilian Crisis Management, SG/HR, Brussels, July 2003 ; Presidency report to PSC on planning and mission support capability for civilian crisis management, Presidency, EU Council, Doc. 13500/2/03, Brussels, 17 October 2003 ; Report on planning and mission support capability for civilian crisis management, PSC, EU Council, Doc. 13835/03, Brussels, 23 October 2003 ; Draft Council Conclusions on planning and mission support capability for civilian crisis management, EU Council Secretariat, Doc. 14547/03, Brussels, 10 November 2003 ; Letter of SG/HR, Javier SOLANA on Planning anf Mission Support, Brussels, 30 April 2004; Letter from Javier SOLANA, SG/HR, to Mr. Tony BLAIR, President of the European Council, SG/HR, S416/05, Brussels, 14 December 2005 ; Letter of SG/HR to the Heads of State and Government on Hampton Court Follow-up, 13 June 2006.. 1212 Civilian Headline Goal 2008 – List of required capabilites in mission, EU Council, Doc. 13595/06, 5 October 2006, op. cit. 1213 Remarque : dans l’organigramme d’une mission civile PESD, on retrouve implicitement les fonctions exercées par les bureaux des Etats-Majors militaires : J1 personnel; J2 renseignement ; J3 conduite des opérations ; J4 logistique ; J5 planification ; J7 systèmes d’information et de communications ; J7 entraînement et exercices ; J8 budget et finances ; J9 coordination civilo-militaire. 1214 Draft guidelines on protection of civilians in EU-led crisis management operations, EU Council Secretariat, Doc. 14805/03, Brussels, 14 November 2003. 1215 Il faut par ailleurs prendre en compte la sécurisation des infrastructures, les questions liées au danger des mines et des engins explosifs utilisés à des fins terroristes… L’AED consacre 55 millions d’Euros à un programme axé sur la protection des forces dont la GCC bénéficie indirectement. 285 Deux critères distinctifs et décisifs : la réaction rapide et la multifonctionnalité Par delà la diversité des « capacités » de la GCC, il faut souligner en outre deux aspects identifiés par l’UE comme des signes distinctifs du volet civil de la PESD: la réaction rapide et la multifonctionnalité. L’UE mise en effet sur son aptitude à pouvoir projeter dans de brefs délais les moyens de la GCC dans les situations de crise. L’acquisition de « capacités de réaction rapide » est donc identifiée comme un critère déterminant pour la disponibilité opérationnelle. De fait, les efforts dans ce domaine ont suivi deux traces parallèles. L’UE et les Etats membres ont développé tout d’abord des « Eléments de police rapidement projetables » (RDPE)1216. Le concept RDPE recouvre en fait deux types de forces de police : les Unités de police intégrées (UPI) et les Unités de police constituées (Formed Police Units ou FPU)1217. Les UPI sont des modules directement employables dans des missions de police traditionnelles : conseil, tutorat voire tâches de substitution. Les FPU sont en revanche des unités de type « gendarmerie mobile » pouvant être engagées avec leurs propres capacités de commandement et de soutien dans des actions de maintien de l’ordre « lourd ». Surtout, les FPU peuvent être placées si besoin sous hiérarchie militaire, au sein d’une force de stabilisation (ce concept dérive des MSU de la SFOR et de la KFOR)1218. L’UE a ainsi déjà procédé à des exercices visant à assurer la transition d’une FPU entre une opération militaire PESD et une opération relevant de la GCC. Ce cas de figure ne s’est cependant pas encore produit en réalité. Nous avons vu par ailleurs que la Suède s’est fortement impliquée dans la création d’équipes civiles d’intervention rapide (Rapidly deployable Civilian Response Teams ou CRT). Le Concept CRT défini en 2005 prévoit essentiellement trois cas d’engagement1219 : - les missions d’évaluation (assessment and fact-finding) ; - les missions pour préparer la montée en puissance d’une opération civile PESD ( Mission build-up). Ce type de mission répond, de fait, à la logique militaire du « harpon » (tête de pont) et du « détachement avancé » (bridging measure) ; - les missions pour renforcer un dispositif européen de gestion des crises déjà présent sur le terrain (renforcement rapide d’une mission dans tel ou tel domaine, par exemple en cas de détérioration de la situation ou de besoins nouveaux). Les CRT ne constituent pourtant pas des « groupements tactiques civils ». Le personnel qui constitue le pool CRT n’a été mobilisé jusqu’à présent que sur une base individuelle ou au sein de petits éléments ponctuels. Des réflexions sont toutefois menées sur l’opportunité d’insérer une CRT provisoirement dans un groupement tactique militaire1220, en cas « d’ouverture de 1216 Concept for rapid deployment of police elements in an EU-led substitution mission, EU Council Secretariat, Doc. 8508/2/05, Brussels, 20 October 2006 (déclassification partielle). 1217 Cf. aussi la FGE qui sert de cadre privilégié pour développer et tester ces concepts sur une base intergouvernementale. 1218 Source : Gendarmerie nationale (France). 1219 Civilian Headline Goal 2008: Multifunctional Civilian Crisis Management Resources in an Integrated Format – Civilian Response Teams, Doc. 10462/05 (op. cit.). 1220 Status quo/Perspectives in civilian, police and civil-military capabilities development within the EU and cooperation with CHG 2008, Presentation Given by Brigadier General Reinhard TRISCHAK, 23 April 200, op. cit. 286 théâtre » notamment1221. L’objectif serait alors d’assurer au personnel civil une protection initiale. Néanmoins, il ne s’agit aucunement de créer des modules d’intervention mixtes. Cette hypothèse est jusqu’à présent rejetée unanimement, tant par les militaires que par les civils en charge de la GCC. En sus de la réaction rapide, le Concept CRT se distingue aussi par la volonté de disposer de capacités interdisciplinaires et polyvalentes. Grâce aux CRT, l’UE évoque ainsi le « déploiement de capacités multifonctionnelles de gestion civile des crises dans un format intégré ». A échelle supérieure, cela s’est traduit aussi par la création de missions civiles « intégrées » dépassant l’approche unisectorielle initiale. Une stratégie des moyens qui combine pragmatisme et réflexion Il faut s’intéresser maintenant plus spécialement à la méthodologie qui a été suivie pour générer les capacités opérationnelles de la GCC. Depuis la définition des premiers objectifs en 20002001, la démarche d’ensemble repose sur un savant dosage de pragmatisme (faire appel à la bonne volonté des Etats membres) et de réflexion (méthode prospective des scénarios, définition de concepts innovants). En guise de préalable, il faut insister une fois encore sur les « deux niveaux » de la stratégie des moyens de la PESD: le niveau de l’UE, qui agit comme catalyseur, et le niveau des Etats membres, qui fournissent l’essentiel des capacités. Par ailleurs, la planification des capacités ne doit pas être confondue avec la planification des missions. Seule la première nous intéresse ici directement. C’est elle qui permet de définir le volume de forces et les moyens nécessaires à longue échéance. La planification des missions est en revanche circonstancielle puisqu’elle vise à rassembler des moyens en vue d’une action opérationnelle particulière (les militaires parlent à cet égard de « génération de force »). Bien entendu, ces deux types de planification sont interdépendants. La préparation concrète des missions de terrain représente en effet un « test » (reality check) sur la pertinence des choix opérés en amont et elle permet d’opérer en retour des ajustements1222. La démarche capacitaire : une méthodologie calquée sur le volet militaire de la PESD Marque d’un évident pragmatisme, la méthode capacitaire est largement inspirée de la démarche suivie dans le domaine militaire depuis l’Objectif global d’Helsinki (1999) et ses « 60.000 hommes projetables en moins de 60 jours pour une durée d'au moins un an ». 1221 L’ouverture de théâtre (First entry) suscite toutes les attentions des planificateurs militaires car ce type de mission est le plus exigeant sur le plan opérationnel, sécuritaire et logistique. 1222 Cf. Par exemple Lessons from the planning of the EU Police Mission in BiH (EUPM), Autumn 2001-December 2002, EU Council Secretariat, Doc. 11206/03, Brussels, 14 July 2003 (op. cit.) ; A Review of the first 100 days of the EU Police Mission in Bosnia and Herzegovina (EUPM) - Civcom advice, EU Council Secretariat, Doc. 12269/03, Brussels, 5 September 2003 (op. cit.) ; Draft Aceh Monitoring Mission (AMM) - Lessons Identified and Recommendations, EU Council, Doc 6596/1/07 REV 1, Brussels, 15 October 2007. 287 L’Objectif d’Helsinki avait permis de réaliser tout d’abord un Catalogue des forces sur la base des engagements volontaires des Etats1223. Au regard des lacunes identifiées1224, l’UE avait lancé ensuite le Plan d’action européen sur les capacités1225. Des panels sectoriels furent mis en place pour permettre aux experts nationaux de combler progressivement les déficits. Quatre principes généraux devaient guider le processus1226 : l’effectivité et l’efficacité (amélioration qualitative et quantitative, développement de la coopération interétatique) ; le pragmatisme par une approche du bas vers le haut ; la coordination avec les acteurs extérieurs (l’OTAN notamment); enfin, la recherche du soutien des opinions publiques par la transparence et la visibilité. On retrouve ici tous les ingrédients d’une démarche de nature stratégique. De nombreux observateurs ont néanmoins émis des doutes sur la détermination réelle des Etats Européens à s’engager sur une telle voie. Les progrès du volet militaire de la PESD furent jugés peu convaincants et l’adoption en 2004 d’un nouvel Objectif global militaire fut analysée comme une révision à la baisse des ambitions d’Helsinki. Que dire alors de la GCC et de la démarche capacitaire suivie dans le volet civil ? Une démarche toujours plus affinée A ses débuts, la GCC européenne s’est contentée de recenser prudemment les capacités nationales déjà existantes. Les sommets fondateurs (cf. Chapitre II) ont permis toutefois de fixer progressivement des Objectifs concrets, tant sur le plan quantitatif que sur le plan qualitatif. Enfin, les premières Conférences ministérielles d’engagement (2001 pour la police puis a/c de 2002 pour l’ensemble des domaines prioritaires) ont été l’occasion pour les Etats de faire connaître publiquement quels moyens ils étaient prêts à mettre à la disposition de l’Union. Cette démarche par le bas1227 a été sensiblement affinée puis « renversée » suite au Plan d’action pour les capacités civiles de juin 2004. C’est en effet à partir de cette période que l’Union nouvellement élargie a commencé à développer une vraie stratégie des moyens, à la fois rationnelle et finalisée. Le processus de l’OGC sert depuis lors de cadre pour mettre en oeuvre une planification des capacités rigoureuse et incrite dans le temps (cf. partie I). La première étape de cette démarche a consisté à nommer une équipe de projet pour l’OGC 2008 et à fixer un échéancier contraignant1228 : organisation d’ateliers de travail et de séminaires, rythmés eux-mêmes pour faciliter la préparation des réunions du Conseil et des sommets européens. Dans le premier semestre de 2005, les premiers travaux ont permis d’établir notamment des hypothèses-clés de planification stratégique ainsi que des scénarios illustratifs d’engagement. 1223 « Pledges conferences » ou conférence d’engagement sur les capacités. « Shortfalls ». Les déficits sont en réalité de deux ordres : ceux qui découlent d’un manque d’implication des Etats dans la PESD et ceux qui révèlent l’absence de certaines capacités au sein même des armées nationales. 1225 PAEC (ou ECAP en anglais). 1226 Burkhard SCHMITT, European Capabilities Action Plan (ECAP), update, EU-ISS, Paris, September 2005, p. 2. 1227 En janvier 2003, Agnieska NOWAK écrivait : « La définition de la gestion civile des crises prend actuellement forme au sein du Conseil. Celui-ci a toutefois décidé de recenser tout d’abord des objectifs concrets selon une approche pragmatique « par le bas », axée sur les besoins opérationnels »: NOWAK, 2003, op. cit. p. 15. 1228 Civilian Headline Goal 2008 – Proposals by the Council Secretariat on the Management of the Processs during 2005, EU Council Secretariat, Doc. 5761/05, Brussels, 26 January 2005, op. cit. 1224 288 Cette méthodologie dite « méthode des scénarios » est utilisée classiquement en prospective militaire et de défense. L’analyse des tendances lourdes et des germes de rupture sert en effet à éclairer les décisions stratégiques1229. Le Projet LTV conduit au niveau militaro-stratégique par l’Agence européenne de défense (op. cit.) fournit un bon exemple de ce genre d’exercice. Mais, cette démarche d’anticipation sert aussi à élaborer plus concrètement des scénarios d’engagement qui, à leur tour, permettent de cerner les besoins futurs sur le plan technicoopérationnel. A partir des cinq scénarios illustratifs rédigés dans le cadre de l’OGC 2008 (présentés en détail plus loin), l’UE a ainsi pu affiner progressivement ses « voies-et-moyens » en matière de gestion civile des crises. A l’automne 2005, un questionnaire a été envoyé aux Etats membres1230 en vue de définir un Plan d’amélioration des capacités civiles1231. Sur la base d’une liste ciblée de déficits prioritaires1232, un catalogue des besoins1233 a ensuite été élaboré. Les gouvernements ont alors été incités à préciser officiellement leurs engagements lors des conférences capacitaires organisées désormais annuellement1234. Un questionnaire a été envoyé sur le même schéma aux pays tiers désireux de s’impliquer dans la GCC européenne1235. Cela a permis d’entériner un nouveau Plan d’amélioration pour les capacités civiles pour l’année 20071236. La dynamique est donc enclenchée comme le montrent les travaux sur le plan conceptuel pour définir un cycle de planification des capacités civiles de la PESD1237. Le caractère technique de ces processus est à l’évidence peu attrayant pour les médias et les citoyens qui s’intéresseraient à la gestion civile des crises. C’est toutefois volontairement que nous avons mis en relief le vocabulaire utilisé par les concepteurs de la GCC. Cela permet de montrer combien les méthodologies suivies s’inscrivent dans une stratégie génétique largement empruntée au modèle militaire. Pour autant, la démarche capacitaire est-elle à la hauteur des enjeux propres au volet civil de la PESD ? Renata DWAN s’était inquiétée en 20011238 du mimétisme adopté vis-à-vis du volet militaire. Selon elle, les Etats se seraient alors contentés d’adopter une capacity-driven approach, au mépris des besoins réels. Elle dénonçait par ailleurs l’accent mis sur le domaine « police » ainsi que l’interprétation « sécuritaire » de la GCC. En matière de stratégie, il faut toutefois garder à l’esprit que les « attentes » des populations bénéficiaires ne peuvent pas être confondues avec les « besoins opérationnels ». Ces derniers sont guidés par d’autres considérations liées aux intérêts européens. Un rapport parlementaire britannique a montré ainsi les aspects positifs de la démarche suivie par l’UE, dans la phase initiale notamment1240. 1229 Régine MONTI, et Fabrice ROUBELAT, La boîte à outils de prospective stratégique et la prospective de défense : Rétrospective et perspectives, CNAM-LIPS, Actes des Entretiens Science & Défense, 1998. Voir aussi Michel GODET, Manuel de prospective stratégique, Paris, Dunod, 1998 ; Jean MARGUIN et Xavier PASCO, Prospective de défense et de sécurité : nouvelle approche par les situations opérationnelles génériques, Paris, Fondation pour la Recherche Stratégique, 2006. 1230 Automne 2005. 1231 « Civilian Capabilities Improvement Plan » (CCIP). 1232 «Targeted list of Priority shortfalls » (TLPS). 1233 Requirement Catalogue 05, 28 April 2006, op. cit. 1234 La Conférence ministérielle de novembre 2007 est la cinquième du genre. 1235 Civilian Headline Goal 2008 – Questionnaire on contributions from non-EU states, 14 August 2006, op. cit. 1236 CHG 2008 - Civilian Capabilities Improvement Plan 2007, 5 December 2006, op. cit. 1237 Draft policy paper on a civilian ESDP capability Planning cycle, 07 September 2007 (op. cit) ; Presidency Report on ESDP, EU Council, Doc. 10415/08, Brussels, 16 June 2008. 1238 DWAN, 2001, op. cit. p. 9. 1240 EU : Effective in a Crisis ?, Select Committee on the European Union, HL Paper 53, House of Lords, London, 11 February 2003, p. 10. 