La gestion civile des crises - Réseau de recherche sur les

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La gestion civile des crises - Réseau de recherche sur les
Archive ouverte UNIGE
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Thèse
La gestion civile des crises : un outil politico-stratégique au service de l'Union européenne
Pfister Stéphane
Abstract
L'Union européenne ambitionne de faire de la Politique européenne de sécurité et de
défense un ensemble unique où les capacités civiles et militaires interviendraient en
parfaite complémentarité dans les zones de crise. Faute de lentilles conceptuelles
adéquates, le volet civil de la PESD demeure pourtant largement méconnu et sousétudié. Cette recherche défend la thèse que c'est la rationalité stratégique qui est la
plus à même d'appréhender les spécificités et les potentialités de la "gestion...
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LA GESTION CIVILE DES CRISES : UN OUTIL POLITICO-STRATEGIQUE
AU SERVICE DE L’UNION EUROPEENNE
Thèse présentée à la Faculté des sciences économiques et sociales de l’Université de
Genève
Par Stéphane PFISTER
pour l’obtention du grade de
Docteur ès sciences économiques et sociales
mention : science politique
Membres du jury de thèse :
Rémi BAUDOUI, Professeur ordinaire, Faculté des sciences économiques et sociales,
président du jury
Jolyon HOWORTH, Professeur invité à l’Université de Yale et Professeur de politique
européenne à l’Université de Bath, membre extérieur
Philippe BRAILLARD, Professeur ordinaire, Faculté des sciences économiques et
sociales, co-directeur de thèse
René SCHWOK, Maître d’enseignement et de recherche, Faculté des sciences
économiques et sociales, co-directeur de thèse
Thèse n° 686
Genève, 2008
I
La Faculté des sciences économiques et sociales, sur préavis du jury, a autorisé
l’impression de la présente thèse, sans entendre, par là, émettre aucune opinion sur les
propositions qui s’y trouvent énoncées et qui n’engagent que la responsabilité de leur
auteur.
Genève, le 10 décembre 2008
Le doyen
Bernard MORARD
Impression d’après le manuscrit de l’auteur
II
III
Remerciements
Nos remerciements sincères vont tout d’abord au Professeur Philippe Braillard et à René
Schwok qui ont guidé avec patience et bienveillance notre recherche au cours de ces quatre
dernières années. En nous faisant partager leur connaissance approfondie des relations
internationales et du processus d’intégration européenne, ils nous ont assurément incité à aller
toujours plus loin dans la réflexion et l’argumentation.
Nous exprimons également notre gratitude au Professeur Rémi Baudoui qui a bien voulu
présider notre jury de thèse ainsi qu’au Professeur Jolyon Howorth qui a accepté d’officier en
qualité d’expert reconnu de la Politique européenne de sécurité et de défense.
Nous remercions enfin les diplomates, les militaires et les collègues du monde académique avec
lesquels nous avons pu échanger et débattre à de multiples occasions. Ils sont trop nombreux
pour être cités nommément mais leurs apports féconds nous ont été d’une grande aide. De la
même façon, notre reconnaissance va à celles et ceux qui nous ont fait l’amitié de participer au
long travail de relecture. Bien entendu, toutes les erreurs ou imprécisions qui auraient pu se
glisser dans cette recherche restent de notre seule responsabilité, tant sur le fond que sur la
forme.
Plus généralement, cette recherche n’aurait pas pu être menée à son terme sans le soutien actif
de l’Institut Européen de l’Université de Genève qui nous a fourni un cadre particulièrement
propice pour l’étude et la réflexion.
IV
V
A mes parents
A mon épouse
VI
1
SOMMAIRE
SOMMAIRE
1
SIGLES ET ABREVIATIONS
3
LISTE DES TABLEAUX ET FIGURES
9
INTRODUCTION GENERALE
11
PREMIERE PARTIE : UNE AUTRE HISTOIRE DE LA PESD
21
CHAPITRE I : AUX ORIGINES DE LA PESD ET DE LA GESTION CIVILE DES CRISES LES PREMIERES OPERATIONS EUROPEENNES DANS LES BALKANS (1991-1999)
25
CHAPITRE II : DU SOMMET DE COLOGNE A LA STRATEGIE EUROPEENNE DE SECURITE EMPIRISME ET PRAGMATISME (1999-2003)
49
CHAPITRE III : L’OBJECTIF GLOBAL CIVIL ET LA MONTEE EN PUISSANCE
DU VOLET CIVIL DE LA PESD (2004-2005)
75
CHAPITRE IV : DU PROCESSUS DE POST-HAMPTON A EULEX KOSOVO ET EUMM GEORGIE
- MULTIPLICATION DES ENGAGEMENTS OPERATIONNELS ET CONSOLIDATION
DU VOLET CIVIL DE LA PESD
95
DEUXIEME PARTIE : ASPECTS IDEOLOGIQUES, POLITIQUES
ET INSTITUTIONNELS
121
CHAPITRE V : LA GESTION CIVILE DES CRISES - UN CONCEPT INTROUVABLE ?
123
CHAPITRE VI : LE VOLET CIVIL DE LA PESD - UN VECTEUR DE L’IRREAL POLITIK
OU UN OUTIL DE PUISSANCE ?
153
CHAPITRE VII : LE VOLET CIVIL DE LA PESD DANS LA BOITE A OUTILS EUROPEENNE VERS UNE GESTION GLOBALE DES CRISES ?
181
CHAPITRE VIII : LA DIMENSION EXTERIEURE DU VOLET CIVIL DE LA PESD « INCLUSIVITE » OU SIMPLE REFLET DES RAPPORTS DE FORCE INTERNATIONAUX ?
213
2
TROISIEME PARTIE : LE VOLET CIVIL DE LA PESD REPLACE
DANS LE CADRE DU RAISONNEMENT STRATEGIQUE
235
CHAPITRE IX : ELEMENTS DE STRATEGIE FONDAMENTALE ET IMPLICATIONS POUR
LA GESTION CIVILE DES CRISES MISE EN ŒUVRE PAR L’UNION EUROPEENNE
239
CHAPITRE X : ANALYSE DE LA GCC AUX NIVEAUX POLITICO-STRATEGIQUE
ET MILITARO-STRATEGIQUE
257
CHAPITRE XI : LA GESTION CIVILE DES CRISES ET LA STRATEGIE DES MOYENS
279
CHAPITRE XII : LA GESTION CIVILE DES CRISES ET LA STRATEGIE OPERATIONNELLE 305
CONCLUSION GENERALE
333
BIBLIOGRAPHIE
343
CHRONOLOGIE INDICATIVE
399
TABLE DES MATIERES
407
ANNEXES
417
3
SIGLES ET ABREVIATIONS
Remarque : les abréviations et leur signification sont données en français et/ou en anglais selon
l’usage le plus courant.
AED
AER
AFET
ALTHEA
AMIS II
AMM
AMUE
ARYM
ASCOPE
ASPR
BASIC
BERD
BiH
CCIP
CEDEAO
CivCom
CE
CED
CEI
CEPOL
CESD
CFSP
CHG
CIMIC
CivMil Cell
CivOpCdr
CJCE
CMCO
CMC
CME
CMI
CMP
CMUE
COC
CONCORDIA
CONOPS
COPS
COREPER
Agence Européenne de Défense (Agence pour l’armement)
Agence Européenne de Reconstruction
Commission des affaires étrangères du Parlement européen
Force militaire de l’UE en Bosnie
Mission de l’Union africaine au Darfour
Aceh Monitoring Mission
Administration de l’Union européenne à Mostar
Ancienne République Yougoslave de Macédoine
Areas, Structures, Capabilites, Organizations, People, Events
Austrian Study Center for Peace and Conflict Resolution
British American Security Information Council
Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement
Bosnie-Herzégovine
Civilian Capabilities Improvement Plan
Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest
Comité pour les aspects civils de la gestion des crises
Communauté européenne
Communauté Européenne de Défense
Communauté des Etats Indépendants
Collège Européen de Police
Collège Européen de Sécurité et de Défense
voir PESC
voir OGC
Civil Military Cooperation
Cellule Civilo-Militaire
Commandant des Opérations civiles
Cour de Justice des Communautés Européennes
Civil Military Co-ordination
Crisis Management Concept
Crisis Management Exercise
Crisis Management Initiative
Crisis Management Procedures
Comité Militaire de l’Union européenne
Comité des Contributeurs
Force militaire de l’UE en ARYM
Concept d’Opérations
Comité Politique et de Sécurité
Comité des représentants permanents
4
COSAC
CPCC
CPCMU
CPX
CRT
CRTC
CSCE
CSO
CSP
DDR
DGE
DG VIII
DG IX
DG RELEX
DIFEMIL
DIME
DSACEUR
EBAO
EBO
ECAP
ECHO
ECMM/EUMM
EFR
EIC
EMCP
EMUE
END
EPC
EPLO
ESDP
EU
EUBAM
EU CCM
EU COPPS
EU FAST
EUFOR
EUJUST -LEX
EULEX Kosovo
EUMM Géorgie
EUPAT
EUPM
EUPT Kosovo
EUPOL AFGHA
EUPOL Kinshasa
EUPOL RDC
EUPOL COPPS
EUROGENDFOR
EuropeAid
EUSEC RD Congo
Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires et
européennes (structure interparlementaire)
Civilian Planning and Conduct Capability
Conflict Prevention and Crisis Management Unit (Commission)
Exercice d’Etat-major
Crisis Response Teams (Equipes d’intervention civiles ou EIC)
Crisis Response Co-ordination Teams
Conférence pour la Coopération et la Sécurité en Europe
Civilian Strategic Options
Coopération Struturée Permanente
Désarmement, Démobilisation, Réintégration (des combattants)
Direction Générale Extérieure (Conseil)
Direction Générale VIII (Conseil, affaires militaires)
Direction Générale IX (Conseil, gestion civile des crises)
Direction Générale Relations Extérieures (Commission)
voir MIDLIFE
Diplomatic, Informational, Military, Economic
Deputy Supreme Allied Commander Europe
Effects Based Approach to Operations
Effects Based Operations
Plan d’action européen pour les capacités
European Community Humanitarian Office
EC/EU Monitoring Mission
Etat Final Recherché
voir CRT
Elément Multinational de Conseil en matière de Police (Albanie)
Etat-major de l’Union européenne
Expert national détaché
European Policy Center
European Peacebuilding Liaison Office (collectif d’ONG)
voir PESD
voir UE
EU Border Assistance Mission (Rafah, Moldova/Ukraine)
Voir GCC
EU Coordinating Office for Palestinian Police Support
European First Aid Support Team
EU Force
Mission intégrée Police/Etat de droit en Irak
Mission d’Etat de droit au Kosovo
Mission d’observation en Géorgie
EU Police Advisory Team (ARYM)
voir MPUE
EU Planning Team in Kosovo
EU Police Mission in Afghanistan
EU Police Mission in Kinshasa
EU Police Mission in RD Congo
Mission d’assistance à la Police palestinienne
voir FGE
Office communautaire pour l’aide au développement
EU Security Sector Reform Mission in RD Congo
5
EUSSR Guinea-Bissau
EUSR
FCdr
FED
FGE
FIAS
FOC
FORPRONU
FPU
FUPM
GALILEO
GCC
GMES
HNS
HoM
ICG
ICO
IEDDH
IER
IES-UE
IFOR
IOC
IPTF
IPU
ISAF
ISIS Europe
JAI
KFOR
KVM
LRRD
LTV
MADUEO
MIDLIFE
MIC
MINUAD
MINUK
MINURCAT
MNE
MONUC
MPUE
MRR
MSO
MSU
MVK
NCW
NEC
NETS
NRBC
OCDE
EU Security Sector Reform Mission in Guinea-Bissau
voir RSUE
Force Commander
Fonds Européen de Développement
Force Européenne de Gendarmerie
Force Internationale d’Assistance à la Sécurité (OTAN, Afghanistan)
Full Operational Capability
Force de Protection des Nations Unies en ex Yougoslavie
Formed Police Units
Force de Police Unifiée de Mostar
Système européen de positionnement par satellites
Gestion civile des crises
Global Monitoring for Environment and Security
Host Nation Support
Head of Mission
International Crisis Group
International Civilian Office (Kosovo)
Instrument Européen pour la Démocratie et les Droits de l’Homme
Information Exhange Requirements
Institut d’Etudes de Sécurité de l’Union européenne
Implementation Force (OTAN, Bosnie)
Initial Operational Capability
International Police Task Force
voir UPI
voir FIAS
International Security Information Service Europe
Justice et Affaires Intérieures
Kosovo Force (OTAN)
voir MVK
Linking Relief, Rehabilitation and Development
Long Term Vision
Mission d’Assistance au Déminage de l’UEO (Croatie)
Military, Intelligence, Diplomatic, Law, Enforcement, Information,
Finance, Economic
Monitoring and Information Centre (Commission, Protection civile)
Mission des Nations Unies et de l’Union Africaine au Darfour
Mission des Nations Unies au Kosovo
Mission des Nations Unies en République Centrafricaine et au Tchad
Multinational Experiments
Mission des Nations Unies en République Démocratique du Congo
Mission de Police de l’Union européenne (Bosnie)
Mécanisme de Réaction Rapide
Military Strategic Options
Multinational Specialized Units
Mission de Vérification au Kosovo
Network Centric Warfare
Network Enabled Capability
Network on European and Transatlantic Security
Nucléaire, Radiologique, Bactériologique, Chimique
Organisation pour la Coopération et le Développement Economiques
6
OCHA
OECD
OGC
OIG
ONG
ONU
OODA
OpCdr
OpCen
OPCOM
OPCON
OPLAN
OSC
OSCE
OSEM
OTAN
PAMECA
PECO
PECSD
PESC
PESD
PEV
PfP
PHARE
PROXIMA
PRT
PSA
PSO
PSYOPS
QG
RCA
RDC
RDPE
REACT
RESEVAC
RMA
RSS
RSUE
S/CRS
SEDE
SES
SG/HR
SHAPE
SFOR
SITCENT
SOFA
SOMA
SRSG
Office des Nations Unies pour les Affaires Humanitaires
voir OCDE
Objectif Global Civil (2008 puis 2010)
Organisation intergouvernementale
Organisation Non Gouvernementale
Organisation des Nations Unies
Observation, Orientation, Décision, Action
Commandant d’Opération
Operational Centre
Operational Command
Operational Control
Plan d’opération
Organisation issue de la société civile
Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe
Office of the Special Envoy (Mostar)
Organisation du Traité de l’Atlantique Nord
Progamme d’assistance de la Communauté européenne à la police
albanaise
Pays d’Europe Centrale et Orientale
Politique européenne commune de sécurité et de défense
Politique Etrangère et de Sécurité Commune
Politique Européenne de Sécurité et de Défense
Politique Européenne de Voisinage
Partnership for Peace
Progamme communautaire d’aide aux pays d’Europe centrale et
orientale
Mission de l’UE de Police en ARYM
Provincial Reconstruction Team
Processus de Stabilisation et d’Association (Balkans Occidentaux)
Police Strategic Option
Psychological Operations
Quartier Général
République Centrafricaine
République Démocratique du Congo
Rapidly Deployable Police Elements
Rapid Expert Assistance and Co-operation Teams (OSCE)
Evacuation de ressortissants
Revolution of Military Affairs
Réforme du secteur de la sécurité
Représentant spécial de l’Union européenne
US Coordinator for Stabilisation & Reconstruction
Sous-commission Sécurité et Défense du Parlement européen
Stratégie Européenne de Sécurité
Secrétaire Général / Haut-Représentant pour la PESC
Supreme Headquarters Allied Powers Europe
Stabilization Force (OTAN, Bosnie)
Centre de Situation Conjoint
Status of Forces Agreement
Status of Mission Agreement
Special Representative of the UN Secretary General
7
SSR
START
RSS
S&R
TACIS
TLPS
TUE
TCE
TECE
UE
UEO
UA
UP
UPI
UPPAR
USA
USJFCOM
WKC
voir RSS
Stabilization & Reconstruction Task Force (Canada)
Réforme du Secteur de la Sécurité
Stabilisation & Reconstruction
Progamme d’assistance communautaire pour les pays de
Communauté des Etats Indépendants (CEI)
Targeted List of Priority Shortfalls
Traité sur l’Union européenne
Traité sur les Communautés européennes
Traité Etablissant une Constitution pour l’Europe
Union européenne
Union de l’Europe Occidentale
Union Africaine
Unité de Police (ex UPPAR)
Unité de Police Intégrée
Unité Politique de Planification et d’Alerte
United States of America
US Joint Forces Command
Watchkeeping Capability 24/7 (Dispositif/Capacité de veille)
la
8
9
LISTE DES TABLEAUX ET FIGURES
Table 1 : tableau synoptique de l’avancée des premiers domaines prioritaires
(juin 1999-décembre 2003)
p.73
Table 2: récapitulatif des contributions des Etats membres dans les domaines
prioritaires (avant l’Objectif global civil 2008)
p.84
Fig. 3: récapitulatif des missions civiles PESD (automne 2008)
p.107
Fig 4 : la Coopération structurée permanente
p.118
Fig. 5 : la rencontre de sphères autrefois différentes
p.128
Fig. 6 : les principaux dilemmes de la gestion civile des crises
p.130
Fig. 7 : les dilemmes propres à la GCC européenne
p.131
Fig. 8 : le jeu des acteurs et leurs interactions
p.137
Fig. 9 : les domaines d’action de la GCC
p.147
Fig. 10 : les degrés de coercition et d’intrusion dans la société-hôte
p.150
Fig. 11 : le Traité de Lisbonne et la nouvelle conceptualisation de l’action
extérieure de l’UE
p.156
Fig. 12 : les trois modèles classiques de la puissance européenne
p.165
Fig. 13 : GCC et géopolitique
p.179
Fig. 14 : l’UE comme cadre et l’UE comme acteur (structure et agence)
p.183
Fig. 15 : les différents modes d’action de la GCC
p.185
Fig. 16 : les trois volets de la gestion globale des crises
p.187
Fig. 17 : les outils et instruments de l’UE sur le cycle du conflit
p.193
Fig. 18 : la boîte à outils européenne
p.193
Fig. 19 : la Coordination civilo-militaire (CMCO)
p.196
Fig. 20 : les institutions de la PESC/PESD et les organes spécialisés (été 2008)
p.203
10
Fig. 21 : les liens entre les chaînes de commandement civile et militaire
p.206
Fig. 22 : une possible restructuration de la PESC/PESD
p.208
Fig. 23 : la participation des Etats tiers aux opérations civiles PESD (juin 2008)
p.217
Fig. 24 : les différents « étages » de la stratégie
p.237
Fig. 25 : la stratégie des moyens, un édifice tourné vers l’opérationnel
p.282
Fig. 26 : l’évolution du budget PESC/PESD (Titre V)
p.294
Fig. 27 : la correspondance des niveaux de planification pour les deux volets
de la PESD
p.315
Fig. 28 : les cinq cercles de Warden
p.317
Fig. 29 : les lignes d’opérations et le spectre DIME
p.318
Fig. 30 : la déclinaison des documents de planification
p.328
11
INTRODUCTION GENERALE
Dix ans après le sommet de Saint-Malo (1998) et cinq ans après l’adoption de la Stratégie
européenne de sécurité (2003), la Politique européenne de sécurité et de défense (PESD)
continue à susciter débats et interrogations. Les Européens sont-ils sérieux dans leur volonté de
faire de l’Union européenne (UE) un acteur international de sécurité à part entière ? Quelles
sont les implications de la PESD sur le processus d’intégration ? Quelles sont enfin les
conséquences sur le lien transatlantique ?
Jolyon HOWORTH a montré que la PESD est née avant tout des « chocs tectoniques » de
l’après Guerre froide et de l’après 11 septembre1. Face au désengagement - relatif - des
Américains du continent, les Européens devaient en effet se montrer capables de gérer seuls les
crises dans la périphérie de l’Union. En ce sens, la PESD ne traduit pas un grand dessein qui
viserait à construire une « armée européenne » ou une « Europe-puissance » capable de rivaliser
avec les Etats-Unis. Elle est avant tout le produit de compromis successifs, négociés entre les
Etats membres dans le cadre du labyrinthe institutionnel européen.
Limitée dans sa taille et dans ses ambitions, l’Europe de la défense ne s’est pourtant pas
développée comme on aurait pu l’imaginer. Elle a ainsi émergé progressivement comme un
ensemble civilo-militaire original, où les aspects civils et policiers sont devenus, de fait,
prépondérants2. La grande majorité des actions PESD relève aujourd’hui de la « gestion civile
des crises » (GCC) qui engage des policiers, des magistrats, des observateurs (…) dans les
zones de crise et de conflit3. Ces capacités inédites ont la particularité d’être mises en œuvre
dans le cadre intergouvernemental du « second pilier »4 (sur la notion de pilier, cf. Annexe I).
Longtemps ignorée, la montée en puissance des structures et des activités opérationnelles de la
GCC est soulignée par tous les commentateurs qui peinent toutefois à l’analyser en profondeur,
faute de lentilles conceptuelles adéquates. Le plus souvent, les capacités du volet civil de la
PESD sont d’ailleurs considérées comme quantité négligeable : ne sont-elles pas l’illustration de
l’incapacité des Européens à se départir de leur pusillanimité ? Comment prendre au sérieux une
UE capable de projeter tout au plus quelques gendarmes, juristes et douaniers ? Les grands
débats stratégiques sur la PESD semblent dès lors tourner autour des seuls aspects militaires,
1
Jolyon HOWORTH, The Security and Defence Policy in the European Union, Basingstoke, Palgrave Macmillan,
2007 ; Jolyon HOWORTH, « The European Security and Defence Policy : Neither Hard nor Soft Balancing - Just
Policy- Making », American Political Science Association Annual Conference, Philadelphia, September 2006.
2
HOWORTH, 2007, op. cit.
3
A l’automne 2008, l’UE déployait dix missions civiles (mission en Géorgie inclue) et deux opérations militaires
dans le cadre de la PESD. Ces différentes actions sont toutefois de taille et de nature très différentes. Cf. infra.
4
Cette recherche utilise la notion de « pilier » qui est bien assimilée dans les études européennes. De plus, même si le
Traité de Lisbonne entre en vigueur, la PESC/PESD constituera encore longtemps un champ spécifique dans l’édifice
européen.
12
avec en filigrane, la question du « fossé transatlantique » en matière d’investissements et de
capacités de défense5.
L’UE affiche pourtant son ambition à faire de la PESD un ensemble unique où les deux volets
civil et militaire interviendraient en parfaite complémentarité. Cette dualité civilo-militaire
marque assurément la spécificité de l’UE dans l’architecture internationale de la sécurité. Elle
peut lui permettre de « faire la différence » par rapport aux acteurs de rang équivalent. Les Etats
européens sont-ils prêts cependant à passer de la parole aux actes ?
Une des intuitions initiales était de développer des capacités « non militaires » pour prendre le
relais des forces armées dans les situations de sortie de crise. Cette vision « séquentielle » s’est
rapidement heurtée à la réalité et à la nature fragmentée de l’Union. La GCC a dès lors émergé
tardivement tout en suivant une trajectoire relativement autonome6. Malgré les multiples
obstacles (politiques, institutionnels, culturels, corporatistes), comment garder néanmoins le cap
sur la voie d’une « intégration civilo-militaire » proprement européenne ? Le volet civil de la
PESD doit-il être considéré seulement comme un « bruit de fond sans impact » sur l’Europe de
la défense7 ? Ne risque-t-il pas de limiter de facto la PESD au rôle de « l’agence civile » de
l’OTAN dans une logique d’externalisation et de subordination ?
Problématique
Malgré la somme des études publiées sur le sujet, la PESD reste à bien des égards une énigme :
quelle est sa spécificité ? Surtout, quelles sont aujourd’hui ses finalités profondes dans un
monde en pleine mutation ? A défaut de pouvoir résoudre l’équation de la PESD8, il semble en
tout cas grand temps d’isoler la variable « gestion civile des crises ».
Fruit d’une ambiguïté constructive et de l’expérience des premières actions sur le terrain, le
volet civil de la PESD est arrivé aujourd’hui à un certain degré de maturité. Le déploiement en
2008 de deux missions inédites au Kosovo et en Géorgie pourrait en outre annoncer des
nouvelles évolutions lourdes de conséquences. Pourtant, quelle est l’intentionnalité des Etats ?
Pourquoi développent-ils « en multinational » des capacités civiles d’intervention et pourquoi
leur choix s’est-il porté sur l’UE plutôt que sur un autre cadre (ONU, OTAN, OSCE) ? Quelle
est la véritable nature des tâches qui sont assignées à la GCC ? Quels sont ses inputs (internes et
externes) et ses dilemmes ? Peut-on mesurer par ailleurs son influence sur le devenir de la
PESD et sur la stature internationale de l’Union ? Enfin, dans quelle mesure participe-t-elle au
processus de l’intégration européenne ? Autant d’interrogations qui ne sont pas abordées
directement dans la littérature universitaire ou dans les publications des think tanks spécialisés.
Le volet civil de la PESD demeure en effet un objet mal identifié. L’expression imprécise de
« gestion civile des crises » employée par l’UE est elle-même source de confusion. Certes, le
discours européen ne cesse de mettre en avant la dualité de la PESD. Pourtant, la GCC reste
5
Alors que les dépenses de défense des Vingt-sept réunis représentent environ 50% du budget militaire américain,
l’UE peut espérer engager tout au plus 10-15 % des forces alignées par le grand allié. Le fossé capacitaire est encore
plus grand si on compare les investissements en recherche et développement.
6
La GCC est « rentrée tardivement sur le radar »: entretien avec un « expert national détaché », Secrétariat Général
du Conseil, août 2008.
7
Entretien avec un militaire de haut rang, Secrétariat Général du Conseil, Bruxelles, juillet 2008.
8
« This side of the ESDP equation is in some ways more important that the military side », HOWORTH, 2007, op.
cit, p. 15.
13
paradoxalement une zone d’ombre parmi les nombreux moyens dont dispose l’Union pour agir
sur la scène internationale. En quoi se distingue-t-elle des instruments civils actionnés par la
Commission européenne ? Comment s’articule-t-elle avec les capacités militaires ? Quels sont
les rôles respectifs des Etats membres et de l’échelon européen dans sa conception et dans sa
mise en œuvre ?
Les travaux académiques sur le sujet sont rares et déficients. Parfois critiques, ils sont de façon
générale plus prescriptifs qu’analytiques. Aveuglés par les prismes libéraux et/ou le discours
« post-national », il se contentent pour la plupart de traiter les aspects civils de la gestion des
crises sous l’angle de la gouvernance, de la sécurité humaine, de la consolidation de la paix et
du développement. Or, critiquer le tropisme « sécuritaire » des Etats et/ou vanter la GCC
comme alternative au recours à la force ne suffit pas. Comment dès lors dissiper les rideaux de
fumée qui entourent le volet civil de la PESD ? Comment faire tomber les coquilles qui
obstruent la vue et qui empêchent d’atteindre sa signification profonde ? On se réfèrera ici à la
célèbre citation de MACHIAVEL : « Etant mon intention d'écrire choses profitables à ceux qui
les entendront, il m'a semblé plus convenable de suivre la vérité effective de la chose que son
imagination »9.
Malgré la multitude des questions qui se posent, la problématique de cette recherche peut se
résumer par conséquent en une seule interrogation : quelle est la rationalité qui éclaire le mieux
la construction et la réalité du volet civil de la PESD ? S’il n’existe aucune « métathéorie »,
peut-on au moins proposer un cadre d’intelligibilité qui puisse dévoiler et dépolir les enjeux
réels de la GCC européenne ?
Thèse principale
Cette recherche défend la thèse que c’est la rationalité stratégique qui est la plus à même
d’appréhender les spécificités et les potentialités de « l’outil gestion civile des crises » en tant
qu’objet complexe. En effet, seule la stratégie relie dans une chaîne logique les fins politiques et
existentielles de l’Union aux aspects praxéologiques et opérationnels de la GCC. Surtout, la
démarche stratégique permet de cerner l’essence de la GCC qui a trait à l’action finalisée en
milieu conflictuel. Au service de la PESC10, la GCC ouvre le champ des possibles par la
diversité de son champ d’action et par sa flexibilité. Engagée dans les zones de crise et
d’instabilité, elle peut appuyer un processus de paix et/ou participer à la lutte contre les
« nouvelles menaces ». Le cas échéant, elle sera mobilisée comme substitut ou adjuvant à
l’action militaire tout en s’inscrivant dans le cadre plus large d’une stratégie de basse intensité.
La GCC européenne apparaît dès lors comme un outil politico-stratégique par excellence. Usant
tour à tour de la séduction, de la ruse et de la force, son rôle premier est de stabiliser les marges
européennes et de renforcer les Etats/gouvernements amis. Ce faisant, elle participe à la
préservation des intérêts collectifs des Etats membres et, in fine, à la protection et au bien-être
des citoyens. Au-delà, elle concourt à la « pertinence stratégique » de l’Union qui cherche à se
positionner comme un acteur de sécurité novateur et respecté. C’est effectivement la capacité à
mobiliser des moyens toujours plus fins et diversifiés, en combinaison avec des capacités
militaires crédibles, qui permet à l’UE d’être toujours plus sollicitée par les autres acteurs
9
Nicolas MACHIAVEL, Le Prince, Paris, LGF, 1962, p. 109 (Chapitre XV). Edition présentée par Raymond
ARON.
10
Politique étrangère et de sécurité commune.
14
internationaux. Présentée parfois comme le symbole d’une Europe vénusienne (lecture réaliste
classique), elle est donc, tout au contraire, un outil de légitimation et de puissance.
« Plus petit dénominateur commun » de l’Europe de la défense, la GCC est utilisée par ailleurs
pour dynamiser le second pilier, indépendamment des blocages actuels de l’Union (refus du
Traité constitutionnel, incertitudes sur le Traité de Lisbonne). Sa nouvelle « chaîne de
commandement civile » favorise ainsi l’institutionnalisation de la PESD malgré les désaccords
sur l’opportunité de créer dans l’UE un état-major civilo-militaire de niveau stratégique. Il n’est
pas sûr que cette « stratégie indirecte » soit le reflet d’un choix conscient. La GCC participe en
tout cas à la construction progressive d’un centre de pouvoir européen transgouvernemental qui
se distingue de la voie supranationale incarnée par la Commission.
Enfin, la pensée stratégique a le mérite de mettre les Européens et leurs dirigeants devant leurs
responsabilités : construire un appareil de sécurité et de défense ne sert à rien si l’on ne
s’interroge pas sur les finalités ultimes du projet. Si la téléologie n’aide pas à comprendre la
PESD et son volet civil, rien n’interdit de se demander quelle vision du « nous » peuvent porter
l’Union européenne et sa « gestion civile des crises » dans un monde globalisé en pleine
mutation.
Hypothèses transversales
Trois hypothèses traversent l’ensemble de cette recherche. On peut les présenter comme suit :
a) Si la PESD est une équation, alors le volet civil constitue une variable décisive. Cela suppose
de mieux identifier la GCC en essayant de relier dans un tout cohérent ses capacités qui
recouvrent un vaste périmètre d’action : police, renforcement de l’Etat de droit, observation et
surveillance… Considérer la GCC comme un « outil en soi », ce n’est pas non plus procéder à
une « étude de cas » ou analyser un « sous-ensemble de la PESD ». C’est au contraire
considérer sous un angle neuf la PESD dans sa globalité civilo-militaire. Celle-ci s’inscrit par
ailleurs dans un dispositif plus large de traitement des crises et des conflits qui mobilise la
totalité des ressources « communautaires » et « intergouvernementales » de l’Union (sur les
différents acteurs de la dimension extérieure de l’UE, cf. Annexe II). Néanmoins, si les Etats ont
créé la GCC dans le cadre du second pilier, c’est pour remplir des fonctions particulières qu’il
faut encore préciser.
b) Si la GCC européenne est un outil de sécurité et de défense, alors elle est mise en oeuvre au
service de finalités supérieures de nature politique. L’entendement stratégique suppose dès lors
de privilégier les lectures verticales et le raisonnement en cascade. Il se démarque en cela
clairement de « l’approche de la gouvernance » qui néglige les pesanteurs géopolitiques et les
réalités d’un monde où les approches stato-centrées gardent leur validité. Cela permet aussi
d’expliquer la démarche rationnelle des Etats qui construisent méthodiquement un édifice
complet, de Bruxelles aux missions de terrain. Cette démarche s’inscrit dans une logique
d’ensemble, ce qui n’empêche pas de s’interroger sur l’absence - et la possibilité - d’une
authentique Grand strategy à l’échelle de l’Union. L’adoption de la Stratégie européenne de
sécurité de 2003 (document intitulé « Une Europe sûre dans un monde meilleur ») est
assurément un premier pas11. Il manque toutefois la vision et la détermination qui permettraient
11
Stratégie Européenne de Sécurité - Une Europe sûre dans un monde meilleur, Conseil européen, Bruxelles, 12-13
15
aux Vingt-sept de rédiger en commun un Livre blanc de la sécurité et de la défense. Un
document-cadre de ce type semble en effet une précondition indispensable pour intégrer la
PESD et la GCC dans un corpus conceptuel et doctrinal cohérent. Se pose toutefois la question
du rapport à l’Alliance atlantique et de la volonté des Européens de s’assumer stratégiquement.
Si l’UE et les Etats membres sont conséquents dans leur choix d’émancipation, la GCC peutelle aider à imaginer une notion sui generis de la puissance européenne ?
c) Si la GCC est développée dans le cadre de l’Union, alors elle est intrinsèquement européenne.
Cette idiosyncrasie de la GCC suppose de porter une attention particulière aux approches
culturalistes : identité, européanisation, culture stratégique et culture militaire, expérience
coloniale… Dans quelle mesure le volet civil PESD reflète-t-il la diversité des Etats membres et
de leur(s) vision(s) de l’Europe ? Peut-on opposer une vision britannique « pragmatique » à une
vision française plus « cartésienne »12 ? La GCC est-elle un processus en perpétuel mouvement
ou un projet qui se construit dans une belle ordonnance logique ? Quel est en outre l’apport
spécifique des pays « post-neutres », la Finlande et la Suède notamment ? Enfin, si la GCC
échappe en partie à ses initiateurs (les Etats membres), comment l’UE sert-elle de catalyseur et
de creuset à quelque chose de nouveau ? La GCC européenne peut-elle constituer un modèle ?
Si oui, en quoi ce modèle se distingue-t-il des efforts poursuivis par les Etats-Unis pour mieux
intégrer les aspects civils et militaires ?
Originalité de la recherche
Nous l’avons dit, le volet civil de la PESD est peu abordé en tant que tel dans la littérature.
Certes, il existe de nombreuses études de cas qui analysent les différentes opérations/missions
PESD ou tel ou tel aspect sectoriel (ex. Réforme du secteur de la sécurité13, implication de l’UE
en Bosnie…). Aucun ouvrage ne traite cependant la GCC comme objet scientifique. Une
exception notable est un Cahier de Chaillot publié en 2006 par l’Institut d’Etudes de Sécurité de
l’UE14. Dans sa préface, Nicole GNESOTTO annonçait toutefois qu’il s’agissait d’une
« première tentative d’explication et d’analyse des instruments, des enjeux et des problèmes
rencontrés ou soulevés par l’Union lorsqu’il s’agit d’assumer les différentes dimensions de la
gestion civile des crises »15. Limité aux aspects internes à l’UE, le Cahier de Chaillot cherchait
surtout à définir des « critères objectifs pour délimiter les responsabilités propres du Conseil et
de la Commission dans la gestion civile des crises »16.
Tout en analysant à de multiples reprises la querelle sur le partage de compétences entre le
Conseil17 et la Commission18, notre recherche se distingue toutefois en tranchant une fois pour
décembre 2003.
12
Jolyon HOWORTH, The Future of the European Security Strategy: Towards a White Book on European Defence,
Study, Policy Department External policies, Brussels, European Parliament, March 2008.
13
Remarque : nous employons dans cette recherche les majuscules pour les termes et les concepts qui font partie du
vocabulaire courant de l’UE (ex. Réforme du secteur de la sécurité ou RSS) mais aussi pour les documents officiels
(ex. Stratégie européenne de sécurité), les institutions (ex. la Présidence slovène) et les fonctions (ex. Commandant
des opérations civiles). L’italique est réservé aux mots d’origine étrangère et aux mises en évidence (notamment lors
de la première apparition d’un terme-clé).
14
IES-UE (Paris).
15
Agnieszka NOWAK, (Ed.), Civilian Crisis Management : the EU Way, Chaillot Paper, n°90, ISS-EU, Paris, 2006
(préface de Nicole GNESOTTO).
16
Ibid., p. 8.
17
Conseil de l’UE ou Conseil des ministres. Nommé ci-après Conseil.
16
toute la question. Elle identifie donc définitivement la « gestion civile des crises » avec le
« volet civil de la PESD » (capacités civiles d’intervention développées dans le cadre du second
pilier)19. Les moyens mis en œuvre dans le cadre communautaire relèvent en effet de sphères de
nature différente, ce qui ne diminue en rien leur apport et leur valeur ajoutée.
En analysant la dualité de la PESD sous l’angle original de son volet civil, cette recherche
insiste par ailleurs sur les aspects conceptuels et doctrinaux. Une large attention est donc
consacrée à l’étude des textes qui définissent les cadres d’emploi - évolutifs - de la GCC. Il
s’agit notamment d’identifier ce qui constituerait les prémices d’une doctrine civilo-militaire
européenne.
Enfin, en étudiant le volet civil de la PESD de façon exhaustive et systématique, la présente
recherche a aussi une ambition didactique. Cela suppose d’insister sur l’analyse de discours
mais aussi, sur la clarification du « jargon » de la PESC/PESD. La terminologie relative à la
GCC est elle-même souvent assez technique. Elle emprunte volontiers au vocabulaire militaire,
ce qui augmente singulièrement sa difficulté d’accès. Cela justifie une fois encore la
mobilisation des concepts et des méthodes propres aux études stratégiques. Au-delà, il s’agit de
créer des ponts entre les non spécialistes, les stratégistes et les stratèges-praticiens.
Aspects épistémologiques et méthodologiques
Entreprendre une recherche ciblée sur la GCC soulève de façon générale de nombreuses
questions d’ordres épistémologique et méthodologique.
La première tient à la définition la GCC européenne comme objet d’étude. Philippe
BRAILLARD dit ainsi que toute démarche scientifique se caractérise par « la délimitation
précise de son objet, une certaine rupture avec les notions du sens commun, le contrôle
intersubjectif auquel elle se soumet et non le recours à des procédures rigides » 20.
Nous l’avons dit plus haut, notre recherche porte exclusivement sur le volet civil de la PESD
(identifié aussi sous le terme générique de gestion civile des crises ou GCC21). La GCC est donc
étudiée comme un concept à part entière. L’indépassable disjonction entre la pensée et la
réalité22 limite cependant ce concept à un rôle d’outil heuristique. Les capacités civiles de la
PESD sont en effet objectivement trop diverses et trop inscrites dans l’expérience pour être
réifiées en un tout unique.
L’exigence épistémologique suppose par ailleurs de rattacher notre recherche à un champ
d’étude clairement identifié. Or les Etudes européennes ont du mal à appréhender les questions
stratégiques et de sécurité. Inversement, les Etudes stratégiques et la théorie militaire peinent à
18
Commission européenne. Nommée ci-après Commission.
A contrario, un ouvrage récent a choisi de considérer une fois de plus la gestion civile des crises comme rentrant
également dans le champ communautaire : cf. Barbara DELCOURT, Marta MARTINELLI et Emmanuel KLIMIS,
L’Union européenne et la gestion des crises, Bruxelles, ULB, 2008. Cette publication donne néanmoins un panorama
intéressant des différents acteurs et instruments de l’UE en matière de traitement des crises et des conflits.
20
Philippe BRAILLARD, « Les sciences sociales et l'étude des relations internationales », Revue internationale des
sciences sociales, Vol. 36, n° 4, 1984, p. 661-676.
21
L’UE utilise l’abréviation EU CCM (EU Civilian crisis management). L’abréviation GCC est créée ici à des fins
didactiques.
22
BRAILLARD, op. cit.
19
17
cerner la PESD et ses spécificités. La gestion civile des crises suppose enfin de prendre en
compte certains apports de la Peace Research et des Etudes sur la résolution des conflits. Cette
pluralité des voies possibles est un réel obstacle pour le chercheur. Mais elle apporte aussi une
dimension supplémentaire à la singularité de notre démarche. Cette dernière vise en effet plus
largement à ouvrir des pistes pour imaginer une pensée stratégique proprement européenne.
Celle-ci pourrait naître d’une synthèse originale entre des approches qui ne peuvent pas être
appliquées arbitrairement à l’UE et à la PESD.
Lier la GCC aux études stratégiques n’est évidemment pas sans écueil. Nous assumons toutefois
les présupposés rationalistes de la stratégie, sa parenté avec l’école réaliste des relations
internationales et son ethnocentrisme supposé (il faudrait parler ici d’européanocentrisme).
Cette recherche porte sur le volet civil de la PESD et sur ce qu’il signifie pour l’Union et ses
Etats membres. Le point de vue des populations et des sociétés des pays où sont déployées les
missions civiles européennes n’est donc pas étudié directement (il doit être néanmoins pris en
compte pour une meilleure efficacité opérationnelle). Ne pas aborder cette question ne signifie
pas qu’elle est secondaire. Elle nous semble au contraire trop importante pour ne pas donner lieu
à une analyse à part entière. Nous laissons cependant à des auteurs plus qualifiés que nous le
soin d’entreprendre une telle étude.
Sur le plan de la méthodologie, cette recherche recourt largement à la méthode inductive, en
« partant du réel »23 : comment procéder autrement alors que la PESD et la GCC ont à peine une
décennie d’existence ? Il ne s’agit pourtant pas de présenter un rapport d’étape ou une synthèse
sur le sujet. De la même façon, les différentes missions civiles PESD ne sont pas étudiées dans
leur détail. L’ambition réside dès lors dans la mise en relief et dans la mise en cohérence
d’isolats dispersés parmi une grande masse d’information. C’est la raison pour laquelle il faut
tout d’abord multiplier les perspectives pour comprendre la réalité mouvante et plurielle de la
GCC.
A chaque fois que possible, il conviendra pourtant de réfléchir aussi sur un mode déductif. En
effet, une idée-force de cette recherche est de « remettre de la verticalité ». Les débats futurs sur
la GCC européenne ne pourront se structurer qu’à cette condition. C’est en ce sens que nous
mobilisons la logique stratégique. Son raisonnement en cascade est particulièrement fécond
pour étudier les différents niveaux d’analyse (et d’emploi) du volet civil de la PESD. La
stratégie est néanmoins utilisée ici comme cadre de compréhension plutôt que comme cadre
explicatif rigide.
Concernant les aspects méthodologiques, on soulignera enfin les apports de l’approche
systémique pour étudier tel ou tel aspect particulier du volet civil de la PESD, notamment dans
sa dimension opérationnelle : liens avec la théorie militaire, modélisation, simulation, utilisation
du langage graphique, etc. Ces perspectives ne pourront toutefois pas être développées en détail
dans cette recherche qui se concentre sur les deux dimensions principales de la GCC :
l’interface politique/stratégie et l’interface civilo-militaire.
23
HOWORTH, 2007, op. cit., pp. 22-32.
18
Sources
Ce travail académique repose sur des sources multiples. Nous avons étudié tout d’abord
minutieusement l’ensemble de la documentation de l’Union sur le sujet : déclarations officielles
et actions conjointes, documents de planification opérationnelle, rapports, textes à valeur
doctrinale. Ces documents émanent pour la plupart de la présidence tournante et des organes du
Secrétariat Général du Conseil de l’UE. Les points de vue de la Commission, des
Parlementaires24 et des principaux Etats concernés ont été également analysés en détail. Enfin,
les travaux de l’Agence européenne de défense, la doctrine OTAN et les publications ou
règlements des armées ont servi d’éclairage utile quant à l’étude des synergies civilo-militaires.
La plupart de ces sources primaires sont ouvertes au public25 et aux chercheurs mais nous avons
eu également accès à des documents internes. De façon générale, on notera que l’UE tend de
plus en plus à classifier sa documentation sur le volet civil de la PESD (publications
partiellement consultables, mises en ligne souvent plusieurs mois après leur discussion dans les
enceintes du Conseil). Cela renforce notre argument d’un ancrage toujours plus grand de la
GCC européenne dans le champ des affaires politico-stratégiques et militaires. Rechercher et
décrypter cette documentation « cachée » est en tout cas plus instructif et éclairant que de se
laisser noyer par le flot des textes traitant du rôle de la PESD dans la promotion des droits de
l’homme et des thématiques associées (gender issues, etc.). L’inclusion de ces thématiques
participe assurément à l’originalité de la PESD. Elle ne doit cependant pas masquer la réalité de
ses finalités profondes.
Concernant les sources secondaires, nous avons par ailleurs consulté avec profit la littérature sur
la PESC/PESD dans ses nombreuses dimensions historiques, (géo)politiques, juridiques et
institutionnelles mais aussi, empiriques et opérationnelles : monographies et articles
universitaires, publications de l’Institut d’Etudes de Sécurité de l’UE, études financées par
les grandes fondations et les think tanks (en Europe et outre-atlantique). Les travaux publiés par
les ONG de paix (centres de recherche, organisations issues de la société civile) ont aussi servi à
clarifier le jeu des acteurs et les actions de lobbying dont la GCC fait l’objet. La bibliographie
fournie à la fin de ce travail témoigne en tout cas de la diversité des sources concernées.
La recherche a été complétée par des entretiens26 avec des diplomates et des militaires impliqués
dans la PESD et les questions stratégiques : experts du Secrétariat Général du Conseil, membres
des représentations françaises et américaines auprès de l’UE et de l’OTAN, officiels en charge
de la PESC, fonctionnaires en poste dans les structures de l’Alliance atlantique. Les analyses de
ces praticiens ont permis de vérifier un certain nombre d’hypothèses tout en croisant les points
de vue sur un sujet protéiforme.
Les publications et les entretiens accordés à la presse par Robert COOPER méritent enfin une
mention particulière. Ce proche conseiller du SG/HR Javier SOLANA est en effet une figure
inclassable. Ancien diplomate britannique et aujourd’hui Directeur en charge de la PESC/PESD
au sein du Secrétariat Général du Conseil, il est l’auteur de La fracture des nations27 et de
nombreux articles. Par ailleurs inspirateur de la Stratégie européenne de sécurité de 2003, il
24
Parlement européen, Assemblée de l’UEO, Chambre des Lords, Sénat français etc.
Nous avons aussi eu accès aux services de l’Agence Europe (Bruxelles), référence incontournable pour suivre au
quotidien l’actualité européenne.
26
Entretiens semi-structurés ou informels sur la période 2006-2008 (à Bruxelles et Genève). Certaines interviews ont
aussi été menées par téléphone.
27
Robert COOPER, La fracture des nations - Ordre et chaos au XXI° siècle, Paris, Denoël, 2004.
25
19
mêle de façon originale l’action et la réflexion. L’étude de sa pensée évolutive semble en tout
cas incontournable pour analyser les grandes orientations de la PESC/PESD sous l’angle de la
stratégie.
Limites temporelles et cadre juridique
La présente recherche couvre l’histoire de la GCC européenne du sommet de Cologne (qui
« lance » officiellement la PESD en juin 1999) aux débuts de la Présidence française du second
semestre 2008. De fait, l’analyse aborde aussi la période des années 1990 qui correspond à
l’émergence difficile de la PESC après le Traité de Maastricht. C’est en effet à cette période que
l’on peut situer les véritables origines de la gestion civile des crises, dans les Balkans en
particulier.
La recherche se place par ailleurs dans le cadre des Traités existants (TUE et TCE28 modifiés
par le Traité de Nice). Cela n’empêche pas d’évoquer à de nombreuses reprises les innovations
prévues par la Convention européenne, le projet (avorté) de Traité constitutionnel et le Traité
modificatif (Traité de Lisbonne, en suspens depuis le « non irlandais » du 12 juin 2008). De fait,
ces grands cadres juridiques n’ont eu qu’une influence marginale sur le volet civil de la PESD,
au moins dans ses développements institutionnels. Les organes bruxellois de la GCC et les
missions civiles fonctionnent largement sur la base du soft law et des procédures
intergouvernementales. Nous verrons toutefois les répercussions concrètes de la crise politique
profonde que traverse l’Union depuis plusieurs années. Paradoxalement, il semblerait pourtant
que cette crise ait dynamisé la PESD. Celle-ci est en effet mise en avant dans le cadre d’une
stratégie visant à gagner une « légitimité par l’action ». C’est en tout cas l’une des raisons de
l’accélération rapide des activités opérationnelles de la GCC, tant sur le plan quantitatif que sur
le plan géographique.
Structure de la recherche
La recherche est structurée en trois parties principales. Chacune est divisée en quatre chapitres.
La première partie relève essentiellement de la démarche historique. Comme l’UE et la PESD
tout entières, la GCC est une réalité en perpétuel mouvement. Il faut en étudier les origines, les
cheminements et, surtout, les dynamiques propres (notamment par rapport au volet militaire).
Chaque chapitre correspond à une étape particulière du développement de la GCC. Pour autant,
ce développement n’est aucunement monolinéaire. Il est au contraire diachronique du fait de la
pluralité des influences internes et externes. Les différents domaines sectoriels de la GCC
(police, Etat de droit…) n’ont ainsi pas évolué au même rythme, les priorités données évoluant
en fonction du contexte international, des enjeux/blocages intra-institutionnels, sans oublier les
leçons tirées des premières missions. L’analyse montre cependant que c’est à partir de 2003, et
de l’adoption de la Stratégie européenne de sécurité, que les Etats membres ont adopté une
démarche méthodique pour se doter d’un outil complet et cohérent (processus de l’Objectif
global civil 2008 prolongé aujourd’hui par l’Objectif global civil 2010). Sur le plan des
missions, on notera par ailleurs un « durcissement » de la GCC qui pourrait être de plus en plus
28
Traité sur l’Union européenne et Traité sur les Communautés européennes.
20
orientée sur des tâches « robustes » dans des environnements dits « non permissifs ». Dans cette
première partie, il s’agit enfin de relire l’histoire de l’Europe de la défense sous un angle
nouveau. Le volet civil a servi en effet à forger graduellement un consensus minimal sur la
PESD jusqu’à devenir aujourd’hui un moteur utile pour l’ensemble du second pilier.
La deuxième partie étudie ensuite les enjeux idéologiques, politiques et institutionnels de la
GCC. Elle présente ses structures, le jeu de ses acteurs et ses dilemmes. A chaque fois que cela
est possible, il s’agit d’insister sur les aspects théoriques et conceptuels. Une large part est
consacrée également à l’analyse de discours (discours de l’UE, discours des différents acteurs
institutionnels). En variant les approches et les grilles de lecture, les différents chapitres
permettent en tout cas de cerner progressivement la spécificité du volet civil de la PESD. Celuici est identifié comme un outil destiné à intervenir prioritairement dans le champ des high
politics. Il est en ce sens un outil de puissance. Un chapitre entier est consacré enfin à la
dimension extérieure de la GCC : liens avec les Etats tiers, l’ONU, l’OSCE mais aussi avec les
Etats-Unis et l’OTAN. La GCC est en effet de plus en plus souvent déployée aux côtés de
l’OTAN. Est-elle de nature à favoriser un rapprochement entre la PESD et l’organisation
militaire transatlantique ? Des partenariats type « Berlin plus à l’envers » sont-ils envisageables
et/ou souhaitables ?
Enfin, la troisième partie replace « à froid » la gestion civile des crises dans le cadre rigoureux
et implacable de la logique stratégique. Les quatre derniers chapitres de la recherche explorent
donc les richesses du raisonnement stratégique pour analyser de façon systématique la GCC
sous ses aspects théoriques et pratiques. Le triptyque fins-voies-moyens permet en outre de
relier entre eux les différents étages conceptuels et opérationnels de la GCC. Cette troisième
partie est dès lors l’occasion d’étudier en détail l’édifice doctrinal du volet civil de la PESD
ainsi que ses liens - explicites ou implicites - avec la théorie militaire. Cette dernière est
mobilisée dans ses interrogations les plus actuelles (par exemple sur la « stabilisation » comme
nouvelle « fonction stratégique ») mais aussi dans ses permanences. Il faut ainsi puiser dans la
bibliothèque stratégique en revisitant la pensée des auteurs classiques, CLAUSEWITZ en
particulier. Relier la GCC à une réflexion sur la guerre (ou plus exactement sur la petite guerre)
ne manquera pas de surprendre tant la GCC européenne est communément associée à d’autres
thématiques (y compris par ceux qui la mettent en œuvre au quotidien) : bonne gouvernance,
transition démocratique... Il semble toutefois grand temps de faire tomber les murs conceptuels
qui empêchent de « penser la GCC » à partir de sa nature profonde.
L’Union européenne est en quête d’une nouvelle pensée stratégique29. Celle-ci doit prendre en
compte les intérêts partagés des Etats membres ainsi que les spécificités de l’entité politique
qu’ils sont en train de construire en commun. Mais elle doit également exploiter les potentialités
de la « boîte à outils » de l’UE en matière de gestion des crises et des conflits.
La PESD joue un rôle particulier dans la panoplie stratégique de l’Union. Les débats sur sa
dualité civilo-militaire peinent cependant à éclore. Combien de temps ces questions resterontelles étouffées ? Surtout, combien de temps la littérature pourra-t-elle continuer à négliger
l’étude du volet civil de la PESD, de ses spécificités et de ses répercussions internes et
externes ? Puisse cette recherche académique mettre en lumière les enjeux réels de la GCC
européenne et lui donner le socle conceptuel qui lui fait défaut.
29
Jolyon HOWORTH « Une nouvelle pensée stratégique pour l'Europe ? », Défense Nationale, juillet 2008.
21
PREMIERE PARTIE :
UNE AUTRE HISTOIRE DE LA PESD
Tout semble avoir été dit et écrit sur l’histoire et les rebondissements de l’Europe de la défense,
depuis le Traité de Bruxelles et la CED30 jusqu’au sommet de Saint-Malo, sans oublier les
développements les plus actuels de la PESD : institutionnalisation du second pilier, premières
opérations, avancées prévues par les nouveaux Traités… Dans ce foisonnement empirique, on
s’étonnera néanmoins du peu d’attention portée à la genèse des aspects civils de la gestion des
crise. Cette première partie propose par conséquent un autre regard sur la PESD en insistant sur
la dimension « sécurité », trop souvent occultée par les débats sur le volet « défense ».
La GCC européenne a en effet son propre cheminement et ses propres dynamiques, notamment
par rapport au volet militaire. Il convient de les mettre en perspective pour mesurer l’étendue du
chemin parcouru tout en identifiant les éléments déterminants et les principales lignes de
continuité/discontinuité. Mais cette première partie offre aussi plus généralement une relecture
inédite de la PESD telle qu’elle a été négociée puis mise en oeuvre par l’UE et les Etats
membres. Revisiter l’histoire de l’Europe de la défense sous l’angle spécifique de son volet civil
n’est cependant pas sans écueil.
Le premier écueil est certainement le manque de recul. La PESD stricto sensu est un champ très
récent. Comment distinguer l’histoire immédiate de l’analyse « à chaud » d’un sujet en mutation
rapide ? Que retenir dans la masse d’informations déjà connues pour annoncer et éclairer avec
profit ce qui sera analysé plus en détail dans la suite de la recherche ? Comment éviter enfin le
cumul fastidieux des faits, des dates et des chiffres ?
Le deuxième écueil est de se laisser aveugler par nos lunettes contemporaines. La dualité civilomilitaire de la PESD et la prédominance actuelle des missions civiles ne vont pas de soi. S’il est
important de cerner autant que possible l’intentionnalité profonde des Européens, il ne faut pas
pour autant céder à un historicisme trop déterminé. La PESD telle qu’elle existe aujourd’hui est
largement le fruit des circonstances et de développements inattendus. Ses objectifs ultimes
demeurent par ailleurs indéchiffrables (ce qui n’empêche nullement de s’interroger sur les
finalités possibles).
Comme l’UE et la PESD tout entières, la GCC est en tout cas une réalité en perpétuel
mouvement. Son développement est fondamentalement itératif et incrémental. Enfin, sa
dynamique d’évolution est peu propice aux interprétations monolinéaires. Elle est au contraire
diachronique du fait de la pluralité des influences internes et externes. Les différentes
dimensions du volet civil de la PESD n’ont ainsi pas progressé au même rythme. Les priorités
données ont varié en fonction du contexte international, des avancées et des blocages intrainstitutionnels, sans oublier les leçons tirées de l’expérience.
30
Communauté Européenne de Défense.
22
L’enchevêtrement des enjeux et des thématiques suppose de distinguer différents niveaux de
lecture qui sont aussi des pistes à suivre comme autant de fils rouges.
Cette première partie insiste en premier lieu sur les contextes interne et externe qui ont
accompagné et influencé le développement de la GCC (notions de inputs et outputs). Le
façonnement du volet civil de la PESD a été conditionné par les grandes évolutions
internationales des vingt dernières années : fin de la Guerre froide et illusions du « Nouvel ordre
mondial », impuissance de l’ONU et de l’UE face à l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, attaques
du 11 septembre, tournures prises par les interventions en Irak et Afghanistan. Nous verrons
ainsi comment la GCC européenne illustre plus généralement le passage de « l’agenda du
Peacebuilding » des années 1990 à « l’agenda de la stabilisation » qui prédomine aujourd’hui
sur fond de « Guerre globale contre le terrorisme ». En parallèle, la genèse de la GCC est le
reflet des aléas politiques et institutionnels d’une Union européenne en profond
bouleversement : effets des élargissements successifs, difficultés à concrétiser la PESC,
désaccords sur la PESD, tentatives répétées pour réformer les Traités, etc.
Le deuxième fil rouge de cette première partie a trait aux aspects capacitaires et à la dualité
civilo-militaire. Le volet civil a émergé à l’ombre et en parallèle du volet militaire. Ce n’est que
progressivement que le décalage a pu être réduit, au moins partiellement (décalage entre les
deux volets, mais aussi, entre le discours et la réalité des efforts fournis sur le plan civil). L’UE
ambitionne en tout cas de créer de véritables synergies entre les différents aspects de la gestion
des crises, en lien avec la Commission. Cela dynamise le caractère opérationnel de la PESD,
concrétisé par un accroissement thématique et géographique des missions et opérations. Cet
accroissement génère à son tour des besoins nouveaux, d’où un effet d’entraînement qui touche
l’ensemble de la PESC/PESD.
Une troisième piste est d’étudier par ailleurs comment la GCC a favorisé les compromis et, plus
profondément, les phénomènes de convergence malgré des approches et des visions différentes
entre les Etats et dans l’UE elle-même. L’approche minimaliste initiale - utiliser le cadre de la
PESD pour mieux coordonner les capacités nationales existantes - s’est rapidement révélée
insuffisante. Les structures du Conseil ont ainsi été renforcées sur un mode centralisateur de
façon à impulser, par le haut, de nouvelles dynamiques. Plus largement, il est intéressant de voir
comment le volet civil a aidé à forger un consensus minimal sur la PESD jusqu’à devenir
aujourd’hui un moteur utile pour l’ensemble du second pilier.
Cette première partie montre pour finir que la GCC européenne est tout autant un processus
qu’un projet. Toutefois, ce projet s’affine progressivement d’un point de vue politique,
conceptuel et capacitaire. Deux idées maîtresses doivent être ainsi gardées à l’esprit.
La GCC est tout d’abord le fruit d’un lent processus d’apprentissage initié dès les années 1990
dans les Balkans et complété ensuite au fil des opérations. Les Etats européens se sont inspirés
des pratiques optimales acquises dans d’autres cadres (ONU, OSCE), mais aussi, de leurs
premières expériences en commun sur les théâtres de crise (interventions de l’UEO puis de l’UE
en tant que telle). Cette maturation intellectuelle a été accompagnée par ailleurs de négociations
permanentes au niveau politique et institutionnel. La GCC est par conséquent aussi un processus
politique, en lien étroit avec les débats sur la PESD.
La seconde idée-force est que les années 2003-2004 représentent un tournant dans la jeune
histoire de la GCC européenne. Les premières missions et l’adoption de la Stratégie européenne
23
de sécurité (décembre 2003) ont servi de base pour l’envol effectif du volet civil de la PESD.
Cette période cruciale marque le début d’une véritable démarche rationnelle visant à construire
méthodiquement un outil complet et cohérent en matière d’intervention civile au sein de
l’Union. La GCC est depuis lors passée du stade de l’intuition, voire de l’ambiguïté
constructive, à celui d’une entreprise de nature stratégique, avec des effets opérationnels et
politiques visibles. C’est en ce sens que la gestion civile des crises se transforme peu à peu en
projet.
Une approche chronologique classique permet de distinguer quatre périodes dans la genèse et
dans le développement du volet civil de la PESD. Chacun des quatre chapitres suivants analyse
donc une phase particulière de cette histoire.
Le Chapitre I couvre ainsi la période allant de 1991 à 1999. Ces années sont celles des missions
de l’UEO dans les Balkans, mais aussi, des débuts timides de la « Communauté européenne »
(devenue entre-temps « Union européenne ») dans le champ de la gestion des crises. Cette
période se caractérise par des échecs et des demi-succès dont il faut rappeler le contexte (la
reconfiguration de l’architecture de la sécurité en Europe) et les enseignements concrets. Ce
chapitre est dès lors indispensable pour comprendre pourquoi les Etats européens ont porté leur
choix sur l’UE pour développer sur un mode intergouvernemental des capacités civiles
novatrices. L’idée est de montrer par ailleurs que l’Europe de la gestion des crises trouve ses
véritables origines dans les premières opérations civiles « européennes » de cette époque,
antérieure pour une grande part au sommet de Saint-Malo.
Le Chapitre II étudie pour sa part les quatre premières années de la GCC, depuis le sommet de
Cologne jusqu’à l’adoption de la Stratégie européenne de sécurité (1999-2003). Cette phase de
définition initiale (identification des premiers domaines prioritaires, début de la méthode
capacitaire) doit être replacée dans le contexte de la crise du Kosovo et dans le cadre plus large
des débats sur la création de la PESD. Parallèlement à l’acquisition de capacités militaires
(Objectif global d’Helsinki), les grands contours du volet civil ont été ainsi esquissés au gré des
présidences tournantes et des Conseil européens semestriels. Il faut montrer en tout cas
l’émergence d’un consensus sur la nécessité de doter la PESD d’une véritable dimension « non
militaire ».
Le Chapitre III traite ensuite de la période 2004-2005. Après les balbutiements et les premières
actions concrètes sur le terrain, la Stratégie européenne de sécurité a servi de point de référence
pour lancer en juin 2004 le Plan d’action pour les aspects civils de la gestion des crises. On
peut parler en ce sens de « basculement » de la GCC avec le début d’une démarche rationnelle
et méthodique « par le haut ». Celle-ci s’est concrétisée par l’élaboration de l’Objectif global
civil 2008 qui traduisait une double ambition : d’une part, renforcer la GCC et son caractère
opérationnel, d’autre part, prendre en compte les capacités des dix nouveaux Etats membres
suite à l’élargissement à 25. Enfin, de nouvelles missions civiles PESD ont servi tout à la fois de
test et d’incitation pour accélerer les efforts sur un éventail de sujets toujours plus étendu.
Le dernier chapitre (Chapitre IV) correspond aux développements les plus récents, dans le cadre
de « l’après Post Hampton »31 et du nouvel Objectif global civil 2010. Depuis la Présidence
britannique du second semestre 2005, il semble en effet que la GCC européenne soit entrée dans
une phase de maturité. Celle-ci se matérialise par la multiplication et par la diversification des
actions civiles PESD. Cette accélération peut être interprétée comme une façon de légitimer la
31
Propositions du SG/HR Javier SOLANA pour consolider la PESD suite au Sommet européen informel du 27
octobre 2005. Cf. infra.
24
PESD et de masquer la crise générée par l’échec du Traité constitutionnel (sans oublier les
incertitudes sur le Traité de Lisbonne). Mais, cette expansion rapide reflète aussi un niveau
d’ambition plus élevé pour le volet civil de la PESD : déploiement d’opérations d’envergure
(Kosovo), capacité à s’engager dans des environnements dits « non permissifs » (Afghanistan,
Géorgie)… Ces évolutions permettent d’évoquer un « durcissement » de la GCC européenne
qui cherche cependant encore sa voie, entre autonomie et rapprochement avec l’OTAN.
25
Chapitre I : aux origines de la PESD et de la
gestion civile des crises - les premières opérations
européennes dans les Balkans (1991-1999)
Résumé
Ce chapitre étudie les motifs originels de la PESD et de son volet civil en particulier. Au-delà
des arguments d’ordre structurel (la fin de la Guerre froide et la reconfiguration de l’architecture
internationale de la sécurité), il s’agit de montrer que l’Europe de la gestion des crises trouve ses
sources dans les premières opérations civiles « européennes » des années 1990. On ne saurait en
effet négliger l’expérience acquise dans les Balkans préalablement au lancement de la PESD
elle-même. La GCC est donc née des premiers pas timides de la PESC mais aussi, d’une suite
d’engagements opérationnels conduits dans des cadres différents : UEO, OSCE… Les
enseignements multiples de ces actions dispersées ont participé à une lente prise de conscience :
les Etats européens devaient acquérir des capacités autonomes pour gérer en commun les crises
touchant directement leur sécurité. Ces capacités devaient toutefois combiner la force armée
traditionnelle avec des outils nouveaux, afin de couvrir l’ensemble des tâches de sortie de crise
et de consolidation de la paix.
Introduction
La genèse de la GCC européenne doit être analysée en lien avec le contexte qui a présidé à
l’émergence de la PESC dans les années 1990. Cette histoire immédiate est celle des grandes
interrogations nées de la rupture stratégique de 1989 : inquiétudes sur la pérennité du parapluie
américain, débats sur le devenir des différentes organisations traitant de la sécurité, illusions et
désillusions quant à l’émergence d’un Nouvel ordre mondial. Cette période est aussi marquée
par une multiplication des interventions multinationales avec des demi-succès et des échecs
retentissants.
Le retour de la guerre « à 1h30 de Paris et Berlin » allait en tout cas réveiller les pays prospères
de la Communauté européenne32 qui s’étaient laissés bercés par la torpeur du face à face
bipolaire. La désintégration de l’ex-Yougoslavie semblait ainsi sonner comme « l’heure de
l’Europe33 » : n’était-il pas temps pour « l’Europe des 12 » de prendre en charge sa propre
sécurité tout en amorçant la « réunification » du continent après 40 ans de conflit est/ouest34 ?
32
Rappel : le terme Union européenne n’avait alors que peu de signification. Le Traité de Maastricht est entré en
vigueur en novembre 1993.
33
Selon l’expression de Jacques POOS, citée le plus souvent pour souligner a contrario la responsabilité des
Européens dans les drames de Vukovar et de l’ex-Yougoslavie en général. Cf. infra.
34
Cf. la Charte de Paris pour une nouvelle Europe, Paris, 21 novembre 1990.
26
N’y avait-il pas un devoir moral à porter assistance à des peuples européens qui retombaient
dans les conflits fratricides du passé ? Plus fondamentalement, l’Europe et la paix ne risquaientelles pas de mourir une seconde fois à Sarajevo ?
Ce chapitre montre par conséquent que la PESD n’est pas le résultat d’une ambition de
puissance mais, au contraire, de la nécessité de résoudre un problème concret : combler le vide
sécuritaire laissé par le désengagement - relatif - des Etats-Unis du théâtre Centre-Europe. Plus
concrètement encore, il s’agissait de pouvoir traiter les conflits de la poudrière balkanique.
Après avoir rejeté les interprétations erronées sur la PESD et ses motivations initiales, il faut
s’intéresser plus en détail aux premiers pas des Etats européens dans le champ de la sécurité
coopérative et de la gestion des crises. Cette « proto-histoire » rappelle que les Douze (puis les
Quinze) furent en réalité présents et actifs dans les Balkans dès 1991. A côté d’une aide
humanitaire massive, ils sont notamment intervenus avec des moyens civils et policiers limités,
mais jusqu’alors inédits, dans des cadres institutionnels variés : Communauté européenne (CE),
UEO, OSCE, etc. Le recours à l’OTAN et l’usage de la force ont quelque peu occulté ces efforts
considérés à l’époque comme pusillanimes. Ces initiatives ont pourtant permis de jeter les bases
de la PESD et de son volet civil dans un lent et douloureux processus d’apprentissage.
La leçon principale de cette époque tumultueuse était la nécessité de construire un édifice
politico-militaire autonome sans lequel la PESC naissante resterait désarmée35. Le cadre
intergouvernemental créé par le Traité de Maastricht s’avérait par ailleurs le plus approprié. Ce
constat est bien établi dans la littérature. Ce chapitre permet cependant d’affirmer que la PESD
n’est pas née à Saint-Malo. En outre, ses prémices relevaient déjà à l’époque de la gestion civile
des crises ou, plus exactement, de la gestion « non militaire » des crises.
Pour soutenir cet argument, il faut partir du réel en procédant à une analyse chronologique des
premières opérations conduites par les Européens au fil des années 1990. Ce choix
méthodologique met en valeur l’idée de processus (trial and error process) tout en soulignant
que la PESD et la GCC sont avant tout le fruit de l’expérience36. Une démarche empirique
permet en outre de montrer la multiplicité des enseignements tirés sur le plan politique,
institutionnel et opérationnel. A cet égard, l’emphase est mise sur la mission à Mostar qui fut la
plus ambitieuse mais aussi, la plus importante pour la conception ultérieure de la GCC par l’UE.
Enfin, ce chapitre révèle un pan méconnu de l’Europe de la sécurité et de la défense. Si les
missions PESD donnent lieu à une littérature foisonnante depuis 2003, les opérations
« européennes » qui ont précédé semblent avoir été bien vite oubliées. Elles sont pourtant
cruciales pour comprendre les fondements civils et militaires de la PESD.
Ce chapitre est ainsi divisé en six sous-chapitres qui abordent les points suivants :
-
35
Les fondements généraux de la PESD ;
Les opérations pionnières (mission d’observation de l’EUMM et surveillance du
Danube sous l’égide de l’UEO) ;
L’administration de Mostar par l’UE et la mission de police de l’UEO qui l’a
accompagnée ;
Entretien avec un diplomate français qui fut en charge de la PESC/PESD au Quai d’Orsay de 2000 à 2003, Genève,
septembre 2006.
36
Il ne s’agit pas de proposer ici une liste d’études de cas au sens traditionnel du terme. Ces opérations sont toutefois
étudiées plus en détail que les actions PESD actuelles qui ont servi de matériel empirique à l’ensemble de cette
recherche.
27
-
La mission de police de l’UEO en Albanie ;
La mission de « vérification » de l’OSCE au Kosovo ;
Enfin, la mission de déminage de l’UEO en Croatie.
Les fausses interprétations sur les motivations initiales de la PESD
Dix ans après son lancement, la PESD reste à bien des égards une énigme pour les théoriciens et
les observateurs qui s’interrogent sur les motivations profondes des Etats européens, sur la
réalité des travaux entrepris et sur les buts poursuivis. Il faut en tout cas réfuter d’emblée des
interprétations erronées quant aux « drivers » qui sont à l’origine de l’engagement de l’UE dans
le champ de la sécurité et de la défense37.
Ni « grand dessein », ni « soft balancing »
La PESD est née principalement d’une nécessité historique, à savoir, combler le vide généré par
le désengagement relatif des Etats-Unis de la scène européenne à la fin de la Guerre froide38. En
ce sens, elle ne trouve ses sources ni dans l’existence d’une menace directe contre l’Europe (qui
aurait incité à former une alliance traditionnelle) ni dans la définition d’un « grand dessein
stratégique » (constituer une puissance de niveau mondial pour concurrencer le leadership
américain)39. Certains auteurs néoréalistes américains40 ont pourtant voulu voir dans la PESD la
volonté de contrebalancer l’hégémonie des Etats-Unis dans une logique de soft
balancing41(variante raffinée de la théorie de l’équilibre des puissances). Cette thèse a été
rejetée par Jolyon HOWORTH42 qui a dénoncé par ailleurs les images trompeuses véhiculées
dans la littérature et chez certains grands médias : « armée européenne », etc. La PESD doit en
effet être analysée dans sa réalité et non pas dans sa fiction (PESD rêvée ou au contraire
redoutée).
37
Jolyon HOWORTH distingue ainsi les drivers de la PESD et ses outcomes: HOWORTH, 2007, op. cit, p. 37.
Ibid, pp. 1 et 12.
39
« This was not strategic calculation, it was historical necessity » : Ibid., p. 53 et HOWORTH, « Neither Hard nor
Soft Balancing », 2006, op. cit.
40
Sur les apports du réalisme structurel pour expliquer plus largement les évolutions de l’UE sur la scène
internationale à la fin de la Guerre froide, cf. Adrian HYDE-PRICE, European Security int the Twenty-first Century –
The challenge of Multipolarity, Routledge, New York, 2007.
41
Le soft balancing prédit que les Européens chercheront à contrebalancer les Etats-Unis sans choisir forcément la
confrontation militaire. Cf. par exemple Barry POSEN, « ESDP and the Structure of World Power », The
International Spectator, Vol. 39, 2004, pp. 5-17 ; Barry POSEN, « European Union Security and Defence Policy :
Responses to Unipolarity ? », Security Studies, Vol. 15, n°2, 2006, pp. 149-186. A l’inverse, le hard balancing prédit
l’accroissement des divergences transatlantiques avec une concurrence économique accrue qui se doublerait
nécessairement d’une concurrence militaire. Les nouvelles ambitions de l’UE seraient dès lors de créer un peer
competitor (ex : du projet spatial GALILEO).
42
HOWORTH, 2007, op. cit. ; Jolyon HOWORTH et Anand MENON, « Sécurité européenne et relations
transatlantiques : pourquoi l’Union européenne n’est pas en train d’équilibrer les USA », in René SCHWOK et
Frédéric MERAND (Dir.), L’Union européenne et la sécurité internationale : théories et pratiques, Bruxelles,
Bruylant, 2009, pp. 219-236.
38
28
La PESD est ainsi très loin de représenter une défense européenne intégrée (bien qu’une défense
commune soit inscrite comme objectif ultime dans les Traités)43. Elle n’est donc pas une alliance
de défense collective puisque ces aspects sont couverts dans le cadre de l’OTAN (article V) et
de l’UEO (article 5 du Traité de Bruxelles modifié). La PESD ne fait pas non plus de l’UE un
Arrangement régional de sécurité au sens du Titre VIII de la Charte de l’ONU (l’Union ne se
considère en tout cas pas comme telle). Tout au plus parlera-t-on d’Europe de la défense et, plus
sûrement, d’Europe de la gestion des crises. L’ambition première est de pouvoir agir de façon
autonome, là où les Américains ne veulent pas/plus s’engager directement. Elle vise à traiter les
crises et les sources d’insécurité - en priorité dans la périphérie de l’UE élargie - tout en
recourant à des moyens toujours plus diversifiés44.
Les vraies raisons d’être de la PESD
Jolyon HOWORTH a montré ainsi comment la dimension sécurité et défense de l’UE est née de
la rupture stratégique de 1989 et de l’échec des tentatives pour faire de l’UEO le pilier européen
de l’OTAN (projet de l’IESD qui a dominé les débats dans les années 1990 mais sans
réalisations concrètes)45. Face au « nouveau désordre international » et pour combler le vacuum,
la seule option viable pour les Européens fut dès lors de constituer une PESD autonome46. Ses
structures se sont rapidement avérées efficaces, les progrès rapides alimentant à leur tour de
nouveaux espoirs tout en modifiant les préférences initiales des Etats membres et de leurs
dirigeants.