289 La méthode capacitaire a permis tout d’abord d’établir de façon visible des objectifs. Cela a incité les Etats membres à s’engager publiquement et donc, à s’impliquer de façon effective de crainte d’être mis à l’index par leurs partenaires1241. De ce fait, les premiers objectifs chiffrés ont été rapidement dépassés, du moins « sur le papier ». Le caractère a priori non contraignant du processus a enclenché un mouvement qui atteint désormais son rythme de croisière. On l’a vu avec l’élargissement de la GCC à de nouveaux champs d’intervention. L’effort en matière de police puis dans les autres domaines prioritaires a permis d’identifier d’autres besoins opérationnels. Dès lors, l’UE peut se prévaloir d’une panoplie toujours plus complète. D’autre part, la démarche capacitaire a assuré une certaine visibilité à la PESD. Les Conférences annuelles d’engagement et les Déclarations ministérielles subséquentes suscitent ainsi l’attention régulière des médias. Celle-ci demeure néanmoins trop ponctuelle pour soulever un débat public et citoyen. Un troisième argument positif peut être avancé : la nature essentiellement intergouvernementale de la démarche a placé les Etats au coeur des décisions. Mis devant leurs responsabilités, ils se sont approprié progressivement la GCC1242, lui permettant ainsi de devenir une dimension à part entière de la PESD. Cela a ancré la gestion civile des crises dans le second pilier, avec les bénéfices que l’on sait sur le « positionnement stratégique » de l’Union et sur sa crédibilité. L’évaluation finale de l’OGC 2008 a montré par ailleurs l’influence du processus capacitaire sur les Etats membres et sur l’européanisation des pratiques nationales1244. Les progrès de la GCC ont incité les différentes administrations1245 à créer de nouvelles structures et des mécanismes qui faisaient jusque-là défaut : définition d’un guichet unique, amélioration des bases de données... Plus largement, la démarche capacitaire favorise la coordination interministérielle et interagences. Depuis un séminaire spécifique organisé à Varsovie en mars 2005, l’UE joue ainsi un rôle de plus en plus actif dans le développement de capacités civiles à l’échelon national1246. Les scenarii illustratifs de l’Objectif global civil 2008 Nous avons évoqué plus haut (cf. Chapitre IV) comment la rédaction en 2005 de scénarios d’engagement a servi de socle pour donner à la démarche capacitaire une dimension plus réflective. Quels sont précisément ces scénarios et quels liens peut-on établir avec les scénarios développés - antérieurement - pour le volet militaire? Dès 2004, l’Objectif militaire 20101247 a tracé en effet des grandes hypothèses de planification stratégique pour les interventions PESD. Ces hypothèses se déclinent en cinq scénarios militaires1248: 1241 « Naming and shaming ». « Member states ownership ». 1244 Final Report on the Civilian Headline Goal 2008, 9 November 2007 (op. cit.) ; CivCom advice on the report on the Civilian Headline Goal 2008 Workshop X « Lessons Learned from the Civilian Headline Goal 2008 process », 29 May 2007 (op. cit) ; Draft outline for conclusion of Civilian Headline Goal 2008 and establishment of the new Civilian Headline Goal, 11 September 2007 (op. cit.). 1245 Key Stakeholders. 1246 Presidency report on ESDP, 13 June 2005, op. cit. 1247 Les principaux chantiers de l’Objectif global militaire sont la mise sur pied des groupements tactiques mais aussi le transport aérien stratégique, la dimension maritime de la PESD (...). 1242 290 - Séparation de parties belligérantes par la force (sécurisation de zones-clés) ; Stabilisation, reconstruction (dans des Etats défaillants et face à une menace asymétrique) et conseil militaire à des pays tiers ; Prévention des conflits (déploiement préventif) ; Opération d’évacuation dans un environnement non permissif (évacuation dite « non combattante ») ; Assistance aux opérations humanitaires (fourniture d’aide humanitaire). Depuis l’OGC 2008, l’UE affiche parallèlement sa volonté de conduire de façon simultanée - et si nécessaire dans la durée - plusieurs actions civiles mobilisant des capacités diversifiées à des degrés variables d’engagement. L’UE doit être capable notamment de mener au moins une opération de substitution de grande envergure, sur court préavis et dans un environnement sécuritaire non favorable1249. C’est dans ce cadre que cinq scenarii illustratifs ont été élaborés pour les capacités civiles1250 (l’UE parle aussi d’Options civiles ciblées, à ne pas confondre avec les Options stratégiques civiles rédigées dans le cadre de la planification opérationnelle) : - I.A (bis): Stabilisation et reconstruction incluant une mission de substitution ; I.B : Stabilisation et reconstruction ; II : Prévention des conflits, avec notamment l’observation/surveillance et le soutien aux bureaux des RSUE ; III: Renforcement ciblé des institutions ; IV: Soutien aux opérations humanitaires par des moyens civils. Chacun de ces scénarios suppose une articulation ad hoc des différentes capacités de la GCC. Les besoins opérationnels ont ainsi été précisés suite à un séquencement logique en six étapes. - Etape 1 : définition de tâches principales pour chaque scénario ; Etape 2 : définition des tâches subordonnées pour chaque tâche principale ; Etape 3: capacités requises (capacités concrètement nécessaires pour remplir chaque tâche subordonnée) ; Etape 4 : personnel nécessaire sur le plan qualitatif (individus, équipes) ; Etape 5 : personnel nécessaire sur le plan quantitatif (sur la base aussi de considérations liées au contexte opérationnel) ; Etape 6 : prise en compte de la simultanéité des missions. L’OGC 2008 ne spécifiait pas combien d’actions civiles PESD devaient pouvoir être menées en parallèle. Le Secrétariat Général du Conseil est néanmoins parti de l’hypothèse haute (« large scale approach ») de cinq missions simultanées - soit une par scénario - sur des théâtres différents. Ce raisonnement par étapes a permis d’établir la somme totale du personnel requis en matière de GCC ainsi que la répartition par scénario1251. 1248 Requirement Catalogue 2005, 28 April 2006, op. cit. Objectif global civil à l’horizon 2008, décembre 2004, op. cit.. 1250 La numérotation des scénarios est celle utilisée par l’UE. Cf. Civilian Headline Goal 2008, Report on Workshop IX : Requiered capabilities in Mission Support for ESDP civilian crisis management missions, EU Council, Doc. 13296/1/06, Brussels, 3 October 2006. 1251 Le détail des scénarios et les données chiffrées apparaissent dans le Doc. 12573/1/05 du Conseil de l’UE, 22 septembre 2005 (Restreint UE, déclassification très partielle le 16 mai 2007). 1249 291 Il faut retenir pour finir que les « voies-et-moyens » de la GCC européenne ont pu être identifiés grâce à une démarche qui relève clairement de l’entendement stratégique. Certes, les processus civil et militaire ont été conduits sur des voies parallèles et selon des calendriers différents. Les divers scénarios ne coïncident pas complètement et des adaptations seront certainement nécessaires à l’avenir pour une meilleure harmonisation. En effet, les crises ne sont pas soit civiles, soit militaires. Labelliser un scénario dans telle ou telle catégorie peut sembler un nonsens. L’UE travaille ainsi sur un « scénario-pilote » commun qui pourrait soutenir les deux processus capacitaires1252. Ce chantier rencontre toutefois le scepticisme des praticiens de tout bord. Plus largement, les planificateurs civils souhaiteraient faire évoluer les scénarios en permanence tandis que leurs homologues militaires préféreraient conserver les scénarios actuels, quitte à « étiqueter » ceux qui impliquent des moyens de la GCC. On notera par ailleurs des divergences sur la terminologie et sur la notion même de scénario. La définition d’un Objectif global civilo-militaire unifié reste par conséquent formellement exclue. Dans le meilleur des cas, l’UE pourrait espérer publier « un seul document mais… en deux parties » 1253. A défaut, l’OGC actuel arrivera à échéance la même année que l’Objectif militaire (2010) et des évaluations d’étapes conjointes ont été mises à l’agenda. Le processus de l’OGC 20101254 vise par ailleurs à développer la GCC selon trois axes principaux : la qualité, la disponibilité et les synergies qui doivent encore être dynamisées. Il y aurait donc place pour « plus d’action » et de façon « mieux ciblée »1255. Financement, interopérabilité et liens avec le secteur privé La façon dont l’UE cherche à doter la GCC européenne de structures et de principes d’organisation relève clairement d’une stratégie génétique. Mais, l’UE développe en parallèle une stratégie logistique qui participe également à la stratégie des moyens appliquée au volet civil de la PESD. A cet égard, trois points méritent d’être soulevés. Le premier a trait aux aspects budgétaires et financiers. Le second s’intéresse aux équipements et aux enjeux de l’interopérabilité. Le dernier étudie enfin la question du lien entre la GCC et le secteur privé. Le financement de la GCC et des missions PESD civiles Au-delà du plafonnement des ressources, le financement de la GCC européenne pose de façon générale deux problèmes : celui de la flexibilité des mécanismes et celui de la coordination avec les instruments communautaires. Nous avons déjà étudié les difficultés rencontrées lorsqu’il a fallu engager les premières actions civiles de gestion des crises : absence de dispositifs comptables adéquats, lourdeurs bureaucratiques… Il faut rappeler en particulier l’indigence de l’Administration de Mostar par 1252 1253 1254 1255 Presidency Report on ESDP, 16 June 2008, op. cit. Entretien avec un militaire de haut rang, Bruxelles, juillet 2008. New Civilian Headline Goal 2010, 9 November 2007, op. cit. Ibid. 292 la Commission mais aussi les premiers errements de la mission EUPM (cf. Chapitre I). De nombreux enseignements ont été tirés de ces expériences malheureuses. Le lancement de Proxima en ARYM a ainsi permis d’enclencher un processus d’amélioration permanente des procédures pour permettre une allocation des crédits plus souple et proactive1256. Il faut rappeler également que les interventions européennes dans les crises et les conflits ne répondent pas aux mêmes logiques budgétaires selon qu’elles relèvent de la Commission ou du Titre V (budget PESC/PESD). L’existence de bases légales différentes a naturellement alimenté la rivalité interinstitutionnelle Commission versus Conseil qui a marqué la gestion civile des crises à ses origines1257. A la demande du Conseil, la Commission a néanmoins développé des dispositifs nouveaux pour pouvoir financer urgemment des actions dans ses propres domaines de compétence : soutien à des pourparlers de paix, action contre les mines, processus DDR… Les grands programmes d’aide humanitaire ou de développement ne permettaient effectivement pas de débloquer des fonds avec la souplesse nécessaire1258. C’est pour palier ce manque que le Mécanisme de Réaction Rapide (MRR) a été créé en 20011259. Ce dernier a été mobilisé par exemple pour accompagner l’accord de paix à Aceh et faciliter le déploiement de l’AMM. Le MRR restait cependant limité à des actions d’une durée inférieure à six mois. Il a été refondu depuis lors dans le nouvel Instrument de stabilité (2007). Cet instrument communautaire a été établi à la suite d’une réforme d’ensemble des programmes d’aide1260. S’inscrivant explicitement dans le sillage de la SES de 20031261, il remplace huit règlements préexistants pour permettre à la Commission de mieux agir dans les situations de crise et d'instabilité, en complément des interventions PESC/PESD. L’Instrument de stabilité comporte notamment un volet à court terme qui sert à financer des actions de prévention ou de transition post-conflictuelle. La Commission gère par ailleurs depuis 2004 la Facilité de soutien à la Paix pour l’Afrique financée par le Fond européen de développement au titre des Accords de Cotonou1262. Cette Facilité a notamment permis de soutenir la mission AMIS de l’Union Africaine au Soudan. En RDC, elle a aussi financé un programme de réforme de la Police qui a été transféré ensuite à la mission EUPOL Kinshasa. La Commission conçoit en tout cas de plus en plus ses instruments financiers comme un appui apporté aux autres moyens d’intervention de l’UE : diplomatie des RSUE, opérations civiles et militaires… Cette convergence des efforts participe à l’accomplissement des finalités politiques1263 dans une perspective stratégique. Il reste cependant encore beaucoup à faire pour 1256 En 2004, certains observateurs de l’AMM ont toutefois dû avancer eux-mêmes l’achat de leur billet d’avion pour se rendre en Indonésie. 1257 Expenditure in respect of Civilian aspects of crisis management operations, EU Council, Doc. 12582/03, Brussels, 20 March 2001 ; Financement des opérations de gestion civile des crises, Communication de la Commission européenne, 29 novembre 2001. 1258 Les principes d’ECHO interdisent par ailleurs d’utiliser l’aide humanitaire dans des actions de nature politique. 1259 The Rapid Reaction Mechanism Supporting the European Union’s Policy Objectives in Conflict Prevention and Crisis Management, European Commission, April 2003, op. cit. 1260 Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen relative aux instuments consacrés à l’aide extérieure dans le cadre des futures perspectives financières 2007-2013, Bruxelles, 29 septembre 2004. Voir aussi DEWAELE and GOURLAY, « The Stability Instrument: defining the Commission’s role in Crisis Response », 2005, op. cit. 1261 Règlement (CE) No 1717/2006 du Parlement européen et du Conseil instituant un instrument de stabilité, 15 novembre 2006. L’Instument de stabilité prévoit un total de 2,88 milliards d’Euros sur l’exercice 2007-2013. 1262 250 millions d’Euros en 2004-2007 (9ème FED) et 300 millions pour la période 2008-2010 (10ème FED) 1263 Towards an EU response to situations of fragility - engaging in difficult environments for sustainable 293 dépasser le clivage interpiliers et les obstacles juridiques qui interfèrent sur l’Europe de la Défense1264. Les Traités1265 écartent ainsi explicitement le marché des armes et du matériel de guerre de la politique de concurrence de l’Union. La création en 2004 de l’Agence européenne de défense (AED de nature intergouvernementale) ouvre néanmoins la voie vers une approche mieux concertée en matière de politique des armements1266, en lien avec la Commission. Surtout, l’article 28 du TUE exclut par ailleurs clairement que les interventions « avec des implications militaires ou de défense » puissent être financées sur le budget de l’Union dans le cadre du Titre V. Il revient donc aux Etats membres d’assumer les coûts opérationnels, soit au coup par coup, soit par le truchement du dispositif ATHENA1267. Or, nous avons vu dans cette recherche que les actions PESD combinent de plus en plus les aspects civils et militaires. Que dire alors des implications de l’article 28 TUE sur le volet civil de la PESD1268 ? L’article 28 permet d’assurer le fonctionnement courant des institutions centrales de la PESD et de la GCC sur le budget de l’Union mis en œuvre par la Commission. De la même façon, ce budget1269 couvre théoriquement les coûts communs des opérations civiles décidées par une Action commune du Conseil. La faiblesse relative des fonds alloués couplée avec l’accroissement exponentiel du nombre de missions a longtemps incité les Etats à privilégier les solutions ad hoc via le Comité des contributeurs (CoC) constitué pour chaque opération1270. Le principe retenu est alors celui du « Cost lie where they fall » (contributeur-payeur): chaque gouvernement participe financièrement à hauteur de son implication effective dans telle ou telle action1271. Néanmoins, le budget PESC/PESD alloué pour l’exercice 2007-2013 a été sensiblement renforcé pour mieux prendre en compte la réalité et les besoins nouveaux (Fig. 26). Cela devrait faciliter à l’avenir la préparation et le suivi des actions relevant de la GCC1273. En 2007, 84% des crédits ont ainsi été consacrés aux opérations civiles PESD1274 (10% pour les RSUE). development, stability and peace, Communication from the Commission, Brussels, 25 October, 2007. 1264 Financing of ESDP operations, EU Council Secretariat Factsheet, Brussels, June 2007; Antonio MISSIROLI, « Financing ESDP - the Operational Dimension », in Hans-Georg EHRHART und Burkard SCHMITT (Hrsg.), Die Sicherheitspolitik der EU im Werden: Bedrohungen, Aktivitäten, Fähigkeiten, Baden-Baden, Nomos, 2004, pp.245259. 1265 Dispositions finales du TCE, art. 296. 1266 BITD européenne (Base industrielle et technologique de défense). 1267 ATHENA (créé 2004) est un fonds de roulement pour couvrir les (sur)coûts communs des activités militaires de l’UE. Ce fonds est alimenté par les Etats membres sur la base du PNB. Remarque : six pays membres ont utilisé ATHENA en 2005 pour couvrir temporairement (deux mois) certains coûts de l’opération civile EUSEC RD Congo. 1268 Guidelines for financing civilian crisis management operations under Title V TEU, EU Council, Doc. 12582/03, Brussels, 23 September 2003. 1269 Titre 19 (relations extérieures), chapitre 19 03. 1270 Eleonore, SULSER, « Pour la paix, l’UE devra payer plus », Le Temps, Genève, 29 octobre 2005. 1271 L’AMM a ainsi reçu un financement mixte (9,3 millions d’Euros sur le budget de l’UE plus 6 millions fournis par les Etats contributeurs). 1273 A titre d’exemple, l’UE a prévu 285 millions d’Euros sur 16 mois pour la mission EULEX Kosovo. 1274 Annual report from the Council to the European Parliament on the main aspects and basic choices of the CFSP 2007, Doc. 8617/08, EU Council, Brussels, 25 April 2008. Les dépenses opérationnelles sont traitées dans une soussection spécifique du budget communautaire (Chapitre 19 03, Titre 19, relations extérieures). 294 Fig. 26 : l’évolution du budget PESC/PESD (Titre V) Budget PESC/PESD (Titre V) 2003 46 millions d’Euros 2004 62 millions d’Euros 2005 62 millions d’Euros 2006 102 millions d’Euros 2007-2013 1,74 milliard d’Euros (environ 250 millions par an)1275 (159 millions en 2007 et 285 millions en 2008) Pour conclure, les contraintes juridiques et budgétaires sont un obstacle non négligeable pour envisager d’éventuelles opérations civilo-militaires intégrées (l’UE distingue ainsi toujours les CoC militaires des CoC civils). De plus, les Etats membres se sont gardés de trop institutionnaliser le fonctionnement du volet civil de la PESD sur le plan financier. Les experts nationaux détachés dans les structures bruxelloises sont rémunérés par leur pays d’origine. Par ailleurs, les missions de terrain reposent elles-mêmes essentiellement sur du personnel « mis à disposition » par les gouvernements. Ces derniers assurent les salaires de base tandis que l’UE couvre les primes et les indemnités journalières (selon les théâtres et le niveau de danger). L’UE cherche toutefois à aligner les rémunérations pour éviter les trop grands écarts entre les nations1276. Cette question de l’homogénéisation des revenus n’est pas anodine car elle influe sur la motivation des agents engagés sur le terrain. Enfin, il revient à l’échelon européen d’acquérir les ressources matérielles nécessaires aux opérations. Une stratégie des moyens intégrale suppose en effet de conduire également une stratégie logistique de qualité. Logistique et interopérabilité Les questions liées aux équipements et à l’interopérabilité sont des enjeux cruciaux pour la PESD dans ses différentes dimensions. Celle-ci doit pouvoir s’appuyer sur une politique industrielle d’armement à l’échelle du continent : Recherche et Développement (R&D), acquisition de systèmes d’armes et de nouvelles capacités (avec des programmes majeurs comme l’avion de transport A400 M). La spécificité du volet civil suppose néanmoins d’éclairer les défis propres à la GCC. 1275 Chiffre à comparer aux 49 milliards d’Euros consacrés aux relations extérieures de la Commission sur la même période. 1276 Guidelines for allowances for seconded staff participating in EU civilian crisis management missions, EU Council, Doc. 14239/06, 19 October 2006. 295 Les objectifs sont guidés principalement par la nécessité de diminuer les coûts et de réaliser des économies d’échelle. Deux voies sont dès lors possibles : d’une part, la rationalisation, via l’interopérabilité et la standardisation, d’autre part, le recours à des technologies duales1277. La rationalisation des équipements et des procédures préoccupe les concepteurs de la GCC de longue date1278. En réalité, l’interopérabilité recouvre de multiples dimensions : interopérabilité « horizontale » entre les capacités civiles et militaires, interopérabilité « verticale » entre les moyens nationaux et la PESD et/ou l’OTAN. L’Agence européenne de défense résume ces enjeux de la façon suivante : « Interoperability needs to be at the heart of all European capability development work. Expeditionary, multi-national operations, with strong inter-action with civil instruments, require interoperability within national forces, between national forces, and with civilian actors. Just as equipment is only one element of capability, so the interoperability requirement relates to all other aspects of capability, from language to procedure to training »1279. Recourir à des technologies duales consiste par ailleurs à tirer profit des ressources développées en milieu civil au lieu de conduire de lourds programmes à des fins strictement militaires. Geneviève SCHMEDER1281 parle à ce sujet « d’utilité collatérale ». De nombreuses technologies civiles sont en effet faciles à acquérir à moindre coût « sur étagères ». Selon les cas de figure, le volet civil de la PESD peut dès lors utiliser soit du matériel civil, soit des ressources adaptées de la gamme militaire. La question des véhicules fournit en ce sens un bon exemple. Dans la plupart des missions civiles, l’UE aura intérêt à utiliser des véhicules civils tout terrain, aisément disponibles sur le marché. Certains contextes nécessiteront en revanche d’utiliser des moyens blindés, ce qui suppose l’achat de matériels particuliers. L’acquisition des équipements de la GCC ne saurait être en tout cas déconnectée des réflexions conduites dans le cadre de la modernisation des forces armées. On pense ici aux liens avec les Technologies de l’Information et de la Communication, mais aussi à l’usage des drones et des capacités spatiales (ex : pour les missions de contrôle et de surveillance). Enfin, le volet civil de la PESD partage avec le volet militaire le souci de la protection du personnel et de la mobilité : mobilité stratégique inter-théâtres1282, mobilité tactique grâce aux hélicoptères ... On retrouve ici la notion de stratégie de déploiement présentée plus haut comme une composante à part entière de la stratégie générale militaire. Le lien avec le volet militaire est particulièrement pertinent en matière de systèmes C3ISR (commandement, contrôle, communications, « intelligence », surveillance, reconnaissance), que ce soit à Bruxelles ou au sein des missions. La crédibilité des interventions civiles et/ou militaires repose en effet sur la protection des échanges d’information (Information Exchange Requirements ou IER1283) et sur une intégration de la GCC dans la boucle OODA (Observation, 1277 Geneviève SCHMEDER, « Equipment, Resources and Inter-operability », in GLASIUS and KALDOR, 2006, op. cit., pp. 290-310. 1278 Standardisation and Interoperability, EU Council, Doc. 13307/01, 26 October 2001, op. cit. 1279 An Initial Long-term Vision (LTV), Rapport de l’AED, op. cit., p. 21. 1281 Op. cit. 1282 On pense ici aux difficiles négociations interinstitutionnelles pour fixer l’emploi de moyens de transport militaires au profit des capacités de protection civile. Plus globalement, les interactions de la GCC avec les dimensions aérienne et maritime de la PESD restent à explorer. 1283 Methodology for Information Exchange Requirement, CivCom, Doc. 14939/06, 8 November 2006, op. cit.. 296 Orientation, Décision, Action). Ce chantier est un cas concret des efforts de l’AED pour dynamiser les synergies civilo-militaires dans le cadre des capacités réseau-centrées (cf. supra et Chapitre XII). Dans la même veine, le CivCom s’intéresse aux besoins spécifiques de la GCC en matière d’applications spatiales (imagerie, télédétection…)1284. De fait, le Centre d’observation satellitaire de Torrejon est pleinement impliqué dans la préparation et le suivi des opérations/missions européennes. Plus encore, l’Union cherche à inclure aujourd’hui la GCC dans sa politique spatiale globale1285. On citera à cet égard les enjeux liés au système de navigation GALILEO1286 (système compatible mais indépendant du GPS américain) mais aussi au programme GMES (Global Monitoring for Environment and Security) conduit conjointement par l’Agence spatiale européenne (intergouvernementale) et la Commission de Bruxelles1287. Une stratégie logistique cohérente suppose de fixer également des règles pour l’acquisition, la gestion et la (re)mise en condition des matériels avant, pendant et après les différentes missions. Depuis le Plan d’action de 20041288, l’UE s’efforce ainsi d’améliorer son « régime de passation des marchés publics » tout en définissant des « accords-cadres relatifs à la fourniture d’équipements standards ». Faut-il privilégier l’achat de matériels produits en Europe ? Peut-on imaginer le rachat de moyens utilisés par d’autres organisations (par exemple quand la GCC prend le relais des Nations Unies comme au Kosovo) ? Autant de questions qui montrent la difficulté de l’entreprise. L’idée est en outre de constituer des « kits de base » et de créer des installations de stockage permanentes à l’instar de la Base logistique de l’ONU à Brindisi (Italie). Enfin, l’UE se doit de doter les agents de la GCC d’un équipement individuel adapté (gilets pare-éclats…). Cela passe aussi par la fourniture de signes distinctifs (bérets, badges...), éléments certes symboliques mais qui participent - au même titre que le drapeau européen - à la visibilité des actions PESD sur le plan local et international. La stratégie d’influence est faite d’une somme de petits détails… A l’instar des policiers, il est également prévu que les observateurs civils des missions de surveillance puissent être, le cas échéant, pourvus d’un armement d’autodéfense. Cela posera à terme la question de la standardisation des matériels dans une logique de mutualisation toujours plus poussée. L’Union ne peut par conséquent s’en remettre aux seules lois du marché ou au bon vouloir des Etats membres pour donner à la GCC les moyens nécessaires à son bon fonctionnement. Il revient donc aux structures bruxelloises d’impulser par le haut la stratégie logistique du volet civil de la PESD. Cela pose cependant la question de l’externalisation de certaines fonctions à des contractants privés. 1284 Outline of Generic Space Systems Needs for Civilian Crisis Management Operations, EU Council, Doc. 10970/06, Brussels, 27 June 2006.. 1285 European Space Policy - Communication from the Commission to the Council and the European Parliament, European Commission, Brussels, 26 April 2007. 1286 Green paper on Satellite Navigation Applications, EU Council, Doc. 16540/06, Brussels, 8 December 2006. 1287 www.gmes.info/ 1288 Voir aussi Letter of SG/HR, Javier SOLANA on Planning anf Mission Support, Brussels, 30 April 2004, op. cit. 297 Les liens avec le secteur privé et commercial L’effacement de la distinction guerre/crise/paix et la globalisation ont favorisé le phénomène désormais bien connu de la « privatisation de la guerre »1289. Cela se traduit notamment par une expansion très discutée du marché des compagnies privées, tant dans le domaine de la sécurité que dans le domaine militaire stricto sensu (Dyncorp, Halliburton, Blackwater...)1291. On sait que ce mouvement est encouragé par les Etats-Unis, sur les théâtres afghan et irakien notamment. Il est vrai que recourir à ce type de sociétés1292 présente des avantages pour un gouvernement : flexibilité, contournement du contrôle parlementaire... A contrario, les compagnies privées ont l’inconvénient majeur de pratiquer le mélange des genres, leur champ d’action couvrant des activités très variées : aide à la reconstruction, support logistique des troupes mais aussi, fonctions de police, gestion du système pénitentiaire... A l’extrême, certaines sociétés se rapprochent par ailleurs du mercenariat pur et simple, avec toutes les dérives possibles. Il existe évidemment en Europe des compagnies de sécurité multinationales ou para-étatiques. Les Etats sont libres d’y recourir selon les règles définies par leur législation interne. Il y aurait en revanche danger pour l’UE à sous-traiter ses responsabilités en matière de gestion des crises. L’Union ne s’y est d’ailleurs pas trompée en générant ses propres capacités de soutien pour la GCC. Cela n’exclut toutefois pas le recours à des contractants privés pour certaines tâches logistiques spécifiques, y compris sur les théâtres extérieurs1293. La GCC européenne apparaît en tout cas comme un anti-modèle du système actuel américain. Ce dernier recourt massivement à des acteurs privés pour remplir des fonctions équivalentes au volet civil de la PESD: police, administration transitoire… La création en cours d’une Standing US civilian response capabilities de 2000 spécialistes (cf. Chapitre VIII) changera-t-elle la donne ? Il faut en tout cas se féliciter du choix des Européens de recourir à du personnel étatique ou assimilé. MACHAVIEL avait d’ailleurs lui-même déconseillé l’emploi de troupes auxiliaires ou mercenaires qu’il jugeait peu fiables. On notera dès lors les attentions du Conseil de l’UE pour développer une ambitieuse politique des ressources humaines. L’enjeu crucial des ressources humaines Tous les stratégistes, CLAUSEWITZ et LIDDELL HART en tête,1294 soulignent l’importance du facteur humain et de la « force morale » pour le succès des actions en milieu conflictuel. La question des ressources humaines est dès lors primordiale pour toute entreprise de nature stratégique. Elle est au coeur de la stratégie des moyens qui vise à faire de la GCC un véritable outil au service de l’Union. L’approche européenne en la matière se singularise de fait sur plusieurs points : un strict contrôle par les Etats membres ; l’adoption de règles éthiques 1289 Sami MAKKI, Militarisation de l’humanitaire, privatisation du militaire, CIRPES/EHESS, Paris, 2004. GHEBALI, Victor-Yves, « Les compagnies de sécurité militaire privées : Eléments d’une problématique générale », Rentrée Militaire automnale 2005 de la Brigade d’infanterie 2, Saint Maurice (CH) ; Alison BAILES and Caroline HOLMQVIST, The Increasing Role of Private Military and Security Companies, Study, Policy Department External policies, Brussels, European Parliament, October 2007 (en coopération avec ISIS Europe). 1292 Sami MAKKI, « La privatisation des fonctions de défense aux Etats-Unis : vers un nouveau modèle de politique étrangère », Diplomatie Magazine, n°1, janvier 2003, pp. 66-70. 1293 Cette question de l’externalisation a été le sujet de la 3ème Conférence annuelle de l’AED, Bruxelles, 27 février 2008 (source: Agence Europe, 29/02/08). 1294 Op. cit. 1291 298 sourcilleuses ; enfin la volonté de construire plus largement une « culture européenne de sécurité et de défense ». Ce sous-chapitre décrypte donc les défis particuliers du recrutement et de la formation des agents de la GCC. Ces deux aspects sont essentiels pour la préparation opérationnelle. Il analyse ensuite les efforts réalisés pour favoriser plus largement l’émergence d’une « Culture PESD » dans le sens d’une européanisation toujours plus marquée1295. Le défi de la sélection et du recrutement du personnel Nous avons étudié plus haut la méthodologie suivie par l’UE pour développer quantitativement et qualitativement les capacités opérationnelles de la GCC. Le vivier dans ce domaine semble sans limite (vingt-sept pays rassemblant près de 500 millions d’habitants). La planification concrète des missions représente pourtant à chaque fois un enjeu de taille pour ce qui concerne la sélection et le recrutement du personnel. Contrairement aux armées qui disposent d’effectifs permanents, le volet civil de la PESD peine en effet à constituer un réservoir d’experts réellement mobilisables pour intervenir sur des théâtres extérieurs (l’UE semble ainsi avoir du mal à fournir le personnel nécessaire pour la mission EUPOL Afghanistan qu’elle veut pourtant doubler). A cet égard, il faut rappeler tout d’abord le profil particulier des spécialistes recherchés. La singularité de la GCC suppose de recourir essentiellement à du personnel mis à disposition sur une base individuelle par les Etats membres ou par les organes de la PESD (fonctionnaires nationaux ou européens). Seul ce type de personnel peut fournir les garanties nécessaires en matière de discrétion (maniement de données classifiées1296) mais aussi, pour le respect des règles de comportement1297 et des directives reçues du niveau politique. Ce critère de la fiabilité, essentiel dans le cadre d’une démarche stratégique, est ignoré par les ONG de paix et par tous ceux qui militent pour que la GCC fasse appel plus largement aux ressources de la société civile (sur le modèle des Corps civils de paix, des Volontaires pour les Nations Unies et des pratiques de la Commission en matière de surveillance électorale1298). Soulignant l’expérience acquise sur le terrain par les experts non gouvernementaux (en matière de développement notamment), Catriona GOURLAY écrivait ainsi: « Limiting recruitment of civilian crisis management personnel to national civil servants (…) appears unnecessarily restrictive, and clearly reduce the EU’s overall capacity. Moreover, it is also unclear wether national civil servants are always the most appropriate personnel for international operations »1299. Cet argument nous semble cependant méconnaître la vraie nature et les finalités profondes du volet civil de la PESD. 1295 Pour une analyse détaillée de ces questions, cf. Stéphane PFISTER, « Le volet formation de la PESD : vers l’émergence d’une culture européenne de sécurité et de défense ? », Congrès annuel de l’Association suisse de science politique, Balsthal, 3 novembre 2006. 