De fait, quatre facteurs explicatifs convergents peuvent être avancés pour expliquer la naissance
de la PESD47 : le premier est la fin de la Guerre froide et le souhait des Etats-Unis de voir les
Européens se prendre en charge. Le second a trait au contexte interventionniste des années 1990
avec l’illusion que la Communauté internationale pourrait mettre fin aux conflits par des actions
concertées de gestion de crise et de consolidation de la paix. Le troisième facteur est l’explosion
de la Yougoslavie et l’incapacité des Européens à intervenir seuls dans les Balkans. Enfin,
l’adoption de l’EURO et la perspective de l’élargissement aux PECO48 allaient changer
profondément la nature et l’échelle du projet européen, avec des répercussions inévitables dans
le domaine de la sécurité et de la défense.
En critiquant les interprétations monocausales ou trop figées sur des positions d’ordre
dogmatique, HOWORTH insiste en tout cas sur le rôle des « événements »49. En outre, la PESD
est avant tout le fruit de nombreux compromis négociés laborieusement au sein du labyrinthe
43
Une telle défense intégrée ne constituerait cependant pas une armée européenne type CED. Il est vrai que les
initiatives de François MITTERAND et de Helmut KOHL au début des années 1990 ont pu créer la confusion :
création de la Brigade franco-allemande puis de l’Eurocorps.
44
HOWORTH, 2007, op. cit.
45
Anne DEIGHTON and Eric REMACLE Eric (Eds.), « The Western European Union, 1948-1998: From the
Brussels Treaty to the Treaty of Amsterdam », Studia Diplomatica, numéro spécial, Vol L1, n°1-2, Bruxelles, 1998;
Jérome MONTANT, « La reconfiguration de l'UEO », Annuaire Français de Relations Internationales, Volume II,
2001, pp. 613-624; André DUMOULIN et Francis GEVERS, L’Union de l’Europe Occidentale : la déstructuration
(1998-2006), Bruxelles, Bruylant - Collection Axes Savoir, 2005.
46
HOWORTH, 2007, op. cit., pp. 13-14.
47
Ibid, pp. 56-57.
48
Pays d’Europe centrale et orientale.
49
HOWORTH mentionne aussi comme facteur explicatif le rôle des industries européennes de défense, désireuses de
voir un marché européen de l’armement se constituer pour résister aux nouvelles concurrences.
29
institutionnel de l’UE50. Ces arguments généraux doivent être gardés à l’esprit pour celui qui
veut comprendre le cheminement de la GCC européenne depuis ses origines. Le volet civil de la
PESD est en effet le résultat d’un ensemble de chocs exogènes doublés d’une prise de
conscience progressive (nécessité de construire des capacités autonomes et innovantes). C’est au
fond l’idée d’une PESD duale générée avant tout dans une logique de « résolution de
problème »51.
Le creuset balkanique
Il s’agit maintenant d’étudier comment les « Européens » ont pris en compte les leçons tirées
des crises internationales complexes des années 1990. Cette décennie est cruciale pour
comprendre la genèse de la PESD et de la GCC sur lesquelles il faut porter un regard
rétrospectif.
Il est devenu en effet trivial de dénoncer l’incapacité des « Européens » à prévenir et à gérer
l’éclatement de l’ex-Yougoslavie où les drames se sont succédé, de Vukovar à Srebrenica en
passant par Sarajevo52. Cet échec collectif est flagrant sur le plan diplomatique et militaire. Mais
les Nations Unies ont montré elles aussi leurs limites. Seul l’engagement effectif des Etats-Unis
a permis de changer la donne, tant en Croatie qu’en Bosnie et au Kosovo. Est-ce à dire que les
Européens ont été inactifs durant toute cette période ? Il semble honnête de rappeler tout
d’abord qu’ils ont fourni l’essentiel des troupes déployées par l’ONU puis par l’OTAN. La
Communauté européenne a apporté par ailleurs une aide humanitaire conséquente (« l’alibi
humanitaire » diront certains). Enfin, les Etats européens sont aussi intervenus collectivement
avec des moyens « non militaires » inédits, dans le cadre des fameuses Tâches de Petersberg de
l’UEO (1992)53. Ces efforts timides ont permis d’élaborer progressivement de nouveaux outils
en matière de « sécurité douce » tout en jetant les bases de la PESD actuelle.
Les opérations pionnières
La mission d’observation de la CE/UE dans les Balkans (1991-2007)
La mission de surveillance de l’Union européenne dans les Balkans - EUMM ou European
Union Monitoring Mission - est particulièrement intéressante car elle fut à la fois « la première »
et la plus longue action civile menée dans le cadre du second pilier.
50
HOWORTH, « Neither Hard nor Soft Balancing », op. cit.
Voir aussi Tuomas FORSBERG, Explaing the Emergence of the ESDP: Setting the Research Agenda, Draft Paper
prepared for the British International Studies Association Meeting, CORK, 18-20 December 2006.
52
Cette incapacité s’explique en grande partie par les divergences de l’époque entre les « grandes puissances
européennes », la France et l’Allemagne en particulier. Cf. Pierre DU BOIS, « L’Union Européenne et le naufrage de
la Yougoslavie (1991-1995) », Relations Internationales, n°104, 2000, pp. 469-485.
53
Déclaration de Petersberg, UEO, juin 1992. Ces tâches étaient alors définies comme suit : missions humanitaires,
évacuation de ressortissants, maintien de la paix et missions de forces de combat pour la gestion des crises, y compris
les missions de rétablissement de la paix.
51
30
L’EUMM s’intitulait à l’origine l’ECMM ou European Community Monitoring Mission54.
Conçue à l’initiative la CSCE55, il s’agissait alors de déployer des observateurs non armés de la
« CE » suite aux Accords de Brioni (juillet 1991)56. Les « hommes en blanc »57 étaient alors
chargés de veiller de façon impartiale au respect des accords conclus entre les ex-belligérants et
de déceler les signes avant-coureurs pour prévenir toute reprise de la violence.
L’ECMM/EUMM fut depuis ses origines une mission « politique » et ad hoc, relevant
directement du Conseil dans un cadre strictement intergouvernemental. Le personnel déployé
était mis à disposition par les Etats membres. Le pays qui exerçait la présidence tournante de
l’UE en assurait la direction formelle (avec l’attribution systématique du poste d’adjoint au Chef
de la mission).
Antérieure au Traité d’Amsterdam (1997) et à l’institutionnalisation de la PESC/PESD,
l’EUMM a été intégrée progressivement dans les structures du second pilier sans devenir pour
autant une « mission civile PESD ». Fin 2000, le rôle du SG/HR58 dans la chaîne de
commandement a été précisé et le mandat de la mission a été redéfini59. Par des activités de
collecte d’information et d’analyse, sa fonction première était de participer désormais à la
formulation de la PESC vis-à-vis des Balkans occidentaux60. Les observateurs furent chargés
par conséquent de suivre l'évolution de la situation générale, en insistant sur les questions de
sécurité : surveillance des frontières, suivi des questions interethniques, retour des réfugiés. Le
Conseil de l’UE a aussi voulu pouvoir réexaminer régulièrement l’organisation interne de la
mission pour s’adapter en permanence aux évolutions du contexte local. L’EUMM a ainsi connu
des variations d’effectifs malgré une tendance générale à la déflation61. Son centre de gravité
s’est par ailleurs déplacé progressivement vers le sud (Croatie puis Bosnie-Herzégovine, puis
Serbie-Monténégro et ARYM). Le siège de l’EUMM resta à Sarajevo mais des antennes furent
déployées dans cinq pays : Croatie, Bosnie-Herzégovine, ARYM, Albanie et République
fédérale de Yougoslavie (dont le Kosovo)62. En outre, des équipes mobiles furent mises sur pied
pour pouvoir se redéployer avec rapidité, en fonction des priorités émises à Bruxelles et dans les
capitales.
L’étude de l’EUMM montre en tout cas la volonté constante des Etats de conserver un contrôle
strict sur un « outil » au caractère politique de plus en plus affirmé63. La mission fut cependant
rattachée de fait aux structures du Secrétariat Général du Conseil et ses dépenses courantes
furent couvertes progressivement sur le budget général de l’Union64. Le rôle du Chef de mission
fut également clarifié tandis que le temps de rotation des agents mis à disposition par les
gouvernements fut allongé pour favoriser la continuité des actions. Bien acceptée par les
54
Le changement d’appelation fut officialisé fin 2000 : Action commune concernant la Mission de surveillance de
l'Union européenne, Conseil de l’UE, Doc. 2000/811/PESC du 22 décembre 2000.
55
Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe, née de l’Acte d’Helsinki (1975).
56
En juillet 1991, sur l’île de Brioni, responsables fédéraux yougoslaves, Croates et Slovènes signent des accords qui
représentent un des rares succès de la diplomatie « européenne » à cette époque.
57
Surnom donné ironiquement aux observateurs de la mission du fait de leur tenue. L’expression « marchands de
glace » a aussi connu un certain succès.
58
Secrétaire général du Conseil et l’UE et Haut Représentant pour la PESC.
59
Action commune concernant la Mission de surveillance de l'Union européenne, 22 décembre 2000, op. cit.
60
Ibid.
61
600 observateurs en 1997, 300 en 1999, environ 120 en 2007 (diplomates, universitaires, militaires détachés par les
Etats participants pour une durée minimale d’une année).
62
Des observateurs de l’ECMM ont aussi été déployés à une certaine période en Hongrie et en Bulgarie.
63
L’EUMM était suivie par exemple au Quai d’Orsay par le bureau chargé de la PESC et non pas par celui de la
PESD.
64
Les Etats membres ont longtemps couvert l’ensemble des dépenses de l’EUMM. Ils sont restés jusqu’à la fin
responsables financièrement du personnel mis à disposition.
31
populations locales, l’EUMM a soulevé cependant le problème de la protection des observateurs
non armés65. Cette protection était d’autant plus difficile à assurer que les contingents militaires
présents sur zone étaient déployés dans des cadres distincts de l’UE (FORPRONU66 puis IFOR,
SFOR et KFOR67, opérations composées pourtant majoritairement de soldats européens).
L’EUMM a montré enfin l’utilité pour les instances décisionnelles de l’UE de se doter de
capacités d’observation et de surveillance. Celles-ci doivent couvrir un large spectre de tâches
pour être mises en œuvre avec souplesse, au gré des besoins exprimés par le niveau politique.
On retrouve tous ces enseignements dans le Concept PESD pour les actions de Monitoring (cf.
infra).
La mission de l’EUMM a été officiellement close fin 2007 en raison des « nouvelles
perspectives dans les Balkans » (selon l’expression de l’UE)68. La mission a joué de façon
générale un rôle préventif non négligeable, notamment dans certaines régions sensibles :
Sandjak, Vojvodine, Vallée de Presevo, nord du Kosovo, Mostar, nord et ouest de l’ARYM. Il
faut rappeler enfin que neuf observateurs civils sont tombés dans l’exercice de leurs fonctions
au cours des quinze années de présence ininterrompue de l’EUMM sur le terrain. Ils sont en ce
sens les premiers « morts pour l’Europe de la défense ».
La Mission de surveillance sur le Danube par l’UEO (1993-1996)
L’Union de l’Europe Occidentale (UEO) a déployé de 1993 à 1996 des douaniers, des policiers
et des gendarmes pour contrôler le trafic fluvial sur le Danube suite à l’embargo sur les armes et
aux sanctions économiques visant la République Fédérale de Yougoslavie (RFY). Cette mission
s’inscrivait dans le cadre plus large des missions d’assistance aux pays riverains pour faire
appliquer les décisions de l’UE, de la CSCE et du Conseil de sécurité de l’ONU en la matière69.
La mission n’était donc pas une action de l’UE stricto sensu mais il faut rappeler que l’UEO
représentait alors le seul « bras armé » des Européens70.
Trois postes de contrôle ont ainsi été établis en Roumanie, en Bulgarie et en Hongrie, trois pays
voisins de la RFY avec lesquels il a fallu signer des accords spécifiques. Le mandat de l’UEO
était d’arraisonner et de dérouter les navires suspects pour contrôler leur cargaison et leur
destination (moyens engagés : 11 patrouilleurs et 48 véhicules). Au total, jusqu’à 250 hommes
de huit nations différentes ont procédé à 6 748 inspections (420 infractions constatées)71.
65
Alessandro ROSSI, « The European Union for the Transformation of Conflicts : From Civilian Crisis
Management to Civilian Peace Corps », Syntesis of speech held in ISIG Summer School, Gorizia, 23 September
2002.
66
Force de Protection des Nations Unies.
67
Forces de l’OTAN en Bosnie et au Kosovo.
68
Javier SOLANA, EU HR for CFSP, welcomes the successful completion of the EUMM, S375/07, 28 December
2007.
69
L’UEO avait cherché dès 1992 à assurer par ailleurs la surveillance maritime de l’Adriatique par l’envoi de
bâtiments de guerre. Cette opération militaire est devenue une opération conjointe OTAN/UEO à partir de juin 1993
(Opération Sharp Guard). Les Accords de Dayton et la levée par les Nations Unies de l’embargo et des sanctions ont
permis le démantèlement de Sharp Guard et de la mission de police sur le Danube en octobre 1996.
70
L’UEO reste aujourd’hui encore une organisation distincte de l’UE, avec sa propre personnalité juridique.
71
Les Forces de police de l’UEO, Doc. 1609, Assemblée de l’UEO, Paris, 13 mai 1998.
32
A en croire un rapport de l’Assemblée de l’UEO72, cette opération méconnue du grand public73
a constitué « un exemple de coopération concrète, au sein de l'UEO, avec les associés
partenaires74 », sans oublier la coordination avec l’OSCE. Alessandro POLITI estime quant à lui
que la mission sur le Danube a été un succès sur le plan opérationnel. Surtout, « une
organisation de sécurité européenne contrôlait pour la première fois une opération impliquant
seulement des forces non militaires »75.
Il convient néanmoins de relativiser cet optimisme. Ainsi, lorsque la Roumanie a sollicité de
l’aide pour surveiller ses frontières avec la Serbie, le Conseil des ministres l’UEO avait tout
d’abord estimé qu’une mission civile de cette nature relevait plutôt de l’UE ou de l’OSCE. C’est
à reculons qu’il a finalement accepté le déploiement d’équipes mixtes de policiers et de
douaniers dans le cadre de l’UEO76.
Si la mission a permis de mesurer l’ampleur des violations de l’embargo, le dispositif n’a en
outre pas fonctionné de manière optimale. De façon générale, la surveillance du Danube par
l’UEO a montré la difficulté de vérifier l’application de sanctions internationales (le contrôle
d’une voie fluviale est pourtant plus aisé que la surveillance d’une zone terrestre). La mission
n’a ainsi pas empêché la création de nouvelles routes commerciales illégales (via l’ARYM et
l’Albanie en particulier). Les différentes zones d’inspection étaient par ailleurs trop éloignées
les unes des autres pour permettre un maillage efficace (la rive bulgare du Danube n’était pas
contrôlée par l’UEO). La « coopération » des Etats riverains n’a ainsi pas été sans ambiguïtés.
En outre, les contrôles étaient trop rapides et trop superficiels (pas d’interventions la nuit et en
cas de conditions météorologiques défavorables). Il semblerait que le souci de limiter les risques
ait été à cet égard déterminant77. Enfin, il n’y a pas eu de réelles relations entre les structures de
l’UEO et les autres organisations internationales (UE et OSCE). Or, la création de postes
d’officiers de liaison tout comme l’identification de points de contact sont des éléments
déterminants pour la coordination interinstitutionnelle. La mission a toutefois mis en évidence
l’utilité des forces de police à statut militaire qui peuvent être déployées à l’étranger sans
contraintes excessives. Héritage de l’époque napoléonienne, ce type de forces (gendarmerie ou
équivalent) est une spécificité européenne. Cette piste va être exploitée avec profit par l’UE
dans le cadre du volet civil de la PESD développé ultérieurement.
« L’expérience de Mostar » (1994-1996)
Etudier la genèse de la PESD et de la GCC suppose de revenir aussi sur « l’expérience de
Mostar ». En effet - qui s’en souvient encore ? -, les Etats européens ont déployé pendant plus
de deux ans une opération qui combinait pour la première fois des capacités novatrices dans un
cadre autonome (administration de Mostar par l’UE, soutenue par une mission de police de
l’UEO). Plus généralement, « l’expérience de Mostar » avait ouvert de nouvelles
72
Ibid.
La mission de surveillance sur le Danube n’a pas été baptisée par un nom opérationnel ou un acronyme qui aurait
pu laisser une trace dans l’histoire.
74
Il faut y voir les prémices de la participation d’Etats tiers aux missions PESD. Cf. Chapitre VIII.
75
Alessandro POLITI, « Nouveaux risques transnationaux et sécurité européenne », Cahiers de Chaillot, n°29, Paris,
octobre 1997.
76
Rencontre extraordinaire du Conseil des ministres de l’UEO, Luxembourg, 5 avril 1993.
77
La Commission du Danube de Genève exigeait en outre que les contrôles n’entravent pas excessivement la
navigation fluviale.
73
33
perspectives dans le contexte particulier de l’époque : « With the European Administration in
Mostar, a new, post-Cold War, international agenda for peacebuilding was put into practice »78.
Quelles furent dès lors les caractéristiques de cette intervention ? Surtout, comment peut-elle
être considérée comme un prélude à la PESD et à son volet civil79 ?
Heurs et malheurs d’une mission trop ambitieuse
Au cœur de la Bosnie-Herzégovine, Mostar reste une ville symbole. Bombardée par les BosnoSerbes en 1992 puis en 1995, elle a été le théâtre de violents affrontements entre Croates et
Musulmans à partir de 1993. Les Croates étant devenus majoritaires, les extrémistes de
l’Herceg-Bosna80 n’ont eu de cesse d’en faire leur capitale au détriment d’une importante
minorité musulmane. Dans le cadre du Plan de paix OWEN/STOLTENBERG, une présence de
l’UE dans la ville avait ainsi été envisagée dès septembre 1993. En mars 1994, les Accords de
Washington créaient la Fédération croato-musulmane et un cessez-le-feu était proclamé. La
zone de Mostar restait partagée entre Bosno-Croates (à l’Ouest) et Bosno-Musulmans (à l’Est)
mais les conditions semblaient désormais favorables pour envisager une réunification de la cité
sous supervision internationale. L’Allemagne relança alors l’idée d’une mission exclusivement
européenne, idée qui obtint l’accord des présidents croate et bosniaque : ce sera
l’Administration de Mostar par l’UE (AMUE) décidée en mai 199481. Cette mission était
importante à plusieurs titres. L’AMUE représentait tout d’abord un test de viabilité82 pour la
nouvelle Fédération croato-musulmane qui devait elle-même préfigurer le règlement du conflit
bosniaque. Surtout, l’UE tentait alors de matérialiser la PESC après l’entrée en vigueur du
Traité de Maastricht. Un déploiement au cœur de la fournaise yougoslave devait concrétiser la
volonté des Européens d’assumer leurs responsabilités.
En juillet 1994, l’allemand Hans KOSCHNICK83 fut désigné comme « Administrateur ». Il
devint ainsi le « Maire européen » d’une ville profondément divisée de 62 000 habitants84. Avec
une équipe restreinte85, il fut chargé de « créer les conditions » pour une future réunification.
L’idée maîtresse était d’obtenir par une injection financière massive une amélioration rapide et
tangible des conditions de vie des populations. In fine, l’objectif implicite de l’AMUE était la
mise en place d’une municipalité multiethnique86. On retrouve ici l’approche « fonctionnaliste »
78
Sarah REICHEL, « Transitional Administrations in Former Yugoslavia : A Repetition of failures or a necessary
Learning Process Towards a Universal Peace-building Tool after Ethno-political War ? », Wissenschaftszentrum
Berlin für Sozialforschung, Berlin, März 2000, p. 1.
79
Pour une analyse détaillée, cf. Stéphane PFISTER, « Aux origines de la gestion civile des crises par l’Union
européenne : l’Administration de l’UE et la Mission de police de l’UEO à Mostar (1994 -1996) » in Vincent
CHETAIL, Cédric VAN DER POEL, Sylvie RAMEL et René SCHWOK (Dir.), Prévention, gestion et sortie des
conflits, Genève, IEUG/Euryopa, 2006, pp.139-158.
80
République croate autoproclamée et officiellement dissoute en août 1996.
81
Council Decision 94/308/CFSP, 16 mai 1994. Cette Action commune est la première décision importante prise
dans le cadre PESC.
82
Les Forces de police de l’UEO, op. cit, p. 7.
83
Hans KOSCHNICK fut pendant dix-huit ans bourgmestre de Brême. Il évoque son mandat à Mostar dans son
autobiographie. Cf. Hans KOSCHNICK, Von der Macht der Moral, Zürich, Pendo Verlag, 1998.
84
100 000 habitants avant guerre.
85
39 expatriés (effectif augmenté ensuite à 70), plus 6 observateurs de l’ECMM, 300 employés locaux et des
policiers de l’UEO (sur les effectifs de police, cf. infra).
86
« Je travaille ici pour réunifier une ville. Je suis prêt à discuter sur les structures, pas sur les principes. Si, lorsque je
partirai d’ici, nous sommes en présence de deux communes, je peux dire que je n’aurai pas rempli ma mission »,
34
de la réconciliation par l’économie et « le technique » qui a si bien réussi à la construction
européenne dans ses premières années87.
Limité à deux années, le mandat de l’AMUE était de fait très vaste : retour des réfugiés et de la
liberté de mouvement, aide humanitaire et reconstruction, remise en marche de l’ensemble des
structures sociales et économiques88. De par ses fonctions, Hans KOSCHNIK devait réunir
hebdomadairement un Conseil consultatif tri-communautaire. Ses décisions devaient cependant
rester dans les limites de la Constitution de la jeune Fédération croato-musulmane. L’AMUE
proprement dite était subdivisée en huit départements : ordre public, finances et fiscalité,
administration de la ville, économie et infrastructures de transport, reconstruction, éducation et
culture, vie culturelle, jeunesse et sports, santé et services sociaux. Chaque département était
dirigé par un responsable européen, secondé lui-même par un Croate et un Bosniaque. Un
Médiateur fut également nommé (Ombudsman) dans un souci d’ouverture vis-à-vis des acteurs
locaux89.
L’AMUE concentra toutefois ses premiers efforts sur la fourniture des services essentiels
(vivres, eau, électricité) et sur la reconstruction des infrastructures. Avec le soutien d’ECHO90,
de l’UNHCR91 et d’agences gouvernementales (ex : Technisches Hilfswerk allemand), un
programme humanitaire d’urgence fut ainsi lancé en prévision de l’hiver.
Mission d’essence civile, l’AMUE dû toutefois s’installer dans un contexte tendu, moins de
quatre mois après l’arrêt des combats dans la cité. Une zone démilitarisée avait pu être instaurée
sous le contrôle de la FORPRONU mais il fallait encore assurer la sécurité générale et favoriser
la mise en place d’une police multiethnique (Force de Police Unifiée de Mostar ou FUPM).
Celle-ci devait être composée de policiers croates et bosniaques, encadrés par des agents
européens. A cet effet, un détachement de police de l’UEO fut donc déployé, à la fois en soutien
et comme partie intégrante de l’AMUE.
Les États membres de l’Union avaient demandé en réalité dès octobre 1993 à l’UEO de réfléchir
à la contribution qu’elle pourrait apporter à une éventuelle administration transitoire à Mostar.
Un groupe de travail avait été mis en place mais rien ne put se concrétiser avant mars 1994 où la
planification fut relancée. L’UEO travailla alors sur deux hypothèses : soit une simple
supervision du cessez-le-feu, soit une véritable opération de police internationale. Les Etats
choisirent finalement l’option la plus exigeante. Le détachement de l’UEO fut constitué début
juillet 1994. L’objectif annoncé était de déployer 182 policiers et gendarmes mis à disposition
par les Etats sur une base volontaire92.
Hans KOSCHNICK und Jens SCHNEIDER, Brücke über die Neretva, München, Deutscher Taschenbuch Verlag,
1995, p. 172.
87
L’objectif était une « silent technical unification » : REICHEL, op. cit., p. 25.
88
Memorandum of Understanding signé le 5 juillet 1994 à Genève par l’UE, l’UEO, les Etats membres et la
Fédération croato-musulmane. Dans un Document stratégique daté du 13 mai 1995, l’Administrateur donnait une
vision plus réaliste de ses priorités : liberté de mouvement, mise en place d’un cadre légal et de services publics
conjoints, fiscalité et création d’une police unifiée.
89
La fonction de l’Ombudsman est une spécificité importée des pays nordiques. Notons la participation à la mission
de la Suède, de la Finlande et de l’Autriche avant même leur adhésion formelle à l’UE (la Suisse et la Norvège ont
elles aussi fourni du personnel). L’AMUE portait donc en germe la question de la participation des Etats tiers à la
PESD, cf. Chapitre VIII.
90
Office communautaire chargé de l’aide humanitaire.
91
Haut Commissariat aux Réfugiés de l’ONU.
92
L’Allemagne fournira le plus gros contingent avec, en moyenne, 65 policiers. Tous les pays de l’UEO sauf la
Belgique participeront à la mission.
35
Le contingent de l’UEO (dirigé par un Commissaire néerlandais) devait tout d’abord renseigner
l’Administrateur et le conseiller en matière d’ordre public. Dans le cadre du mandat général de
l’AMUE, il s’agissait également de promouvoir la paix par des mesures de confiance. Surtout,
le détachement de l’UEO devait favoriser une transition en douceur vers une véritable FUPM à
partir des deux polices communautaires existantes. Il devait en outre accomplir certaines
fonctions de police (enquêtes judiciaires, surveillance de détenus, patrouilles). Les policiers
européens, armés au titre de l’autodéfense, n’avaient en revanche aucun pouvoir « exécutif »
(pas de pouvoir d’arrestation notamment). Enfin, ils devaient assurer un rôle traditionnel
d’interposition le long de la « zone bleue » démilitarisée.
Concernant la création de la FUPM, un plan en trois phases fut élaboré. On misait alors sur la
« politique des petits pas » en espérant que le règlement de dossiers concrets favoriserait la
réconciliation par un phénomène mécanique d’entraînement : la phase I devait être ainsi
consacrée à la création d’un Centre d’opération conjoint et à l’organisation de patrouilles mixtes
sur le Bulevar (ligne de démarcation). Dans un premier temps, l’UEO a donc conçu des
patrouilles combinées dites « en miroir » : des policiers européens patrouillèrent avec leurs
homologues - soit croates soit bosniaques - de chaque côté de la ligne. La phase II supposait la
mise en place d’un QG commun et de patrouilles réellement mixtes. Enfin, la phase III devait
permettre le transfert effectif des responsabilités à une police mixte (avant juillet 1996).
Durant l’été 1995, Mostar fut bombardée par les Bosno-Serbes. L’AMUE et le détachement
de police continuèrent malgré tout leur(s) mission(s), sur fond de tensions persistantes entre
Croates et Bosniaques. Fin 1995, les négociations de Dayton permirent ensuite un accord sur la
réorganisation de la ville en six zones bénéficiant chacune d’une instance administrative
distincte. Mais le 7 février 1996, de graves troubles éclatèrent suite à la proposition de Hans
KOSCHNICK de créer une septième zone « neutre » sous l’autorité exclusive de l’UE. Ce
district central devait englober en effet une grande partie du quartier résidentiel de Mostar Ouest
contrôlé par les nationalistes bosno-croates. Les policiers de l’UEO furent rapidement débordés
et une foule déchaînée menaça de lyncher l’Administrateur tout en vandalisant les biens de
l’AMUE. Le lendemain, Hans KOSCHNICK déclara martialement : « un Allemand ne peut pas
accepter la division d’une ville »93. Malgré les déclarations officielles de soutien de la
Commission SANTER, la diplomatie allemande et la Présidence italienne de l’UE désavouèrent
de facto l’Administrateur européen : les extrémistes croates furent admis à la table des
négociations lors d’un sommet improvisé à Rome (17-18 février 1996). Les parties trouvèrent
un compromis : Mostar conserverait six municipalités placées sous l’autorité d’une Joint City
Administration aux pouvoirs restreints94 et siégeant dans une zone centrale réduite. Ce
compromis fut entériné par les gouvernements européens et Hans KOSCHNICK démissionna
le 25 février 1996. Un Espagnol fut nommé comme nouvel Administrateur.
Les élections locales qui devaient se tenir avant fin mai 1996 furent reportées sine die95. Malgré
une situation difficile, l’UE organisa finalement cette première consultation électorale qui se
déroula dans le calme mais sous haute surveillance (30 juin 1996). Certes, les partis
nationalistes l’emportèrent des deux côtés mais l’Herceg-Bosna fut dissoute. En juillet suivant,
l’AMUE était officiellement close sans avoir de municipalité unifiée à qui transférer ses
compétences. Pour assurer l’intérim, le Britannique Martin GARROD prit la tête d’un Office of
93
Dépêche AP, Sarajevo, 8 décembre 1996.
« Interim Statute of Mostar ».
95
Confié à l’UE, ce scrutin eut valeur de test avant les élections générales de septembre 1996 organisées par
l’OSCE.
94
36
the Special Envoy (OSEM)96 relevant du Haut Représentant de la Communauté internationale
basé à Sarajevo97. De la même façon, le détachement de l’UEO fut maintenu à titre provisoire.
Martin GARROD supervisa la mise en place d’un Conseil municipal pluricommunautaire de
façade98. La transmission officielle des pouvoirs eut lieu le 15 octobre 199699. La Mission de
l’UEO céda parallèlement la place à des policiers de l’ONU non armés. De fait, Mostar restera
encore divisée durablement par une frontière invisible mais cette question dépasse le cadre de
cette étude100.
Un bilan contrasté
Le bilan de « l’expérience de Mostar » est mitigé, d’où la nécessité de juger rétrospectivement
ses résultats avec circonspection. Les objectifs inscrits dans le Protocole d’accord de
1994 n’étaient pas quantifiés et ils restent donc difficilement mesurables. On peut cependant
résumer la situation de la façon suivante : réussite économique versus échec politique101.
Concernant le volet reconstruction, Sarah REICHEL estime ainsi que ce fut un « énorme
succès »102. L’UE a visiblement évité l’écueil du « tout macroéconomique » souvent privilégié
par la Communauté internationale dans les pays en transition. L’AMUE fut ainsi suffisamment
pourvue sur le plan financier pour obtenir des résultats tangibles103. Cela s’est traduit par une
amélioration réelle des conditions de vie de la population et par la remise en état des grandes
infrastructures. Cela ne doit pourtant pas masquer un fiasco politique flagrant, tant sur le plan
sécuritaire que sur le plan de la réunification/réconciliation. Seule une compagnie de bus
« mixte » a pu être mise en place alors que tous les autres projets intercommunautaires ont
échoué. Après le départ de l’AMUE, il restait toujours deux systèmes de santé, deux systèmes
scolaires, deux universités... Surtout, la liberté de mouvement n’était pas garantie et le retour
des personnes déplacées était au point mort.
De l’avis unanime, le mandat de la mission européenne était trop ambitieux. Ce mandat était
basé sur le consentement et la coopération sans aucun moyen de coercition. Déployée peu après
la fin des hostilités, l’AMUE était donc sans réels pouvoirs sur des belligérants qui n’ont eu de
cesse de l’instrumentaliser selon leurs propres agendas. Les concessions des extrémistes croates
n’étaient que verbales et chaque accord local n’a pu être obtenu qu’avec le soutien du Président
croate Franjo TUDJMAN, sous la pression des Etats-Unis. Il faut néanmoins remarquer
l’apaisement relatif des hostilités et le succès des élections de juin 1996. La reprise des incidents
entre Croates et Bosniaques en février 1997 - soit quatre mois après la fin de la présence
européenne - est à cet égard significative. De façon générale, un accord de paix pour toute la
96
Action commune 96/442/PESC du 24 juillet 1996.
En l’occurrence, Carl BILT. En janvier 1997, l’OSEM fut transformé en Bureau régional de l’OHR (Office du
Haut Représentant), ses compétences s’étendant sur tout le sud-est de la BiH.
98
Accord obtenu grâce aux pressions de Washington et de Zagrebh.
99
Action Action commune 96/744/PESC du 20 décembre 1996 (cessation progressive des opérations de l’Union
Européenne à Mostar).
100
Cf. Sylvie RAMEL, Reconstruire pour promouvoir la paix ? Le cas du Vieux pont de Mostar, Genève, Euryopa,
2005.
101
REICHEL, op. cit., pp.23-32.
102
Ibid.
103
Budget : 144 millions d’ECU sur trois ans (dont 127 financés sur le budget communautaire). Au total, on estime
que cela représenta une somme de près de 3000 ECU par habitant. Un tel ratio est tout à fait inaccoutumé.
97
37
Bosnie était certainement une précondition au déploiement d’une telle mission, lancée plus d’un
an et demi avant la mise en œuvre des Accords de Dayton.
- Enseignements propres à l’AMUE
De très nombreuses leçons peuvent être retenues de l’AMUE qui reste un cas unique
d’administration internationale transitoire dirigée par l’Union européenne. Il convient de
distinguer à ce sujet les aspects financiers, organisationnels et politiques.
L’AMUE a montré que ce type de mission devait être financé principalement sur le budget
PESC commun de l’Union (réforme opérée rapidement). Les Etats membres furent en effet peu
enclins à honorer leurs promesses de contributions directes. Il a fallu en outre renoncer à verser
l’argent par tranches (erreur corrigée dès 1995) pour réagir efficacement à une situation toujours
très évolutive. De façon générale, l’AMUE a révélé le besoin de flexibilité budgétaire pour
intervenir dans des contextes opérationnels. La Cour des compte de l’UE a en outre déploré
l’absence de procédures et de rigueur comptable104. Ces lacunes s’expliquent toutefois par la
nouveauté de ce type d’action PESC. L’AMUE s’est dès lors déployée pour l’essentiel dans
l’improvisation et la précipitation. Mais, par la suite, l’UE a aussi manqué de prévoyance. Ainsi,
rien ne fut réellement prévu pour la situation post-mandat : utilisation future du matériel,
pérennité des projets en cours, etc.
Dans le domaine de l’organisation interne, Hans KOSCHNIK n’a en outre pas été associé à la
sélection de son équipe. Les Etats membres se sont livrés en effet à une vive concurrence pour
obtenir les postes d’influence sans mettre pour autant à disposition le personnel adéquat (retards,
doublons, éparpillement des responsabilités sans aucune logique fonctionnelle).
Les déficiences révélées sur le plan politique furent pourtant plus graves encore. L’AMUE a été
une suite de cafouillages dus au manque de soutien des Etats membres et à l’absence de
structures permanentes de décision à Bruxelles : système inopérant de la présidence tournante,
lenteurs des consultations avec les capitales, groupe consultatif ad hoc débordé105. L’Action
commune qui avait créé la mission n’a fait l’objet d’aucun suivi véritable (le premier Document
stratégique de l’Administrateur n’a jamais reçu de réponse des instances européennes). Le
Groupe de Contact pour l’ex-Yougoslavie n’a exercé lui même qu’une autorité distante sur la
mission. Hans KOSCHNICK a évoqué à cet égard le « cirque ambulant de la responsabilité
politique ». Sarah REICHEL décrit dans le même sens l’AMUE comme une mission ad hoc et
coûteuse qui a manqué singulièrement de direction politique : « The European operation was a
smoothy running spaceship with a weak link to the mission control » 106.
Mais des erreurs ont aussi été commises in situ. Hans KOSCHNIK reconnaît volontiers qu’il
aurait dû être plus ferme dès le début pour imposer la liberté de circulation. Pour toute
intervention, la période initiale est en effet cruciale. Il existe une courte fenêtre d’opportunité
pour exploiter l’incertitude des acteurs locaux et emporter la décision (au sens militaire du
terme). Encore eût-il fallu que le mandat de la mission soit suffisamment clair et dissuasif.
L’Administrateur n’a pas reçu par exemple de réelles attributions de police. Le choix du terme
« Administrateur » est d’ailleurs significatif de la timidité des Européens à cette époque : un
104
Rapport spécial n°2/96 sur les comptes de l’Administrateur et l’Administration de Mostar par l’Union
européenne, Cour des Comptes de l’UE, JOC 287, 30 septembre 1996.
105
Audition par la Commission du contrôle budgétaire de Hans KOSCHNICK, Bruxelles, 3 septembre 1996.
106
REICHEL, op.cit., p. 41.
38
titre de « Chef de mission » ou de « Haut Commissaire » eût-il été préférable ? Ce manque
d’autorité et de crédibilité est en tout cas une cause majeure de l’échec politique global de
l’AMUE.
- Enseignements propres à la mission de police de l’UEO
L’intervention à Mostar est souvent présentée comme la première demande faite formellement
par l’UE à l’UEO dans le cadre des dispositions prévues par le Traité de Maastricht. Selon
Fabrizio PAGANI107, la réalité de la coordination entre les deux organisations est à relativiser
car « les rapports entre l’Union européenne et l’UEO se réalisèrent [...] en dehors du cadre
juridique prévu par l’article J.4§2 »108. Malgré le précédent de la mission sur le Danube,
l’engagement de policiers relevait d’ailleurs encore du choc culturel pour l’UEO109. La double
hiérarchie AMUE/UEO sur le détachement de police a été en outre néfaste en termes de
planification, d’organisation et de financement. Hans KOSCHNIK n’a ainsi jamais obtenu la
plénitude du commandement qu’il avait pourtant demandée110. Le détachement de police a
souffert dès lors d’un manque de moyens et de savoir-faire durant les premiers mois : lenteur du
déploiement111, inadéquation des postes et des compétences du personnel mis à disposition par
les Etats112, besoins non honorés en véhicules et en moyens informatiques, laxisme administratif
et budgétaire113…
Surtout, la mission de l’UEO n’a pas reçu de pouvoirs coercitifs pour soutenir et prolonger
l’action de l’Administrateur de l’UE. Cette impuissance a suscité un fort sentiment de
frustration, y compris chez les populations locales qui voyaient les provocations des extrémistes
des deux bords impunies. Le rôle des policiers européens est resté mineur et ils n’ont jamais été
en mesure d’assurer l’ordre public comme les émeutes de février 1996 l’ont démontré114. Les
relations avec les unités militaires présentes dans la zone (FORPRONU puis IFOR) furent ellesmêmes très insuffisantes malgré la mise en place d’officiers de liaison (aucun Memorandum
signé avec l’IFOR).
Enfin, la création d’une police multiethnique s’est révélée être un véritable casse-tête. La
première phase de la FUPM a été lancée avec huit mois de retard et la persistance des tensions a
remis en cause tout le processus. Les policiers européens ont eu en outre de grandes difficultés
pour recruter et former des policiers locaux (les effectifs étaient fluctuants car les « policiers »
en question continuaient à participer aux combats sur les lignes de front toutes proches). Plus
largement, les policiers de l’UEO ont eu du mal à cerner leurs interlocuteurs, les véritables
107
Fabrizio PAGANI, « L’Administration de Mostar par l’Union européenne », AFDI - CNRS Edition, XLII, Paris,
1996, pp. 235-249.
108
L’Art. J.4.2 permettait à l’UE de solliciter l’UEO pour la gestion des crises.
109
La nomination d’un officier de police dans la cellule planification de l’UEO a été tardive : « Avant cette date, il
était clair que les questions touchant à la police se heurtaient à un manque de compréhension du siège de l’UEO » :
Les Forces de police de l’UEO, op. cit., p. 11.
110
Lettre de Hans KOSCHNIK à Madame Edith MÜLLER, 22 octobre 1996 in Rapport de la Commission du
contrôle budgétaire sur l’administration de Mostar par l’Union européenne, Doc. A4-0386/96, Parlement européen,
Strasbourg, 21 novembre 1996.
111
En décembre 1994, il n’y avait qu’une centaine de policiers européens au lieu des 182 promis (151 en juin 1995 et
163 en juillet 1995).
112
Rotation des effectifs tous les six mois sans tuilage ni consignes écrites.
113
La Cour des comptes de l’UE a constaté la « disparition » de 582 000 DM. La nomination tardive d’un directeur
administratif et financier a permis ensuite une amélioration de la situation.
114
Les policiers de l’UEO ont réussi cependant à assurer convenablement la sécurité des élections de 1996.
39
responsables locaux restant insaisissables. A l’échelon supérieur, la Fédération croatomusulmane restait en outre une coquille vide d’où une impression d’anarchie : « La société ne
reconnaissait plus la loi et la police locale elle-même n’avait plus de règle de conduite
précise »115. Pour finir, seul un QG de police centralisé, moderne et informatisé, a pu être mis en
place. L’expérience acquise sera cependant utile pour les policiers de l’ONU qui se déploieront
ensuite à Mostar puis dans l’ensemble du pays (mission IPTF déployée dans le cadre postDayton).
Les leçons que l’UE retiendra concernant les futures capacités de police de la PESD sont donc
multiples. Les Etats membres réaliseront avant tout que le recours à l’UEO n’était pas adapté et
que l’UE devait pouvoir conduire des missions de ce type sous sa propre bannière. Le
déploiement à Mostar a permis en tout cas à un demi millier de policiers et gendarmes
européens de se frotter à la complexité des missions de police internationales. Cette mission a
également réaffirmé l’utilité et la polyvalence des forces de police à statut militaire pour agir
dans les situations volatiles d’après conflit.
Enseignements généraux de Mostar : primat du politique
Des enseignements plus généraux méritent des explications supplémentaires. L’AMUE et la
Mission de police de Mostar ont été à coup sûr déployées prématurément. Une mission
internationale de cette nature ne peut pas avoir lieu sans une vision globale des enjeux prenant
notamment en compte les aspects (géo)politiques et régionaux : c’est toute la difficulté de
l’évaluation préalable de la situation et de l’élaboration, au niveau stratégique, d’un concept de
gestion de crise. Celui-ci doit ensuite se traduire par des lignes directrices claires jusqu’au
niveau opérationnel. Le mandat de l’AMUE était ainsi trop large et de fait, irréalisable en
seulement vingt-quatre mois (fixer ouvertement une date de désengagement est généralement
contre-productif). Hans KOSCHNIK a déploré en tout cas « des entraves inimaginables à
l’intervention »116.
Plus généralement, la seule « arme » de l’AMUE a été la promesse d’une aide financière et
matérielle massive, sans réelles contreparties de la part des belligérants. Le mythe du « Plan
Marshall » et la croyance inébranlable dans le « primat de l’économie » et des « solutions
techniques » comme méthode de dépassement du conflit ont rapidement montré leurs limites.
Dans le même esprit, l’UE a certainement eu trop confiance dans la capacité de séduction de son
« modèle civil ». L’AMUE a assurément enclenché la reconstruction de la ville et elle a permis
une normalisation de la vie quotidienne, notamment à Mostar-Est. Pourtant, le levier
économique s’est révélé insuffisant, notamment vis-à-vis des nationalistes croates qui n’ont eu
de cesse d’exploiter toutes les faiblesses de l’UE. Celle-ci découvrait à ses dépens les limites de
l’interventionnisme d’inspiration libérale : trop souvent, la Communauté internationale croit
pouvoir imposer à la hâte des solutions toutes faites aux pays en situation de transition et ce, au
mépris des réalités locales (a fortiori dans des contextes de violence exacerbée).
L’UE pouvait surtout tirer une leçon capitale pour la PESC : la menace et l’emploi de la
contrainte (usage de la force, conditionnalité de l’aide) ne pouvaient pas être exclus a priori.
115
116
Les Forces de police de l’UEO, op. cit., p. 14.
Lettre de Hans KOSCHNIK à Mme Edith MÜLLER, op. cit.
40
L’UE devait par conséquent être capable d’imposer ses vues, s’affranchissant au passage d’un
idéalisme d’inspiration non violente.
Plus concrètement, l’UE et ses Etats membres se rendaient compte qu’ils devaient se doter de
moyens d’intervention novateurs. Les instruments civils traditionnels (aide humanitaire et à la
reconstruction) sont indispensables mais insuffisants pour faire face aux situations de sortie de
conflit. La combinaison à Mostar d’une administration civile et d’une force de police était une
intuition judicieuse. Le « retour à l’ONU » (symbolisé par le déploiement de l’IPTF) marquait
cependant l’échec provisoire de l’UE pour agir avec efficacité dans le champ de la gestion des
crises. En 1996, la députée européenne Edith MÜLLER estimait toutefois que l’UE ne devait
pas renoncer pour autant : « Il serait erroné de classer l’expérience acquise à Mostar en disant
simplement plus jamais ça »117. La parlementaire mettait surtout l’Union en garde « contre la
tentation de ranger dans un tiroir, jusqu’à nouvel ordre, les actions communes dans le cadre de
la PESC en invoquant la multitude des problèmes institutionnels non réglés »118.
L’Elément multinational de conseil en matière de police en Albanie (1997- 2001)
L’opération militaire ALBA et la Mission de police de l’UEO
En mai 1997, le Conseil de l’UEO - alors sous présidence française - décidait d’envoyer en
Albanie un Elément multinational de conseil en matière de police (EMCP)119. Cette mission fut
menée à la demande de l’UE pour soutenir l’opération militaire ALBA. Une Force
multinationale de protection avait en effet été projetée en Albanie pour éviter au pays de
sombrer dans l’anarchie (avril-août 1997)120. L’opération ALBA avait été conduite sous
leadership italien en dehors des structures de l'OTAN et de l'UEO (11 pays participants). ALBA
fut saluée comme une réussite et comme un modèle d’intervention rapide121. Pourtant, le recours
à une « coalition de bonnes volontés » sous couvert d’une Résolution de l’ONU avait aussi
révélé l’incapacité des Européens à activer le mécanisme gérant les relations UE/UEO pour des
opérations militaires. A cet égard, ALBA fut clairement une « occasion manquée »122 malgré de
nombreux enseignements concrets (par exemple sur la notion de « nation-cadre », essentielle
pour le volet militaire de la PESD).
L’accord sur le déploiement d’une mission de police de l’UEO semblait dès lors un pis-aller
(mandat initial de trois mois, effectif de départ : 24 policiers armés uniquement dans le cadre de
la légitime défense). L'EMCP devait cependant montrer l’intérêt de ce type de mission pour
faciliter le désengagement d’une force militaire. De fait, l’EMCP fut surtout une mission de
117
Rapport de la Commission du contrôle budgétaire sur l’administration de Mostar par l’Union européenne, par
Edith MÜLLER, Rapporteur, Doc. A4-0386/96, Parlement européen, Strasbourg, 21 novembre 1996, point 10. La
parlementaire a aussi estimé que le travail de l’AMUE « a été inutilement compliqué par toute une série de
manquements et d’insuffisances dans la préparation, ainsi que dans les structures de décision et d’administration […]
c’est en partie à de heureux concours de circonstances que l’échec a pu être évité ».
118
Ibid.
119
Déclaration ministérielle, UEO, Paris, 13 mai 1997 (l’EMCP s’appuyait sur la Résolution 1101 du Conseil de
sécurité des Nations Unies).
120
Alba avait trois objectifs majeurs : 1/ faciliter l’acheminement de l'aide humanitaire ; 2/ sécuriser les axes
principaux ; 3/ contribuer au bon déroulement du processus électoral.
121
Plator KALAKULLA, « Opération ALBA – un point de vue albanais », Le Casoar, n°170, juillet 2003, p 37-39.
Edith LHOMEL, « Albanie 2002-2003 », Le Courrier des pays de l’Est, n°1036-1037, 2003, pp. 4-16.
122
Expression utilisée par José CUTILEIRO, alors Secrétaire général de l’UEO.
41
conseil et d’assistance (élaboration d’une nouvelle loi sur la police) avec un volet « formation
des formateurs » : mise en place de centres de formation à Tirana et à Durrës mais aussi, dans
des zones considérées comme sûres123.
Le mandat de l’EMCP a été ensuite reconduit à plusieurs reprises. Fin 1998, l’Allemagne
semblait disposée à reprendre en bilatéral l’encadrement de la police albanaise. Pourtant, en
mars 1999, la crise du Kosovo incitait l’UE124 à demander à l’UEO de renforcer cette mission
collective des Européens. L’EMCP-E (« E » pour « élargie »)125 a donc étendu sa zone d’action
géographique. Le nouveau mandat de l’EMCP-E précisait en outre que la mission devait porter
une attention particulière à la coopération avec l’UE mais aussi, avec les autres intervenants en
Albanie (les Etats-Unis fournissant en parallèle une aide policière sur le plan bilatéral tout
comme d’autres pays européens). Enfin, les Européens prenaient conscience de la nécessité
d’assurer une meilleure visibilité de leurs efforts : l’UE demandait dès lors à l’UEO de veiller à
« l'information du public sur cette opération »126.
L’EMCP-E a joué ensuite un rôle certain pour soutenir la police locale face à l’afflux massif de
réfugiés du Kosovo. La mission a participé par exemple à la mise en place d’un centre
opérationnel permanent tandis que des équipes européennes étaient déployées dans la zone
frontalière.
Le mandat de l’EMCP-E ayant été prolongé une nouvelle fois - sur fond de montée des périls en
ARYM voisine -, le Conseil des ministres de l’UEO prenait cependant acte en novembre 2000
de « l'accord de principe de l'Union européenne de reprendre à terme la gestion directe de la
mission EMCP »127. C’est finalement en juin 2001 que l’EMCP-E a laissé la place à un
« Programme d’assistance de la Communauté européenne à la police albanaise »128 (programme
limité à une vingtaine d’experts et formateurs). Depuis lors, la Commission européenne aide
l’Albanie à lutter contre la criminalité organisée et la corruption. Le Programme communautaire
n’est donc pas une « mission de police » décidée et conduite dans le cadre du second pilier. En
2001, le transfert de la mission de l’UEO à la Commission a pourtant suscité des débats internes
à l’UE. En effet, la question de mettre cette mission sous couvert de la PESD naissante avait
alors été posée. Les conditions ne semblaient cependant pas encore réunies129.
Les enseignements pour la PESD et la GCC européenne
L’EMCP et l’EMCP-E ont indéniablement participé à la stabilisation de l’Albanie dans un
contexte local et régional très troublé. De 1997 à 2001, plusieurs centaines de policiers ont été
123
La Commission européenne a soutenu financièrement la mission à hauteur de 4,8 millions d’ECU dans le cadre du
programme PHARE.
124
Décision du Conseil de l’UE du 9 mars 1999 adoptée sur la base de l'article J.4.2 du Traité sur l'Union européenne,
concernant la mise en oeuvre de l'action commune relative à la contribution de l'Union européenne au rétablissement
d'une force de police viable en Albanie (1999/190/PESC).
125
Missions de police internationales dans l’Europe du Sud-Est, Rapport, Assemblée de l’UEO, 15 novembre 2002.
126
Ibid.
127
Déclaration du Conseil des ministres de l’UEO, Marseille, 13 novembre 2000.
128
« PAMECA » mis en place à compter en décembre 2001 (financement par le programme communautaire
PHARE).
129
La chaîne PESC/PESD était encore en cours de définition : entretien avec un diplomate français, septembre 2006,
op .cit.
42
formés mais aussi encadrés et soutenus alors que l’Etat albanais tout entier semblait en
déliquescence130.
Concernant les enseignements pour le futur, il faut d’abord relever l’engagement de toutes les
catégories de participants à l’UEO : pays membres, membres associés, observateurs… (près de
vingt pays au total ont mis à disposition des policiers). La mission en Albanie a montré en
revanche que les rivalités interétatiques n’étaient pas éteintes pour l’obtention des postes
d’influence. L’Italie a ainsi contesté en 1998 une certaine prépondérance française, menaçant
dès lors de bloquer l’extension du mandat de la mission. Un rapport parlementaire de l’UEO a
souligné par ailleurs la tentation italienne de faire « cavalier seul » dans son pré-carré albanais.
Tant l’Italie que le Royaume-Uni ont en tout cas conduit en parallèle de l’EMCP des actions de
formation en matière de police des frontières131. Cette dispersion des efforts s’est accompagnée
des mêmes déficiences qu’à Mostar : déploiement laborieux132, inadéquation entre les profils
requis et le personnel fourni par les Etats, lacunes multiples sur le plan matériel (besoins en
moyens informatiques, etc.)133.
La mission en Albanie a rappelé en outre la nécessité d’envisager des fonctions de police
« musclées » pour assurer, le cas échéant, le maintien et le rétablissement de l’ordre. Les unités
spéciales (Unités anti-émeutes) constituaient en effet à l’époque un « chaînon manquant »134
entre la force militaire internationale et la police locale. De plus, l’insécurité ambiante et la
persistance de nombreuses zones de non droit ont limité le déploiement des policiers de l’UEO
sur le territoire albanais.
Enfin, la mission l’UEO en Albanie a permis de soulever les défis propres aux actions de
conseil et de formation (aspects qui n’étaient que secondaires dans la mission sur le Danube
puis à Mostar) : identification du public visé, définition des « standards européens », problèmes
spécifiques de la lutte contre la corruption… Ces tâches supposent notamment une meilleure
prise en compte du facteur temps. En la matière, seul un engagement sur le long terme permet
de bien connaître le pays-hôte et de gagner la confiance des autorités locales. L’EMCP a eu
ainsi du mal à compléter ses objectifs immédiats par un travail de fond. La raison principale fut
la précarité permanente de son mandat, renouvelé au bon vouloir des Etats sans réelle vision
politique.
La mission de police en Albanie a en tout cas révélé de nouvelles facettes de la gestion civile
des crises. Dès l’automne 1998, la situation au Kosovo allait montrer toutefois qu’il faudrait
inventer sans cesse des réponses nouvelles pour des situations toujours inédites.
130
Missions de police internationales dans l’Europe du Sud-Est, op. cit.
Les Forces de police de l’UEO, op. cit.
132
Une fois encore, il a été difficile de remplir les tableaux d’effectifs : 24 expatriés, puis 60, puis 140 (mi-1999). La
mission a eu beaucoup de mal à aligner l’effectif maximal prévu à 160.
133
Missions de police internationales dans l’Europe du Sud-Est, op. cit. Ce rapport a été écrit à la lumière des
expériences de l’UEO mais aussi de la SFOR et de la KFOR qui ont dû mettre sur pied des unités anti-émeutes.
134
Les Forces de police de l’UEO, op. cit.
131
43
La Mission de vérification au Kosovo de l’OSCE (octobre 1998 - mars 1999)
Nous reviendrons ultérieurement sur l’importance de la crise paradigmatique du Kosovo dans la
décision européenne de développer la PESD. Cette crise internationale complexe a joué
effectivement un rôle majeur dans la prise de conscience des Etats membres de l’UE : l’Union
devait se doter au plus vite de capacités à la fois civiles et militaires.
« L’affaire du Kosovo » est en tout cas bien établie dans la littérature. L’intervention de
l’OTAN mais aussi le déploiement subséquent de la KFOR et de la MINUK ont donné lieu à
des analyses innombrables. La phase militaire du printemps 1999 et les événements qui ont
suivi ont néanmoins occulté les efforts fournis préalablement pour éviter l’escalade de la
violence. A cet égard, le déploiement de 2 000 « Vérificateurs » de l’OSCE durant l’hiver 19981999 mérite une étude particulière. La Mission de Vérification au Kosovo (MVK)135 constitue
en effet un nouvel épisode de la lente incubation de la GCC européenne.
Une opération quasi militaire de l’OSCE
En octobre 1998, un accord conclu entre l’émissaire américain Richard HOLBROOKE et
Slobodan MILOSEVIC permettait à la communauté internationale de confier une tâche inédite à
l’OSCE. L’organisation de sécurité paneuropéenne apparaissait alors comme le cadre idoine
pour rassembler des acteurs aux positions divergentes136. Le mandat de la MVK allait en tout
cas au-delà des missions d’observation civiles dont l’EUMM présentée plus haut fournit un bon
exemple. La mission n’était pas non plus comparable aux missions d’interposition de l’ONU où
des observateurs militaires surveillent une ligne de cessez-le-feu. La MVK devait en effet
« vérifier » dans l’urgence et dans un contexte de grande insécurité que la partie serbe remplirait
ses promesses : repli des forces militaires et paramilitaires de la province, non obstruction au
retour des réfugiés de souche albanaise. Il s’agissait en outre de rassurer les populations et de
préparer les futures élections137.
Les difficultés qu’il a fallu surmonter en interne pour lancer une telle mission furent
multiples138. L’OSCE n’avait encore jamais projeté une « force non militaire » de ce type139. Les
« Vérificateurs » furent fournis par les Etats membres de l’OSCE qui mirent à disposition des
civils, des gendarmes, des policiers mais aussi des militaires d’active ou en retraite (le personnel
de la MVK n’était cependant pas armé). Il a fallu aussi trouver les matériels, acheter et
acheminer des véhicules blindés tout terrain - peints en orange pour assurer une visibilité
135
Sur la MVK, cf. Anne-Laure SANS, L’intervention de l’OSCE dans les Balkans : heurs et malheurs de la Mission
de Vérification au Kosovo (octobre 1998- juin 1999), Geneva, PSIO Occasional Paper 2/2004, 2004.
136
Pour l’OSCE, la MVK représentait alors une occasion unique de s’affirmer sur la scène internationale. Bronislaw
GEREMEK, président en exercice de l’OSCE, qualifiait alors la mission de « tremendous challenge and a
tremendous opportunity ».
137
On peut parler en ce sens de « maintien de la paix élargi ».
138
Michel MAISONNEUVE, « Kosovo : a Commander’s View », Defense Association National Network, Vol. 6,
n°1, Spring 99 ; Michel MAISONNEUVE, « The Crisis of Kosovo : A Defining Moment », Defense Association
National Network (Canada), Vol. 6, n°2, Winter 99 ; Michel MAISONNEUVE, « La Mission de vérification de
l’OSCE au Kosovo », Revue militaire canadienne, Printemps 2000, pp. 49-54. Michel Maisonneuve est Général de
Brigade de l’armée canadienne.
139
Le Secrétariat de l’OSCE et le Centre de prévention des conflits de Vienne n’avaient géré jusqu’alors que des
petites missions de terrain .
44
maximale - etc. De fait, tout fut mis en œuvre ex nihilo140. Dès fin novembre 1998, les premiers
éléments arrivaient sur place. En moins de trois mois, 600 internationaux était déployés dans
l’ensemble du Kosovo. Le seuil des 2 000 Vérificateurs ne sera cependant jamais atteint.
Pendant près de quatre mois, la MVK a assuré tant bien que mal sa délicate mission en
quadrillant le Kosovo et en apportant un semblant de pacification à la province141. La situation
restait très tendue avec de nombreuses violations du cessez-le-feu et des provocations de tout
bord. Le massacre de Racak (45 personnes assassinées en janvier 1999) est à cet égard
tristement illustratif. La MVK aurait-elle pu faire plus en l’absence d’un véritable accord
politique en bonne et due forme ? « La Mission (…) n’avait d’autre objectif que de garantir
l’application du cessez-le-feu. Elle n’était que ce sparadrap, selon le mot de Madeleine Albright,
qui devait permettre d’empêcher la catastrophe humanitaire de s’étendre, mais n’était en aucun
cas le remède qui vaincrait la crise du Kosovo »142.
La suite de l’histoire est connue : en mars 1999, la MVK se retirait - en bon ordre - pour laisser
la place à l’intervention très contestée de l’OTAN (sans l’approbation de l’ONU). L’OSCE
réemploiera néanmoins certains Vérificateurs de la MVK pour constituer une éphémère Force
opérationnelle pour les réfugiés en Albanie.
Les enseignements de la MVK
Les pays membres de l’UE se sont fortement impliqués dans la MVK. A l’évidence, cette
opération de l’OSCE ne peut cependant pas être considérée comme une intervention purement
européenne. Elle se distingue en cela des actions autonomes de l’UE et de l’UEO étudiées plus
haut. Ainsi, le chef de la mission était américain et sa partialité a été précisément l’objet de
nombreuses critiques, de la part de la Russie en particulier.
La MVK a rencontré également l’ensemble les problèmes habituels des interventions
multinationales : lacunes d’ordre logistique et budgétaire, manque de compétences linguistiques,
absence de consignes claires, tant de Vienne vers la mission143 que du QG vers le terrain144.
Mais il a fallu aussi établir sans délai des standards pour le contrôle des armements, pour
l’observation du respect des droits de l’homme… Surtout, les ressources humaines ont fait une
fois de plus défaut. C’est d’ailleurs suite à l’expérience de la MVK que l’OSCE lancera le
140
« The mission truly started with a clean sheet of paper, and everything had to be built from the ground up. There
was little that existed: no personnel, no equipment, no concepts, and little knowledge of the ground »,
MAISONNEUVE, op. cit.
141
« The KVM is an example of very mixed outcomes » : Christine SCHWEITZER, « Large-scale Civil International
Missions », Paper prepared for the Seminar on « The Possibilities of Non-violence », Svenska Freds and Göteborg
University, Göteborg, 12-14 April 2002.
142
Anne-Laure SANS, op. cit. L’auteur estime que la postérité est injuste avec la MVK : « N’ayant pu empêcher
l’escalade de la violence et l’intervention militaire, la Mission est souvent présentée comme la faillite de la
communauté internationale dans la crise du Kosovo. Sa trace dans la documentation officielle de l’OSCE est si
discrète qu’elle semble parfois une Mission oubliée, on en veut pour preuve le fait que le site internet de l’OSCE ne
mentionne nulle part la MVK (…). Cette analyse est en partie biaisée puisqu’elle attribue à la Mission des échecs
dont elle n’était pas responsable. Car c’est avant tout la faillite du processus de médiation politique qui a entraîné la
débâcle des opérations de vérifications » (p. 65).
143
Les directives de Vienne étaient si vagues que l’on a pu avoir l’impression que « le Chef de la Mission agissait
soit de sa propre autorité, soit en référait directement à Washington ». Ibid., p. 64.
144
Michel MAISONNEUVE (op. cit.) affirme avoir été obligé de définir ses propres consignes.
45
programme REACT (Rapid Expert Assistance and Co-operation Teams). Il s’agit concrètement
de tenir à jour - en liaison avec les Etats membres - une liste de spécialistes projetables sur court
préavis. L’UE s’est elle-même inspirée de ce modèle pour développer depuis lors ses propres
bases de données (cf. Chapitre XI sur le défi des ressources humaines pour le volet civil de la
PESD).
Le général canadien Michel MAISONNEUVE145 a souligné également les défis inaugurés à
grande échelle par la MVK sur un plan purement opérationnel. Ces questions sont au cœur de la
GCC européenne dans ses aspects les plus ambitieux (cf. le Chapitre XII de cette recherche). La
MVK est en effet intervenue dans un environnement très instable (phase « chaude » de la crise).
MAISONNEUVE a montré ainsi que ce genre d’intervention non militaire devait appliquer des
savoir-faire transposés du monde militaire : identification du « centre de gravité » de l’action,
nécessité de garder l’initiative sur les belligérants, utilité de conserver une réserve
d’intervention rapide146. Le déploiement de Vérificateurs non armés à des fins clairement
intrusives posait également la question de l’usage de la force : comment « vérifier » un accord
ou inspecter des casernes sans réelles possibilités de contrainte ? Comme plus tôt en Bosnie, il
avait ainsi fallu prévoir une force militaire « d’extraction » pour garantir la protection (puis le
désengagement) du personnel la MVK. C’est d’ailleurs ces unités militaires (stationnées
principalement en ARYM) qui serviront de noyau initial à la force de l’OTAN qui pénètrera
ensuite au Kosovo.
Enfin, la MVK a illustré une fois de plus les difficultés liées à la définition du mandat. Celui-ci
doit rester adapté et réalisable (équilibre entre la clarté et la flexibilité). On retrouve ici
l’éternelle question de la volonté politique, au-delà de la mésentente cordiale qui anime parfois
les relations interétatiques. Chaque intervention civile ou militaire doit en outre harmoniser ses
efforts en fonction du momentum politique d’ensemble. La MVK a ainsi été déployée alors que
les discussions du Groupe de contact et la Conférence de Rambouillet changeaient
profondément le contexte général. A cet égard, il n’est d’ailleurs pas interdit de penser que la
mission de l’OSCE a servi avant tout à « gagner du temps » pour négocier la paix voire…
préparer la guerre. La détermination de certains pays à en découdre avec la Serbie est en effet
désormais bien connue, tout comme le soutien militaire américain apporté à l’UCK147. Une
intervention civile peut donc s’inscrire dans une « gesticulation de crise » dont les motifs réels
peuvent rester cachés. Reste à savoir qui mène le jeu et quelle est la marge de souveraineté
laissée à chaque Etat dans un dispositif multilatéral où les enjeux et les intérêts sont étroitement
imbriqués.
La Mission d’assistance au déminage de l’UEO en Croatie (1999-2001)
La dernière mission de l’UEO ?148
Avant de conclure ce chapitre, il faut enfin rendre encore justice à la dernière action conduite
sous la bannière de l’UEO à la demande de l’Union européenne149. En mai 1999, l'UEO a ainsi
lancé une mission d'aide au déminage en Croatie150.
145
Ibid.
Ibid.
147
UCK : milice kosovar albanaise.
148
La forme interrogative nous rappelle que l’UEO continue formellement à exister. On ne peut donc pas préjuger de
sa mise à l’écart définitive du champ de la gestion des crises.
146
46
La MADUEO (Mission d'assistance au déminage de l’UEO) fut pour l’essentiel une mission de
conseil et de formation. Il s’agissait de soutenir le Centre croate d'action contre les mines dans
différents domaines techniques : gestion de programmes, planification et développement de
projets spécifiques, mise en œuvre de systèmes d'information géographique. Bizarrerie juridique
et institutionnelle, cette petite mission - qui a employé neuf personnes seulement - a été pilotée
par la Suède alors que ce pays n’est qu’un membre observateur de l’UEO. Son financement a
été assuré en outre par l’Union européenne. Après un premier renouvellement de son mandat, la
MADUEO s'est achevée en novembre 2001.
Enseignements
La portée réduite de la MADUEO ne permet évidemment pas de tirer des grandes leçons de
cette action méconnue. On retiendra toutefois que le déminage humanitaire et l’action contre les
mines ne font pas partie aujourd’hui des capacités développées par l’Union dans le cadre du
volet civil de la PESD. Ce domaine semble en effet politiquement peu rentable pour l’UE et ses
Etats membres. Il est donc laissé de fait à la Commission qui subventionne elle-même les
actions de l’ONU en la matière et/ou recourt à des contractants privés spécialisés.
Conclusion
La succession des crises et des conflits dans les Balkans au cours des années 1990 a fortement
incité les Etats européens à développer des outils civils et policiers originaux dans le cadre de
l’UE. La Bosnie, l’Albanie, le Kosovo, etc. ont servi à bien des égards de laboratoires pour
tester différents cadres d’action sous des formes très variées. Cela a permis d’initier la réflexion
qui aboutira à la construction progressive d’une PESD duale et autonome.
Ces différentes expériences ont tracé le chemin dans des conditions parfois difficiles. Echecs ou
demi-succès ? Chaque intervention a pris des formes inattendues et singulières. L’histoire ne se
répète pas mais les Etats européens ressentaient le besoin de répondre aux enjeux de sécurité de
façon novatrice tout en mettant en avant leur « savoir-faire » particulier. L’idée avait ainsi
germé de se donner les moyens d’assurer un éventail de missions très diversifié, au-delà des
Tâches de Petersberg. Il s’agissait par ailleurs d’imaginer la projection de modules policiers ou
civils, constitués à l’instar des forces de réaction rapides militaires. Ces nouvelles capacités
devaient soutenir les militaires en leur permettant de se concentrer sur leur mission première. Ils
devaient également limiter les risques de déstabilisation dans les pays-hôtes, quitte à user d’un
certain degré de coercition. C’est donc « à tâtons » que l’UE a mis progressivement en œuvre
ces intuitions, sans avoir pour autant une idée très claire de ce qu’elle entreprenait. Le puzzle de
la GCC européenne se mettait toutefois en place.
Les différentes missions analysées dans ce chapitre ont mis en évidence la dimension politique
des interventions, qu’elles soient civiles ou militaires. Les futures capacités de la PESD devaient
être avant tout soumises à un contrôle politique fort. Pour cela, il fallait créer une véritable
149
150
Mise en œuvre d’une Action conjointe de l’UE en vertu de l’article J 4.2 TUE.
Déclaration du Conseil des ministres de l’UEO, 13 novembre 2000.
47
chaîne de commandement imbriquant de façon originale diplomates et experts civils et
militaires, le tout dans un cadre essentiellement intergouvernemental. L’aide humanitaire et la
reconstruction menée avec succès par la Commission (par ex. à Mostar) ne pouvaient en effet
pas participer à elles seules au traitement des crises. Pour espérer l’efficacité opérationnelle, il
fallait enfin s’inspirer du savoir-faire inégalable des forces armées en matière d’opérations
extérieures : procédures minutieuses, planification, prise de décision, conduite et soutien des
opérations, capacités de projection rapide, etc. Avec le développement remarquable de la PESD
depuis 1999, c’est précisément ce à quoi l’UE et ses Etats membres se sont attelés avec un
succès indéniable.
48
49
Chapitre II : du sommet de Cologne à la Stratégie
européenne de sécurité - empirisme et
pragmatisme (1999-2003)
Résumé
Ce chapitre étudie les quatre premières années du volet civil de la PESD, depuis le sommet de
Cologne jusqu’à l’adoption de la Stratégie européenne de sécurité (1999-2003). Cette phase de
définition initiale doit être replacée dans le contexte international et européen de son époque. La
crise paradigmatique du Kosovo a joué en ce sens un rôle incitatif majeur. Mais l’émergence de
la GCC doit aussi être mise en lien avec les débats sur la PESD et ses débuts. La dimension
civile est ainsi le résultat de nombreux marchandages intergouvernementaux et
interinstitutionnels quant au rôle et à la valeur ajoutée de l’Union comme acteur de sécurité. Les
grands contours de la GCC européenne ont été dès lors dessinés cahin-caha, au gré des Conseil
européens et des présidences semestrielles. L’idée principale est de montrer comment
s’esquissait toutefois la méthode capacitaire. Cette démarche pragmatique visait en effet à
construire « par le bas » un édifice nouveau, à partir des capacités et du savoir-faire des Etats
membres.
Introduction
Si les années 1990 peuvent être considérées comme le prélude de la PESD, il faudra attendre le
« revirement britannique » de Saint-Malo151 et le sommet européen de Cologne152 pour que l’UE
s’engage sérieusement dans le champ de la sécurité et de la défense. Les crises internationales
complexes de l’après Guerre froide avaient permis de tester des modes d’action originaux (à
défaut d’être totalement novateurs)153 : envoi d’observateurs, missions de police internationale,
administrations transitoires… Pour les Etats européens, la leçon première était néanmoins que
l’Union devait pouvoir mener elle-même les Tâches de Petersberg définies à l’origine dans le
cadre de l’UEO154. Il fallait pour cela construire une chaîne politico-militaire complète « en
151
Déclaration du Sommet franco-britannique, Saint-Malo, 4 décembre 1998. Avec l’accord des Etats-Unis, Tony
BLAIR levait en effet le veto britannique sur l’idée même d’une Europe de la défense.
152
Juin 1999.
153
Une étude historique plus poussée montrerait en effet que les procédés mis en oeuvre ont déjà été testés dans des
époques antérieures, lors de la période coloniale notamment.
154
Déclaration de Petersberg, UEO, juin 1992, op.cit. Le Traité d’Amsterdam (signé en 1997 et entré en vigueur en
1999) inclut dans le cadre juridique de l’UE les Tâches de Petersberg (article 17-2 TUE). A cette époque, l’UE
n’avait toutefois pas la capacité d’agir avec ses moyens propres.
50
repartant de zéro »155. C’est toute l’histoire de l’institutionnalisation de la PESD que nous
aborderons de façon volontairement sélective.
L’histoire générale de la PESD est en effet bien établie dans la littérature156. L’histoire
particulière de son volet civil n’a en revanche jamais fait l’objet d’une étude systématique. Une
rétrospective détaillée serait néanmoins fastidieuse. Il s’agit dès lors d’analyser empiriquement
le contexte mais aussi les dynamiques internes et externes de la GCC, des sommets fondateurs à
l’adoption, fin 2003, de la Stratégie européenne de sécurité. C’est dans cette période initiale
qu’ont été identifiés les premiers domaines prioritaires et les grandes lignes de la gestion civile
des crises.
La première urgence fut à cet égard de développer des capacités de police pour répondre aux
besoins immédiats générés par le déploiement de la KFOR157 et de la MINUK158. Cette
dimension réactive de la GCC se doublait cependant d’un début de démarche rationnelle visant
à positionner l’UE dans le club - déjà bien fourni - des acteurs internationaux en matière de
sécurité. Pour cela, l’UE devait cerner ses avantages comparatifs et les secteurs dans lesquels
elle pourrait apporter sa valeur ajoutée. Il fallait par conséquent recenser les capacités civiles
déjà existantes, tant au sein du premier pilier que dans les Etats membres. Le but poursuivi était
de s’engager ensuite sur la voie d’une meilleure coordination des moyens, voire d’une certaine
forme de mutualisation en utilisant le cadre du second pilier resté jusqu’alors une coquille vide.
Enfin, si l’UE se proposait avant tout de renforcer des organisations partenaires (ONU, OSCE),
une ambition émergeait progressivement : la participation accrue à la sécurité internationale
donnerait une nouvelle visibilité à la PESC. A terme, l’UE pourrait même envisager de conduire
des actions sous sa propre bannière. Cela nécessitait de surmonter au préalable de nombreux
obstacles politiques et institutionnels mais aussi, conceptuels et capacitaires : définition de
procédures, adoption de cadres légaux appropriés, questions liées au financement. En ce sens,
les efforts fournis dans le volet militaire et dans domaine de la police ont certainement servi de
locomotive à la GCC européenne tout entière.
Ce lent mouvement ne s’est pourtant pas fait sans anicroches ni incertitudes. Les Etats
divergeaient eux-mêmes sur les chemins à prendre tandis que la Commission jouait sa propre
partition. Surtout, le développement de capacités civiles était contraint par des enjeux plus
larges, à savoir l’acquisition d’une dimension militaire par l’UE. Une telle évolution rencontrait
en effet de fortes réticences, tant chez les Etats atlantistes que chez les Etats traditionnellement
neutres ou non alignés. Il est en tout cas intéressant de voir comment les présidences successives
de l’Union ont cherché à influencer l’agenda de la PESD et de la GCC en fonction de leurs
propres préférences.
Pour retracer les premières années de la GCC européenne, ce chapitre analyse tout d’abord les
grandes orientations définies à Cologne et à Helsinki puis, lors des sommets de Feira, Nice et
Göteborg. Il montre ensuite comment l’UE a accéléré ses efforts pour pouvoir déclarer, fin
2002, le caractère opérationnel de la GCC. Enfin, ce chapitre étudie le « tournant » de l’année
2003 avec les premières opérations PESD et l’adoption de la Stratégie européenne de sécurité
initiée par le SG/HR Javier SOLANA.
155
Telles furent en tout cas les consignes données aux diplomates en charge du dossier : entretien avec un diplomate
français, op. cit.
156
Voir par exemple Nicole GNESOTTO (Dir.), La Politique de sécurité et de défense de l’UE : les cinq premières
années (1999-2004), Paris, IES-UE, 2004, pp. 176-177.
157
Force de l’OTAN comprenant une MSU (Multinational stabilisation unit) sur un modèle déjà testé en BiH. La
MSU engageait des forces de police spécialisées dans le maintien de l’ordre.
158
Mission des Nations Unies au Kosovo, créée sur la base de la Résolution 1244 du Conseil de sécurité de l’ONU.
Le domaine CivPol constituait l’un des piliers de la MINUK
51
Les sommets fondateurs de Cologne et d’Helsinki (juin 1999-décembre 1999)
En 1992, la Déclaration de Petersberg159 avait jeté les bases de l’Europe de la gestion des crises.
L’élargissement de l’UE en 1995160 allait cependant accroître le poids relatif des pays neutres
dans les négociations sur le devenir de l’UEO et la dimension « sécurité et défense » de la
PESC161. C’est ainsi à cette période qu’a été forgé le fameux compromis entre le « volet haut »
et le « volet bas » des Tâches de Petersberg162 (incorporées de fait in extenso dans le Traité
d’Amsterdam163). En dissociant la gestion des crises de la défense collective, les Etats européens
pouvaient en tout cas aller de l’avant sans menacer les fondements de l’Alliance atlantique.
Saint-Malo et le sommet de Cologne furent dès lors tout à la fois des aboutissements et des
points de départ.
Le Conseil européen de Cologne sur fond de crise au Kosovo
En juin 1999, l’actualité internationale et européenne était largement dominée par la crise du
Kosovo. Mais le sommet de Cologne164, organisé sous présidence allemande, annonçait surtout
les débuts de la Politique européenne commune en matière de sécurité et de défense (PECSD
qui sera appelée plus tard « PESD »). Comme à Maastricht, il était dit que cette politique
pourrait - à terme - conduire à une défense commune compatible avec les engagements de
certains membres dans l’Alliance atlantique (sous réserve que les Etats le décident à
l’unanimité).
Pour l’ensemble des commentateurs, le Conseil européen de Cologne lançait la nouvelle
dimension militaire de l’UE. On avait retenu les termes les plus significatifs (« autonomie »,
« forces militaires crédibles ») tout en soulignant l’ambition de couvrir l’ensemble des tâches de
gestion de crise, y compris « les plus exigeantes » (comprendre : le volet haut des Tâches de
Petersberg). Les Etats les plus engagés à cette époque - la France et le Royaume-Uni notamment
- avaient donc réussi à imposer leurs vues.
Sans méconnaître la pertinence de cette lecture, il faut retenir que Cologne est également à
l’origine du caractère dual de la PESD. La formulation choisie par le Conseil européen est à cet
égard remarquable. En effet, les Chefs d’Etat et de gouvernement demandaient tout d’abord au
Conseil des affaires générales de développer et de mieux coordonner les « outils non militaires
de gestion des crises des Etats membres » (Member States’non-military crisis response tool)165.
159
Op. cit.
1995 : adhésion de l’Autriche, de la Finlande et de la Suède.
161
Sur le rôle particulier de la Suède et de la Finlande cf. Hanna OJANEN, Participation and Influence : Finland,
Sweden and the Post-Amsterdam Development of the CFSP, Occasional Paper, n°11, ISS-WEU, Paris, January 2000.
Les deux pays ont notamment lancé des initiatives dites Initiatives SuRu’s. L’auteur estime au final que les deux Etats
nordiques ont plus subi qu’influencé le devenir de la PESC/PESD. Voir aussi HJELM-WALLEN, Lena and
HALONEN, Tarja on Swedish-Finnish initiative designed to strenghten the EU’s conflict management capability,
Helsingin Sanomat (Finland) and Dagens Nyheter (Sweden), 21 April 1996.
162
Tâches d’imposition de la paix versus maintien de la paix traditionnel, sans recours à la coercition.
163
Pour mémoire, le Traité d’Amsterdam officialisait aussi la non-participation du Danemark aux questions touchant
à la défense (Protocle V). Ce Traité créait par ailleurs la fonction du SG/HR pour la PESD ainsi que l’UPPAR (Unité
de planification et d’alerte rapide).
164
Conclusions of the European Council, Cologne, 3-4 June 1999 (German Presidency Report on the strenghtening
of the Common European policy on security and defence).
165
Un inventaire sommaire avait été dressé peu avant : Non-military instruments of crisis management, EU Council
160
52
Il était prévu de créer aussi une « réserve de ressources et d’expertise nationales civiles » (standby capacity to pool national civil resources and expertise) qui devait compléter les « autres
initiatives » lancées dans le cadre de la PESC.
Les Conclusions du sommet annonçaient en outre que l’UE devait couvrir un large spectre allant
de la « prévention des conflits » aux « tâches de gestion des crises » énoncées dans le Traité
d’Amsterdam. A cet effet, l’UE devait être capable de répondre « de façon autonome » aux
crises internationales. Cette capacité devait être toutefois « soutenue par des forces militaires
crédibles ». Le Conseil européen affirmait pour finir : « The focus of our efforts should be to
assure that the European Union has at his disposal the necessary capacities (including military
capacities) and appropriate structures for effective EU decision making in crisis management
within the scope of Petersberg tasks »166.
Pour certains Etats, la mise en avant des aspects non militaires servait avant tout à édulcorer les
intentions dans le domaine de la défense167. La place accordée à ces aspects n’était pourtant pas
seulement rhétorique. Il s’agissait également d’un « prix à payer »168 pour satisfaire les Etats les
plus rétifs à toute forme de militarisation de l’Union. C’est ce compromis qui fonde la dualité de
la PESD, avec toutes ses ambivalences (cf. Chapitres V et VI).
Mais, il faut également rappeler le contexte du sommet de Cologne. Les expériences du passé
récent et l’actualité brûlante du Kosovo pressaient les Etats européens de développer des
moyens qui puissent répondre aux enjeux nouveaux. Ainsi, les Quinze se trouvaient en première
ligne pour fournir à la MINUK les moyens nécessaires à sa montée en puissance. Si la
Commission était impliquée dans le cadre du pilier « reconstruction », les Etats étaient euxmêmes sollicités pour constituer l’essentiel de la composante CivPol (Civilian Police).
Le sommet de Cologne reflétait donc les soucis du moment tout en traçant les grandes lignes de
la future PESD. Celle-ci devait reposer sur les capacités civiles et militaires des Etats. C’est par
conséquent dans le cadre du second pilier que devaient être développées les « structures
appropriées »169.
Le 1er juillet 1999, la Finlande succédait à l’Allemagne à la tête de l’UE selon le principe de la
présidence tournante. Soucieux de ne pas laisser leur pays devenir un « footnoote country »170,
le Président finlandais Martii AHTISAARI et son Ministre des affaires étrangères, Tarja
HOLONEN171, allaient s’engager résolument dans la formulation de la « PECSD ». Surtout, ils
allaient veiller à ce que les aspects civils ne soient pas relégués au rang des accessoires de
façade.
Secretariat, Doc. 11044/1/99, 3 December 1999.
166
Ibid.
167
De façon plus générale, les principes directeurs insistaient sur le fait que l’UE devait être en mesure de répondre
aux crises en prenant en compte toute la palette d’instruments politiques, économiques et militaires disponibles. L’UE
rappelait également son attachement aux principes énoncés dans l’article 11 du TUE : référence à la Charte des
Nations Unies, à l’Acte final d’Helsinki, aux objectifs de la Charte de Paris...
168
Entretien avec un membre du Secrétariat général du Conseil, août 2008.
169
Conclusions de la Présidence allemande, Conseil européen, Cologne, 3-4 juin 1999.
170
OJANEN, op. cit.
171
Juriste issue du milieu syndicaliste, Tarja HALONEN est une figure du parti social-démocrate finlandais. Ministre
des affaires étrangères depuis 1995, elle a accédé à la présidence de la Finlande en 2000.
53
L’impact de la Présidence finlandaise de 1999
A l’été 1999, l’UE s’impliquait toujours plus dans les Balkans. Elle représentait un acteur
majeur du Pacte de Stabilité pour l’Europe du Sud Est (PSESE, tout juste adopté). Elle apportait
en parallèle une contribution essentielle à l’effort international au Kosovo.
Durant le second semestre 1999, la Présidence finlandaise allait en tout cas cibler ses efforts sur
la thématique de la gestion civile des crises. Mme Tarja HALONEN sera à cet égard en pointe.
En introduisant l’expression gestion civile des crises dans le discours officiel européen (cf.
Chapitre V), elle partait d’un constat irréfutable : les tâches de maintien de la paix englobaient
désormais la reconstruction des structures et des sociétés. Cela supposait de mobiliser du
personnel nouveau, issu de tous les champs de l’activité civile. Le défi était néanmoins
immense : « In most cases it is difficult, if not impossible, to find the right tools to cope with the
multi-faceted conflicts »172.
En novembre 1999, Mme HALONEN précisait sa propre vision de la gestion civile des crises.
Celle-ci ne devait pas se limiter aux seules capacités des Etats membres. Il fallait également
rechercher les synergies avec les ressources de « l’Union » et des ONG. L’UE devait en outre
s’inscrire clairement dans un cadre coopératif et multilatéral173. Les intentions de la Finlande
étaient dès lors exprimées sans détours :
« The Cologne Council gave us a clear mandate : the Union’s crisis management capacity has to
be improved by developing both military and civilian instruments (…) It is important to ensure
compability between these two sectors of crisis management (…) The Helsinki conclusions are
hoped to speed up the EU civilian crisis management just like the Cologne conclusions boosted
the development of military crisis management »174.
Fin 1999, la Présidence finlandaise présentait en ce sens deux rapports concernant le
renforcement de la « PESCD ». Le premier avait trait aux aspects militaires. Le second était
exclusivement consacré aux aspects civils175. Lors du Conseil européen de décembre 1999,
l’attention des commentateurs allait toutefois se focaliser sur les annonces relatives à l’Objectif
global d’Helsinki. Ce dernier représentait assurément une mesure phare : d’ici 2003, l’UE devait
être capable de déployer une force d’intervention militaire de 60 000 hommes (pendant un an et
dans un délais de 60 jours). Ce projet ambitieux allait faire couler beaucoup d’encre. Toujours
est-il que les conclusions du sommet d’Helsinki sur les aspects civils sont passées inaperçues.
Avec le recul, elles nous semblent pourtant non négligeables. Avec le soutien actif de
l’Allemagne176 et de le Suède, la Présidence finlandaise allait en effet réussir à jeter les bases de
la GCC européenne.
172
Address by the President of the Council of the EU, Ms. Tarja HALONEN, Minister for Foreign Affairs of Finland,
UN General Assembly, New York, 21 September 1999.
173
Etaient notamment cités: l’ONU et ses agences, l’OSCE et le Conseil de l’Europe.
174
Finnish Foreign Minister Tarja HALONEN at the Committee on Foreign Affairs, European Parliament, 24
November 1999.
175
Conclusions of the Finnish Presidency, European Council, Helsinki, 10-11 December 1999 (Presidency Report on
Non-military Crisis Management of the European Union).
176
Michael MATTHIESSEN, « Lessons Learned ? Internationale Beiträge zur Verbesserung der Zivilen
Missionsfähigkeiten », Dokumentation der Fachtagung Bündnis 90/Die Grünen, Berlin, 12 Oktober 2001. Il faut
rappeler que l’Allemagne était alors dirigée par une coalition « rouge verte ». Les Grünen et leur figure
emblématique, Joska FISCHER, étaient naturellement intéressés par la GCC qui offrait une alternative à l’usage de la
force (cf. Chapitre VI).
54
Le Plan d’action d’Helsinki (1999) et la création du Mécanisme de coordination pour
la gestion non militaire des crises
Quelles furent les décisions prises à Helsinki en matière de GCC ? Depuis Cologne, un Security
working group (SWG) avait commencé à inventorier les ressources existantes dans l’UE et les
Etats membres : police, assistance humanitaire, « réhabilitation administrative et judiciaire »,
« recherche et secours »177, observation des élections et des droits de l’homme. Le rapport de la
Présidence finlandaise pouvait dès lors insister sur « l’expérience considérable accumulée » tout
en reconnaissant la nécessité de mieux identifier les points forts et les lacunes. Le sommet
d’Helsinki avait entériné en ce sens un « Plan d’action » spécifique. Trois objectifs principaux
avaient été définis.
Il fallait tout d’abord renforcer la « réactivité » et créer des synergies entre les ressources
« nationales » et « collectives », sans oublier l’expertise des ONG. Chaque « contributeur »
devait toutefois pouvoir garder sa liberté d’action (choix des moyens mais aussi du « canal »178
approprié pour les mettre en œuvre dans telle ou telle crise). Dit autrement, les Etats restaient
souverains d’agir ou de ne pas agir, selon les modalités qui leur conviendraient le mieux.
Le second objectif était de mieux soutenir l’ONU et l’OSCE, citées toutes deux comme des
organisations leaders (Lead organisations). Il était néanmoins envisagé - subrepticement - que
l’UE puisse entreprendre également des actions civiles autonomes.
Enfin, le troisième objectif était de veiller à la cohérence entre les piliers de l’UE. La gestion
civile des crises supposait en effet d’interagir avec la Commission et avec les moyens mis en
œuvre dans le cadre du Titre VI TUE (Justice et Affaires Intérieures ou JAI)179.
Le Plan d’action d’Helsinki prévoyait dès lors de poursuivre l’inventaire afin de constituer des
bases de données180 pour « pré-identifier les atouts, les capacités et les expertises » au sein de
l’UE et des Etats membres. Au regard des crises récentes en Albanie et au Kosovo, deux
secteurs prioritaires étaient définis : les forces de police civiles et les moyens de recherche et de
secours (on ne parlait pas encore de Protection civile)181.
La future présidence devait travailler de concert avec le SG/HR pour faciliter les échanges et le
partage des bonnes pratiques sur un mode bilatéral ou multilatéral. Mais, il était aussi décidé de
créer - au sein du Secrétariat Général du Conseil - un Mécanisme de coordination pour la
gestion non militaire des crises. Ce dernier devait être animé dans un premier temps par des
experts nationaux. Sa structure devait rester souple et non bureaucratique. En cas de crise, il
devait néanmoins pouvoir activer un « centre ad hoc » pour coordonner l’action des Etats
membres mais, « sans porter préjudice aux procédures de décision spécifiques du premier
pilier » (la Commission percevait déjà ces développements comme une intrusion dans son
champ de compétence).
Le Plan d’action d’Helsinki insistait également sur les questions financières et budgétaires. La
Commission était ainsi mandatée pour réfléchir à la création d’un « fonds de financement
rapide » pour la gestion des crises. Ce fonds serait destiné à soutenir plus rapidement et plus
177
« Search and rescue ».
« Channel ».
179
La JAI constitue le troisième pilier de l’UE. Elle est pilotée par les Etats au travers du « Comité pour l’article 36 ».
180
« Database project ».
181
Objectif concret dans ce domaine : pouvoir déployer 200 hommes dans un délai de 24h.
178
55
efficacement les activités de l’UE ou des organisations partenaires (OIG182 mais aussi certaines
ONG).
On retiendra que le sommet d’Helsinki avait esquissé la structuration d’une PESD duale, malgré
le déséquilibre entre les aspects civils et militaires. Il avait décidé en effet de créer un COPS, un
CMUE et un EMUE intérimaires183. Ces organes devaient jouer un rôle majeur dans la
réalisation de l’Objectif global militaire. Mais, le Ministre suédois des affaires étrangères, Anna
LINDH, avait réussi à obtenir in extremis un accord sur la création d’un Comité chargé des
aspects civils de la gestion des crises (le futur CivCom)184. Pour la France, il était clair que ce
dernier ne pourrait jamais devenir l’équivalent civil du CMUE. Le CivCom allait toutefois
participer rapidement à la définition de la PESD et de son volet civil.
De Feira à Göteborg (juillet 2000-juin 2001) : la définition des domaines
prioritaires et des premiers Objectifs concrets
Les Conseils européens de Cologne et d’Helsinki ont défini le cadre général de l’Europe de la
défense. C’est néanmoins au cours des trois présidences suivantes (Portugal, France, Suède) que
le volet civil sera conceptualisé et développé sur la base de quatre domaines prioritaires : la
police, le renforcement de l’Etat de droit, l’administration civile et la protection civile. Pour
diverses raisons, ces différents domaines ne progresseront toutefois pas au même rythme. En
outre, la GCC ne pouvait pas se résumer à la mutualisation de capacités nationales et
sectorielles. Il fallait lancer également de multiples chantiers : définition d’une méthode
commune, création de nouvelles structures et procédures, négociations pour mieux définir les
rôles institutionnels, sans oublier les aspects liés à la formation et au financement.
La création du CivCom et les domaines prioritaires de Feira
En avril 2000, un séminaire d’experts était organisé à Lisbonne pour mieux cerner les secteurs
d’intervention dans lesquels l’UE pouvait/devait se positionner. Au-delà de la police, trois
autres domaines (cf. supra) émergèrent de ces discussions.
En mai suivant, le Comité chargé des aspects civils de la gestion des crises (CivCom) était
officiellement créé185. Ce nouvel organe devait s’attacher prioritairement à élaborer des objectifs
concrets en matière de police.
Enfin, en juin, le Conseil Européen se réunissait à Santa Maria da Feira186. Ce sommet de Feira
marque une étape importante dans l’histoire de la GCC européenne. Les chefs d’Etat et de
182
Organisations intergouvernementales.
COPS : Comité politique et de sécurité - CMUE : Comité militaire de l’UE - EMUE: état-major de l’UE.
184
Pal JONSON, The Development of the European Union Security and Defence Policy – An Assessment of
Preferences, Bargains and Outcomes, Stockholm, Swedish Defence Research Agency, 2006.
185
Council Decision setting up a Committee for Civilian aspects of Crisis Management, Doc. 2000/354/CFSP,
Brussels, 22 May 2000 (sur le rôle spécifique du CivCom dans la PESD, cf. Chapitre VII). Le CivCom a tenu sa
première réunion le 16 juin 2000.
186
Conclusions of the European Council, Feira, 19-20 June 2000 (Civilian aspects of crisis management). Voir
notamment les annexes « Study of Concrete Targets on Civilian aspects of Crisis management et Concrete Targets
183
56
gouvernement se félicitaient tout d’abord de la définition des domaines prioritaires précités. Ils
soulignaient cependant le caractère préliminaire des réflexions en cours. D’autres « outils »
disponibles dans les Etats ou au niveau européen devaient être pris en compte ultérieurement187.
A Feira, les Etats membres exprimaient aussi pour la première fois les buts généraux de la
GCC : « The Union should seek to enhance its capabilites in civilian crisis management in all
relevant areas, with the objective of improving its potential for saving human lives in crisis
situations, for maintaining basic public order, preventing further escalation, facilitating the
return to a peaceful, stable and self-sustainable situation, for managing adverse effect on EU
countries and for addressing relevant problems of coordination »188.
L’effort devait être porté sur les capacités où la communauté internationale avait montré jusqu’à
présent des faiblesses avérées : « It would impove Union’s capacity to react as well as the
Union’s capability to meet the requests of the other lead organisations: they would be able to
count - on a more systematic basis - on a sizeable quantitative and qualitative contribution
which could represent the nucleus of some of their missions ». Le soutien apporté à d’autres
organisations (ONU et OSCE) n’était pourtant pas totalement désintéressé : « This would, in
turn, increase Union’s visibility »189.
L’approche suivie était ainsi clairement guidée par des considérations d’ordre politique et
opérationnel : « It has been agreed that the identification of concrete targeds should be premised
on a pragmatic, bottom-up approach, focusing on operational requirements, and reflecting the
political concerns of the European Council »190. Deux notions émergaient cependant : la
« réaction rapide » et la « valeur ajoutée »191. L’ensemble reposait pour finir sur un savant
dosage de prudence et d’ambition : « This process could be built outwards step-by-step to cover
a wide range of limited as well as complex civil crisis management operations »192.
En matière de police, l’UE se fixait en tout cas un premier Objectif concret : être capable de
déployer d’ici 2003 jusqu’à 5 000 officiers de police, dont 1 000 dans un délais de 30 jours193.
Pour cela, il serait fait appel à la « volonté politique » et aux contributions volontaires des Etats
membres. La première urgence était cependant de constituer une base de données dans le cadre
du Mécanisme de coordination décidé à Helsinki. Le CivCom devait quant à lui élaborer des
lignes directrices pour la conduite des futures missions. Il devait notamment centrer ses
réflexions sur les « tâches exécutives » et sur l’emploi des Unités de police intégrées (UPI
chargées notamment de la transition entre la « phase militaire » et la « phase civile » d’une
crise194).
for Police ».
187
Ibid.
188
Ibid.
189
Ibid.
190
Ibid.
191
« Fully taking into account, and building upon existing experiences, instruments and resources, the Union should
as a matter of priority concentrate its efforts on the areas where rapid reaction is most needed, and where the added
value of an increased and coordinated effort by the Union and Member states is most evident ». Ibid.
192
Ibid.
193
L’UE devait être capable de déployer ces policiers à tous les stades des opérations de gestion de crise, c’est-à-dire
également en cas de crise ouverte et violente.
194
Cf. Chapitre XI sur la diversité des concepts développés en matière d’unités de police.
57
La police était donc placée en tête de l’agenda de la GCC. L’UE envisageait déjà des
engagements autonomes dans ce domaine particulier195. En attendant, il était néanmoins
préconisé d’intensifier les échanges avec le Département des opérations de maintien de la paix
de l’ONU196. Enfin, les conclusions du sommet de Feira mentionnaient la possibilité qu’un
groupe d’Etats puisse servir d’avant-garde sur ce créneau particulier197. De fait, la France,
l’Espagne et l’Italie cherchaient clairement à mettre en avant le savoir-faire de leurs forces de
gendarmerie198.
A Feira, les trois autre domaines de la GCC ne furent en tout cas évoqués que de façon très
vague (ils n’étaient explicitement cités qu’en annexe des Conclusions finales). En matière d’Etat
de droit, d’administration civile et de protection civile, l’UE devait en effet procéder tout
d’abord à un inventaire général. Ce n’est qu’ensuite qu’elle pourrait envisager des Objectifs
concrets pour chacun de ces domaines.
La Présidence française de l’année 2000 : effort sur la police et le renforcement de
l’Etat de droit
En juillet 2000, la nouvelle Présidence française avait fixé trois objectifs : 1/ installer les
nouvelles institutions de l’Europe de la défense ; 2/ constituer des capacités militaires
autonomes ; 3/ mieux prendre en compte la dimension civile de la gestion des crises. L’Objectif
global d’Helsinki restait toutefois la préoccupation majeure.
Concernant le volet civil, les aspects « police » demeuraient la première priorité. Deux
Concepts génériques avaient pu être définis dans ce domaine particulier. L’UE distinguait ainsi
les missions de substitution (mandat « exécutif ») des missions avec un mandat de
renforcement (formation, conseil des polices locales) Il était prévu par ailleurs de créer une
nouvelle structure au sein du Secrétariat général du Conseil. Celle-ci devait pouvoir planifier et
conduire les missions de police de l’UE. La future Unité de police était donc sur les rails (cf.
Chapitre VII sur le fonctionnement des institutions de la GCC).
Mais le second semestre de l’an 2000 allait aussi être l’occasion de faire progresser
significativement le domaine « Etat de droit »199. En octobre 2000, la Présidence française
organisait ainsi à Bruxelles un séminaire spécifique200. L’expérience de la MINUK montrait en
effet qu’une mission de police internationale ne pouvait pas se contenter de faire du maintien de
l’ordre. Il fallait également pouvoir compter sur un système judiciaire et pénal efficace. Le
séminaire précité avait dès lors permis d’échanger avec d’autres organisations internationales
sur des thématiques précises : expériences concrètes et enseignements tirés, cadres légaux,
195
« A detailed study on the feasibility and implications of planning, launching and leading autonomous EU missions
will be carried out » : Conclusions of the European Council, Feira, op. cit.
196
Le domaine de la police était de fait une réponse directe aux besoins exprimés par l’ONU dans le Rapport Brahimi
rédigé à la même époque : Rapport du Groupe d’études sur les opérations de paix de l’ONU, Nations Unies, UN Doc
A/55/305/S/2000/809, New York, 21 août 2000. Cf. Chapitre XI.
197
Cf. plus tard la création, sur une base intergouvernementale, de l’EUROGENDFOR.
198
Entretien avec un diplomate français, op. cit. Cette emphase sur les UPI rencontrait toutefois la méfiance du
Royaume-Uni et de l’Allemagne dont les polices sont organisées très différemment.
199
Entretien avec un diplomate français, op. cit.
200
Séminaire intitulé « Stenghtening the rule of law in the context of crisis management – What are the specific
targets of the European Union ? », Bruxelles, 25 octobre 2000.
58
questions ayant trait à la méthodologie et à la notion de « valeur ajoutée ». Plusieurs idéesforces se dessinaient :
- la nécessité de créer un kit (corpus) juridique transitoire pour les situations de crise où les
structures de l’Etat sont inopérantes201;
- la nécessité d’établir des liens étroits entre le secteur de la police et le système judiciaire ;
- l’intérêt de restaurer le plus tôt possible le système judiciaire et pénal pour permettre la
continuité des actions entre le court terme et le long terme ;
- la difficulté à trouver un équilibre entre les réalités locales et les « standards » internationaux ;
- enfin, le défi des ressources humaines pour trouver le personnel compétent (définition de
critères communs pour le recrutement, la formation…).
A l’exemple du domaine de la police, le Conseil européen de Nice (décembre 2000)202
définissait enfin ce qui allait devenir la méthode capacitaire utilisée ensuite pour développer les
différentes dimensions de la GCC (cf. Chapitre XI). La démarche consistait à obtenir des
contributions volontaires des Etats membres en établissant des Objectifs concrets203 échelonnés
dans le temps. Quatre étapes étaient prévues : 1/ l’élaboration de scenarii génériques de
planification traduits ensuite en termes de « missions » ; 2/ la définition des capacités requises
pour l’accomplissement de ces missions (aspects quantitatifs et qualitatifs) ; 3/ un appel à
contribution pour inciter les gouvernements à prendre des engagements formels ; 4/ enfin, des
mesures de suivi pour les Objectifs concrets204.
Le Traité de Nice et l’institutionnalisation de la chaîne PESD
La Présidence française de l’an 2000 s’est terminée par la refonte du Traité d’Amsterdam.
Concernant la « PECSD », le nouveau Traité de Nice permettait à l’UE de reprendre
officiellement les principales attributions de l’UEO205. Il donnait aussi un cadre juridique à la
participation d’Etats tiers aux futures opérations de l’UE (article 24 TUE). Enfin, le Traité de
Nice institutionnalisait la chaîne politico-militaire avec la création du COPS (article 25 TUE).
Tout comme le CMUE et l’EMUE, le CivCom n’était toutefois pas mentionné nommément.
Subordonnés au COPS, ces structures restaient en effet des organes subsidiaires du Conseil de
l’UE. Leur non inclusion dans le Traité permettait surtout de garder la souplesse nécessaire pour
des ajustements ultérieurs.
Cette nouvelle architecture nécessitait de définir aussi au plus vite des Procédures de gestion
des crises, tant au niveau politique qu’au niveau opérationnel. A cet effet, le SG/HR avait
proposé aux gouvernements un document-cadre206. Javier SOLANA préconisait d’adopter des
mécanismes qui puissent faciliter les consultations et les prises de décisions rapides. La
rédaction de ces procédures devait en tout cas impliquer des experts à la fois civils et militaires.
Des exercices devaient ensuite tester - et valider - les processus avant les premières opérations
201
Autre besoin exprimé clairement dans le Rapport Brahimi de l’ONU.
Conclusions de la Présidence française, Conseil européen, Nice, 7-9 décembre 2000. Voir en particulier l’Annexe
sur le renforcement des capacités de l’UE pour les aspects civils de la gestion des crises.
203
« Concrete targets ».
204
« Follow-up for concrete targets ».
205
Hors article 5 du Traité de Bruxelles modifié.
206
Procedures for Comprehensive, Coherent Crisis Management : Reference Framework, Contribution by the
SG/HR, Nice, 7-8 December 2000.
202
59
réelles. La définition des procédures de la PESD était toutefois contrainte par la nécessité de
respecter l’équilibre institutionnel et, notamment, le droit d’initiative de la Commission. Le
COPS était identifié malgré tout comme l’organe central du dispositif décisionnel207.
La Présidence suédoise et le sommet de Göteborg (premier semestre 2001)
Pour des raisons déjà explicitées (convergence de vues avec la Finlande…), la Présidence
suédoise de 2001208 allait donner pour sa part une claire prééminence aux aspects civils de la
gestion des crises. La Suède allait par ailleurs laisser son empreinte en liant la GCC européenne
à deux autres thématiques209 : la prévention des conflits210 et la coopération UE-ONU. Le
Conseil Européen de Göteborg211 pouvait en tout cas entériner de nombreuses avancées. Le
premier semestre 2001 marque en ce sens le véritable essor du volet civil de la PESD212.
Sur fond de crise en ARYM, ce semestre fut tout d’abord consacré à la matérialisation de la
chaîne politico-militaire. Le COPS devenait permanent tout comme le CMUE et l’EMUE. Les
premières Procédures de gestion des crises213 étaient par ailleurs élaborées avec l’aide du
CivCom214 et de la nouvelle Unité de police215. Le dispositif était complété par la création du
Centre satellitaire de l’UE à Torrejon et de l’Institut d’Etudes Stratégiques de l’UE à Paris216.
Les Etats membres s’accordaient enfin sur la création du CEPOL, le Collège européen de police
(cf. Chapitre XI). En mai, une première Conférence des hauts fonctionnaires de police sur les
capacités policières des Etats membres en matière de gestion internationale des crises
permettait en outre aux praticiens d’échanger sur des thématiques concrètes : aspects
capacitaires, planification, exercices, cadre juridique des missions, règles de comportement, etc.
Suite au mandat reçu à Helsinki, la Commission créait de son côté en février 2001 le Mécanisme
de Réaction Rapide (MRR). Ce mécanisme permettait le financement communautaire d’actions
civiles en situation d’urgence. En avril 2001 la Commission publiait par ailleurs une
Communication sur la Prévention des conflits qui mettait en avant les atouts des instruments du
premier pilier pour la gestion des crises comprise au sens large217. Enfin, c’est un programme
communautaire qui prenait le relais de la mission de police de l’UEO en Albanie (cf. Chapitre
207
Simon DUKE, The linchpin COPS – Assessing the working and institutional relations of the Political and Security
Committee, Maastricht, European Institute of Public Administration, 2005.
208
Représentée au Conseil de l’UE par Anna LINDH.
209
Anders BJURNER, « Visions and Achievements of the Swedish Presidency in Developing a Civilian Crisis
Management Capability », EU Civilian Crisis Management Capability, Conference Report, SWEFOR/SPAS,
Stockholm, 20 April 2001, pp.11-14.
210
Sur le Programme européen pour la prévention des conflits violents (Programme de Göteborg), cf. Chapitre VII.
211
Swedish Presidency Conclusions, European Council, Göteborg, 15-16 June 2001. Voir en particulier le rapport de
la Présidence suédoise sur la PESD (Annexes I à V).
212
Le Sommet de Göteborg est le premier à utiliser l’abréviation ESDP/PESD (traduite en français par Politique
européenne en matière de sécurité et de défense), exit donc la PECSD.
213
CMP: Crisis Management Procedures.
214
Suggestions for Procedures for Coherent, Comprehensice EU Crisis Management, EU Council, Doc. 5633/01,
Brussels, 24 January 2001; Suggestions for Procedures for Coherent, Comprehensive EU Crisis Management –
Advice by CivCom, EU Council, Doc. 6069/01Brussels, 22 February 2001. Cf. Chapitre VII.
215
L’Unité de police est alors un organe de la PESD. Elle ne doit pas être confondue avec les UPI précitées.
216
Deux organes transférés en réalité de l’UEO à l’UE.
217
Cf. Chapitre VII sur la boîte à outils de l’UE en matière de gestion des crises et des conflits.
60
I). La Commission entendait en effet ne pas se laisser marginaliser par le développement en
cours de capacités civiles dans le cadre du second pilier.
La décision la plus marquante du sommet de Göteborg restera le lancement du Plan d’action en
matière de police. Ce dernier prévoyait de développer des coopérations pour la planification et
la conduite des missions au niveau politico-stratégique. L’UE devait aussi pouvoir déployer
rapidement un QG opérationnel et des Unités de police intégrées. La mise en place
« d’interfaces » entre les aspects civils et militaires de la gestion de crise était citée comme un
point critique. Enfin, il fallait rechercher l’interopérabilité à chaque fois que possible :
équipements, soutien administratif et logistique, vocabulaire et manuels de doctrine, critères de
sélection, modules de formation, financement. Les chefs d’Etat et de gouvernement chargeaient
en tout cas le SG/HR et la future présidence de suivre un échéancier rigoureux en prenant en
compte les besoins réels (demand-driven) et les enseignements des missions de police présentes
et passées. L’Unité de police devait pour sa part jouer le rôle de « facilitateur » en faisant le lien
entre les Etats membres et des autres organisations internationales, l’ONU principalement.
Mais, le premier semestre de 2001 avait aussi permis d’établir des Objectifs concrets - à remplir
d’ici 2003 - dans les trois autres domaines prioritaires de la GCC. Le Rapport de la Présidence
suédoise sur la PESD énonçait ainsi des objectifs quantitatifs en matière d’Etat de droit218,
d’administration civile219 et de protection civile220.
L’importance du renforcement de l’Etat de droit était soulignée tant pour la prévention des
conflits qu’en situation d’après crise. Le domaine de l’administration civile devait permettre
pour sa part de faire face aux crises internationales complexes sur un spectre très large :
fonctions d’administration générale221, fonctions d’action sociale222 et fonctions
d’infrastructure223. Ici encore, les expériences de Mostar (cf. Chapitre I) mais aussi de la
MINUK, du Timor et d’autres théâtres de crise avaient été étudiées avec soin.
Un développement particulier était consacré par ailleurs à l’emploi des moyens de protection
civile dans le cadre du Titre V TUE. Malgré les fortes réticences de la Commission, les Etats
souhaitaient en effet pouvoir avancer dans ce domaine (d’autant plus que la crise macédonienne
risquait à tout moment de provoquer de nouveaux flux de réfugiés dans les Balkans). La
protection civile devait effectivement aller au-delà de l’aide apportée en cas de catastrophe au
travers des procédures communautaires. Les situations de conflit violent supposaient d’assurer
les besoins immédiats et la protection des populations, en recourant si nécessaire aux moyens
des forces armées : secours aux victimes, construction de camps de réfugiés, soutien logistique...
Le Rapport de la Présidence suédoise montrait cependant que l’UE ne se focalisait pas
uniquement sur les aspects capacitaires. Ainsi, le domaine de la formation et des exercices
commençait à prendre une place de choix. La formulation d’une Politique pour les exercices de
gestion des crises devait représenter en ce sens une étape importante. Il s’agissait
d’expérimenter les structures, les procédures et les « arrangements » à tous les étages de la
chaîne de commandement. Le CMUE et l’EMUE devaient préparer en outre « au plus vite » un
218
200 experts projetables dans un délais de 30 jours.
Création d’équipes avancées d’évaluation.
220
2 à 3 équipes d’évaluation de 10 personnes projetables dans un délai de 3 à 7 heures.
221
Etat civil, Enregistrement, élections et nomination des organes politiques, fiscalité, administration locale, douanes.
222
Education, services sociaux, services médicaux et secteur de la santé.
223
Approvisionnement en eau et en énergie, télécommunications, « infrastructure permanente », transports, gestion
des déchets.
219
61
Concept pour les exercices PESD. Le CivCom restait néanmoins un organe essentiellement
consultatif et subsidiaire en la matière. Cela traduisait une fois de plus la prééminence du volet
militaire.
D’autres avancées avaient aussi pu être enregistrées concernant la participation des Etats tiers
aux futures missions européennes. Cette thématique était de fait hautement politisée car elle
s’inscrivait dans le débat UE-OTAN224. Elle permettait également à l’UE d’associer les Etats
candidats à l’adhésion. Enfin, elle montrait la volonté des Européens de concrétiser des
partenariats avec d’autres acteurs internationaux : Canada, Russie, Ukraine (cf. Chapitre VIII).
Enfin, le Rapport de la Présidence suédoise insistait sur la coopération avec les organisations
internationales. La priorité était donnée aux relations UE-ONU, tant en matière de prévention
des conflits qu’en matière de gestion des crises (domaines dans lesquels l’Union pouvait
apporter une « réelle contribution »). Trois zones géographiques étaient notamment
mentionnées : les Balkans occidentaux, le Proche/Moyen Orient et l’Afrique. Plus
généralement, des principes directeurs et des scénarios de coopération avaient pu être définis.
La GCC semblait dès lors devoir se développer sur un mode plus coopératif que concurrentiel
(cf. Chapitre VIII sur la réalité du caractère « inclusif » de la GCC européenne).
Anders BJURNER225, Ambassadeur suédois au COPS, estimait en tout cas que trois objectifs
avaient été atteints par son pays durant ses six mois de présidence. La Suède avait donné tout
d’abord une nouvelle impulsion au volet civil de la PESD tout en clarifiant son contenu et ses
finalités. Elle avait réussi également à promouvoir une vision large de la gestion civile des
crises, au-delà des aspects capacitaires. Enfin, elle avait montré que la gestion des crises n’était
pas une question de choix entre des moyens civils ou militaires. Les deux aspects ont leur utilité
propre et c’est dans leur combinaison qu’ils trouvent leur efficacité maximale.
De Laeken à Copenhague (juillet 2001- décembre 2002) : continuités et défis du
processus capacitaire civil
Le Conseil européen de Göteborg avait invité la nouvelle Présidence belge à continuer le travail
« sur tous les aspects de la PESD ». L’ambition majeure était néanmoins de pouvoir annoncer
au plus vite l’achèvement du dispositif européen de gestion des crises. Sur le plan militaire, les
Etats devaient donc redoubler d’effort pour fournir les 60 000 hommes de l’Objectif global
d’Helsinki. Quantitativement, les effectifs ne manquaient pas. Il en était tout autrement sur le
plan qualitatif : déficit dans le domaine du transport stratégique, etc. Surtout, il fallait encore
valider les mécanismes, les structures et les Procédures de gestion des crises226. C’est donc avec
scepticisme que les analystes ont accueilli, fin 2001, la Déclaration de Laeken sur le caractère
opérationnel de la PESD227.
224
Débat notamment sur la coopération avec les « Non EU European NATO members ».
BJURNER, op. cit.
226
Marc MICHIELSEN, « The Belgian Presidency’s Vision to Develop EU Civilian Crisis management Capability »,
EU Civilian Crisis Management Capability, Conference Report, SWEFOR/SPAS, Stockholm, 20 April 2001, pp.1415.
227
Belgian Presidency Conclusions, European Council, Laeken, 14-15 December 2001 (Declaration on the
operational capability of the Common European Security and Defence Policy).
225
62
Laeken : la déclaration du caractère opérationnel de la PESD et la première
Conférence d’engagement pour les capacités de Police
Le sommet de Laeken marque une date symbolique de l’Europe de la défense228. Les chefs
d’Etat et de gouvernement avaient en effet déclaré : « The Union is now capable to conduct
some crisis management operations »229. La capacité réelle de l’UE à remplir des actions PESD
sous sa propre bannière restait néanmoins théorique.
Le Conseil européen avait rappelé en tout cas la nécessité de parvenir à un juste équilibre entre
les deux volets de la PESD : « The balanced development of military and civilian capabilities is
necessary fo effective crisis management by the Union : this implies close coordination between
all the resources and instruments both civilian and military available to the Union »230. Le
Rapport de la Présidence belge231 montrait cependant que les « capacités civiles » continuaient à
progresser sur un rythme inégal.
Certes, pour la première fois, une Conférence ministérielle sur l’amélioration des capacités en
matière de police s’était tenue le 19 novembre 2001 à Bruxelles232. Lors de cette conférence, les
Etats membres s’étaient engagés à fournir 5 000 policiers dont 1 400 pouvant être déployés en
30 jours : l’Objectif de Feira avait donc été dépassé quantitativement, avec une année d’avance.
Les Etats avaient promis en outre de mettre à la disposition de l’UE des Unités de police
intégrées et interopérables233, en sus des policiers mobilisables sur une base individuelle. Ces
engagements restaient toutefois déclaratoires, sans mécanismes contraignants pour les
gouvernements (pas d’éléments d’alerte, pas de bases de données nominatives). De plus, l’Unité
de police restait sous-dimensionnée pour pouvoir assurer tout à la fois la mise en œuvre du Plan
d’action de Göteborg et la planification des futures missions.
Le Rapport de la Présidence belge234 évoquait en parallèle le renforcement de l’Etat de droit
comme une « précondition » à la consolidation de la paix et à la sécurité. Dans ce domaine
spécifique, l’UE devait jouer un rôle de « catalyseur » vis-à-vis de ses partenaires
internationaux. Les défis en la matière commençaient à bien être identifiés : comment agir dans
les situations où le système judiciaire est inopérant ou inexistant ? Comment concilier les
standards internationaux avec le respect du droit local ? L’Union portait ainsi ses efforts sur la
création d’un corpus juridique transitoire applicable aux crises complexes. La Commission
européenne avait décidé en ce sens de financer un projet de deux ans en partenariat avec le
Bureau du Haut Commissaire de l’ONU pour les Droits de l’Homme (OHCHR)235.
En octobre 2001, le Conseil de l’UE avait aussi décidé la mise en place d’un Mécanisme de
coopération en matière de protection civile qui puisse être activé dans le cadre du Titre V
228
Laeken est aussi le Sommet de la Déclaration sur l’Avenir de l’Europe.
Declaration on the operational capability of the Common European Security and Defence Policy, op. cit.
230
Ibid.
231
Belgian Presidency Report on ESDP, December 2001.
232
Ministerial Police Capabilities Commitment Conference Declaration, Bruxelles, 19 novembre 2001. Conférence
organisée simultanément avec une Conférence sur le plan militaire. Le lendemain, des réunions ad hoc permirent par
ailleurs de poursuivre les discussions avec des pays tiers (Etats membres de l’OTAN et hors OTAN).
233
Standardisation and Interoperability, EU Council, Presidency, Doc. 13307/01, Brussels, 26 October 2001.
234
Belgian Presidency Report on ESDP, op. cit (Pursuit of the Concrete objectives relating to the Rule of Law and
Civil Protection in the Context of Civilian Aspects of Crisis Management).
235
Projet intitulé « Restoring the rule of law : supporting rights – sensitive transitioal justice arrangements in postconflict and post-crisis countries ».
229
63
TUE236. Les attentats récents du 11 septembre avaient montré en effet que ce domaine prioritaire
de la GCC soulevait de nouveaux enjeux.
Le domaine de l’administration civile n’était pour sa part pas évoqué dans le Rapport de la
Présidence belge. Dans ce secteur particulier de la GCC, l’UE s’était montrée en effet très
ambitieuse. De nombreuses questions restaient dès lors à régler, sur le plan conceptuel
notamment : spectre des tâches à couvrir, répartition des rôles avec les instruments du premier
pilier…
Enfin, la Commission restait comme toujours proactive. Elle avait ainsi pris une nouvelle
initiative en lançant - avec un petit groupe de huit pays (core group)237 - un Projet pilote de
formation pour les aspects civils de la gestion des crises. Ce projet visait à définir des standards
communs et des modules pédagogiques dans les deux domaines du renforcement de l’Etat de
droit et de l’administration civile. Le but implicite était de rattraper le décalage avec le domaine
de la police qui bénéficiait déjà du réseau et de l’expertise du CEPOL (op. cit.).
Les séminaires de la Présidence espagnole et la première Conférence d’engagement
pour le renforcement de l’Etat de droit
Dans le premier semestre de 2002, la thématique du terrorisme arrivait naturellement en tête des
préoccupations européennes238. Les attaques contre le World Trade Center laissaient
effectivement augurer de grands bouleversements sur l’agenda international. La riposte
américaine en Afghanistan avait ainsi signifié le début du « moment unilatéral » de
l’Administration BUSH, en dépit de la solidarité exprimée par les Etats européens membres de
l’OTAN239.
Ces événements n’aillaient toutefois pas bouleverser les efforts en matière de PESD. Un Plan
d’action européen pour les capacités (ECAP) devait ainsi pallier les déficits (shortfalls)
identifiés plus tôt dans le domaine militaire. Sous l’égide de la Présidence espagnole240, la GCC
a donné lieu également à de nombreux ateliers et séminaires : sur le « rôle de la police
européenne dans la gestion civile des crises », sur le renforcement de l’Etat de droit, sur les
implications du droit international humanitaire pour les futures opérations…
Le sommet de Séville (juin 2002) pouvait dès lors entériner de nouveaux documents à vocation
doctrinale et/ou opérationnelle, dans le domaine de la police en particulier241. Il est vrai que
236
Community Mechanism to facilitate the reinforced cooperation in civil protection assistance interventions,
Council Decision, 23 October 2001.
237
Autriche, Danemark, Finlande, Allemagne, Italie, Pays-Bas, Espagne, Suède. La coordination de l’ensemble était
confiée à l’ASPR (Austrian Study Center for Peace and Conflict Resolution). On notera l’absence du Royaume-Uni
mais aussi de certains membres fondateurs comme la France, le Luxembourg et la Belgique.
238
Spanish Presidency Conclusions, Seville European Council, 21 and 22 June 2002.
239
Il faut rappeler que cette tendance américaine à l’unilatéralisme s’était manisfestée de fait depuis les années
CLINTON.
240
Spanish Presidency Report on ESDP, June 2002.
241
European Union Concept for Police Planning, EU Council, Doc. 6923/02, Brussels, 6 March 2002; EU
comprehensive Concept for strenghtening of local police missions, EU Council, Doc. 9535/02, Brussels, 31 May
2002 ; Guidelines for Command and Control structures for EU Police operations in civilian aspects of crisis
management, EU Council, Doc. 6922/02, Brussels, 6 March 2002 ; Police aspects of fact finding missions, EU
Council, Doc. 9735/02, Brussels, 10 June 2002.
64
l’UE venait de décider le lancement d’une première mission en Bosnie-Herzégovine. La future
MPUE242 devait assurer - dès le 1ier janvier 2003 - la relève d’une mission CivPol de l’ONU.
Elle devait surtout signifier l’engagement accru de l’Union pour la stabilisation des Balkans
occidentaux.
La première Conférence sur les capacités en matière d’Etat de Droit avait permis en outre de
dépasser les objectifs fixés à Göteborg243. Trois grandes catégories d’experts avaient pu être
définies à cette occasion : le personnel judiciaire, le personnel pénitentiaire et « autres ». Ce
champ de la GCC nécessitait cependant des solutions spécifiques en raison du statut
indépendant des magistrats et de la diversité des profils requis. De plus, certaines spécialités ne
pouvaient pas être assurées par des fonctionnaires gouvernementaux (ex : les avocats). L’UE
devait donc envisager de recourir également à des compétences issues de la sphère non étatique.
En parallèle, l’UE élaborait des guides de procédure criminelle utilisables dans le cadre des
opérations de gestion des crises. Le sommet de Séville évoquait ainsi la « contribution
intellectuelle » apportée par l’Union dans le cadre du projet mené avec le Haut Commissariat
pour les Droits de l’Homme de l’ONU (op. cit.). De façon générale, l’UE excipait dans son
savoir-faire en matière d’Etat de droit. Son ambition était de pouvoir employer ses experts dans
différentes configurations : conjointement avec des forces de police ou de façon séparée, au sein
d’une opération internationale ou au travers d’une mission européenne autonome.
Le domaine de l’administration civile restait en comparaison le parent pauvre de la GCC. Seules
des grandes lignes directrices avaient pu être adoptées en la matière244. Enfin, le Conseil
européen de Séville prenait acte de la poursuite des travaux sur l’emploi des capacités de
protection civile dans le cadre de la GCC245. Dans le contexte de l’après 11 septembre, il
s’agissait de pouvoir utiliser ces moyens spécialisés en réponse à des actes de terrorisme
(protection contre la menace NRBC246).
Enfin, un premier exercice PESD (dénommé CME 02) avait pu être organisé à Bruxelles, en
liaison avec les capitales des Etats membres. Il s’agissait alors de tester les mécanismes de
consultation en phase pré-décisionnelle. Cet exercice avait mis en évidence la nécessité de
réviser les premières Procédures de gestion des crises247 tout en développant les aspects liés à
l’interface civilo-militaire.
242
Mission de Police de l’UE en BiH.
Spanish Presidency Report on ESDP, op. cit. (cf. Annexe I : Rule of Law Capabilities Commitment Conference
Declaration).
244
Basic guidelines for crisis management in the field of civilian administration, EU Council, Doc. 9369/1/ 02,
Brussels, 30 May 2002. Voir aussi Civilian Administration - Background information on experiences on civilian
administration in international missions, EU Council, Doc. 11394/02, Brussels, 14 October 2002.
245
Spanish Presidency Report on ESDP, op. cit. (The use in Crisis Management, referred to in Title V of the Treaty
of the European Union, of the Community Mechanism to facilitate the reinforced cooperation in civil protection
assistance interventions).
246
Nucléaire, Radiologique, Bactériologique et Chimique.
247
Suggestions for Procedures for Coherent, Comprehensive EU Crisis Management, EU Council, Doc. 8945/2/02
REV 2, Brussels, 22 May 2002.
243
65
La Présidence « dano-grecque » et la première Conférence globale pour les capacités
civiles (juillet-décembre 2002)
En juillet 2002, le Danemark, pays traditionnellement atlantiste, accédait à la présidence de
l’UE. Cela supposait des arrangements spécifiques car le Royaume danois bénéficie d’une
clause d’opting-out pour les questions de défense stricto sensu248. Les aspects militaires allaient
donc être suivis par la Grèce (pays suivant sur la liste de la présidence tournante). En revanche,
rien n’interdisait le Danemark de traiter des aspects civils, secteur où il s’était d’ailleurs
impliqué depuis le début, par solidarité nordique notamment. Cette bizarrerie juridique et
institutionnelle était d’autant plus paradoxale que l’UE développait à la même époque le
concept de Coordination civilo-militaire (CMCO, cf. Chapitre VII).
La PESD ne pouvait en tout cas pas attendre. La MPUE devait en effet être déployée début 2003
en Bosnie. L’UE envisageait à la même période de relever l’OTAN en ARYM en engageant
pour la première fois une force militaire249. Cela supposait de conclure au plus vite des accords
pour avoir accès à certains moyens de l’Alliance. Pour cela l’UE devait encore clarifier ses
rapports avec l’OTAN, malgré ses propres réticences et en dépit de l’obstructionnisme de la
Turquie250.
Concernant le volet civil de la PESD, l’Union s’efforçait de poursuivre le processus capacitaire.
Ainsi, la première Conférence ministérielle globale sur les capacités en matière de gestion
civile des crises se tenait en novembre 2002251. En décembre, le sommet européen de
Copenhague pouvait dès lors annoncer que les Objectifs concrets définis à Feira puis à Göteborg
avaient été dépassés grâce aux contributions volontaires des Etats membres252. Ce ton velléitaire
n’arrivait pas à masquer la réalité, à savoir que le stade d’avancement des différents domaines
demeurait très inégal253. Un rapport d’étape montrait d’ailleurs l’étendue qui restait à
parcourir254. Cela n’empêchait pas l’UE d’anticiper un possible élargissement du périmètre
d’action de la GCC255. Sur le plan de la réflexion doctrinale, l’Union était parvenue par ailleurs
à adopter des règles d’engagement pour les forces de police256. Enfin, un projet de Concept pour
la Protection civile commençait également à circuler257.
248
Gorm Rye OLSEN, and Jess PILEGAARD, « The Cost of Non-Europe ? Denmark and the Common Security and
Defence Policy », European Security, 14/3, 2005.
249
Opération CONCORDIA.
250
Décembre 2002 : « Déclaration commune » entre l’OTAN et l’UE sur la PESD. Elle constitue le cadre formel
d’une coopération politique et militaire étroite entre les deux organisations. Il faudra pourtant attendre mars 2003 et la
signature formelle d’un accord permettant l’échange de documents militaires pour lancer CONCORDIA.
251
Ministerial Déclaration - Civilian Crisis Management Capability Conférence of Member States, UE Council,
Brussels, 19 November 2002.
252
Danish Presidency Conclusions, Copenhaguen European Council, 12-13 December 2002 et ESDP Presidency
Report, December 2002.
253
Par exemple, l’appel à contributions pour le domaine de l’Administration civile venait tout juste d’être lancé : un
seul Etat avait répondu immédiatement.
254
Civilian Instruments for Crisis Management – State of readiness, EU Council Secretariat, Doc. 13871/1/02,
Brussels, 19 November 2002.
255
« The need for possible additional EU civilian crisis management capacity areas should be kept under review »:
ESDP Presidency Report, December 2002
256
Compendium of principles for the use of force and consequent guidance for the issue of rules of engagement
(ROE) for police officers participating to EU crisis management operations, EU Council, Doc. 12415/5/02, Brussels,
29 November 2002 (Restricted).
257
Civil Protection in the Framework of Crisis Management - Draft Concept, EU Council Presidency, Doc.
10882/1/02, Brussels, 16 September 2002.
66
De façon générale, le principal sujet de préoccupation touchait au commandement et à la
conduite des opérations. Le Conseil européen de Copenhague avait demandé en ce sens au
SG/HR de s’atteler au plus vite à la création à Bruxelles d’une véritable Capacité de
planification et de soutien pour les missions civiles PESD. Il devait pour cela s’appuyer sur les
« besoins spécifiques » tout en recherchant des « synergies avec les capacités déjà existantes »
au sein de la Commission. De fait, il s’agissait surtout de renforcer les organes du second pilier
et, notamment, l’Unité de police qui devait assurer la conduite effective de la MPUE.
Contrairement au volet militaire, la GCC ne pouvait effectivement pas compter sur une structure
équivalente à l’EMUE. Surtout, l’UE ne pouvait pas recourir à une nation-cadre (schéma
réservé aux opérations militaires).
A la même époque, le Projet pilote de la Commission pour la formation (op. cit.) était entré pour
sa part dans sa deuxième phase. Le groupe initial de pays s’était élargi pour devenir « l’EU
Group on Training » (treize Etats membres)258 et un cycle de stages avait pu être planifié259.
Le tournant de l’année 2003
L’année 2003 fut celle des divergences transatlantiques et intra-européennes sur la crise
irakienne. Mais elle fut aussi un rendez-vous majeur pour l’UE et la PESD. L’Union était en
effet accaparée par le Projet de Traité constitutionnel (travaux de la Convention sur l’avenir de
l’Europe prolongés par la Conférence intergouvernementale). L’UE devait par ailleurs préparer
l’élargissement à dix nouveaux pays. Enfin, elle devait faire face aux défis suscités par les
premiers engagements opérationnels sur des théâtres de crise.
Les premières missions et opérations PESD ou « l’épreuve du réel »
En janvier 2003, l’Union européenne lançait sa première action PESD en BiH. Cette dernière
était une mission de police avec un mandat de conseil et de renforcement des capacités locales
(effectif : 500 policiers et gendarmes pour une durée initiale de trois ans260). On était assurément
loin des ambitions militaires annoncées à Helsinki. La MPUE nécessitait toutefois de mobiliser
pour la première fois l’ensemble de la chaîne PESD. Ainsi, un Centre de situation conjoint
(SITCENT) était activé pour assurer la liaison opérationnelle entre les instances bruxelloises et
la mission. Cette petite structure de veille rassemblait alors du personnel civil de l’UPPAR et du
personnel militaire l’EMUE. En mars, l’opération CONCORDIA (op. cit.) permettait de tester
les récents arrangements avec l’OTAN261. Enfin, en juin, l’opération ARTEMIS en Ituri
montrait la capacité des Européens à mener - à plus 6 000 km de distance - des interventions
militaires autonomes262. Ces différentes actions PESD étaient limitées. Elles représentaient
258
La Belgique, la France, la Grèce, l’Irlande et le Royaume-Uni avaient rejoint les huit premiers membres du « Core
Group ».
259
Organisation de stages d’initiation ou spécialisés sur des thématiques variées: Etat de droit, droits de l’homme,
démocratisation et bonne gouvernance, administration civile. Au fil des mois, le spectre sera d’ailleurs élargi :
transformation des conflits, communication publique, développement des médias, gestion et soutien des missions.
260
Effectifs en 2008 : environ 180 policiers.
261
Accord-cadre et échanges de lettres entre le SG/HR et le Secrétaire général de l’OTAN, Lord ROBERTSON, 17
mars 2003.
262
ARTEMIS a aussi montré l’intérêt et les limites du concept de nation cadre (fonction assurée par la France tant en
67
pourtant un véritable examen de passage pour la PESD et pour la crédibilité de l’Union
européenne.
L’attention portée aux premières actions PESD incitait cependant la Commission à réaffirmer en
parallèle ses propres compétences dans le champ sécuritaire. En avril 2003, son Unité de
prévention des conflits et de gestion des crises publiait ainsi un document qui dressait une liste
exhaustive des instruments mis en oeuvre dans le cadre du premier pilier263. L’idée sous-jacente
était de montrer que les capacités civiles de la PESD ne représentaient qu’une toute petite partie
des moyens disponibles dans l’Union pour traiter les crises et les conflits. A la même période, la
Commission rappelait également les objectifs264 du Mécanisme de réaction rapide (MRR) créé
deux ans auparavant265. La PESD demeurait toutefois la grande affaire des Etats tandis que le
SG/HR s’affirmait de plus en plus comme une force de proposition.
Le sommet de Thessalonique : identification d’un nouveau domaine prioritaire et
façonnement d’une « culture PESD »
Lors du « mini-sommet » de Tervuren (29 avril 2003), quatre membres fondateurs de l’UE
(France, Allemagne, Belgique et Luxembourg) avaient proposé de pousser la PESD dans le sens
d’une autonomie toujours plus grande266: création d’un état-major civilo-militaire de niveau
stratégique, mise sur pied d’un Collège européen de sécurité et de défense, coopération dans le
secteur de l’armement, etc. Sur fond de crise irakienne, cette initiative avait suscité de très vives
réactions de la part des Etats-Unis et des pays à tradition atlantiste (le Royaume-Uni en
particulier). Avec le recul, on peut toutefois considérer que les idées émises à Tervuren sont à
l’origine des principales avancées du Traité constitutionnel - et du Traité de Lisbonne - en
matière de PESD : actualisation des Tâches de Petersberg, possibilité de créer une Coopération
structurée permanente, mise en œuvre de coopération renforcées267… Concernant la GCC, le
sommet de Tervuren avait également proposé le projet EU-FAST (European First Aid support
Team). Ce dernier visait à mieux coordonner les moyens civils et militaires dans le cadre de la
protection civile. La Commission continuait cependant à bloquer toute évolution dans cette
direction.
Malgré les tensions générées par la crise irakienne, la Grèce allait toutefois réussir à faire de sa
présidence et du sommet de Thessalonique des rendez-vous importants pour la PESD et la
GCC268. De façon générale, l’UE estimait nécessaire de se fixer de nouveaux objectifs tout en
élargissant le champ d’intervention de la gestion civile des crises : « As a result of enlargement,
ARYM qu’en RDC).
263
Civilian Instruments for EU Crisis Management, European Commission - Conflict Prevention and Crisis
Management Unit, Brussels, April 2003.
264
The Rapid Reaction Mechanism Supporting the European Union’s Policy Objectives in Conflict Prevention and
Crisis Management, European Commission – DG Relex, Directorate CFSP, Information Note, Brussels, April 2003.
265
Rappel : le MRR est un fonds de financement d’urgence. Il ne doit donc pas être confondu avec le Mécanisme de
coordination pour la gestion non militaire des crises mis en place au sein du Conseil suite au Sommet d’Helsinki. Il
se distingue enfin du Mécanisme communautaire de protection civile.
266
André DUMOULIN, La Belgique et le Groupe des Quatre en matière de défense,Bruxelles, CRIP, 2004.
267
Sans oublier la création de nouvelles structures institutionnelles comme nous le verrons ultérieurement : Cellule
civilo-militaire, AED, CESD (cf. infra).
268
Eleni DEMIRI, and Evangelos VLIORAS, « The Greek Contribution to CFSP and Civilian Crisis Management »,
International Conference on the Regional Dimensions of CFSP and ESDP, FORNET and BECSA, Sofia, 1-2 October
2004 ; Presidency report on ESDP, Greek Presidency, 17 June 2003.
68
the need to raise the current capabilities targets should be kept under review. Work should be
commenced in order to allow full use of civilian crisis management instruments. New
capabilities and instruments should be developed as need arises »269. L’approche restait donc
fondamentalement pragmatique. L’UE décidait en tout cas de se doter de nouvelles capacités de
Monitoring (capacités de contrôle et de surveillance)270.
Concernant le domaine de la police, de nouveaux documents permettaient d’étoffer le corpus
doctrinal et juridique européen271. En parallèle, un nouveau concept global pour les missions
d’Etat de Droit avait été rédigé. De la même façon, l’UE avait enfin adopté un concept d’emploi
complet pour le domaine de l’administration civile272. Dans ce champ particulier, les Etats ne
s’étaient pourtant engagés à fournir que 160 experts. Cette contribution minime montrait que
l’administration civile n’était plus réellement un « domaine prioritaire » de la GCC. A la lueur
des premières opérations, l’UE s’efforçait aussi d’affiner ses Procédures de gestion des crises en
prenant mieux en compte les aspects civils273 (cf. Chapitres VII, XI et XII).
En juin 2003, le sommet de Thessalonique insistait sur la nécessité de créer plus largement une
Culture européenne de sécurité et de défense274. Une telle culture ne pouvait advenir qu’au
travers du volet formation de la PESD, dans ses aspects civils, militaires et civilo-militaires (cf.
Chapitre XI). Surtout, c’est à Thessalonique que le SG/HR avait présenté le « papier préstratégique »275 qui allait servir d’ébauche à la Stratégie européenne de sécurité (SES) adoptée
six mois plus tard. Les Chefs d’Etat et de gouvernement avaient salué cette initiative qui
synthétisait, selon eux, « les intérêts des Etats membres et les priorités des citoyens »276.
De la Convention européenne à la Stratégie européenne de sécurité (juillet-décembre
2003)277
L’agenda européen fut encore très dense tout au long du second semestre de 2003. La remise du
Projet de Constitution par la Convention sur l’Avenir de l’Europe (juillet)278 et la Conférence
intergouvernementale (CIG) de l’automne allaient provoquer en effet de nombreux débats sur
les réformes institutionnelles de l’Union élargie. La PESD était soumise elle-même à de
multiples tractations.
269
Presidency report on ESDP, Greek Presidency, Doc. 10598/03, 17 June 2003.
Le Concept pour ce nouveau domaine ne sera cependant rendu public qu’en octobre suivant : cf. infra.
271
Training curricula for police officers for deployment to international civilian crisis management missions, EU
Council, Doc. 8318/03, Brussels, 8 April 2003; Model Agreement on the Status of the EU led Police mission, EU
Council, Doc. 9313/03, Brussels, 14 May 2003.
272
EU Concept for Crisis Management Missions in the Field of Civilian Administration, EU Council Secretariat, Doc.
15311/03, Brussels, 25 November 2003.
273
Suggestions for Procedures for Coherent, Comprehensive EU Crisis Management, EU Council Secretariat, Doc.
11127/03, Brussels, 3 July 2003 ; Draft Annex 4 to Crisis Management Procedures, EU Council Secretariat,
Doc.7965/2/03 Rev 2, Brussels, 6 June 2003
274
Greek Presidency Conclusions, European Council, Thessaloniki, 19-20 June 2003.
275
« Document Solana » : A Secure Europe in a Better World, EU Council, Doc. 10881/03, Brussels, 25 June 2003.
276
Greek Presidency Conclusions, op. cit.
277
Civilian instruments for Crisis Management - State of Readiness, EU Council Secretariat, Doc. 12717/03,
Brussels, 13 November 2003.
278
Projet de Traité établissant une Constitution pour l’Europe, La Convention européenne, Bruxelles, 18 juillet
2003.
270
69
Au même moment, les enseignements des premières opérations et missions européennes
supposaient d’adopter urgemment des mesures correctives. Les leçons tirées de la MPUE
allaient influencer de façon considérable la conception et le fonctionnement des actions civiles
PESD ultérieures279. En novembre 2003, la Présidence italienne de l’UE avait organisé un
premier exercice ciblé exclusivement sur le domaine de la police (exercice LUCERNA 03). Ce
dernier visait à améliorer les capacités de commandement et le déploiement des Unités de police
intégrées. Un mois auparavant, le Ministre français de la défense, Michèle ALLIOT-MARIE,
avait proposé la création d’un Corps européen de gendarmerie dans un cadre
intergouvernemental280. Il s’agissait en réalité de constituer un groupe pionnier pour faciliter
l’engagement de forces de police à statut militaire281 (au profit de l’UE prioritairement). Une
telle initiative heurtait cependant certains pays où la notion même de « force de police » semble
une incongruité282.
Le domaine de l’Etat de Droit enregistrait quant à lui peu de progrès tandis que le Concept pour
les missions d’administration civile était complété sur deux aspects spécifiques : les services
électoraux et la prise en compte des besoins des administrations de niveau local283. Une
déclaration conjointe du Conseil et de la Commission officialisait de plus un début de
compromis quant à l’emploi du Mécanisme communautaire de protection civile dans le cadre du
Titre V284. Sa mise en œuvre demeurait cependant problématique285. L’UE adoptait par ailleurs à
la même époque un Concept pour les missions de contrôle et de surveillance286.
La formation fut un autre aspect particulièrement suivi durant la Présidence italienne (l’Italie
faisait partie du Core group initial du Projet communautaire de formation pour la GCC). Ainsi,
en octobre 2003, deux conférences spécifiques furent organisées à Rome287. Les Etats ne
souhaitaient pourtant pas laisser à la Commission le monopole des actions de formation. Ce
secteur était en effet identifié comme le creuset d’une PESD réellement civilo-militaire. Le
Conseil de l’UE avait dès lors adopté des Critères communs de formation pour les aspects
civils de la gestion de crises288. Il avait approuvé également une ambitieuse Politique PESD en
la matière (cf. Chapitre XI).
279
Italian Presidency Conclusions, Brussels European Council, 12-13 December 2003 ; Lessons from the planning of
the EU Police Mission in BiH (EUPM), Autumn 2001-December 2002, EU Council Secretariat, Doc. 11206/03,
Brussels, 14 July 2003 ; A Review of the first 100 days of the EU Police Mission in Bosnia and Herzegovina (EUPM)
- Civcom advice, EU Council Secretariat, Doc. 12269/03, Brussels, 5 September 2003.
280
Octobre 2003 : réunion informelle des ministres de la défense de l’UE à Rome.
281
Corps de gendarmerie créé sur le modèle des groupements de forces militaires multinationaux comme
l’EUROCORPS, l’EUROFOR et l’EUROMARFOR.
282
L’opposition entre les notions de « force de police » et de « services de police » est à elle seule révélatrice des
blocages culturels et corporatistes qui freinent l’intégration des deux volets de la PESD. Cf. Chapitre XII.
283
EU Concept for Crisis Management Missions in the Field of Civilian Administration, op. cit.
284
Joint Declaration by the Council and the Commission on the use of the Community Civil Protection Mechanism in
Crisis management referred to in Title V of the Treaty on European Union, EU Council and EC, Doc. 11809/03,
Brussels, 25 July 2003.
285
EU FAST, EU Council Secretariat, Doc.16026/03, Brussels, 11 December 2003.
286
Comprehensive EU concept for missions in the field of Rule of Law in crisis management including annexes, EU
Council, Doc. 9792/03, Brussels, 26 May 2003.
287
Final Report on The International Conference on Training – Training for Civilian Aspects of Crisis Management :
The Role of the European Union, Italian Presidency and EC/DG- Relex, Rome, 21-22 October 2003 ; Report for The
International Conference on Training, EC Training Project for Civilian Aspects of Crisis Management, EC/DGRelex, Rome, 20-21 October 2003.
288
Common criteria on training for EU civilian aspects of crisis management, EU Council, Doc. 14799/1/03, 21
November 2003.
70
Le second semestre de 2003 a été placé également sous le signe du renforcement des liens UEONU pour la gestion des crises. Un champ particulier de coopération semblait se dessiner :
l’Afrique subsaharienne. Dès juillet, un séminaire sur la prévention, la gestion et la résolution
des conflits en Afrique avait ainsi été organisé. En septembre, l’opération militaire européenne
ARTEMIS avait passé le témoin à la MONUC II289 en Ituri. Surtout, le 24 septembre 2003,
l’Union et les Nations Unies officialisaient une Déclaration conjointe UE-ONU sur la
coopération en matière de gestion des crises290. La France et le Royaume-Uni proposaient pour
leur part de créer une force de réaction rapide de 1 500 hommes291 (schéma qui préfigurait les
futurs Groupements tactiques de l’UE). Cette force avait vocation à intervenir - sur le modèle
d’ARTEMIS - à la demande des Nations Unies. Dans le même esprit, la PESD s’ouvrait
progressivement à la thématique « onusienne » des enfants affectés par les conflits292. C’est
enfin à la même période que la Commission publiait une importante Communication sur les
liens avec l’organisation mondiale293. Pour l’UE, le soutien à l’ONU et le choix du
« multilatéralisme efficace » allaient devenir des slogans fédérateurs (cf. Chapitre VIII).
Ce bilan de la Présidence italienne de 2003 ne doit pas faire oublier que la première urgence
demeurait de renforcer les instances bruxelloises pour diriger les missions civiles PESD. Suite
au Conseil européen de Copenhague, le SG/HR avait remis en juillet 2003 un rapport
spécifique294. Javier SOLANA proposait plusieurs pistes pour remédier au plus vite au déficit en
personnel : mutations internes au sein du Secrétariat Général du Conseil, recours à des experts
nationaux détachés, etc. En octobre, la Présidence italienne estimait à son tour que la
nomination de 18 agents supplémentaires était le strict minimum pour remplir les fonctions
essentielles : planification, logistique, achat/suivi des matériels, budget295. Ces besoins étaient
particulièrement criants dans l’Unité de Police qui devait piloter au quotidien la MPUE et
préparer la projection de 200 policiers européens en ARYM (mission PROXIMA qui débuta
officiellement en décembre296). Ces réformes de bon sens butaient toutefois sur la réticence des
Etats, peu enclins à créer et pérenniser des postes au sein du second pilier.
La fin de l’année 2003 fut enfin marquée par la Conférence intergouvernementale chargée de
préparer le Traité constitutionnel. La suite est connue : ces négociations ont échoué et le Traité
ne sera signé que six mois plus tard. Pourtant, en novembre 2003, la réunion à Naples des
ministres des affaires étrangères de l’UE permettait à la PESD d’enregistrer de nombreuses
avancées. Le feu vert des Etats-Unis et un compromis majeur entre la France, le Royaume-Uni
et l’Allemagne permettaient de parvenir à un accord sur la création d’une Cellule civilomilitaire de niveau stratégique (cellule doublée d’un petit élément de l’UE au SHAPE). En
289
Force de l’ONU en RDC.
Joint Declaration on EU-UN Cooperation in Crisis Management, EU Council, Brussels, 24 September 2003.
291
Renforcer la coopération européenne en matière de sécurité et de défense, Déclaration conjointe du Sommet
franco-britannique de Londres, Londres, 24 novembre 2003.
292
EU Guidelines on Children and Armed Conflict, EU Council Secretariat, Doc 15634/03, Brussels, 9 December
2003.
293
Commission Communication on the European Union and the United Nations : The Choice of Multilateralism,
European Commission, Brussels, September 2003.
294
Report on Planning and Mission Support capability for Civilian Crisis Management, SG/HR, Brussels, 22 July
2003.
295
Presidency report to the PSC on Planning and Mission Support capability for Civilian Crisis Management, EU
Council, Doc. 13500/2/03 REV 2, Brussels, 17 October 2003. Voir aussi Report of the PSC to the COREPER on
Planning and Mission Support Capability for Civilian Crisis Management, EU Council, Political Security Commitee,
Doc. 13835/03, Brussels, 23 October 2003.
296
15 décembre 2003, soit le jour même de la fin de CONCORDIA. Il s’agissait alors de manifester la continuité entre
l’opération militaire et la nouvelle mission de police.
290
71
décembre, le Conseil Européen de Bruxelles297 pouvait donc afficher des progrès inattendus sur
la PESD. Ce succès contrastait avec la morosité du contexte européen en général. L’UE
annonçait en tout cas la création d’une Agence européenne de défense (AED) et l’avènement
d’une politique spatiale européenne. Surtout, les chefs d’Etat et de gouvernement adoptaient la
Stratégie européenne de sécurité298 qui servira désormais de cadre directeur à la PESD/PESD
(cf. Chapitre X).
Conclusion
Quel bilan tirer de la GCC quatre années après le sommet de Cologne et les débuts de l’Europe
de la défense ? Une lecture superficielle pourrait laisser croire que l’entreprise avait été conduite
de façon plutôt désordonnée. Les agendas des présidences successives et les négociations
permanentes entre les Etats montraient que le « processus » restait soumis à des divergences et à
des luttes d’influence interétatiques. La GCC était en effet indissociable des marchandages sur
la PESD. Elle reflétait également les tensions internes générées par la montée en puissance du
second pilier (répartition des champs de compétence avec la Commission). Sous prétexte
d’éviter toute « bureaucratisation », les gouvernements nationaux s’étaient en outre montrés
réticents à l’institutionnalisation trop poussée des structures bruxelloises.
Un regard critique sur la GCC incitait également à constater le fort décalage avec le volet
militaire et les inégalités entre les différents domaines identifiés à Feira. Ceux-ci semblaient
avoir été lancés sur le mode de la « régate ». Or, fin 2003, seules les capacités de police étaient
concrètement opérationnelles. Les premiers déboires de la MPUE montraient d’ailleurs que ce
domaine restait lui-même perfectible. En octobre 2003, Renata DWAN pouvait ainsi dénoncer
les insuffisances de la GCC européenne :
« There has been little conceptual or practical cross-over between the priority areas and the
focus has been on short-term crisis management. Little comprehensive attention has been paid
to the strategic and operational links between military and civilian instruments, especially in the
management of the transition from military to civilian operations »299.
Le chercheuse regrettait également le peu d’attention portée au lien entre la gestion de crise et le
relèvement à plus long terme des pays en situation de sortie de conflit :
« Such an approach goes against emergent international thinking about crisis response - most
notably in the UN’s Brahimi Report - which calls for “packages” of rapidly deployable civilian
instruments (…) We would do well to move away from thinking about distinct areas and
distinct missions (…) and focus, instead on developing integrated teams of civilian experts
capable of being rapidly deployed in pre-, active or post-crisis situations to work with and
alongside military operations as well as setting the strategic groundwork for longer-term
institution building »300.
297
Italian Presidency Conclusions, Brussels European Council, 12-13 December 2003.
Stratégie Européenne de Sécurité, op. cit.
299
Renata DWAN, Capabilities in the civilian field, Swedish Institute for International Affairs, Stockholm, 20
October 2003.
300
Ibid.
298
72
Un regard distancié permet néanmoins de déceler une logique dans l’émergence de la GCC. La
tendance lourde sur la période 1999-2003 est indubitablement marquée par des phénomènes de
convergence. Malgré les aléas et les obstacles de toute nature, les Etats membres ont fait preuve
de persévérance collective, les dossiers progressant « à petits pas », au fil des mois et des
semestres (pour une vue synoptique de l’avancement des travaux dans les quatre domaines
prioritaires, cf. Table 1, page suivante)301.