1296 Les agents des missions civiles PESD doivent ainsi détenir l’habilitation Secret UE ou équivalent. 1297 CIVCOM Advice on the Generic Standards of Behaviour for ESDP Operations, 12 May 2005 (op. cit) et Generic Standards of Behaviour for ESDP Operations, 18 May 2005, op. cit. 1298 Cf. le projet NEEDS (Network of Europeans for Electoral and Democracy Support: www.needs-network.org/). 1299 Feasibility Study on the European Civil Peace Corps (ECPC), January 2004, op. cit. 299 Un autre élément qui explique la difficulté à trouver le personnel de la GCC est par ailleurs le critère de disponibilité. A la différence des militaires, les fonctionnaires (policiers, magistrats…) n’ont généralement pas vocation à être projetés à l’étranger, a fortiori sur court préavis et dans des situations pouvant menacer leur intégrité physique. Se porter volontaire pour des missions civiles PESD est en outre souvent mal perçu par les administrations d’origine qui pénalisent ensuite le déroulement de carrière des intéressés. Ces différents obstacles ont été clairement identifiés par l’UE. Les enjeux de la sélection et du recrutement ont ainsi donné lieu à de nombreux travaux dans le cadre de l’OGC 20081300. Suite au séminaire de Varsovie de 2005 (op. cit.), les Etats ont notamment été incités à se doter d’une législation appropriée1301 et à favoriser les échanges entre les bases de données nationales. Enfin, dans le cadre du processus post-Hampton, l’UE met progressivement en place un outil de gestion des capacités civiles1302 inspiré du dispositif REACT de l’OSCE1303. Ce système informatisé repose sur la standardisation de fiches de postes à partir de tâches génériques identifiées dans les différents domaines de la GCC. A terme, l’ambition est de pouvoir disposer à l’échelon européen d’une véritable base de données nominative et régulièrement mise à jour. Ces efforts s’inscrivent plus largement dans le cycle de planification des capacités civiles de la PESD en cours de définition1304. Formation et mise en condition opérationnelle La formation (Training)1305 est un autre aspect déterminant de la gestion des ressources humaines en matière de GCC. Les hommes et les femmes sélectionnés doivent être au fait du fonctionnement de la machinerie européenne et des structures de la PESD. Ils doivent également être préparés sur le plan moral, administratif et technique à leur futur emploi. Enfin, ils doivent avoir une compréhension approfondie de l’environnement complexe dans lequel ils seront amenés à évoluer. La formation dispensée aux agents de la GCC recouvre donc des aspects très divers : gestion du risque et du stress, esprit d’équipe et travail en milieu multiculturel1306, éthique et déontologie1307, compétences linguistiques, cadre juridique de la mission, contexte politique et historique du pays hôte... Autant d’éléments qui participent directement à la « mise en condition opérationnelle » du personnel. La formation pour le volet civil de la PESD n’est cependant pas totalement formalisée et encore moins centralisée. En 2001, l’ONG finlandaise CMI (Crisis Management Initiative) avait 1300 Civilian Headline Goal 2008 – Draft recommendations and guidelines on the raising of personnel for EU civilian crisis management, 9 October 2006, op. cit. 1301 La Finlande dispose par exemple depuis 2004 d’un cadre juridique spécifique : Act on the participation of civilian personnel in crisis management, Doc. 1287/2007, Ministère finlandais de l’intérieur, 2004. 1302 Civilian capability management tool, partiellement opérationnel depuis juin 2008. 1303 Rapid Experts Assistance and Cooperation Teams, op. cit. 1304 Draft policy paper on a civilian ESDP capability Planning cycle, September 2007, op. cit. 1305 Le terme français formation est utilisé par l’UE pour traduire le mot anglais training. Training signifie néanmoins tout autant formation (générale) qu’instruction (technique). Au sens militaire, l’instruction est en outre soit individuelle soit collective. Elle se distingue de l’entraînement, destiné à tester la capacité opérationnelle des unités d’une certaine ampleur par des exercices et des simulations. 1306 Notons ici que chaque agent de la GCC intervient dans un contexte réellement multinational (contrairement aux militaires qui interviennent généralement au sein d’unités constituées). 1307 Generic Standards of Behaviour for ESDP Operations, op. cit. 300 pourtant proposé de créer à l’échelle européenne une institution spécialisée 1308. L’UE avait en effet fondé peu avant le Collège européen de police (CEPOL)1309. Il fallait donc offrir des programmes dans les autres domaines prioritaires, au-delà du domaine police : renforcement de l’Etat de droit et administration civile… A défaut d’un organisme central, la Commission et un groupe de pays ont initié un projet-pilote depuis 20011310 (cf. Partie I). Ce projet repose sur la mise en réseau de plusieurs académies, écoles et centres de formation1312, liés pour beaucoup à la recherche sur la paix et sur la résolution des conflits. Les nombreux stages organisés dans les pays participants ne s’adressent donc pas uniquement à des fonctionnaires. Ils sont ouverts à la société civile (ONG, monde académique, secteur privé) tandis que le contenu des cours est lui-même plus large que la GCC stricto sensu : stages sur la transformation des conflits, sur le rôle des femmes, sur les programmes DDR (en partenariat avec l’ONU)… Ce projet favorise en outre le partage des bonnes pratiques avec les organisations extérieures (Nations Unies, OSCE). Conduit initialement sur la période 2001-2007, il bénéficie aujourd’hui des subsides de l’Instrument de stabilité. Depuis 2003 et l’adoption de la SES, le CivCom cherche cependant à formaliser les différents cursus existants en élaborant des « standards européens » (modules-types, méthodologies). Le CivCom a ainsi défini des lignes directrices communes1313 pour couvrir l’ensemble des facettes des missions civiles PESD : planification, logistique, soutien administratif, questions budgétaires... La visée pratique de la formation est par ailleurs soulignée: prise en compte de l’expérience des stagiaires, usage d’une pédagogie interactive, diversité multiculturelle du corps enseignant… L’idée générale est de décerner un « label européen » aux différents stages nationaux. Cette mise en cohérence traduit plus largement la volonté de l’UE de placer le volet formation de la GCC sous la responsabilité générale du COPS avec des visées plus larges : « A coherent strategic approach to training for civilian aspects of crisis management will be a valuable and concrete contribution to the development of a co-ordinated EU training Policy in the field of ESDP »1314. Pour renforcer l’Europe de la sécurité et de la défense, le Conseil développe en effet désormais une ambitieuse Politique pour la formation en matière de PESD. 1308 European Crisis Management Training Centre for Civilian Personnel, Crisis Management Initiative, Helsinki, March 2001. Voir aussi Kristiina RINKIVENA, The EU’s Developing Crisis Management Capacity - The Role of the Civilians, Crisis Management Inititative, 24 May 2001, site www.ahtisaari.fi/ devenu www.cmi.fi/. 1309 Le CEPOL est un réseau mettant en lien les académies de police et de gendarmerie des Etats membres. Il traite de la coopération en matière de JAI (Justice et Affaires Intérieures) mais aussi du domaine « police » de la PESD. Des stages annuels sont organisés sous la forme de modules dispensés dans les différents pays. Cf Two years Report on the Operation and Future of the European Police College (CEPOL), EU Council/CEPOL, Doc. 5727/06, Brussels 7 February 2006. 1310 EC project on training for civilian aspects of crisis management). 1312 On citera en France l’Ecole Nationale d’Administration (ENA) mais aussi la Folke Bernadotte Academy à Stockholm. L’animation de ce réseau a été confiée à l’ASPR (Austrian Study Center for Peace and Conflit Resolution). 1313 Common Criteria for Training for EU Civilian Aspects of Crisis Management, 21 November 2003, op. cit. 1314 Op. cit. 301 Vers une culture européenne de sécurité et de défense ? Lors du sommet de Thessalonique (juin 2003), les chefs d’Etat et de gouvernement ont appelé de leurs vœux l’émergence d’une Culture européenne de sécurité et de défense. Les aspects liés à la formation allaient prendre dès lors une importance croissante sur l’agenda de la PESD. La formation est effectivement un vecteur important pour « construire » une culture stratégique européenne dans l’esprit de la SES1315. En novembre 2003, le Conseil approuvait ainsi une Politique pour la formation en matière de PESD1316 qui englobe tout l’éventail des actions existantes, tant au niveau des Etats qu’au niveau européen : cours, séminaires, enseignement à distance, exercices et simulations1318... Le public cible est identifié quant à lui comme le personnel civil et militaire qui travaille pour un pays membre en lien avec la PESD et les opérations européennes. La participation de stagiaires de pays tiers est également encouragée, dans l’esprit du caractère « inclusif » de la PESD. Cette Politique s’est traduite concrètement par la rédaction d’un Concept européen pour la formation en matière de PESD (2004)1319. Le Conseil approuve par ailleurs chaque année un « programme pluriannuel glissant »1320 qui recense l’ensemble des cours et programmes à venir. A côté du CEPOL et des actions menées sous les auspices la Commission, il faut mentionner aussi le rôle central du Collège européen de sécurité et de défense (CESD) 1321. Le CESD met en réseau les institutions nationales d’enseignement supérieur en matière de sécurité et de défense. Depuis 2004, il organise annuellement un « stage PESD de haut niveau » et des « stages d’orientation » destinés à mieux faire connaître la PESD à un public averti. Placée sous la responsabilité du COPS, la Politique PESD pour la formation s’inscrit dans une démarche clairement politico-stratégique et civilo-militaire. Le Secrétariat du Conseil suit avec attention les progrès enregistrés1326. Les duplications restent néanmoins encore nombreuses tandis que les efforts en matière de standardisation doivent être poursuivis. De la même façon, les synergies avec les partenaires extérieurs (par exemple avec le Collège de Défense de l’OTAN) demeurent insuffisantes. Concernant plus spécifiquement le volet civil de la PESD, l’inadéquation entre le recrutement et la formation du personnel de la GCC reste un obstacle de poids. Trop peu de stagiaires sont projetés dans les missions civiles PESD. Inversement, en 2006, seuls 4% des experts déployés 1315 Cf. aussi HOWORTH, 2007, op. cit ; Paul CORNISH and Geoffrey EDWARDS, « Beyond the EU/NATO Dichotomy : the Beginnings of a European Strategic Culture », International Affairs, Volume n° 77, n°3, July 2001, pp. 587-603 ; Katharina KASTNER, Quelle culture de sécurité et de défense pour l’Union européenne ? – Les défis d’une approche civilo-militaire globale pour la Politique européenne de sécurité et de défense, Mémoire de Master, Ecole Nationale d’Administration, Strasbourg, 2005. 1316 EU Training Policy in ESDP, EU Council, Brussels, 17 November 2003 (document préparé conjointement par la DG VIII, la DG IX et l’EMUE, en lien avec la Commission). 1318 L’UE développe également depuis 2001 une « Politique pour les exercices PESD » qui se concrétise par un programme pluriannuel. Le premier exercice de niveau politico-stratégique s’est déroulé en novembre 2002 (Crisis Management Exercise 2002 ou CME 02). 1319 Projet de concept de formation de l’UE dans le domaine de la PESD, Conseil de l’UE, Secrétariat, Doc. 11970/04, Bruxelles, 30 août 2004. 1320 Programmes 2005-2007 puis 2006-2008. Le progamme actuel couvre la période 2008-2010 : EU Training Programme in the field of ESDP 2008 to 2010, EU Council, Doc. 16266/1/07, Brussels, 10 December 2007. 1321 Javier SOLANA, EU SG/HR for CFSP, congratulates the European Security and Defence College (ESDC) on its first anniversary, EU HR Press Release S213/06, Brussels, 19 July 2006. 1326 Draft Final Training Report (FTR) 2007, EU Council, Doc. 8499/07, Brussels, 17 April 2007 ; Training requirement relevant to ESDP - Review 2007, EU Council, Doc. 15919/07, Brussels, 30 November 2007. 302 sur le terrain avaient suivi un cours organisé à l’échelle européenne1329 (un tiers n’avait suivi aucune préparation spécifique préalable). En matière de préparation opérationnelle, il faut remarquer toutefois les efforts réalisés à l’occasion de la montée en puissance de la mission EULEX au Kosovo. L’UE prévoit par ailleurs de mettre sur pied des équipes mobiles de formateurs qui, sur le modèle onusien, devraient donner au dispositif la souplesse qui fait encore défaut (notamment en cas de déploiement rapide). L’UE projette enfin de créer un site Internet spécialement dédié à la formation en matière de PESD. Le contrôle grandissant exercé par le COPS et le CivCom sur la politique des ressources humaines de la GCC n’est cependant pas du goût de tous. Catriona GOURLAY semblait déplorer cette évolution lorsqu’elle écrivait début 2004 : « The current trend appears to be in the direction of the second pillarisation of civilian crisis management with the Council gaining greater control over the development of a coordinated EU Training Policy, encompassing both civilian and miliary dimensions of ESDP and member states retaining absolute control over the recruitment of personnel for civilian operations. In future, it is likely that the Civilian Committee in the Council (CivCom) will oversee both training and recruitment »1330. Rarement étudiée en tant que telle1331, la question des ressources humaines est en tout cas un facteur décisif pour le succès de la stratégie des moyens de la GCC1332. Conclusion Ce chapitre a montré que le développement des capacités de la GCC s’inscrit dans le cadre d’une démarche réfléchie, progressive et finalisée, dont l’OGC ne représente que la manifestation la plus visible. La montée en puissance du volet civil de la PESD est accompagnée en effet de multiples efforts qui traduisent la mise en œuvre d’une stratégie des moyens toujours plus fine et maîtrisée. Le processus reste largement soumis à la (bonne) volonté des Etats membres. Le renforcement du contrôle exercé par le Conseil - sur la sélection et la formation du personnel notamment n’est cependant pas synonyme d’immobilisme. La promotion d’une culture PESD mais aussi les chantiers liés à la standardisation des équipements montrent au contraire qu’il peut y avoir d’autres voies d’intégration que celle de la supranationalité. Un point délicat reste toutefois la dimension civilo-militaire qui nécessite de trouver des solutions véritablement nouvelles. Avec les capacités de la GCC, l’UE dispose en tout cas d’une « panoplie stratégique» toujours plus diversifiée et multifonctionnelle pour faire face aux enjeux du terrain. 1329 Analysis of Training Requirements in the field of ESDP- Draft Review 2006, EU Council, Doc. 8624/06, Brussels, 25 April 2006. 1330 Feasibility Study on the European Civil Peace Corps (ECPC), op. cit. 1331 Secure Learning: The role of training in embedding a Human Security doctrine for Europe - Case Study for the Madrid Report of the Human Security Study Group, London, The Centre for the study of global governance, November 2007. 1332 Ces questions ont été au cœur de l’OGC 2008 : Future training needs for personnel in civilian crisis management operations, 15 September 2006, op. cit ; CivCom advice on the Report from the training workshop "Future training needs for personnel in civilian crisis management operations" held in Brussels on 19-20 October 2006 (doc. 14798/06), Doc. 16849/2006, Brussels, 15 December 2006. 1336 Selon l’expression utilisée par l’UE. 303 Mais disposer des hommes et du matériel ne suffit pas. Il faut encore élaborer le corps de doctrine qui règle leur emploi. C’est précisément l’objet de la stratégie opérationnelle qui est étudiée dans le chapitre final de cette recherche. 