Enfin et surtout, les Etats ont adopté une méthode rationnelle, prémice d’une véritable démarche
stratégique : identification des capacités existantes, confrontation avec les besoins opérationnels,
définition de la méthode capacitaire, réflexions visant à positionner l’UE sur le « marché
international de la sécurité » (notion de valeur ajoutée), utilisation du volet militaire et du
domaine de la police pour créer un phénomène général d’entraînement. C’est cette démarche
pragmatique et « par le bas » qui a permis de fixer des objectifs d’abord limités puis, de plus en
plus élevés. Cela a nécessité de renforcer en parallèle le second pilier, avec un rôle croissant du
SG/HR et des structures de la PESD. Les premières opérations et la Stratégie européenne de
sécurité montraient toutefois que le processus devait être désormais animé par le haut grâce à
l’identification d’un Objectif global civil.
301
Voir aussi Progress Report on Civilian Aspects of Crisis Management, EU Council Secretariat, Brussels, Doc.
15625/03, 2 December 2003.
73
Table 1 : tableau synoptique de l’avancée des premiers domaines prioritaires (juin 1999-décembre
2003)
Source : Conclusions des présidences tournantes sur la période considérée
Présidence
Sommet
européen
Méthode et
documents-clés
Allemagne
Cologne
Juin 1999
Document du
Conseil
inventoriant les
« instuments non
militaires »
Plan d’action
Mécanisme de
coordination
« non-military
crisis
management
capabilities »
Création
CivCom
Finlande
Helsinki
Décembre
1999
Portugal
Feira
Juin 2000
France
Nice
Décembre
2000
Traité de Nice
Suède
Göteborg
Juin 2001
Définition de la
Méthode
capacitaire
Belgique
Laeken
Décembre
2001
Espagne
Séville
Juin 2002
PESD déclarée
opérationnelle
Danemark
Copenhague
Décembre
2002
1ière Conférence
globale
d’engagement
Objectifs de
Feira dépassés
Rapport d’étape
du Conseil sur la
GCC
Document de la
Commission sur
les instruments
civils pour la
gestion des crises
Stratégie
européenne de
sécurité
Grèce
Thessalonique
Juin 2003
Italie
Bruxelles
Décembre
2003
Domaine
Police
Domaine
Administration
civile
Inventaire
Projet base de
données
2 concepts
« génériques »
missions de
renforcement et
conseil + missions
de substitution
Appel à
contributions
Séminaire à
Bruxelles
(kit juridique
transitionnel)
Lancement de la
mission MPUE en
janvier 03
Exercice Lucerna
03
Lancement de la
mission Proxima en
décembre 03
Domaine
Monitoring
« search and
rescue »
Identification
comme domaine
prioritaire
+ Plan d’action
pour le domaine
Police
Conférence
d’engagement
Police
Domaine
Protection
civile
Inventaire
Définition
d’Objectifs
concrets
2 concepts
« globaux »
missions de
renforcement et
conseil
+ missions de
substitution
Rapport d’étape
du Conseil sur la
GCC
Domaine
Renforcement de
l’Etat de Droit
Définition
d’Objectifs
concrets
Identification
comme domaine
prioritaire
Identification
comme
domaine
prioritaire
« Civil
protection »
+
« complex
emergencies »
Définition
d’Objectifs
concrets
Définition
d’Objectifs
concrets
Pré-concept
Appel à
contributions
Conférence
d’engagement
Etat de droit
« Basic
guidelines for
transitional
administration »
Concept
« global » pour
l’Etat de droit
+
2 concepts
« génériques » :
renforcement et
substitution
Concept modifié
pour mieux
inclure les ONG
et les experts
indépendants
Appel à
contributions
Début de la
réflexion sur
les scénarios
possibles
Appel à
contributions
Pré-concept
« Civil
protection in
crisis
management »
Concept pour
les missions de
gestion de crise
dans le domaine
de l’adm. civile
Ajout de deux
annexes au
Concept : service
électoral +
administration
des communautés
locales
Déclaration
commune
Conseil/CE
Pré-concept
+ principes
de base
Concept
pour les
missions de
Monitoring
74
75
Chapitre III : l’Objectif global civil et la montée
en puissance du volet civil de la PESD (2004-2005)
Résumé
Ce chapitre analyse la GCC européenne sur la période 2004-2005. Alors que de nouvelles
missions civiles PESD se profilaient, l’UE a adopté le Plan d’action pour les aspects civils de la
gestion des crises puis un Objectif global civil 2008. Cette démarche impulsée dans le sillage de
la Stratégie européenne de sécurité traduisait une double ambition : d’une part, atténuer le
déséquilibre avec le volet militaire et dépasser l’approche sectorielle ; d’autre part, prendre en
compte les capacités des dix nouveaux Etats membres suite à l’élargissement de mai 2004.
Conceptuellement parlant, ce chapitre montre dès lors le « renversement » de la GCC grâce à la
mise en oeuvre d’une véritable démarche stratégique qui confrontait les buts, les besoins et les
moyens. Mutualiser les capacités nationales était en effet devenu insuffisant. Il a fallu ainsi
nommer une équipe ad hoc au sein du Secrétariat Général du Conseil puis définir une méthode de
travail et un calendrier contraignant. Le déploiement de nouvelles actions de terrain a incité en
parallèle à rendre le dispositif toujours plus opérationnel. La GCC a donc continué à progresser
grâce à un mélange d’empirisme, de réflexion et de volonté. Le processus de l’Objectif civil
global transformait cependant peu à peu la GCC en projet de nature politico-stratégique.
Introduction
Après la crise transatlantique de l’année 2003 et alors que les négociations sur le Traité
constitutionnel prenaient du retard, la GCC représentait un terrain consensuel et porteur pour
avancer en matière de PESD. Les déboires américains en Irak et l’instabilité en Afghanistan
rappelaient en outre l’utilité des moyens civils d’intervention, dans les situations d’après guerre
en particulier.
Pour l’Union, il s’agissait surtout d’utiliser le volet civil de la PESD afin de démontrer la
pertinence de ses choix stratégiques, dans le sillage de la SES et de la notion de multilatéralisme
efficace. Lancer de nouvelles missions permettait aussi d’accroître à moindre coût la visibilité de
la PESD tout en testant des concepts d’emploi développés jusqu’alors sans application concrète.
Cela supposait néanmoins de mieux accompagner le développement de la GCC dans le sens
d’une meilleure efficacité opérationnelle (capacité effective à mener plusieurs missions de taille
et de nature différentes).
A la même époque, l’UE définissait par ailleurs un Objectif global militaire 2010. Le volet civil
ne pouvait plus rester en retrait, sous peine de souffrir d’un retard irréparable. Enfin,
l’élargissement de mai 2004 impliquait un changement d’échelle. Il fallait dès lors procéder à une
révision générale de la GCC et initier une démarche capacitaire à Vingt-cinq.
76
C’est en ce sens que l’UE a préparé sous la Présidence irlandaise un Plan d’action pour les
aspects civils de la gestion des crises. Ce document a servi ensuite à initier l’Objectif global civil
2008 (OGC 2008) dont les premiers chantiers furent effectifs dès les premiers mois de 2005. Pour
l’UE et les Etats membres, il s’agissait de réfléchir à une approche horizontale et intégrée pour
inscrire les capacités civiles de la PESD dans une gestion des crises prenant en compte tout
l’éventail des instruments européens et leurs interactions. Cela supposait également d’élargir la
gamme de la GCC à de nouveaux domaines : monitoring (domaine identifié dès 2003) mais aussi,
soutien aux RSUE, soutien logistique des missions, capacités de réaction en cas de catastrophes
ayant des implications sécuritaires. Enfin, la PESD et son volet civil ne pouvaient pas ignorer la
place grandissante du terrorisme dans les préoccupations européennes302.
L’UE devait par conséquent redoubler d’ardeur tout en restant consciente que la tâche serait de
longue haleine. Créer un appareil complet à vocation opérationnelle supposait en effet de doser
intelligemment les efforts. Il n’était plus possible de se contenter de mutualiser les capacités
étatiques. La montée en puissance de la GCC devait être désormais impulsée « par le haut » puis
coordonnée concrètement par les structures du Secrétariat Général du Conseil. Dans la genèse de
la GCC, la période 2004-2005 restera comme le début d’une véritable démarche stratégique.
Celle-ci allie depuis lors le pragmatisme et la vision politique.
Ce chapitre étudie tout d’abord les nouvelles ambitions affichées dans le Plan d’action pour les
aspects civils. Il présente ensuite les grandes lignes de l’OGC 2008. Enfin, ce chapitre analyse les
premiers chantiers de ce processus qui transformait peu à peu la GCC en projet de nature
politico-stratégique. Tout en suivant une approche chronologique, il s’agit de montrer à chaque
fois l’imbrication des différents niveaux de lecture : rôle des éléments contextuels et contingents,
impact des développements opérationnels, aspects capacitaires…
Les nouvelles ambitions pour le volet civil de la PESD (janvier - juin 2004)
L’Irlande prenait la présidence tournante de l’UE à un moment délicat. L’échec du sommet
européen de décembre 2003 et l’élargissement à vingt-cinq allaient en effet mobiliser les
énergies303.
En matière de sécurité et de défense, la question de la Cellule de planification civilo-militaire
restait particulièrement épineuse. L’Union s’engageait en outre sur la voie d’un nouvel Objectif
global militaire304 avec la création - d’ici 2007 - de six à sept Groupements tactiques de 1500
hommes305. Enfin, l’UE devait se préparer à assurer la relève de l’OTAN en Bosnie. La « petite
Irlande »306 réussit en tout cas à relever le défi en ne laissant pas la thématique de la PESD aux
seuls Etats traditionnellement volontaristes307. Ce fut particulièrement vrai dans le volet civil où
302
Le terrorisme est la première menace identifiée dans la SES de 2003. Les attentats du 11 mars 2004 à Madrid furent
là pour le rappeler.
303
Le Sommet européen de juin 2004 permettra de finaliser les négociations sur le futur Traité constitutionnel qui sera
signé solennellement le 29 octobre à Rome.
304
Adoption de l’Objectif global militaire 2010 le 17 mai 2004 par le Conseil des Affaires Générales.
305
Battle groups projetables très rapidement au profit de l’ONU et/ou de l’UE.
306
La neutralité de l’Irlande rapproche ce pays de ses partenaires nordiques sur les questions liées à la PESD.
307
« Le défi fut relevé et le bilan exceptionnel » : André DUMOULIN et Raphaël MATHIEU, « Les dernières
présidences de l’Union européenne en matière de PESD (2004-2005) », Cahiers du RMES, Volume II, numéro 2,
Bruxelles, hiver 2005, p.5.
77
les ambitions irlandaises reflétaient une prise de conscience partagée : « The Irish Presidency
now supports that the four Feira headline goals should be implemented as one and supports the
development of a more holistic approach to civilian crisis management »308. De fait, ce sera
surtout le nouvel élargissement qui incitera à repenser la gestion civile des crises.
L’élargissement : une occasion pour aller de l’avant
En mai 2004, le Secrétariat général du Conseil publiait un document intitulé Capabilities at 25
and the Way Ahead for Civilian Crisis Management309. Ce document - préparé notamment par la
DGE IX310 - saluait l’arrivée des dix nouveaux membres en rappelant que certains d’entre eux
avaient déjà participé aux missions civiles PESD avant leur adhésion. Mais, ce document
annonçait plus largement le renforcement du volet civil sur trois directions.
L’UE ambitionnait tout d’abord de développer une « approche intégrée » et une « coopération
étroite » entre tous les acteurs/moyens de l’UE, en lien avec les Etats tiers et les partenaires
extérieurs311. La Cellule civilo-militaire était ainsi présentée comme une structure pouvant
faciliter la « synchronisation » des différentes composantes des futures « opérations conjointes »
(civilo-militaires) européennes. Il s’agissait notamment de pouvoir assurer la « transition en
douceur » entre une « intervention militaire robuste » et la gestion civile des crises.
L’UE désirait également rendre les capacités civiles plus opérationnelles. Les premières missions
avaient péché en effet dans deux domaines : la mobilisation du personnel compétent et la lenteur
du déploiement. Cela nécessitait de se pencher sérieusement sur les questions liées à la formation
et au recrutement. Le fonctionnement du Mécanisme de coordination créé à Helsinki devait être
revu en ce sens (cf. Chapitre II). Il fallait aussi trouver rapidement des solutions sur les questions
liées au financement312 et aux ressources matérielles : outils informatiques, véhicules, moyens de
communication. L’UE devait dans le même esprit consolider les structures bruxelloises pour
mieux assurer la planification, la conduite et le soutien des missions civiles (ce sujet était suivi
tout particulièrement par le SG/HR Javier SOLANA313).
Enfin, la troisième ambition supposait de « repenser les capacités » en élargissant le périmètre de
la GCC et en développant les liens conceptuels entre les différents domaines (entre la police et le
domaine de l’Etat de droit notamment). Il fallait par ailleurs réfléchir à la création d’équipes
multidisciplinaires et modulaires : « Concepts will be developed in order for the EU to deploy
multi-functional civilian crisis management resources in pre-designed packages which would be
deployable at high readiness either as a stand-alone component or as part of a larger operation.
308
Feasibility Study on the European Civil Peace Corps (ECPC) for DG Research, European Parliament, Berghof
Research Center for Constructive Conflict Management (Berlin) in cooperation with ISIS Europe (Brussels), January
2004, p. 13.
309
Capabilities at 25 and the Way Ahead for Civilian Crisis Management, EU Council Secretariat, Doc. 8769/04,
Brussels, 4 May 2004.
310
Direction chargée de la gestion civile des crises au sein du Secrétariat général du Conseil.
311
« The EU has at its disposal a wide range of tools for civilian crisis management. This enhanced tool-kit can be best
exploited by fully recognising the importance of greater complementarity and coherence between theses instruments » :
Ibid.
312
Budget du Titre V insuffisant, nécessité de disposer d’un fond de démarrage (start-up fund) etc.
313
Le Secrétariat du Conseil ne disposait effectivement pas de fonctionnaires formés et compétents pour ces nouvelles
fonctions (remplies pour l’essentiel grâce au détachement d’experts nationaux). Voir aussi Letter of SG/HR, Javier
SOLANA on Planning and Mission Support, Brussels, 30 April 2004.
78
The size, composition and precise functions of each package would vary according to the specific
needs of the crisis situation »314.
Le document de mai 2004 se concluait sur la nécessité de définir de nouveaux objectifs pour la
GCC. Cela permettrait d’élaborer ensuite des « plans » et des « instruments de mesure » pour
suivre avec rigueur les progrès futurs dans ce champ particulier de la PESD315.
Le Plan d’action pour les aspects civils de la gestion des crises (juin 2004)
Cinq années après le sommet de Cologne, l’adoption par le Conseil européen d’un Plan d’action
pour les aspects civils316 marquait une étape supplémentaire. Ce document d’une dizaine de pages
faisait tout d’abord explicitement référence à la Stratégie européenne de sécurité. Cette référence
- somme toute formelle et déclaratoire - avait toutefois l’avantage de rappeler que le volet civil de
la PESD devait « procéder du haut », c’est-à-dire d’un cadre définissant des finalités supérieures à
caractère politico-stratégique.
Dans une rhétorique quasi lyrique (l’Europe venait d’être « réunifiée »), le Plan d’action
soulignait par ailleurs l’apport des nouveaux Etats membres à la GCC :
« L’élargissement de l’UE offre à celle-ci de nouvelles chances et possibilités. Dix nouveaux
Etats membres désireux d’apporter une valeur ajoutée aux différents aspects de la gestion civile
des crises par l’UE, apporteront une contribution aux capacités de l’UE par les expériences et les
ressources qui leurs sont propres. Ils possèdent des connaissances extrêmement précieuses en
matière de processus de transformation, de restructuration de l’ensemble des domaines d’une
société, de démocratisation et d’instauration de l’Etat de droit. Ils accroissent ainsi la capacité de
l’UE à faire face à un éventail encore plus vaste de problèmes dans les situations de crise »317.
Le Plan d’action pour les aspects civils de la PESD se déclinait ensuite en sept thématiques :
-
« des ambitions pour l’avenir - une approche horizontale et intégrée » ;
« paramètres pour l’avenir » ;
« capacités » ;
« synergies » ;
« rendre les capacités civiles plus opérationnelles » ;
« formation et recrutement » ;
« coopération avec les partenaires ».
Il s’agissait tout d’abord de mettre en oeuvre une « approche horizontale et intégrée ». L’UE
devait être aussi capable de mener plusieurs missions civiles d’ambitions différentes. Cela
supposait de renforcer et de mieux cibler les capacités où l’Union pourrait apporter sa « valeur
ajoutée ». Les objectifs énoncés restaient très larges : la paix, la stabilité et le développement
« dans les régions et les pays où sévissent des conflits ». Il fallait aussi élargir la gamme de
314
Capabilities at 25 and the Way Ahead for Civilian Crisis Management, op. cit.
Ibid.
316
Conclusions de la Présidence irlandaise, Conseil européen de Bruxelles, 17-18 juin 2004 ; Rapport de la
Présidence irlandaise sur la PESD, juillet 2004 (cf. annexe III : Projet de Plan d’action pour les aspects civils de la
PESD - la voie à suivre pour la gestion civile des crises).
317
Ibid.
315
79
compétences et viser le « format intégré » grâce à des « ressources polyvalentes ». Surtout,
l’Union devait fixer des objectifs stratégiques et politiques dans le cadre d’un « processus » [de
consolidation de la GCC] décrit comme un « défi permanent »318.
La seconde Conférence globale d’engagement sur les capacités civiles était planifiée pour
novembre 2004. Celle-ci devait permettre de définir un Objectif global civil qui donnerait « une
vue d’ensemble de tout l’éventail des instruments et de leurs interactions »319. L’idée était de
relier plus efficacement les moyens de prévention, d’alerte rapide et de « déploiement préventif ».
Le champ de la GCC devait donc être étendu à d’autres domaines : contrôle des frontières,
réforme du secteur de la sécurité, « fonctions génériques » pour soutenir l’action des
Représentants spéciaux de l’UE320. Mais la GCC devait couvrir aussi des fonctions transverses:
« planification et conduite », passation des marchés publics, achat et stockage des équipements...
L’UE devait favoriser plus largement les synergies entre les « instruments communautaires »321,
les « capacités de la PESD » et les actions menées dans un cadre national par les Etats membres.
Cela supposait de densifier également les liens entre les civils et les militaires. Le CivCom devait
aussi mieux coopérer avec le Comité de l’article 36 chargé de la JAI et de lutte contre la
criminalité organisée. Nous verrons tout au long de cette recherche que la « cohérence interne »
reste néanmoins le principal défi du dispositif européen de gestion des crises. Les appels à une
action d’ensemble qui dépasserait les clivages nationaux, institutionnels voire « culturels » ont
souvent valeur d’incantation (cf. Chapitre VII).
Le Plan d’action322 insistait enfin sur l’importance des partenariats avec l’ONU323 mais aussi avec
l’OSCE et les Organisations africaines, sans oublier les Etat tiers et les ONG de la société civile.
Ces partenariats multiples devaient faciliter le partage d’expérience. Par la même occasion, l’UE
espérait mieux cerner les attentes extérieures quant à l’apport du volet civil de la PESD.
Vers l’Objectif global civil 2008 (juillet-décembre 2004)
Durant la Présidence néerlandaise du second semestre 2004324, la PESD resta focalisée sur la
relève de la SFOR (opération militaire ALTHEA qui débuta effectivement en décembre)325. En
parallèle, les Etats européens membres de l’OTAN s’étaient engagés à augmenter leur
318
Ibid.
Ibid.
320
Experts en matière de droits de l’homme, spécialistes des affaires politiques, chargés de communication, etc.
321
Communication relative au renforcement des capacités de l’UE en matière de Protection civile, Commission
européenne, mai 2004.
322
Plan d’action, op. cit.
323
Le premier semestre 2004 fut d’ailleurs placé sous le signe de la coopération avec les Nations Unies : visite à
Bruxelles de Kofi ANNAN, première « mission d’information conjointe » au Burundi, création d’un comité directeur
pour le suivi de la Déclaration UE-ONU de septembre 2003, mise en place de bureaux de liaison à New York et à
Genève. Cf. Chapitre VIII et EU/UN Cooperation in Military Crisis Management Operations - Elements of
Implementation of the EU/UN Joint Declaration, EU Council, Doc. 9638/1/04 Rev 1, Brussels, 9 June 2004.
324
Les Pays-Bas présidaient à la même période l’UE et l’UEO. Il en profitèrent pour proposer une dénonciation
commune du Traité de Bruxelles modifié au prétexte de « simplifier l’organigramme de la sécurité-défense
européenne ». Les autres membres de l’UEO refusèrent cependant de dissoudre l’UEO : DUMOULIN et MATHIEU,
op. cit., p. 10.
325
ALTHEA s’insérait dans la stratégie globale de l’UE en BiH et dans les Balkans en général. Cette opération reste
menée dans le cadre des Accords de Berlin plus (le DSACEUR de l’OTAN en assure le commandement).
319
80
contribution militaire en Afghanistan326. L’UE se dotait d’un élément permanent au sein du
SHAPE327 et elle se fixait pour objectif de concrétiser la Cellule civilo-militaire avant janvier
2006. Cette Cellule devait être activée pour les opérations autonomes incluant des aspects civils
et/ou dans les cas où aucune nation-cadre n’aurait pu être identifiée pour en assurer la direction.
Les débats sur les capacités militaires étaient quant à eux dominés par la question des
Groupements tactiques et par la création de l’Agence européenne pour l’armement (Agence
européenne de défense). Enfin, dans le prolongement de la SES, l’UE étudiait un projet de Livre
Blanc sur la Défense européenne. Par manque de volonté des Etats membres, ce projet restera
cependant sans suites concrètes328.
Cet agenda chargé allait une fois de plus détourner les projecteurs du volet civil de la PESD.
Certes, lors d’une réunion ministérielle à Noordwijjk, cinq Etats avaient médiatisé leur décision
de mettre en place une Force européenne de gendarmerie de 3 000 hommes (avec une capacité de
réaction rapide de 800 hommes mobilisables en 30 jours)329. Cette FGE restait cependant une
force de nature intergouvernementale.
Nouvelles missions civiles dans le Caucase et en Afrique
La SES de 2003 et le Plan d’action pour la GCC ne pouvaient évidemment pas avoir des effets
immédiats. La PESD se cherchait par ailleurs toujours des buts et des champs d’application.
Lancer de nouvelles missions civiles fut dès lors une occasion de tester un peu plus le dispositif,
tant au niveau politique qu’au niveau opérationnel : formation du consensus dans le cadre des
Procédures de gestion des crises, limites géographiques de la PESD…
La MPUE et PROXIMA continuaient à manifester l’engagement européen dans les Balkans tout
en permettant d’engranger de nouveaux enseignements concrets. Le mandat de PROXIMA était
d’ailleurs prolongé d’une année mais aussi, étendu pour mieux soutenir la police macédonienne
(lutte contre le crime organisé, contrôle des frontières). A ces deux missions allaient cependant
bientôt s’ajouter de nouvelles actions dans le Caucase et en Afrique.
En juillet 2004, l’UE débutait ainsi sa première mission de renforcement de l’Etat de droit en
Géorgie. EUJUST THEMIS devait soutenir le processus de démocratisation initié par l’arrivée au
pouvoir d’un gouvernement « pro-occidental » lors de la « Révolution des roses ». Cette mission
d’assistance et de conseil était limitée dans son ampleur et dans ses objectifs. Dix experts furent
ainsi mandatés pour aider les autorités géorgiennes à mettre en place une « stratégie pénale »
(réforme du système de justice criminelle).
326
En août, l’Eurocorps prenait la responsabilité de la FIAS (Force de l’OTAN) sous le commandement d’un général
français tandis que la brigade franco-allemande se déployait dans la région de Kaboul. On peut parler en ce sens de
« grand bargain » sur fond de rabibochage transatlantique.
327
Supreme Headquarters Allied Powers Europe.
328
Projet élaboré par des experts indépendants dans le cadre de l’IES-UE. Ce Livre blanc n’abordait toutefois pas les
aspects civils (cf. Chapitre XII).
329
Création de la Force Européenne de Gendarmerie, Déclaration d’intention des Ministres de la Défense de
l’Espagne, de la France, de l’Italie, des Pays-Bas et du Portugal, Noordwijjk, 17 Septembre 2004. Basé en Italie, la
FGE (ou EUROGENDFOR) est organisée en quatre modules: un « Etat-major multinational permanent dédié », un
groupement opérationnel, une compagnie de personnel spécialisé, une compagnie logistique. La FGE est décrite
comme un « outil de transition de la gestion des crises » pour des missions variées : phase militaire de la crise, phase de
transition (crise de moyenne intensité), phase de théâtre stabilisé, engagement à titre préventif.
81
Fait notable, la mission avait été décidée suite à une proposition de la Lituanie alors que ce pays
n’avait pas encore adhéré formellement à l’UE. Pour l’Union il s’agissait par ailleurs de mettre en
pratique son Concept PESD pour le renforcement de l’Etat de droit (au grand dam de la
Commission qui souhaitait mener cette action d’assistance sous ses propres auspices). La
dimension (géo)politique n’était pas non plus absente. En effet, le dernier Conseil européen
venait de décider d’inclure l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie dans la Politique européenne
de voisinage (PEV)330. Le suivi des conflits sécessionnistes et frontaliers géorgiens devait rester
en revanche du ressort de l’OSCE et de l’ONU. THEMIS fut en tout cas très éloignée d’une
mission de gestion de crise décidée sous la pression et dans l’urgence. Son caractère fut dès lors
essentiellement de nature symbolique et politique.
La GCC allait trouver par ailleurs un autre champ d’expansion au travers du soutien apporté par
la PESD à la paix et à la sécurité en Afrique331. Dans ce cadre, l’Union Africaine (UA) et son
opération AMIS II332 au Darfour faisaient l’objet de toutes les attentions : envoi d’officiers de
liaison et d’observateurs, mise à disposition de spécialistes de la planification militaire et en
matière de police, transfert de documentation légale et opérationnelle333. Mais la dimension
africaine de la PESD supposait également de renforcer les actions d’assistance au profit des
organisations sous-régionales comme la CEDEAO. Le Conseil affirmait pourtant vouloir agir en
complémentarité avec la Commission :
« Actions under ESDP should be closely coordinated with the Community activities and actions
undertaken under article 11 of the Cotonou Agreement, in order to ensure a comprehensive and
integrated approach, both during the crisis and in conflict prevention and post-conflict
stabilisation » 334.
Celle déclaration de bonnes intentions peinait toutefois à masquer la réalité : la PESC/PESD
empiétait de plus en plus sur le domaine du développement alors que la Commission voyait
l’Afrique comme un terrain privilégié pour mettre en œuvre ses propres ambitions en matière de
sécurité (cf. le débat « sécurité versus développement » analysé plus loin dans cette recherche).
En décembre 2004, les Vingt-cinq s’accordaient en tout cas pour déployer une mission de police
en République Démocratique du Congo. EUPOL KINSHASA prenait en réalité la suite d’une
mission d’assistance en matière de police assurée jusqu’alors par la Commission (avec un
financement couvert par le FED335). Cette nouvelle mission traduisait la volonté des Etats - et
notamment les plus engagés d’entre eux - de rendre la PESD toujours plus visible. Cela permettait
aussi d’afficher l’exemplarité de la coopération avec l’ONU dans des conflits africains oubliés
(domaine où le risque de concurrence avec l’OTAN est limité). EUPOL KINSHASA demeurait
néanmoins une petite mission (29 puis 54 experts à son maximum). Ici encore, l’UE avait eu le
choix du lieu et des moyens.
330
Juin 2004.
Action Plan for ESDP Support to Peace and Security in Africa, PSC, Doc. 10538/4/04, Brussels, 16 November
2004.
332
AMIS : African Union Mission in Sudan.
333
La Commission était aussi impliquée financièrement pour la surveillance du cessez-le-feu au Darfour. Il faut noter
en outre que le soutien PESD à l’opération AMIS II représentait aussi un test pour la relation UE-OTAN, les deux
organisations étant en situation de concurrence sur ce dossier : Annalisa MONACO and Catriona GOURLAY,
« Supporting the African Union in Darfur : a Test for the EU-NATO Partnership », ISIS Europe, n°26, Brussels, June
2005, pp. 3-5.
334
Action Plan for ESDP Support to Peace and Security in Africa, op. cit.
335
Fonds européen de développement.
331
82
Une future mission intégrée Police/Etat de droit au profit du gouvernement irakien
La SES de 2003 avait permis d’élargir l’éventail des Tâches de Petersberg aux opérations de
désarmement conjointes, à l’aide aux Etats tiers en matière de lutte contre le terrorisme et de
réforme du secteur de la sécurité. Le Plan d’action pour la GCC (op. cit.), avait insisté de plus sur
la nécessité de développer les interactions entre les domaines de la police et de l’Etat de droit. Ces
différents éléments allaient permettre à l’UE d’envisager des missions dites « intégrées ».
C’est toutefois la volonté d’améliorer les relations avec les Etats-Unis qui incitera les Etats
européens à envisager une mission de formation au profit de policiers et de magistrats irakiens de
haut rang. Plusieurs missions exploratoires furent diligentées en ce sens pendant la Présidence
néerlandaise de l’UE. La mission EUJUST LEX ne sera cependant lancée formellement qu’en
2005336 (sans grande médiatisation d’ailleurs, tant pour des raisons de sécurité que pour taire les
dissensions sur un sujet irakien qui restait brûlant). Il semblerait toutefois que cette mission
permettra de « rallier » le Royaume-Uni à la GCC, jusqu’alors peu intéressé par cette dimension
de la PESD337. Avec pragmatisme, les Britanniques verront en effet dans cette mission (mais
aussi dans celles qui suivront au Proche-Orient) une occasion de « partager les coûts » mais aussi,
d’orienter la PESD vers les tâches nouvelles de « stabilisation & reconstruction »338.
Une remarque s’impose cependant : la planification de nouvelles missions PESD s’étendait
nécessairement sur plusieurs semestres. Chaque présidence de l’UE devait dès lors travailler pour
la suivante qui en récupérerait les bénéfices en termes d’image. Mais la marge d’initiative de la
présidence tournante diminuait également au profit des structures du second pilier chargées
d’assurer la continuité des travaux. Ce qui était vrai pour les activités opérationnelles l’était plus
encore pour l’amélioration à long terme des capacités.
La seconde Conférence civile d’offres d’engagement et la « demande » en matière de
GCC
Sur le plan capacitaire, le domaine de la police restait toujours la première des priorités. Une
conférence organisée à Warnsveld339 montrait que la coopération ne s’effectuait plus seulement
au niveau politique (ministériel) ou dans les cercles diplomatiques. Les chefs des différentes
polices nationales avaient pu ainsi débattre sur la thématique de la gestion des crises. Ils avaient
alors axé leurs conclusions sur le « rôle central » de la composante « police » et sur la pertinence
des missions européennes :
« The EU’s policing capabilities have contributed sustancially to the effectiveness of the EU’s
ability to repond to different phases of crisis as well as Security Sector Reform activities through
a broad range of instruments »340.
336
Actions de formation dispensées de fait en Europe et dans les pays frontaliers de l’Irak.
Le Royaume-Uni ne dispose pas de forces type « gendarmerie », d’où son exclusion de fait de certaines initiatives
comme la FGE. L’orientation africaine de la PESD civile ne lui avait pas non plus semblée prioritaire.
338
Entretiens au sein du Secrétariat Général du Conseil, juillet et août 2008.
339
Declaration of EU Chiefs of Police following the Meeting on Police Aspects in the ESDP Framework, EU,
Warnsveld, 25 October 2004.
340
Ibid.
337
83
En novembre 2004 se déroulaient par ailleurs à Bruxelles deux conférences ministérielles d’offres
d’engagement341. Ces conférences (tenues simultanément) affichaient les progrès en matière de
PESD tout en signifiant aux opinions publiques que les deux volets civil et militaire seraient
désormais traités de façon plus équitable.
Prenant acte de la « demande croissante d’instruments civils dans le cadre de la PESD »342, la
seconde Conférence civile d’offres d’engagement avait permis de mettre à jour les contributions
des Vingt-cinq. Grâce aux dix « nouveaux entrants », les promesses d’engagement dépassaient
désormais largement les objectifs fixés à Feira et Göteborg pour les quatre domaines prioritaires
de la GCC. Les Etats s’étaient aussi engagés à fournir 505 agents pour les capacités d’observation
et 391 experts pour les capacités de soutien dans des domaines aussi variés que les droits de
l’homme, les affaires politiques, la dimension « gender » ou la réforme du secteur de la sécurité
(cf. Table 2 page suivante).
La conférence ministérielle insistait cependant sur la nécessité de passer à la vitesse supérieure.
L’UE ne pouvait plus réfléchir uniquement en fonction des moyens nationaux déjà existants. A
un processus guidé par « l’offre » des gouvernements il fallait donc substituer une méthode
prenant mieux en compte les besoins réels343.
Les lacunes identifiées à cette époque étaient toujours les mêmes : conduite et soutien des
missions, financement, fourniture des équipements, rapidité de déploiement, etc. La probabilité
d’une mission au Moyen-Orient révélait cependant des défis supplémentaires :
« Des arrangements et des mécanismes adéquats dans le domaine du soutien opérationnel, de la
logistique, de la sécurité du personnel et de la protection des missions doivent être mis au point
pour tenir compte des environnements plus difficiles et moins inoffensifs dans lesquels l’UE est
susceptible d’intervenir dans un avenir proche »344.
341
Une conférence pour le volet militaire et l’autre pour le volet civil. La conférence sur les capacités militaires avait
notamment permis d’avancer sur le dossier des Groupements tactiques : Summary of Remarks made by SH/HR Javier
SOLANA, Military Capabilities Commitment Conference - Civilian Capabilities Commitment Conference, EU Council,
Brussels, 22 November 2004.
342
Déclaration ministérielle faite à l’occasion de la Conférence d’annonce d’engagements dans le domaine des
capacités civiles, Bruxelles, 22 novembre 2004.
343
Ibid : « Needs-driven goals to allow the EU to further define and build up the civilian capabilities the EU needs for
future tasks and challenges by 2008 ».
344
Ibid.
84
Table 2: récapitulatif des contributions des Etats membres dans les domaines prioritaires
Sources : Civilian Instruments for Crisis Management – State of readiness, EU Council Secretariat, Doc. 13871/1/02
(19/11/2002); Doc. 13871/3/02 (27/03/2003) et Doc. 12717/03.(13/11/2003)
Police
Définition
des Objectifs
concrets
Etat de droit
Admin.
civile
Feira :
Göteborg :
Göteborg :
5 000 policiers
dont 1 000 dans
un délai de 30j
200 pers.
« pool
d’ experts »
Objectif non
chiffré
Mars 2001
Février 2002
Engagement des
Etats membres
5 000 policiers
dont 1 400
en 30 j + 13 IPU
de 60 à 110 h. + 4
QG de police dont
2 en déploiement
rapide
282 pers.
dont 60 sur
court préavis
72 juges,
48 procureurs,
38 pers.
administratifs et
72 experts
pénitenciaires
Mars 03
idem
idem
160 pers.
Idem
Nov 03
idem
idem
248 pers.
idem
Contributions
fin 2004 après
l’élargissement
5 761 policiers
631
fonctionnaires
562
fonctionnaires
4 988 fonctionnaires
+ experts CRT
(première
Conférence
civile globale)
Contrôle
et surv.
Soutien
RSUE
Göteborg :
100 personnes en alerte
24 H dont 2 ou 3
équipes avancées de 10
pers. (déploiement en 37H)
+
2 000 personnes et
moyens spécialisés
(délai 2-7 j)
Date des appels
à contributions
Nov. 2002
Nov. 2002
Protection
Civile
Juin 2002
Fin 2003
15 novembre 2002 :
Objectifs déclarés
atteints grâce aux
contributions de 14 Etats
(1 Etat n’ayant pas
répondu à la demande)
505 pers.
391
pers.
L’Objectif global civil consolidé 2008 (décembre 2004)
Suite aux travaux préparatoires du CivCom345, le Conseil européen de décembre 2004346
adoptait officiellement un Objectif global civil347. Seuls de rares observateurs firent une analyse
de ce document majeur pour le développement du volet civil de la PESD348. Les commentateurs
345
Civilian Headline Goal- Ambition and Tasks, CivCom, Doc. 13845/04, Brussels, 21 October 2004.
Presidency Conclusions, Brussels European Council, 16-17 December 2004 (Conclusions incluant le Rapport de
la Présidence néerlandaise sur la PESD).
347
Civilian Headline Goal 2008, EU Council Secretariat, Doc. 15863/04, Brussels, 7 December 2004 (pour une
version française, cf. Objectif global civil à l’horizon 2008, Annexe III du Rapport de la Présidence néerlandaise sur
la PESD).
348
Catriona GOURLAY, « EU Civilian Crisis Management: Preparing for Flexible and Rapid Responses »,
346
85
préféraient à l’époque gloser sur les aspects militaires. Ceux-ci pouvaient se résumer à une seule
question : le choix de développer des Groupements tactiques signifiait-il la fin de la Force de
réaction rapide de 60 000 hommes définie à Helsinki ?
Dans le prolongement de la Stratégie européenne de sécurité, l’OGC 2008 ébauchait pour la
première fois les ambitions et les objectifs à moyen terme (horizon 2008) du volet civil de la
PESD. Le point déterminant était une fois de plus de mieux coordonner les différents outils et
instruments :
« Développer la dimension civile est un des volets de l’approche globale de l’UE consistant à
utiliser des moyens civils et militaires pour réagir de manière cohérente à tout l’éventail des
situations de gestion de crise telles que la prévention des conflits, le maintien de la paix et la
mise à disposition de forces de combat, y compris à des fins de rétablissement de la paix et de
stabilisation après un conflit. Il est essentiel d’utiliser de façon cohérente les instruments
communautaires et les instruments civils de la PESD si l’on veut améliorer qualitativement la
capacité d’action de l’Union »349.
En sus des quatre domaines identifiés à Feira, l’OGC 2008 détaillait les nouveaux champs déjà
évoqués plus haut. Il s’agissait de développer également des dispositifs intégrés de gestion civile
des crises350 suffisamment souples (format, structure et mandat) pour s’adapter aux
circonstances particulières du terrain.
Les capacités civiles de l’UE devaient de façon générale « renforcer les institutions locales » par
le conseil, la formation et des « actions de suivi ». La possibilité de missions exécutives dites
« de substitution » n’était pas oubliée. On notera cependant l’inversion de ces priorités depuis
1999 et la crise du Kosovo (cf. Chapitre II). L’OGC insistait enfin sur la nécessité de pouvoir
conduire simultanément plusieurs missions civiles « à différents degrés d’engagement » (dont
une mission de substitution d’envergure « dans un délai court et dans un environnement à
risque »)351. Il fallait aussi pouvoir se projeter rapidement et dans la durée. Ainsi, cinq jours
devaient suffire pour approuver au niveau politique le lancement d’une nouvelle mission. Une
fois la décision prise, le déploiement effectif sur le terrain devait se faire dans un délai de trente
jours.
La coordination civilo-militaire était citée également comme un facteur important de succès.
Les missions civiles PESD devaient en effet être conduites de façon autonome ou conjointement
voire « en coopération étroite » avec les opérations militaires. La future Cellule civilomilitaire était en ce sens citée comme une structure indispensable. De la même façon, il était dit
que la GCC devait pouvoir faire appel à certains moyens militaires.
L’Objectif global civil 2008 se terminait par un calendrier prévisionnel pour les travaux futurs.
Ces derniers devaient être menés « sous l’égide du Conseil » en développant une « approche
systématique ». Une équipe de projet devait être désignée mais le « processus » resterait sous la
European Security Review, n°25, ISIS Europe, Brussels, March 2005, pp. 5-8.
349
Objectif global civil à l’horizon 2008, op. cit. Le Conseil européen de décembre 2004 s’était félicité par ailleurs
« que la Commission soit désireuse de contribuer à la gestion civile des crises, dans sa sphère de compétence ».
L’ambiguité de la formulation montrait que la division fonctionnelle des tâches n’était pas encore optimale. L’idée
était cependant de concevoir une succession dans le temps : passage de la gestion des crises (PESD) à la
reconstruction post-conflit (actions communautaires). Sur les limites de cette approche linéaire, cf. Chapitre VII.
350
Appelés en anglais « Integrated civilian crisis management packages ».
351
Ibid.
86
supervision du COPS et du CivCom. Les Etats entendaient en effet conserver pleinement leur
contrôle.
Quatre étapes étaient en tout cas prévues pour la première année de l’OGC 2008 :
- Etape 1 (d’ici avril 2005) : définition des hypothèses de planification stratégique et des
scenarii illustratifs d’engagement 352 ; prise en compte de l’Objectif global militaire 2010.
- Etape 2 (d’ici juillet 2005) : élaboration d’une liste des besoins en capacités (personnel,
équipements, logistique, capacités de planification et de commandement) ; création de
dispositifs de capacités multifonctionnelles (packages précités).
- Etape 3 (avant fin 2005) : évaluation des contributions nationales et identification des lacunes
en matière de capacités (convocation d’une nouvelle Conférence d’offres d’engagement pour
poursuivre sur la voie de « l’amélioration des capacités civiles »).
- Etape 4 : processus de suivi de l’OGC 2008 ; remise à jour régulière de la base de données ;
prise en compte de l’Objectif militaire 2010 ; retour d’expérience en lien avec les partenaires.
On retiendra pour conclure l’importance accordée au caractère multilatéral de la GCC
européenne. Le Rapport de la Présidence néerlandaise sur la PESD était très clair à cet égard :
« L’Union européenne rappelle son attachement au concept de « véritable multilatéralisme »
figurant dans la stratégie européenne de sécurité et elle considère que la coopération entre l’UE
et les Nations Unies dans le cadre des opérations civiles de gestion des crises constitue l’un des
objectifs prioritaires pour développer ce concept » 353.
Mais, à l’époque, une autre thématique commençait à dominer les réflexions sur la PESD. Si la
menace terroriste devenait prioritaire, quel pouvait être le rôle particulier des instruments civils
de gestion des crises pour la prévenir et la combattre ?
La participation de la GCC à la lutte contre le terrorisme
La Stratégie européenne de sécurité avait identifié le terrorisme comme une menace majeure
tout en esquissant une « vision européenne » sur le sujet. Un an plus tard, le Conseil européen
adoptait en tout cas un Cadre conceptuel pour la lutte contre le terrorisme354. Ce document
présentait tout d’abord les mesures prises en Europe suite aux attaques de Madrid (11 mars
2004)355. Il développait par ailleurs l’approche spécifique de l’UE en la matière. La rhétorique
choisie par l’UE mérite en elle-même de procéder à de longues citations :
« In response to crisis, the Union can mobilise a vast range of both civilian and military means
and instruments, thus giving it an overall crisis management and conflict prevention capability
352
« Key planning assumtions and illustrative scenarios ».
Coopération entre l’UE et les Nations Unies dans le cadre de la gestion civile des crises , Annexe IV du Rapport
de la Présidence néerlandaise sur la PESD, op. cit.
354
Conceptual Framework on the ESDP Dimension to the Fight against Terrorism, Annex V, Presidency Report to
ESDP, Brussels, op. cit.
355
Nomination d’un Coordinateur européen chargé du contre-terrorisme, rôle du renseignement, liens avec l’OTAN,
etc.
353
87
in support of the objectives of the Common Foreign and Security Policy. This facilitates a
comprehensive approach to prevent the occurrence of failed states, to restore order and civil
governement, to deal with humanitarian crisis and prevent regional conflicts. By responding
effectively to such multifaceted situations, the EU already makes a considerable contribution to
long term actions for the prevention of terrorism »356.
La dualité de la PESD était citée quant à elle comme un atout de poids :
« The European Security and Defense Policy, which encompasses civilian and military crisis
management operations under Title V of the TEU, as well as other efforts, can contribute
further to the fight agains terrorism, either directly or in support of other instruments. There are
four main areas of action : prevention ; protection, reponse/consequence management; support
to third countries in the fight against terrorism. In this context, aspects such as interoperability
between military means and civilian capabilities in the field of the fight against terrorism and
the work on generic scenarios will nee to be addressed » 357.
Une attention spéciale était portée toutefois au domaine de la protection civile pour assurer une
couverture NRBC aux populations civiles358. Les moyens militaires devaient aussi pouvoir être
mobilisés en cas de désastre naturel ou d’origine humaine. Le projet EU FAST (cf. Chapitre II)
continuait cependant à rencontrer des oppositions, tant au sein de la Commission que de la part
de certains Etats. Deux gouvernements avaient ainsi invoqué des problèmes de ratification
parlementaire.
Il faut noter pour finir que le Cadre conceptuel pour la lutte contre le terrorisme insistait sur la
nécessité d’inclure cette thématique dans l’agenda des travaux de l’OGC 2008 : « The future
Civilian Headline Goal should also give appropriate consideration to the deployement and
further development of civilian capabilites (in particular Police, Rule of Law, Civilian
Administration and Civil protection) in order to prevent as well as counter the terrorist threats
within the limitations of the mandate »359.
Les développements du premier semestre 2005 et les chantiers de l’OGC 2008
Début 2005, les débats sur la scène européenne étaient dominés par les incertitudes liées au
processus de ratification du Traité constitutionnel. Dans l’esprit de la SES, la PESC gagnait
toutefois en consistance et elle affinait ses outils : mise en place de mécanismes de sanctions
ciblées, renforcement du rôle des Représentants spéciaux de l’UE360…
En matière de PESD, l’UE entendait pareillement garder le cap sur les dossiers déjà évoqués
supra361 : suivi des débuts de l’opération ALTHEA, progrès vers l’Objectif militaire global
356
Conceptual Framework, op. cit.
Ibid.
358
Création d’un centre de compétence NRBC, mise sur pied de capacités de réaction rapide spécialisées.
359
Ibid.
360
Annual Report from the Council to the European Parliament on the Main Aspects and Basic Choices of CFSP, EU
Council Secretariat, Doc. 7961/05, Brussels, 15 April 2005.
361
Résumé des interventions du SG/HR, Réunion informelle des Ministres de la Défense de l’UE, Luxembourg, 18
mars 2005 ; ESDP Conclusions of GAERC (with the participation of the Ministers of Defence), EU Council
Secretariat, Doc. 9004/05, Brussels, 23 May 2005;
357
88
2010362, adaptation des structures de l’EMUE363 suite à la création de la Cellule civilo-militaire
en mai 2005 (cette dernière ne sera pleinement opérationnelle qu’en janvier 2007)364.
Le volet civil était lui-même en pleine évolution. Le lancement de trois missions civiles
supplémentaires montrait en tout cas que l’UE ne souhaitait pas attendre passivement les
premiers effets de l’OGC 2008 pour aller de l’avant.
Toujours plus de missions civiles PESD : Irak, Palestine et réforme du secteur de la
sécurité en RDC
L’UE conduisait désormais quatre missions dans le cadre de la GCC. La MPUE, PROXIMA,
EUJUST-THEMIS et EUPOL-KINSHASA poursuivaient ainsi leur mandat spécifique365.
THEMIS était entrée pour sa part dans une phase dite « d’observation ». Concrètement, il
s’agissait de se préparer à passer le relais à la Commission européenne et aux Etats membres
désireux d’apporter une aide bilatérale à la Géorgie en matière de démocratisation et d’Etat de
droit. EUPOL-KINSHASA s’impliquait par ailleurs dans la mise en place d’une Unité de police
intégrée proprement congolaise. Celle-ci devait assurer la sécurité dans la capitale de la RDC,
en lieu et place de la « MONUC Neutral Force ». La mission européenne se voulait ainsi
toujours une application concrète de la coopération UE-ONU en matière de gestion des crises366.
Fin 2004, l’UE s’était interrogée en outre sur l’opportunité de déployer une mission de
surveillance des frontières en Géorgie (en relève d’une mission d’observation de l’OSCE
installée notamment sur la frontière tchétchène)367. Pour ne pas froisser la Russie, les Vingt-cinq
avaient néanmoins préféré renoncer malgré l’insistance du Royaume-Uni et de certains
nouveaux Etats membres368. Par défaut, le Conseil européen s’était accordé a minima sur le
renforcement de l’équipe du RSUE (envoi d’experts au sein d’une Border support team qui ne
constitue pas une mission PESD).
En avril 2005, le Conseil de l’UE décidait en revanche de créer un « Bureau de coordination »
pour le soutien à la police palestinienne à Ramallah (Coordination Office for Palestinian Police
Support ou EU-COPPS). Il s’agissait bien d’une action menée sous l’égide de la PESD369. EUCOPPS marquait toutefois la reprise par l’UE d’une aide policière menée jusqu’alors
bilatéralement par le Royaume-Uni370.
362
EU Crisis Response Capability Revisited, ICG Europe Report n°160, International Crisis Group, Brussels, 17
January 2005; Le développement de la PESD et l’Objectif global 2010, Rapport A/1898, Assemblée de l’UEO, 15
juin 2005.
363
European Union Military Staff Terms of Reference and Organisation, EU Council, Brussels, 25 February 2005.
364
Presidency report on ESDP, EU Council, Doc. 10032/05, Brussels, 13 June 2005.
365
Rapport de la Présidence luxembourgeoise sur la PESD, juin 2005.
366
Natalie PAUWELS, « EUPOL Kinshasa : Testing EU Coordination, Coherence and Commitment to Africa »,
European Security Review,n°25, ISIS Europe, Brussels, March 2005, pp. 3-5.
367
OSCE Border Monitoring Mission in Georgia.
368
« Possible EU Border Monitoring Mission in the Caucasus », ISIS Europe, n°25, March 2005.
369
Le « Bureau » EU COPPS sera rebaptisé en 2006 pour devenir EUPOL-COPPS avec des effectifs et un mandat
renforcés.
370
L’européanisation de progamme nationaux d’assistance dans le cadre de la PESD avait - et a encore - des
motivations souvent très concrètes (partage du coût et des risques). Ex : l’insistance de la France pour donner une
dimension africaine à la PESD ou, la création en 2007 de EUPOL-AFGHANISTAN sur la base d’un programme
mené à l’origine par l’Allemagne.
89
Un mois auparavant, une Action commune du Conseil de l’UE avait décidé en outre le
lancement d’une mission intégrée pour la formation de policiers et de magistrats irakiens
(EUJUST-LEX). La direction de cette mission fut confiée au britannique Stephen WHITE qui
connaissait bien le contexte irakien. A bien des égards, cette mission semblait relever
néanmoins d’un partage des tâches avec l’OTAN pour aider (indirectement et sans trop le dire)
la « Coalition » à stabiliser l’Irak371.
Enfin, l’Union avalisait à même période (mai 2005) le déploiement de la mission de conseil et
d’assistance en matière de réforme du secteur de la sécurité en RDC (EUSEC-RD Congo)372. Un
général français fut nommé à la tête de cette petite mission de 8 puis 46 experts. Ceux-ci furent
placés à des poste-clés de l’administration militaire congolaise. Il faut toutefois remarquer que
cette mission reste décrite par l’UE comme une mission « civilo-militaire ». Elle vise avant tout
la mise en place d’une chaîne de paiement fiable (versement de la solde des soldats en limitant
les dangers de corruption)373.
EUSEC-RD Congo a soulevé aussi des interrogations plus larges sur la nouvelle dimension RSS
(Réforme du secteur de la sécurité) de la PESD. La mission s’est installée ainsi sans que le
Conseil ait pu définir ses buts et ses ambitions en la matière. Les lignes directrices rédigées pour
l’occasion374 servirent toutefois de socle pour développer ultérieurement un concept d’ensemble
(tâche laissée à la future Présidence britannique de l’UE)375. Néanmoins, l’obstacle principal
restait le blocage de la Commission qui s’inquiétait d’une nouvelle atteinte à ses prérogatives.
De nouvelles lignes de friction avec la Commission
La Commission se pose en effet en partenaire naturel de l’OCDE376, organisation internationale
en pointe sur la thématique RSS377. Dans leur Plan d’action pour le soutien à la paix et à la
sécurité en Afrique, les Etats membres avaient néanmoins exprimé leur volonté de s’investir
également dans cette direction : « Envisaged EU actions in the area of SSR may take advantage
where appropriate of the conceptual work that has been done by the OECD in this field »378.
La RSS devait-elle être incluse dans le champ de la PESD ? Devait-elle continuer au contraire à
relever de l’aide au développement traditionnelle ? Plus largement, l’Afrique devait-elle être
considérée comme le pré carré de l’action communautaire en matière de résolution des
conflits379 ? En février 2005, la Commission européenne avait en tout cas introduit un recours
371
Il faut remarquer aussi la place réservée à l’ancienne puissance coloniale britannique dans les missions PESD au
Moyen-Orient. Idem pour la France dans l’Afrique des Grands lacs, le Portugal en Guinée-Bissau…
372
Council Joint Action on the EU mission to provide advice and assistance for security sector reform in the DRC,
2005/355/CFSP, EU Council, Brussels, 2 May 2005.
373
Mise en place de cartes biométriques, etc.
374
Common Guidelines, EUSEC RD Congo, EU Council, Doc. 8084/1/05 REV 1, Brussels, 25 April 2005.
375
Presidency report on ESDP, op. cit.
376
OCDE : Organisation de Coopération et de Développement Economiques.
377
Voir en particulier Réformes des systèmes de sécurité et de gouvernance : principes et bonnes pratiques,
OCDE/DAC, 2004 et Security System Reform and Governance, DAC Guidelines and Reference Series, OCDE, 2005.
378
Action Plan for ESDP Support to Peace and Security in Africa, op. cit.
379
Cf. Communication from the EC to the Council and the EP on the instuments for External Assistance under the
Financial Perspective 2007-2013, European Commssion, Brussels, September 2004 ; Aline DEWAELE and Catriona
GOURLAY, « The Stability Instrument : defining the Commission’s role in Crisis Response », ISIS Europe, n°26,
90
contre le Conseil auprès de la CJCE de Luxembourg380. Sur la base d’un fait précis (une aide
accordée par le Conseil à la CEDEAO381 en matière de lutte contre les armes de petit calibre), la
Commission défendait en réalité son rôle central dans la mise en œuvre de l’Accord de Cotonou.
La CJCE lui donna d’ailleurs raison.
Cinq ans après Feira, les luttes d’influence avec la Commission se perpétuaient de façon
similaire dans le domaine de la protection civile382. La gestion civile des crises restait dès lors
très clairement une ligne de friction entre le premier et le second pilier de l’UE.
Effort sur la formation et les exercices
L’étude du volet civil de la PESD durant le premier semestre de 2005 suppose d’évoquer aussi
les actions dans les domaines de la formation et de l’entraînement.
A cette période, le projet pilote de la Commission (op. cit.) prenait sa pleine mesure avec
l’organisation de nouveaux stages. En parallèle, le Collège européen de sécurité et de défense
commençait à se mettre en place (cf. Chapitre XI). Le CivCom se penchait en outre sur la
question des règles et des normes de comportement que doivent adopter les agents européens
sur les théâtres d’engagement383. Les récents scandales essuyés par les Nations Unies dans ce
domaine obligeaient en effet l’UE à prévenir d’éventuels débordements nuisibles pour l’image
internationale de l’Union et de la PESD.
Sur le plan de l’entraînement, un exercice conjoint UE-ONU (EST 05) testait le déploiement
d’un Groupement tactique « robuste » au profit des Nations Unies. Mais EST 05 avait permis
également d’expérimenter les procédures de transition entre une mission CivPol de l’ONU et
une mission de police de l’Union.
En juin 2005, la France organisait pour sa part le second exercice PERILAND. Cet exercice
visait à étudier la projection de la Force européenne de gendarmerie sur la base d’un scénario
fictif mais révélateur des cadres d’action envisagés384. De fait, PERILAND 05 avait surtout
donné une visibilité médiatique à l’EUROGENDFOR constituée formellement en janvier
2005385.
Brussels, June 2005, pp. 8-12.
380
Recours introduit le 21 février 2005 contre le Conseil de l’Union européenne par la Commission des
Communautés européennes, Affaire C-91/05, Luxembourg, 2005/C 115/19.
381
Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest.
382
Communication on Improving the Community Civil Protection Mechanism, European Commission, Brussels, 20
April 2005 ; Draft Council Conclusions on strenghtening the overall Civil Protection Capacity in the European
Union, EU Council Secretariat, Doc. 10876/04, Brussels, 28 June 2005.
383
CIVCOM Advice on the Generic Standards of Behaviour for ESDP Operations, CIVCOM, Doc. 8895/05,
Brussels, 12 May 2005 ; Generic Standards of Behaviour for ESDP Operations, EU Council Secretariat, Doc.
8373/3/05, Brussels, 18 May 2005 et Presidency report on ESDP, EU Council, Doc. 10032/05, Brussels, 13 June
2005. Cf. Chapitre XI.
384
Intervention de la FGC en « Transdronnie », province sécessionniste de « l’Astérie » (présentée elle-même
comme un petit Etat désireux d’adhérer à l’UE).
385
Allocution de Madame Michèle ALLIOT-MARIE, Ministre de la Défense (France), exercice de
l’EUROGENDFOR, Saint-Astier, 17 juin 2005.
91
L’équipe de projet pour l’OGC 2008
L’UE évoquait au sujet du volet civil de la PESD le début d’un « processus stratégique de
planification »386. Dès janvier 2005, le Conseil de l’UE détaillait en ce sens une méthode de
travail et un agenda pour organiser les chantiers de l’OGC 2008 durant les mois à venir387.
La première étape fut de mettre en place une équipe de projet (Civilian Headline Goal Project
Team) avec une feuille de route serrée. Cette équipe était dirigée par l’allemand Bruno
HANSES de la DG E IX388. Elle comprenait un noyau dur (Core Team) de huit experts de la
DG E IX mais aussi des membres de la DG E VIII, de l’EMUE, de la DG A 4, du Service
juridique du Conseil et de la Commission. S’y ajoutaient des diplomates et des experts
nationaux. Les Etats membres restaient dès lors pleinement maîtres du processus. L’équipe de
projet fut néanmoins habilitée à solliciter l’avis des ONG par le biais du collectif EPLO ou
European Peacebuilding Liaison Office (cf. Chapitre V sur le lobbying d’EPLO dans la GCC
européenne).
Les premiers ateliers de travail et l’élaboration des « scenarii illustratifs »389
Dans le premier semestre de 2005, des ateliers de travail permirent ensuite de réfléchir à des
hypothèses de planification et à des scenarii illustratifs d’engagement pour la GCC (cf. Annexe
IV). Les résultats de ces réflexions furent ensuite validés par le CivCom sur proposition de
l’équipe de projet. Quatre grandes hypothèses avaient alors été définies390: la stabilisation et la
reconstruction (en incluant les missions de substitution) ; la prévention des conflits (par le biais
notamment de missions de surveillance et de soutien aux RSUE) ; le renforcement ciblé des
institutions ; enfin, le soutien aux opérations humanitaires par des moyens civils (cf. Chapitre
XI).
Sur la base de ces grandes options, l’UE devait cerner ses besoins d’ici l’été 2005 de façon à
identifier les déficits avant la fin de l’année. Ces travaux avaient été menés en portant une
attention particulière aux travaux de l’EMUE sur l’Objectif global militaire 2010 même si,
formellement, les deux processus continuaient à suivre des voies parallèles : « Despite the
differences in the timetables for the two processes, compatibility must be ensured in
civilian/military scenarios, including time limits for intervention and the terminology use » 391.
386
Presidency report on ESDP, op. cit.
Civilian Headline Goal 2008 – Proposals by the Council Secretariat on the Management of the Processs during
2005, EU Council Secretariat, Doc. 5761/05, Brussels, 26 January 2005.
388
Catriona GOURLAY, « EU Civilian Crisis Management : Preparing for Flexible and Rapid Responses », op. cit,
pp. 5-8.
389
Civilian Headline Goal 2008 - Workshop I « Key Planning Assumptions and Illustrative Scenarios (17-18
February 2005) », EU Council, Doc. 6629/05 Ext 1, Brussels, 22 February 2005 (déclassification partielle le 4 juin
2007) ; Civilian Headline Goal 2008 – Report on the follow-up workshop on « Strategic Planning Assumptions and
Illustrative Scenarios (10-11 March 2005) », EU Council, Doc. 7643/05 Ext 1, Brussels, 24 March 2005
(déclassification partielle du document le 4 juin 2007) ; Civilian Headline Goal 2008 – Report on the workshop on
« Focussed Civilian Options (28-29 April 2005) », EU Council, Doc. 9769/05 Ext 1, Brussels, 3 June 2005
(déclassification partielle du document le 4 juin 2007).
390
Presidency report on ESDP, op. cit.
391
Ibid.
387
92
L’UE insistait par ailleurs sur la nécessité de ne pas travailler en vase clos : « The EU is also
taking care to ensure that, where approriate, there is consistency with the action of other players
with whom the EU intends to cooperate at international level in the area of civilian crisis
management »392. Le nouveau concept CRT allait être ainsi développé en s’inspirant largement
des enseignements de l’ONU.
Le concept CRT
Un des premiers chantiers de l’OGC 2008 fut de donner corps au concept CRT ébauché au
cours de la présidence précédente (CRT : Rapidly deployable Civilian Response Teams ou
Equipes civiles d’intervention rapide).
Entre mars et juin 2005, l’UE organisa ainsi plusieurs ateliers de travail axés sur le
« déploiement de capacités multifonctionnelles de gestion civile des crises dans un format
intégré » (avec le soutien actif de la Suède et de la Folke Bernadotte Academy). Un Concept
CRT pouvait dès lors être validé par le Conseil européen de juin 2005393 (cf. Chapitre XI). Nous
verrons que les CRT furent cependant utilisées par la suite en dessous de leur potentiel. Le
« pool » de cent experts constitué dans ce cadre a cependant servi de réservoir utile pour
mobiliser sur court préavis du personnel spécialisé (sur une base individuelle ou en petits
groupes).
Conclusion
Ce chapitre a montré le « renversement » de la GCC grâce à la mise en oeuvre d’une démarche
stratégique qui plaçait l’Objectif global civil dans le prolongement de la Stratégie européenne de
sécurité. Cette évolution n’a pas été forcément perçue comme telle par les praticiens qui
divergent sur les « grands tournants » qui ont marqué la GCC dans sa jeune histoire394. Si la SES
et l’OGC 2008 n’ont pas eu d’effet direct immédiat, ces deux documents ont aidé à « repenser »
progressivement la GCC dans le sens d’une plus grande verticalité et d’une logique plus
réflective (cf. la troisième partie de cette recherche). Les années 2004-2005 ont ainsi permis
d’initier de multiples chantiers. Ceux-ci ont été alimentés en parallèle par les enseignements des
nouveaux engagements opérationnels. Le volet civil de la PESD a pu dès lors accélérer sa
montée en puissance, le processus se transformant peu à peu en projet de nature politicostratégique.
Une question demeure toutefois : la GCC s’est-elle développée à cette période sous la pression
d’une « demande » extérieure ? Malgré le discours européen, il est permis d’en douter lorsque
l’on étudie les conditions qui ont présidé au déploiement des nouvelles missions civiles.
EUJUST-LEX (Irak) mise à part, ces missions ont répondu en effet prioritairement à la
nécessité d’afficher la PESD et son utilité. A chaque fois, l’UE et les Etats membres ont eu en
tout cas le loisir de choisir entre l’intervention et la non intervention. Le mot « intervention »
392
Ibid.
Civilian Headline Goal 2008 : Multifunctional Civilian Crisis Management Resources in an Integrated Format –
Civilian Response Teams, EU Council Secretariat, Doc. 10462/05, Brussels, 23 June 2005 ; Conclusions de la
Présidence luxembourgeoise, Conseil européen, Bruxelles, 16 et 17 juin 2005
394
Entretiens conduits avec des membres du Secrétariat général du Conseil, août 2008.
393
93
semble d’ailleurs ici inapproprié car aucune mission de cette époque ne fut une action de gestion
de crise au sens strict. L’UE a privilégié les petits volumes, la « géométrie variable » et surtout,
la prudence pour expérimenter de nouveaux champs d’application. Les actions civiles PESD
furent en outre largement déléguées à certains Etats membres. La nationalité d’origine du Chef
de mission avait ainsi (et a encore) souvent valeur de symbole.
En juin 2005, le volet civil de la PESD était en tout cas de nature bien différente que celle qu’on
lui prédisait à ses débuts quelques années plus tôt. Cette transformation progressive s’est
perpétuée au cours de la période qui a suivi.
94
95
Chapitre IV : du processus de post-Hampton à
EULEX Kosovo et EUMM Géorgie multiplication des engagements opérationnels et
consolidation du volet civil de la PESD
Résumé
Ce chapitre étudie la GCC européenne de la Présidence britannique du second semestre 2005
jusqu’aux développements de l’automne 2008 : adoption de l’Objectif global civil 2010, montée
en puissance de la Capacité civile de planification et de conduite (CPCC), débuts des missions
au Kosovo et en Géorgie. Depuis fin 2005, le volet civil de la PESD est assurément entré dans
une phase de consolidation active. La multiplication des engagements opérationnels « sur trois
continents » en témoigne. Le GCC a été utilisée notamment pour donner à l’UE une « légitimité
par l’action » malgré la crise politico-institutionnelle mise au grand jour par l’échec du Traité
constitutionnel. Mais l’expansion rapide de la GCC reflète aussi des ambitions plus élevées et
plus exigeantes. Les missions en Afghanistan et au Kosovo et la création de la CPCC sous
l’autorité d’un Commandant des opérations civiles marquent en ce sens un « durcissement » du
volet civil de la PESD. Ambition opérationnelle et ambition politique iront-elles cependant de
pair ?
Introduction
Depuis les attentats de Londres (7 juillet 2005) jusqu’au « non irlandais » au Traité de Lisbonne
(12 juin 2008), beaucoup d’événements et de soubresauts auront marqué l’actualité européenne.
De cette période, on retiendra cependant la mise au grand jour de la crise politique et de
confiance qui mine le processus de l’intégration européenne. Même si le mal est plus profond,
l’échec du Traité constitutionnel et les difficultés rencontrées pour la ratification du Traité
modificatif395 ont en effet plongé l’Union élargie dans une période d’incertitudes396.
Paradoxalement, cette paralysie interne n’a pas freiné l’engagement de l’UE sur la scène
internationale397. Il semble au contraire que la crise institutionnelle ait plutôt incité à aller de
l’avant en matière de PESC/PESD. La multiplication des missions civiles déployées de par le
monde en est une illustration frappante. Depuis fin 2005, la GCC européenne est entrée en tout
395
Traité modifiant le Traité sur l’Union européenne et le Traité instituant la Communauté européenne, adopté par le
Conseil européen, Lisbonne, 18 et 19 octobre 2007 (version consolidée, JOC 115, 9/05/08).
396
Rappel : l’adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie en janvier 2007 ont porté le nombre d’Etats membres à 27.
397
Rory KEANE, « Does internal EU paralysis threaten external action ? », ISIS Europe, n°26, Brussels, June 2005,
pp. 1-3.
96
cas dans une phase de consolidation active. Sa capacité à armer des missions à la fois plus
complexes et plus dangereuses en fait désormais un outil civil « robuste ».
L’emballement des activités opérationnelles a mis toutefois à l’épreuve le dispositif européen de
gestion civile des crises. En sous-main, il a donc fallu maintenir le processus capacitaire de
l’OGC 2008, prolongé entre-temps par un Objectif global civil 2010. Cela a été facilité par
l’adoption d’une approche « triprésidentielle » qui associe étroitement les pays exerçant la
présidence tournante sur une période de dix huit mois consécutifs. Au trio Royaume-Uni,
Autriche et Finlande a ainsi succédé le trio Allemagne, Portugal, Slovénie398. Il faut toutefois
rester conscient des différences de poids et des divergences de vues entre les Vingt-sept. En
outre, la gestion civile des crises demeure une zone de frictions entre le Conseil de l’UE et la
Commission de Bruxelles. Elle reste dès lors souvent le fruit de compromis inhérents à
l’ensemble institutionnel européen.
Comme dans les chapitres précédents, l’étude de la GCC suppose différents niveaux de lecture :
contexte, missions, aspects politiques, défis capacitaires, etc. Ce foisonnement empêche de
procéder à une lecture proprement chronologique. Ce chapitre étudie dès lors successivement :
-
les raisons qui peuvent être avancées pour expliquer l’accélération de la GCC depuis la
fin de 2005 ;
l’extension numérique et géographique des missions civiles PESD ;
la poursuite du processus capacitaire avec le passage de l’OGC 2008 à l’OGC 2010 et le
développement de nouveaux domaines d’intervention ;
enfin, le processus de « post-Hampton » (du nom du sommet européen informel du 27
octobre 2005) qui a permis la création d’une véritable chaîne civile opérationnelle. Ce
dernier point sera par ailleurs l’occasion d’analyser les implications possibles du Traité
de Lisbonne sur le volet civil de la PESD399.
Le volet civil de la PESD et la « légitimité par l’action »
Inverser la formule de Jean MONNET
Après les refus des peuples français et néerlandais de ratifier le Projet de Traité constitutionnel,
Nicole GNESOTTO écrivait en octobre 2005400 :
« C'est précisément parce qu'elle est nécessaire que la politique étrangère commune de l'Union
doit s'adapter très vite aux circonstances issues de la crise de confiance européenne. Il faut donc
398
18-Month Programme of the German, Portugese and Slovenian Presidencies, EU Council, Doc. 17079/06,
Brussels, 21 December 2006. Voir aussi Michael DOCZY, « Das erste Halbjahr 2006 – die österreichische EUPräsidentschaft im Bereich ESVP », ESDP Newsletter, n°1, Brussels, December 2005, pp. 16-18; Seppo
KAARIAINEN, « Les priorités de la présidence finlandaise dans le domaine de la PESD », Défense Nationale,
août/septembre 2006, pp. 5-12 ; Fabien TERPAN, « La PESD au second semestre 2007», Défense Nationale, février
2008, pp 82- 93 ; Andrej STER, « La présidence slovène de l’UE », Défense Nationale, février 2008, pp 5-10.
399
Dans l’hypothèse où ce dernier entrerait en vigueur malgré l’impasse générée par le vote irlandais de juin 2008.
400
Nicole GNESOTTO, « La PESD en antidote », Bulletin de l’IES-UE, n°16, Paris, octobre 2005. L’auteur insistait
sur la nécessité de « fonder l'avenir sur l'efficacité d'opérations concrètes. La PESD est à cet égard exemplaire. Elle a
dès l'origine assis sa crédibilité sur des opérations collectives, elle s'est développée sur la base des expériences
acquises, elle a alors nourri la démarche globale de l'Union européenne et suscité les aménagements institutionnels
nécessaires ».
97
inverser la formule de Jean Monnet : en l'absence d'institutions, l’urgence est de consolider les
politiques, de donner la priorité à l'action concrète, d'engranger des résultats, et de revenir
ensuite, à partir de ces acquis, aux questions institutionnelles » 401.
L’ancienne directrice de l’Institut d’études de sécurité de l’UE (IES-UE) ajoutait : « Le monde
est toujours là, les crises sont là, la violence internationale ignore superbement les aléas
institutionnels européens et l'Union reste engagée, voire de plus en plus sollicitée, pour répondre
à ces défis »402.
Dans le même esprit, le SG/HR Javier SOLANA préconisait ouvertement de miser sur la
« légitimité par l’action »404. C’est en dynamisant la PESD sur le plan opérationnel que l’UE
pourrait gagner en crédibilité, tant vis-à-vis de ses partenaires que des opinions publiques
européennes405.
Mieux réfléchir aux implications de la PESD et de la GCC
Dans le sillage de la Stratégie européenne de sécurité, la Commission et le Conseil se sont
efforcés chacun de réfléchir à la meilleure façon de renforcer la cohérence, l’efficacité et la
visibilité de l’UE dans sa dimension extérieure406. Ces défis se posaient également au niveau de
la PESD elle-même. L’IES-UE avait ainsi animé en février 2006 un séminaire sur les
perspectives à long terme de l’Europe de la défense407. En janvier 2007, la Présidence allemande
de l’UE avait organisé de la même façon une grande conférence à Berlin sur les opérations, les
institutions et les capacités de la PESD408.
La GCC n’était évidemment pas absente de ces réflexions. L’UE commençait en effet à
percevoir la nécessité de mieux définir le rôle des capacités civiles par rapport au volet militaire
mais aussi, par rapport aux moyens du second pilier et du troisième pilier (cf. Chapitre VII). Ce
vide de la pensée risquait de devenir un réel handicap. Ce n’est donc pas un hasard si paraissait
en juin 2006 un rapport parlementaire de l’UEO sur les aspects civils de la PESD409. C’est aussi
à la même période que l’IES-UE publiait de façon plus substantielle le premier Cahier de
Chaillot axé uniquement sur la thématique411. Malgré son caractère exploratoire412, cet ouvrage
avait le mérite de rappeler une vérité simple : plus les ambitions de l’Union augmentaient, plus
les besoins en matière de gestion civile des crises se faisaient sentir.
401
Ibid.
Ibid.
404
Discours du SG/HR Javier SOLANA, Conférence annuelle d’ouverture, IES-UE, Paris, 26 septembre 2005.
405
Cette quête de légitimité était en réalité à double face puisque, d’un point de vue théorique, elle combinait l’output
legitimacy et l’input legitimacy.
406
L'Europe dans le monde - Propositions concrètes visant la cohérence, l'efficacité et la visibilité, Commission
Européenne, Bruxelles, 8 juin 2006 ; Stocktaking Report on the implementation of measures to inscrease the
efficiency coherence and visibility of EU external policies and future work, EU Council Presidency, Doc. 16419/06,
Brussels, 8 December 2006.
407
The future of ESDP, Seminar Report, EU-ISS, Paris, 6 February 2006.
408
European Security and Defence Policy Conference : From Cologne to Berlin and beyond - Operations,
institutions and capabilities, Berlin, 29 January 2007.
409
Les aspects civils de la PESD, Doc. A/1929, Assemblée de l’UEO, Paris, 20 juin 2006.
411
NOWAK, op. cit.
412
Ce Cahier de Chaillot reste toutefois une référence incontournable sur le sujet.
402
98
Toujours est-il que le second semestre de 2005 a été accompagné par un accroissement
spectaculaire du nombre de missions civiles déployées sous la responsabilité du COPS.
L’expansion de la GCC permettait en effet de donner une visibilité maximale à la PESC/PESD
avec un rapport coûts/bénéfices très favorable. Néanmoins, la volonté de donner à l’UE une
« légitimité par l’action » ne peut pas être avancée comme seul facteur explicatif.
Disparité et convergence des préférences nationales
Il faut se souvenir tout d’abord des multiples travaux entrepris au cours des six années
précédentes. Ces derniers constituaient le socle conceptuel et capacitaire du volet civil de la
PESD. Sans cet acquis, la multiplication des interventions aurait été totalement illusoire. Plus
largement, « l’offre » européenne avait dynamisé la « demande » internationale en matière de
capacités civiles. La stratégie de positionnement adoptée (développement de capacités inédites
sur le mode de la valeur ajoutée) commençait dès lors à se révéler payante.
Mais l’accélération des activités opérationnelles était aussi - plus prosaïquement - le reflet d’une
somme d’intérêts nationaux disparates et néanmoins convergents. Les Etats membres
percevaient de plus en plus l’utilité de la gestion civile des crises pour soulager leur propre
fardeau en matière de sécurité internationale. En « européanisant » certaines de leurs actions
conduites sur un mode bilatéral, ils pouvaient garder leur contrôle et leur influence dans tel ou
tel théâtre de crise tout en partageant les risques et surtout, les charges financières413.
Avec pragmatisme, les Britanniques commençaient ainsi à identifier le potentiel de la GCC
européenne pour remplir les tâches civiles de « stabilisation & reconstruction ». Cela permettait
d’apporter un soutien aux Etats-Unis - notoirement dépourvus en la matière - tant au niveau
global que dans des contextes particuliers (Irak et Afghanistan principalement). Une telle
« spécialisation » laissait en outre envisager un partage fonctionnel des rôles entre une OTAN
militaire et une PESD à dominante civile. En poussant le raisonnement à l’extrême, la GCC
pouvait devenir à terme la nouvelle raison d’être de la PESD, sans porter ombrage à l’Alliance
atlantique (cf. Chapitre VIII).
D’autres Etats, la France notamment, voyaient pour leur part la GCC comme une occasion de
faire progresser l’idée d’Europe de la défense, sous couvert de construire un édifice civilomilitaire intégré. Il s’agissait dès lors de rester sur une voie ambitieuse en développant des
missions à forte dimension politique. La mission au Kosovo et son mandat « exécutif »
représente à cet égard un bon exemple. Mais on peut citer aussi l’initiative de la Force
européenne de gendarmerie et la création du Collège européen de sécurité et de défense.
D’autres Etats (pays nordiques, pays neutres, Allemagne) considéraient enfin la GCC comme un
terreau favorable pour mettre en pratique une conception élargie de la sécurité : inclusion de
thématiques nouvelles (égalité des sexes, droits de l’homme), partenariats avec les acteurs non
étatiques, etc.
Des motivations nationales différentes - sinon contraires - conduisaient en tout cas au même
résultat : le volet civil de la PESD ne pouvait plus être considéré comme quantité négligeable.
413
Entretiens avec des experts du Secrétariat Général du Conseil, été 2008.
99
Un accroissement très net des activités opérationnelles
Entre 2005 et 2008, seules deux opérations militaires ont été initiées sous couvert de la PESD414.
Placée sous commandement allemand, EUFOR RD Congo est restée une intervention ponctuelle
(juin-novembre 2006). Elle a néanmoins mis en valeur l’apport européen pour soutenir l’ONU
en matière de prévention et de gestion des crises415. De la même façon, l’EUFOR Tchad/RCA416
appuie aujourd’hui l’action de la MINURCAT417 dans un environnement sécuritaire et
logistique difficile.
Mais, sur la même période de temps, l’UE a débuté également une dizaine de nouvelles
missions civiles. Malgré des signaux contrastés (différences de taille, nombre de pays
participants parfois symbolique), ces actions ont réussi à donner une réelle substance à la GCC.
Elles traduisent en outre une accélération du rythme des activités opérationnelles ainsi qu’une
expansion de la PESD sur le plan géographique. En ce sens, elles sont toutes politiquement
significatives.
En sus des nouvelles missions, l’UE a dû organiser le suivi des dispositifs déjà déployés sur le
terrain (prolongation, réévaluation ou terminaison des actions civiles PESD en cours). Il a fallu
ainsi assurer les premières relèves qui furent autant d’occasions de tester la capacité de l’Union
à articuler dans la durée des politiques et des moyens sur l’ensemble du spectre de la résolution
des crises et des conflits418. Les Etats devaient de plus trouver en permanence des
accommodements avec la Commission. Ces trade-offs institutionnels expliquent d’ailleurs le
montage original de certaines missions impliquant tant le Conseil que des acteurs
communautaires.
La montée en puissance opérationnelle de la GCC s’est faite en tout cas en plusieurs vagues.
Ainsi, pas de moins de six nouvelles actions civiles PESD ont été décidées et/ou lancées durant
le second semestre de 2005419. A la fin de son mandat, la Présidence britannique pouvait dès
lors être satisfaite des résultats obtenus :
« Under UK Presidency ESDP operational activity has continued to expand, particulary in the
civilian field. The EU is now undertaking a wide range of civilian and military missions, on
three continents, with tasks ranging from peacekeeping and monitoring implementation of a
peace process to advice and assistance in military, police, border monitoring and rule of law
sectors. Further missions are under active preparation »420.
Sous la Présidence autrichienne puis finlandaise, l’année 2006 fut consacrée ensuite à la
consolidation des déploiements mais aussi à la préparation politique et opérationnelle de deux
missions de première importance. La première (EUPOL Afghanistan) ne débutera cependant
414
EUFOR RD Congo et EUFOR Tchad/RCA. Une opération navale (ATALANTA) assurera en outre une mission
de lutte contre la piraterie au large de la Somalie a/c de fin 2008. Cette nouvelle dimension maritime de la PESD
dépasse le cadre de cette recherche.
415
Déploiement d’une force européenne de 2 500 soldats pour soutenir l’organisation des élections en RDC (mandat
placé sous le Chapitre VII de la Charte de l’ONU).
416
Opération également mandatée par une Résolution de l’ONU (2007) sous couvert du Chapitre VII. La France y
assure le rôle de nation-cadre.
417
Mission des Nations Unies en République Centrafricaine et au Tchad.
418
Mandat prolongé parfois de trois mois en trois mois. Sur l’impact du facteur temps dans les missions civiles
PESD, cf. Chapitre IX.
419
De fait, EUSEC RD Congo et EUJUST LEX avaient été décidées durant la présidence précédente.
420
Presidency Report on ESDP, EU Council, Doc. 15678/05, Brussels, 12 December 2005.
100
qu’à l’été 2007421. La seconde (EULEX Kosovo) ne pourra quant à elle être décidée
formellement qu’en février 2008. Comparée à ces deux rendez-vous majeurs, la petite mission
EU SSR Guinée-Bissau (juin 2008) semblait presque compter pour quantité négligeable.
Il convient en tout cas de procéder à un tour d’horizon des activités opérationnelles menées dans
le cadre du volet civil de la PESD. Une telle présentation permet de montrer l’évolution de la
GCC depuis la fin de 2005 tout en facilitant la compréhension de la suite de cette recherche.
Enfin, l’approche géographique suivie met en valeur la dimension « non régionale » de la GCC.
La gestion civile des crises doit en effet être mise en lien avec les ambitions de la PESC à
produire des effets sur l’ensemble des zones impliquant les intérêts des Etats membres422.
Bosnie et ARYM
La première zone prioritaire de la GCC reste incontestablement les Balkans occidentaux où
l’UE met en œuvre le vaste cadre politique du Processus de stabilisation et d’association
(PSA).
Prévue pour une durée initiale de trois ans, la MPUE a été prolongée jusqu’à la fin de l’année
2009. Sa taille et son mandat ont cependant été modifiés pour prendre en compte la réalité de la
Bosnie, plus de douze ans après les Accords de Dayton. Avec 174 policiers et gendarmes (500
en 2003), la MPUE présente la particularité d’impliquer l’ensemble des Etats membres. Mission
de formation et de conseil, elle est par ailleurs de plus en plus orientée sur la lutte contre la
criminalité organisée. La MPUE s’inscrit plus largement dans la lignée de l’action du Haut
représentant de la Communauté internationale en BiH (tout comme l’opération militaire
ALTHEA qui compte encore 2 200 soldats423).
En ARYM, la mission PROXIMA a été pour sa part fermée fin 2005. Une petite mission PESD
transitoire a été maintenue pendant six mois supplémentaires. Composée d’une trentaine
d’experts, EUPAT (EU Police Advisory Team) a laissé ensuite la place à un projet mené sous
l’égide de la Commission (EC project for implementation of police reform). Le signal était de
fait essentiellement politique. Il s’agissait alors de récompenser les autorités de Skopje dans
leurs efforts pour arrimer l’ARYM à l’Union424. L’UE adressait à l’inverse un message clair à la
Bosnie mais aussi à la Serbie : ces pays devaient poursuivre leurs efforts sur la voie des
réformes. La PESD continuerait en outre à appuyer pleinement l’action du Groupe de contact
pour l’ex-Yougoslavie, sur la question du Kosovo en particulier (sur le cas kosovar, cf. infra).
421
Council Conclusions on ESDP, EU Council Secretariat, Doc. 9491/07, Brussels, 14 May 2007 ; ESDP Presidency
Report, EU Council, Doc. 10910/07, Brussels, 18 June 2007.
422
Le rapport de la Présidence britannique de 2005 (op. cit.) fut d’ailleurs le premier à présenter les activités de la
PESD par zones géographiques et non plus par domaines d’action.
423
Effectifs au 14 août 2008.
424
En décembre 2005, l’UE avait octroyé à l’ARYM le statut offciel de candidat à l’adhésion.
101
Afrique subsaharienne
L’Afrique subsaharienne représente la deuxième zone de prédilection de la GCC. Dans le cadre
du nouveau Plan d’action de la PESD pour le soutien à la paix et la sécurité en Afrique425, l’UE
s’est notamment impliquée en République démocratique du Congo.
La mission de police EUPOL KINSHASA a continué ainsi à fournir son aide à la police locale :
création d’une UPI de 1 000 policiers, actions de formation… Les agents européens ont par
ailleurs reçu un renfort temporaire pour favoriser le bon déroulement des élections de 2006. A
cette occasion, le mandat de la mission avait par ailleurs été amendé de façon à prendre en
compte le déploiement de l’opération militaire EUFOR RD Congo précitée426. En juillet 2007,
EUPOL KINSHASA a été rebaptisée EUPOL RD Congo. Cette nouvelle mission doit s’étendre
à d’autres régions de l’ex-Zaïre, dans la partie orientale du pays notamment. Placée sous le
commandement d’un Superintendant portugais, EUPOL RD Congo vise plus largement à
soutenir la réforme de la Police nationale congolaise avec des ouvertures sur le système
judiciaire. Elle peut être considérée en ce sens comme le pendant de EUSEC RD Congo qui
continue à encadrer la réforme de l’administration militaire (mission « civilo-militaire »,
EUSEC reste commandée par un général français). La fusion des deux missions EUPOL et
EUSEC envisagée un temps ne s’est pas concrétisée. Un certain nombre de ressources et
d’expertises ont néanmoins déjà été mises en commun.
Fin 2006, la Présidence portugaise de l’UE a réussi par ailleurs à convaincre ses partenaires
européens de débuter une mission de réforme du secteur de la sécurité en Guinée-Bissau. Cette
mission se veut dans la lignée du sommet Afrique-UE organisé à Lisbonne en décembre 2007
(Partenariat stratégique Afrique-UE). Avec 21 experts mis à disposition par six Etats membres,
EU SSR Guinée-Bissau a pour objectif d’assister les autorités locales dans la restructuration de
l’appareil sécuritaire étatique. Cette action doit faciliter la réalisation des mesures préconisées
par la Communauté des donateurs (dont la Commission européenne dans le cadre du Fond
européen de développement).
Pour conclure sur cette « dimension africaine » de la GCC, il faut rappeler enfin que l’UE a
apporté pendant plus de deux ans un soutien logistique à l’opération AMIS II menée au Soudan
par l’Union africaine. Cette intervention indirecte s’est terminée fin 2007 en raison de la mise
en place de la MINUAD427. A contrario, le déploiement de l’EUFOR Tchad/RDC marque un
engagement militaire direct des Européens dans un conflit qui dépasse la seule région du
Darfour.
La Mission de surveillance à Aceh (Indonésie)
Parmi les actions lancées dans le cadre du volet civil de la PESD, l’AMM (Aceh Monitoring
Mission) mérite certainement une analyse à part. Cette mission est en effet singulière à plusieurs
titres.
425
Action on ESDP Support to Peace and Security in Africa - Update, EU Council, Doc. 14189/2/05 REV2, Brussels,
17 November 2005.
426
EU Police Mission in Kinshasa DRC (EUPOL Kinshasa), EU Council, Doc. 8648/06, Brussels, 25 April 2006.
427
Mission (hybride) des Nations Unies et de l’Union Africaine au Darfour.
102
Neuf mois après le Tsunami dévastateur en Asie du sud-est, l’UE avait autorisé en septembre
2005 le déploiement de 80 observateurs non armés pour garantir un accord de paix conclu entre
le gouvernement indonésien et les rebelles de la Province d’Aceh428. Cet accord avait été
« facilité » en amont grâce à la médiation de l’organisation non gouvernementale CMI (Crisis
Management Initiative) présidée par l’ancien Président finlandais Martti AHTISAARI429.
Malgré la faiblesse des intérêts européens en jeu, les Etats membres s’étaient laissés convaincre
de l’utilité d’une mission civile qui mettrait en pratique le Concept PESD pour les missions de
contrôle et de surveillance (op. cit). L’AMM fut menée de plus en partenariat avec l’ASEAN
(cf. Chapitre VIII). Les autorités bruxelloises pouvaient dès lors proclamer urbi et orbi que la
PESD était désormais présente « en Asie », en application concrète du principe de
« multilatéralisme efficace ». En faisant voler en éclat toutes les réflexions sur les limites
géographiques de la PESD, l’AMM créait en tout cas un précédent. On peut évoquer à cet égard
le « passage au hors zone » de la GCC430.
Projetée en un temps record, l’AMM a supervisé pendant quinze mois le cessez-le-feu tout en
participant au processus de désarmement des belligérants431. La mission a permis de tirer ensuite
de nombreux enseignements pour le volet civil de la PESD432 et, plus largement, pour le
dispositif européen de gestion des crises433 : besoins en ressources humaines, mécanismes de
financement, complémentarité avec les actions communautaires… L’AMM reste de plus un
exemple très original de partenariat effectif avec une ONG de paix pour la résolution d’un
conflit434.
Proche-Orient et Moyen-Orient
La Présidence britannique du second semestre de 2005 a été également l’occasion de développer
la GCC dans une autre zone assurément plus stratégique pour l’Union et ses Etats. Membre à
part entière du Quartet pour le Proche-Orient, l’UE a en effet décidé de s’impliquer sur le
terrain, au-delà de l’aide humanitaire traditionnelle. En novembre 2005, les Etats membres
s’accordaient ainsi pour lancer dans de brefs délais deux « missions de sécurité » dans les
Territoires palestiniens. Cette arrivée de la PESD dans le conflit israélo-palestinien répondait de
fait à une demande des Etats-Unis mais aussi des acteurs locaux, toujours en recherche d’une
tierce partie acceptable par tous.
Ainsi, l’UE décidait de transformer d’ici janvier 2006 la modeste équipe d’EU COPPS en une
véritable mission PESD baptisée pour l’occasion EUPOL COPPS435. Il s’agissait alors de
428
Pierre-Antoine BRAUD et Giovanni GREVI, The EU Mission in Aceh : Implementing Peace, Occasional Paper
n°61, Paris, EU-ISS, December 2005.
429
Sur le rôle et le lobbying de CMI dans la GCC européenne, cf. Partie II.
430
Entretien avec un expert du Conseil, août 2008.
431
Press conference on the occasion of the end of the EU-led Aceh Monitoring Mission (AMM), Pieter FEITH, HoM,
Doc. S360/06, Brussels, 18 December 2006.
432
Draft Aceh Monitoring Missions (AMM) – Lessons Identified and Recommendations, EU Council, Doc. 6596/2/07
Rev 2, Brussels, 13 April 2007.
433
Report and revised Manual on EU emergency and crisis coordination, EU Council, Doc. 10011/1/07 Rev 1/07,
Brussels, 20 June 2007.
434
Patrice KREIDI, Le rôle des ONG et de l'Union européenne dans la résolution des conflits, Genève, Euryopa,
2007, pp. 55-68.
435
26 experts fournis par quinze pays membres.
103
manifester le soutien accru des Européens à la réforme de la police et de la justice pénale
palestiniennes dans le contexte particulier du retrait israélien de la Bande de Gaza436.
Dans ce même contexte, le Conseil de l’UE avait décidé d’envoyer en parallèle une vingtaine
d’observateurs au point de passage de Rafah, entre Gaza et l’Egypte. EU BAM Rafah devait
assurer très officiellement une « tierce présence » en application d’un accord internationalement
garanti sur la liberté de mouvement437. Cette « Mission d’assistance au contrôle des frontières »
s’est déployée très rapidement malgré des divergences initiales entre le Conseil et la
Commission. Jugeant que tout ce qui touche à la liberté de circulation est de son ressort, la
Commission estimait en effet devoir être pleinement impliquée. Les Etats choisirent malgré tout
de placer clairement la mission sous l’autorité du COPS. EUBAM Rafah devait cependant
porter une attention particulière à l’assistance communautaire fournie aux douanes
palestiniennes.
La situation sécuritaire locale n’a eu cependant de cesse de se détériorer. Ainsi, entre le 25 juin
2006 et 13 juin 2007, le Terminal de Rafah n’a pu être ouvert effectivement que quatre-vingt
trois jours. En dix huit mois de présence, EUBAM Rafah a néanmoins permis près de 443 000
passages. La prise du pouvoir à Gaza par le Hamas en juin 2007 a conduit ensuite l’UE à mettre
la mission en sommeil. Son mandat a pourtant été renouvelé dans l’hypothèse d’un retour rapide
des observateurs européens lorsque les conditions seront réunies. L’UE ne pouvait de toute
façon pas clore officiellement EUBAM Rafah. Cela aurait été interprété comme un échec alors
que la mission est avant tout victime d’un contexte local et régional troublé qui dépasse
largement le cadre de son mandat.
Enfin, il faut rappeler que la PESD est aussi présente au Moyen-Orient au travers de la mission
intégrée EUJUST LEX. Celle-ci a débuté en juillet 2005. Avec des bureaux à Bruxelles et
Bagdad, la mission reste de fait très discrète. Elle a toutefois réussi à organiser plusieurs
dizaines de stages qui ont réuni près de 1 800 policiers et magistrats irakiens438. Au-delà de ce
bilan chiffré, il reste difficile de savoir quels pays membres de l’UE sont impliqués et où se
déroulent concrètement les stages précités439.
La mission sur la frontière entre la Moldavie et l’Ukraine
A la demande de la Moldavie et de l’Ukraine, l’UE a par ailleurs débuté fin 2005 une nouvelle
« Mission d’assistance pour le contrôle de la frontière » entre les deux pays, y compris sur la
partie incluant la province sécessionniste de Transnistrie440. Il s’agit en réalité d’aider les
436
EUPOL COPPS reste dirigée par un Britannique. Son mandat initial est de trois ans. Elle couvre aussi de plus en
plus le domaine « renforcement de l’Etat de droit ».
437
Joint statement by Javier SOLANA and Jack STRAW on the « Agreement on Movement and Access » between
Israel and the Palestinian Authority, SG/HR, S364/05, Brussels, 15 November 2005 ; Summary of Remarks by Javier
SOLANA, EU HR for CFSP on the agreement on Rafah, SG/HR, S365/05, Brussels, 15 November 2005.
438
Situation à l’automne 2008.
439
Les deux premiers stages ont été organisés en France, ce qui pouvait surprendre au regard de la position française
sur la question irakienne. A l’avenir, EUJUST LEX devrait conduire progressivement des actions de formation en
Irak même.
440
Statement by Mr. Andrei STRATAN, Deputy Prime Minister and Minister of Foreign Affairs and European
Integration of the RM at the launching ceremony of the EU Border Assistance Mission to the Republic of Moldova
and Ukraine, Odessa, 30 November 2005 ; Joint information note on the Border Assistance Mission to Moldova and
104
autorités locales à lutter contre la contrebande et les trafics en tout genre qui sévissent dans la
région441. Cette action s’inscrit dans le cadre plus large de la Politique européenne de voisinage
(PEV) qui permet à l’Union de développer des partenariats sur ses marges « méditerranéennes »
et « orientales ».
La rivalité entre le Conseil et la Commission s’est néanmoins manifestée de la même façon que
pour EUBAM Rafah. Finalement, il a été décidé que la mission en Moldavie et en Ukraine
serait conduite sous la direction de la Commission européenne, mais en appui direct de l’action
du RSUE. Sans être considérée comme une mission PESD au sens strict, la mission repose ainsi
en grande partie sur des experts mis à disposition par les Etats membres442. Il est toutefois
difficile de dire si cette mission singulière préfigure des futures actions qui transcenderaient le
clivage entre les piliers. Son financement a été couvert initialement grâce au Mécanisme de
réaction rapide443. Il est assuré aujourd’hui dans le cadre du programme communautaire
TACIS444. Cela permet à l’UE de mettre en avant le caractère « technique » d’une action qui
intervient, de fait, dans la sphère d’influence de la Russie.
Le retour de la Géorgie sur l’agenda de la GCC
Le « facteur russe » se retrouve également en Géorgie où l’UE doit prendre en compte les
ambitions caucasiennes du Kremlin445. Le mandat de la mission EUJUST THEMIS (cf. Chapitre
III) s’est ainsi terminé en juillet 2005 sans que le Conseil ne juge nécessaire de poursuivre son
action sous l’égide de la PESD. La Commission a repris par conséquent son rôle en matière
d’assistance et de renforcement des institutions. De la même façon, l’UE n’a pas cherché à
donner une grande visibilité à la petite équipe d’experts qui conseille les autorités géorgiennes
en matière de contrôle des frontières (Border Support Team ou BST)446.
Le conflit armé de l’été 2008 au sujet de l’Ossétie du sud a montré toutefois les apports et les
limites du volet civil de la PESD lorsque l’UE s’engage dans une confrontation avec Moscou. A
la demande du gouvernement de Tbilissi, l’UE a ainsi obtenu un accord pour l’envoi de 200
observateurs chargés de garantir le retrait des troupes russes447. Cette nouvelle mission inédite
(dénommée EUMM Géorgie) devrait cependant avoir du mal à se déployer dans les provinces
sécessionnistes où l’ONU et l’OSCE restent pour l’instant les cadres d’action appropriés (cf.
enhanced EUSR team, EU Council, Doc. 14491/05, Brussels, 18 November 2005. Le QG de la mission est situé à
Odessa (des bureaux sont également ouverts à Chisinau et en province).
441
Voir aussi Nicu POPESCU, The EU in Moldova – Settling Conflicts in the Neighbourhood, Paris, EU-ISS
Occasional Paper n°60, 2005 et Xavier DELEU, La Transnistrie : la poudrière de l’Europe, Paris, Hugo Doc, 2006.
POPESCU proposait alors que l’UE déploie une véritable mission de police PESD.
442
Une centaine d’experts issus de 22 Etats membres. D’autres pays participants constituent un groupe réuni par le
Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD).
443
MRR, op. cit.
444
Progamme d’assistance communautaire pour les pays de la Communauté des Etats Indépendants (CEI).
445
Sur le rôle de la Géorgie pour l’UE, cf. Dov LYNCH, Why Georgia Matters, Chaillot Paper, n°86, Paris, EU-ISS,
2006. Voir aussi LYNCH, David, The South Caucasus : A Challenge for the EU, Chaillot Paper, n° 65, Paris,
December 2003.
446
Equipe rattachée au RSUE pour le Caucase sud.
447
Chiffre revu ultérieurement à la hausse grâce aux nombreuses promesses d’engagement des Etats membres. La
mission PESD compte en tout près de 350 personnes. L’OTAN pourrait se charger en parallèle de reconstituer
l’armée géorgienne.
105
Chapitre VIII sur le rôle de l’OSCE dès lors que l’on touche aux intérêts russes)448. D’un point
de vue politico-stratégique, cette intervention PESD montre l’intérêt de la GCC pour agir vite449
et assurer une présence européenne sur le terrain lorsque toute action militaire directe est
inenvisageable. En ce sens, la mission EUMM Géorgie est tout à la fois un signe de
détermination et un rappel de la réalité des rapports de force (cf. Partie III).
Afghanistan : une mission dans un environnement « non permissif »
La plupart des nouvelles missions évoquées plus haut ont été décidées durant l’automne 2005.
Le lancement d’une mission en Afghanistan en 2007 représente par conséquent une étape
supplémentaire dans l’histoire des actions civiles PESD. La planification de EUPOL
Afghanistan fut de fait accélérée durant la Présidence allemande du premier semestre 2007450.
L’Allemagne avait en outre un intérêt direct dans ce dossier car il s’agissait aussi
« d’européaniser » un projet mené en bilatéral au profit de la police afghane (GPPO ou German
Police Project Office).
EUPOL Afghanistan reste une mission à haut risque, tant politiquement que physiquement pour
le personnel présent sur place (environ 140 agents européens issus de quatorze pays membres
auxquels s’ajoutent des experts de plusieurs Etats tiers)451. La situation dans le pays peine en
effet à s’améliorer et beaucoup de signes indiquent qu’elle serait même en train de se détériorer.
Or, l’OTAN est massivement engagée sur ce théâtre majeur. La mission de l’UE peut dès lors
être interprétée de multiples façons : réponse aux demandes américaines pour un soutien accru
au gouvernement KARZAÏ ; mise en valeur de la GCC pour compléter l’OTAN en spécialisant
la PESD dans les tâches de « stabilisation & reconstruction » ; prétexte - au contraire - pour ne
pas engager des moyens militaires supplémentaires dans la FIAS452. La vérité se situe
certainement au point de rencontre de ces différentes lectures. Alors que les Etats peinent déjà à
fournir le personnel requis, le Conseil de l’UE a néanmoins autorisé en mai 2008 le doublement
des effectifs de la mission.
EUPOL Afghanistan est axée sur le conseil et la formation du personnel afghan dans les
domaines de la police et du renforcement de l’Etat de droit. Les actions restent donc ciblées sur
des tâches de réforme institutionnelle et de démocratisation. Cette mission civile PESD se
déroule toutefois dans un environnement dit « non permissif » que les militaires qualifient sans
détour d’insurrectionnel. Ce cas de figure pourrait à terme avoir des conséquences importantes
pour le devenir du volet civil de la PESD. Il met en tout cas en lumière les contradictions
internes de la GCC européenne telles que nous les analyserons en détail ultérieurement : est-il
possible de mener des actions « positives » (démocratisation, bonne gouvernance) dans un
contexte plus large où les armées européennes sont engagées dans des actions de contreinsurrection ? Comment et pourquoi la GCC peut-elle être mise en œuvre dans les situations de
violence voire de conflit ouvert ?
448
Telle est en tout cas la situation à l’automne 2008.
Moins de deux mois entre l’éclatement de la crise et l’arrivée prévue des observateurs sur le théâtre.
450
Council Joint Action on the establishment of the European Union Police Mission in Afghanistan, EU Council,
Doc. 8590/07, Brussels, 24 May 2007 ; EU police mission in Afghanistan starts, EU Council, Doc. 10939/07, Presse
140, Brussels, 15 June 2007 ; Draft Concept of Operations (CONOPS) for ESDP Mission in Afghanistan, EU
Council, Doc. 8256/07, Brussels, 22 June 2007.
451
La mission est déployée à Kaboul mais aussi en province.
452
Force Internationale d’Assistance à la Sécurité (OTAN).
449
106
EULEX Kosovo : imbroglio juridique pour une mission hors normes
Il faut enfin évoquer la mission EULEX Kosovo décidée formellement par le Conseil de l’UE le
16 février 2008, soit la veille de la déclaration d’indépendance de l’ancienne province serbe.
Cette mission est assurément hors normes alors même qu’elle n’est pas encore déployée dans
son intégralité. L’UE préparait de fait depuis décembre 2005453 une « future présence de l’UE
au Kosovo ». Les négociations sur le statut final de la province454 laissaient alors espérer une
issue honorable malgré la complexité du dossier. Pour l’Union, il s’agissait de prendre au plus
tôt la relève de la MINUK. Une mission d’évaluation conjointe Conseil/Commission fut ainsi
envoyée sur place. Puis l’Union créa en avril 2006 l’EUPT Kosovo (EU Planning Team
Kosovo)455. Cette Equipe de planification456 devait permettre à l’UE de lancer dès janvier 2007
une mission intégrée police/Etat de droit. On évoquait alors un dispositif de 800 agents avec un
mandat exécutif (policiers armés).
La suite est connue. Les Albanais du Kosovo ont déclaré unilatéralement leur indépendance qui
fut immédiatement reconnue par les Etats-Unis et une majorité de pays européens. A ce jour,
l’imbroglio reste pourtant entier. Ainsi seuls vingt-deux Etats membres sur vingt-sept ont
reconnu le nouveau gouvernement kosovar457. La mission EULEX peine par ailleurs à s’installer
car l’avenir de la MINUK passe par une modification de la Résolution 1244 du Conseil de
sécurité (1999). Un dialogue continu avec l’ONU et les parties en présence a permis toutefois
aux 1 600 agents de l’UE458 de se déployer progressivement sous la direction du français Yves
de KERMABON (ancien général en chef de la KFOR)459.
La mission encadrera étroitement l’administration du jeune Etat kosovar dans plusieurs secteurs
sensibles : la police, la justice, les douanes et les services pénitentiaires460. Au-delà des gros
effectifs engagés, la mission se distinguera aussi par son mandat qui confie au Chef de Mission
certains pouvoirs « exécutifs »461. L’UE sera toutefois représentée aussi à Pristina par son
RSUE, le néerlandais Peter FEITH462, qui devrait être nommé à la tête de l’ICO (International
Civilian Office)463. L’OTAN continuera en revanche à assurer pleinement la sécurité de la
453
Conseil européen de Bruxelles, Conclusions de la Présidence, Doc. 15914/05, Bruxelles, 17 décembre 2005.
Plan de l’ONU dit « Plan Ahtisaari ».
455
EUPT Kosovo, EU Council, Doc. 15291/06 Ext 1, Brussels, 14 novembre 2006 (déclassification partielle le 22
Mai 2007).
456
24 experts dans le domaine de la police et de la justice en plus du personnel administratif.
457
Manquent la Grèce, Chypre, l’Espagne, la Roumanie et la Slovaquie. Le Portugal a reconnu le nouvel Etat en
octobre 2008.
458
Fait unique dans l’histoire de la PESD, EULEX Kosovo devrait aussi inclure une centaine d’Américains (cf.
Chapitre VIII).
459
La Capacité opérationnelle initiale de EULEX a été déclarée le 2 décembre 2008.
460
Remarque: depuis 1999, l’UE a déjà injecté près de 2 milliards d’Euros au Kosovo (toutes aides confondues).
461
Yves de KERMABON, « Opération civiles de l'UE : perspectives d'EULEX Kosovo », Défense Nationale, juillet
2008.
462
Peter FEITH a dirigé auparavant l’AMM à Aceh.
463
Avec le titre officiel de « International Civilian Representative » : Council Joint Action on the establishment of a
EU team to contribute to the preparations of the establishment of a possible International Civilian Mission in Kosovo
including a European Union Special Representative component (ICM/EUSR Preparation Team), EU Council,
Doc.12519/06, Brussels, 5 September 2006.
454
107
situation sur le plan militaire. Il n’est pas prévu à ce jour de transférer cette responsabilité à une
opération militaire PESD.
Pour conclure ce panorama des missions civiles PESD (cf. Fig. 3 ci-dessous) il faut enfin
insister sur la singularité de la mission EULEX Kosovo. Sa préparation sur plus de deux années
a eu des incidences majeures sur la GCC et sur le processus capacitaire en particulier. C’est sur
ce dernier qu’il faut revenir maintenant.
Fig. 3 : récapitulatif des missions civiles PESD (automne 2008)
Missions civiles 2003-2008
EUPM (2003-présent) - Bosnie-Herzegovine
EUPOL PROXIMA (2003-2005) - ARYM
EUPAT (2005-2006) - ARYM
EUJUST THEMIS (2004-2005) - Géorgie
Soutien à AMIS II (2005-2007) - Soudan (mission présentée par l’UE comme une mission civilomilitaire)
EUJUST LEX (2005-présent) - Irak
EUBAM Rafah (2005-présent) - Territoires palestiniens
EUPOL COPPS (2006-présent) - Territoires palestiniens
EUPOL Kinshasa (2006-2007) - République Démocratique du Congo
EUSEC RD Congo (2005-présent) - République Démocratique du Congo (mission présentée par l’UE
comme une mission civilo militaire)
EUPOL RD Congo (2007-présent) - République Démocratique du Congo
AMM ou Aceh Monitoring Mission (2005-2006) - Indonésie
EUPOL Afghanistan (2007-présent) - Afghanistan
Nouvelles missions 2008 :
EUPT Kosovo (créée en 2006) remplacée par EULEX Kosovo décidée en février 2008 (déploiement
effectif a/c de décembre 2008)
EU SSR Guinée-Bissau depuis juin 2008
EUMM Géorgie décidée en septembre 2008 (déploiement a/c d’octobre 2008)
La poursuite du processus capacitaire : de l’OGC 2008 à l’OGC 2010
L’Objectif global civil 2008 a été poursuivi avec constance grâce à l’approche dite
« triprésidentielle » déjà évoquée plus haut. Les chantiers furent multiples mais il est possible de
distinguer des lignes principales.
L’UE devait tout d’abord continuer le processus capacitaire d’ensemble : organisation
d’ateliers464 et d’exercices, tenue de conférences ministérielles, etc. Il fallait par ailleurs
développer de nouveaux domaines d’action avec des moyens toujours plus spécialisés. En
parallèle, l’UE s’était engagée dans une réflexion plus générale sur l’apport du concept de
464
Un récapitulatif des ateliers de l’OGC 2008 est donné en Annexe IV.
108
Réforme du secteur de la sécurité. Une attention particulière fut également portée aux aspects
civilo-militaires. Enfin, de nombreux travaux visaient à donner à la GCC une dimension
originale, en lien avec la notion de « sécurité humaine ».
Le Plan d’amélioration pour les capacités civiles
La troisième Conférence globale sur les capacités civiles de novembre 2005 a permis
d’enregistrer des contributions dans des secteurs de plus en plus précis465 : police des frontières,
moyens d’investigation spécialisés (lutte contre la criminalité organisée et financière, lutte
contre le trafic d’êtres humains). Cela supposait de recenser aussi des expertises a priori assez
éloignées de la « gestion des crises » : médecine légale, etc.
La Conférence entérinait par ailleurs un Plan d’action pour l’amélioration des capacités
civiles466. Ce dernier devait encadrer les travaux futurs selon un calendrier annuel qui laissait
peu de place à l’improvisation.
Durant la Présidence autrichienne du premier semestre de 2006, l’UE a ainsi établi un
Catalogue des besoins467. La Conférence d’amélioration des capacités de novembre 2006468 a
permis par ailleurs de mieux prendre en compte les contributions des Etats tiers, désormais
pleinement inclus dans le processus capacitaire. Ce processus ne devait toutefois pas rester un
exercice purement comptable. De nombreux efforts ont ainsi été consacrés en parallèle pour
faire face aux défis du recrutement et de la formation des agents déployés effectivement dans les
missions469 (cf. Chapitre XI).
On notera plus généralement que les travaux étaient rythmés dorénavant sur un cycle annuel :
Conférence ministérielle de novembre470, mise à jour du Plan d’amélioration pour les capacités
civiles471, rédaction de rapports d’étapes472. Comparée aux premières années de la GCC, la
démarche était dès lors devenue pleinement méthodique (cf. Chapitre XI). L’année 2007, fut
cependant consacrée à la préparation d’un nouveau « document d’objectifs » au-delà de
465
Civilian Headline Goal 2008 – List of capabilities required at 30 days’ notice in the priority areas Police, Rule of
Law, Civilian Administration and Support to EUSR, EU Council, Doc. 13452/05, Brussels, 20 October 2005
(document non consultable).
466
Civilian Capabilities Improvement Plan ou CCIP.
467
Requirement Catalogue 05, EU Council, Doc. 13732/05 Ext 1, Brussels, 28 April 2006 ; Presidency Report on
ESDP, EU Council, Doc. 10418/06, Brussels, 12 June 2006.
468
Civilian Headline Goal 2008 - Civilian Capabilities Improvements Conference 2006 – Draft Ministerial
Declaration, EU Council Secretariat, Doc. 14927/06, Brussels, 7 November 2006 ; Presidency Report on ESDP, EU
Council, Doc. 16696/06, Brussels, 12 December 2006. Cf. aussi European Council, Presidency Conclusions,
Doc.16879/06, Brussels, 15 December 2006.
469
Future training needs for personnel in civilian crisis management operations – Draft Implementation Roadmap,
EU Council Secretariat, Doc. 11995/06, Brussels, 25 July 2006 ; Future training needs for personnel in civilian crisis
management operations, EU Council Secretariat, Doc. 12880/06, Brussels, 15 September 2006; Civilian Headline
Goal 2008 – Draft recommendations and guidelines on the raising of personnel for EU civilian crisis management,
EU Council Secretariat, Doc. 12687/1/06, Brussels, 9 October 2006.
470
Civilian Capabilities Improvement Conference 2007, Ministerial Declaration, Brussels, 19 November 2007.
471
Civilian Headline Goal : Civilian Capabilities Improvement Plan 2007, EU Council, Doc. 16004/06, Brussels, 5
December 2006.
472
Civilian Headline Goal 2008 - Draft Progress Report 2006, EU Council Secretariat, Doc. 14982/06, Brussels, 8
November 2006.
109
l’horizon 2008473. Cela a permis d’adopter à la fin de la Présidence portugaise un nouvel
Objectif global civil 2010474. Ce dernier s’inscrit cependant pleinement dans la continuité des
travaux menés jusqu’alors475.
Nouvelles capacités et nouveaux domaines
L’Objectif global civil a servi à donner un cadre d’ensemble au processus capacitaire. Ce
dernier recouvrait pourtant aussi de nombreux chantiers particuliers : « Equipes d’intervention
civiles » (EIC ou CRT, op. cit.), capacités de soutien, contrôle des frontières, capacités de
réaction face aux catastrophes, réflexions sur les thématiques RSS et DDR476. Ces différents
aspects avaient déjà été identifiés durant la période précédente. A l’époque, la priorité avait été
mise toutefois sur les Objectifs de Feira (cf. Chapitre III). Les trois dernières années furent dès
lors l’occasion de développer la GCC dans le sens d’une plus grande diversification des
moyens.
Un Concept CRT avait ainsi été adopté en juin 2005477. L’UE semblait alors apporter beaucoup
d’importance à ces « Ressources multifonctionnelles pour la gestion civile des crises sous forme
intégrée ». A cet effet, l’UE se fixait comme objectif initial de disposer d’ici fin 2006 d’un
« pool » d’une centaine d’experts. Cette thématique avait nécessité par conséquent de nombreux
travaux spécifiques478.
En 2006, l’UE donna aussi la priorité au développement de « capacités de soutien générique »
pour les missions civiles PESD. Ce nouveau champ capacitaire était la conséquence directe de
l’accélération des activités opérationnelles. Il était aussi incontournable si l’UE voulait pouvoir
mener des missions d’envergure comme au Kosovo479.
Le développement de plusieurs missions d’assistance pour le contrôle des frontières avait
permis pour sa part l’adoption fin 2006 d’un Concept PESD spécifique480. Ce dernier
prolongeait de fait le Concept générique pour les missions d’observation et de surveillance de
2003. En la matière, la pratique semblait toutefois avoir devancé le travail conceptuel et
doctrinal.
473
CivCom advice on the report on the Civilian Headline Goal 2008 Workshop X « Lessons Learned from the
Civilian Headline Goal 2008 process », EU Council, Doc. 10085/07, Brussels, 29 May 2007 (déclassification
partielle) ; Draft outline for conclusion of Civilian Headline Goal 2008 and establishment of the new Civilian
Headline Goal, EU Council, Doc 12774/07, Brussels, 11 September 2007 (non déclassifié) ; Final Report on the
Civilian Headline Goal 2008, COPS, Doc. 14807/07, 9 November 2007.
474
New Civilian Headline Goal 2010, COPS, Doc. 14823/07, Brussels, 9 November 2007.
475
Entretien avec un délégué du CivCom, Bruxelles, 24 juillet 2008.
476
Désarmement, Démobilisation et Réintégration des combattants.
477
Civilian Headline Goal 2008: Multifunctional Civilian Crisis Management Ressources in an Integrated Format –
Civilian Response Teams, EU Council Secretariat, Doc. 9126/1/05 REV 1, 10 June 2005 (non publié).
478
Atelier de travail sur le « CRT Logistics Support », adoption des « CRT Generic Terms of Reference ».
479
Revised draft initial Concept of Mission Support for ESDP Civilian Crisis Management Missions, EU Council
Secretariat, Doc. 11796/2/06, Brussels, 27 July 2006 ; Initial concept of mission support for ESDP civilian crisis
management missions, EU Council, Doc. 12547/06, Brussels, 5 September 2006 ; Civilian Headline Goal 2008 - List
of required capabilites in mission support for ESDP civilian crisis management missions, EU Council Secretariat,
Doc. 13595/06, Brussels, 5 October 2006.
480
Draft Concept for ESDP Border Missions in the Framework of Civilian Crisis Management, EU Council, Doc.
16137/06, Brussels, 1 December 2006.
110
En parallèle, les Etats et le SG/HR poursuivaient leurs réflexions sur le rôle de la PESD en cas
de catastrophes « ayant des implication sécuritaires » (ex : Tsunami en Asie du sud-est,
tremblement de terre au Pakistan)481. Ce type de désastres mais aussi la menace bioterroriste
exigeaient de mieux définir les conditions d’emploi des moyens militaires dans le domaine de la
protection civile482. La question butait pourtant toujours sur la volonté de la Commission de
garder son contrôle sur le Mécanisme européen de protection civile483. Le Président de la
Commission José Manuel BARROSO avait d’ailleurs chargé l’ancien Commissaire européen
Michel BARNIER de rédiger un rapport sur la « gestion civile des crises » et la gestion des
catastrophes majeures par l’UE484. Présenté au printemps 2006, ce rapport485 proposait
notamment de créer une Force européenne de protection civile486, mais aussi, de placer sous la
responsabilité d’un seul et même Commissaire l’action humanitaire et la protection civile.
Ces travaux étaient accompagnés de réflexions nouvelles au sein de l’UE sur la notion de crise
consulaire. Un exercice spécifique (EVC 06) fut d’ailleurs organisé en ce sens. L’évacuation de
milliers de ressortissants durant la guerre au Liban de l’été 2006 avait aussi montré la nécessité
de mieux coordonner les moyens militaires nationaux dans ce type de situation487. L’UE
adoptera à cet effet en 2007 un Concept (militaire) pour les opérations « RESEVAC »488.
La Réforme du secteur de la sécurité : un concept faîtier pour la GCC ?
La Présidence britannique de 2005 a permis également à l’UE de s’approprier pleinement le
concept de Réforme du secteur de la sécurité489. La RSS concerne en effet la PESD dans ses
deux dimensions civile et militaire (la SES de 2003 avait là encore tracé la voie). Ce n’est
toutefois qu’en juin 2006 que le Conseil a défini un cadre pour sa politique en matière de
481
Suggestions regarding ESDP assets for improving the European Union’s disaster response capacities, presented
by Javier SOLANA, SG/HR at the informal defence ministerial meeting, Innsbrück, 6 March 2006; Council
Conclusions on EU Emergency and Crisis Response - 2727th General Affairs Council Meeting, Brussels, 15 May
2006. Voir aussi MISSIROLI, Antonio (Ed.), Disasters, Diseases, Disruptions: a New D-Drive for the EU, Chaillot
Paper n°83, Paris, IES-UE, 2005.
482
General Framework for the use of ESDP Transportation Assets and Coordination in Support of EU Disaster
Response, EU Council Secretariat, Doc. 7858/06, 28 March 2006.
483
Ce dernier avait été notamment activé suite au cyclone Katrina de septembre 2005.
484
Sur la confusion sémantique générée par l’expression « gestion civile des crises », cf. Chapitre V.
485
Pour une force européenne de protection civile, Rapport de Michel BARNIER, Bruxelles, Commission
européenne, mai 2006.
486
La France avait proposé peu avant de créer une « Force d’intervention rapide européenne » pour « la lutte contre
les feux de forêts et la lutte contre les crises de sécurité civile ». Ce projet devrait rassembler tout d’abord quatre
pays sur un mode intergouvernemental : France, Espagne, Italie, Portugal.
487
Green Paper – Diplomatic and Consular Protection of Union Citizens in Third Countries, EU Council Secretariat,
Doc. 6192/07, Brussels, 9 February 2007.
488
Draft Concept for EU evacuation operations using military means, EU Council, Doc. 16337/07, Brussels, 21
December 2007.
489
Organisation d’un séminaire intitulé « Developing a Security Sector Reform Concept/Strategy for the EU »
(séminaire co-organisé par la Présidence britannique et la Commission, en lien avec les ONG Saferworld et
International Alert). Ce séminaire permettra au Conseil d’entériner un Concept RSS initial à la fin de 2005.
111
RSS490. Un mois plus tôt, la Commission avait publié pour sa part une Communication mettant
en valeur l’éventail des actions déjà menées dans le cadre du premier pilier491.
Le concept englobant de RSS est certainement voué à un grand avenir dans le cadre de la PESD
et de son volet civil en particulier. En effet, toutes les missions civiles PESD recouvrent d’une
façon ou d’une autre des activités liées à la thématique492. Mais la RSS intéresse plus largement
l’ensemble des acteurs et des « piliers » de l’UE (JAI incluse493). Elle déborde clairement du
champ de la « gestion des crises ». Dès lors, il ne faut pas s’étonner de l’existence de
divergences de vues qui ont peu de chance de s’apaiser à moyen terme (cf. Chapitre V).
La Commission a choisi ainsi d’adopter une vision large de la RSS qui accorde une grande place
au contrôle démocratique des réformes engagées : rôle du parlement, des médias, des cercles
académiques et de la société civile. La Commission se réfère par conséquent volontiers à la
notion de « système de sécurité ». La vision développée par le Conseil dans le cadre de la PESD
est en comparaison plus étroite et plus « sécuritaire »494. Les efforts du Conseil portent en effet
sur des secteurs ciblés de l’appareil étatique des « pays partenaires de l’UE » : police, justice,
forces de sécurité, protection des frontières, douanes, aspects financiers et budgétaires. Les
modalités d’emploi restent toutefois difficile à définir selon la situation considérée : qu’est ce
qu’un « Etat en transition » ? Comment favoriser l’appropriation des stratégies mises en œuvre
par le gouvernement local ? Comment éviter que celui-ci ne joue, avec le temps, la carte de
l’aide bilatérale au détriment d’une aide européenne/multilatérale peut-être plus exigeante sur la
réalité des réformes démocratiques promises ? 495 On notera en outre des nuances au sein même
du second pilier car les militaires, les civils et les policiers ou gendarmes n’ont ni la même
culture ni les mêmes approches en matière de RSS (importance accordée à la règle de droit,
définition des priorités et des méthodes…).
On retiendra pour finir que la RSS semble émerger comme un concept de référence pour la
GCC européenne tout entière. Rien ne dit toutefois que ce concept puisse devenir réellement
fédérateur et, en la matière, le clivage interpiliers n’explique pas tout. Si le concept est
problématique, c’est aussi en raison de son ambition à faire se rencontrer les sphères autrefois
distinctes de la sécurité et du développement. Ses fondements politiques et idéologiques
(notions de « bonne gouvernance », « transition ») semblent par ailleurs s’inscrire dans un
discours dominant qui mérite d’être décrypté avec lucidité si l’UE veut obtenir des résultats
tangibles et durables (cf. Chapitre V).
490
Draft Council Conclusions on a Policy Framework for Security Sector Reform, EU Council Secretariat, Doc.
9967/06, Brussels, 6 June 2006.
491
Réflexion sur l'appui apporté par la Communauté européenne à la réforme du secteur de la sécurité,
Communication de la Commission, COM(2006) 253 Final, Bruxelles, 24 mai 2006.
492
David LAW and Oksana MYSHLOVSKA, « The Evolution of the Concepts of Security Sector Reform and
Security Sector Governance, The EU Perspective », in David SPENCE and Philip FLURI, The European Union and
Security Sector Reform, London, John Harper/DCAF, 2008, pp. 14-15.
493
Jörg MONAR, « Justice and Home Affairs : Security Sector Reform Measures as Instruments of EU Internal
Security Objectives », in David SPENCE and Philip FLURI, The European Union and Security Sector Reform,
London, John Harper/DCAF, 2008, pp.126-140.
494
Sur les différences d’approche : Inger BUXTON, « The European Community Perspective on SSR : The
Development of a Comprehensive EU Approach », in David SPENCE and Philip FLURI, The European Union and
Security Sector Reform, London, John Harper/DCAF, 2008, pp. 27-37; Willem VAN EEKELEN, « Security Sector
Reform : CFSP, ESDP and the International Impact of EU’s Second Pillar », in David SPENCE and Philip FLURI,
The European Union and Security Sector Reform, London, John Harper/DCAF, 2008, pp. 108-125.
495
Nous nous référons aussi à un document interne du Conseil transmis aimablement par son auteur : Eléments de
réflexion sur une Mission PESD d’assistance à la réforme du secteur de sécurité, par le LCL Thierry BAUD, note
interne, Secrétariat général du Conseil, août 2008 (NB : ce document n’engage que son rédacteur).
112
Enfin, il faut noter que le Conseil a adopté fin 2006 son premier Concept pour les activités
DDR496. Cette thématique est à la fois proche et distincte du domaine RSS. Elle doit être mise
en lien avec l’extension des Tâches de Petersberg annoncée par la SES de 2003. Celle-ci prévoit
expressément des actions de désarmement (la mission à Aceh a servi aussi de test dans ce
domaine). Comme la RSS, le concept DDR pose toutefois la question de l’interface
sécurité/développement. Si la PESD peut encadrer le désarmement et la démobilisation des
soldats et des forces de sécurité, comment passer le relais à la Commission pour les activités de
« réintégration » ? Ici également, des questions de fond alimentent des logiques de concurrence
interinstitutionnelle (cf. Chapitre V).
La Coordination civilo-militaire
Le Royaume-Uni a consacré aussi beaucoup d’efforts pour la définition d’un Concept de
planification globale qui fut finalement adopté fin 2005497. Ce chantier de la planification
opérationnelle s’inscrivait plus largement dans la thématique de la Coordination civilo-militaire,
identifiée elle-même comme un chantier prioritaire de la PESD dans son ensemble (cf. les
chapitres VII et XII). Dans la même veine, l’UE organisa durant le second semestre 2006 des
réflexions sur les « systèmes d’échange d’information ». L’objectif poursuivi était de doter les
structures de la PESD de tous les moyens technologiques et méthodologiques nécessaires pour
conduire « en temps réel » des opérations/missions modernes498. Ces travaux impliquaient le
CivCom499 qui devait veiller à ce que ces évolutions prennent pleinement en compte le volet
civil de la PESD et ses spécificités. Plus tard, l’UE développera en outre la standardisation du
langage et de la terminologie en usage dans le cadre de la GCC500. En juillet 2007, l’avantdernier atelier de l’OGC 2008 fut en outre consacré à la coordination entre les processus
capacitaires civil et militaire501.
L’UE continuait à mener en parallèle des exercices réguliers pour affiner les procédures
décisionnelles et opérationnelles. Ainsi, « POL 06 » fut axé sur la phase initiale d’une mission
de police agissant avec un mandat de substitution. Le scénario portait plus spécialement sur le
496
Draft EU Concept for Support to Disarmament, Demobilisation and Reintegration (DDR), EU Council,
Doc.16387/06, Brussels, 7 December 2006.
497
Initial views from CivCom on Comprehensive Planning, EU Council, Doc. 13306/05, Brussels, 14 October 2005;
Draft EU Concept for Comprehensive Planning, EU Council, Doc. 13983/05, Brussels, 3 November 2005 ; CivCom
Advice on the draft Draft EU Concept for Comprehensive Planning, EU Council, Doc. 14240/05, Brussels, 10
November 2005.
498
Civil-Military Co-ordination (CMCO) : Possible solutions for the management of EU Crisis Management
Operations – Improving information sharing in support of EU crisis management operations, General Secretariat of
the Council, Doc. 13218/4/06, Brussels, 16 October 2006 ; Methodology for Information Exchange Requirement,
CivCom, Doc. 14939/06, Brussels, 8 November 2006.
499
CivCom advice on the draft document « Civil-Military Co-ordination (CMCO) : Possible solutions for the
management of EU Crisis Management Operations – Improving information sharing in support of EU crisis
management operations », CivCOM, Doc. 14636/06, Brussels, 30 October 2006.
500
Standard language for planning documents and legal acts for Civilian ESDP operations, EU Council, Doc.
11073/07, Brussels, 21 June 2007.
501
Report on the Civilian Headline Goal 2008 Workshop XII « Future co-ordination between the civilian and
military ESDP capability development », EU Council, Doc. 11937/1/07, Brussels, 18 July 2007.
113
« transfert d’autorité » entre une mission de police temporairement sous commandement
militaire et une mission sous commandement civil dans le cadre de la GCC502.
Enfin, l’UE s’efforçait d’améliorer la coordination politique et civilo-militaire au niveau du
terrain503. La cohérence de l’action européenne sur tel ou tel théâtre d’engagement supposait en
effet de mieux identifier les synergies possibles. La Bosnie fournissait en ce sens un cas
exemplaire504. C’est dans le même esprit que fut aussi précisé le rôle des RSUE505.
L’inclusion de thématiques originales
La coordination civilo-militaire représente une dimension à part entière de la GCC européenne.
Mais certains Etats membres ont réussi à donner également à la PESD une dimension
« sécurité humaine » originale. Ces deux aspects ne sont pas forcément antinomiques et il faut
reconnaître que leur association représente à coup sûr un signe distinctif de l’approche
européenne en matière de gestion des crises. Nous verrons plus loin que l’importance réelle de
la « sécurité humaine » pour la GCC doit être relativisée (Chapitre V). Cette thématique a donné
lieu en tout cas à de nombreux chantiers avec une constance qui ne laisse pas d’étonner.
Durant la Présidence autrichienne de 2006, le CivCom a ainsi adopté un document traitant du
lien entre la PESD et la « justice transitionnelle »506. Fidèle à sa vision de la GCC507, la
Présidence finlandaise508 a mis par ailleurs en avant d’autres thématiques associées : droits de
l’homme509, mise en œuvre dans le cadre de la PESD des résolutions onusiennes 1612510 et
1325512, etc. La Finlande - avec le soutien de l’ONG CMI et de la Commission - a cherché dans
le même esprit à promouvoir les liens avec les Organisations issues de la société civile. Le
Conseil de l’UE pouvait dès lors adopter fin 2006 ses premières « recommandations » en la
matière513.
En 2007, l’Allemagne s’est attachée pour sa part à préparer un Manuel pour les droits de
l’homme applicable aux opérations PESD514. Ces travaux furent accompagnés concrètement par
la nomination au sein d’EUPOL Afghanistan d’experts au profil particulier : conseiller pour les
502
Ce type de mission était typiquement du ressort de la FGE.
Civil-Military Coordination : Framework paper for possible solutions for the management of crisis management
operations, EU Council Secrétariat, Doc. 8926/06, 02 May 2006.
504
Co-ordination and Coherence between the EUSR, the EUFOR-Althea and the EUPM in Bosnia-Herzegovina :
Case study and Recommendations for the Future, EU Council, Doc. 16435/06 Ext 1, Brussels, 5 February 2007
(déclassification partielle d’un document de 2006).
505
EUSR Guidelines, EU Council, Doc. 11142/07, Brussels, 22 June 2007.
506
Transitional Justice in ESDP, CivCom, Doc. 10674/06, Brussels, 19 June 2006.
507
KAARIAINEN, « Les priorités de la présidence finlandaise », op. cit.
508
Presidency Report on ESDP et European Council - Presidency Conclusions, December 2006, op. cit.
509
Mainstreaming of Human Rights into ESDP, EU Council, Doc.11936/4/06, Brussels, 14 September 2006.
510
Protection des enfants dans les conflits (Children affected by Armed Conflict ou CAAC).
512
Protection des femmes dans les opérations de paix, mesures de prévention pour éviter les abus sexuels (…).
513
Recommendations for Enhancing Co-operation with Non-Governmental Organisations (NGOs) and Civil Society
Organisations (CSOs) in the Framework of EU Civilian Crisis Management and Conflict Prevention, EU Council,
Doc. 16574/06 Rev 1, Brussels, 8 December 2006.
514
Mainstreaming Human Rights and Gender into European Security and Defence Policy - Compilation of relevant
documents, EU Council, Doc. 11359/07, Brussels, 29 June 2007 (partial declassification on 9 October 2007).
503
114
droits de l’homme, conseiller pour les questions féminines… Des postes similaires furent créés
en parallèle à Rafah et dans les différentes missions en RDC. De ce point de vue, l’UE
s’inspirait très clairement des pratiques de l’ONU avec laquelle la coopération semblait devoir
être toujours plus approfondie515. Enfin, dans le droit fil des travaux précités, la Présidence
slovène de 2008 fut l’occasion d’affiner les réflexions sur la thématique des enfants affectés par
les conflits516.
Ces différents chantiers font aujourd’hui partie intégrante du développement de la PESD et de
son volet civil en particulier. Il ne doivent cependant pas masquer la réalité des faits, à savoir le
« durcissement » constant de la GCC pour prendre en compte les besoins générés par les
nouveaux engagements opérationnels. C’est tout le sens du « processus de post-Hampton » dont
il faut présenter maintenant les principales étapes (les aspects proprement institutionnels et
opérationnels seront étudiés ultérieurement).
Le processus de post-Hampton et la création de la CPCC
Les Lettres du SG/HR (14 décembre 2005 et 13 juin 2006)
Une analyse de la GCC européenne depuis ses origines suppose d’étudier les développements
initiés après le sommet informel du 27 octobre 2005 (sommet européen d’Hampton Court). En
décembre suivant, le SG/HR Javier SOLANA avait en effet écrit à Tony BLAIR517 pour lui faire
part de ses propositions en matière de PESD518. Tout en insistant sur l’extension rapide de la
GCC et sur son poids relatif croissant, le SG/HR attirait l’attention sur quatre sujets
prioritaires pour la PESD :
1/ le renforcement des capacités de défense (capacités, recherche, formation) ;
2/ l’amélioration des structures de gestion des crises de façon à répondre à de nouvelles
demandes (en matière de réponse aux catastrophes en particulier) ;
3/ le financement de la PESC/PESD et notamment le financement rapide des « opérations
civiles » ;
4/ enfin, la nécessité pour l’UE d’assumer des responsabilités accrues au Kosovo tout en
améliorant la cohérence de l’action européenne dans les Balkans.
La question sous-jacente était assurément celle de la Cellule civilo-militaire de l’EMUE avec la
création en son sein d’un Centre opérationnel « non permanent ». Mais Javier SOLANA mettait
également sur les rails la réorganisation du dispositif de commandement des missions civiles
PESD. En effet, il était devenu rapidement clair que le personnel civil et/ou policier de la DG IX
du Conseil n’accepterait jamais d’être mis sous la subordination directe d’un militaire519. Javier
515
Déclaration commune sur la coopération entre les Nations unies et l'Union européenne dans la gestion des crises,
Berlin, 7 juin 2007.
516
General review of the Implementation of the Checklist for the Integration of the Protection of Children affected by
Armed Conflict into ESDP Operations, EU Council, Doc. 9693/08, Brussels, 21 May 2008 ; Update of the EU
Guidelines on Children and Armed Conflict, EU Council, Doc. 10019/08, Brussels, 05 June 2008.
517
Alors président en exercice de l’UE.
518
Letter from Javier SOLANA, SG/HR, to Mr. Tony BLAIR, President of the European Council, SG/HR, S416/05,
Brussels, 14 December 2005.
519
La Cellule civilo-militaire est dirigée par un général placé lui-même sous les ordres du général commandant
l’EMUE.
115
SOLANA - conseillé par Pedro SERRARO520 - allait dès lors proposer la création de nouvelles
structures pour compléter la chaîne PESD du second pilier. Ces évolutions allaient par ailleurs
être accompagnées pas une « professionnalisation » du personnel dédié (remplacement
progressif des experts nationaux détachés par des fonctionnaires européens recrutés en tant
qu’agents du Conseil)521.
L’agenda de post-Hampton ne fut toutefois précisé qu’en juin 2006 avec l’envoi d’une autre
missive du SG/HR aux Chefs d’Etat et de gouvernement522. Enfin, en mars 2007, Javier
SOLANA pouvait annoncer aux ministres de la défense réunis à Wiesbaden la mise en place
programmée de la CPCC523. Cette réforme allait toutefois de pair avec la réorganisation de
l’EMUE et la création d’une « structure d’analyse et de planification militaire » (cf. chapitre
VII).
CivMil Cell, WKC, CPCC et CivOpCdr : des abréviations à vocation opérationnelle
L’UE a déclaré dès janvier 2007 le caractère pleinement opérationnel de la Cellule civilomilitaire (CivMil Cell) et de son Centre opérationnel524. La cellule a travaillé notamment sur la
planification des missions en Afghanistan et au Kosovo, en soutien de la DG IX qu’elle n’a
toutefois pas remplacée525 (pour une présentation détaillée des organes et du fonctionnement de
la GCC, cf. aussi Chapitre VII). L’UE annonçait par ailleurs la mise en place d’un Dispositif de
veille (Watchkeeping Capability 24/7 ou WKC) au sein du Centre opérationnel afin d’assurer
un lien permanent avec les missions déployées sur le terrain. Il était précisé néanmoins que cela
se ferait « sans préjudice de l’activation pleine et entière du Centre opérationnel » en cas de
crise majeure.
En mai 2007, les nouvelles structures civiles furent enfin mises en place dans le bâtiment
sécurisé de l’avenue Cortenberg (Civilian Planning and Conduct Capability ou CPCC)526. Le
Conseil approuva à la même période des « Ligne directrices » pour le fonctionnement de la
nouvelle CPCC « transitoire »527. L’UE a mis parallèlement en concurrence dans l’ensemble des
Etats membres le poste inédit de Directeur des opérations civiles528. Ce nouveau haut
responsable devait exercer le rôle de Commandant des opérations civiles (CivOpCdr)529. La
prudence dans l’appellation des structures et des fonctions visait toutefois à préserver les
520
Alors à la tête de la DG IX.
Entretiens réalisés au sein du Secrétariat général du Conseil, Bruxelles, juillet 2008.
522
Letter of SG/HR to the Heads of State and Government on Hampton Court Follow-up, 13 June 2006.
523
Summary of remarks by Javier SOLANA, EU High Representative for Common Foreign and Security Policy at the
informal meeting of EU defence ministers, EU Council, Doc. S078/07, Wiesbaden, 1 March 2007.
524
Remarks to the European Parliament Sub-Committee on Security and Defence by Brigadier General Heinrich
BRAUSS, Director Civ/Mill Cell and Roland ZINZIUS, Deputy Director Civ/Mil Cell, Brussels, 1st March 2007 ;
Status quo/Perspectives in civilian, police and civil-military capabilities development within the EU and cooperation
with CHG 2008, Presentation Given by Brigadier General Reinhard TRISCHAK, Director Policy and Plans Division,
European Union Military Staff , Berlin, 23 April 2007.
525
Entretien avec un expert du Secrétariat général du Conseil, août 2008.
526
La CPCC est colocalisée avec l’EMUE.
527
Draft Guidelines for Command and Control Structure for EU Civilian Operations in Crisis Management, EU
Council, Doc. 9919/07, Brussels, 23 May 2007 (lignes directrices adoptées officiellement le 18 juin 2007).
528
Pour une description du poste, cf. Vacancy Notice, Director/Civilian Operation Commander, EU Council, Ref.
AD/057, 2007. On remarquera que l’EMUE est lui même commandé par un « Directeur Général » (Général de
Division avec le titre de DGEUMS).
529
Son appelation usuelle est « Commander » ou « le Commandant ».
521
116
susceptibilités, notamment du côté du Royaume-Uni qui ne voulait pas que la CPCC puisse être
considérée comme l’embryon d’un quartier-général européen qui pourrait dupliquer à terme le
SHAPE.
En juin 2007, l’exercice MILEX avait testé le nouveau dispositif. Peu après, le dernier atelier de
l’OGC 2008 permettait de mieux définir les procédures décisionnelles et les étapes de la
planification en cas de crise nécessitant une intervention d’urgence530. La WKC n’a atteint
toutefois sa capacité opérationnelle initiale qu’en mars 2008531. De la même façon, le Directeur
de la CPCC n’a été nommé qu’en mai 2008 en la personne du néerlandais Kees
KLOMPENHOUWER532. Là encore, le déploiement de EULEX Kosovo a servi
d’accélérateur533. On peut en dire tout autant du lancement inattendu de la mission EUMM
Géorgie qui a représenté un véritable « baptême du feu » pour la nouvelle chaîne civile de
commandement. Celle-ci a été déclarée pleinement opérationnelle en novembre 2008534. La
CPCC (environ soixante experts) supervisait alors déjà dix missions sur huit théâtres (répartis
sur trois continents). Elle dirigera à terme près de 3 000 policiers et agents civils de la GCC.
Ces longs efforts ont été accompagnés en parallèle de travaux pour mieux définir le cycle de
planification des capacités civiles de la PESD535. Un Outil de gestion des capacités civiles doit
ainsi faciliter la mise en commun des ressources disponibles au niveau européen. Ce mécanisme
repose sur une application logicielle et un réseau Internet sécurisé. Il s’agit en fait d’une version
sophistiquée de la base de données qui est censée centraliser les contributions promises par les
Etats membres (cf. Chapitre XI)536.
La GCC après le « non irlandais » au Traité de Lisbonne
Le « non irlandais » au Traité de Lisbonne ne remet pas en cause la chaîne civile PESD
présentée plus haut. A l’exception du COPS538, les organes de la PESD n’apparaissent
effectivement pas dans le droit primaire européen. Les avancées prévues dans le Traité
modificatif539 ne peuvent cependant pas être considérées comme quantité négligeable pour la
PESD - qui deviendrait d’ailleurs la Politique de sécurité et de défense commune ou PSDC.
530
Report on the Civilian Headline Goal 2008 Workshop XIII " Planning and Decision-Making for EU Civilian
Rapid Response Operations - Principles and Procedures", EU Council, Doc. 12129/1/07, Brussels, 27 July 2007.
531
Initial Operational Capability ou IOC.
532
Kees KLOMPENHOUWER possède la double nationalité franco-néerlandaise. Il a exercé l’ensemble de sa
carrière aux Pay-Bas où il a notamment dirigé le Service de renseignement extérieur.
533
Ancien n° 2 la DGE du Secrétariat Général du Conseil, le néerlandais Peter FEITH a assuré l’interim (CPCC
Acting director) fin 2007 et début 2008 avant sa nomination comme RSUE au Kosovo.
534
Full Operational Capability ou FOC. Voir aussi l’organigramme de la CPCC en Annexe V.
535
Draft policy paper on a civilian ESDP capability Planning cycle, EU Council, Doc 12136/2/07 Rev 2, Brussels, 7
September 2007 (document non déclassifié).
536
Depuis le Sommet d’Helsinki, la réalité veut que l’UE ne dispose toujours pas de véritables listes nominatives
concernant le personnel projetable dans le cadre de la GCC. Les engagements des Etats restent purement quantitatifs
et qualitatifs. L’essentiel des informations demeure dès lors contenu dans les bases de données nationales. Source :
entretiens à Bruxelles, juillet 2008.
538
Et de l’Agence européenne de défense si le Traité est ratifié.
539
Qui reprennent en réalité la quasi-totalité des innovations du Traité constitutionnel de 2004.
117
De nombreuses études ont déjà été publiées sur le sujet et les grandes lignes sont connues541 :
maintien de l’objectif final de parvenir à une « défense commune », « compatibilité » avec les
engagements pris dans l’OTAN et dans le cadre d’une Alliance atlantique « rénovée »542… Il
faut néanmoins s’interroger : que peut apporter le Traité de Lisbonne à la GCC européenne ?
Cette question sera de fait abordée sous différents angles dans la suite de cette recherche. On se
contentera dès lors de donner ici quelques éclairages généraux.
Le nouveau Traité543 donne tout d’abord une vraie reconnaissance à la GCC. Il est dit ainsi que
la « capacité opérationnelle » de l’UE s’appuie « sur des moyens civils et militaires » (cités dans
cet ordre)544. Ces derniers restent toutefois fournis par les Etats membres545 qui peuvent aussi
développer des « forces multinationales »546 mises à disposition de l’Union (la FGE peut être
comprise en ce sens).
Le Traité donne aussi un rôle plus visible au « Haut Représentant de l’UE pour les affaires
étrangères » qui sera aussi Vice-Président de la Commission, en charge de la DG Relations
extérieures547. Le HR doit notamment assurer la coordination des aspects civils et militaires, en
lien avec le COPS548. Ces deux acteurs-clés (HR et COPS) sont impliqués dans la direction des
missions dont la liste a été allongée549. L’inclusion des « nouvelles Tâches de Petersberg » dans
le corpus juridique européen ne revêt cependant qu’une importance relative. D’un point de vue
opérationnel, les scénarios d’emploi de la PESD relèvent en effet de documents conceptuels et
doctrinaux déclinés à partir de la Stratégie européenne de sécurité (cf. Partie III).
Enfin, le Traité précise aussi qu’une mission PESD pourra être confiée à un groupe d’Etats550.
Cette disposition non plus n’est pas novatrice. Les opérations/missions restent décidées à
l’unanimité551 et elles ne sont menées que par les Etats volontaires réunis au sein d’un Comité
des contributeurs.
L’idée d’une avant-garde européenne (« groupes pionniers ») est néanmoins au cœur d’une
autre disposition phare du Traité, à savoir la création d’une Coopération structurée
permanente552 (CSP). Celle-ci peut se concevoir comme une pièce où n’entrent que certains
541
Traité modificatif et sécurité et défense de l’Europe, Document A/1979, Assemblée de l’UEO, 4 décembre 2007 ;
Véronique ROGER-LACAN, « Traité de Lisbonne et défense européenne », Défense Nationale, février 2008, pp 5562 ; Gerrard QUILLE, The Lisbon Treaty and its implications for CFSP/ESDP, Policy Department External policies,
Brussels, European Parliament, March 2008 ; Monique LIEBERT-CHAMPAGNE, « Les impacts du Traité de
Lisbonne en matière de défense », Défense Nationale, juillet 2008.
542
Cette référence explicite à l’OTAN est assurément un contre-poids à l’objectif de la « défense commune ». Elle
peut toutefois être aussi interprétée comme « le tribut payé à la réalité d’aujourd’hui » (entretien avec un officiel
français, Bruxelles, juillet 2008).
543
Traité modifiant le Traité sur l’Union européenne, op. cit (version consolidée, JOC 115, 9/05/08).
544
Ibid, article 42.1.
545
Ibid.
546
Ibid, article 43.2.
547
Fonction définie notamment aux articles 18 et 27.
548
Ibid, article 43.2. La fonction du COPS est elle-même définie par l’article 38.
549
Ibid, article 43.1.
550
Ibid, articles 42.5 et 44.
551
Avec la clause d’abstention constructive. Cf. article 31 (article 23 TUE actuel).
552
Articles 42.6 et 46. Voir aussi le Protocole n°10 sur la Coopération structurée permanente établie par l’article 42.
118
Etats membres sur des critères définis par eux afin de dynamiser l’intégration et
l’interopérabilité (cf. Fig. 4, page suivante).
Fig. 4 : la Coopération structurée permanente
Schéma réalisé à partir d’entretiens conduits à Bruxelles, juillet 2008
Il ne s’agit pourtant pas de créer un « club fermé »556. L’objectif est au contraire de tirer la
PESD vers le haut557 en favorisant le développement de « projets capacitaires structurants ». La
Coopération structurée permanente est destinée prioritairement aux coopérations concrètes dans
le domaine militaire et de l’armement (développement de nouveaux programmes type A400M
556
L’idée - véhiculée un temps - de réunir six « grands Etats » (France, Royaume-Uni, Allemagne, Italie, Espagne,
Pologne) pour constituer un Eurogroupe de la défense semble relever du fantasme. Il n’y a par exemple dans l’UE
aucune volonté de créer une force de 60 000 soldats constituée sur la base de six contingents de 10 000 hommes
chacun (entretien réalisé avec un officiel du CMUE, Bruxelles, juillet 2008).
557
Cf. les tournures de phrase utilisées dans les articles 42.6 et 46 (Ibid) : « critères les plus élevés », « missions les
plus exigeantes »…
119
dans le cadre de l’AED…)558. Rien n’interdit toutefois d’imaginer des projets plus limités qui
auraient des implications civilo-militaires ou qui ne concerneraient que la GCC (par exemple en
matière d’équipements pour les Unités de police intégrées)559.
Conclusion
Ce dernier chapitre de la Partie I de notre recherche a étudié le volet civil de la PESD de la
Présidence britannique de 2005 jusqu’aux développements les plus récents. Avec la poursuite
du processus de l’Objectif global civil et la création de la CPCC, la GCC européenne est
désormais « en ordre de bataille », tant sur le plan des capacités que sur celui des structures.
L’UE a effectivement mis en œuvre avec succès une méthode pour impliquer toujours plus les
Etats membres dans la GCC et dans la PESD. La multiplication des missions en témoigne tout
comme le nombre, la qualité et la continuité des chantiers suivis. La mise sur pied d’organismes
civils de commandement totalement inédits a en outre complété le dispositif dans le sens d’une
plus grande efficacité : définition d’un cadre d’emploi, développement et affinage des
procédures réglant l’interface politique/opérations mais aussi, les relations entre « Bruxelles » et
« le terrain ». La préparation et la conduite des missions en Afghanistan et au Kosovo annoncent
en ce sens un changement d’échelle et d’ambition de la GCC européenne.
Une question reste cependant ouverte : les Européens ont-ils vraiment une idée claire de ce
qu’ils sont en train de construire ? Pour le dire autrement, quelles sont les finalités poursuivies ?
Des visions, des logiques et des motivations différentes semblent en effet simultanément
s’opposer et se compléter. Elles sont non exclusives les unes des autres et elles ont réussi
jusqu’à présent à s’additionner sous une forme originale. Pour autant, l’UE peut-elle éviter une
réflexion approfondie sur la gestion civile des crises et ses nombreux dilemmes ? C’est
précisément l’objet de la seconde partie de cette recherche consacrée aux aspects idéologiques,
politiques et institutionnels du volet civil de la PESD.
558
Sur la CSP, cf. notamment Nicole GNESOTTO, « La défense européenne comme priorité de la présidence
française », Revue internationale et stratégique, n°69, 2008, pp. 153-160.
559
Entretien réalisé avec un officiel français, Bruxelles, juillet 2008.
120
121
DEUXIEME PARTIE :
ASPECTS IDEOLOGIQUES, POLITIQUES
ET INSTITUTIONNELS
La première partie de cette recherche a étudié les fondements et les principales dynamiques de
la GCC européenne depuis ses origines. Il faut analyser maintenant dans une optique plus
conceptuelle ses lignes de force et le jeu de ses acteurs, en lien avec le paysage idéologique,
politique et juridico-institutionnel dans lequel elle se cristallise. Il ne s’agit donc pas de procéder
à un état de lieux de la GCC mais de la mettre en perspective en insistant sur les dilemmes et les
débats soulevés. En effet, seule la multiplication des angles d’approche permet d’appréhender la
complexité et la singularité du volet civil de la PESD, à la fois comme objet d’étude et comme
objet/outil politique.
Plus généralement, l’objectif poursuivi dans cette seconde partie est de voir en quoi le
développement de capacités civiles au sein de la PESC/PESD est une entreprise politicostratégique qui interroge le processus d’intégration européenne et le rôle de l’UE dans le monde
globalisé. Quels sont les enjeux intra-institutionnels de la GCC ? Comment peut-elle contribuer
à la crédibilité de l’Union qui cherche à être reconnue comme un acteur de sécurité « différent »
sur la scène internationale ? Quelles sont en retour les répercussions sur l’identité de l’UE et sur
la nature de la puissance européenne ? Ce jeu circulaire n’est assurément pas facile à décrypter.