304 305 Chapitre XII : la gestion civile des crises et la stratégie opérationnelle Résumé Les différents domaines de la GCC donnent lieu à de nombreux travaux conceptuels et doctrinaux qui relèvent de la stratégie opérationnelle. En parallèle, les armées européennes sont engagées dans un important travail de réflexion pour mieux prendre en compte les dimensions civiles dans la planification et la conduite des opérations. Ces questions touchent naturellement la PESD où les deux sphères civile et militaire peinent cependant à se rejoindre. Ce chapitre analyse dès lors la façon dont la pensée militaire peut être mobilisée pour établir un corps de doctrine civilo-militaire qui puisse répondre tout à la fois aux exigences des interventions contemporaines et aux spécificités de la PESD. Au-delà, il s’agit d’étudier ce qui pourrait constituer un modus operandi européen en matière de gestion (civile) des crises. Introduction La stratégie opérationnelle est au coeur de la stratégie générale militaire. En donnant à l’action ses principes directeurs, elle participe au succès des engagements réels. En retour, ce sont les résultats obtenus « sur le terrain » qui valident ou invalident les choix stratégiques opérés en amont. Malgré l’absence formelle d’une doctrine PESD qui procéderait directement de la SES de 2003, l’UE et les Etats membres se sont engagés dans un important travail de réflexion « stratégique et doctrinale »1336. L’objectif est de mieux définir le(s) mode(s) d’action européen(s) au niveau opérationnel, c’est-à-dire au niveau de la planification et de la conduite des engagements réels. Nous avons insisté à plusieurs reprises sur l’ambition de l’Union à pouvoir mener des actions militaires robustes. En la matière, le modèle de référence est incontestablement l’OTAN et sa capacité à « entrer en premier » sur un théâtre hostile. Mais la « gestion militaire des crises » de la PESD suppose aussi de maîtriser le savoir-faire relatif aux opérations complexes de contreinsurrection1337 et/ou de stabilisation1338. Ces dernières correspondent au contexte de notre temps et elles vont au-delà des tâches « pacifiques » d’interposition ou « d’assistance humanitaire ». 1337 Counter-insurgency operations (COIN). Sur le sujet, lire « le CLAUSEWITZ de la contre-insurrection » : David GALULA, Contre-insurrection - Théorie et Pratique, Paris, Economica, 2008 (Préface du Général PETRAEUS); Philippe SUSNJARA, « le nouveau concept de contre-insurrection du Marines Corps américain », Doctrine, n°12, mai 2007, pp. 62-65. 1338 Paul HAERI, De la guerre à la paix - Pacification et stabilisation post-conflit, Paris, Economica, 2008. 1342 Glossaire interarmées (TTA 106), Ministère de la défense (France), 1998. 306 En étudiant la GCC sous l’angle de la stratégie opérationnelle, ce chapitre analyse le travail mené pour doter le volet civil de la PESD de son propre corpus conceptuel et doctrinal. Mais, il s’agit aussi de voir comment la pensée militaire est mobilisée par les concepteurs de la PESD pour mieux intégrer les aspects civils et militaires de la gestion des crises. Les réflexions dans ce domaine butent toutefois sur des « murs conceptuels ». Rompus pour la plupart aux structures et aux procédures otaniennes, les militaires ont en effet du mal à comprendre les spécificités de la GCC et de l’UE. Les « puristes » de la gestion civile des crises se méfient quant à eux de toute forme « d’embrigadement ». Or, la GCC européenne ne peut pas se contenter de naviguer de son propre chef dans le champ de la prévention et de la démocratisation. Le « spectre haut » des tâches qui lui sont assignées suppose en effet de pouvoir mener des « missions/opérations civiles » complexes qui se rapprochent des « opérations militaires » et en épousent certains procédés. On pense ainsi aux missions de « stabilisation & reconstruction » mais aussi aux crises nécessitant l’envoi rapide d’observateurs - éventuellement armés - dans des situations de grande tension (sur le modèle de l’intervention PESD en Géorgie mais aussi de la MVK de l’OSCE, cf. Chapitre I). Dans certains cas, la GCC sera en outre déployée simultanément avec une force militaire composée en tout ou partie de contingents européens (Kosovo, Afghanistan). Ce type d’interventions suppose dès lors de répondre aux exigences de la « guerre moderne » tout en prenant en compte les nouveautés induites par le paradigme de la « guerre au milieu des populations » (cf. Chapitre X). Ce chapitre fait ainsi le lien entre la GCC et des notions familières pour le stratégiste et le stratège : principes de la guerre, continuum des opérations, Opérations basées sur les effets … Le jargon technico-militaire ne doit pas rebuter le chercheur désireux de comprendre le volet civil de la PESD tel qu’il est appelé à se développer de plus en plus. Il convient en premier lieu de définir l’objet de la stratégie opérationnelle et de s’interroger sur sa « transcription » dans la GCC européenne. Il faut voir plus largement ce qui pourrait favoriser l’émergence d’un ensemble doctrinal civilo-militaire proprement européen. A ce sujet, le facteur culturel doit être souligné : les Européens ont-ils assez d’atouts pour s’affranchir de la domination de la culture stratégique et militaire américaine ? Il faut ensuite explorer les apports et les limites de la théorie militaire pour une meilleure conceptualisation de la gestion civile des crises. Quelle place est accordée aux aspects civils dans les débats actuels sur « l’art de la guerre » et ses évolutions ? Quelles sont les conséquences et les applications possibles pour le volet civil de la PESD ? Les domaines et sous-domaines d’action de la GCC peuvent en effet être considérés comme autant de lignes d’activités dans le cadre d’un plan de campagne plus vaste qui englobe l’ensemble des moyens engagés par l’UE (et ses alliés) sur un théâtre considéré. Enfin, dans une optique plus empirique, ce chapitre analyse les travaux menés concrètement en matière de stratégie opérationnelle dans le cadre de l’UE. Sont notamment présentés le Concept de planification globale et les réflexions de l’Agence européenne de défense sur les applications possibles de l’Approche des opérations basées sur les effets. Ces éléments aident à mettre en perspective les principaux documents doctrinaux et légaux déjà rédigés pour guider les actions civiles PESD. 307 Construire un édifice conceptuel et doctrinal complet La stratégie opérationnelle : définition et importance La stratégie opérationnelle est la partie de la stratégie générale militaire qui « définit les principes, les conditions et les modalités d’emploi des forces ». Elle renvoie au « corpus conceptuel et doctrinal qui permet d’identifier, dès le temps de paix et à partir d’hypothèses d’engagement, les modes d’action envisagés aux différents échelons »1342. La stratégie opérationnelle suppose donc de définir des procédures minutieuses de gestion de crise (cf. Chapitre VII) et de construire un édifice complet, à la fois théorique et pratique, qui puisse guider en aval la préparation et la direction des opérations. On comprend dès lors son importance pour le succès de toute démarche stratégique. En matière de stratégie opérationnelle, on distingue par ailleurs le concept et la doctrine. Au sommet de l’édifice, le Concept d’emploi des forces définit les finalités générales des forces armées1343. Il se décline ensuite pour les différentes composantes (Terre, Air, Mer, voire Gendarmerie1344) et selon les grands types d’engagement1345. A l’échelon inférieur, on trouve enfin la doctrine qui précise la mise en œuvre concrète et les règles d’emploi des échelons subordonnés1346. Le concept renvoie donc au « pour faire quoi ? » tandis que la doctrine exprime plutôt le « comment ? »1347 dans une optique plus prescriptive et normative1348. La doctrine doit se garder cependant de tout dogmatisme qui négligerait les frictions et le brouillard de la guerre tout en inhibant les initiatives créatrices. Elle se diffuse en tout cas via la publication de manuels, mémentos et notices qui doivent être mis à jour de façon permanente, en prenant en compte le retour d’expérience, le savoir-faire propre à chaque armée nationale et le souci de cohérence avec les pays alliés. L’absence d’un « Concept d’emploi » pour la GCC L’UE ne dispose pas à ce jour d’un ensemble doctrinal PESD qui se distinguerait clairement du corps de doctrine des armées nationales ou de l’OTAN1349. Certains doutent d’ailleurs de la 1343 Ex : Concept d’emploi des forces, Etat-Major des Armées (France), 1997. Florian VILLALONGA, « La police internationale en stabilisation », Doctrine, n°12, mai 2007, pp. 25-28 ; Le rôle de la Force de gendarmerie européenne, Rapport de l’Assemblée de l’UEO, Doc. A/1928, 21 juin 2006. 1345 Ex: Concept d’emploi des forces terrestres en stabilisation, Ministère de la défense (France), 2005. 1346 Ex: Doctrine d’emploi des forces terrestres en stabilisation, Ministère français de la défense, CDEF, 2006 ; The military contribution to peace support operation, Joint Warefare Publication 3-50, UK, MOD 2004. 1347 Le concept est « l’énoncé des principes, des conditions et des modalités d’emploi des forces dans un contexte géostratégique donné » (…). La doctrine, quant à elle, « exprime comment chaque niveau d’action conçoit et entend conduire les campagnes, opérations, manoeuvres ou engagements, en cohérence avec les objectifs de niveau supérieur, le contexte et les moyens dont elle dispose, à un moment donné » : Jean-Marc VEYRAT, « La pensée militaire française : se préparer d’abord à la vraie guerre », Le Casoar, n°183, 2006. 1348 Lucien POIRIER, La nouvelle alliance du théoricien et du praticien, consulté le 07 juin 2007 sur le site http:///gustave.club.fr/penser_strategiquement3.htm. 1349 ESDP : From Cologne to Berlin and Beyond, January 2007, op. cit. 1344 308 volonté des Européens dans ce domaine1350 tandis que d’autres s’interrogent sur l’utilité même d’une telle entreprise qui serait de nature à renforcer la militarisation de l’Union1351. A la différence des Nations Unies, l’UE ne s’est en tout cas pas lancée dans la rédaction d’un document-cadre qui fixerait les grandes orientations en matière de stratégie opérationnelle1352. La proposition du Groupe de Barcelone de doter l’UE d’une improbable « Doctrine de sécurité humaine » (cf. Chapitre VI) est restée elle-même sans suite. Pour autant, l’Union produit depuis 1999 des Documents conceptuels et doctrinaux et des Documents légaux de forme et d’importance variables. La démarche suivie est essentiellement flexible1353, les documents ayant souvent été adoptés à l’occasion d’une opération conjoncturelle. A l’instar de la PESD, le corpus militaire européen se constitue dès lors par touches graduelles1354, au travers de Living documents, amendés et améliorés au fil des mois et des opérations. L’édifice conceptuel du volet civil de la PESD reste lui-même constitué d’isolats mal raccordés. Si les premiers textes reflétaient avant tout les préoccupations de la DG VIII, du CMUE et de l’EMUE, les instances de la GCC sont désormais mieux impliquées : formulation d’avis par le CivCom, publication de documents sous le timbre de la DG IX… La Cellule civilo-militaire est supposée par ailleurs développer les réflexions sur des thématiques intéressant les deux volets de la PESD : réforme du secteur de la sécurité, processus DDR... Malgré de nombreux efforts sectoriels ou thématiques (analysés en fin de chapitre), on notera l’absence d’un Concept d’emploi pour la GCC qui recouvrerait l’ensemble des documents doctrinaux existants. Comme pour le volet militaire de la PESD, ce sont en fait les scénarios d’engagement et les Options civiles ciblées de l’OGC 2008 qui fournissent la meilleure réponse à la question du « pour faire quoi ? »1355. Or, le concept d’emploi relève de la stratégie opérationnelle et non pas de la stratégie des moyens… Enfin, il faut souligner l’importance de la terminologie et saluer l’adoption en 2007 d’un document qui pose les bases d’une uniformisation des termes-clés de la GCC et des sigles 1350 Lawrence FREEDMAN, « Can EU develop an effective military doctrine ? », A European Way of War, Center for European Reform, London 2004, p. 22. De fait, seule l’Allemagne se serait montrée intéressée par la rédaction d’une vraie doctrine militaire européenne (entretien avec un militaire de haut rang, Bruxelles, juillet 2008). 1351 Giovanna BONO, « The EU’s Military Doctrine », International Peacekeeping, Volume 11, Number 3/Autumn 2004, pp. 439-456. 1352 Après plusieurs décennies de pratique du maintien de la paix, le DOMP cherche à définir son propre édifice conceptuel: Capstone Doctrine for United Nations Peacekeeping Operations – Draft 3, New York, DPKO, 29 June 2007, op. cit. ; Cf. aussi Report on Integrated Missions - Practical Perspectives and Recommandations, UN DPKO Best Practices Unit, New York, May 2005 ; Authority, command and control in United Nations multidimensional peacekeeping operations, UN DPKO Policy Directive, 2007. 1353 Dennis GYLLENSPORRE, « L’évolution de la doctrine militaire de l’UE », Défense Nationale, février 2008, p. 74. Officier suédois, l’auteur est en charge de la branche « Doctrine et Concepts » de l’EMUE. 1354 Rien qu’en matière militaire, l’UE dispose néanmoins d’une cinquantaine de concepts. Cf. par exemple le concept guidant l’emploi des Goupements tactiques : sur ce sujet, voir Gustav LINDSTROM, Enter the EU Battlegroups, Chaillot Paper, n°97, Paris, ISS-EU, 2007 et Yves BOYER, The Battlegroups : Catalyst for a European Defence Policy, Brussels, ISIS Europe/European Parlement, 2007. Voir aussi Lead State Concept, EU Council, Doc. 10715/07, Brussels, 06 December 2007; Draft Concept for EU evacuation operations using military means, EU Council, Doc. 16337/07, Brussels, 21 December 2007, op. cit. Un document récent mérite enfin une attention particulière dans le cadre de ce chapitre : European Union Concept for Military Planning at the Political and Strategic level, Doc. 10687/08, EU Council, Brussels, 16 June 2008. 1355 Rappel : les grandes hypothèses d’emploi de la GCC sont : la stabilisation & reconstruction (si nécessaire dans le cadre de missions de substitution) ; la prévention des conflits (via des missions d’observation/surveillance et de soutien aux bureaux des RSUE) ; le renforcement ciblé des institutions ; le soutien aux opérations humanitaires par des moyens civils. Cf. Chapitre XI. 309 associés1356. L’usage de l’anglais comme langue opérationnelle de la PESD n’est pourtant pas sans conséquence1358. A titre d’exemple, l’imprécision du mot anglais operationnal ne se retrouve pas en français où l’on différencie plus clairement les divers niveaux de planification et de conduite (cf. infra). De la même façon, le vocabulaire de la PESD évoque souvent indifféremment la doctrine, les concepts, les lignes directrices et les procédures1359. Le langage opérationnel n’est donc pas « neutre ». Dès lors, il ne faut pas s’étonner de la prépondérance des conceptions anglo-saxonnes. Cet état de fait n’est pas sans appauvrir la « pensée civilo-militaire européenne ». S’affranchir du syndrome de POLYBE Chaque appareil étatique et militaire génère sa propre pensée en matière de stratégie opérationnelle. Pourtant, un corpus conceptuel et doctrinal correspond à une période donnée. Il s’édifie autour d’une idée centrale ou d’un paradigme dominant1360. Nous avons déjà souligné plus haut que le modèle dominant est celui de la Révolution des affaires militaires et de la guerre réseau-centrée. Ce modèle techniciste est au cœur de la culture stratégique américaine1361. Or, les armées européennes sont largement influencées par les préférences développées aux Etats-Unis et par les choix qui en découlent. La diffusion de concepts sans cesse nouveaux outre-atlantique alimente la peur du décrochage technologique et donc, l’obsession de l’interopérabilité (via la « certification OTAN » notamment). Cet état de fait crée une situation de dépendance dénoncée par le Général POIRIER comme le « syndrome de Polybe » des Européens, volontiers enclins à reproduire la pensée stratégique de l’empire du moment1362. Le contexte sécuritaire international influe aussi directement sur les choix en matière stratégique et militaire. Sur fond « d’après 11 septembre » et de « guerre contre le terrorisme », les attentions des armées européennes sont ainsi portées sur les opérations de contre-insurrection et de stabilisation. La pensée militaire ne peut enfin faire totalement abstraction des éléments d’ordre idéologique (surtout lorsqu’ils sont mis en avant par la plus grande puissance mondiale): Agenda de la liberté et de la démocratisation, diplomatie transformationnelle, shaping, Statebuilding, Nation-building… Tous ces éléments ont déjà été abordés plus haut et il n’y a pas lieu d’y revenir. 1356 Standard language for planning documents and legal acts for Civilian ESDP operations, EU Council, Doc. 11073/07, Brussels, 21 June 2007, op. cit. En sus de la terminologie, on notera aussi la nécessité de développer une symbologie particulière pour la GCC, au-delà des symboles militaires utilisés par l’OTAN. 1358 Il est toutefois plaisant de noter que l’UE présente EUPOL RDC comme une « French speaking mission ». 1359 GYLLENSPORRE, op. cit, p. 74. 1360 Lucien POIRIER, Sociologie, op. cit. 1361 Bruno COLSON, La culture stratégique américaine, 1993, op. cit. ; COLSON, Bruno, La stratégie américaine et l’Europe, Paris, Economica, 1997. 1362 Historien de culture grecque, POLYBE s’était fait le propagantiste de l’empire romain. 