Les quatre chapitres qui suivent visent dès lors à ouvrir des pistes de réflexion utiles et
novatrices.
Le Chapitre V analyse tout d’abord le concept ambivalent de gestion civile des crises en
présentant les définitions possibles, les contradictions et les tensions entre les différents acteurs
impliqués: Etats membres, institutions européennes, réseaux et lobbies actifs dans le
façonnement de la dimension extérieure de l’Union. En effet, la GCC est à la croisée
d’influences contraires, défiant de ce fait les interprétations superficielles ou univoques. La
gestion civile des crises est-elle un concept introuvable ou apparaît-t-elle comme une notion
spécifiquement européenne ? Que nous disent son « contenu » et sa place dans le « cycle du
conflit » sur les objectifs poursuivis ? Ce chapitre montre enfin que la « pesdisation » de la GCC
traduit une intentionnalité claire de la part des Etats membres : disposer de capacités non
militaires robustes pour intervenir dans les affaires politico-stratégiques. Le volet civil de la
PESD s’inscrit dès lors nettement dans la sphère des high politics.
En croisant les grilles de lecture, le Chapitre VI élargit pour sa part le champ d’interprétation de
la GCC en mesurant son impact sur la PESC/PESD et, plus largement, sur la construction
européenne dans sa double dimension interne et extérieure. La GCC est ainsi mise en relation
avec les théories de la sécurité, les théories des relations internationales et les théories de
l’intégration. Elle est aussi étudiée dans le prolongement des débats sur la nature de la puissance
122
européenne. Finalement, ce chapitre montre que le volet civil de la PESD est avant tout un outil
mis au service de la PESC et d’une certaine vision de l’UE. Cela suppose de privilégier une
lecture verticale qui relie dans une chaîne logique les capacités civiles de la PESD à la notion
d’Europe-puissance.
Le Chapitre VII traite quant à lui de la place et des potentialités des capacités civiles de la PESD
dans la « boîte à outils européenne ». L’UE vante en effet sa capacité à mobiliser une « vaste
gamme d’instruments et de moyens » pour agir sur tout le « spectre » de la gestion des crises et
des conflits. La GCC est analysée ainsi au travers du concept inédit de CMCO (Civil-military
Coordination) qui vise à renforcer la cohérence civilo-militaire et interpiliers sans oublier les
partenariats extérieurs. Ce chapitre étudie par ailleurs les structures et le fonctionnement de la
GCC au niveau politico-institutionnel (les aspects plus directement opérationnels sont abordés
dans le Chapitre XII). L’idée maîtresse est de montrer que si la GCC n’est qu’un outil parmi
d’autres, son apport est appelé à devenir central par sa polyvalence et sa capacité à « créer du
lien ». Ce rôle charnière en fait un outil politique par excellence malgré la persistance de
nombreux obstacles.
Enfin, le Chapitre VIII s’intéresse à la dimension extérieure de la GCC. Il analyse notamment
son caractère « inclusif » sous un mode critique. Il s’agit ainsi d’étudier les liens noués avec les
Etats tiers, les organisations régionales et les ONG/OSC mais aussi, avec l’ONU et l’OSCE. Ce
chapitre aborde ensuite la question sensible des relations avec les Etats-Unis et avec l’OTAN.
L’idée générale est de montrer que les partenariats mis en œuvre sont à géométrie variable. Plus
que le concept de « multilatéralisme efficace », c’est la notion de stratégie d’influence et la
quête de légitimité qui expliquent le mieux les motivations de l’UE pour coopérer sur un mode
concurrence/complémentarité. L’UE tente en effet de maximaliser ses atouts tout en veillant à
préserver son autonomie de décision. La réalité de la coopération transatlantique montre
toutefois que le rapport de forces peut s’inverser et que le volet civil de la PESD pourrait de plus
en plus servir de force d’appoint à l’OTAN.
123
Chapitre V : la gestion civile des crises - un
concept introuvable ?
Résumé
Notion élastique et ambiguë, la gestion civile des crises est à la croisée d’influences
contradictoires qui défient les interprétations monoconceptuelles et univoques, a fortiori dans le
contexte institutionnel européen. Ce chapitre analyse ses contours et son contenu en insistant sur
les dilemmes fondamentaux soulevés. Il révèle par ailleurs les divergences d’intérêt et de vision
qui existent entre les différents acteurs impliqués par son développement - et sa promotion - au
sein de l’UE : Etats membres, institutions européennes, groupes de pression, acteurs non
étatiques. L’idée principale est de montrer que l’arrimage de la GCC à la PESC/PESD traduit une
intentionnalité claire : se doter de capacités civiles robustes pour agir efficacement dans la sphère
politico-stratégique des high politics.
Introduction
L’attention des commentateurs de la PESD semble se focaliser sur les seuls aspects militaires :
groupements tactiques, Agence européenne de défense… Ces évolutions dans le domaine de la
défense ont à l’évidence un impact direct sur la crédibilité de l’UE, face à l’OTAN en particulier.
En comparaison, la gestion civile des crises demeure une facette méconnue, quand elle n’est pas
considérée avec suspicion ou condescendance. Certains ont pu ainsi redouter que la GCC ne serve
de prétexte commode aux nations peu désireuses d’investir budgétairement dans le domaine
militaire et dans la défense européenne en particulier561. Plus encore, la GCC serait l’illustration
du caractère foncièrement « vénusien » des Européens, tout juste capables de remplir des tâches
« subalternes » de reconstruction d’après-conflit562.
Ces arguments ne manquent pas de pertinence: la GCC interroge le niveau d’ambition de la
PESC/PESD et, au-delà, la volonté des Européens à s’unir pour peser dans le monde et faire
entendre leur différence. Ces aspects sont abordés plus directement dans le chapitre suivant mais
il faut se poser ici des questions plus fondamentales. La gestion civile des crises soulève en effet
des questionnements d’ordre conceptuel et épistémologique qui se doublent avec la difficulté
traditionnelle à cerner la nature sui generis de l’UE et les particularités de son fonctionnement.
561
Richard GOWAN, « Les capacités civiles européennes: des raisons de se montrer sceptique », Les Champs de
Mars, n° 16, 2004, pp. 57-68.
562
Cf. l’image popularisée par Robert KAGAN selon laquelle les Etats-Unis feraient « le dîner » pendant que les
Européens se contenteraient de « faire la vaisselle ». Robert KAGAN, « Puissance et faiblesse », Commentaire, n°99,
automne 2002, pp. 517-535.
124
En 2003, Agnieszka NOWAK pouvait dès lors s’interroger sur l’existence d’un concept européen
de gestion civile des crises563. Aujourd’hui, la question reste entière : la GCC est-elle un concept
introuvable ? Emerge-t-elle au contraire, au travers des capacités civiles de la PESD, comme une
notion inédite et spécifiquement européenne ?
L’UE a fait la promotion de la gestion civile des crises dès 1999 alors que la PESD était en cours
de définition. L’expression est devenue ainsi une « marque de fabrique » de l’Union, sans
équivalent dans les autres organisations internationales. Pourtant, il n’existe pas de réelle
définition de la GCC. Ce flou relatif cache des divergences, sinon des visions contradictoires, qui
s’aplanissent heureusement avec le temps. De façon générale, le concept peut être compris de
façon très différente selon le contexte et le point de vue choisi. Il est en outre un point de
rencontre pour de nombreux enjeux dialectiques. Enfin, sur l’échiquier européen, la GCC fait
l’objet de rivalités en clair-obscur où s’entrecroisent des aspects idéologiques, politiques et
institutionnels. Ces fils sont assurément difficiles à démêler. Il est dès lors utile de clarifier les
principaux enjeux ainsi que les prolongements possibles sur le plan théorique et conceptuel.
De fait, plusieurs questions méritent d’être posées : pourquoi la GCC est-elle si difficile à
identifier et si peu étudiée en tant que telle ? Quels sont les définitions possibles et les dilemmes
soulevés ? Quels sont les acteurs impliqués et sur quelles bases se constituent les grandes
divergences/convergences de point de vue ? Enfin, que nous dit le « contenu » du volet civil de la
PESD sur les objectifs contradictoires poursuivis ?
Si la GCC est « un processus » au cheminement complexe, ce chapitre avance que l’on peut
néanmoins déceler une « trajectoire » qui traduit une intentionnalité de la part des Etats-membres
et des concepteurs de la PESD. L’UE ne s’est pas seulement approprié le concept de gestion
civile des crises. Malgré les hésitations initiales, l’ancrage de la GCC dans la PESC/PESD
marque la détermination des Etats membres de l’utiliser avec profit dans la sphère des high
politics. Ce lien avec les affaires politico-stratégiques est la première caractéristique de la GCC. Il
faut donc se méfier des faux-semblants : un concept mou et séduisant peut cacher un contenu
rugueux et des intentions « robustes ».
Un concept mal identifié
Un domaine sous étudié
La montée en puissance de la GCC européenne est importante pour le devenir de la PESC/PESD.
Pourtant, il faut s’étonner du manque de réflexion pour accompagner et approfondir ces
évolutions sur le plan théorique et conceptuel. A bien des égards, la gestion civile des crises reste
un « objet d’étude non identifié ». Les lacunes de la littérature spécialisée et des travaux
universitaires sur le sujet s’expliquent en particulier par la difficulté à associer le volet civil de la
PESD à un champ d’étude déterminé : études internationales, études stratégiques et de sécurité,
études pour la paix et pour la résolution des conflits, études européennes…
Cette pluralité des approches possibles est un réel obstacle épistémologique. De façon générale, la
thématique demeure récente et elle ne mobilise que des cercles restreints de praticiens,
d’analystes et d’ONG. Dès lors, la « littérature grise » prédomine. Cette dernière est
563
Agnieszka NOWAK, « Existe-t-il un concept européen de gestion civile des crises ? » in Agnieszka NOWAK,
L’Union en action : la mission de police en Bosnie, Bulletin de l’UE-ISS, n°42, 2003, p.15.
125
essentiellement cumulative, empirique, prescriptive, voire institutionnelle: discours, rapports
officiels... Les publications existantes sont pour finir trop éparses pour permettre l’éclosion d’un
véritable débat académique564.
Des interprétations erronées
Il est vrai que la notion même de gestion civile des crises est souvent mal comprise. Son usage
incontrôlé (dans les médias notamment) entretient des interprétations abusives ou erronées. Il faut
de ce fait commencer par énoncer nettement ce que la GCC n’est pas…
Un premier malentendu consiste à confondre la GCC européenne avec les différents moyens
mobilisés en cas de catastrophes dans l’espace communautaire et, le cas échéant, « hors UE » :
feux de forêts, tremblements de terre... Ces moyens sont étatiques mais leur utilisation est
coordonnée à l’échelon européen par la Commission selon des modalités spécifiques565. Il faut
dès lors les distinguer de la « protection civile » définie à Feira comme l’un des quatre domaines
prioritaires du volet civil de la PESD. Dans ce cadre, les capacités sont censées être engagées
sous le contrôle du COPS et suivant les procédures de la PESC/PESD. Elles doivent répondre à
des crises complexes ayant des répercussions sur le plan sécuritaire : flux incontrôlés de réfugiés,
événements mettant en cause la stabilité internationale et/ou régionale… Le recours à des moyens
militaires est également envisagé (notamment pour les capacités de transport). On le voit, la
frontière est tenue car, dans les deux cas, les capacités requises sont très semblables. La
différence tient cependant à des cadres d’emploi, à des contextes d’intervention et à des finalités
foncièrement distincts. Nous y reviendrons.
Un second malentendu consiste à faire l’amalgame entre la gestion civile des crises et l’action
humanitaire. Là aussi, la confusion peut s’expliquer par certaines tâches pouvant être confiées à
titre transitoire aux capacités militaires ou civiles de la PESD dans les crises
internationales/régionales de grande ampleur: provision de biens essentiels, assistance aux
populations déplacées, actions de relèvement d’urgence … Dans ces cas de figure - exceptionnels
- la finalité première de la PESD est cependant de réagir dans l’urgence de façon à éviter qu’une
situation ne dégénère en chaos. La communauté humanitaire et l’Office humanitaire de la
Commission (ECHO) restent néanmoins très vigilants en défendant leur savoir-faire en la matière
et surtout, les principes de neutralité et d’impartialité qui guident leur action566.
Enfin, une troisième interprétation erronée est de considérer la GCC comme une forme d’aide au
développement et à la démocratisation au travers d’actions relevant traditionnellement de la
coopération technique ou culturelle : formation des cadres, soutien à des ONG locales, conseil
dans le secteur de la santé, dans l’enseignement... Ces actions s’inscrivent généralement sur le
long terme et dans des contextes pacifiés. Elles sont menées traditionnellement par les Etats sous
forme d’aide bilatérale ou sous l’égide de la Commission (Office EuropeAid de coopération
564
Nous avons déjà dit plus haut qu’il a fallu attendre juin 2006 pour que l’IES-UE consacre un Cahier de Chaillot à la
GCC (NOWAK, 2006, op. cit.). Dès 2001-2002, on citera toutefois les premiers travaux de Renata DWAN (op. cit.) et
de Simon DUKE : Simon DUKE, The EU and Crisis Management: Development and Prospects, Maastricht, European
Institute of Public Administration, 2002.
565
Cf. le « Rapport BARNIER » de 2006 qui appelle de ses voeux la création d’une Force européenne de protection
civile : Pour une force européenne de protection civile, op. cit ; Cf. aussi la proposition de constituer à l’échelle de
l’Union des unités de Gardes-côtes pour prévenir les pollutions marines et/ou lutter contre l’immigration clandestine.
566
Le TUE distingue clairement la PESD et l’aide humanitaire, placées dans des chapitres différents. Cette
différenciation se retrouve dans le Traité de Lisbonne.
126
extérieure). On citera à cet égard les programmes d’aide structurelle mais aussi l’Initiative
européenne pour la démocratie et les droits de l'homme (IEDDH).
GCC et « high politics »
Il semble utile de souligner dès à présent trois traits distinctifs de la GCC européenne.
Il faut comprendre tout d’abord que les actions civiles PESD sont cantonnées à des interventions
à l’extérieur de l’espace communautaire, éventuellement sur ses marges mais en aucun cas sur le
territoire des Etats membres. Cette règle s’est appliquée à toutes les actions de la GCC conduites
jusqu’à présent et les procédures juridiques/décisionnelles de la PESC/PESD567 laissent penser
qu’elle restera de mise. On ne peut toutefois pas exclure entièrement des évolutions sur ce
point568.
Le second point distinctif est le lien entre la GCC et les questions sécuritaires. Les moyens de la
gestion civile des crises sont engagés prioritairement dans des contextes de conflictualité et/ou
d’instabilité engendrant de la violence.
Enfin, il faut insister sur l’existence de sphères foncièrement différentes. La sphère humanitaire
est par définition neutre et impartiale. En raison de son caractère « technique », l’aide au
développement est pour sa part supposée apolitique. Cela permet à David MILIBAND, Secrétaire
britannique aux affaires étrangères, de placer a contrario les capacités de la GCC dans la sphère
politique569. Cette différenciation peut sembler factice car, sur le fond, aucune action
internationale ne peut s’affranchir totalement de considérations politiques… David MILIBAND a
cependant le mérite d’énoncer sans ambages la nature politique des actions civiles PESD.
Mis bout à bout, les trois traits distinctifs soulignés supra permettent d’affirmer que la GCC
européenne s’inscrit dans le champ des high politics. Etablir ce lien avec les affaires politicostratégiques ouvre ainsi des pistes intéressantes pour comprendre l’intentionnalité des Etats et le
développement des capacités civiles au sein de la PESC/PESD. Les relations extérieures menées
par la Commission recouvrent en effet plutôt des actions qui relèvent des low
politics traditionnelles: commerce au sens large, aide internationale, droits de l’homme…
On peut bien entendu contester cette hiérarchisation entre high politics et low politics. Dans un
monde globalisé, caractérisé par la pluralité des acteurs et l’interconnexion des thématiques, la
distinction peut sembler caduque. Le phénomène de « low politicisation » ne doit toutefois pas
masquer les réalités essentielles de la (sur)vie des nations et des relations internationales. Certains
enjeux (ex : les approvisionnements énergétiques) pèsent plus que d’autres tandis que les
relations entre Etats ou groupes d’Etats restent marquées par des logiques de concurrence et,
parfois, de conflictualité.
567
Règle de l’unanimité sur le principe d’égalité souveraine entre les Etats membres.
Un cas limite (et théorique) pourrait être ainsi le déploiement des agents de la GCC dans la partie nord de Chypre en
vue de préparer/faciliter une réunification de l’île. Des casques bleus européens ne sont-ils pas présents dans la zone
depuis 1974 ?
569
Europe 2030 : Model Power, Not Superpower, Speech by David MILIBAND, UK Foreign Secretary, College of
Europe, Bruges, 15 November 2007. Voir aussi Twenty-Fifth Report, UK Parliament, Select Committee on European
Scrutiny, London, 25 June 2007 ; Seventh Report, UK Parliament, Select Committee on European Scrutiny, London, 22
January 2008.
568
127
Principaux dilemmes
Pour appréhender la complexité de la notion de gestion civile des crises, il faut étudier maintenant
la GCC à deux niveaux, de fait étroitement imbriqués. Le premier niveau considère la GCC de
façon très large, c’est-à-dire parmi le spectre des moyens civils engagés pour maintenir/rétablir la
paix et la sécurité internationale. Le second niveau est celui de l’UE qui s’est emparée du concept
pour étoffer sa panoplie d’intervention. L’intrication des enjeux rend l’exercice difficile, sinon
artificiel. L’objectif didactique doit cependant prendre le pas, au risque de proposer des schémas
par trop réducteurs.
L’absence de définition communément admise
La première question qui se pose est d’ordre sémantique. Depuis le début des années 1990, on
trouve dans les documents officiels (ONU, OSCE) et dans la littérature une grande variété
d’expressions relatives à l’emploi de moyens civils d’intervention: non-military crisis
management ; civilian tasks and capabilities ; civilian post-conflict response ; civilian aspects of
the conflict management of peacebuilding. On pourrait multiplier les exemples car cette diversité
des tournures se retrouve dans toutes les langues. Universitaires, diplomates, juristes,
fonctionnaires internationaux, agents humanitaires, tous ces acteurs utilisent les mêmes mots sans
parler le même langage. La gestion civile des crises et le vocabulaire afférent posent ainsi un
problème de compréhension et, souvent, de traduction (du fait de la prépondérance croissante de
l’anglais comme langue de communication internationale).
En outre, chaque organisation internationale a sa propre interprétation du rôle et de l’emploi des
moyens civils d’intervention. Aucune ne propose de définition précise qui puisse servir de
référence. Par défaut, on retiendra une définition proposée en 2002 par le British American
Security Council : la gestion civile des crises consiste à intervenir avec du personnel non militaire
dans une crise qui peut être violente ou non violente, afin de prévenir l’escalade de la crise et de
faciliter sa résolution570. L’International Crisis Group décrit pour sa part la GCC de la façon
suivante : « Tools at the cutting edge spectrum of conflict prevention and crisis management, as
opposed to long-term peacebuilding effort trough aid and trade »571. La gestion civile des crises
est donc une notion floue puisqu’elle implique des acteurs multiples dans différentes phases du
conflit. Les défis sont dès lors protéiformes :
« Most often civilian personnel are engaged through all phases of a conflict : before conflict
erupts, during the conflict and after the conflicts has ended. Putting civilian “feet” on the ground,
however, is only a part of the efforts. There is a wider need to plan, organize, mobilize and
finance civilian capacities at a larger and unprecedented scale. And to define clearly the purposes
of the civilian aspects of the missions, formulate precise mandates and not least, viable exit
strategies »572.
570
European Approaches to Civilian Crisis Management, British American Security Council, Washington and London,
2002 (notre traduction).
571
EU Crisis Response Capabilities : An Update, ICG Issues Briefing, International Crisis Group, Brussels, 29 April
2002.
572
Address in Conclusions of the Seminar on Civilian Crisis Management, by Per Stig MOLLER, UNSG’s High Level
Panel on Threats, Challenges and Changes, Copenhagen, 9 June 2004. Per Stig MOLLER est le Ministre danois des
affaires étrangères.
128
Une zone grise
Plus fondamentalement, la gestion civile des crises apparaît à bien des égards comme une « zone
grise ». De façon générale, elle est tout d’abord symptomatique de la montée en puissance de la
notion de sécurité qui traduit aussi le brouillage croissant entre trois notions traditionnellement
distinctes (cf. Fig. 5) : la paix (domaine des diplomates) ; la défense (domaine des militaires) ;
enfin, le vaste champ de l’humanitaire et du développement (domaine qui a lui aussi des propres
acteurs)573.
Fig. 5 : la rencontre de sphères autrefois différentes
Défense
Paix
Humanitaire
Développement
La GCC bouscule par ailleurs les grilles de lecture et les lignes de fracture traditionnelles selon
quatre axes principaux qui soulèvent de fait des dilemmes interconnectés (cf. Fig. 6).
Le premier axe met en lien la GCC avec la question la souveraineté étatique (remise en cause par
la mondialisation574 : porosité des frontières et « linkage » entre les sphères interne et
supraétatique). Concrètement, cela se traduit par l’imbrication croissante des menaces intérieures
et extérieures et par la nécessité d’unir les efforts au niveau international. De façon similaire, le
droit/devoir d’ingérence sert de légitimation aux interventions internationales. Ainsi, le caractère
intrusif des missions civiles PESD ne saurait être contesté même si l’UE recherche en général
l’accord des autorités locales avant de déployer les moyens de la GCC.
573
Nous reviendrons plus loin sur le lien entre les deux figures du « soldat » et du « diplomate » mises en valeur par
Raymond ARON. Sur un plan plus pratique, voir aussi Deborah GOODWIN, The Military and Negociation - The Role
of the Soldier-Diplomat, London and New York, Franck Cass, 2005.
574
Pierre de SENARCLENS, La mondialisation. Théories, enjeux et débats, Paris, Armand Colin, 3° édition, 2002.
129
Le second axe renvoie quant à lui à la tension entre sphère publique et sphère privée et à
l’importance croissance des niveaux subétatique et individuel. La GCC sert-elle la sécurité
traditionnelle des Etats ou doit-elle se fonder sur le concept de sécurité humaine? Dans les pays
d’intervention, doit-elle renforcer les structures gouvernementales ou donner la priorité à
l’établissement d’une véritable société civile ? Enfin, quel sens donner à l’adjectif « civil » ? La
langue anglaise distingue en effet deux adjectifs: civil (ex: civil society) et civilian. L’expression
civilian crisis management montre que la GCC européenne recourt principalement à des
fonctionnaires nationaux ou européens au détriment d’experts indépendants et non
gouvernementaux. Cela éloignerait la GCC des exigences citoyennes et démocratiques.
Le troisième axe soulève par ailleurs la question de l’usage de la force et du choix des moyens
d’intervention (moyens civils versus moyens militaires). Plus largement, quel équilibre trouver
entre les méthodes coercitives et les méthodes douces ? C’est tout le débat entre la hard security
et la soft security mais aussi, par extension, entre le hard power et le soft power. Où placer dès
lors la gestion civile des crises ? Apparaît-elle comme une alternative non violente ou doit-elle
chercher au contraire la complémentarité avec la force armée ? Pour l’Ambassadeur suédois
Anders BJURNER, la réponse est claire : la gestion des crises est essentiellement une question de
coordination et de dosage575. Les militaires sont d’ailleurs souvent les premiers à demander la
mise en place de capacités civiles qu’ils considèrent comme indispensables pour le succès de
leurs missions (en facilitant notamment les stratégies de désengagement des forces)576.
Enfin, le quatrième axe renvoie à la dialectique entre la paix négative et la paix positive577. Faut-il
privilégier ainsi une approche réactive (intervention rapide pour contenir et stabiliser une crise
violente) ou mener dans la durée des actions qui permettent la transformation du conflit578 et le
traitement à la racine des sources d’insécurité ? C’est le fameux dilemme (nexus) entre la sécurité
et le développement : la sécurité est-elle la condition préalable à toute politique de développement
(security first) ou faut-il s’attaquer prioritairement aux causes profondes des inégalités et des
antagonismes par la prévention et des actions de consolidation de la paix (paix juste et
durable)579 ? Comment répondre par ailleurs aux besoins580 des populations bénéficiaires sans
déstabiliser les structures de la société et sans créer des situations de dépendance581 ?
575
BJURNER, 2001, op. cit.
Ibid.
577
Distinction classique chez les auteurs de la Peace research. La paix négative correspond à la paix conçue comme
une simple absence de guerre. La paix positive se caractérise quant à elle par l’instauration d’une paix juste et durable.
Si la première vise à stopper la violence directe, la seconde suppose la diminution des violences structurelle et
culturelle. Cf. le triangle de la violence de GALTUNG : Johan GALTUNG, Essays in Peace Research, 6 Vols.,
Copenhagen, Christian Ejlers, 1975-1988.
578
Sur la spécificité de l’approche de la transformation du conflit, cf. Cordula REIMANN, « Assessing the State-ofthe-Art in Conflict Transformation », in Norbert ROPERS and Martina FISHER (Eds.), Handbook for Conflict
Transformation, Berlin, BerghofCenter, 2001 ; Hugh MIALL, « Conflict Transformation: A Multidimensional Task »,
in ROPERS and FISHER (Ed.), Handbook for Conflict Transformation, Berlin, Berghof Center, 2001.
579
Mark DUFFIELD, Global Governance and the New Wars: The Merging of Development and Security, London, Zed
books, 2001.
580
Cf. la théorie des besoins de John BURTON : John BURTON (Ed.), Conflict: Human Needs Theory, London,
Macmillan, 1990.
581
Cf. l’approche « do not harm » : Mary ANDERSON, Do No Harm - Supporting Local Capacities for Peace through
Aid, Cambridge (Mass.), Collaborative for Development Action, 1996. Cette approche a donné lieu à des recherches
sur le PCIA (Peace an Conflict Impact Assessment).
576
130
Fig. 6 : les principaux dilemmes de la gestion civile des crises
Niveau international, européen
Défense extérieure
Ingérence
Responsabilité de protéger
Individu, citoyen
Société civile
Sécurité humaine
Sphère civile
Soft Power, Soft security
Paix positive
Justice, développement
Théorie des besoins
Approche Do not Harm
Prévention et Peacebuilding
Transformation du conflit
Long terme
Souveraineté nationale
Niveau national, ordre interne
Sécurité intérieure
Sphère publique
Restauration de l’autorité de l’Etat
Sécurité étatique
Sphère militaire
Hard power, Hard security
Paix négative
Maintien de l’ordre, tâches de stabilisation
Security first
Engagement préventif (preemption)
Traitement des crises, Peace enforcing
Réaction rapide, désengagement rapide
La gestion civile des crises se trouve au cœur de ces problématiques croisées et des antinomies
qu’elles soulèvent. On perçoit pour finir deux grandes orientations pour la GCC selon que l’on
adopte une perspective « conservatrice » (sécuritaire, ethnocentrée, statocentrée) ou au contraire
« progressiste » et « transformatrice » (action non violente, centrée sur les besoins et les attentes
des bénéficiaires).
La complexification des enjeux au niveau de l’UE
Il convient maintenant de s’intéresser plus particulièrement au niveau européen et à la façon dont
l’UE s’est approprié la notion de gestion civile des crises. Un retour à la sémantique semble dès
lors opportun.
L’expression gestion civile des crises est apparue au cours des années 1990 sans qu’il soit
possible d’en déceler avec certitude l’origine. On notera toutefois une première mention dans un
rapport du Parlement européen (1996)582. L’UE l’a ensuite utilisée et diffusée jusqu’à en faire
d’une certaine façon sa « marque de fabrique ». Il faut redire ici le rôle joué par Tarja HALONEN
(cf. Chapitre II). En effet, la Présidente finlandaise (alors Ministre des affaires étrangères de son
pays) n’a pas ménagé ses efforts pour donner à la PESD son double visage civil et militaire. En
septembre 1999, elle popularisait l’expression gestion civile des crises devant l’Assemblée des
Nations Unies : « The European Union strongly emphasises civilian crisis management. We hope
582
Edith MÜLLER, in Rapport sur l’administration de Mostar par l’UE, 1996, op. cit.
131
that it will be more often resorted to as the principal means to manage and solve crisis. We will
work actively to develop further this concept »583. Deux mois plus tard, elle enfoncait le clou en
forgeant l’expression EU Civilian Crisis Management devant des parlementaires européens584.
Une étude empirique des Conclusions des Conseils européens montre que l’UE a néanmoins
utilisé successivement des formulations différentes. Le volet civil de la PESD a d’abord été
évoqué sous la forme d’une négation : non-military crisis response tools585 et non-military crisis
management586. A partir des sommets de Feira et de Nice (2000), l’UE a ensuite parlé des aspects
civils de la gestion des crises. Si cette formulation reste usitée, l’expression gestion civile des
crises s’est imposée peu à peu587. Pour la chercheuse Renata DWAN, la GCC est en tout cas
devenue un concept sans égal:
« Civilian crisis management is an ambiguous and, therein quintessential European concept. The
phrase, coined by the EU, has no equivalent parallel in the lexicons of the UN, OSCE and nonEuropean regional organizations »588.
Ceci étant, il faut voir en quoi la GCC européenne brouille encore un peu plus les enjeux. La
GCC reflète effectivement les multiples interrogations qui se posent à celui qui veut comprendre
les spécificités et les limites de l’Union dans sa dimension extérieure (Fig. 7).
Fig. 7 : les dilemmes propres à la GCC européenne
583
Etats membres
Ministères : intérieur,
justice, coopération,
défense…
Niveau européen
Structures PESC/PESD
JAI (affaires intérieures)
Espace intra-communautaire
PESC/PESD
Espace extra-communautaire
Relations extérieures de la CE
Humanitaire, développement
Supranationalité
PESC/PESD
Affaires politico-stratégiques
Intergouvernementalisme
Volet civil de la PESD
« Petersberg bas »
Mandats de conseil
Volet militaire de la PESD
« Petersberg haut »
Mandats de substitution
Tarja HALONEN, UN General Assembly, New York, 21 September 1999, op. cit.
Tarja HALONEN, European Parliament, 24 November 1999, op. cit.
585
Sommet de Cologne, juin 1999.
586
Sommet d’Helsinki, décembre 1999.
587
On trouve désormais dans la nomenclature de l’UE l’abréviation (anglophone) CCM qui traduit une acceptation
toujours plus large de cette tournure.
588
Cette singularité n’est d’ailleurs pas sans inconvénients : absence de modèles, problèmes d’interopérabilité : cf.
Renata DWAN, « Civilian Tasks and Capabilities in EU Operations », London School of Economics - Centre for the
study of Global Governance, London, 2004.
584
132
La première interrogation est celle du lien et de la correspondance entre le niveau européen et les
Etats membres. En effet, les instances bruxelloises en charge de la PESC/PESD doivent traiter
avec une multitude d’acteurs nationaux compétents à des degrés divers en matière de gestion
civile des crises : ministères de l’intérieur, ministères de la justice, agences de coopération voire
ministères de la défense (pour les capacités de gendarmerie notamment). La définition d’un
« guichet unique » dans chaque pays va dans le bon sens mais cette dispersion des moyens et des
interlocuteurs reste très pénalisante pour la GCC européenne.
Le second point a trait à la distinction entre l’espace intra-communautaire (le territoire des 27) et
son « étranger ». Ce point a déjà été souligné pour ce qui concerne l’emploi des moyens de
protection civile. Mais la différentiation intérieur/extérieur sert aussi à départager théoriquement
les champs d’intervention du second pilier (PESC/PESD, Titre V TUE) et du troisième pilier
(Justice et affaires intérieures, Titre VI TUE).
Le troisième point touche quant à lui au clivage entre les domaines d’action de la Commission
(premier pilier, supranational) et la PESC/PESD (second pilier, intergouvernemental, non soumis
au contrôle du Parlement et de la CJCE). Comme vu plus haut, ce clivage est aussi plus
généralement celui des low politics et des high politics (relations extérieures versus politique
étrangère).
Enfin, le quatrième point concerne le dilemme « moyens civils versus moyens militaires » déjà
évoqué mais appliqué ici au cadre particulier de l’Union. On pense à la question de l’usage de la
force, au débat Petersberg haut versus Petersberg bas589 et à l’équilibre entre les deux volets de la
PESD. Au sein même de la GCC, ce dilemme se traduit par ailleurs par des interrogations sur le
degré de coercition exercé par les actions civiles PESD (mandats de conseil versus mandats de
substitution).
Vision étroite versus vision large
Pas plus qu’il n’y a de définition générique ou universelle, il n’existe pas de définition officielle
de la gestion civile des crises au sein de l’UE (qui cherche paradoxalement à promouvoir le
concept). La consultation des sites Internet du Conseil et de la Commission est à cet égard
éloquente. Certes, les quatre domaines prioritaires définis à Feira sont mis en avant, tout comme
les différentes missions civiles PESD. La GCC européenne ne saurait cependant se réduire à une
simple addition de capacités sectorielles et de moyens dispersés sur le terrain.
Une définition restreinte pourrait être ainsi formulée de la façon la suivante: « Civilianoperational capacities of the EU member states that have been developped since 1999 in parallel
with the military aspects of crisis management under ESDP »590.
Le site Internet du ministère finlandais de l’intérieur donne par ailleurs une définition plus
étoffée591 : « In the European Union, civilian crisis management means intervening from outside
in a humanitarian crisis that is threatening or has taken place in a State, region or society as a
589
Débat (très animé dans les années 1990) qui consiste à déterminer si l’UE doit pouvoir conduire des actions de
coercition ou si elle doit se contenter de mener des opérations de prévention et de maintien de la paix.
590
Ibid. p. 17.
591
www.intermin.fi/intermin/hankkeet/skh/home.nsf/pages/indexeng (consulté le 8 janvier 2008). En Finlande, la GCC
relève du ministère de l’Intérieur : coordination, recrutement, formation.
133
result of a conflict, disaster or environmental catastrophe. Resources and expertise of both
military and civilian organisations are needed for crisis management at different stages of
conflicts ». Une fois encore, on remarque la référence équivoque à la notion de crise humanitaire
évoquée sans plus de précision…
De fait, de la même façon qu’il existe une vision conservatrice et une vision progressiste de la
GCC, on peut distinguer dans l’UE deux approches principales.
Une première approche suppose de considérer que les capacités du volet civil de la PESD servent
avant tout à soutenir les actions militaires tout en aidant à « restaurer les gouvernements civils
après les crises ». On sait en effet que la crise du Kosovo a fortement influencé le développement
initial de la GCC. A l’origine, les capacités de la GCC ont donc été conçues pour répondre dans
l’urgence à des situations critiques de ce type. L’UE avait ainsi fixé deux cadres d’emploi
privilégiés : agir pour prévenir l’éruption imminente d’une crise (phase d’escalade de la violence)
et/ou favoriser la stabilisation dans un contexte de transition post-conflit (en général après une
intervention militaire ou un accord de paix afin de combler le vide sécuritaire).
Mais cette approche initiale a été souvent dénoncée comme étant exagérément restrictive592 et
trop déconnectée des instruments mis en œuvre par la Commission. A une GCC jugée sécuritaire
et inutilement axée sur la « gestion de crise » à court terme, l’UE devrait donc préférer une
approche plus proactive, sur toutes les phases du conflit (y compris la prévention et la
consolidation de la paix) tout en prenant mieux en compte les aspirations des populations
bénéficiaires. Il faudrait donc dépasser le clivage interpiliers tout en élargissant la GCC à des
actions de médiation, de travail de mémoire… Enfin, la GCC européenne devrait laisser une plus
grande place aux experts issus de la société civile.
Trois défis/dilemmes majeurs
La GCC européenne soulève des dilemmes de tous ordres sur le plan conceptuel. Il faut
cependant retenir trois défis principaux.
Le premier défi est celui de la cohérence interinstitutionnelle593. Il suppose de trouver un équilibre
entre le renforcement des synergies civilo-militaires au sein de la PESD et la nécessaire
complémentarité avec les actions entreprises par la Commission (voire par les Etats membres
sous forme bilatérale). Cela nécessite de clarifier les responsabilités et les périmètres d’action
entre les différents acteurs concernés. La tâche n’est pas aisée mais nous verrons que, peu à peu,
un partage implicite des tâches pourrait s’opérer.
Le second défi est plus directement opérationnel. Il touche au dilemme du Peacebuilding
(Peacebuilding dilemma)594, c’est-à-dire à la nécessité de poursuive simultanément des objectifs
contradictoires de paix négative et de paix positive : pour stabiliser une situation violente, ne
faut-il pas paradoxalement user de la contrainte, au risque de s’aliéner les acteurs locaux ?
592
Cf. les critiques de Renata DWAN et Catriona GOURLAY (op. cit.) à l’encontre de la voie choisie par les Etats.
Nicolas BEGER, and Philippe BARTHOLME, « The EU’s Quest for Coherence in Peacebuilding: Between Good
intentions and Institutionnal Turf Wars », Studia Diplomatica, Vol. LX, n°1, 2007, pp. 245-262.
594
Hugh MIALL, Oliver RAMSBOTHAM and Tom WOODHOUSE, Contemporary Conflict Resolution : The
Prevention, Management and Transformation of Deadly Conflicts, Cambridge, Polity Press, 1999.
593
134
Comment concilier la gestion de crise sur le court terme avec des actions à plus longue
échéance ? Les contradictions en la matière sont inépuisables.
Enfin et surtout, le troisième dilemme touche aux finalités profondes de la GCC européenne.
Agnieska NOWAK résume ce défi de la façon suivante : « How can the need for a more
comprehensive approach to civilian crisis management be balanced with the need of attaining the
EU’s strategic objectives ? ». Pour l’UE, il ne s’agit en effet pas seulement de montrer sa bonne
volonté et son empathie pour les malheurs du monde, ni même de proposer un modèle pour une
improbable « gouverance sécuritaire mondiale ». Si la GCC relève de la sphère politique, elle doit
servir avant tout les buts de la PESC/PESD et les intérêts stratégiques de l’UE.
Un concept disputé
Il faut maintenant voir plus précisément comment les ambiguïtés et les malentendus qui entourent
la GCC européenne cachent des visions contradictoires et des désaccords où entrent en jeu des
présupposés idéologiques, des intérêts politiques et des logiques de compétition
interinstitutionnelle. C’est particulièrement vrai pour la période initiale de la GCC durant laquelle
des acteurs très divers ont pu chercher à l’instrumentaliser et, en tout cas, à orienter sa définition
progressive. La GCC s’est dès lors trouvée au cœur de tiraillements et de rapports de force peu
étudiés dans la littérature consacrée à la PESD.
Ces divergences se sont aplanies avec le temps mais elles laisseront des traces durables. En la
matière, il faut se garder des jugements définitifs. La GCC reste un processus dynamique (cf. la
première partie de cette recherche) dans un ensemble européen qui cherche lui-même sa voie. Un
regard rétrospectif permet néanmoins de relier la GCC européenne à deux débats majeurs de la
dernière décennie: d’une part, l’élargissement de l’UE aux questions de défense et de sécurité et,
d’autre part, l’équilibre institutionnel. Les deux aspects sont évidemment dépendants mais, dans
un souci de clarté, il est plus commode de les évoquer chronologiquement.
Les oppositions initiales à la « militarisation » de l’UE
Dès ses origines, la GCC fut liée aux débats sur l’opportunité de donner à l’UE une dimension
sécuritaire au travers de la PESD595. Dans le processus compliqué des tractations visant à élaborer
l’identité militaire de l’Union, la gestion civile des crises est apparue longtemps comme une
simple carte de négociation au sein d’un vaste marchandage. En 2001, Renata DWAN regrettait
ainsi que la GCC se soit développée initialement sans réelle vision d’ensemble: « Civilian crisis
management was an appendage to (or even a brake on) the EU’s new direction and not a distinct
strategic concept »596. Pour cela, deux explications pouvaient être évoquées: d’une part, l’histoire
particulière de l’UE; d’autre part, des éléments plus conjoncturels597.
595
Mette EILSTRUP-SANGIOVANNI, « Why a Common Security and Defense Policy is Bad for Europe », Survival,
Vol. 45, n°3, Autumn 2003, pp. 193-206.
596
Renata DWAN, « EU Civilian Crisis Management : Themes to Be Dealt and Challenges to be Met »,
SWEFOR/SPAS Conference Report, Stockholm, 2001, p. 8.
597
Ibid. p. 7.
135
Sur le premier point, il faut rappeler que l’intégration européenne reste fondamentalement un
processus interne de résolution pacifique des différends. Sur le plan international, l’Europe
communautaire s’est forgée en parallèle une image de puissance civile. Le soutien à la
démocratisation, au renforcement des institutions et des sociétés civiles dans les Etats tiers fut
longtemps considéré sous un angle plus « technique » que politique. Ainsi, malgré une action
extérieure de plus en plus visible et un retour certain du « politique », cet héritage du passé
marquera encore durablement l’identité de l’UE598.
Le second point est lié au développement de la PESC et surtout de la PESD (Traité d’Amsterdam,
sommets de Cologne et d’Helsinki). Certains Etats membres ont cherché alors à promouvoir la
gestion civile des crises par attrait pour la sécurité douce mais aussi, par calcul d’intérêts (crainte
traditionnelle des petits pays face à toute forme de Directoire européen)599. Ainsi, des pays « post
neutres » comme la Suède et la Finlande600 ont mis en avant la GCC avec l’espoir de
contrebalancer le volontarisme des Etats désireux d’avancer dans le domaine militaire suite à
l’accord franco-britannique de Saint-Malo. D’autres pays (la France notamment) sont en revanche
attachés à l’idée que seules des capacités militaires crédibles permettront à l’Union d’être
reconnue comme un véritable acteur de sécurité (ces divergences renvoient au débat entre le volet
haut et le volet bas des Tâches de Petersberg). Mais la réticence des pays neutres n’est pas le seul
facteur. D’autres Etats - le Danemark par exemple601 - ont pu être tentés d’utiliser dans un
premier temps la GCC pour garantir la primauté de l’OTAN et préserver la dimension
transatlantique de la sécurité en Europe. Développer les aspects civils était un moyen parmi
d’autres de diluer la PESD et, en tout cas, de l’orienter vers la gestion des crises plutôt que vers
une défense (collective) européenne.
Les débats sur le partage des compétences : deux visions différentes de la GCC
Par la suite, le débat s’est déplacé sur le positionnement de la GCC dans l’architecture de l’UE et,
de fait, sur le partage des compétences : fallait-il intégrer la gestion civile des crises dans la
chaîne politico-militaire PESC/PESD ? Comment éviter la concurrence avec les instruments
communautaires déjà existants ? Dit autrement, qui devait exercer le contrôle sur la gestion civile
des crises: les Etats membres (via le Conseil) ou la Commission européenne ? Plus qu’une simple
querelle bureaucratique, la question touchait au rôle de la Commission dans la PESC/PESD et,
finalement à des visions contradictoires de l’UE et de sa place dans le monde602. De façon très
schématique, nous pouvons opposer deux points de vue :
598
Ibid. Voir aussi Mike SMITH, « Does the Flag Follow Trade ? “Politization” and the Emergence of a European
Foreign Policy » in John PETERSON and Helen SJURSEN (Eds), A Common Foreign Policy for Europe: Competing
Visions of the CFSP, London, Routledge, 1998, pp. 77-94.
599
Anders WIVEL, « The Security Challenge of Small EU Member States: Interests, Identity and the Development of
the EU as a Security Actor », Journal of Common Market Studies, Vol.43, n°2, 2005, pp.393-412.
600
OJANEN, Participation and Influence: Finland, Sweden, 2000, op cit.
601
Le Danemark participe ainsi à la GCC tout en bénéficiant d’un opt-out pour les questions de défense. Il semblerait
néanmoins que les citoyens danois soient bientôt appelés à se prononcer sur une éventuelle entrée dans la PESD. Voir
aussi GORM RYE and PILEGAARD, « The Costs of Non-Europe? Denmark and the Common Security and Defence
Policy », op. cit. ; Henrik LARSEN, « Denmark and the ESDP opt-out: a New Way of doing Nothing ? », in Clive
ARCHER (Ed.), New Security Issues in Northern Europe – The Nordic and Baltic States and the ESDP, New York,
Routledge, 2008, pp. 78-93 .
602
Ces questions ainsi que les aspects proprement théoriques de l’institutionnalisation de la GCC et de la PESC/PESD
sont analysés plus en détail dans le chapitre VI : apports de la GCC au processus d’intégration européenne, etc.
136
D’un côté, les Etats membres et les structures subordonnées au Conseil et au SG/HR. Ce point de
vue défend l’idée qu’il faut ancrer la gestion civile des crises dans la « Grande politique »,
domaine par excellence de la PESC/PESD. En plaçant la GCC sous le contrôle du COPS, on
favorise les synergies entre les deux volets de la PESD et l’émergence d’une gestion globale des
crises servant tout à la fois les intérêts communs des Etats et la sécurité des citoyens.
A contrario, la Commission estime que les aspects civils appartiennent naturellement à son
champ de compétence. Elle se prévaut d’une longue expérience en la matière et considère que le
volet civil de la PESD empiète sur ses prérogatives traditionnelles: aide humanitaire, aide au
développement, démocratisation, droits de l’homme. A cette position « défensive », il faut
rajouter par ailleurs des ambitions à jouer un rôle à part entière dans l’arène de la PESC, au
travers de la sécurité douce mais aussi, par l’exercice du contrôle budgétaire prévu par les Traités.
Ce point de vue reçoit le soutien de certains courants au sein du Parlement européen (Groupe des
Verts) en lien avec des ONG et des cercles actifs dans la résolution non violente des conflits (cf.
infra notre analyse détaillée des acteurs de la GCC). Il défend de fait une vision plutôt
supranationale et post-moderne de l’Union (l’Europe comme « projet de paix », dépassant les
égoïsmes nationaux et rejetant les méthodes coercitives).
Les querelles interinstitutionnelles ont culminé dans la période 2002-2004, c’est-à-dire tout au
long des travaux de la Convention européenne puis de la CIG préparant le Traité constitutionnel.
En parallèle, l’UE adoptait la Stratégie européenne de sécurité et réfléchissait à la meilleure façon
de dépasser les clivages entre les piliers. La période était donc favorable à l’émission de
propositions capables d’influencer la PESC/PESD et, plus largement, l’équilibre institutionnel
européen.
Nous allons voir que ces débats à jeux multiples et intersectoriels603 n’ont cependant pas détourné
les Etats de leur objectif en matière de gestion civile des crises : renforcer les capacités civiles, les
inclure solidement dans la PESC/PESD et favoriser les synergies civilo-militaires.
Acteurs et jeux multiples
Nous l’avons vu dans la première partie de cette recherche, la GCC européenne est alimentée en
boucle par des inputs externes (évolutions du contexte international, pressions de l’ONU et de
l’OTAN) et des dynamiques internes: impulsions données par les Traités et les sommets
européens, préférences des différentes présidences, influence « par le bas » des progrès concrets
de la PESD sur le plan opérationnel… Sans revenir sur tous ces aspects, il faut étudier ici plus en
détail le jeu complexe et évolutif des différents acteurs européens directement concernés par la
GCC604.
603
Yves BUCHET de NEUILLY, L’Europe de la politique étrangère, Paris, Economica, 2005.
Nous n’ignorons pas que les populations des « pays hôtes » sont aussi concernées en premier chef par la GCC mais
leur rôle et leurs besoins mériteraient une recherche à par entière. Il est cependant difficile de comparer des
« bénéficiaires » très diversifiés (les ex-combattants d’Aceh n’ont pas les mêmes attentes vis-à-vis de la GCC et de
l’UE que les policiers kosovars). Sur le « point de vue du consommateur », cf. Kurt BASSUENER and Enver
FERHATOVIC, « The ESDP in Action : The view of the Consumer Side » in Michael MERLINGEN and Rasa
OSTRAUSKAITE (Eds.), European Security and Defence Policy: An Implementation Perspective, London, Routledge,
2008, pp. 173-188.
604
137
Il s’agit ainsi de souligner tout d’abord la pluralité et l’hétérogénéité des acteurs, qu’ils soient
institutionnels ou non gouvernementaux : Etats membres, organes de la PESC/PESD,
Commission européenne, parlementaires, groupes de pression… On rappellera par ailleurs que les
Etats eux-mêmes ne peuvent pas être considérés comme des acteurs unitaires du fait de la
diversité des services, agences et ministères en charge des aspects civils de la gestion des crises
sur le plan national. Tous ces acteurs ont des intérêts propres et des approches particulières au
regard de la GCC. Il convient donc de mettre en perspective les divergences qui les séparent mais
aussi les alliances et les liens implicites qui les rapprochent selon des configurations à géométrie
variable (cf. Fig. 8, page suivante).
Il convient cependant de préciser les positionnements des uns et des autres en distinguant
successivement les Etats membres, les fonctionnaires de la PESC/PESD et les services de la
Commission. Il faut ensuite s’intéresser plus spécialement au lobbying exercé par des groupes de
pression issus de la société civile pour infléchir le cours de la GCC et proposer une vision
alternative. Cela permet d’aborder par ailleurs la question connexe du contrôle démocratique de la
PESD (rôle du Parlement européen mais aussi des Parlements nationaux et de l’Assemblée de
l’UEO). Enfin, il s’agit de montrer que la tendance lourde est celle d’une « Pesdisation » des
aspects civils de la gestion des crises. Ce phénomène montre que les Etats restent, somme toute,
les agents principaux de la GGC. Le concept de gestion civile des crises est dès lors devenu une
formule commode pour évoquer les diverses capacités du volet civil de la PESD.
Fig. 8 : le jeu des acteurs et leurs interactions
Commission
européenne
Assemblée
de l’UEO
Parlement
européen
COSAC
Parlements
nationaux
Gestion
civile
des crises
Etats
Conseil
de l’UE et
organes
PESD
Etats
Etats
Société
civile et
lobbies de la
PESD
138
Les Etats membres
Un point crucial doit d’abord être souligné: ce sont les Etats qui mettent à la disposition de l’UE
les moyens civils d’intervention et ce sont eux qui, in fine, décident de ses grandes orientations.
Pour autant, ceux-ci n’ont pas toujours défendu d’un bloc une seule et même vision de la GCC.
Nous avons déjà souligné les différences d’approche entre les fervents supporters de l’Europe de
la défense et les Etats plus réticents en raison de leur « neutralité » ou de leur tropisme atlantiste.
On sait aussi le rôle moteur joué par les Etats nordiques, Finlande605 et Suède en tête, pour greffer
à la PESD un volet civil et inclure en son sein des capacités diversifiées, au-delà des seules
capacités de police. Concernant les gouvernements nordiques, on constate de plus une
« porosité » indéniable avec les milieux actifs dans la promotion de la paix (centres paraétatiques
et groupes de pression issus de la société civile, cf. infra). Enfin, on ne saurait sous-estimer les
effets des élargissements de 2004 et 2007 avec l’arrivée dans l’Union de pays de la « nouvelle
Europe » (accueillis par ailleurs peu de temps avant dans l’OTAN). En ce sens, on comprend que
la GCC se conjugue pour une large part au pluriel et qu’aucune taxonomie ne saurait refléter la
diversité des points de vue606.
Des convergences et des lignes directrices sont néanmoins observables. Sur le plan institutionnel,
on remarque tout d’abord la méfiance récurrente des Etats membres par rapport aux velléités
affichées par la Commission et le Parlement européen en matière de PESC/PESD. La tendance
semble par ailleurs au renforcement de la coordination civilo-militaire malgré de multiples
obstacles (cf. Chapitre VII). Les OGC 2008 et 2010 marquent enfin la volonté de compenser le
déséquilibre entre les deux volets de la PESD. Plus largement, ce qui a été refusé à la
Commission a été accordé pour une large part aux structures dépendant du Conseil et du SG/HR.
Les fonctionnaires bruxellois de la PESC/PESD ne sont donc pas des simples courroies de
transmission des Etats mais bel et bien des acteurs à part entière de la GCC européenne.
Les structures relevant du SG/HR
Le SG/HR Javier SOLANA et ses collaborateurs ont joué un rôle déterminant pour formuler des
propositions qui ont permis à la PESD de devenir une success story malgré les railleries et les
prévisions les plus pessimistes607. Ce succès était d’autant moins acquis que l’UE a traversé de
nombreuses épreuves: dissenssions sur l’Irak, « big bang » des élargissements, échec du Traité
constitutionnel…
L’approche dite de la « légitimité par l’action » a cependant été payante (cf. Chapitre IV). Le
développement rapide des missions civiles a servi en effet l’institutionnalisation progressive de la
GCC et, par ricochet, de la PESD tout entière (peut-on parler pour autant de spill-over
provoqué ?). On le voit avec la création de la CPCC qui remet en lumière la question - toujours en
605
Hanna OJANEN, « Finland and the ESDP: Obliquely Forwards ? », in Clive ARCHER (Ed.), New Security Issues in
Northern Europe – The Nordic and Baltic States and the ESDP, New York, Routledge, 2008, pp. 56-77.
606
Un expert rencontré à Bruxelles en juillet 2008 nous a ainsi décrit la GCC comme un domaine où l’UE pratique
volontiers le « mélange des genres ».
607
Xymena KUROWSKA, « The Role of ESDP Operations » in Michael MERLINGEN and Rasa OSTRAUSKAITE
(Eds.), European Security and Defence Policy: An Implementation Perspective, London, Routledge, 2008, pp. 25-42.
139
suspens - d’un QG européen de niveau stratégique. A leur tour, les progrès de la PESD incitent à
dynamiser la PESC et les réflexions sur la place de l’Europe dans le monde (grâce aussi à une
référence systématique à la SES). Plus petit dénominateur commun de la PESD, l’ambiguïté
constructive de la gestion civile des crises a servi finalement de moteur utile à des processus
politiquement conflictuels. Aujourd’hui, elle sert d’ailleurs à rapprocher l’Union de l’OTAN qui
souffre cruellement d’un manque de moyens civils d’intervention. On peut enfin penser que la
GCC a aidé les Etats-Unis à lever leurs réticences initiales à l’égard de la PESD (cf. Chapitre
VIII).
Malgré leur dimension modeste, les structures dépendant du SG/HR ont donc mis en oeuvre un
jeu subtil qui va au-delà du soutien fourni aux Etats pour la fabrique de compromis. Plus encore,
nous verrons plus loin comment ces structures ont gagné en autonomie, ouvrant dès lors une voie
nouvelle vers l’intégration européenne au travers d’un transgouvernementalisme inédit. Ce
mouvement a cependant tendu les rapports de pouvoirs avec la Commission, chaque acteur ayant
tendance à se replier sur ses propres domaines d’intervention pour se différencier et établir des
monopoles sectoriels608. Il est ainsi indéniable que la consolidation de la GCC s’est faîte au
détriment d’une véritable gestion globale des crises dépassant les clivages interpiliers.
La Commission européenne
La montée en puissance et l’autonomisation des structures PESC/PESD s’est faite principalement
à l’écart de la Commission. Celle-ci reste néanmoins un acteur incontournable de la PESC/PESD,
ne serait-ce que grâce à son droit d’initiative inscrit dans les Traités. Là aussi, il faudrait toutefois
nuancer et étudier les différences de points de vue entre les Commissaires, les différentes
directions générales (…). Simplifions cependant au risque de grossir les traits.
La Commission est concernée à plusieurs titres par la dimension civile de la gestion des crises609.
Son premier souci semble de défendre son pré carré et ses « niches » de compétence :
surveillance d’élections, lutte contre la prolifération des armes de petit calibre... L’indépendance
d’ECHO et la résistance à toute militarisation de la sphère humanitaire fournissent aussi un bon
exemple (idem pour le domaine de la protection civile). Le second souci de la Commission est en
revanche plus offensif car il vise à étendre son influence dans le champ de la sécurité. La
Communication sur la prévention des conflits publiée en 2001 était en ce sens très révélatrice610 :
« La Commission envisage, dans la limite de ses compétences, de s’engager plus activement dans
le domaine de la sécurité. Ceci pourra prendre la forme d’actions visant à l’amélioration des
services de police, la promotion de la reconversion civile, le désarmement et la non prolifération
(tant pour les armes de destruction massive que pour les armes conventionnelles). La Commission
pourrait soutenir des formations sur le respect des droits de l’homme visant l’ensemble du secteur
de la sécurité ».
608
BUCHET de NEUILLY, L’Europe de la politique étrangère, op. cit, pp. 242-243.
Pour une vue d’ensemble : cf. Catriona GOURLAY, « Community Instruments for Civilian Crisis Management »,
in NOWAK, 2006, op. cit., pp. 49-68 ; Federico SANTOPINTO, « L’UE et la gestion des crises : le rôle de la
Commission européenne », in Barbara DELCOURT, Marta MARTINELLI et Emmanuel KLIMIS, L’Union
européenne et la gestion des crises, Bruxelles, ULB, 2008, pp.47-64.
610
Communication de la Commission sur la Prévention des conflits , 11 avril 2001, op. cit.
609
140
On perçoit la volonté très claire de ne pas laisser le champ libre à la PESD et aux acteurs du
second pilier611. Depuis lors, la Commission s’est appuyée avec constance sur le Parlement
européen et sur des liens étroits avec des groupes de pression favorables à son action. On peut
ainsi évoquer un « lobbying inversé » dans le sens où des acteurs non étatiques servent de
« proxy » à la Commission dans son rapport de force institutionnel avec le Conseil (cf. infra le
soutien apporté au collectif d’ONG de paix EPLO, le financement du projet de recherche
interuniversitaire ESDP Democracy…).
La Commission a subventionné en outre pendant plusieurs années un Conflict Prevention
network612 avant de créer en 2000 une unité spécifique au sein de la DG Relex. La Conflict
prevention and crisis management unit (CPCMU) est chargée ainsi des liens avec la PESD mais
elle entretient plus largement une « Watchlist » des crises et des conflits ainsi qu’une « check list
for root causes of conflict/early warning indicators ». Enfin, la Commission se veut aussi active
dans le cadre du Programme de Göteborg pour la prévention des conflits (2001).
Ce positionnement est soutenu et relayé par certains auteurs, en lien eux-mêmes avec les groupes
de pression précités. On citera par exemple Catriona GOURLAY pour qui les revendications de
la Commission en matière de gestion des crises sont irréfutables tout en étant de nature à apporter
des inflexions positives : « The involment of the Commission in crisis management (…) offers
the best chance of ensuring that these activities are tied to longer-term reconstruction and
development activities »613.
Réseaux et groupes de pression
Cette compréhension large est plus généralement mise en avant par les réseaux qui cherchent à
promouvoir une vision alternative de la GCC, dans le prolongement du mouvement pacifiste
(défense civile et action non violente) et de la Peace Research.
On sait que de nombreux lobbies travaillent à Bruxelles auprès des institutions européennes et
que leur action est même officiellement codifiée614. La PESD ne fait évidemment pas exception.
Des groupes relaient ainsi efficacement les intérêts atlantistes : centres de réflexion, cabinets de
consulting, réseaux militaro-industriels615… Mais la GCC européenne fait aussi l’objet d’un
lobbying spécifique et peu connu616. Ses acteurs appartiennent au monde académique et/ou à des
centres de réflexion proches de l’Ecole de la résolution des conflits, en lien étroit avec des ONG
611
Les experts du Conseil que nous avons sollicités récusent ainsi la notion même de « niche » appliquée à la
Commission. Ils estiment par exemple que les nouveaux développements dans le domaine de la RSS seraient de nature
à perpétuer/accentuer les tensions avec les acteurs communautaires.
612
Financé par la Commission de 1997 à 2001, le CPN était un réseau universitaire axé de la résolution des conflits.
Confié au SWP (Stiftung Wissenschaft und Politk, Ebenhausen), ce réseau a cessé ses activités lorsque la Commission a
créé la CPCMU.
613
GOURLAY, « Preparing for Flexible and Rapid Responses », March 2005, op.cit.
614
Lobbying in the European Union: Current Rules and Practices, European Parliament, Directorate General for
Research Working Paper, Strasbourg, April 2003.
615
Ex: SDA.
616
Pour un état des lieux de la question, cf. Damien HELLY, « les ONG, l’UE et la gestion des crises : modalités
d’interactions», in Barbara DELCOURT, Marta MARTINELLI et Emmanuel KLIMIS, L’Union européenne et la
gestion des crises, Bruxelles, ULB, 2008, pp.135-155.
141
de paix617. Ces réseaux sont regroupés autour de la plate-forme EPLO (European Peacebuidling
Liaison Office) 618 installée à Bruxelles619. Leurs actions d’influence visent à développer une GCC
prenant mieux en compte les approches transformationnelles et participatives : « conflict sensitive
approach », « do not harm approach », « gender mainstreaming », « local ownership »... Pour
promouvoir leur agenda, leur objectif premier est néanmoins d’établir un dialogue structuré avec
les organes de la PESD et le COPS en particulier620. Comme vu plus haut, ces actions reçoivent
par ailleurs des soutiens appuyés de la Commission et du Parlement européen…
Au sein de ces réseaux, il faut citer par ailleurs des structures qui tournent autour de
« personnalités politico-morales »621. Dans le domaine de la gestion civile des crises, on pourra
citer l’ICG622 et l’EPC623 mais surtout CMI (Crisis Management Initiative), une organisation qui
sert de support aux actions internationales de Martii AHTISAARI624. L’ancien Président
finlandais est en ce sens une figure emblématique. Son action relaie efficacement les vues
finlandaises en matière de GCC. On connaît par ailleurs le rôle de CMI dans la résolution du
conflit à Aceh et dans le lancement de l’AMM en 2005. Il existe donc de véritables passerelles
entre certains membres d’EPLO et leur Etat d’origine. On peut ainsi s’interroger sur
l’indépendance de ces organisations sensées représenter les aspirations de la société civile…
Enfin, la GCC européenne suscite également l’intérêt de l’autre côté de l’Atlantique. De grandes
fondations américaines (Carnegie Corporation, Ford Foundation, Rockfeller family Associates, et
Ploughshares Found) apportent ainsi leur soutien à des membres d’EPLO comme le centre ISISEurope625. Ce dernier est lui-même en relation avec le British American Security Information
Council 626 et le Berlin Information Centre for Transatlantic Security. Ces liens sont
institutionnalisés dans le cadre d’un Network on European and Transatlantic Security (NETS).
Il est difficile d’identifier clairement les motivations des acteurs réunis dans des réseaux aux
multiples ramifications. Dans quelle mesure sont-ils instrumentalisés par ceux qui les
subventionnent ? Visent-ils à défendre une vision élargie de la sécurité ? Cherchent-ils à
617
Cf. Private Diplomacy Network Mapping of Member Organisations : Comparisons and Initial Findings, Crisis
Management Initivative, Helsinki, 2006.
618
Sont membres d’EPLO : Berghof Research Center for Constructive Conflict Management; Clingendael Conflict
Research Unit; European Network for Civil Peace Services; European Centre for Conflict Prevention; Field
Diplomacy Initiative; GRIP ; International Alert ; International Security Information Service–Europe; Nonviolent
Peaceforce; Oxfam International; Pax Christi International; Peace Brigades International; Quaker Council for
European Affairs; Saferworld ; Search for Common Ground; Swisspeace; World Vision (…).
619
EPLO est associé à un Partenariat pour la Prévention des conflits (www.conflictprevention.net/) dirigé par
l’International Crisis Group (ICG) en relation avec International Alert et l’European Policy Centre (EPC).
620
Catriona GOURLAY, Partners Apart : Enhancing Cooperation between Civil Society and EU Civilian Crisis
Mamagement in the Framework of ESDP, CMI, EPLO, KATU, Jyväskylä, 2006
621
Jean-Luc MARRET, La fabrication de la paix : nouveaux conflits, nouveaux acteurs, nouvelles méthodes, Paris,
Ellipses, 2001.
622
L’ICG est présidé par l’ancien Commissaire aux relations extérieures Lord PATTEN.
623
On y trouve notamment l’ancien Premier ministre suédois Carl BILDT.
624
CMI est un membre actif d’EPLO et mène un projet dénommé « Role of Civil Society in European Civilian Crisis
Management ».
625
ISIS-Europe (Bruxelles) est une filiale d’ISIS-UK (centre fondé par le Foreign and Commonwealth Office
britannique et basé à Londres et Washington). Outre des fonds communautaires européens, ISIS Europe est financé
également par le Ploughshares Fund.
626
Centre basé lui aussi à Londres et Washington.
142
rééquilibrer les deux volets de la PESD pour une meilleure efficacité ? Essaient-ils plutôt
d’infléchir la PESD et l’idée d’une défense européenne autonome627 ?
Une autre interrogation a trait à leur influence effective sur les Etats membres et sur la trajectoire
de la GCC européenne. Au-delà de leurs rôles de vigilance (watchdogs) et de plaidoyer
(advocacy), ces réseaux ont-ils réussi à infléchir la GCC développée au sein de la PESD ? Il faut
évoquer ici des propositions-phares qui auraient pu changer la face de la GCC si elles avaient été
retenues.
La première proposition a trait à la création d’un Corps civil de paix européen. Cette proposition
a été initiée dès 1994 dans le cadre du Parlement européen628. Elle s’inspirait du modèle des Civil
Peace Corps629 mais aussi du concept de casques blancs de l’ONU630 (concept jamais mis en
oeuvre malgré deux Résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies)631.
Dans le cadre des travaux de la Convention pour l’Europe, l’idée était relancée en 2002: « Le
dispositif de réaction rapide de l’UE en matière civile serait progressivement transformé en un
Corps civil européen de paix, jouissant d’un financement communautaire et qui serait subordonné
à la Commission. Ce Corps renforce et associe pleinement à son action la société civile et
notamment les ONG concernées. Il est notamment chargé de missions humanitaires,
d’observation, de médiation et de reconstruction »632. Le Corps devait fournir ainsi une « réelle
alternative à l’action militaire dans de nombreuses situations et une capacité additionnelle pour
réduire le spectre de l’action militaire dans les autres cas ».
Finalement, le Praesidium avait retenu une version beaucoup plus limitée (sur le modèle
des Volontaires des Nations Unies) qui sera reprise plus tard dans le Traité constitutionnel puis le
Traité de Lisbonne: « Afin d’établir un cadre pour des contributions communes de jeunes
Européens aux actions humanitaires de l’Union, un Corps volontaire européen d’aide humanitaire
est créé. La Loi européenne fixe son statut et son fonctionnement »633. Gardant le cap sur le
projet initial, EPLO publiait en tout cas début 2004 une nouvelle Etude de faisabilité pour un
Corps civil de paix européen 634 (à la demande de la Direction générale de la recherche du
Parlement européen). Cette étude insistait notamment sur la nécessité de recourir à des
627
Il ne s’agit pas de souscrire ici à une quelconque « théorie du complot » (les acteurs sont de toute façon trop divers).
Il faut néanmoins constater que ces actions de lobbying ne sont généralement pas de nature à renforcer la PESD dans sa
dimension militaire la plus exigeante.
628
A la lumière des conflits balkaniques, le député européen allemand Alexander LANGER (Die Grünen) émettait
l’idée de créer un « Corps civil de paix » rassemblant à l’échelon européen des spécialistes de la promotion de la paix et
des objecteurs de conscience. L’idée est réapparue ensuite à plusieurs reprises (rapport BOURLANGES/MARTIN en
1995, rapport GAHRTON en 1999).
629
Le premier Corps civil de paix a été créé en 1961 à l’initiative de J.F.K. KENNEDY. L’idée a été reprise depuis
dans de nombreux pays, soit sous la forme d’agences gouvernemlentales (US Peace Corps, Ziviler Friedensdienst en
Allemagne, Norstaff and Nordem en Norvège), soit sous la forme d’ONG se situant dans la mouvance pacifiste.
630
Charles-Philippe DAVID (Dir.), La consolidation de la paix : l’intervention internationale et le concept de casques
blancs, Paris, L’Harmattan, 1997, pp. 16-19 ; La Difesa civile e il progetto caschi bianchi. Peacekeepers civili
disarmati, Centro Studi Difesa Civile, Milano, 2000.
631
A/RES/50/19, 28 November 1995 ; AG/RES/1403, 7 June 1996.
632
Document de travail N°8 du Groupe de travail VIII Défense, Convention européenne, 30 octobre 2002.
633
Projet de Traité consitutionnel, op. cit., article III-223, para 4 ; Traité consitutionnel, Article III-321, para 5, Traité
modificatif, Chapitre 3, article 188J.
634
Catriona GOURLAY (Dir.), Feasibility Study on the European Civil Peace Corps (ECPC), Berghof Research
Center for Constructive Conflict Management (Berlin) in cooperation with International Security Information Service
Europe (Brussels), 2004.
143
spécialistes expérimentés dans la prévention et la résolution des conflits, au-delà du seul champ
humanitaire.
A la même époque, EPLO proposait par ailleurs de créer une Agence européenne pour la
construction de la paix, la recherche et les capacités civiles635 placée sous l’autorité du Conseil
mais en étroite symbiose avec la Commission. EPLO demandait également à ce que la Cellule de
planification civilo-militaire (alors en cours de définition) soit insérée dans le Service européen
d’action extérieure (SAE subordonné lui-même au futur Ministre des Affaires étrangères de
l’UE). On sait ce qu’il est advenu: la Cellule civilo-militaire a été créée au sein de l’EMUE.
Les principales propositions d’EPLO n’ont donc pas été suivies par les Etats membres qui ont
poursuivi leurs efforts pour renforcer la GCC dans le cadre de la PESD. Certaines idées ont
cependant servi d’inspiration: mise sur pied d’équipes intégrées d’intervention rapide (CRT),
création d’un mécanisme pour faciliter le recrutement et la formation des agents de la GCC etc. A
chaque fois pourtant, ces moyens ont été placés sous la responsabilité du COPS et non pas sous
celle de la Commission.
Un dialogue est néanmoins amorcé. Depuis cette époque, les organisations issues de la société
civiles participent en effet à des conférences organisées par les présidences de l’UE sur des
thématiques qui les intéressent636. Fin 2004, le CivCom a tenu de la même façon pour la première
fois une réunion informelle avec les ONG (seuls onze Etats étaient représentés) 637. EPLO pouvait
cependant constater l’extrême prudence des gouvernements, peu désireux de s’engager trop loin
dans ce type de discussion638.
La question du contrôle juridictionnel et parlementaire
Les actions de lobbying qui viennent d’être présentées visent aussi à promouvoir une PESD plus
transparente et plus citoyenne par le truchement de la GCC. On dénonce en effet souvent le
caractère opaque des institutions de Bruxelles et, plus généralement, le déficit démocratique du
projet européen (on parle aussi d’un double déficit : vis-à-vis des parlements nationaux et vis-àvis des peuples eux-mêmes). Ce manque de transparence est logiquement la règle pour la PESC et
la PESD qui ne sont pas soumises aux normes communautaires classiques (droit européen, droit
dérivé, contrôle parlementaire, décisions des CJCE).
On comprend dès lors la convergence d’intérêt qui unit les groupes de pression précités, la
Commission et les parlementaires européens639 mais aussi, les réseaux fédéralistes640 qui
s’intéressent à la GCC: exciper du caractère civil de la GCC est une façon habile de revendiquer
635
Getting Hard about Soft Security: European Structural Reform for Peacebuilding, paper presented at Dublin
Conference on the role of civil society in conflict prevention, European Peacebuilding Liaison Office (EPLO),
Brussels, March 2004.
636
Ex : conférence organisée par la Présidence luxembourgeoise à Bruxelles en mars 2005.
637
Finlande, Danemark, Suède, Lituanie, Pays-Bas, Luxembourg, Royaume-Uni, Autriche, Grèce, République tchèque,
Italie. On notera l’absence de la France, de l’Allemagne et de la Belgique.
638
Notes of Meeting with CIVCOM, European Peacebuilding Liaison Office (EPLO), Brussels, 25 November 2004.
639
Notamment le Goupe des Verts.
640
Certaine trajectoires individuelles sont en ce sens intéressantes. L’équipe de projet de l’OGC 2008 a ainsi été
confiée en 2004 à un allemand qui a oeuvré aupraravant dans l’ONG Service civil internationa. Par ailleurs l’ancienne
Présidente des Jeunes européens fédéralistes (JEF) travaille aujourd’hui dans la DG IX du Conseil.
144
une plus grande ouverture de la PESD (et d’empiéter sur la souveraineté des Etats)641. En outre, et
contrairement au volet militaire, la gestion civile des crises est financée en grande partie sur le
budget communautaire (cf. Chapitre XI). La Commission et le Parlement peuvent ainsi invoquer
à bon droit leurs prérogatives en matière de contrôle budgétaire642.
Une grande majorité des citoyens de l’Union est en tout cas favorable à la PESD643 alors qu’ils
manquent paradoxalement d’information sur le sujet. Au même moment, les gouvernements
européens ont beaucoup de difficultés à convaincre leurs populations de l’intérêt de maintenir un
effort de défense conséquent. Or, toute politique étrangère et de défense doit être expliquée aux
médias et aux opinions publiques. C’est un impératif pour pouvoir justifier des interventions
lointaines et coûteuses, y compris sur le plan humain (il faut ainsi faire accepter l’idée
d’éventuelles pertes en vies humaines, voire des « dommages collatéraux »). Du fait de sa dualité
civilo-militaire et de sa bonne image, la PESD pourrait dès lors jouer un rôle efficace pour
sensibiliser et mobiliser les citoyens sur les enjeux militaires et sécuritaires (projet fédérateur,
perspective de faire des économies d’échelle). Pour cela, mener des campagnes publiques
d’information ne suffira pas. Les Etats devront aussi accepter un contrôle parlementaire accru sur
les questions de sécurité et de défense à l’échelle européenne.
Plusieurs voies sont de fait possibles. L’existence d’assemblées de type parlementaire est ainsi
une caractéristique des organisations européennes traitant de sécurité : Union européenne, UEO,
OTAN (et même OSCE). Si les trois dernières organisations précitées disposent d’assemblées
interparlementaires à caractère consultatif, l’UE est la seule entité qui comporte un parlement élu
au suffrage universel. Sa Commission AFET644 et sa sous-commission SEDE645 ont notamment
participé utilement au Groupe de travail VIII (Défense) de la Convention européenne. Pour
autant, la méfiance des Etats face aux tentatives de juridicisation de la PESD est un frein durable
pour un rôle accru du Parlement européen en la matière. La nomination de Matthias
MATTHIESSEN en janvier 2006 comme Représentant personnel du HR auprès du Parlement de
Strasbourg pour les questions de PESC ne doit pas masquer cette réalité.
Une solution crédible pourrait donc être de revitaliser l’Assemblée interparlementaire de l’UEO
pour en faire une véritable enceinte spécialisée dans le suivi de la PESD646. Celle-ci a d’ailleurs
choisi en juin 2008 de s’intituler désormais très officiellement Assemblée européenne de sécurité
et de défense647. Son implication formelle dans la PESD présenterait plusieurs avantages.
641
Cf. le projet de recherche inter-universitaire ESDP democracy project financé avec l’aide de la Commission de
2000 à 2004: www.esdpdemocracy.net/. Voir aussi Building an Integrated and Accountable European Security and
Defense Policy, Conference Report, ISIS Europe, Brussels, June 2003 et le volume International Peacekeeping
d’autome 2004 (Vol. 11, n°3)
642
Voir aussi Gerrard QUILLE, « La place du Parlement européen dans le processus de gestion de crises », in Barbara
DELCOURT, Marta MARTINELLI et Emmanuel KLIMIS, L’Union européenne et la gestion des crises, Bruxelles,
ULB, 2008, pp. 65-77. L’auteur a dirigé l’ONG ISIS Europe qui a un développé un partenariat étroit avec le Parlement
européen pour mener des études dans le domaine de la prévention des conflits et de la gestion des crises. Ce partenariat
relève du lobbying inversé mis en oeuvre dans le cadre des luttes interinsitutionnelles.
643
Cet intérêt est établi par tous les Eurobaromètres successifs.
644
Titre exact: « Commission des affaires étrangères, des droits de l’homme, de la sécurité commune et de la politique
de défense ».
645
Sécurité et Défense.
646
Jean-Pierre MASSERET, « Europe de la défense : quo vadis ? », Défense Nationale, n° 02, 2008, pp. 19-26.
647
Assemblée européenne de sécurité et de défense (ex Assemblée de l’UEO), 54ème session, Paris, juin 2008. Lors de
cette session, les parlementaires ont adopté également une nouvelle Charte et un nouveau règlement.
145
Le premier est le choix de l’interparlementarisme qui garantit l’implication des Parlements
nationaux648. Le Traité de Lisbonne prévoit d’ailleurs le renforcement de leur rôle dans les
décisions prises au niveau européen. Surtout, ce sont les parlementaires nationaux qui votent
dans chaque pays les budgets des armées. Malgré une grande variété de cas, ils sont aussi souvent
impliqués dans la prise de décision qui précède une intervention extérieure649.
Le second est la spécialisation des élus. En effet, les questions de sécurité doivent être traitées par
des personnes rassemblant toutes les compétences, y compris l’habilitation à manier des
informations sensibles. La qualité des rapports de l’Assemblée de l’UEO (notamment sur les
aspects non militaires de la gestion des crises) est en ce sens remarquable650 et il serait dommage
de se priver d’une telle expérience.
Enfin, l’UEO reste la mieux placée pour entretenir le flambeau d’une défense européenne
autonome. L’UEO n’est pas seulement la gardienne du célèbre « article 5 » du Traité de Bruxelles
modifié. Elle est aussi, à bien des égards, à l’origine de la PESD et notamment de sa dimension
civile (cf. Chapitre I). Son Secrétaire général est d’ailleurs aussi le SG/HR de l’UE. L’Union
européenne serait dès lors bien inspirée de transférer l’Assemblée de l’UEO dans l’UE (de la
même façon qu’elle avait transféré en 2000-2001 le Centre satellitaire de Torrejon et l’Institut
d’Etudes de sécurité qui continue à publier les Cahiers de Chaillot…).
La « pesdisation » de la gestion civile des crises
Que dire pour clore ce sous-chapitre consacré aux jeux multiples des acteurs de la
GCC européenne ? La première remarque tient à la centralité des Etats membres. Ceux-ci
demeurent les agents principaux du processus d’institutionnalisation de la PESD.
On note par ailleurs le renforcement constant des prérogatives et des champs de compétence des
structures de la PESC/PESD au détriment de la Commission européenne. Ce phénomène induit
aussi une certaine autonomisation des organes placés sous la responsabilité du COPS et du
SG/HR. On peut par conséquent évoquer un double mouvement de « pesdisation » et de
« bruxellisation » de la gestion civile des crises. On notera de la même façon le contrôle
grandissant du Conseil sur tout ce qui touche à la formation du personnel civil et militaire de la
PESD (ex : la création du Collège européen de sécurité et de défense).
Ces tendances de fond semblent traduire la volonté des gouvernements européens de renforcer le
rôle de l’Union européenne sur la scène internationale en favorisant une nouvelle voie
d’intégration qui ne repose pas sur l’affaiblissement des Etats-Nations. Mais ces évolutions sont
aussi guidées par un souci d’efficacité opérationnelle. Il faut dès lors s’intéresser maintenant plus
en détail aux contours et au contenu du volet civil de la PESD.
648
Il faut noter à ce sujet l’existence de la COSAC : Conférence des organes spécialisés dans les affaires
communautaires et européennes des parlements de l’UE.
649
Hans BORN, Alex DOWLING, Teodora FUIOR and Suzana GAVRILESCU, Parliamentary Oversight of Civilian
and Military ESDP Missions : The European and National Levels, Study, Policy Department External policies,
Brussels, European Parliament, October 2007 (en coopération avec le DCAF/Genève).
650
Les Forces de police de l’UEO (1998), op. cit. ; Missions de police internationales dans l’Europe du Sud-Est
(2000), op. cit. ; Le développement de la PESD et l’Objectif global 2010 (2005),op. cit ; Les aspects civils de la PESD
(2006), op. cit. ; Le rôle de la Force de gendarmerie européenne, Assemblée de l’UEO, Doc. A/1928, 21 juin 2006.
146
Contours et contenu
Comment distinguer la gestion civile des crises parmi les nombreux autres moyens d’intervention
dans une crise ou un conflit ? Est-il possible de délimiter a priori son périmètre d’action et des
critères pour son activation ? Renata DWAN avait déjà souligné ce problème
crucial : « Identifying where on the spectrum civilian crisis management is located is a
precondition to elaborating the tools and actors required 651 ». L’auteur concluait cependant
qu’une stricte répartition des tâches reste illusoire du fait de la diversité des acteurs et des
activités652. Pour tenter de circonscrire la GCC, plusieurs aspects doivent donc être pris en
compte.
Le premier est celui de l’éventail des missions : quels sont les « domaines » couverts et que
signifie l’élargissement fonctionnel de la GCC ? Le second aspect a trait à sa place dans le cycle
du conflit : est-il possible de démarquer temporellement son champ d’action ? Il faut ensuite
aborder la thématique de l’intrusion et de la coercition au travers des deux types de mandats
envisagés : les mandats de substitution et les mandats de conseil. Enfin, le quatrième aspect à
étudier est celui des « bénéficiaires » : quel est le « public cible » de la GCC ? Est-elle trop ciblée
sur les élites et les structures étatiques des « pays hôtes » ?
Elargissement fonctionnel et spécialisation sur les tâches de « stabilisation »
Les domaines couverts actuellement par le volet civil de la PESD peuvent être schématisés
comme suit (Fig. 9, cf. page suivante) :
651
652
DWAN, 2001, op. cit, p. 8.
Ibid., p. 9.
147
Fig. 9 : les domaines d’action de la GCC
Police
Missions intégrées :
Police +
renforcement de
l’Etat de droit
Soutien aux
Représentants Spéciaux
de l’UE (RSUE)
Renforcement
de l’Etat
de droit
Gestion civile
des crises de l’UE
Observation
Surveillance
+
Contrôle des
frontières
Administration civile
Protection civile
dans le cadre de la
PESD
Réforme du secteur
de la sécurité*
+
DDR
* La Réforme du secteur de la sécurité concerne de fait les deux volets de la PESD. Elle n’est en outre pas considérée
comme un « domaine » stricto sensu de la GCC. Sur le caractère « englobant » de la RSS, cf. Chapitre IV.
Nous avons déjà montré comment la GCC européenne n’a eu de cesse d’évoluer en fonction du
contexte international et des dynamiques internes à l’Union. Il faut rappeler notamment le
glissement général opéré entre l’agenda du Peacebuilding (des années 1990) et l’agenda de la
stabilisation (de l’après 11 septembre). Ce glissement s’est accompagné d’une extension du
périmètre de la GCC. Aux quatre domaines prioritaires de Feira se sont ainsi rajoutés d’autres
secteurs d’activité (monitoring et capacités de soutien aux RSUE puis RSS, DDR…) tandis que
de nouvelles missions intégrées visaient à dépasser l’approche unisectorielle initiale (cf. partie I).
Le registre d’intervention de la GCC couvre donc un champ plus large que les 4+2 domaines
prioritaires définis officiellement. En outre, il n’est pas exclu que les Etats membres élargissent
encore à l’avenir la gamme des moyens disponibles. On pense par exemple à la création de
capacités de soutien aux médias indépendants (à l’instar de l’OSCE qui a acquis une expertise en
la matière). La tendance est en tout cas à l’acquisition de nouvelles compétences qui permettent
de disposer de moyens toujours plus fins et plus spécialisés. Cette expansion fonctionnelle est en
phase avec l’élargissement des Tâches de Petersberg aux opérations de désarmement conjointes et
aux missions d’assistance aux pays tiers. Plus qu’une dilution de la GCC, ce mouvement
s’accompagne aussi d’un certain recentrage sur les tâches dites de « stabilisation ». Ce terme n’est
148
toutefois pas neutre et nous reviendrons plus loin sur le lien qui peut être fait avec la
« stabilisation & reconstruction » à l’américaine653.
Un bornage clair de la GCC sur le plan fonctionnel est en tout cas illusoire. Il faudra donc
accepter des redondances avec d’autres activités assurées dans le cadre communautaire ou dans le
champ de la JAI : coopération policière, soutien à l’Etat de droit, protection civile, questions
douanières (…). Tous ces domaines sont aussi couverts à juste titre par les acteurs européens. Un
critère de différenciation supplémentaire serait-il dès lors le facteur temporel ?
Place dans le cycle du conflit
Nous avons vu plus haut que l’une des difficultés conceptuelles de la GCC est de définir sa place
dans le cycle du conflit (prévention, gestion, stabilisation, consolidation).
Il faut rappeler ici que le facteur temps occupe plus fondamentalement les chercheurs des Etudes
pour la résolution des conflits : quand un conflit est-il suffisamment « mûr » pour envisager une
intervention par une tierce partie avec quelque chance de succès 654 ? L’intervention optimale sera
évidemment celle qui prendra en compte le contexte et la nature mais aussi, le « stade » du
conflit. Cela renvoie également à la thématique du « sequencing ». Selon Ronald FISHER et
Loraleigh KEASHLY655, une règle générale s’applique: les méthodes « douces »656 sont les plus
appropriées lorsque les éléments subjectifs du différend dominent (manque de communication et
de confiance). A contrario, les formes les plus « musclées » d’intervention doivent être utilisées
lorsque les intérêts des parties sont en jeu. Dès lors, plus le conflit est intense, plus la tierce partie
devra user de la contrainte. Cela légitime l’emploi des moyens militaires dans les phases les plus
aigues de la crise mais aussi, le recours privilégié aux moyens civils en amont (prévention) et en
aval (consolidation de la paix). Une intervention internationale doit donc être graduée, chaque
phase supposant l’emploi de moyens spécifiques.
C’est dans cet esprit que l’UE avait fixé à Feira deux cadres d’emploi privilégiés pour les
capacités civiles de gestion des crises : « Agir pour prévenir l’éruption ou l’escalade des conflits »
et « Consolider la paix et la stabilité interne en période de transition »657. Les premières capacités
de la GCC furent donc d’abord conçues pour réagir rapidement lors de deux phases cruciales :
1/ la phase de tension qui précède l’éclatement généralisé de la violence (intervention
préventive) ;
653
Paradoxalement, les Etats européens les moins « militaristes » semblent préférer le mot « stabilisation » à celui de
« sécurité ». Or, l’expression « stabilisation & reconstruction » est directement importée des concepts en vogue au sein
de l’armée américaine, en lien avec les tâches militaires de contre-insurrection: cf. Hans BINNENDIJK and Stuart
JOHNSON, Transforming for Stabilization and Reconstruction Operations, Washington D.C., National Defense
University Press, 2004 ; Steven METZ and Raymond MILLEN, « Intervention, Stabilization, and Transformation
Operations: The Role of Landpower in the New Strategic Environment », Parameters - US Army War College
Quarterly, Sprong 2005, pp. 41-52. Sur ce sujet, cf. Partie III.
654
Cf. William ZARTMAN, and Lewis RASMUSSEN, Peacemaking in International Conflict : Methods and
Techniques, Washington DC, USIP, 1997.
655
Ronald FISHER and Loraleigh KEASHLY, « The Potential Complementarity of Mediation and Consultation Within
a Contingency Model of Third Party Intervention », Journal of Peace Research, Vol. 28, 1, 1991, pp. 29-42.
656
Soft intervention.
657
Conseil européen de Feira, juin 2000.
149
2/ la période qui suit immédiatement la fin des hostilités ouvertes (en général après une
intervention militaire de façon à combler le vacuum sécuritaire, en exerçant au besoin des tâches
exécutives). L’idée est alors de « gagner du temps » tout en « créant les conditions » pour
permettre le déploiement d’autres acteurs.
Cette délimitation permettait théoriquement de différencier la GCC des actions entreprises dans le
cadre de la prévention structurelle et de la reconstruction post-conflit, domaines d’action
privilégiés de la Commission :
« La Commission concentrera son assistance, dans les situations de post-conflit, sur la
consolidation de la paix et la prévention des conflits futurs, en particulier à travers des
programmes de réhabilitation, des mesures de réhabilitation liées aux enfants, des programmes
DDR de même que des actions de soutien aux processus de réconciliation658 ».
La limitation temporelle de la GCC a été néanmoins souvent dénoncée par le passé: les Etats
membres auraient cantonné la GCC à des actions réactives, axées sur le court terme. Conçue
essentiellement pour assurer le relais des forces armées (et faciliter leur désengagement), la GCC
se serait avérée trop déconnectée des activités conduites en amont et en aval par les agents
humanitaires et des acteurs du développement.
Pourtant, dans les faits, les premières missions civiles PESD n’ont pas été restreintes à des
interventions d’urgence sur le modèle du pompier qui éteint l’incendie. Bien au contraire, les
missions se sont plutôt installées dans la durée, les phases de post-conflit ayant tendance à s’étirer
dans le temps (ex. Bosnie). La confusion des rôles s’en trouvait paradoxalement renforcée.
Inversement, l’UE a déployé des missions sur un mode préventif (ex. en Moldavie) sans qu’il y
ait pour autant danger immédiat d’explosion d’une crise majeure.
Pour Agnieska NOWAK, l’UE a su tirer en tout cas les leçons des premières missions: la GCC
serait désormais considérée comme un « continuum de tâches interdépendantes » tout en gardant
la particularité de pouvoir répondre dans l’urgence à une crise majeure659 (les procédures
réglementaires de la Commission n’étant comparativement pas adaptées pour des actions
rapides).
La problématique de l’intrusion
Si le facteur temporel n’est pas un critère suffisant pour identifier la GCC, sa caractéristique
serait-elle la capacité à exercer des tâches exécutives ? On sait que l’UE a envisagé dès le début
deux types de mandat : soutien / habilitation660/ renforcement des capacités et substitution en cas
de défaillance partielle ou totale des autorités locales. Cela permet théoriquement une gradation
de la coercition, avec des répercussions aussi sur le volume des missions et la quantité du
personnel requis (Fig. 10).
658
Resolution on the Commission Communication on conflict prevention, A5-0394/2001, European Parliament, 13
December 2001.
659
NOWAK, 2006, op. cit. pp. 27 et 36.
660
« Empowering ».
150
Fig. 10 : les degrés de coercition et d’intrusion dans la société-hôte
Degrés de coercition et
d’intrusion dans la société
hôte
Mission
« habilitante »
Mission de
substitution
Mission de
soutien
On soulignera à cet égard un nouveau paradoxe de la GCC : les missions civiles PESD sont de
fait bien plus intrusives pour le pays hôte qu’une intervention militaire dans le sens où elles
touchent aux structures administratives et étatiques et donc, à la répartition du pouvoir etc. Un
risque de la GCC serait ainsi d’être trop efficace et trop intrusive: « Civilian Crisis Management,
to a much greater extent than military crisis management targets the institutions ans structures of
a state and society. To that extent, it is potentially far more invasive than a military presence
and/or intervention 661».
Un grand défi pour les agents de la GCC consiste donc à se faire respecter/accepter par les acteurs
locaux. Cela suppose de rechercher la participation et l’appropriation des processus pour éviter
les accusations de néocolonialisme et les risques d’assistanat. Cela soulève enfin un autre
paradoxe (et non des moindres) de la GCC: « Civilian crisis management should always be,
therefore limited in concept and oriented towards its own dissolution » 662.
On remarque en tout cas que l’installation dans la durée des missions civiles PESD est allée de
pair avec une préférence pour les mandats de conseil et de renforcement des capacités. Les
missions de substitution (sur le modèle de la MINUK I) devraient ainsi rester l’exception.
D’ailleurs, à ce jour, seule la mission EULEX Kosovo jouit formellement de pouvoirs exécutifs.
L’UE privilégie à chaque fois l’assentiment des Etats hôtes et le déploiement de missions réduites
en personnel, à la fois moins coûteuses et plus discrètes (notion de « light footprint »). Un des
objectifs poursuivis est notamment de créer les conditions pour un engagement ultérieur d’autres
acteurs, la Commission en particulier.
Le critère d’intrusion et l’usage d’un certain degré de la coercition sont donc des signes distinctifs
de la GCC. On ne peut toutefois pas juger ce critère exclusif dans le sens où toute relation
d’assistance est intrinsèquement déséquilibrée et inégalitaire (réalité qui s’applique aussi à l’aide
technique ou humanitaire apportée par exemple par la Commission). Le scénario d’une prise en
charge totale ou partielle des tâches de gouvernement dans un pays en situation d’anarchie reste
cependant l’une des grandes spécificités du volet civil de la PESD. La capacité à remplir ce type
de mission suppose en effet l’emploi de moyens et de procédés spécialisés.
661
662
DWAN, op. cit p. 10.
Ibid.
151
Quels « bénéficiaires » ?
Un dernier aspect doit être également abordé pour mieux cerner la GCC. Il s’agit d’identifier ses
« bénéficiaires », ou, pour le dire autrement, son « public cible ». Les capacités du volet civil de
la PESD visent-elles à renforcer les « Etats hôtes » ou plus largement les « sociétés hôtes » ?
Le modèle de la pyramide du Peacebuilding de John Paul LEDERACH663 a montré que la paix ne
peut être durablement construite que si l’on intervient à tous les étages d’un pays en situation de
conflit ou de violence : au niveau des élites, au niveau des corps intermédiaires et au niveau de la
société tout entière. Une intervention extérieure visant à mettre fin à une situation de violence doit
pouvoir jouer sur la pluralité des acteurs et des approches. La diplomatie multiniveaux vise
précisément à résoudre les différends par la complémentarité des actions. On distingue de fait
trois voies664.
La Voie I se focalise ainsi sur les responsables politiques et militaires locaux pour les contraindre
au compromis. Orientées sur le résultat, les actions entreprises empruntent les canaux officiels et
usent au besoin de la contrainte: sanctions, arbitrage, médiation appuyée par la force ou par la
menace (des méthodes non coercitives peuvent cependant être aussi employées: facilitation, bons
offices).
La Voie II suppose pour sa part l’engagement de personnes privées (universitaires, ONG de paix).
Les actions sont alors orientées sur le processus par des mesures non officielles et non
coercitives: organisation d’ateliers de résolution des problèmes…
Enfin, la Voie III implique une grande variété d’acteurs: ONG locales, agences internationales de
développement, organisations humanitaires, groupes de défense des droits de l’homme. Il s’agit
alors de conduire des actions orientées sur le processus mais aussi, plus généralement, sur le
changement de structure : renforcement de la société civile, travail de mémoire et de
réconciliation, actions de développement, promotion des droits de l’homme. C’est ainsi que l’on
peut espérer parvenir à la transformation du conflit, au-delà de la simple gestion de crise.
Au niveau de l’UE, on comprend que les actions de la Commission pour la prévention et la
résolution des conflits s’inscrivent clairement dans la Voie III, au travers de grands programmes
structurels mais aussi grâce à de subventions plus ciblées (via ECHO, etc.). De la même façon, la
Commission s’est dotée d’instruments financiers spécifiques pour soutenir des actions qui
relèvent de la Voie II et de la Voie I (négociations en vue d’un accord de paix, missions de
facilitation).
A l’inverse, on peut en revanche placer clairement les moyens de la PESC/PESD (RSUE,
capacités civiles et militaires de la PESD) dans le champ de la Voie I, notamment lorsque l’action
doit s’appuyer sur la force ou la menace. Dans le même ordre d’idées, on constatera aussi que les
domaines de la GCC sont essentiellement ciblés sur les élites et, en tout cas, sur le renforcement
des capacités étatiques ou administratives du pays hôte. L’effort est par ailleurs porté plus
spécialement sur la réforme et/ou le renforcement des appareils sécuritaires et/ou judiciaires. La
restauration de l’Etat (State-building) est donc une autre grande caractéristique de la GCC
663
John Paul LEDERACH, Building Peace - Sustainable Reconciliation in Divided Societies, Washington DC, USIP,
1997.
664
D’après Cordula REIMANN, op. cit. p.6
152
européenne. On notera cependant que si le State-building est déjà une tâche immense, l’UE devra
se garder des mirages du Nation-building. La GCC européenne gagnera en tout cas à rester
modeste en se fixant des objectifs raisonnables (cf. Chapitre VI).
Conclusion
On constate pour finir que le champ du volet civil de la PESD s’accorde mal des délimitations
franches. Il est possible néanmoins d’identifier certaines de ses spécificités dans le spectre des
moyens engagés par l’UE dans une crise ou un conflit. La GCC européenne peut intervenir
théoriquement sur toutes les phases du conflit même si les situations d’escalade et d’immédiat
après-crise restent des cadres d’emploi privilégiés (notamment sur un mode de réaction rapide)
pour juguler la violence ou combler le fossé sécuritaire. Son caractère intrusif et un usage
savamment gradué de la contrainte sont par ailleurs d’autres caractéristiques tout comme son
ciblage sur le renforcement des capacités étatiques et/ou sécuritaires.
Ce chapitre a montré plus largement que si la notion de GCC défie les interprétations simplistes,
l’UE et les Etats membres ont réussi à l’imposer pour promouvoir les capacités civiles dans le
cadre de la PESD. L’ambivalence du concept n’a donc pas eu que des inconvénients. C’est en ce
sens que l’on a déjà parlé « d’ambiguïté constructive »…
L’élasticité du concept s’est avérée tout d’abord commode pour favoriser un consensus autour de
l’Europe de la gestion des crises. La dualité civilo-militaire apparaît en effet comme une garantie
que la PESD ne cèdera pas à une certaine forme de « tentation militariste ». Le concept de gestion
civile des crises sonne par ailleurs de manière positive et séduisante, a fortiori lorsqu’il est
« enrobé » dans le discours suave de la « gentille Europe » disposée à se mettre au service d’un
monde plus égalitaire et plus fraternel. La confusion ordinaire avec l’aide humanitaire ou l’aide
technique aide ainsi à justifier les interventions civiles PESD, tant vis-à-vis des opinions
publiques européennes qu’au sein des pays d’intervention. Le flou sémantique et l’euphémisation
des formules665 deviennent dès lors des outils efficaces de communication. Comment critiquer par
exemple le déploiement d’une « force civile » pour accompagner l’indépendance de la jeune
nation kosovar sur le chemin de la paix et de la propérité européenne ? Comment ne pas saluer
l’envoi « d’observateurs » pour superviser un accord de cessez-le-feu ? Dans le chapitre suivant,
nous verrons que le danger serait pourtant que les Européens se laissent bercer par leur propre
discours…
On retiendra à ce stade qu’il faut toujours se méfier des apparences. Un concept « mou » et
polymorphe peut s’avérer rugueux et robuste dans sa substance. L’arrimage à la PESD, le rôle
central des Etats et des structures dépendant du SG/HR ainsi que le ciblage croissant sur les
tâches de stabilisation rattachent au final clairement la gestion civile des crises à la sphère
politico-stratégique. Mais, si l’UE a investi avec succès le concept, il faut étudier maintenant les
motivations et le projet politique qui sous-tendent ce choix.
665
Ex : l’expression projection de la sécurité est une formulation commode pour ne pas évoquer trop ouvertement la
notion d’intervention.
153
Chapitre VI : le volet civil de la PESD - un vecteur
de l’Irreal Politik ou un outil de puissance ?
Résumé
Ce chapitre confronte le volet civil de la PESD aux théories de la sécurité, aux théories des
relations internationales et aux théories de l’intégration. Il replace en outre la GCC dans le
prolongement des débats sur la nature de la puissance européenne et des grandes interrogations
sur le projet de la PESC/PESD. Il s’agit enfin de mesurer l’apport spécifique de la GCC à la
construction européenne dans sa double dimension extérieure (l’UE comme acteur global) et
interne (l’UE comme processus d’intégration et d’européanisation). Surtout, ce chapitre rappelle
que la gestion civile des crises n’est qu’un outil au service de la PESC et d’une certaine vision de
l’UE dans le monde globalisé.
Introduction
L’extension rapide de la PESD défie les prévisions des spécialistes des relations internationales et
des processus d’intégration. Pourquoi et comment les Etats européens se sont-ils lancé dans une
telle entreprise ? Quelle est la réalité des succès revendiqués ? Surtout, quelles sont les finalités
ultimes ?
Dans les études européennes stricto sensu, la PESC et la PESD sont par ailleurs abordées au
travers de deux littératures qui peinent à se rencontrer : l’Actorness666 d’une part et
l’européanisation d’autre part. Le rôle et la spécificité de l’UE comme acteur/présence
international(e) suscitent en effet de multiples interrogations comme en témoignent les nombreux
débats sur la SES depuis 2003667. En parallèle, la PESC/PESD influence sous des formes
inusitées les processus internes d’intégration. Ces questions n’ont cependant jamais été étudiées
sous l’angle du volet civil de la PESD.
Dans le prolongement des dilemmes soulevés dans le chapitre précédent, il s’agit de donner des
clés d’interprétation plus larges. Comment le développement de capacités civiles d’intervention
s’inscrit-il dans les efforts de l’UE pour être reconnue comme un acteur de sécurité crédible ?
Quel est son impact sur le grand dessein de la construction européenne ?
666
Charlotte BRETHERTON and John VOGLER, The European Union as an International Actor, London, Routledge,
1999.
667
Voir notamment André DUMOULIN, « La sémantique de la Stratégie européenne de sécurité - Lignes de forces et
lectures idéologiques d’un préconcept », Annuaire Français des Relations Internationales, Vol. 6, Paris, 2005, pp. 632646.
154
De façon systématique, la GCC est passée au crible de différents cadres d’analyse :
-
Théories de la sécurité et principaux paradigmes des relations internationales ;
Débats sur la PESC/PESD (motivation, futurs possibles) ;
Débats sur le processus d’intégration et d’européanisation ;
Transformation de la puissance et nature de la puissance européenne ;
Ce chapitre insiste sur l’idée que la gestion civile des crises n’est qu’un outil au service d’une
politique et d’une certaine vision de l’Europe. En distinguant trois grandes voies possibles pour le
futur de l’Union, il s’agit dès lors d’esquisser les implications possibles pour la PESC et pour la
PESD dans ses deux dimensions civile et militaire.
GCC, théories de la sécurité et grands paradigmes des relations internationales
A l’instar de l’UE, la PESD et la gestion civile des crises défient les cadres d’analyse
traditionnels. Il faut dès lors multiplier les grilles de lecture en confrontant tout d’abord la GCC
aux théories de la sécurité puis aux principaux paradigmes des relations internationales668.
L’UE : un terreau fertile pour de nouvelles conceptualisations de la sécurité
Sous l’effet de la mondialisation, l’ordre westphalien basé sur la souveraineté des Etats-nations
est remis en question de multiples façons669. Ce mouvement de fond, accentué depuis la rupture
stratégique de 1989, explique le renouveau des études de sécurité au-delà des études stratégiques
traditionnelles670. Les reconceptualisations intellectuelles de la sécurité donnent lieu à de vives
controverses entre différentes écoles académiques671 : (néo)réalistes672 et (néo)libéraux673,
constructivistes674, théoriciens critiques675. Les débats portent sur l’agenda de la sécurité dans un
contexte international lui-même en perpétuelle mutation. Qu’est-ce que la sécurité ? Quel est son
« référent » : l’Etat, le groupe, l’individu ? Quels sont les nouveaux acteurs et les nouvelles
menaces ? Comment traiter les sources d’insécurité ?
668
Voir aussi plus généralement Franck PETITEVILLE, « Le rôle international de l’UE et la théorie des relations
internationales », in René SCHWOK et Frédéric MERAND (Dir.), L’Union européenne et la sécurité internationale :
théories et pratiques, Bruxelles, Bruylant, 2009, pp. 57-70.
669
SENARCLENS, La mondialisation, op. cit.
670
Stephen WALT, « The Renaissance of Security Studies », International Studies Quarterly, 35, n° 2, June 1991, pp.
211-39.
671
Cf. Charles-Philippe DAVID et Jean-Jacques ROCHE, Théories de la sécurité – Définitions, approches et concepts
de la sécurité internationale, Paris, Montchrestien, 2002 et Christopher HUGUES, Security Studies – A Reader,
London, Routledge, 2006.
672
Jean-Jacques ROCHE, « Quelles politiques de sécurité pour l’après-guerre froide ? Une approche réaliste de la
sécurité à l’aube du XXI° siècle », Cahiers Raoul Dandurand, n°5, Montréal, avril 2001.
673
David BALDWIN (Ed.) Neorealism and Neoliberalism : The Contemporary Debate, New York, Columbia
University Press, 1993.
674
Cf. les travaux de l’Ecole de Copenhague, ex : Barry BUZAN, Ole WAEVER and Jaap de WILDE, Security: A
New Framework for Analysis, Boulder, Lynne Rienner, 1998.
675
Keith KRAUSE and Michael C. WILLIAMS (Eds), Critical Security Studies. Concepts and Cases, Minneapolis,
University of Minnesota Press, 1997. Voir aussi Keith KRAUSE, « Approche critique et constructiviste des Etudes de
sécurité », Annuaire Français des Relations Internationales, Vol. 4, Paris, 2003, pp. 600-612.
155
La notion de sécurité s’est élargie à des thématiques nouvelles pour dépasser la vision classique
de la défense territoriale des Etats : questions environnementales, migrations, lutte contre la
prolifération des armes de petit calibre, déminage humanitaire... En parallèle, il a fallu mieux
prendre en compte le rôle des organisations internationales ainsi que les dimensions sociétales676
et individuelles : rôle des femmes dans les conflits, enfants-soldats… Ces nouveaux horizons ont
favorisé à leur tour l’émergence de notions nouvelles qui connaissent des succès variés : sécurité
énergétique, sécurité alimentaire, sécurité globale, sécurité durable, sécurité humaine, sécurité
démocratique…
Ce foisonnement conceptuel favorise les réflexions pour la mise en œuvre d’approches
novatrices, basées sur une meilleure coopération régionale et internationale. C’est ainsi que
l’Union européenne a suscité de nombreux espoirs pour promouvoir l’émergence d’une
« gouvernance sécuritaire » qui puisse servir d’exemple à l’échelle mondiale. L’UE se pose en
effet volontiers en laboratoire et en modèle pour imaginer de nouvelles façons de gérer en
commun les questions de sécurité. En parallèle, elle intervient de plus en plus comme
acteur unifié dans les différentes arènes qui favorisent l’émergence de régimes de sécurité :
Commission des Nations Unies pour la consolidation de la paix, Agence Internationale pour
l’énergie atomique, Conférences pour le désarmement…
En 1975 déjà, le Rapport TINDESMANS677 montrait que les Européens s’engageaient vers une
conception élargie du concept de sécurité. Cette vision est revendiquée avec force dans la SES de
2003. Le Leitmotiv est par conséquent de développer la complémentarité des approches, les
menaces et les réponses à apporter n’étant plus considérées comme purement civiles ou
militaires678.
Pour cela, l’UE présente indéniablement de nombreux atouts de par son histoire et de par sa
singularité. Le projet européen est fondamentalement un projet de sortie de conflit fondé sur le
droit et le refus de la force. Le processus d’intégration européenne ne laisse effectivement pas de
surprendre : comment des Etats antagonistes ont-ils pu construire un tel édifice de paix et de
prospérité ? Mais l’UE n’est pas qu’une communauté de sécurité679 ou un complexe régional de
sécurité680 à vocation interne. Elle agit également de longue date dans le domaine de l’aide
humanitaire et de l’aide au développement, participant ainsi à une meilleure fluidification des
relations internationales.
L’émergence de la PESC/PESD à la fin des années 1990 s’inscrit dans le prolongement de cette
tradition, ce qui explique les interrogations sur les orientations de cette nouvelle dimension
sécuritaire et sur les particularités du modus operandi européen en matière de gestion des crises et
des conflits. Pourtant, si l’approche européenne est saluée pour sa largesse de vue, quelle est la
conception de la sécurité réellement sous-tendue par la GCC européenne ?
676
Cf. le concept de sécurité sociétale mis en avant par Barry BUZAN : Barry BUZAN, People, States and Fear: an
Agenda for International Security Studies in the Post Cold War Era, Boulder Lynne Rienner, Wheatsheaf, 1991.
677
« Rapport Tindemans », Bruxelles, 29 décembre 1975 ; En 1997, le même Leo TINDEMANS proposait la création
d'un « corps européen composé d'unités militaires et civiles spécialement chargé d'opérations de maintien et de
rétablissement de la paix » : Développement et perspectives pour la politique de sécurité commune de l'Union
européenne: Doc A4-162/97, Parlement Européen, Strasbourg, 14 mai 1997.
678
Nicole GNESOTTO, « European Strategy as a Model », EU-ISS Newletter, N°9, January 2004.
679
Karl DEUTSCH (Ed.), Political Community and the North Atlantic Area: International Organization in the Light of
Historical Experience, Princeton NJ, Princeton University Press, 1957.
680
Barry BUZAN and Ole WAEVER, Regions and Powers : The Structures of International Security, Cambridge,
Cambridge University Press, 2003.
156
Le noyau dur de la sécurité et de la défense
Avant de répondre à cette question, il faut rappeler tout d’abord la différence entre les relations
extérieures (Relex) et la PESC/PESD. C’est la distinction déjà soulignée entre low politics et high
politics (distinguo qui résiste à la « low politicisation » des enjeux sécuritaires).
Plus que des piliers distincts gérés par des acteurs différents, ces différentes dimensions de
l’action internationale de l’UE doivent être conceptualisés sous forme de cercles concentriques.
C’est d’ailleurs l’une des avancées du Traité de Lisbonne qui les emboîte implicitement dans
différents (sous-)chapitres ordonnés en cascade681 (quand le TUE et le TCE traitaient ces
questions dans des parties dissociées). Ainsi, plus on se rapproche du centre, plus on touche au
« noyau dur » des affaires politico-stratégiques, à savoir la sécurité et de la défense comprises au
sens classique (Fig. 11).
Fig. 11 : le Traité de Lisbonne et la nouvelle conceptualisation de l’action extérieure de l’UE
PESD (PSDC)
PESC
Action
extérieure
Ce noyau dur est également celui de la souveraineté étatique. Cela ouvre dès lors une première
piste à ce stade de l’analyse : le volet civil de la PESD est au coeur des intérêts souverains des
Etats membres qui restent les principaux acteurs de la scène internationale. La PESD s’exerce en
effet dans le cadre d’une sécurité coopérative, ce qui n’exclut pas des phénomènes croissants de
convergence.
681
TUE, Titre V (Dispositions générales relatives à l’action extérieure de l’Union et dispositions spécifiques
concernant la politique étrangère et de sécurité commune) : Chapitre 1 (action extérieure), Chapitre 2 (PESC), Chapitre
2 Section 2 (Politique de sécurié et de défense commune).
157
GCC et « securitisation »
L’approche européenne vis-à-vis du concept de sécurité s’inscrit de fait dans un mouvement plus
ample de « securitisation »682 souvent dénoncé par ailleurs. Ainsi, l’ouverture du champ de la
sécurité aurait conduit paradoxalement les Etats à céder au « tout sécuritaire » par une
construction discursive683 des « nouvelles menaces ». Cette tendance se serait accentuée depuis le
11 septembre 2001, favorisant de ce fait les amalgames simplistes dans l’imaginaire collectif (ex :
« demandeur d’asile/migrant » = « immigré illégal » = « criminel » voire « terroriste »).
Sans participer à ces polémiques, on constate néanmoins que l’UE élève de plus en plus de
thématiques au rang de priorité sécuritaire, tant dans le cadre de la PESC/PESD qu’au travers de
la JAI : sécurité énergétique, contrôle des flux migratoires, restrictions au droit d’asile… Dans le
même esprit, allonger la liste des Tâches de Petersberg et accroître les registres d’intervention de
la GCC (cf. chapitre précédent) témoigne d’une volonté d’affronter tout azimut les menaces
identifiées dans la SES de 2003 : terrorisme, armes de destruction massive, conflits régionaux,
faillite des Etats, criminalité organisée. La GCC est dès lors présentée comme un moyen de
contrer ces menaces diffuses et interdépendantes sur un spectre capacitaire sans cesse élargi.
« Security first ! »
Dans le débat sur la dialectique sécurité versus développement (security and development nexus),
il faut noter en outre l’inclinaison des Etats européens en faveur de l’approche dite Security first.
La SES de 2003 énonce ainsi clairement que la sécurité est une « précondition » du
développement. Dans les opérations de gestion des crises, la priorité est mise ainsi sur le
rétablissement de l’ordre public, préalable indispensable pour envisager des actions de relèvement
et de développement à plus long terme. C’est en ce sens que la GCC insiste sur la transition entre
militaires et policiers et, de façon générale, sur les aspects « police » qui visent à combler le fossé
de la sécurité et/ou prévenir la résurgence de la violence dans les situations d’après-conflit.
A l’issue de la première rencontre conjointe entre les ministres européens de la défense et les
acteurs gouvernementaux chargés du développement (novembre 2007) le Conseil déclarait ainsi :
« The 2003 European Security Strategy and the 2005 European Consensus on Development684
acknowledge that there cannot be sustainable development without peace and security, and that
without development and poverty eradication there will be no sustainable peace »685.
Le document publié à l’issue de la réunion précisait par ailleurs : « The Council firmly believes
that this nexus between development and security should inform EU strategies and policies in
682
Nous reprenons tel quel cet anglicisme forgé dans le cadre de l’Ecole de Copenhague (op. cit.). Celle-ci propose
précisément une desecuritisation des thématiques. Cf. Ole WAEVER, Barry BUZAN, Morten KELSTRUP and Pierre
LEMAITRE, Identity, Migration and the New Security Agenda in Europe, New York, Saint Martin’s Press, 1993.
683
Speech act. Si l’Ecole de Copenhague insiste sur les aspects discursifs, d’autres auteurs étudient plus spécialement
les acteurs et les pratiques de cette sécuritisation. Voir par exemple en France les travaux de Didier BIGO sur les
aspects police/sécurité intérieure: Didier BIGO, « When Two Become One : Internal and External Security in Europe »,
in Williams KELSTRUP, Institutions of Security in Europe, Oxford, Routledge, 2000. Voir aussi Jef HUYSMANS,
« The European Union and the Securization of Migration », Journal of Common Market Studies, 38:5, December 2000,
pp.751-777.
684
2005 European Consensus on Development, OJ C 46. 24 February 2006.
685
Security and Development - Conclusions of the Council and the Representatives of the Governments of the Member
States meeting within the Council, EU Council, Doc. 15097/07, Brussels, 20 November 2007.
158
order to contribute to the coherence of EU external action, whilst recognising that the
responsibilities and roles of development and security actors are complementary but remain
specific »686.
L’Etat : référent de la GCC
L’Etat demeure en réalité le référent par excellence de la PESD et de la GCC. Cette dernière se
fait par l’Etat, pour l’Etat et avec l’Etat :
-
Par l’Etat car ce sont les Etats membres qui la mettent principalement en œuvre (rôle du
COPS, « mises à disposition » de capacités nationales) ;
Pour l’Etat car l’objectif premier est la restauration des Etats bénéficiaires et le
renforcement de leur capacité à exercer leurs fonctions régaliennes ;
Enfin, avec l’Etat car la GCC s’appuie sur les autorités locales « amies » pour contrer les
forces contraires aux intérêts de l’UE.
Il est ainsi permis d’affirmer que la GCC européenne se rattache clairement aux théories réalistes
de la sécurité. Cet argument de la filiation réaliste du volet civil de la PESD se vérifie si on le
confronte aux principaux paradigmes des relations internationales.
La prégnance du paradigme réaliste
La prééminence des lectures d’essence réaliste se retrouve quand on analyse plus largement la
GCC au travers des trois grands paradigmes des relations internationales.
A prime abord, c’est le paradigme libéral de l’interdépendance qui semble le plus adéquat. Le
discours européen met en avant l’esprit de la Charte des Nations Unies et les « valeurs » pour
justifier les actions civiles PESD : promotion de l’Etat de droit et des droits de l’homme, aide à la
démocratisation, etc. Ce discours s’appuie sur le principe de la Responsabilité de protéger (devoir
d’ingérence) et sur les thématiques liées à la Transition687 (dans sa triple dimension sécuritaire,
démocratique et économique) : réforme du secteur de la sécurité, bonne gouvernance… Le
caractère « inclusif » de la GCC en fait en outre un champ d’application privilégié pour le
concept de multilatéralisme efficace mis en avant par l’UE depuis 2003 : partenariats avec
l’ONU, l’UA, l’ASEAN ou l’OSCE, prise en compte des sociétés civiles. Ces éléments
s’inscrivent dans le droit fil d’une certaine vision de l’Europe, puissance civile et normative,
ouverte sur le monde et soucieuse du droit international688.
Une analyse plus approfondie du volet civil de la PESD montre cependant que le paradigme
réaliste garde toute sa pertinence. Si le réalisme place l’Etat, les questions sécuritaires et les
rapports de force au centre de ses préoccupations, le lien avec la GCC est difficilement réfutable:
686
Ibid.
Samuel HUNTINGTON, The Third Wave : Democratization in the Late Twentieth Century, Oklahoma, Oklahoma
University Press, 1991.
688
Cf. Article 11 TUE et Article 10 A du Traité modifié. La littérature associée à cette « lecture » est foisonnante. Cf.
par exemple Mario TELO, Europe: A Civilian Power? : European Union, Global Governance, World Order, Palgrave,
Mcmillan, 2005.
687
159
rôle majeur des Etats membres, insistance sur les menaces, effort sur les tâches de stabilisation,
développement des missions de contrôle des frontières…Les capacités de la GCC sont en outre
employées de plus en plus en synergie avec la force armée. Les planificateurs militaires ne
ménagent d’ailleurs pas leurs efforts pour mieux inclure les aspects civils dans leurs propres
actions, à la lueur des réflexions sur les transformations de l’art de la guerre (cf. Partie III). Le
réalisme permet dès lors d’avancer plus largement que la PESD et son volet civil servent avant
tout les intérêts sécuritaires, économiques et géopolitiques des Vingt-sept.
Cet argument réaliste est conforté en contrepoint par les réserves émises à l’encontre des
interventions PESD et du discours critique et/ou universaliste qui les entourent689. Le paradigme
de la dépendance voit plus largement dans la GCC européenne un vecteur des intérêts
néocolonialistes, en Afrique subsaharienne notamment. Plus globalement, la gestion civile des
crises ne serait qu’un instrument d’un impérialisme européen utilisant ses capacités de sécurité
douce et les politiques de conditionnalité pour maintenir ses positions dans un rapport nord-sud
très asymétrique (cette lecture s’appliquant également à la Politique de voisinage). Une approche
critique reprochera enfin à la GCC européenne d’être menée au secours de l’Occident libéral dans
le cadre de l’agenda de la stabilisation qui prévaut depuis les attentats du 11 septembre. Cela
disqualifierait la GCC jugée trop ethnocentrée, trop intrusive et trop sécuritaire (cf. chapitre
précédent).
On constate en tout cas qu’il faut se défier des lectures au premier degré. La différence entre le
contenant « libéral » et le contenu « réaliste » de la GCC peut en effet induire en erreur. On
notera plus généralement la complémentarité des différents paradigmes qui reflètent une seule et
même réalité.
GCC, intégration européenne et européanisation
La GCC doit maintenant être étudiée au travers des différentes théories de l’intégration. Quelle
est l’influence des dynamiques internes sur l’émergence de la GCC européenne ? Quel est a
contrario l’impact du volet civil de la PESD sur les processus d’intégration et d’européanisation ?
Intégration européenne et européanisation ne sont pas des notions synonymes. En matière de
PESD, la seconde est néanmoins invoquée pour analyser trois types de phénomènes :
l’institutionnalisation de l’Europe de la défense ; son impact sur les politiques nationales ; enfin,
les formes de transnationalisation des questions de sécurité et la transformation de l’Etat qui en
résulte690. Tous ces aspects touchent la GCC de près ou de loin. Il ne s’agit pas de résumer dans
ce sous-chapitre tout ce qui a été déjà écrit sur le sujet. Il est en revanche intéressant de mobiliser
les principales théories de l’intégration pour mieux comprendre la GCC européenne et ses
implications institutionnelles (les répercussions sur le niveau national étant trop récentes pour
pouvoir être mesurées avec fiabilité).
689
David CHANDLER, Empire in Denial: The Politics of State-building, London, Pluto Press, 2006 ; Immanuel
WALLERSTEIN, L’universalisme européen : de la colonisation au droit d’ingérence, Paris, Demopolis, 2008. Voir
aussi Barbara DELCOURT, « The Liberal Imperialism Doctrine as a Normative Framework for the Union’s Foreign
Policy ? », in Hélène RUIZ-FABRI, Emmanuelle JOUANNET and Vincent TOMKIEWICZ (eds.), Select Proceedings
of the European Society of International Law, Oxford and Portland, Hart Publishing, 2008, pp. 181-207.
690
Bastien IRONDELLE, « Quelle européanisation de la sécurité au sein de l’Union européenne ? », Les Champs de
Mars, n°19, janvier 2008, pp. 39-54.
160
L’apport des théories classiques de l’intégration
Fritz SCHARPF a montré que, de façon générale, l’intégration européenne s’est avérée plus
difficile depuis la transformation de la « CEE »691 en Union européenne à la fin des années 1980
(passage d’une intégration négative à une intégration positive plus ambitieuse)692. En parallèle,
nombre de commentateurs restent sceptiques sur la possibilité de construire une politique
étrangère commune incluant une dimension sécurité forte693. Ce qui était ambitieux à douze
semble encore plus improbable à vingt-sept. Pourtant, même les plus dubitatifs sont obligés de
reconnaître les progrès de la PESC et, singulièrement, de la PESD.
Si les théories classiques de l’intégration peinent généralement à expliquer ces évolutions, elles
demeurent cependant utiles pour analyser la GCC694. L’approche fédéraliste garde ainsi sa
validité. Certes, le volet civil de la PESD n’est pas géré dans le cadre supranational. Ses avancées
participent néanmoins à une fédéralisation rampante vers une unification toujours plus parfaite
sous l’impulsion notable des « élites européennes ». Revendiquer une plus grande implication de
la Commission et du Parlement européen dans la PESD en raison du caractère « civil » de la GCC
est en tout cas une façon habile de rogner sur la souveraineté des Etats membres. Par ailleurs, si
une « armée européenne » est inenvisageable, il n’est pas interdit d’imaginer que les capacités de
la GCC soient un jour réunies dans un Corps permanent de spécialistes civils jouissant d’un statut
de fonctionnaires européens.
Le fonctionnalisme éclaire pour sa part le rôle dévolu aux « experts » au sein de la machinerie
européenne de gestion des crises. Le caractère de plus en plus complexe du processus capacitaire
explique par exemple que de nombreux dossiers techniques ou thématiques ne puissent plus être
suivis en détail par les diplomates du CivCom. La « professionnalisation » de la CPCC et de la
DG IX (cf. Chapitre IV) répond à cette même tendance qui érode imperceptiblement le contrôle
exercé par les Etats.
Le néofonctionnaliste est lui aussi utile pour décrypter l’influence des groupes de pression
(ONG, organisations issues de la société civile, lobbies atlantistes). Il peut aider à comprendre
plus largement le phénomène d’engrenage (spill-over) qui a conduit l’UE à passer de
l’économique au militaire, puis, au sein de la PESD, du militaire à la GCC et vice-versa (les deux
volets de la PESD exerçant l’un sur l’autre des « effets de champ »). Chaque évolution crée en
tout cas de nouvelles « loyautés » au niveau européen. Cette évolution n’a pas été anticipée par
les théoriciens mais elle mériterait assurément des études spécifiques695.
691
Communauté économique européenne.
Fritz SCHARPF, Gouverner l’Europe, Paris, Presses de Science Po, 2000.
693
Stanley HOFFMANN voyait à l’origine dans la différence entre High politics et Low politics un frein à toute
intégration réelle dans le domaine de la politique étrangère : Stanley HOFFMANN, The European Sisyphus - Essays on
Europe 1964-1994, Boulder, Westview Press, 1995.
694
René SCHWOK, Théories de l’intégration européenne : approches, concepts et débats, Paris, Montchrestien, 2005 ;
René SCHWOK, « Le rôle international de l’UE et les théories de l’intégration européenne », in René SCHWOK et
Frédéric MERAND (Dir.), L’Union européenne et la sécurité internationale : théories et pratiques, Bruxelles,
Bruylant, 2009, pp. 41-56.
695
Dès 1969, Philippe SCHMITTER a montré néanmoins que le phénomène de spillover est accompagné par des
processus d’externalisation et de politicisation. Les Etats tiers sont notamment obligés de se positionner par rapport à
l’intégration. Voir aussi Philippe SCHMITTER, « Three Neo Functional Hypotheses about International Integration »,
International Organizations, Vol. 23, n° 1, 1969, pp. 161-166.
692
161
La GCC est par ailleurs un objet de choix pour les approches institutionnalistes.
L’institutionnalisme du choix rationnel696 permet d’évaluer dans quelle mesure le renforcement
de la GCC reflète l’intentionnalité des Etats de réduire les coûts de transaction et d’obtenir des
gains relatifs au-delà de la simple mutualisation des moyens (calcul coûts/opportunité).
L’institutionnalisme historique met quant à lui l’accent sur la « path dependency ». Le
développement de la PESD (et de son volet civil) est incrémental. A chaque étape, il faut prendre
en compte les décisions qui ont été prises antérieurement. La France a par exemple accepté à
Cologne (1999) de placer la PESD sous le signe de la dualité civilo-militaire. Il s’agissait alors
d’une concession pour ménager les Etats neutres. La suite des événements a montré que cette
décision n’est pas restée anodine.
L’institutionnalisme sociologique permet de mesurer en outre les effets de la socialisation (social
learning) au sein des communautés épistémiques constituées par les diplomates, les militaires et
les policiers qui travaillent à Bruxelles ou sur le terrain697. Plus généralement, le constructivisme
social sert à identifier les discours dominants et à observer la façon dont l’identité forge les
intérêts698 : émergence d’une « culture PESD », effets de l’européanisation sur les décideurs (ex :
les ambassadeurs du COPS), façonnement des normes et des « standards européens » véhiculés
par les missions civiles PESD.
Enfin, les approches traitant de la gouvernance multiniveaux et la littérature émergente sur la
« gouvernance sécuritaire »699 pourraient donner lieu elles aussi à des études appliquées à la GCC
européenne: pourquoi les Etats coopèrent-ils dans ce domaine particulier en l’absence d’une
autorité centrale clairement identifiée ? Quels sont les modes de régulation ? Quelle est
l’influence de la multiplicité des acteurs et des centres de décision700 ? Quels sont les phénomènes
d’inclusion et d’exclusion induits ?
Nous verrons cependant dans la troisième partie de cette recherche que la chaîne hiérarchique de
la PESC/PESD a peu à voir avec une improbable gouvernance sécuritaire. Tous les efforts
tendent au contraire vers un renforcement de la structure pyramidale de l’édifice et vers la
concentration des pouvoirs au niveau de certains postes-clés : Haut-Représentant, Commandant
des opérations civiles… Cette tendance marque l’envol opérationnel de la PESD, bras armé de
« l’exécutif » européen (cf. partie III).
696
Wolfgang WAGNER, « Why the EU’s Common Foreign and Security Policy will Remain Intergovermental: a
Rationalist Institutional Choice Analysis of European Crisis Management Policy », Journal of European Public Policy,
10(4), 2003, pp.576-595.
697
L’étude des réseaux de la PESC/PESD et des « trajectoires individuelles » méritait une recherche empirique à part
entière, notamment dans les relations avec l’ONU, l’OTAN... Il ne faut toutefois pas surestimer ces phénomènes, le
rôle des capitales restant déterminant (tout comme le système de la cooptation). En outre, la rotation régulière des
militaires et diplomates en poste à Bruxelles empêche une autonomisation trop marquée. Il en va autrement du
personnel travaillant en permanence dans les structures du second pilier.
698
A la croisée de l’institutionnalisme et du contructivisme, cf. notamment un ouvrage récent de Frédéric MERAND :
Frédéric MERAND, European Defence Policy: Beyond the Nation State, Oxford, Oxford University Press, 2008. Voir
aussi Frédéric MERAND, « L’Europe des diplomates, l’Alliance des militaires. La PESD comme enjeu de luttes
symboliques », Les Champs de Mars, n°19, janvier 2008, pp. 55-72.
699
Mark WEBBER, Security Governance in Europe : Theory and Application, Fith Pan-European Integration Relations
Conference, The Hague, September 2004 ; Mark WEBBER, Stuart CROFT, Jolyon HOWORTH, Terry TERRIFF and
Elke KRAHMANN, « The Governance of European Security », Review of International Studies, 30, 2004, pp. 3-26 ;
Emil KIRCHNER, « The challenge of European Union Security Governance », Journal of Common Market Studies,
Vol. 44 (5), 2006, pp. 947-96 ; Emil KIRCHNER, EU security governance, Manchester, Manchester University Press,
2007.
700
On parle ainsi d’hétérarchie, d’agrégation des préférences... Ibid.
162
On constate pour finir que seul le croisement des théories peut donner une idée satisfaisante de la
GCC européenne. Pourtant, ici encore, ce sont les approches stato-centrées qui fournissent en
définitive les explications les plus pertinentes. En effet, le postulat selon lequel
l’intergouvernementalisme et le transgouvernementalisme restent les cadres explicatifs dominants
pour analyser la PESC/PESD701 s’applique pleinement à la GCC.
De l’intergouvernementalisme (…)
L’approche intergouvernementaliste - qui dérive du réalisme - insiste sur le caractère unitaire des
Etats (identifiés à leurs instances dirigeantes) et sur leur rationalité quand il s’agit de « haute
politique ». Elle met ainsi l’accent sur le rôle prépondérant des (principaux) Etats qui contrôlent
pour l’essentiel la vitesse et le niveau d’intégration702, soit en accélérant soit en freinant les
initiatives.
La PESD et son volet civil sont indubitablement le fruit d’âpres marchandages entre
gouvernements. Les « petits pays » ont cherché à contrebalancer la prépondérance des « grands »
sur le plan militaire tout en faisant valoir leur savoir-faire en matière de sécurité douce. Au sein
de la GCC, la France, l’Italie et l’Espagne ont par ailleurs donné la priorité au domaine police
pour mettre en avant leurs propres forces de gendarmerie (malgré les réticences initiales du
Royaume-Uni et de l’Allemagne qui ont des structures policières très différentes). Enfin, la
rivalité pour la répartition des postes de responsabilité à Bruxelles et sur le terrain est révélatrice
de luttes d’influence plus larges : concurrence entre les différents modèles administratifs ou
juridiques703 mis en valeur par les missions européennes, compétition pour l’attribution des
contrats de reconstruction…
En dépit de leur hétérogénéité, les Etats membres restent les agents principaux de la GCC
européenne. Son institutionnalisation dans l’UE répond avant tout à un souci de maximaliser à
moindre coût des atouts nationaux dans la logique pragmatique déjà soulignée plus haut (faire
face aux nouvelles menaces, gérer les sorties de conflit). Dans cette optique, l’Union s’est révélée
être le « moteur/catalyseur » le plus approprié pour générer des capacités civiles qui sont
engagées « en multinational » et « au cas par cas »704. On peut effectivement penser que ces
capacités auraient été développées dans un cadre multilatéral ou dans un autre, quand bien même
l’Union apporte un supplément d’âme à la GCC (en plus d’un « milieu favorable » grâce aux
synergies possibles avec les instruments communautaires).
701
Jolyon HOWORTH, « European Defence and the Changing Politics of the European Union : Hanging Together or
Hanging Separately », Journal of Common Market Studies, 39 (4), pp. 765-789, November 2001, p. 766.
702
Stanley HOFFMANN, « Towards a Common Foreign and Security Policy », Journal of Common Markets Studies,
38, 2, 2000, pp. 189-198.
703
Droit romain versus Common law etc.
704
François RICHIER et Alexis MOREL, « La conception et la conduite d’une phase de stabilisation au niveau
interministériel », Doctrine, n°12, mai 2007, pp. 19-21. Les deux auteurs sont des diplomates français en charge des
affaires stratégiques et de la PESD.
163
(…) au transgouvernementalisme
Si les Etats gardent une place centrale, il faut remarquer toutefois la validité de la thèse
transgouvernementaliste705. En effet, la GCC - à l’instar de la PESC/PESD tout entière - est la
marque d’une forme nouvelle d’intégration, dépassant l’intergouvernementalisme classique sans
pour autant emprunter les voies de la supranationalité. Les Etats membres s’engagent
volontairement dans des processus qui créent peu à peu du soft law tout en multipliant les réseaux
d’échange (government networks). Ces réseaux créent des loyautés interfonctionnelles et des jeux
intersectoriels qui bousculent les logiques traditionnelles706.
En matière de PESD, il convient cependant de distinguer ce qui relève de la phase décisionnelle qui donne lieu à des négociations entre les capitales - de la mise en oeuvre opérationnelle, confiée
à des experts707. Le phénomène de « bruxellisation »708 observé dans les structures subordonnées
au Conseil s’explique dès lors principalement par la nécessité de prendre des décisions rapides et
efficaces709.
Sur le plan des institutions, la notion de transgouvernementalisme transcrit aussi la montée en
puissance du Secretariat Général du Conseil dont les effectifs sont en progression constante. Nous
l’avons dit, ce qui a été refusé par les Etats à la Commission en matière de PESC/PESD a été
largement accordé au SG/HR et aux organes du second pilier. Il faut dès lors souligner le rôle
majeur de Javier SOLANA et de son entourage immédiat710. Le SG/HR et ses conseillers ont en
effet multiplié les initiatives, permettant à la PESD d’être testée grandeur réelle et de devenir, par
un jeu circulaire complexe, le succès que l’on sait711. Ainsi, nous avons déjà montré comment la
GCC a servi de « carte utile » pour contourner les oppositions et les résistances vis-à-vis de la
PESD, tant parmi les Etats membres que vis-à-vis des partenaires extérieurs. Sur le plan
opérationnel, on notera par ailleurs le durcissement des structures « d’exécution supérieure » et le
renforcement des pouvoirs des principaux responsables : SG/HR, Directeur de la CPCC, RSUE,
Chefs de mission…
Pour conclure sur ces aspects théoriques, on insistera en tout cas sur la pluralité des voies
d’intégration et sur la nécessité de ne pas avoir une lecture trop monolinéaire des processus qui
sont en œuvre. La GCC sert aujourd’hui de creuset à quelque chose de nouveau dont on ne peut
pas prédire l’issue. Les progrès de la GCC aident en tout cas la PESD à trouver une voie originale
tout en dynamisant plus largement l’intégration (« petits pas - grands effets ! » selon l’expression
de Jean MONNET).
705
Helen WALLACE, « The Institutional Setting : Five Variations on a Theme » in Helen WALLACE and William
WALLACE, Policy-Making in the European Union, 4th Edition, Oxford, Oxford University Press, 2000, pp. 3-37;
Michael E. SMITH, Europe’s Foreign and Security Policy – The Instutionalization of Cooperation, Cambridge,
Cambridge University Press, 2005.
706
BUCHET de NEUILLY, L’Europe de la politique étrangère, op. cit, pp. 135 et 197.
707
Cesar GARCIA PEREZ de LEON, New Logics of Integration in European Security and Defence Policy : Change in
Conflict-Resolution Mechanisms in the Intergovernmental Decision-Making Process, EUSA Biennale Conference,
Montréal, 17-19 May 2007.
708
A ne pas confondre avec le « Bruxellisme », expression qui décrit le rapprochement de la PESD et de l’OTAN suites
aux orientations nouvelles de la diplomatie française.
709
HOWORTH, 2001, op. cit, p. 769.
710
Xymena KUROWSKA, « The Role of ESDP Operations » in Michael MERLINGEN, and Rasa OSTRAUSKAITE
(Eds.), European Security and Defence Policy: An Implementation Perspective, London, Routledge, 2008, pp. 25-42.
711
Michael MERLINGEN, and Rasa OSTRAUSKAITE (Eds.), European Security and Defence Policy: An
Implementation Perspective, London, Routledge, 2008, pp. 197-198 et 204-205. Les deux auteurs montrent comment la
PESD a été utilisée habilement pour accroître la visibilité de l’UE, au delà des résultats obtenus sur le terrain. Cela a
alimenté en retour la demande (externe) d’Europe et donc, l’intégration interne par un effet miroir.
164
GCC, puissance et puissance européenne
La GCC européenne doit être maintenant étudiée dans le prolongement d’autres débats
théoriques. Quel lien peut-on établir entre la gestion civile des crises et la notion de puissance?
Surtout, comment le volet civil de la PESD influe-t-il sur l’identité extérieure de l’UE et la nature
de la puissance européenne ?
Les transformations de la puissance
La puissance est un concept-clé des relations internationales. Selon la définition classique de
Raymond ARON, la puissance ne se quantifie pas seulement à l’aune des ressources mesurables
et non mesurables disponibles : être puissant, c’est avoir également la capacité et la volonté de
s’imposer712.
Mais, la notion de puissance a évolué713. Elle renvoie aujourd’hui à d’autres dimensions. On
citera notamment714 : 1/ la capacité d’imposer voire de détruire ; 2/ la capacité à agir de façon
autonome (marge de manœuvre) ; 3/ la capacité à structurer l’environnement international en
agissant sur le long terme (l’UE sert aussi ses intérêts en façonnant le milieu international715). Ces
trois critères sont assurément utiles pour étudier l’apport de la GCC européenne.
Pour Bertrand BADIE, la puissance s’apprécie désormais au travers de la capacité « de faire, de
ne pas faire ou d’empêcher »716. L’influence aurait remplacé la puissance (militaire,
démographique, économique, financière) qui résiderait dans la capacité à contrôler un monde
constitué de réseaux de plus en plus diffus et privatisés (nouvelles formes de violence, rôle
croissant des acteurs non étatiques sur fond de mondialisation et d’interdépendance)717. Une telle
définition met naturellement en valeur les capacités civiles de la GCC.
Enfin, on ne peut manquer d’évoquer la fameuse distinction de Joseph NYE entre le hard power
(puissance dure ou coercitive) et le soft power (puissance douce ou incitative, notamment dans le
domaine des idées)718. Cette tension hard/soft est devenue un poncif de la littérature, notamment
lorsqu’il s’agit de comparer l’UE à l’hyperpuissance américaine. Faut-il opposer pour autant le
hard power militaire américain au soft power européen ? La dichotomie est-elle aussi simple que
cela ? 719 Où situer notamment la PESD et la GCC ?
712
Raymond ARON, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Levy, 1962.
Jean-François DAGUZAN, Qu’est-ce que la puissance aujourd’hui, Paris, Fondation pour la recherche stratégique,
2003.
714
Barthélémy COURMONT, Bastien NIQUET et Valérie NIVET, Quelle évolution de la notion de puissance et de ses
modes d’action à l’horizon 2030, appliquée aux États-Unis, à l’Europe et à la Chine ?, Paris, IRIS (étude réalisée pour
le compte de la Délégation aux Affaires Stratégiques), 2004, pp. 10-14.
715
Adrian HYDE-PRICE, The EU, Power and Coercion : From Civilian Power to Civilizing Power, The European
Union at Crossroads, Oslo, CIDEL Workshop, 2004.
716
Bertrand BADIE, L’impuissance de la puissance : Essai sur les nouvelles relations internationales, Paris, Fayard,
2004, p. 9.
717
Ibid.
718
Joseph NYE, Soft Power : The Means to Success in World Politics, New York, Public Affairs, 2004. Notons qu’en
français, Power se traduit tout autant par puissance que par pouvoir.
719
Voir aussi le concept de « smart power » forgé récemment : Richard ARMITAGE and Joseph NYE (Eds.), A
Smarter, More Secure America, Washingtron, CSIS Smart Power Commission, 2007.
713
165
Il faut dès lors approfondir l’analyse. Kenneth BOULDING parle quant à lui de Threat power et
il décompose la puissance douce en Exchange power (échange ou compromis) et en Integrative
power (persuasion, action transformatrice sur le long terme)720. Plus qu’un mélange hard/soft, la
GCC européenne semble traduire une synthèse entre ces trois aspects (menace, compromis,
intégration) qui correspondent aussi à trois manières de traiter les conflits et les différents (gestion
de conflit, résolution de conflit, transformation de conflit, cf. plus haut notre analyse sur l’apport
de la Peace Research et des Conflict resolution studies). Selon la mission civile PESD
considérée, tel ou tel aspect sera de fait privilégié: menace pour les missions exécutives,
compromis pour les actions de monitoring et de soutien aux RSUE, intégration pour les missions
de conseil et de formation…
Ces réflexions renvoient inévitablement à la question de l’usage de la force étudiée dans d’autres
chapitres de cette recherche. Mais confronter la GCC européenne à la notion de puissance, c’est
s’interroger également sur la nature de la puissance européenne et sur le concept d’Europepuissance.
Les trois modèles classiques de la puissance européenne
Non sans filiation avec les travaux de BOULDING, les débats sur la puissance européenne ont
longtemps tourné autour de trois modèles (Leitbilder)721 : la puissance civile, la puissance
militaire et la puissance normative (Fig. 12).
Fig. 12 : les trois modèles classiques de la puissance européenne
Puissance
Civile
Puissance
militaire
720
Puissance
normative
Kenneth BOULDING, Three faces of Power, Newbury Park, Sage, 1989.
Pour une synthèse de ces débats, cf. Hans-Georg EHRHART, « What Model for CFSP ? », Chaillot Papers, n°55,
EU-ISS, October 2002.
721
166
L’image traditionnelle de l’Europe communautaire est en effet celle d’une puissance civile grâce
à sa puissance économique, financière et commerciale. Cette image a été popularisée dès 1972
par François DUCHÊNE722 puis par Hans MAULL dans ses travaux sur l’Allemagne et le
Japon723. Ce modèle a été contesté ensuite par Hedley BULL724 qui estimait que l’Europe ne
pourrait devenir une puissance qu’en devenant autonome en matière de défense et de sécurité
(modèle de la puissance militaire). Enfin, la troisième représentation usuelle est celle de la
puissance normative, image qui a remplacé peu à peu celle de la puissance civile. DUCHENE
avait déjà entrevu que l’Europe puisse diffuser des normes de nature civile et démocratique.
GALTUNG725 avait quant à lui souligné la puissance des idées. Avec la fin du la Guerre froide et
le développement des théories constructivistes, cette dimension a suscité une nouvelle littérature.
Pour Ian MANNERS726, la puissance européenne se caractériserait ainsi par un vaste corpus de
normes dont les principes fondateurs (liberté, démocratie, Etat de droit, droits de l’homme) sont
inscrits dans les Traités mais aussi dans les critères de Copenhague727 et dans la Charte
européenne des Droits fondamentaux728. Cet ensemble de normes représenterait la véritable
identité extérieure de l’UE729 (la question de savoir si la puissance normative est réellement
distincte de la puissance civile reste soumise à discussion730).
En ce début de XXIème siècle, l’opposition entre ces trois modèles analytiques semble dépassée.
Certes, ils ont aidé à mieux comprendre l’UE mais leur validité respective doit être relativisée731.
Chacun des modèles est né dans un contexte historique particulier. Le modèle de puissance civile
a évolué vers le modèle de puissance normative tandis que la notion de puissance militaire
gagnait en pertinence sans pour autant s’imposer. Ces débats ont accompagné les progrès et les
incertitudes du processus européen au cours des trois dernières décennies.
722
François DUCHÊNE, « Europe’s Role in World Peace » in Richard MAYNE (Ed), Europe Tomorrow : Sixteen
Europeans Look ahead, London, Fontana, 1972; François DUCHÊNE, « The European Community and the
Uncertainties of Interdependance » in Max KOHNSTAMM and Wolfgang HAGER (Eds), A Nation Writ Large ?
Foreign Policy Problems before the European Community, London, Macmillan, 1973, pp. 1-21.
723
Hanns MAULL, « Germany and Japan: The New Civilian Powers », Foreign Affairs, Vol. 69, n°5, 1990, pp. 91106.
724
Hedley BULL, « Civilian Power Europe : a Contradiction in Terms ? » in Loukas TSOUKALIS, The Community:
Past, Present and Future, Oxford, Blackwell, 1983. Trois raisons invoquées: divergences avec les Etats-Unis, empire
soviétique allait perdurer, puissance économique suppose de ne pas être militairement dépendant. Ne ne prévoyait pas
mais le souhaitait.
725
Johan GALTUNG, The European Community : A Superpower in the Making ?, Oslo, Allen & Unwin, 1973, pp. 3347. GALTUNG annonçait le retour de l’hégémonisme européen sur la base néocolonialiste.
726
Ian MANNERS, « Normative Power Europe : A Contradiction in Terms ? », Journal of Common Market Studies,
40, 2, 2002, pp. 235-258.
727
Critères établis en 1993 pour les pays candidats à l’adhésion : se doter d’institutions démocratiques, avoir une
économie de marché viable et adopter l’acquis communautaire.
728
Charte adoptée au Sommet de Nice (décembre 2000).
729
Voir aussi Zaki LAÏDI, La norme sans la force - L’énigme de la puissance européenne, Paris, Presses de Sciences
Po, 2005 et Zaki LAÏDI, Peut-on prendre la puissance européenne au sérieux ?, Cahiers européens, n°05/2005, Paris,
Centre d’études européennes.
730
Voir par exemple Richard YOUNGS, « Normative Dynamics and Strategic Interests in the EU’s External Identity »,
Journal of Common Market Studies, Vol.42, n°2, 2004, pp.415-435 ; Richard YOUNGS, « Democratic Institutionbuilding and Conflict Resolution : Emerging EU Approaches », International Peacekeeeping, Volume 11, Number
3/Autumn 2004, pp. 526-543 ; Thomas DIEZ, « Constructing the Self and Changing Others : Reconsidering
“Normative Power Europe” », Millenium: Journal of International Studies, 33, n°3, June 2005, pp.613-636.
731
« The validity of these models for the EU is controversial, since there are either outdated, context-specific or too
simplistic to address real challenges in a complex world » : EHRHART, op. cit, p. 14.
167
Les développements de la PESC/PESD ont dès lors attiré l’attention des observateurs : était-il
souhaitable de donner une dimension militaire à l’UE732 ? Si oui, comment « greffer » des
instruments de « puissance dure » à un projet civil par essence733 ? Plus généralement, comment
penser l’Europe dont le poids s’est indéniablement accru depuis l’élargissement historique de
2004 ? En effet, l’Union élargie peut difficilement rester un nain politique et militaire. Nicole
GNESOTTO affirme ainsi : « L’Europe comme pure puissance civile est morte (…) Ni
puissance civile, ni puissance militariste, c’est donc entre ces deux extrêmes de Vénus et Mars
(…) que l’Union développe sa propre stratégie d’intervention à l’égard des menaces et des crises
internationales »734.
Dans son analyse de la puissance européenne dans l’après 11 septembre, Frédéric RAMEL
regrette pour sa part l’absence d’un vrai débat : « Les limites de l’Union européenne ne relèvent
pas d’une question de capacités et d’une ligne politique fondée sur la psychologie du faible mais
plutôt d’une absence de réel débat qui empêche la formulation d’une conception partagée entre
Européens735.
La Déclaration de Laeken sur l’avenir de l’Europe de 2001736 fait en ce sens figure d’exception.
Pour la première (et unique) fois, un texte officiel de l’UE abordait la question de la puissance
mais sous un discours fortement teinté d’idéalisme :
« Continent de la liberté, de la solidarité, de la diversité», l’Europe, « enfin unie » se doit de jouer
un « rôle stabilisateur au plan mondial » et demeurer un « repère pour un grand nombre de pays et
de peuples ». Par conséquent, « la seule frontière que trace l’Union est celle de la démocratie et
des droits de l’homme (…) le rôle qu’elle doit jouer est celui d’une puissance qui part résolument
en guerre contre toute violence, toute terreur, tout fanatisme mais qui ne ferme pas les yeux sur
les injustices criantes qui existent dans le monde ».
En outre, la dimension sécurité et défense n’est évoquée qu’à la marge alors que le sommet de
Laeken est aussi celui de la déclaration du caractère opérationnel de la PESD. Cette ambivalence
est révélatrice de l’incapacité des Européens à imaginer l’UE comme une véritable puissance. Les
nombreux concepts qui émergent dans la littérature académique raisonnent en tout cas comme des
oxymores : « puissance tranquille », « puissance positive »737 …
732
Pour des points de vue critiques, cf. Richard WHITMAN, The Fall and Rise of Civilian Power Europe, Australian
National University, 2002 ; Stale ULRIKSEN and Giovanna BONO, « Economic and Diplomatic Tools versus Military
Might », International Peacekeeping, Vol. 11, n°3, 2004, pp. 561-571. Voir aussi Karen SMITH, « Still Civilian Power
EU ? », European Foreign Policy Unit, Working Paper 2005/1, London, London School of Economics, 2005.
733
Franz-Walter STEINMEIER, « Zivil Macht mit Zähnen », Süddeutsche Zeitung, 8 Februar 2007.
734
GNESOTTO, « European Strategy as a Model », 2004, op. cit.
735
Frédéric RAMEL, « Les perceptions européennes de la puissance dans l’après 11 septembre: paradoxes et
spécificités », ARES, n°51, Université Pierre Mendès-France, Grenoble, juin 2003, pp.45-60.
736
Déclaration de Laeken sur l'avenir de l'Union européenne, Conseil européen, Laeken, décembre 2001.
737
Tzvetan TODOROV, Le nouveau désordre mondial, Réflexions d’un Européen, Paris, Robert Laffont, 2003 ;
Christian SAINT-ETIENNE, La puissance ou la mort, Paris, Seuil, 2003. Voir aussi Peter SLOTERDIJK, Si l’Europe
s’éveille, Paris, Mille et une Nuits, 2003.
168
Puissance militaro-normative ou « Polizei Macht » ?
Dans ses travaux sur la dimension civile de la PESD, Reinhardt RUMMEL738 a introduit quant à
lui la notion de Polizei Macht (puissance de type policière). Cette notion décrit bien la gestion
civile des crises (au-delà du seul domaine « police ») telle qu’elle est développée actuellement.
Eloignée de la définition de DUCHENE sur la puissance civile, la GCC européenne allie (cf.
supra) des éléments de contrainte, de compromis et d’action transformatrice. Elle semble dès lors
puiser ses sources dans le champ « militaro-normatif », formant une synthèse originale entre la
puissance militaire et la puissance normative.
Ce mélange n’est pourtant pas forcément heureux. Il présente même des risques si les Européens
ne sont pas capables de définir clairement une vision de l’UE et de son rôle dans le monde
globalisé. Cela suppose de revenir à une lecture verticale et déductive de la GCC pour éviter les
fausses routes conceptuelles, sources de dangers et de désillusions.
La GCC : un outil au service de la PESC et d’une vision de l’Europe
Une lecture verticale suppose tout d’abord de mettre en lien la GCC européenne avec le
phénomène de la mondialisation qui structure et recouvre l’ensemble des enjeux. Il s’agira ensuite
de dégager trois visions possibles de l’Union afin de déduire à chaque fois les implications
concrètes pour la PESC/PESD et la GCC en particulier.