1366 Grand commandement créé aux Etats-Unis pour conduire la réflexion doctrinale et la transformation des armées américaines. On notera que l’USJFCOM est fusionné avec l’ACT (Allied Command Transformation) de l’OTAN. Cette structure est basée à Norfolk (Virginie). 310 Sur le plan de la stratégie opérationnelle (militaire), le modèle est donc celui des interventions expéditionnaires, « en coalition » et « multi-instruments » (face à un ennemi asymétrique). Dans cette optique, la prépondérance américaine a permis au USJFCOM1366 d’impulser des « expérimentations multinationales »1367 pour promouvoir le renforcement des approches intégrées, du niveau interarmes (combined) au niveau interministériel (voire « interagences »), en passant par « l’interarmisation » (jointness). Côté européen, sont notamment impliqués dans ces travaux le Royaume-Uni, l’Allemagne, la France (qui a rejoint le groupe après des réticences initiales). On notera par ailleurs la participation de la Suède et la Finlande, deux pays non membres de l’OTAN. L’EMUE est associé pour sa part à ces expérimentations comme observateur. De façon générale, la « doxa » diffusée par la communauté stratégique américaine a des répercussions directes sur la stratégie opérationnelle des Etats européens les plus influents et, par ricochet, sur le corpus de la PESD1368. Se pose néanmoins un double défi pour les Etats membres : comment promouvoir un ensemble doctrinal qui prenne en compte le génie propre des armées européennes et les spécificités civilo-militaires de la PESD ? Comment répondre simultanément aux exigences incontournables de l’interopérabilité ? En effet, les Etats entendent bien garder leur liberté de choix pour pouvoir intervenir dans des cadres d’emploi diversifiés : UE mais aussi OTAN, opérations en coalition, ONU… Vers une doctrine civilo-militaire européenne ? On retrouve ici la question de l’émergence d’une culture stratégique autonome (qui englobe et dépasse d’ailleurs la culture militaire). Même en matière de stratégie opérationnelle, on bute une fois encore sur le dilemme européen de « l’unité dans la diversité »1369… Au-delà des luttes politiques sur le devenir de la PESD et sur son contrôle, quels seront les Etats européens qui sauront faire prévaloir leurs vues et leur savoir-faire ? Nous avons déjà souligné le rôle des pays neutres ainsi que l’apport spécifique des pays disposant de forces de police à statut militaire. De façon générale, il semble toutefois que la stratégie opérationnelle de l’UE porte à bien des égards la « marque britannique ». Ainsi, dans le cadre des expérimentations multinationales conduites sous la houlette de l’USJFCOM, c’est le Royaume-Uni qui avait été chargé de réfléchir aux applications possibles au niveau de l’OTAN. Les propositions britanniques ont cependant rencontré la réticence des Etats-Unis, peu enclins à renoncer à leur modèle technologique de la guerre réseau-centrée. A l’aune de sa propre expérience, le Royaume-Uni a donc développé une approche particulière dite « approche globale » qui accorde une plus large part aux aspects civils. On pense ici à l’influence de Rupert SMITH et à son paradigme de la « guerre au milieu de populations » (qui trouve lui-même ses sources dans la culture militaire britannique1370). En 2005, la Présidence 1367 Multinational experiments (MNE) conduits en 2001, 2003 et 2004 sur une base intergouvernementale pour développer des nouvelles méthodologies coopératives de planification. 1368 Voir aussi MAKKI, in DELCOURT, MARTINELLI et KLIMIS, op. cit. 1369 Hervé COUTEAU-BEGARIE, « Unité et diversité des cultures stratégiques en Europe », in Jean KLEIN, Patrice BUFFOTO et Nicole VILBOUX (dir.), Vers une politique européenne de sécurité et de défense, Economica, 2003, pp. 119-128. 1370 Précurseurs de l’approche « winning the hearts and minds », les Britanniques ont une expertise reconnue en matière de contre-insurrection (expérience acquise du temps de l’Empire colonial mais aussi en Irlande du Nord). 311 britannique de l’UE a en tout cas favorisé l’orientation de la PESD vers une meilleure intégration des aspects civils dans la planification militaro/stratégique et opérationnelle PESD (Concept de « planification globale », cf. infra). Cet effort a été poursuivi durant les présidences tournantes suivantes. Au plan national, la France s’engage d’ailleurs sur la même voie en cherchant à améliorer sa coopération interarmées et interministérielle1371. Les dynamiques d’influence mutuelle s’exercent dès lors selon des configurations très variées. A l’avenir, les solutions retenues au niveau européen pourraient être cependant de plus en plus « dimensionnantes » pour les Etats membres. On retiendra que les défis conceptuels et doctrinaux de la PESD sont multiples car il faut dépasser les lectures nationales et les lectures militaires traditionnelles tout en inventant des concepts nouveaux, propres au volet civil de la PESD (en lien avec les instruments mis en œuvre par la Commission de surcroît). Il faut souligner par conséquent la différence entre les deux volets de la PESD dans ce domaine. Sur le plan militaire, construire une doctrine PESD ne présente un intérêt réel qu’au niveau politico-stratégique et au niveau de la stratégie générale militaire, pour asseoir la stratégie d’influence de l’Union notamment. En revanche, plus on se rapproche de l’échelon du terrain, plus les procédés militaires sont similaires à ceux développés dans d’autres cadres d’intervention1372. Il en est tout autrement pour les éléments doctrinaux spécifiques à la GCC qui doivent être intégrés dans un ensemble civilo-militaire puis, déclinés jusqu’au plus bas niveau selon des modes d’action qui restent largement à inventer1373. Il convient dès lors de confronter maintenant la GCC à la théorie militaire pour explorer les apports et les limites des réflexions actuelles qui visent à favoriser les synergies entre les aspects civils et militaires dans les plans de campagne (campaign planning) et la conduite des manœuvres de gestion de crise. Gestion civile des crises et théorie militaire Le chapitre consacré à la stratégie fondamentale (Chapitre IX) a déjà fait le lien entre la GCC et des notions qui appartiennent au vocabulaire stratégique : action directe et indirecte, chronostratégie… Nous avons aussi souligné les « mirages de la victoire » dans le sens où l’accumulation de succès sur le terrain peut annoncer paradoxalement une défaite stratégique. La logique contradictoire et les limitations intrinsèques de la rationalité stratégique (la friction et le brouillard) nous rappellent que la stratégie opérationnelle ne peut s’accommoder d’un cartésianisme trop rigide. La stratégie opérationnelle est en effet tournée vers l’action en milieu conflictuel. Elle traite tout autant de la « théorie militaire » que de « l’art de la guerre ». Cet art repose lui-même sur le savoir et sur l’expérience du stratège mais aussi sur son « coup d’œil » pour apprécier la situation et prendre à temps les bonnes décisions. 1371 Niagalé BAGAYOKO et Anne KOWACS, La gestion interministérielle des sorties de conflits, Paris, Documents du C2SD, n° 87, 2007; RICHIER et MOREL, « La conception et la conduite d’une phase de stabilisation au niveau interministériel », Doctrine, n°12, mai 2007 (op. cit.); Christian de SAINT CHAMAS, « l’approche globale des crises », Doctrine, n°12, mai 2007, pp. 22-25. 1372 GYLLENSPORRE, op. cit. Par exemple, la tenue d’un point de contrôle par une section répondra aux mêmes principes généraux, quel que soit le cadre d’emploi. 1373 Par exemple, l’organisation de patrouilles mixtes multiéthniques ne fait pas partie des tâches traditionnelles des polices nationales européennes. 312 Que dire alors de la GCC et des opérations civiles PESD ? Quels sont les rapprochements possibles avec « la chose militaire » et quelles sont les limites d’une telle entreprise ? Comparer une mission limitée comme EUJUST THEMIS à une intervention militaire type EUFOR Tchad/RCA peut laisser perplexe. L’analogie est en revanche beaucoup plus pertinente pour les missions de substitution ou de contrôle/surveillance qui, quelle que soit leur ampleur, doivent répondre aux principes généraux de l’agir stratégique. On peut en dire tout autant pour les missions civiles multidimensionnelles (ex. EULEX Kosovo) qui induisent des enjeux opérationnels toujours plus complexes. GCC et principes de la guerre Le raisonnement stratégique permet tout d’abord de relier la GCC aux trois « principes de la guerre » : la liberté d’action, la concentration des efforts et l’économie des forces. Ces grands principes ont été théorisés il y plus d’un siècle par le futur Maréchal FOCH1374. Complémentaires et interdépendants, ils sont applicables en tout lieu et en tout temps, à tous les étages de la stratégie. En matière de gestion civile des crises, la liberté d’action repose tout d’abord sur l’autonomie. Celle-ci est de nature politique (autonomie de décision) mais aussi capacitaire : personnel, matériels, financement. Une mission civile PESD doit disposer également d’un cadre juridique et éthique approprié : mandat clair (source de légitimité), immunités accordées aux agents... La « juridiciarisation » croissante des interventions internationales est en effet une contrainte réelle qui ne doit pas paralyser l’action. Une autre condition pour le succès de la mission est la garantie de la liberté de mouvement pour les agents de la GCC. Cela suppose l’existence d’un climat sécuritaire acceptable, assuré au besoin par le déploiement simultané de troupes (européennes ou autres). La dissimulation et la ruse (cf. SUN TSU) participent par ailleurs à la liberté d’action. Elles permettent notamment l’effet de surprise qui est l’un des principaux facteurs d’efficacité de la manœuvre. Il est dès lors compréhensible que l’UE ne fasse pas toujours preuve de transparence sur les buts réels de ses interventions, sur ses dispositifs, sur ses modes opératoires… Le principe de concentration repose pour sa part sur la nécessaire convergence des actions et des efforts. Il ne s’agit pas de saupoudrer des ressources rares dans des zones isolées et dangereuses mais de définir au contraire les points d’application les plus favorables pour les différentes actions relevant de la GCC. Sur le plan opérationnel, l’UE doit choisir par conséquent avec discernement l’emplacement de ses bureaux (capitale versus provinces voire échelon local) tout en ciblant clairement les « bénéficiaires » dans les Etats hôtes : élites, leaders intermédiaires1375… Les missions civiles PESD peuvent par ailleurs se focaliser sur la formation et le tutorat des policiers/fonctionnaires ou se concentrer plutôt sur les réformes administratives et financières (ex : EUSEC RDC). Les choix à opérer sont dans tous les cas difficiles d’où l’importance des missions d’évaluation pour préparer les interventions avec minutie1376 . 1374 Ferdinand FOCH, Des principes de la guerre, Paris-Nancy, Berger-Levrault, 1903 (réédition, Paris, Imprimerie nationale, 1996). 1375 On pense sur ces questions à l’apport de la géographie militaire mais aussi à la pyramide du Peacebuilding de John-Paul LEDERACH, op. cit. Cf. également Carrie MANNING, « Local Level Challenges to Post-conflict Peacebuilding », International Peacekeeping, Vol.10, n°.3, 2003, pp. 25-43. 1376 EU Crisis Management and Conflict Prevention - Guidelines on Fact-finding Missions, EU Council, Doc. 15461/02, Brussels, 10 December 2002. 313 Enfin, le principe d’économie des forces suppose de n’engager que les moyens strictement indispensables, en gardant les réserves nécessaires pour faire face à tout changement de situation. Le terme « économie » doit se comprendre au sens large (système économique qui met en lien différents éléments). Pour la GCC, on retiendra la nécessité d’optimiser les ressources en favorisant la coordination au sein des missions et en organisant la rotation et la mobilité du personnel. La possibilité de redéployer les CRT (et les matériels) d’un théâtre à un autre sur court préavis participe ainsi à l’économie des forces. En sus des principes de la guerre, il faut évoquer par ailleurs l’importance de l’unicité du commandement qui garantit la cohérence de l’action (car la manœuvre est une !). Le triptyque « un chef/des moyens/une mission », incontournable en matière militaire, s’applique pleinement à la GCC et aux missions civiles PESD. L’UE apporte ainsi un soin particulier à la désignation des Chefs de mission (HoM) qui doivent avoir l’expérience et les compétences requises, au-delà du traditionnel marchandage intergouvernemental pour se répartir des postes à haute visibilité. Tout comme le Commandant d’une Force militaire, le Chef de mission reçoit des Etats membres le contrôle opérationnel (OPCON) sur le personnel mis à disposition1378. Il lui revient également de conclure un contrat avec la Commission pour couvrir les aspects budgétaires... En un mot, le Chef de mission est le personnage-clé d’une action civile PESD sur le terrain. Il (ou elle) doit assurément correspondre à la figure de stratège car son rôle ne se limite pas à des fonctions de représentation diplomatique. EUSEC RDC et EULEX Kosovo ont d’ailleurs été confiées à d’anciens officiers généraux tandis que les chefs des missions de police de l’UE sont souvent issus des forces de type carabinieri1379 (nous avons déjà vu supra les différences de perception à ce sujet, certains Etats membres étant totalement étrangers à la notion de « force de police »). La création de la CPCC et du poste de CivOpCdr donne en tout cas au volet civil de la PESD une chaîne de commandement claire et largement calquée sur les pratiques militaires (sans être totalement identique, cf. Chapitre VII). Nous avons vu aussi que cette réforme organisationnelle a conduit l’UE à « déposséder » le RSUE de ses attributs opérationnels même si ce dernier garde un rôle général de coordination politique des actions européennes sur un théâtre considéré1380. Les militaires refusaient en effet d’être mis directement sous le commandement d’un civil comme c’est la pratique dans le cadre des opérations de l’ONU1381. En cas de déploiement simultané d’une mission civile et d’une opération militaire, les deux chaînes de commandement ne se rejoignent donc formellement qu’à Bruxelles, sous l’égide du COPS (et donc, du contrôle exercé collectivement par les Etats). 1378 En adéquation avec la terminologie militaire, on distingue en matière de GCC le « commandement opérationnel » (OPCOM) du « contrôle opérationnel » (OPCON). L’OPCON suppose une autorité moindre sur le personnel (sur le plan disciplinaire par exemple). Dit autrement, les Etats membres restent souverains car ils gardent formellement le commandement sur les experts qu’ils détachent dans les missions civiles PESD. 1379 MACHIAVEL (op. cit) conseillait aussi au Prince de bien choisir ses conseillers et ses gens de guerre. 1380 Ces questions renvoient à la « CMCO sur le terrain ». Voir aussi Co-Ordination and Coherence between the EUSR, the EUFOR-Althea and the EUPM in Bosnia-Herzegovina : Case study and Recommendations for the Future, EU Council, Doc. 16770/06, Brussels, 15 December 2006. 1381 Les armées européennes ont pu mesurer les limites de ce modèle onusien qui délègue en général la décision de l’usage de la force au Représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies (SRSG). 314 L’UE prévoit en revanche la possibilité de placer des Unités de police intégrées sous responsabilité militaire. Des exercices ont permis également de tester le transfert d’autorité d’un commandement militaire vers un commandement civil. A l’inverse, nous avons vu qu’il n’est pas envisagé sérieusement de placer des éléments civils (type CRT) au sein d’un Groupement tactique militaire. Trois niveaux d’action Il faut maintenant s’intéresser aux différents étages de la stratégie opérationnelle et à leur apport pour la GCC (cf. Fig. 27, page suivante). La pensée militaire traditionnelle distingue en effet trois niveaux de planification et de conduite des opérations1387 : le niveau de l’action stratégique (guerre), le niveau opératif (campagne) et le niveau tactique (bataille). Le niveau de l’action stratégique (niveau militaro-stratégique selon le vocabulaire PESD) « vise à neutraliser ou à détruire les centres vitaux de l'adversaire, éléments essentiels de la capacité adverse de combattre ou d'entretenir le conflit, ou un fondement de sa volonté »1390. Pour l’UE, cet étage correspond aux instances bruxelloises de la chaîne PESD, en lien avec les gouvernements des Etats membres (COPS, SG/HR). Concernant la GCC, ce niveau implique également le Commandant des opérations civiles (équivalent du Commandement de l’opération ou OpCdr sur le plan militaire). Le niveau opératif (operational level) est quant à lui « celui auquel une opération est planifiée, conduite et soutenue sur un théâtre d'opérations, en vue d'atteindre un objectif militaire fixé. C'est le niveau de coopération des actions interarmées sur ce théâtre sous la responsabilité de son commandant. L'action opérative vise à détruire, neutraliser ou réduire les centres de gravité de l'adversaire »1391. Pour une intervention militaire PESD, c’est le niveau du Commandant de la Force (FCdr). Pour une mission civile ou de police, il correspond au niveau du Chef de Mission (HoM). Comme expliqué plus haut, le RSUE intervient également à cet échelon sans agir directement dans la chaîne opérationnelle. Enfin, le niveau tactique est « celui où sont préparées, conduites et exécutées les manœuvres, en vue d'atteindre les objectifs définis par le commandant de théâtre. La responsabilité de la conduite de la manœuvre tactique, pour les forces terrestres, incombe au commandant de la composante terrestre. La manœuvre tactique terrestre vise à détruire, neutraliser ou contrôler les points décisifs adverses, en vue d'agir sur un ou plusieurs centres de gravité » 1392. Pour la GCC, ce niveau renvoie aux sous-composantes des missions. Ainsi, les chefs des trois piliers de EULEX Kosovo (police, justice et douanes) assument chacun leur part de responsabilité. Il en est de même pour les chefs des bureaux provinciaux des différentes missions. 1387 Cf. la dimension verticale de la stratégie fondamentale selon LUTTWAK, op. cit. Centre de Doctrine d'Emploi des Forces (France) : www.cdef.terre.defense.gouv.fr/cdef/grde_lignes3.htm. (site consulté le 7 février 2008). 1391 Ibid. 1392 Ibid. 1390 315 Fig. 27 : la correspondance des niveaux de planification pour les deux volets de la PESD 1393 Source : schéma réalisé à partir de documents internes du Secrétariat Général du Conseil 1393 Source principale : European Security and Defence Policy - Civilian Crisis Management, e-learning center Slovenian Armed Forces, op.cit. 316 Ce raisonnement pyramidal est particulièrement utile pour clarifier les liens hiérarchiques et les liens fonctionnels, au sein des missions civiles PESD et dans une optique civilo-militaire plus large. Certes, à l’époque du « caporal stratégique »1394, cette séparation peut sembler parfois artificielle dans les interventions contemporaines. On constate en effet une interpénétration croissante des échelons, certaines actions locales pouvant avoir des répercussions stratégiques directes (effet CNN). Les chevauchements sont par ailleurs inévitables lorsque les engagements se déroulent dans des zones géographiques restreintes (au Kosovo par exemple). En matière de planification et de contrôle, il semble pourtant prudent de distinguer autant que possible ces étages et surtout, de ne pas négliger le niveau opératif qui coordonne véritablement les actions sur le théâtre1395. Chaque niveau correspond à un cadre espace-temps particulier et il convient de préserver le principe de subsidiarité (adapter les missions à chaque échelon considéré, laisser les marges d’initiative nécessaires). Il faut dès lors se féliciter que la chaîne de commandement de la GCC soit désormais complète. Elle permet de relier dans une suite logique et hiérarchique les différents acteurs/décideurs, du COPS jusqu’à l’agent de la GCC présent sur le terrain. GCC et continuum des opérations La gestion civile des crises doit maintenant être replacée dans le « continuum des opérations » tel qu’il est conceptualisé dans le corpus doctrinal des Etats-Unis et des principales armées européennes. Ce continuum repose sur la séquence intervention-stabilisation-normalisation qui efface la distinction (en vigueur depuis les années 1990) entre deux grands modes opératoires : l’action en coercition et la maîtrise de la violence1396. A priori, les tâches civiles de la gestion des crises s’inscrivent plutôt dans le cadre de la maîtrise de la violence1397. Celle-ci suppose des savoir-faire spécifiques en matière de « contrôle du milieu ». Ce mode opératoire cherche à privilégier les mesures de prévention et de retour à la normale en maintenant la violence à son plus bas niveau, parfois par le biais de mesures d’exception, mais en enclenchant des processus vertueux pour le plus long terme. Or, l’expérience récente a montré que les opérations de stabilisation ne sont pas linéaires. La succession chronologique intervention-stabilisation-normalisation reste elle-même hypothétique. Les opérations sont fondamentalement réversibles tandis que la théorie de la Three-blocks War annonce des engagements où une troupe sera amenée simultanément à combattre, à stabiliser et à normaliser (on parle de recouvrement des phases). Ces nouvelles réalités opérationnelles ont des implications directes sur l’emploi des capacités civiles de la PESD. Certes, la GCC actuelle est utilisée prioritairement sur un mode préventif ou 1394 Charles KRULAK, « The Strategic Corporal: Leadership in the Three Block War », Marines Magazine, January 1999. 1395 Loup FRANCART, « L’évolution des niveaux stratégique, opératif et tactique », Institut de Stratégie Comparée, Paris, 2000, www.stratisc.org/strat/strat068_Francart.html ; Sur les limites de l’opératique, cf. Hervé COUTEAUBEGARIE, « Contre l’opératique », Objectif Doctrine, n°39, avril 2005, pp.1-3. 1396 Vincent DESPORTES, L’adieu aux armes – Anticiper et gèrer la sortie de crise, Doctrine, n° spécial 2007/01, Ministère de la Défense, CDEF (France), pp.3-6; Vincent DESPORTES, « Stabilisation – Fonction stratégique, Phase décisive », Doctrine, n°12, Centre de doctrine d’emploi des Forces (France), mai 2007. 1397 Cf. FRANCART et PATRY, Maîtriser la violence : une option stratégique, op. cit. 1400 Sur un plan théorique, cf. Michael BRECHER and Patrick JAMES, Crisis in World Politics: Theory and Reality, Boulder, Westview, 1977 ; Patrick JAMES, « Systemism, Social Mechanisms, and Scientific Progress : A Case Study of the International Crisis Behavior Project », Philosophy of the Social Sciences, Vol. 34, n°3, 2004, pp. 352-370. 317 lors de la phase de normalisation (réforme du secteur de la sécurité, etc.). En situation de postconflit, il s’agit toutefois d’assurer la transition entre la force militaire et les autres intervenants (ex : la Commission européenne). En outre, les évolutions en cours montrent que les agents de la GCC seront aussi engagés sur des théâtres « non stabilisés », parfois au côté d’une opération militaire comportant des actions de combat violent (cas de l’Afghanistan avec le stationnement de certains policiers dans les PRT de la FIAS). Cela rappelle la nécessité de bien peser les choix pour actionner les moyens civils de la PESD au bon endroit et au moment propice. Approches systémiques et lignes d’opérations Dans cette analyse, il faut aborder également la question des potentialités et des limites des approches systémiques pour la gestion des crises1400. Ces approches ont été notamment mises en valeur aux Etats-Unis dans le prolongement de la RMA et de l’Air power. Elles marquent aujourd’hui la pensée militaire des armées occidentales. L’idée principale est de modéliser l’adversaire comme un système maillé que l’on peut découper en sous-systèmes : dirigeants, fonctions vitales, infrastructure, populations et forces armées (selon la théorie des cinq cercles de John WARDEN1401, cf. Fig. 28 page suivante). Fig. 28 : les cinq cercles de WARDEN Source : John WARDEN, Planification aérienne en vue du combat, Paris, Economica, 1998 Infrastructures Fonctions vitales Dirigeants Populations 1401 Forces armées John WARDEN, Planification aérienne en vue du combat, Paris, Economica, 1998. 318 L’objectif est de contraindre l’ennemi à la paralysie stratégique en attaquant son système nerveux - ses centres vitaux - voire en le décapitant (l’analogie avec le corps humain est manifeste). Les applications militaires de ces théories ne recourent pas uniquement à la violence. Elles supposent de mener également des actions « non cinétiques » : « bombardements électroniques », démoralisation de l’ennemi par la propagande… A l’extrême, il sera possible de les utiliser pour renverser le régime de l’entité adverse. A chaque fois, il faudra en tout cas déterminer le(s) centre(s) de gravité de l’adversaire, c’est-à-dire le(s) point(s) où la convergence des efforts permettra un rapport de force favorable (cf. le point culminant ou Schwerpunkt de CLAUSEWITZ). Les notions de centre de gravité et d’effet de masse sont au cœur de la stratégie opérationnelle américaine, traditionnellement inspirée par CLAUSEWITZ et JOMINI. L’héritage jominien se retrouve notamment au travers du concept de « lignes d’opérations ». Antoine de JOMINI1402, fervent promoteur de l’offensive, avait en effet théorisé sur l’importance du choix de la base d’opérations (base de départ) et sur la nécessité de définir des lignes mettant en lien les points décisifs du terrain qui sont autant d’étapes vers le centre de gravité de l’ennemi (cf. Fig. 29). Fig. 29 : les lignes d’opérations et le spectre DIME Source : DIAZ, Mario, Prosperity or Perdition : Do Lines of Operations Apply in Stability Operations, Fort Leavenworth, US Army Command and General Staff College, 2003 1402 Antoine-Henri JOMINI, Précis de l’art de la guerre, Paris, Perrin, 2001. 319 Il est aujourd’hui admis que ces lignes logiques et complémentaires peuvent être soit matérielles soit immatérielles. Elles renvoient aux différentes dimensions du spectre DIME (Diplomatic, Informational, Military, Economic) conceptualisé par l’armée américaine à la suite des travaux du sociologue Michael MANN1404 sur les quatre sphères du pouvoir social : idéologie/culture, économie, violence/armée, politique. Le concept DIME a cependant été élargi1405 et l’on parle désormais de l’approche DIFEMIL ou MIDLIFE : Military, Intelligence, Diplomatic, Law Enforcement, Information, Finance, Economic1406. Cette approche est au centre des réflexions sur les aspects doctrinaux des opérations de stabilisation1407. Les interventions contemporaines supposent donc d’intégrer à la manœuvre des « lignes d’opérations multidisciplinaires ». Le systémisme utilisant volontiers le langage graphique, la convergence des lignes et les progrès réalisés sont alors matérialisés sur des tableaux de suivi grâce à des indicateurs de couleur. Applications possibles pour la GCC Les approches systémiques sont-elles applicables à la GCC ? Les conclusions que l’on peut déduire à ce stade pour le volet civil de la PESD sont de plusieurs ordres. Une première conclusion a trait à l’application de la notion de lignes d’opérations. Les domaines de la GCC européenne ne correspondent pas exactement aux diverses facettes du spectre MIDLIFE présenté plus haut. La gestion civile des crises peut cependant être considérée comme une ligne d’opérations en soi dans un plan de campagne civilo-militaire qui dépasserait la dichotomie très otanienne entre « actions cinétiques » et « actions non cinétiques ». Ce point est une différence de poids entre la doctrine militaire « pure » et la doctrine PESD en devenir. La GCC est ensuite elle-même décomposable en « lignes d’activité » 1411: police, renforcement de l’Etat de droit… Chacune de ces lignes englobe des actions remplissant différentes fonctions (ex. pour le domaine de l’administration civile : administration générale, fonctions sociales, fonctions d’infrastructure, élections, administration locale). Les documents doctrinaux de la GCC évoquent ces différentes fonctions mais sans aller jusqu’à adopter le vocabulaire jominien. Une exception notable est l’opération EULEX Kosovo dont le CONOPS évoque pour la première fois 1404 Michael MANN, The Sources of Social Power (Vol. I and II), Cambridge, Cambridge University Press, 1986 and 1993. 1405 Jack KEM, Understanding the operationnal environment : The expansion of DIME, University of Military Intelligence, http://universityofmilitaryintelligence.us/mipb/article_print.asp?articleID=578 (consulté le 14 mars 2008). 1406 L’Armée américaine utilise également l’acronyme ASCOPE pour prendre en compte les dimensions civiles dans la planification militaire : Areas, Structures, Capabilities, Organizations, People, Events… 1407 Mario DIAZ, Prosperity or Perdition : Do Lines of Operations Apply in Stability Operations, Fort Leavenworth, US Army Command and General Staff College, 2003. 1411 Sur le modèle de la doctrine CIMIC OTAN qui distingue différentes lignes d’activités pour faciliter leur suivi : assistance humanitaire, sécurité civile, réhabilitation de l’infrastructure, économie et commerce, démocratisation. 320 l’existence de neuf lignes d’activité (non précisées)1412. Il semblerait toutefois que cette innovation doctrinale soit essentiellement le résultat d’initiatives individuelles (rappel : le Chef de la mission est lui-même un ancien militaire qui a commandé par ailleurs la KFOR). Surtout, ce « glissement » vers des schémas de pensée issus du monde militaire a suscité de très vives réticences au sein des structures de la GCC. Le CONOPS de EULEX Kosovo sera-t-il l’exception qui confirme la règle ? Il est en tout cas intéressant de voir comment cette mission particulière met aussi en œuvre une « approche programmatique »1413 inspirée des pratiques de la police suédoise1414. Cette approche semble emprunter le langage et les méthodes du monde de l’entreprise : « programmes »1415, « projets »1416, « comités de pilotage », « instruments de mesure »…Le vocabulaire stratégique n’est-il pas pour finir plus adapté à la réalité ? Il faut en effet rappeler que la mission vise avant tout à lutter contre la corruption et contre la criminalité organisée. Elle doit en outre faire face à l’hostilité d’une forte minorité serbe1417. « L’approche programmatique » résisterait-elle à une flambée soudaine de violence ou à une lente dégradation de la situation ? On peut cependant considérer a minima qu’elle est utile dans le cadre de la « communication opérationnelle » qui vise à vanter les « objectifs positifs » de la mission : principe d’appropriation (ownership), nécessité de parvenir progressivement à une « plus grande transparence », rôle des experts européens spécialisés dans la promotion des droits de l’homme1418… Pour revenir aux applications de la pensée systémique à la GCC, une deuxième remarque a trait à la notion de centre de gravité, exagérément mise en valeur dans la pensée militaire américaine et, par mimétisme, dans les doctrines nationales des pays membres de l’Alliance. Il serait dès lors utile de distinguer les centres de gravité (niveau de l’action stratégique) des centres déterminants (niveau opérationnel) et des points-clés du terrain (niveau tactique). Par ailleurs, l’effet de masse compte peu dans les missions de la GCC qui visent avant tout à écarter les opposants et à renforcer les éléments les plus favorables à l’UE. Les missions civiles PESD engagent en général de petits effectifs. Si le rapport de force global est en principe favorable à l’Union (d’un point de vue politique, militaire, financier), la réalité du terrain est tout autre : les agents de la GCC ne bénéficient jamais de la supériorité numérique. On peut évoquer à cet égard une « dissymétrie à l’envers » sur le plan tactique ou local. Il convient dès lors de développer des « stratégies asymétriques » pour tirer parti de cette faiblesse. C’est là que l’on retrouve l’utilité de faire appel aux diverses traditions européennes en matière de pensée stratégique. On pense en particulier à la théorie de la manœuvre indirecte du britannique LIDDELL HART. Mais il convient d’explorer également toutes les potentialités d’une notion spécifique à la pensée militaire française : l’effet majeur. L’effet majeur peut être défini comme la « condition essentielle à réaliser sur l’ennemi (ou malgré lui), sur les amis, sur les protagonistes, ou sur le terrain, en un lieu, à un moment, pendant un temps donnés, et qui concrétise le succès de la mission ». Etranger à la pensée militaire anglosaxonne, l’effet majeur garde en France une place importante dans la méthode d’élaboration de la décision opérationnelle1419. En précisant l’intention du chef sous la forme d’un verbe à 1412 Draft CONOPS for the European Union Rule of Law mission in Kosovo, EU Council, Doc. 5978/08, Brussels, 27 March 2008. 1413 Source: www.eupt-kosovo.eu/new/index.php?id=23 (consulté le 21 mai 2008). 1414 Entretien avec un expert du Secrétariat Général du Conseil, août 2008. 1415 « Overall Mission Programme Portfolio ». 1416 Ainsi chaque composante de la mission est décrite comme un « projet » (Police, Justice, Douanes). 1417 L’approche programmatique évoque la question serbe sous l’expression de « non -majority issues »: la périphrase méritait d’être soulignée... 1418 Cf, le page qui présente l’approche programmatique sur le site de la mission (op. cit) : www.eupt-kosovo.eu/new/index.php?id=23. 1419 Méthode d’élaboration d’une décision opérationnelle, Armée de Terre, Ministère de la Défense (France), versions 321 l’impératif, il définit les conditions de la réussite de la mission à l’échelon tactique en découpant l’action dans le temps. Identifier l’effet majeur permet ensuite de choisir le Mode d’action (MA) selon le point d’application désigné. La notion d’effet majeur1420 privilégie de fait le principe du levier amplificateur en considérant que la manœuvre relève plus de la mécanique que de l’arithmétique1421. Sans rentrer dans les subtilités doctrinales, ce mode de pensée semble particulièrement bien adapté à la réflexion opérationnelle en matière de GCC. La gestion civile des crises relève en effet plus de la chimie fine que de la chimie lourde, plus du calcul que du choc frontal. La démultiplication d’efficacité et la notion de « levier utile » sont au centre des missions civiles PESD. De façon générale, on retiendra que les approches systémiques ont leur pertinence mais aussi leurs limites pour la GCC européenne. Il serait illusoire de croire que défis rencontrés sur le terrain par les missions civiles PESD peuvent être modélisés dans des matrices informatisées et « prêtes à l’emploi ». Une piste possible serait dès lors d’explorer également les voies ouvertes par la sociologie du risque1422 qui pense les crises dans leur complexité et leur globalité1423 (perspective utile notamment dans le domaine « protection civile » de la GCC). La stratégie « classique » fournit cependant des richesses qui méritent d’être redécouvertes. Ainsi, si CLAUSEWITZ est le théoricien de l’effet de masse, il est aussi et surtout le penseur de la friction et du brouillard qui caractérisent l’action en milieu conflictuel. Après avoir confronté la GCC à la théorie militaire, il est en tout cas temps de voir maintenant l’état des travaux menés par l’UE pour donner à la PESD et à son volet civil une base conceptuelle et doctrinale dans le cadre d’une approche civilo-militaire élargie à défaut d’être totalement intégrée. 2001 et 2004. Il existe cependant des controverses (trop techniques pour être exposées ici) sur l’effacement progressif de la notion d’effet majeur au profit du concept américain de centre de gravité. La France sacrifierait ainsi une partie de son exception doctrinale au nom du dogme de l’interopérabilité. Cf. Loup FRANCART, « A propos des notions d’effet majeur et de centres de gravité dans la nouvelle méthode de raisonnement tactique », Cahiers du CESAT, n°8, Ministère de la Défense (France), juin 2007. 1420 L’effet majeur doit bien être distingué de l’état final recherché qui appartient au vocabulaire des niveaux stratégique et opératif. Il faut donc différencier le End state (qui renvoie à un objectif politique) du but à atteindre (qui correspond à l’objectif militaire): cf. le Zweck et le Ziel de CLAUSEWITZ. 1421 Jean-Pierre GAMBOTTI, « De la conception des opérations », Objectif Doctrine, n°40, CDEF, Ministère de la Défense (France), 2005 1422 Voir notamment Rémi BAUDOUI, « Guerre et sociologie du risque », Les Cahiers internationaux de sociologie, Paris, PUF, janvier-juin 2003, p. 161-174. 1423 Sur la sociologie du risque, voir aussi : Patrick LAGADEC, La civilisation du risque, Paris, Seuil, 1981; Patrick LAGADEC, La gestion des crises - Outils de réflexion à l’usage des décideurs, Paris, Ediscience International, 1991; Sur un plan plus théorique : Ulrich BECK, Risikogesellschaft- auf dem Weg in eine andere Moderne, Frankfurt am Main, Suhrcamp, 1986. 1460 Initial views from CivCom on Comprehensive Planning, EU Council, Doc. 13306/05, 14 October 2005 (op. cit.) ; Draft EU Concept for Comprehensive planning 2005, EU Council Secretariat, Doc. 13983/05, 03 November 2005 (op. cit.) ; CivCom Advice on the draft Draft EU Concept for Comprehensive Planning, EU Council, Doc. 14240/05, 10 November 2005 (op. cit.). 322 Eléments doctrinaux de la GCC et chantiers en cours Dans cette dernière partie de chapitre, il faut maintenant s’intéresser aux travaux menés concrètement par l’UE en matière de stratégie opérationnelle. Le premier chantier a trait au Concept de planification globale qui fait le lien entre le niveau de la décision politique et le niveau des opérations. Il convient ensuite d’analyser les réflexions menées par l’AED pour inscrire les interventions PESD dans le cadre du concept NEC (Network enabled capability) et des Opérations basées sur les effets. Enfin, il faut dresser un bilan des efforts conduits jusqu’alors pour donner une base conceptuelle et doctrinale minimale à chacun des domaines sectoriels de la GCC européenne. Le Concept de planification globale Un Concept adopté fin 20051460 par le Conseil de l’UE définit la planification globale de la façon suivante : « Comprehensive Planning is a systematic approach designed to address the need for effective intra-pillar and inter-pillar co-ordination of activity by all relevant EU actors in crisis management planning. It contributes to the development and delivery of a co-ordinated and coherent response to a crisis on the basis of an all-inclusive analysis of the situation, in particular where more than one EU instrument is engaged. It includes identification and consideration of interdependencies, priorities and sequence of activities and harnesses resources in an effective and efficient manner, through a coherent framework that permits review of progress to be made1461». Plus largement, la planification globale a pour ambition de renforcer la capacité de l’UE à affronter de façon cohérente des crises complexes par la définition d’un cadre pratique de coordination, en accord avec les procédures décisionnelles de la PESD. L’idée est de prendre en compte les multiples dimensions des opérations placées sous l’autorité du Conseil et du COPS pour favoriser les synergies et le ciblage des actions1462 tout au long du processus de planification et de conduite1463. De fait, le concept de 2005 trouve ses sources dans une convergence de facteurs. Le premier découle de la CMCO1464 et de « l’approche globale » des Procédures de gestion des crises (cf. Chapitre VII). Cela renvoie aux aspects politiques et institutionnels déjà étudiés dans cette recherche. Mais la planification globale a aussi des visées plus directement opérationnelles. Un second facteur (lié à la conjoncture de fin 2005) est la création la Cellule civilo-militaire et de son Centre opérationnel. Ces organes devaient pouvoir s’appuyer sur des méthodologies claires pour préparer et assurer le suivi d’opérations diversifiées : « Comprehensive Planning is suitable for all types of possible EU-led operations involving more than one EU instrument, including fully integrated operations (civil-civil or civil-military), parallel operations, civilian operations with military support and/or protection, and missions transitioning from military to civilian 1461 Draft EU Concept for Comprehensive planning 2005, op. cit. Ibid. 1463 Planification de veille, détection de la crise, développement et finalisation du Concept de gestion de crise, réorientation des actions voire conclusion de l’opération, Ibid. 1464 « Comprehensive Planning is part of CMCO, as defined in the Framework for CMCO », Ibid. 1462 323 elements1465». Il était notamment précisé que cette « approche de la planification » était applicable à toutes les phases de la gestion de crise (de la prévention des conflits aux activités en situation de post-conflit). Un troisième facteur est enfin la volonté de la Présidence britannique du second semestre 2005 d’imprimer sa marque. Le Royaume-Uni était en effet désireux de garder le contrôle sur tout ce qui pourrait aller vers la constitution d’un état-major européen de niveau stratégique. Il cherchait par ailleurs à promouvoir une approche civilo-militaire inspirée de ses propres travaux sur la coordination interarmées, interministérielle et interagences (cf. infra). Sur le fond, le Concept de planification globale s’apparente donc à une application au niveau européen de ces réflexions. Il souligne en particulier la nécessité d’améliorer la CMCO au niveau du théâtre, c’est-à-dire la coordination à l’échelon opératif. Le document de 2005 évoque à ce sujet plusieurs pistes : renforcement du rôle des RSUE et de leurs équipes, colocalisation éventuelle des QG des différentes opérations/missions déployées sur un même territoire, préparation opérationnelle (formation) conjointe… Le Concept insiste également sur l’obligation de définir des critères et des échéanciers précis pour évaluer en continu les progrès réalisés sur le terrain. Des indicateurs de performance doivent être dès lors fixés pour tous les secteurs et toutes les tâches couvertes par les opérations PESD. On retrouve ici l’idée des lignes d’opérations jominiennes bien que l’UE n’utilise pas expressément ce terme. Le Concept met enfin en valeur le lien logique qui doit unir les différents étages : « The rigour and validity of the review can be improved through establishing a connection from the general endstate to tactical activities and tasks and by establishing benchmarks through identifying interim objectives1466». Trois aspects doivent en tout cas être pris en compte dans l’évaluation de la situation. Le premier a trait au « contexte stratégique ». L’UE doit s’interroger sur la légitimité internationale de l’action PESD engagée (sur le plan des perceptions notamment). Dans ce cadre, le Concept de planification intégrée invoque aussi les « libertés » et les « contraintes » qui s’appliquent aux acteurs de terrain. On retrouve ici le principe de la liberté d’action qui suppose, a minima, la bonne prédisposition des populations locales à l’égard de l’intervention européenne. Le deuxième aspect à prendre en compte est par ailleurs la capacité des acteurs locaux à se prendre en charge. Cela suppose l’existence de forces capables d’assurer la sécurité publique et le fonctionnement du système judiciaire. Enfin, le troisième aspect est la capacité de l’action PESD à participer à la résolution des « causes profondes » (pour éviter en particulier à l’UE de devoir se ressaisir de la question...). Pour finir, le Concept de planification globale transcrit bien le souci de l’UE de mener des interventions PESD cohérentes et efficaces, en adéquation avec la rationalité stratégique. Sa matérialisation concrète reste cependant encore à prouver avec l’usage1467. Pour cela, il faudra certainement attendre qu’une crise nécessite de déclencher simultanément une opération militaire et une mission civile. Or, pour diverses raisons (coût, visibilité…), l’UE préférera en général choisir l’une ou l’autre option. 1465 Ibid. Ibid. 1467 Sur le plan purement militaire, voir aussi European Union Concept for Military Planning at the Political and Strategic level, Doc. 10687/08, EU Council, Brussels, 16 June 2008 (op. cit.). 1466 324 Du concept NEC aux Opérations basées sur les effets Il faut maintenant aller plus en profondeur en étudiant comment l’UE cherche à appliquer concrètement dans le cadre de la PESD le concept d’Opérations basées sur les effets. Ces questions sont pour l’instant débattues pour l’essentiel dans les cercles militaires et au sein de l’AED. Elles pourraient toutefois impliquer de plus en plus le volet civil de la PESD (sous réserve que les Etats « les moins militaristes » ne tuent pas la réflexion dans l’œuf quant aux répercussions possibles sur la GCC). Le document sur la planification globale de 2005 s’inscrit clairement dans le prolongement de la SES et de la CMCO. Néanmoins, il est avant tout tourné vers l’action et les résultats opérationnels. Il faut ainsi montrer comment la planification intégrée de la PESD trouve aussi ses sources dans les expérimentations multinationales organisées sous l’impulsion du USJFCOM pour dynamiser les synergies civilo-militaires1469. En effet, suite à ces expérimentations, le Royaume-Uni a développé un concept NEC1470 (Network enabling capability) et une Approche des opérations basées sur les effets (EBAO) qui ont été repris ensuite par l’Agence européenne de défense dans le cadre du projet LTV sur les défis futurs de la PESD1471. Une fois encore, il faut regarder d’abord du côté des Etats-Unis. La notion d’Opérations basées sur les effets (Effects Based Operations ou EBO) est issue de la Révolution des affaires militaires et des réflexions sur la guerre réseau-centrée1484. Edward SMITH1485 a ainsi conceptualisé un « cycle des EBO » (planification par les effets, conduite par les effets, évaluation par les effets) intégré ensuite par l’Armée américaine dans sa stratégie opérationnelle. Les EBO supposent l’élaboration de nouvelles façons de penser et de combattre grâce à la mise en œuvre de modes d’action systémiques et alternatifs. Le but n’est pas la destruction per se de l’adversaire mais l’accomplissement d’objectifs via des effets (« premiers » ou « secondaires ») à obtenir en attaquant le comportement, la cohérence et la volonté de l’adversaire1486. On cherche plus généralement à exploiter les avantages de l’asymétrie par la connaissance, la précision et la mobilité. Le succès est mesuré ainsi en terme de comportement induit. Les EBO supposent par ailleurs d’agir aussi sur les amis et sur les « neutres ». Pour finir, il s’agit d’appliquer différentes capacités militaires et non militaires aux niveaux tactique, opératif et stratégique. Les effets 1469 Méthodes collaboratives de coordination interarmes, interarmées, interagences et en multinational. Cf. supra. Network Enabled Capability, Joint Service Publication 777, UK MOD, 2005. La Suède a développé quant à elle un concept similaire dit Network-Based Defense. 1471 An Initial Long-term Vision (LTV), Rapport de l’AED, op. cit. p. 25. 1484 Philippe COQUET, Opérations basées sur les effets : rationalité et réalité, IFRI, Focus Stratégique, n°1, Octobre 2007. 1485 Edward SMITH, Effects-Based Operations : Applying Network Centric Warfare in Peace, Crisis and War, Washingron D.C., CCRP Publications Series, 2002. 1486 Jean MARGUIN, Approche systémique des crises et aide à la décision stratégique, Paris, Fondation pour la Recherche Stratégique, 2005. 1470 325 recherchés sont donc tout à la fois synergétiques, multiplicatifs, cumulatifs, physiques, fonctionnels et psychologiques. L’Agence européenne de défense - soutenue d’ailleurs par l’OTAN1487 - a repris à son compte la notion de planification basée sur les effets 1488 par le truchement du concept NEC mis en avant par les Britanniques. On notera au passage que l’approche EBO n’est pas adoptée officiellement par toutes les armées européennes (en France notamment où elle soulève débats et interrogations1489). La PESD sert en ce sens de cadre expérimental. De façon générale, le rapport LTV de l’AED reflète en tout cas le dilemme de la PESD déjà étudié au début de ce chapitre : comment concilier l’exigence de l’interopérabilité avec les Etats-Unis et avec l’OTAN tout en prenant mieux en compte les particularités européennes, en matière civile notamment1492 ? « Network-enabled capability must be a fundamental development priority for ESDP operations. It will be essential to ensure interoperability with the leading efforts of the US in this area, interpreted through NATO. But a more characteristically European approach may need to be developed, different in ambition and character (for example, with a stronger emphasis on civilmilitary interoperability, and on the tactical level), albeit nested within NATO conceptual frameworks and standards1493 ». Sur le plan des opérations, le projet LTV prévoit ainsi un usage proportionné de la force face à des groupes locaux, régionaux voire transnationaux qui n’auront ni les mêmes objectifs ni les mêmes règles que l’UE. Ces groupes chercheront à utiliser les faiblesses « perçues » de l’Union (contraintes politiques et juridiques, nécessité d’épargner les populations). L’idée est donc d’agir sur les attitudes et les comportements : « Future analysis, linked to a comprehensive (civilian & military) EU operational lessons learned process, may need to measure the effects on behaviour and attitudes of opposing leadership, forces and populations1495». Cela supposera de recourir le cas échéant à la « Deception » c’est-à-dire à la ruse et à la dissimulation, au travers des actions psychologiques (PSYOPS) notamment. Il faudra de même conserver l’initiative et savoir se saisir des opportunités par la vitesse et la surprise en visant la dislocation des forces adverses. Dans la même veine, le rapport de l’AED souligne également l’importance du renseignement d’origine humaine et la nécessité de miser sur l’infodominance1496. Cette supériorité de la maîtrise 1487 EDA NEC Seminar, Analyse Operational Aspects of ESDP CMO, 25 April 06. An Initial Long-term Vision (LTV), op. cit. p. 14 et p. 16. 1489 L’impact du concept d’opérations réseaux centrées sur les capacités de notre futur appareil de défense, Centre des Hautes Etudes de l’Armement (France), 41ème session 2004/2005 ;