Mondialisation, Europe et gestion civile des crises
L’intégration régionale est souvent présentée comme la meilleure façon de répondre à la
globalisation avec ses opportunités et ses dangers. Le niveau européen serait dès lors l’échelle
idéale pour s’adapter aux enjeux739. En parallèle, l’idée commune voudrait que ce qui est bon
pour l’Europe soit naturellement bon pour le bien commun. Sollicitée de l’extérieur, l’UE devrait
donc agir à la fois comme acteur et comme modèle740. Elle pourrait même préfigurer l’avènement
d’une gouvernance mondiale741, capable de réguler la violence et de garantir la prospérité de
tous742.
738
Reinhardt RUMMEL, « Wie zivil ist die ESVP? », SWP Aktuell 10, Stiftung Wissenshaft und Politik, Berlin, März
2003 ; Reinhardt RUMMEL, « Soft Power EU - Intervention mit zivilen Mitteln », in Hans-Georg EHRHARDT and
Burkard SCHMITT (Eds.), Die Sicherheitspolitk der EU im Werden - Bedrohungen, Aktivitäten, Fähigkeiten, BadenBaden, Nomos, 2004, pp. 259-279 ; Reinhardt RUMMEL, Krisenintervention der EU mit Polizeikräften, Berlin, SWPStudie, S.22, August 2005 ; Reinhardt RUMMEL, Die Zivile Komponente der ESVP - Reichhaltiges
Gestaltungspotential für europäische Krisenintervention, Berlin, SWP-Studie, S 16, July 2006. Voir aussi HYDEPRICE, The EU, Power and Coercion , 2004, op. cit.
739
Cf. l’image de « l’Europe-protection » mise en avant par la Présidence française de 2008.
740
Discours du SG/HR Javier SOLANA, Conférences annuelles à l’IES-UE, Paris, 6 octobre 2006 et 22 novembre
2007.
741
Remarque : la gouvernance globale n’est pas le rêve d’un gouvernement mondial mais la possibilité de réguler des
relations interdépendantes en l’absence d’une autorité politique : James ROSENAU and Ernst-Otto CZEMPIEL (Eds.),
Governance without Government: Order and Change in World Politics, Cambridge, Cambridge University Press,
1992.
742
Martin ORTEGA, Building the future – The EU’s contribution to global governance, Chaillot Paper n°100, Paris,
EUISS, 2007 (voir aussi la notion d’interpolarité mise en avant par Giovanni GREVI).
169
Toutes les études prospectives parues en ce début de siècle prennent en tout cas acte des
nouvelles responsabilités de l’UE et de son rôle historique dans le monde en mutation743. Les
finalités et les modalités du projet européen d’intégration demeurent néanmoins floues et
ambivalentes. Que peuvent/doivent faire ensemble les Européens pour peser sur le monde de
demain ? Quelles sont les implications en matière de PESC/PESD et que faut-il conclure pour la
GCC en particulier ?
Les dilemmes du rapport Europe-mondialisation se retrouve dans le domaine spécifique de la
sécurité et de la défense. Le discours dominant présente volontiers l’UE comme un laboratoire de
gouvernance sécuritaire744 qui laisserait espérer à son tour l’émergence d’une gouvernance
sécuritaire globale. Au travers de la PESD, l’UE se pose par ailleurs en acteur de sécurité
exemplaire. Or, l’exemplarité a ses limites. La PESD et son volet civil portent dès lors des
tensions contradictoires qu’il faut présenter brièvement.
Une première tension se trouve dans la dialectique niveau régional-niveau mondial (et au-delà,
dans le rapport qui relie l’européisme à l’universalisme). Comment consolider l’UE et lui donner
les moyens de peser davantage sans qu’elle soit perçue comme une menace et/ou une puissance
hégémonique soucieuse de préserver ou de pousser ses avantages ? Comment la PESD peut-elle
servir les ambitions et les intérêts de l’Union tout en renforçant le maintien de la paix incarné par
l’ONU ? Le développement de capacités civiles nouvelles se fait-il en complémentarité ou au
détriment des moyens engagés par les Nations Unies ?
Robert COOPER a mis pour sa part en relief un deuxième dilemme. Si l’UE constitue une île de
sécurité et de prospérité post-moderne745, comment peut-elle faire face aux rivalités interétatiques
classiques du monde moderne et surtout, au chaos de la scène pré-moderne ? Une contradiction
naît en effet de la tension entre l’ordre interne de l’UE, régi par le droit et le refus de la force, et le
désordre international qui doit être affronté avec lucidité et détermination. Selon COOPER, il
faudrait ainsi « s’habituer à l’idée qu’il y a deux poids deux mesures en matière de normes ».
« Dans la jungle », les Européens ne devraient pas hésiter à « appliquer les lois de la jungle »746.
Cela suppose d’avoir recours à des procédés de l’ancien monde : menace, duperie… Dans ce
cadre, les ambiguïtés du concept de gestion civile des crises n’ont pas que des inconvénients, la
GCC pouvant servir de paravent utile pour masquer des intentions cachées (cf. chapitre
précédent).
La troisième tension met en balance les valeurs et les intérêts, notions imprécises que les Traités
européens ne sauraient préciser clairement747. Dans l’UE post-moderne, l’idée d’intérêt n’a
cependant plus le même sens qu’autrefois748. Un intérêt commun ou partagé dépasse
naturellement la somme des intérêts nationaux des Vingt-sept. En outre, il faut prendre en compte
le poids croissant des médias et des opinions publiques ainsi que des enjeux de politique
intérieure. Les Etats européens ne peuvent pas décider des actions militaires ou civiles PESD sur
le critère du pur intérêt. Bien au contraire, ils seront parfois contraints de s’engager dans des
743
Ibid. Cet ouvrage recense en annexe les principales études prospectives publiées récemment dans l’espace
transatlantique et au-delà (études sur les grandes tendances géopolitiques, économiques ou démographiques). Voir
notamment Guido HOUBEN and Thomas POLLAN, Thomas, European Interests - A 2020 vision of the Union’s
foreign and security policy, Baden-Baden, Nomos, 2005 (foreword by Stanley HOFFMANN) et Nicole GNESOTTO
and Giovanni GREVI, The new global puzzle - What world for the EU in 2025, Paris, EUISS, 2006, op. cit.
744
WEBBER et al., KIRCHNER, op. cit.
745
Robert COOPER, La fracture des nations, 2004, op. cit., p. 209.
746
Ibid., pp. 84-85.
747
Cf. Article 11 TUE et Article 10A du Traité de Lisbonne (Chapitre 1).
748
COOPER, op.cit., p. 97.
170
situations et dans des zones où le calcul et l’évaluation des risques devraient les inciter à la
retenue749. Selon COOPER et SOLANA, l’intérêt européen serait en tout cas lié désormais plus
généralement à l’identité750, les valeurs étant en quelque sorte des intérêts compris au sens large
(cette approche pose de fait plus de questions qu’elle n’apporte de réponse car messianisme et
intérêts vont souvent de pair…). Ces interrogations se traduisent concrètement dans la
PESC/PESD par la difficulté à établir des critères d’intervention qui puissent guider les
procédures décisionnelles : intervention versus non intervention, Responsabilité de protéger
versus principe de non-ingérence, identification de zones d’intérêt prioritaire…
Enfin, le dernier grand dilemme de la PESD a trait à l’équilibre entre les deux sources du
pouvoir : la force et la légitimité751. La force est en effet indispensable pour se faire respecter et
gagner en crédibilité. Mais, la force seule ne suffit plus. Le souci de légitimité internationale est
désormais un paramètre majeur de toutes les interventions civiles ou militaires. La légitimité
d’une opération PESD dépend en réalité d’un ensemble de facteurs qui se renforcent
mutuellement: légalité du mandat, pays membres et pays partenaires impliqués, modus operandi
et règles d’engagement... Se rajoute enfin le facteur d’efficacité, les résultats engrangés sur le
terrain pouvant légitimer ex post une intervention…
On constate dès lors la multiplicité des dilemmes de la PESD et de la GCC. Une façon d’y
échapper est de prendre du champ et de changer de perspective(s). A partir d’un cadre d’analyse
esquissé par Hubert VEDRINE752, il s’agit ainsi de dégager ci-après différentes visions de l’UE
et de les décliner ensuite au travers de la PESC puis de la PESD dans sa double dimension753.
Trois grandes visions sont de fait étroitement entremêlées dans le(s) discours européen(s) : la voie
de la pusillanimité et de l’irénisme, la tentation du repli occidentaliste et le choix de la puissance
européenne. Les deux premiers modèles ont été évoqués par VEDRINE comme des chemins
conduisant à une seule et même Irreal Politik. Le troisième semble en comparaison le plus
ambitieux mais il est aussi le moins plausible... Tous supposent en tout cas des choix différents en
matière de PESC. Il faut étudier ensuite les incidences sur le niveau d’ambition de la PESD et sur
l’équilibre entre les volets civil et militaire.
Une première vision : pusillanimité et irénisme
Selon VEDRINE, le premier chemin possible repose sur une vision pusillanime et irénique de
l’Europe. Sur le plan institutionnel, cette vision suppose la création d’une superstructure fédérale
qui dépasserait par le haut et « à coup de traités » les Etats jugés archaïques. Cette voie
supranationale est d’ailleurs observée avec un même regard critique par COOPER :
« Ceux qui rêvent encore d’un Etat européen qui serait supranational forment une très petite
minorité. C’est un idéal passéiste qui repose sur l’idée que les nations sont fondamentalement
dangereuses et que la seule façon de juguler l’anarchie qui leur est propre est d’exercer sur elles
une hégémonie. Il est étrange qu’après avoir créé une structure qui a transformé l’Etat-nation en
749
Ibid.
Ibid., pp. 164-165 et SOLANA, Conférence annuelle à l’IES-UE, 2007, op. cit. Sur l’identité de l’Europe, cf. aussi
Gilles ANDREANI, « l’Europe des incertitudes », Commentaires, n° 85, printemps 1999, pp. 23-38
751
Ibid., p. 112-113.
752
Ancien ministre français des affaires étrangères (1997-2002). Cf. Hubert VEDRINE, Continuer l’histoire, Paris,
Fayard, 2007; Hubert VEDRINE, Rapport sur la France et la mondialisation, Paris, Fayard, 2007 (2ème partie).
753
Il s’agit ici de proposer des ideaux-types (au sens weberien du terme) afin de susciter la réflexion. Nous préférons
dès lors parler de vision, de voie et de modèle plutôt que de scénario dans une logique prospective voire prédictive.
750
171
quelque chose de plus civilisé et de plus adapté au monde actuel, il y ait encore des nostalgiques
de l’ordre ancien. Car enfin, si l’Etat-nation est un problème, le super-Etat n’est sûrement pas une
solution »754.
Pour VEDRINE, l’utopie européiste a été heureusement stoppée par le Traité de Lisbonne qui a
mis fin - provisoirement ? - aux discussions sur le degré d’intégration755. De cette vision, il reste
cependant le discours « mièvre » et « aboulique » d’une UE qui n’aurait pour objectif que de
propager les droits de l’homme et la démocratie à l’échelle mondiale756. Ses chantres se
berceraient cependant d’illusions en se croyant dans un « monde post-historique, post-stratégique,
post-national »757. Les déclarations incantatoires et l’angélisme raisonneraient dès lors comme des
« aveux de faiblesse ».
Une telle Europe condamnerait en tout cas la PESC à rester dans le domaine du politiquement
correct et de la « vulgate des Droits-de-l’homme »758. La PESD qui en résulterait serait « réduite
aux acquêts ». Cantonnée pour l’essentiel à des actions de prévention des conflits et de
consolidation de la paix, elle s’interdirait d’intervenir sans mandat explicite des Nations Unies.
L’usage de la force serait réservé aux « urgences humanitaires » et aux interventions entrant dans
le champ de la Responsabilité de protéger.
Cette vision idéaliste se retrouve dans les travaux du Groupe de Barcelone759 qui propose
d’encadrer la PESD par une improbable Doctrine de sécurité humaine760. Selon les experts du
Groupe réuni autour de Mary KALDOR761, il serait de l’intérêt bien compris de l’UE de dépasser
les traditionnelles considérations géopolitiques en privilégiant le droit sur la force (droit criminel
international, droits de l’homme, droit international humanitaire762). Ce serait d’ailleurs
paradoxalement la « seule option réaliste » 763. En 2004, le groupe de Barcelone avait proposé
dans le même esprit la création d’une Force de réaction de sécurité humaine. Cette force intégrée
civilo-militaire de 5.000 hommes (et femmes) serait renforcée par un corps plus large de 10.000
personnes764, les spécialistes civils étant puisés dans un Service volontaire de sécurité humaine765.
754
COOPER, op. cit., pp. 55-56.
VEDRINE, op. cit.
756
Voir par exemple le lyrisme de la Déclaration sur l'avenir de l'Union européenne, op. cit. Cf. aussi BADIE, op. cit.
pp. 281-283.
757
Sur le post-nationalisme, cf. Jürgen HABERMAS, Die postnationale Konstellation, Frankfurt am Main, Suhrkamp,
1998 ; Jürgen HABERMAS, Après l’Etat-Nation – Une nouvelle constellation politique, Paris, Fayard, 2000 ; JeanMarc FERRY, La question de l’Etat européen, Paris, Gallimard, 2000.
758
VEDRINE, op. cit.
759
A Human Security Doctrine for Europe, Report of the Study Group on Europe’s Security Capabilities to SG/HR
Javier SOLANA, Barcelona, 15 September 2004 ; A European Way of Security, The Madrid Report of the Human
Security Study Group comprising a Proposal and Background Report, Madrid, 8 November 2007.
760
Certains Etats européens sont sensibles à cette approche de la sécurité humaine qui se propose de libérer l’individu
de la peur et du besoin dans les situations graves d’insécurité et de violence. A l’initiative du Canada, de la Norvège et
de la Suisse, un Réseau de la Sécurité humaine rassemble aujourd’hui douze pays dont cinq sont membres de l’UE :
Autriche, Grèce, Irlande, Pays-Bas, Slovénie.
761
Le groupe est animé par le Professeur Mary KALDOR, universitaire réputée pour ses travaux sur la « gouvernance
globale », la « société civile globale » et les « nouvelles guerres ». Voir aussi Marlies GLASIUS and Mary KALDOR
(Eds.), A Human Security Doctrine for Europe : Project, Principles and Practicalities, London and New York,
Routledge, 2006.
762
Cf. aussi Christine CHINKIN, « An International Law Framework with Respect to International Peace and
Security » in GLASIUS and KALDOR, op. cit., pp. 173-199.
763
A Human Security Doctrine for Europe, op. cit.
764
Cette proposition reprend en fait une idée developpée dès 2000 par le BASIC: Daniel PLESCH and Jack
SEYMOUR (Eds.), A Conflict Prevention Service for the European Union, Research Report, 2000/2, British American
Security Information Council, Washington D.C., June 2000.
755
172
Cela permettrait à l’UE de conduire des opérations de sécurité humaine dans le strict respect des
règles internationales tout en comblant le double déficit démocratique de la PESD (par rapport
aux opinions des pays membres mais surtout vis-à-vis des « populations hôtes »).
Le SG/HR Javier SOLANA, s’est contenté de saluer prudemment la publication de ces travaux
sans s’engager sur leurs suites concrètes766. Il faut toutefois noter leur succès disproportionné
dans la littérature767 et leur influence sur la PESD, par le truchement de son volet civil en
particulier. Sans se référer explicitement à la sécurité humaine, les documents conceptuels de la
PESD et de la GCC incluent en effet systématiquement des thématiques originales : enfants dans
les conflits768, « approche des genres », protection des droits de l’homme769… De la même façon,
l’adoption de règles strictes de comportement770 pour le personnel civil et militaire est un trait
distinctif des actions PESD. Ces innovations sont bien entendu positives (notamment pour
l’effectivité opérationnelle des missions!) mais on peut s’interroger sur la façon dont elles agitent
parfois les cercles académiques au détriment des véritables enjeux de la PESD sur le plan
stratégique et géopolitique.
Il est vrai que la PESD présente l’attrait et l’avantage de la nouveauté. Elle est encore modelable
ce qui laisse l’opportunité de tester des approches originales. Une nouvelle pratique peut en outre
participer à une lente prise de conscience771. Pourtant, l’individu peut-il devenir le référent unique
de la sécurité apportée par la PESD et la GCC ? Comment éviter par ailleurs que des concepts
flous comme la sécurité humaine et la Responsabilité de protéger ne soient perçus comme des
vecteurs idéologiques du « nouvel interventionnisme »772 inauguré lors de la crise du Kosovo de
1999 ?
Le modèle cosmopolite conduirait ainsi la PESD à deux impasses. La première serait de
privilégier la sécurité douce en développant prioritairement les capacités civiles de la GCC et ce,
dans la seule optique de la sécurité humaine773. La seconde serait d’engager les maigres capacités
militaires disponibles (Groupements tactiques…) selon des critères hasardeux, propres à favoriser
la dérive de la mission (mission creep). Plus largement, ce serait disperser les moyens dans des
zones sans intérêt stratégique pour l’UE et les Etats membres.
765
A créer sur le modèle des Corps civils de paix ou des Volontaires pour les Nations Unies. On retrouve ici l’idée d’un
Corps civil de paix européen (cf. chapitre précédent).
766
JavierSOLANA, EU HR for the CFSP, responds to report by Study Group on Europe’s Security Capabilities, Doc.
S0239/04, EU SG/HR, Brussels, 16 September 2004.
767
John KOTSOPOULOS, « A Human Security Agenda for the EU: Would It Make a Difference ? », Studia
Diplomatica, Vol. LX, n°1, 2007, pp. 213-232; Biljana VANKOVSKA, « The Human Security Doctrine for Europe :
A view from Below », International Peacekeeping, Vol. 14, n°2, April 2007, pp. 264-281.
768
Implementation of the Checklist for the Integration of the Protection of Children, EU Council, Doc. 9693/08, 21
May 2008 (op. cit.) ; Update of the EU Guidelines on Children and Armed Conflict, EU Council, Doc. 10019/08,
Brussels, 05 June 2008.
769
Mainstreaming of Human Rights into ESDP, EU Council, Doc.11936/4/06, 14 September 2006,op. cit. ; Johanna
VALENIUS, Gender mainstreaming in ESDP missions, Chaillot Paper n°101, Paris, EU-ISS, 2007 ; Mainstreaming
Human Rights and Gender - Compilation of relevant documents, EU Council, Doc. 11359/07, Brussels, 29 June 2007
(op. cit.).
770
Generic Standards of Behaviour for ESDP Operation, Doc. 8373/3/05, EU Council, 18 May 2005 (op. cit.). A
l’exemple de l’ONU, l’UE travaille aussi sur la question des abus sexuels commis par les militaires et le personnel
expatrié etc.
771
Keith KRAUSE, « Une approche critique de la sécurité humaine » in Jean-François RIOUX, La sécurité humaine,
Paris, l’Harmattan, 2002, p. 85.
772
Cf. BLAIR, Tony, Doctrine of the International Community, speech given to the Economic Club of Chicago, 22
April 1999. Pour une critique de cet interventionnisme, cf. Roland PARIS « Human Security: Paradigm Shift or Hot
Air ? », International Security, Vol. 26(2), Fall 2001, pp. 87-102 ; Roland PARIS, « International Peacebuilding and
the Mission Civilisatrice » , Review of International Studies, 28/4, 2002, pp. 637-656.
773
Vision défendue par Renata DWAN: DWAN in GLASIUS and KALDOR, op. cit, p. 265.
173
Ce modèle serait assez proche du modèle de la PESD light évoqué par Christopher CHIVIS774.
Or, une PESD guidée par un idéalisme post-moderne serait condamnée à l’impuissance (le droit
sans la force). Pis encore, les meilleures intentions pourraient justifier un recours accru à la
coercition, les interventions basées sur les valeurs étant soumises à toutes les instrumentalisations
possibles775. Non sans paradoxe, le modèle décrit plus haut pourrait de plus dériver vers une UE
gagnée par la peur (le faible étant plus soumis à la peur que le fort). Un discours mezzo voce mais lancinant - presse en effet les Européens de sortir du rêve kantien776 et de renforcer le
« camp de la liberté » pour contrer les « nouvelles menaces » et les ambitions des puissances
(re)émergentes : Chine, Russie, « nouveau Califat »777…
La tentation du repli occidentaliste
La seconde grande vision envisagée par VEDRINE est celle d’une Europe tentée par le repli et la
crispation (vision qu’il considère d’ailleurs comme la plus dangereuse mais aussi, la plus
plausible).
Ce modèle repose sur l’idée qu’un système international unipolaire et dominé par
l’hyperpuissance américaine représenterait le meilleur rempart contre le chaos et les menaces
d’un monde « toujours plus dangereux » (cette posture rejoint la théorie néoréaliste du
« Bandwagoning » selon laquelle les Etats faibles préfèrent se placer sous la protection de la
puissance dominante). L’Occident778 tout entier devrait dès lors resserrer ses liens pour maintenir
son hégémonie globale (politique, militaire, technologique) malgré son inéluctable déclin
démographique et une concurrence économique sans cesse accrue779.
Cet occidentalisme se traduirait par une mentalité de forteresse assiégée et une attitude agressive,
face à la revendication islamiste notamment. Il chercherait par ailleurs à contrer les ambitions des
nouvelles puissances, la Russie et la Chine en particulier. Sur fond de « guerre contre le
terrorisme » voire de « contre-insurrection globale »780, il attiserait le fameux choc des
civilisations sous prétexte de le conjurer (cf . les expressions de « nouvelle Guerre froide »781,
« monde confucéen »...)782.
774
Christopher CHIVVIS, Birthing Athena, The uncertain future of European Security and Defence Policy, Paris, IFRI,
Focus stratégique, n°5, 2008. Selon ce modèle, la PESD serait essentiellement civile et limitée au missions militaires
de basse intensité. L’UE resterait de ce fait sous le parapluie sécuritaire américain.
775
Cf. plus largement les controverses sur l’universalité des normes et des droits de l’homme, sur le transfert de
valeurs…
776
Robert KAGAN, La puissance et la faiblesse, Paris, Plon, 2003.
777
Cette dernière expression est tirée d’un document américain de prospective : Mapping the global future, US
National Intelligence Council, Washington, 2004.
778
Sur le rapport Europe-Occident, cf. Krzysztof POMIAN, « Occident et Europe », Revue des Deux Mondes,
octobre/novembre 2004, pp. 41-52.
779
Pour une critique « américaine » d’une telle vision du monde cf. Fareed ZAKARIA, The Post-American World,
New York, Norton, 2008. Pour ZAKARIA, les relations internationales ne sauraient en effet se résumer à une
opposition du type « the West and the Rest ».
780
Expression qui a émergé lors de la crise géorgienne de 2008.
781
Samuel HUNTINGTON, The Clash of Civilizations and the Remaking of the World Order, London, Simon and
Schuster, 1997.
782
Sur la thématique, lire aussi Tzvetan TODOROV, La peur des barbares : au-delà du choc des civilisations, Paris,
Laffont, 2008.
174
Ce combat serait plus largement un combat idéologique pour la défense du nouveau monde libre.
Dans le prolongement du courant néoconservateur et du Wilsonnisme botté, l’Alliance occidentale
devrait assumer sa mission civilisatrice. Il s’agirait dès lors pour les Européens de s’engager
pleinement dans la promotion de l’Agenda de la Liberté en participant aux entreprises de
« remodelage » (shaping), quitte à renverser les régimes hostiles par la force ou au travers de
« révolutions pacifiques » savamment soutenues de l’extérieur (regime change, color
revolutions)783. Les déconvenues rencontrées en Irak et en Afghanistan ont certes tempéré ce
genre d’ambitions. Une version édulcorée, désignée aux Etats-Unis sous le vocable de la
diplomatie transformationnelle784, reste néanmoins assez proche d’un certain type de discours
européen.
On en revient une fois encore aux ambiguïtés de la SES de 2003 qui énonce trois objectifs
majeurs pour l’UE : 1/ promouvoir la stabilité et la bonne gouvernance chez les états voisins ; 2/
construire un ordre mondial plus responsable et s’appuyant sur un véritable multilatéralisme ; 3/
faire face à la fois aux anciennes et aux nouvelles menaces qui pèsent sur la paix mondiale. Si le
second objectif semble une spécificité européenne, les différences avec la Stratégie nationale de
sécurité américaine (2002 et 2006) semblent parfois plus sémantiques que substantielles. On se
souvient à cet égard du débat « preemption/prevention » que la SES a contourné en évoquant la
nécessité d’un « engagement préventif et multiforme très en amont des crises » au travers
« d’interventions précoces, rapides et si nécessaire, vigoureuses ».
En matière de politique étrangère, le modèle occidentaliste se traduirait par une PESC guidée par
un « atlantisme revigoré » et l’illusion d’un monde où il serait possible d’imposer la démocratie et
l’économie de marché, si nécessaire par la contrainte. Adossée aux Etats-Unis, l’UE resterait un
ensemble vide politiquement. Vassalisés et désunis, les Européens n’auraient aucun moyen
d’infléchir le cours de choses et de faire entendre leur différence. Cette vision pourrait déboucher
sur une politique extrêmement périlleuse : désignation de multiples ennemis (le Sud , la Russie, la
Chine, l’Islam…), « securitisation »785 sans cesse accrue des thématiques et des grands dossiers
internationaux…
Les répercussions sur la PESD et la GCC seraient lourdes de conséquences. Les forces militaires
des Etats Européens seraient ainsi développées prioritairement au sein de l’Alliance. En mode
dégradé, les capacités de la PESD seraient réduites à faire l’appoint d’une OTAN globale qui
servirait de cadre privilégié pour les interventions des « démocraties occidentales » (à moins que
les actions ne soient conduites sous la forme de « coalitions de volontés », l’OTAN et/ou la PESD
servant avant tout de réservoirs). Les armées européennes poursuivraient en outre sur la voie de la
Transformation, mot commode pour décrire une adaptation toujours plus poussée aux « standards
OTAN » et aux exigences de l’interopérabilité avec les forces américaines. Ce mouvement
continuerait à reposer sur les présupposés technicistes de la Révolution des affaires militaires
(RMA), sans prendre la mesure des permanences et des changements du phénomène guerrier (cf.
partie III qui étudie en détail la GCC européenne au travers de ces questions).
Ciblée de fait sur les tâches de stabilisation & reconstruction, la PESD se développerait alors
dans une logique de subordination et d’externalisation786, au nom d’une conception élargie du
783
Sur l’influence supposée de la pensée de Leo STRAUSS sur les néoconservateurs américains, voir aussi Anne
NORTON, Leo Strauss et la politique de l'empire américain, Paris, Denoël 2006.
784
Justin VAÏSSE, Etats-Unis : le temps de la diplomatie transformationnelle, Cahier de Chaillot n°95, Paris, IES-UE,
2006.
785
Sur cette notion, cf. supra.
786
On pense aussi à l’image popularisée par Robert KAGAN (op. cit.) pour qui les Européens se contenteraient
volontiers de « faire la vaisselle ».
175
partage du fardeau. Concrètement, l’UE ferait effort sur le seul volet civil de la PESD en
mobilisant des capacités suffisamment « durcies » pour remplir des missions de nationbuilding787 qui complèteraient les tâches militaires de contre-insurrection. Dit autrement : la
PESD deviendrait à terme l’agence civile de l’OTAN (ou le « bras armé civil » de l’Alliance).
Elle serait notamment activée dans les cas et dans les zones où l’OTAN n’est objectivement pas
le cadre idoine pour intervenir (Proche-Orient, Caucase…).
Est-ce la voie choisie ? Une observation critique et minutieuse des orientations prises par la
PESD ces dernières années laisse dubitatif quant au type de missions et aux contextes
d’engagement : formation de policiers et de magistrats irakiens, mission de police en
Afghanistan, soutien - en ordre dispersé - au Kosovo nouvellement indépendant, envoi
d’observateurs en Géorgie… L’élargissement des Tâches de Petersberg aux opérations de
désarmement conjointes et aux missions d’assistance aux pays tiers (lutte contre le terrorisme et
réformes en matière de sécurité) semble d’ailleurs aller dans le même sens788.
On peut s’interroger plus largement sur le discours qui annonce l’avènement d’une coopération
apaisée de l’UE avec l’OTAN, sur la base d’une meilleure répartition des rôles et des missions789.
Les clins d’œil atlantistes de la France et le rapprochement qui se profile permettront-ils aux
Européens de rééquilibrer l’Alliance atlantique790 ? Les débats restent ouverts sur le plan politique
mais aussi au sein des communautés épistémiques791 qui participent, en sous-main, à ce
mouvement de fond évoqué sous le terme euphémique de « Bruxellisme »792 (cf. Chapitre
VIII)793.
Le risque d’une dérive occidentaliste ne relève pas du seul domaine de la spéculation
intellectuelle. On citera à titre d’exemple un document publié fin 2007 par cinq anciens Chefs
d’Etat-major794 de pays membres de l’OTAN. Ce document-manifeste a retenu l’attention de
médias parce qu’il envisage en particulier l’utilisation de l’arme nucléaire « en premier ».
Etonnamment, les autres propositions ont suscité peu de commentaires. Les anciens haut gradés
proposent pourtant rien de moins que la création d’un Comité stratégique commun USA-OTANUE pour contrer les menaces qui pèsent sur l’Occident (emphase sur les armes de destruction
787
Cf. le modèle « Athéna » de la PESD imaginé par CHIVVIS (op. cit). On notera que CHIVVIS conteste l’idée que
les Européens auraient en soi un avantage comparatif en matière civile. Voir aussi un ouvrage américain récent sur le
rôle de l’UE en matière de Nation-Building: James DOBBINS, Europe’s Role in Nation Building : from the Balkans to
the Congo, Santa Monica, Rand Corporation, 2008.
788
Traité modificatif, op. cit.
789
Speech to press Club and American Chamber, by Victoria NULAND, US. Permanent Representative to NATO,
Paris, 22 February 2008 ; Speech at the London School of Economics, by Victoria NULAND, US. Permanent
Representative to NATO, London, 25 February 2008. Remarque : Victoria NULAND est par ailleurs l’épouse de
Robert KAGAN.
790
Voir par exemple l’appel conjoint du ministre français des affaires étrangères, du SG/HR pour la PESC et du
Secrétaire général de l’OTAN pour une « meilleure convergence des actions » entre l’UE et l’OTAN: proposition de
créer un « groupe de haut niveau » etc. (Agence Europe, 8 juillet 2008).
791
Parmi les fora qui débattent des questions de sécurité en Europe, on citera le SDA (Security and Defence Agenda)
qui réunit des parlementaires européens, des représentants du lobby militaro-industiel et des personnages influents
comme Javier SOLANA, Robert COOPER, le général Rupert SMITH, Jimmy SHEA…
792
Olivier KEMPF, « La nouvelle ligne américaine : oui à l’Europe de la défense », Défense Nationale, Avril 2008,
pp. 35-44.
793
Voir aussi les rumeurs sur la possibilité de créer un Etat-major de l’UE à Mons (« at SHAPE » et non pas « in
SHAPE »…).
794
Towards a Grand Strategy for an Uncertain World - Renewing Transatlantic Partnership, By General (ret.) Klaus
NAUMANN, General (ret.) John SHALIKASHVILI, Field Marshal The Lord INGE, Admiral (ret.) Jacques
LANXADE, General (ret.) Henk VAN DEN BREEMEN, Noaber Foundation, 2007 (document publié par ailleurs avec
le soutien officiel du German Marshall Fund).
176
massive…). Ils préconisent par ailleurs le contournement des Nations Unies à chaque fois que
nécessaire, un recours accru aux compagnies privées de sécurité…
Une telle vision est-elle conforme aux intérêts proprement européens ? Pour VEDRINE, suivre
cette inclinaison ne serait finalement qu’une nouvelle marque de faiblesse et de renoncement. Le
modèle irénique et le modèle occidentaliste formeraient en effet les deux faces d’une même Irreal
Politik. La seule alternative pour les Européens serait dès lors de faire le choix de la puissance
autonome, raisonnable et raisonnée.
Le choix de la puissance autonome responsable
La troisième et dernière vision correspond à une UE qui assumerait ses responsabilités en
s’inspirant des traditions européennes d’équilibre et de modération. Selon VEDRINE, il faudrait
effectivement « réveiller la nécessité de puissance ». Cette Europe-puissance795renoncerait
cependant au « sentiment de domination comme remède à ses angoisses »796 pour mieux rester
maîtresse de ses choix et de son destin. C’est au fond, l’idée d’une Union fondée sur un sentiment
pro-européen qui ne saurait se confondre avec l’européisme797. Se gardant des chimères
supranationales, cette Fédération d’Etats-nations reposerait sur des Etats relégitimés. Ensemble,
ils construiraient l’UE autour des « trois P fondateurs » (paix, prospérité, partenariat) auxquels il
faudrait rajouter un quatrième (Polarité)798. Le concept de multilatéralisme efficace permettrait
ainsi de prendre en compte la reconfiguration du monde autour de grands pôles régionaux, seule
manière de réguler la globalisation et ses excès (voir aussi la notion d’interpolarité développée
par Giovanni GREVI799).
Cette vision suppose de cesser de croire qu’une politique étrangère unifiée est possible à vingtsept. Il faudrait dès lors privilégier les petits groupes et réunir les Etats membres autour de
thématiques précises, dans des formats à géométrie variable800. La diplomatie coopérative qui en
résulterait devrait s’inscrire dans la tradition machiavélienne européenne qui met la politique au
service de l’exécution dépassionnée de la « raison d’Etat »801. « Moralement neutre »802, cette
diplomatie reposerait sur des principes éprouvés : autonomie souveraine, sens de la mesure et du
compromis, calcul d’intérêts (car, selon le mot de COOPER, il est plus facile de négocier des
intérêts que des valeurs…).
795
Cette vision qui s’incrit dans la tradition gaulienne fut longtemps une constante de la politique européenne française.
Cf. Noëlle LENOIR (alors Ministre des Affaires européennes), « Demain l’Europe-puissance », Le Monde, 11
septembre 2002. De façon plus générale, voir Nicole GNESOTTO, La Puissance et l’Europe, Paris, Presses de Science
Po, 1999 ; Christian SAINT ETIENNE, La puissance ou la mort , op. cit.
796
Nicole GNESOTTO, « le Rétrécissement de l’occident », EUISS Newsletter, n°21, janvier 2007.
797
Hubert VEDRINE, « Pour un nouvel euroréalisme », Le Monde, 9 septembre 2004; Hubert VEDRINE, « Pour
l’Europe : repartir du réel », Le Débat, n°136, Paris, septembre-octobre 2005.
798
Guenter BURGHARDT, « EU Civilian Crisis Management Capabilities and the Emerging EU security Strategy »,
The Woodrow Wilson School of Public and International Affairs, Princeton University, Conference, October 3-5, 2003.
799
Giovanni GREVI et Alvaro de VASCONCELOS, Partnerships for Effective Multilateralism, EU Relations with
Brazil, China, India and Russia, Cahier de Chaillot, n° 109, EU-ISS, 2008, pp. 145-172.
800
VEDRINE, op. cit.
801
MACHIAVEL, Le Prince, op. cit.
802
Cf. METTERNICH, TALLEYRAND, RICHELIEU, BISMARCK, etc. : Robert COOPER, « La moralité de
l’amoralité en politique étrangère », Project Syndicate, Février 2003. Voir aussi COOPER, La fracture des Nations, op.
cit., pp. 165-166 ; Robert COOPER, « Hard Power, Soft Power and the Goals of Diplomacy », in David HELD and
Mathias KOENIG-ARCHIBUGI (Eds.), American Power in the 21st Century, Cambridge, Polity, 2004, pp.167-180
177
La PESC servirait par conséquent de cadre pour définir des stratégies communes sur les plans
sécuritaire, démographique, énergétique, économique (sans se limiter au seul discours sur les
droits de l’homme803). Les Européens pourraient conduire ainsi une politique autonome vis-à-vis
de la Russie, de la Chine, de l’Inde, de l’Afrique et de la Méditerranée (Proche-Orient inclus)...
Ils préserveraient alors leurs propres intérêts en stabilisant leurs marges, en garantissant leurs
approvisionnements, en se faisant des alliés ….
Une telle orientation ne conduirait pas nécessairement au délitement du lien transatlantique804.
Plutôt que de s’engager ouvertement dans une logique de « soft balancing »805, l’objectif de l’UE
serait d’arriver à un partenariat équilibré avec les Etats-Unis. Sans rivaliser sur le plan militaire,
les Vingt-sept pourraient gagner en crédibilité. COOPER le dit lui-même : « Si les Européens
veulent influencer les Etats-Unis, ils doivent apporter quelque chose, et cela ne peut être que des
capacités militaires » 806.
Pour la PESD et la GCC, les implications seraient donc multiples et exigeantes. Il s’agirait tout
d’abord de ne pas perdre de vue que la finalité ultime est d’arriver à une défense commune (fin
rappelée dans le Traité de Lisbonne malgré les réserves habituelles sur la primauté de l’Alliance
atlantique pour les pays concernés807). En attendant, l’UE devrait poursuivre l’approche
pragmatique des « petits pas » et de la « légitimité par l’action » tout en améliorant au quotidien
la sécurité des citoyens européens808.
En parallèle, l’UE devrait continuer à privilégier les approches civilo-militaires « robustes » en
prenant en compte les spécificités institutionnelles de l’Union et le génie propre aux nations
européennes. A cet égard, la mise sur pied d’une structure PESD civilo-militaire intégrée au
niveau stratégique représente un enjeu majeur. Les Européens n’auraient en tout cas aucun
avantage à s’enfermer dans la « sécurité douce », même s’il s’agit là d’une « niche » prometteuse
en raison de leur savoir-faire en la matière809 (ces différents aspects seront traités plus en détail
ultérieurement).
Enfin, les Etats membres pourraient s’appuyer également sur les apports du Traité de Lisbonne810
pour constituer des groupes pionniers qui enclencheraient des synergies profitant à tous au sein de
la PESD : coopérations renforcées dans le cadre de la fameuse Coopération structurée
permanente, etc. Des initiatives pourraient alors émerger autour de projets concrets : politique
spatiale, politique de l’armement, développement de capacités civiles et/ou militaires
innovantes...
803
VEDRINE, op. cit.
Edouard BALLADUR, Pour une Union occidentale entre l’Europe et les Etats-Unis, Paris, Fayard, 2007.
805
Cf. supra.
806
COOPER, La fracture des nations, op.cit., p. 197. Voir aussi ESDP Goals and Ambitions, Remarks to USEUPOLMIL Conference by Robert COOPER, Brussels, 12 October 2005.
807
Traité modificatif, op. cit. Cf. Chapitre IV.
808
GNESOTTO, « La PESD en antidote », op. cit; Nicole GNESOTTO, « Why EU strategy is relevant today »,
Europe Diplomacy & Defence, n°10, 1 March 2007.
809
Une option serait effectivement de créer des niches, les Européens se contentant d’une présence internationale
intermittente, en agissant sur différents régistres et sur un mode aléatoire voire de « contournement » : COURMONT et
al, op. cit.
810
Traité modificatif, op. cit. Voir aussi le Chapitre IV.
804
178
GCC et géopolitique
Tout le discours sur « l’UE et la gouvernance » est axé sur le dépassement de l’approche
géopolitique dont elle se veut l’exact contraire. Or, la première est souvent rattrapée par la
seconde qui garde sa validité811. Penser la GCC en lien avec la dimension extérieure de l’Union
suppose dès lors de souligner aussi les apports et les permanences de la géopolitique.
La SES rappelle elle-même que « la géographie garde toute son importance » malgré la
globalisation et les phénomènes de déterritorialisation. La géopolitique permet ainsi de replacer
l’UE, la PESC/PESD et la GCC dans le système-monde tout en mobilisant des notions qui ne sont
en aucun cas obsolètes : centre et périphérie, hinterland, marches et confins, sphères d’influence,
cordon sanitaire, glacis, zones d’intérêt prioritaire812.
Cela pose inévitablement la question des frontières : faut-il fixer les limites géographiques de
l’Union ? « L’empire européen » aurait-il au contraire intérêt à ne pas borner son limes pour
garder son attractivité813 ? Sans répondre à ces interrogations, il faut analyser ici la GCC au
travers d’un raisonnement en cercles concentriques.
Ce type de raisonnement a été utilisé pour esquisser une Europe à géométrie variable en prévision
de l’élargissement historique de 2004. Il s’agissait alors d’éviter le piège inclusion/exclusion dans
le cadre du débat entre approfondissement et élargissement814 (cf. la notion « d’intégration
différenciée »). Mais la conceptualisation des enjeux en cercles concentriques est aussi un
classique de la pensée stratégique française des années 1970-1980 qui distinguait en matière de
sécurité et de défense: 1/ le sanctuaire national ; 2/ le glacis européen ; 3/ le reste du monde. Ce
schéma mental est aujourd’hui utile pour réfléchir plus largement aux intérêts géopolitiques de
l’UE815. A chaque fois, il est possible de tirer des conclusions pour l’emploi du volet civil de la
PESD (cf. Fig. 13 page suivante).
Au delà du territoire de l’UE stricto sensu - non couvert par la PESD - un premier cercle
correspond ainsi aux Etats qui ont vocation à adhérer (pays candidats des Balkans occidentaux
notamment). La priorité de la GCC est indéniablement de pacifier ces confins immédiats pour
mieux les inclure ensuite dans l’ensemble européen. Ainsi en est-il des actions civiles PESD
déployées en Bosnie, au Kosovo voire en Moldavie. A chaque fois, la Commission devra
cependant prendre le relais dès que les conditions seront réunies (comme ce fut le cas en ARYM).
Un second cercle est quant à lui celui de « l’étranger proche ». L’ancien Président de la
Commission européenne, Romano PRODI, avait développé en ce sens une « philosophie du
811
MOREAU DEFARGES, La Gouvernance, Paris, PUF, 2008.
Voir aussi Pierre VERLUISE, Géopolitique de l’Europe : l’Union Européenne élargie a-t-elle les moyens de la
puissance ?, Paris, Ellipses, 2005 ; Philippe MOREAU DEFARGES, Le cadre, les axes et les conditions d’une
stratégie d’influence à l’échelle mondiale de l’Union européenne, Paris, IFRI, 2001. L’auteur examine trois axes de
réflexion: l’organisation et le développement de la périphérie de l’UE, la promotion des règles internationales et la
question de la force militaire
813
Jan ZIELONKA, Europe as Empire: The Nature of the Enlarged European Union, Oxford, Oxford University
Press, 2006.
814
Notions d’avant-garde, de noyau dur et de groupe pionniers, distinction entre les pays qui ont vocation à adhérer à
l’UE et les pays à qui l’UE proposera « l’association » .
815
Cf. par exemple Une vision française de l’avenir de l’Europe, Allocution de Noëlle LENOIR, Ministre déléguée
aux affaires européennes, Brookings Institution, Washington, 26 février 2004.
812
179
voisinage amical »816 (ring of friends). Concernant plus spécifiquement la PESC/PESD, Javier
SOLANA a par ailleurs exprimé à de nombreuses reprises la nécessité « d’étendre la zone de
sécurité autour de l’Europe, de créer des cercles de bonne gouvernance sur les frontières
orientales - des Balkans au Caucase - et sur le pourtour méditerranéen817 ». C’est au fond toute
l’ambition de la Politique Européenne de Voisinage (PEV)818 qui vise à stabiliser « l’arc des
crises » qui caractérise les marges actuelles ou futures de l’UE (Proche-Orient inclus). Ce second
cercle est un champ d’action privilégié pour les capacités de la GCC qui visent à soutenir des
Etats amis qui sont aussi des Etats tampons.
Enfin, un troisième cercle rassemble le « reste du monde ». Cela concerne en premier lieu les
pays ACP qui ont une « proximité non géographique » avec l’UE (ex: Afrique sub-saharienne).
Mais la GCC européenne a aussi été déployée dans des régions plus éloignées: Irak, Afghanistan,
Indonésie... Dans ce troisième cercle, les mission civiles PESD devraient néanmoins rester
ponctuelles tout en servant des intérêts dûment identifiés (la visibilité de la PESD pouvant
d’ailleurs constituer une motivation en soi).
Fig. 13 : GCC et géopolitique
Tendances prévisibles pour la GCC
Premier cercle
(UE élargie)
Second cercle
Troisième cercle
(étranger proche) (reste du monde)
NB: le dégradé de gris correspond aux
intérêts géopolitiques et sécuritaires
de l’UE et des ses Etats membres
Conclusion
Ce chapitre a montré que la GCC européenne se prête difficilement aux interprétations
monocausales et/ou monoconceptuelles. Aucune théorie ne peut expliquer à elle seule la GCC
dans ses différentes dimensions. En la confrontant à différents cadres d’analyse et à des débats
plus larges, il est néanmoins possible de mettre en relief son substrat d’essence réaliste : validité
des approches stato-centrées et sécuritaires, prégnance des intérêts, permanences de la
géopolitique…
Ce chapitre visait aussi à rappeler une évidence trop souvent occultée : la PESD et son volet civil
ne peuvent trouver leur voie que si la PESC gagne elle-même en consistance, au service d’une
vision assumée de l’UE et des grands objectifs de l’intégration européenne. Or, les trois visions
de l’UE présentées plus haut coexistent et s’entrecroisent dans le discours européen. Les jeux
816
Idée exprimée à de multiples reprises dès fin 2002.
Javier SOLANA, « L’UE, pilier d’un monde nouveau », Le Monde, 23 septembre 2003.
818
Pour anticiper toutes nouvelles divisions en Europe du fait de l’élargissement de 2004, l’UE a lancé le concept de
« Wider Europe » devenu entre-temps la PEV. Voir aussi Thierry BALZACQ, « La Politique européenne de voisinage,
un complexe de sécurité à géométrie variable », Cultures et Conflits, n°66, été 2007, pp. 31-59.
817
180
restent donc théoriquement ouverts même si le modèle a priori le plus réaliste (au sens
politologique du terme) semble aussi le moins probable. Un premier danger serait en tout cas de
se laisser gagner par la peur et le mépris. Un second danger serait d’oublier par ailleurs que la
force continue à compter car « la politique étrangère traite de la guerre et de la paix, et les pays
qui ne voient que la paix ratent la moitié de l’histoire, peut-être la plus importante »819.
La GCC ne prend dès lors son sens que si elle renforce la capacité des Européens à exercer de
façon autonome et responsable leurs droits et leurs devoirs sur la scène géopolitique. Cela passe
par la défense des intérêts proprement européens et par la consolidation du poids de l’Union dans
un monde globalisé et multipolaire820.
Il faut ainsi éviter les slogans et les incantations tout en gardant à l’esprit que l’UE n’est ni un
« super-Etat » ni une « super-ONG ». Pour la GCC européenne, cela suppose de favoriser un
double mouvement de dé-idéologisation (éviter le piège du messianisme) et de re-politisation
(considérer la GCC pour ce qu’elle est, c’est-à-dire de la politique en acte). La GCC ne se
contente effectivement pas d’agir dans la sphère politique : elle est un outil de la politique tout en
représentant potentiellement un réservoir de puissance.
Pour conclure, le défi fondamental du volet civil de la PESD n’est donc pas de choisir entre
KANT et HOBBES821 mais de mobiliser à bon escient GROTIUS (pour encadrer la force sans
confondre le droit et la morale) ; MACHIAVEL (pour fonder un ordre nouveau et le
maintenir822) ; BODIN (pour imaginer une souveraineté partagée) ; enfin CLAUSEWITZ (pour
approfondir le lien politique/stratégie, cf. partie III).
On retiendra plus généralement le nécessité d’acquérir une Virtù européenne qui reste à inventer.
C’est en effet la Virtù qui permettra de dominer la Fortuna et de construire l’Europe-puissance.
Cela suppose d’assumer la notion de double standard (et le double langage) tout en trouvant un
dosage subtil entre la ruse et la force, entre la séduction et la contrainte. Cela suppose enfin de
bien cerner la place et le rôle de « l’outil GCC » dans la vaste gamme de moyens et d’instruments
dont dispose l’Union pour intervenir sur l’échiquier international.
819
COOPER, La fracture des nations, op. cit, p. 192.
Pour une réflexion plus théorique, cf. aussi Carl SCHMITT, Le nomos de la terre dans le droit des gens du jus
publicum europaeum, Paris, PUF, 1998 (première édition en allemand en 1950).
821
Cf. le célèbre article de KAGAN, « Puissance et faiblesse », op. cit. KAGAN y caricature une Europe se
complaisant dans un paradis post-moderne par opposition à une Amérique n’hésitant pas à combattre (métaphore de
l’opposition entre Mars et Vénus).
822
MACHIAVEL, Le Prince, op. cit. Pour MACHIAVEL, il ne s’agit effectivement pas seulement de conquérir le
pouvoir et de fonder un ordre nouveau. Il faut aussi le conserver ce qui explique notamment la supériorié du système
républicain et le rôle joué par le peuple.
820
181
Chapitre VII : le volet civil de la PESD dans la
boîte à outils européenne - vers une gestion globale
des crises ?
Résumé
Le volet civil de la PESD n’est qu’un outil parmi la vaste gamme d’instruments et de moyens
dont se prévaut l’Union pour apporter sa valeur ajoutée à la paix et à la sécurité internationale. Ce
chapitre analyse donc sa place spécifique au sein de la « boîte à outils européenne » pour la
gestion des crises et des conflits. L’idée principale est d’explorer le rôle charnière de la GCC au
service d’une approche globale qui peine à se concrétiser. Ce chapitre présente en particulier le
concept inédit de CMCO (Civil-military coordination) développé en 2002-2003 pour arriver à
une meilleure cohérence d’ensemble des actions. Il analyse enfin le fonctionnement des structures
civiles au sein de la chaîne décisionnelle de la PESC/PESD.
Introduction
Les capacités du volet civil de la PESD sont destinées à agir prioritairement dans la sphère des
high politics. L’outil GCC n’intervient cependant jamais isolément. Il faut donc le situer parmi la
« vaste palette d’instruments et de moyens » dont se prévaut l’UE pour le traitement des crises et
la résolution des conflits. Au-delà des discours convenus sur les atouts de la « boîte à outils »
européenne et sur la nécessaire cohérence des actions, quelle est la place spécifique de la GCC ?
En quoi complète-t-elle la panoplie d’intervention de l’UE ? Comment s’articule-t-elle avec les
partenaires extérieurs (organisations internationales et Etats tiers) ?
Pour répondre à ces questionnements, ce chapitre est structuré en quatre sous-chapitres qui
s’articulent comme suit :
-
Cadre théorique pour conceptualiser le rôle de l’UE dans la résolution des conflits et dans
la gestion des crises ;
Essai de catégorisation des principaux moyens effectivement mobilisables (notion de
« boîte à outils ») ;
Analyse critique de la Coordination civilo-militaire (CMCO), concept original qui vise à
développer les synergies entre les deux volets de la PESD et la cohérence tout azimut ;
Place et rôle de la GCC dans la chaîne civilo-militaire PESD (fonctionnement des
principaux organes, procédures guidant le lancement des opérations civiles au niveau
politique).
182
A chaque fois, il s’agit de souligner l’apport singulier du volet civil de la PESD. En raison de son
caractère souple, protéiforme et inclusif, la GCC ouvre assurément le champ des possibles.
Surtout, elle assure potentiellement un rôle charnière (image de la plaque tournante) dans le
dispositif européen de gestion des crises. En « créant du lien », la GCC favorise dès lors
l’émergence progressive d’une gestion globale des crises.
Union européenne, gestion des crises et résolution des conflits : cadre théorique
Un des plus grands défis de la GCC est de distinguer les compétences respectives de la
Commission et du volet civil de la PESD (au-delà des pures logiques de compétition
interinstitutionnelles). Les chapitres précédents ont déjà ouvert des pistes utiles en ce sens :
différenciation high/low politics, place sur le cycle du conflit, modèle du sequencing… Penser la
gestion de crise dans l’UE suppose pourtant de réfléchir plus généralement à la relation entre
l’européanisation et la résolution des conflits. C’est en effet en élargissant le cadre d’analyse que
l’on peut délimiter ensuite, sur un mode déductif, la spécificité de la PESD et de son volet civil.
Européanisation et pacification
Le lien entre l’UE et la résolution des conflits donne lieu à une littérature spécifique, quoique
embryonnaire. Cette littérature constructiviste va au-delà des recherches sur la paix démocratique
et sur l’intégration fonctionnaliste comme méthode de dépassement du conflit823. Elle s’inspire
des travaux sur la transformation du conflit824 mais aussi des réflexions sur les dimensions
extérieures de l’européanisation825: puissance normative, rôle possibles de l’UE dans les conflits
sécessionnistes826 et dans les conflits frontaliers827, impact des politiques de conditionnalité sur les
Etats voisins828, phénomènes induits de socialisation829 (l’UE est à la fois un Norm-maker et un
823
Mette EILSTRUP-SANGIOVANNI and Daniel VERDIER, « European Integration as a Solution to War »,
European Journal of International Relations, Vol. 11(1), 2005, pp. 99-135.
824
Le conflit est défini traditionnellement dans l’approche théorique constructiviste comme l’incompatibilité de
positions subjectives.
825
L’expression « européanisation » renvoie elle-même à des réalités diverses (ex : européanisation des espaces publics
nationaux, EU-zation). Ici, nous nous référons plutôt à une définition plus large qui inclut les normes, les croyances…
En ce sens, l’européanisation n’est pas synonyme de convergence. Elle peut au contraire révéler des divergences et
produire des effets négatifs. Sur les différentes formes et significations du phénomène, cf. Romain PASQUIER et
Olivier BAISNEE, L'Europe telle qu'elle se fait : Européanisation et sociétés politiques nationales, Paris, CNRSScience Po, 2007.
826
Projet de recherche du Center for European Political Studies (CEPS) de Bruxelles : Bruno COPPIETERS, Michael
EMERSON, Michel HUYSSEUNE, Tamara KOVZIRIDZE, Gergana NOUTCHEVA, Nathalie TOCCI and Marius
VAHL, Europeanization and Conflict Resolution: Case Studies from the European Periphery, Gent, Academia Press,
2004 ; Nathalie TOCCI, The EU’s Role in Conflict Resolution. Promoting Peace in European Neighbourhood, London,
Routledge, 2006.
827
Projet de l’Université d’Essex dans le cadre de l’European consortium for political research (ECPR) : Thomas
DIEZ, Stephan STETTER et Mathias ALBERT, « European Integration and Border Conflict Transformation - a
theorical framework », ECPR Standing Group on International Relations, The Hague, 9-11 September 2004.
828
Franck SCHIMMELFENNIG, S. ENGERT and H. KNOBEL, « Costs, Commitment, and Compliance - The Impact
of EU Democratic Conditionality on European Non-Member States », EUI Working Paper, 2002/29, Florence, 2002.
829
« Social learning ».
183
Norm-taker830, ce qui influe aussi sur l’identité européenne)831. Aucun de ces travaux n’étudie
cependant directement la PESD et son volet civil.
Concernant la gestion civile des crises, on retiendra en tout cas que celle-ci est potentiellement
plus efficace quand elle se double d’un processus d’européanisation. Cela renforce notre
argument géopolitique qui place l’Europe élargie et son étranger proche au rang des zones
d’engagement prioritaires du volet civil de la PESD (maximalisation de la GCC dans le cadre
d’une stratégie d’intégration différenciée, pacification des marges par ondes successives). L’étude
des éléments normatifs et de la conditionnalité reste toutefois pertinente pour évaluer les moyens
d’influence de l’UE dans des zones conflictuelles plus éloignées (dans les pays ACP notamment).
Structure et agence
En reprenant la distinction classique en science politique entre structure et agence, on peut
distinguer plus largement deux grands rôles de l’UE en matière de résolution/transformation des
conflits : l’UE comme « cadre normatif » d’une part et l’UE comme « acteur » de la résolution
des conflits d’autre part (Fig. 14) 832:
Fig. 14 : l’UE comme cadre et l’UE comme acteur (structure et agence)
Intruments/programmes géographiques ou thématiques de la Commission
Grands cadres politiques type Processus de Barcelone (…)
Stabilité des Etat fragiles, en transition ou en déliquescence
Situations de troubles internes, conflit armé
Outils d’intervention diplomatiques, militaires, humanitaires
PESC/PESD (RSUE, sanctions, GCC etc.) mais aussi aide d’ECHO, actions JAI…
830
Annika BJÖRKDAHL, « Norm-maker and Norm-taker: Exploring the Normative Influence of the EU in
Macedonia », European Foreign Affairs Review, n° 10, 2005, pp. 257-278.
831
Voir aussi Richard YOUNGS, 2004, op. cit.
832
Gergana NOUTCHEVA, « Europeanisation and Conflict Resolution », Europa South-East Monitor, Issue 49,
Center for European Policy Studies, Bruxelles, October 2003.
184
L’effet de l’UE comme cadre normatif s’exerce par le haut au travers des instruments
géographiques et sectoriels mis en oeuvre par la commission: programmes du type TACIS, FED,
IEDDH833... Ces instruments communautaires appuient les stratégies de pré-adhésion (critères de
Copenhague), les traités d’association et les accords-cadres type Cotonou (relations avec les pays
ACP). Ils renforcent également les grandes politiques qui s’inspirent peu ou prou des trois
corbeilles du Processus d’Helsinki (sécurité, prospérité économique, démocratisation): Processus
de Barcelone (transformé en Union pour la Méditerranée), Processus de stabilisation et
d’association pour les Balkans occidentaux (fer de lance de l’ex-Pacte de stabilité pour l’Europe
du sud-est), Politique européenne de voisinage. Cet ensemble de projets politiques, économiques
et financiers entretient l’image de l’UE comme puissance civilo-normative.
Mais l’UE intervient aussi par le bas en qualité d’acteur. On pense bien sûr à la diplomatie
européenne (moyens de la PESC, cf. infra) et aux opérations de la PESD, mais aussi à la
dimension extérieure de la JAI et aux actions de la Commission qui participent directement à la
prévention/résolution des conflits: politique de conditionnalité dans l’aide au développement, aide
humanitaire…
La distinction structure/agence montre ainsi que le rôle de l’UE ne peut pas être appréhendé
uniquement en termes de modèle ou d’exemplarité. Par ailleurs, on ne saurait opposer
arbitrairement les instruments à long terme de la Commission aux outils mis en oeuvre par le
Conseil sur un mode plus réactif.
Dans de nombreuses zones de conflit ou de tension, l’UE a gagné en tout cas suffisamment de
poids pour ne plus être considérée comme une tierce partie totalement neutre et impartiale. Elle
exerce dès lors un rôle « perturbateur »834 avec des effets positifs ou négatifs. Elle peut ainsi
influencer - directement ou indirectement - le cours d’une crise ou d’un conflit par une multitude
de moyens, si tant est qu’elle y trouve son intérêt et qu’elle ne choisisse pas la nonintervention835.
Différents modes d’action pour la GCC européenne
Les notions de structure et d’agence permettent également d’identifier et d’affiner d’autres cadres
d’action. Il est ainsi possible d’établir un tableau à double entrée qui différencie les stratégies
d’intervention en fonction du public cible (Fig. 15, page suivante)836:
833
IEDDH : Instrument européen pour la démocratie et les droits de l’homme (106 M Euros par an sur l’exercice
bugétaire 2007-2013).
834
DIEZ, STETTER and ALBERT, op. cit. Voir aussi Thomas DIEZ, « Roots of Conflict, Conflict Transformation and
EU Influence », Bruxelles, European Commission Workshop, 14 février 2003.
835
Ibid.
836
Ce tableau est inspiré très librement des travaux de DIEZ, STETTER and ALBERT (op. cit.) mais aussi du triangle
de la violence de Johan GALTUNG (op. cit.) et de la pyramide du peacebuilding de John Paul LEDERACH (op. cit.).
185
Fig. 15 : les différents modes d’action de la GCC
Stratégies ciblées sur les acteurs
(diminuer la violence directe, agir sur
les comportements et modifier les
attitudes,)
Stratégies ciblées sur Tutorat, conseil, formation des cadres
les
élites
et
les administratifs, policiers, magistrats
responsables
locaux (…)
intermédiaires
(appareil administratif
et étatique)
Stratégies ciblées sur la Actions ciblées pour soutenir les acteurs
société comprise
de la société civile: responsables
d’ONG, médias indépendants…
au sens large
Stratégies ciblées sur les structures
(diminuer la violence structurelle, agir sur les
causes profondes des antagonismes,)
Renforcement des institutions,
si nécessaire par la contrainte
Grands programmes d’aide à la démocratisation et
au développement
Aide macro-économique (…)
Le dégradé de couleur met en évidence les sphères d’intervention de la GCC européenne qui vise
prioritairement l’appareil administratif et sécuritaire des Etats hôtes. Les actions sont ciblées en
particulier sur le renforcement des capacités des décideurs et du personnel d’encadrement :
tutorat, formation… La GCC influe également sur les structures étatiques en favorisant les
réformes législatives et organisationnelles (ex. la mission EUSEC RDC qui met en place une
chaîne de paiement transparente pour les policiers et les militaires locaux). Le centrage de la GCC
sur le state-building n’évite cependant pas les redondances avec les actions conduites par la
Commission et ses délégations (la sphère communautaire suivant également le dégradé du tableau
présenté supra mais sur un mode inverse).
Ces considérations théoriques ont permis d’esquisser à grands traits un partage des tâches et des
responsabilités tout en soulignant l’extraordinaire diversité des instruments et outils politiques,
diplomatiques, économiques et humanitaires dont dispose l’Union pour la résolution des conflits.
Cela permet de revenir maintenant à la fameuse boîte à outils européenne pour la gestion des
crises: quels sont les moyens dont dispose concrètement l’Union pour prévenir, gérer et stabiliser
les situation de crise ou d’instabilité ?
La GCC dans la boîte à outils européenne pour la gestion des crises
L’enjeu principal est d’arriver à mieux coordonner des moyens qui ont été créés à des périodes
différentes et dans des cadres juridiques et institutionnels distincts837. Cela suppose toutefois de
réconcilier également des approches divergentes.
837
NOWAK, 2006, op. cit. pp. 7 et 11.
186
Commission versus Conseil : des conceptualisations et des approches différentes
L’expression « gestion des crises » est un leitmotiv de la rhétorique et de la pratique de la
PESC/PESD838. Dans son propre discours, la Commission associe pourtant systématiquement
prévention des conflits et gestion des crises839. C’est pour elle une façon d’insister sur son
expérience et ses avantages comparatifs840. La Commission se pose en effet comme le principal
acteur institutionnel en la matière. Dans un document de 2003841, elle établit ainsi clairement que
les capacités du volet civil de la PESD n’interviennent qu’en complément des moyens financiers
et « non financiers » communautaires:
« Feira-type interventions will, by their nature, be exceptional and transitional measures that, in
financial terms, are likely to constitute a relatively small part of the overall package of EC
assistance to third countries in crisis. They must, therefore, be considered in the context of the
wider conflict-prevention, relief, rehabilitation and long-term stabilisation and development
assistance delivered under Community instruments in the period leading up to a crisis, during the
crisis and post-crisis »842.
La Commission classifie par ailleurs les instruments civils de gestion des crises en trois grandes
catégories : les mesures d’ordre politique (dialogue politique au travers des structures de la PESC
et accords passés par la Commission avec les Etats tiers et les organisations régionales) ; les
sanctions et « autres mesures négatives » ; enfin, la coopération et l’assistance délivrées sous les
auspices communautaires843.
Cette classification a sa pertinence si l’on se place du point de vue de la Commission. Elle diffère
toutefois sensiblement de celle qui a cours chez les praticiens de la PESC/PESD. Ceux-ci
semblent en effet « découper » la gestion (globale) des crises en trois volets844: un volet militaire,
un volet civil et un volet reconstruction (appelé parfois « volet humanitaire »).
Les trois volets sont considérés comme interdépendants même si le dernier semble implicitement
destiné à soutenir les deux premiers (flanking measures). Cette vision - indéniablement plus
838
On notera que la notion de crisis management est souvent traduite dans les cercles gouvernementaux français par
« traitement des crises », ce qui durcit encore un peu plus l’orientation sécuritaire de l’expression.
839
Rappelons que la Commission a créé en 2001 une Unité de prévention des conflits et de gestion des crises en
remplacement du Conflict Prevention Network délégué un temps à des acteurs non gouvernementaux.
840
Voir aussi Lars-Erik LUNDIN, « The Commission’s Role in Developing a Coherent EU Conflict Prevention and
Civilian Crisis Management Capability », EU Civilian Crisis Management Capability, Conference Report,
SWEFOR/SPAS, Stockholm, 20 April 2001, pp.21-23.
841
Civilian instruments for EU crisis management, European Commission, April 2003, op. cit. Ce document tentait
pour la première fois de recenser de façon systématique les moyens existants dans l’UE en précisant à chaque fois la
base légale, l’étendue géographique, les objectifs court terme et long terme….
842
Ibid. Il est précisé aussi : « The nature of the crisis, the historic pattern of political and economic ties with the
country concerned and the specific crisis-management objectives adopted by the EU will determine how the
instruments are used. Moreover, certain instruments will have more impact in some countries than others ». Ainsi,
dans certains pays, le levier le plus efficace sera la conditionnalité de l’aide. Dans d’autres pays moins dépendants
économiquement, l’UE devra coupler des « incitations politiques » et des mesures commerciales (Ibid.).
843
Le document cite dans le champ communautaire : les accords avec les Etats tiers et les groupes régionaux ; le
commerce et le mesures économiques ; le développement et autres formes d’assistance relevant de la coopération ;
l’aide humanitaire d’urgence ; l’aide à la reconstruction et à la réhabilitation ; l’aide macro-économique.
844
Yves BUCHET de NEUILLY, « La politique étrangère de l’UE dans le champ de la sécurité internationale », in
René SCHWOK et Frédéric MERAND (Dir.), L’Union européenne et la sécurité internationale : théories et pratiques,
Bruxelles, Bruylant, 2009, pp. 71-86.
187
sécuritaire845- présente l’avantage de la clarté conceptuelle et opératoire. Elle accorde par ailleurs
une place significative à la gestion civile des crises (cf. Fig. 16).
Fig. 16 : les trois volets de la gestion globale des crises
Volet
civil
Volet
militaire
Gestion
(globale)
des crises
Volet
reconstruction
(flanking
measures)
Les différences d’approche et de sémantique montrent en tout cas combien il est difficile de
classifier a priori les moyens - matériels et immatériels - mobilisables par l’UE. Une taxinomie
par fonction semble cependant pertinente sur le plan didactique. Il faut dès lors différencier:
-
La prévention structurelle ;
La veille stratégique et l’alerte précoce ;
La diplomatie préventive ou coercitive ;
L’aide humanitaire d’urgence ;
Les interventions PESD ;
Les actions de reconstruction et de réhabilitation.
La prévention structurelle
L’UE dispose à l’évidence d’un gros potentiel pour promouvoir la prévention des conflits846. Lors
du sommet de Nice, Javier SOLANA et Chris PATTEN847 avaient d’ailleurs présenté un rapport
845
« Crisis-oriented ».
Helen BARNES, The EU: Who does What in Conflict Prevention and Resolution, Incore, Londonderry, 2002;
Vincent KRONENBERGER and Jan WOUTERS (Eds.), The European Union and Conflict Prevention – Policy and
Legal Aspects, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.
847
Commissaire chargé des relations extérieures dans la Commission PRODI.
846
188
conjoint du Conseil et de la Commission sur la thématique848. Sous l’impulsion personnelle du
même Chris PATTEN, la Commission a ensuite précisé ses objectifs en la matière dans une
importante Communication parue en avril 2001849. Ce document distingue le long terme
(« projeter la stabilité » en « identifiant et ciblant les besoins le plus en amont possible ») du court
terme (« réagir rapidement aux conflits naissants »). Il insiste sur la nécessité de traiter
l’insécurité à sa source et rappelle que les Européens sont les premiers fournisseurs mondiaux
pour l’aide au développement et l’assistance sous forme de prêts. Pour l’Union, il s’agirait même
d’une obligation morale :
« L’Union Européenne a le devoir d’essayer de traiter les nombreuses questions transversales
liées aux conflits et est bien placée pour le faire. Elle en a le devoir parce qu’elle est le principal
promoteur de l’ouverture des marchés et de la coopération et son principal bénéficiaire. Elle est
bien placée parce qu’elle possède les moyens et l’autorité pour avoir un impact réel »850.
Surtout, la Commission en profite pour réaffirmer sa primauté, l’aide au développement et la
coopération constituant « sans aucun doute les instruments les plus puissants à la disposition de la
Communauté pour traiter les causes profondes des conflits »851.
A la même période, la Présidence suédoise de 2001 arrivait par ailleurs à convaincre les Etats
membres de lancer le Programme de Göteborg852. Ce programme vise à promouvoir une culture
de prévention dans les nombreux dossiers internationaux qui touchent à la sécurité élargie : lutte
contre la drogue, enfants-soldats, désarmement, déminage, gestion des ressources naturelles et
dégradation environnementale, maladies transmissibles, flux migratoires...
Pourtant, que faut-il penser de cette insistance sur les vertus de la prévention853 ? Le Programme
de Göteborg donne lieu à des rapports annuels de la présidence tournante854 mais l’ensemble reste
plutôt déclaratoire. En parallèle, la Commission met en avant ses Documents stratégiques par
pays et ses Documents stratégiques par régions qui doivent servir de guides pour les acteurs
communautaires (EuropeAid notamment855). Elle a établi par ailleurs une Liste indicative des
causes profondes des conflits ainsi que des indicateurs de mesure856. Le contenu politique de ces
différents documents manque toutefois de substance857. Malgré l’ampleur des sommes engagées,
l’essentiel se passe finalement dans la politique de conditionnalité (« dialogue exigeant et
848
Improving the Coherence and Effectiveness of EU Action in the Field of Conflict Prevention, presented by Javier
SOLANA and Chris PATTEN, European Council, Nice, December 2000.
849
Communication de la Commission sur la Prévention des conflits, avril 2001, op. cit. A la même époque paraissait
une autre Communication clé : The European Union’s Role in Promoting Human Rights and Democratisation in Third
Countries, Communication of the Commission, Brussels, 8 May 2001.
850
Ibid.
851
Communication de la Commission sur la Prévention des conflits, op. cit.
852
EU Programme for The Prevention of Violent Conflicts, European Council, Gotenburg, 15-16 June 2001.
853
Reinhardt RUMMEL, Konfliktprävention: Etikett oder Markenzeichen europäischer Interventionspolitik ?, Berlin,
Stiftung Wissenshaft und Politik, 2003.
854
Ex : Annual Report on EU activities in the framework of conflict prevention, including implementation of the EU
Programme for the Prevention of Violent Conflicts, EU Council, Doc. 10601/08, Brussels, 17 June 2008.
855
Crée en 2001, EuropeAid relève de la DG développement et de la DG RELEX. Suite à une réforme d’envergure, les
Délégations bénéficient d’une large déconcentration des pouvoirs en matière d’aide au développement.
856
Javier NINO-PEREZ, « Conflict Indicators Developed by the Commission - The Check-list for Root Causes of
Conflict/Early Warning Indicators » in KRONENBERGER and WOUTERS, op. cit. (Part One).
857
SANTOPINTO in DELCOURT, MARTINELLI et KLIMIS, 2008, op. cit., p.54.
189
constructif » en langage européen courant). L’Accord de Cotonou de 2003858 fournit en ce sens un
bon exemple même si la prise de sanctions politiques/économiques appartient au Conseil.
Pour conclure, la Communication de la Commission et le Programme de Göteborg de 2001
doivent être remis dans leur contexte. A la même époque, le Secrétaire général de l’ONU avait
publié un rapport très médiatisé sur la prévention et ses vertus859. Surtout, la PESD était encore en
pleine phase de définition (cf. partie I). Au fil du temps, il semblerait toutefois que le thématique
de la gestion de crise se soit avérée plus gratifiante pour l’UE: retour sur investissement
favorable, visibilité internationale… (alors que la prévention est par nature ingrate et peu
spectaculaire). Les ONG/OSC spécialisées ont pris elles-mêmes acte de ce glissement. Après
avoir proposé la prévention comme une alternative860, elles cherchent désormais à favoriser une
« conflict sensitive approach » au sein de la PESD où elles revendiquent une plus grande place861.
La fonction de veille stratégique et d’alerte précoce
En sus de la prévention sur le long terme, il faut aussi pouvoir réagir efficacement aux signes
annonciateurs d’une crise. La création d’un dispositif européen de gestion des crises suppose ainsi
de pouvoir disposer de capacités de veille stratégique : suivi des zones à risque, « évaluations
pays », systèmes d’alerte précoce862. Depuis le Traité d’Amsterdam, cette fonction est assurée par
l’Unité politique rattachée au SG/HR863.
L’UP est appuyée dans sa tâche par le centre satellitaire et de l’Institut d’études de sécurité de
l’UE. Elle bénéficie aussi des remontées d’information des opérations PESD, des délégations de
la Commission et des Etats membres (quand bien même la coopération inter-étatique reste limitée
dans le domaine du renseignement civil ou militaire864). La création d’un Service européen
d’action extérieure (création prévue dans le Traité de Lisbonne) faciliterait en tout cas ce travail
essentiel de connaissance et d’anticipation865.
858
ACP-EU Partnership Agreement, 23 June 2003 (Accord de Cotonou). Cet accord contient des références explicites
au respect des droits de l’homme, à la démocratie et à l’Etat de droit (article 11). En cas de violation des éléments
essentiels de ces principes (cases of special urgency), une « procédure de consultation » peut être mise en œuvre
(article 96). Celle-ci peut aboutir à une remise en cause du « dialogue politique » et à des sanctions diverses et graduées
(appropriate measures): suspension de l’aide au développement, arrêt partiel ou total des relations commerciales...
859
The Prevention of Armed Conflict, Report of the Secretary General Kofi ANNAN, UN, New York, June 2001.
860
Cf. par exemple Preventing Violent Conflict: Opportunities for the Swedish and Belgian Presidencies of the
European Union in 2001, International Alert and Saferworld, London, December 2000; Peter MEYER, « The
Commission’s Role in Developing a Coherent Approach to Conflict Prevention and Management », Report of
Conference Proceedings, Enhancing the EU’s Response to Violent Conflict : Moving Beyond Reaction to Preventive
Action, ISIS Europe, 2001.
861
HELLY in DELCOURT, MARTINELLI et KLIMIS, op. cit.
862
Rôle, méthodes et outils d’un centre de situation global pour la prévention et la gestion des crises au sein de l’Union
Européenne , Etude menée au profit de la Fondation Notre Europe, Eurodecision-AIS, Paris, 2001.
863
Niall BURGESS, « The Council’s Early Warning Process » in KRONENBERGER and WOUTERS, op. cit..
864
Björn MÜLLER-WILLE, For our Eyes only ? Shaping an Intelligence Community within the EU, Occasional Paper,
n°50, Paris, EUISS, 2004.
865
Voir aussi Méthode d’appréciation politico-stratégique dans les crises, Etude menée au profit de DAS,
Eurodecision-AIS, Paris, 2001.
190
La diplomatie préventive ou coercitive
Prévenir la crise ou annoncer son imminence ne suffit pas. Encore faut-il avoir les moyens de la
traiter à temps et avec les moyens adéquats. L’outil diplomatique est en ce sens incontournable.
Sur le plan politique, l’UE peut ainsi offrir sa médiation (bons offices, navette diplomatique…)
dans des configurations à géométrie variable : Troïka, SG/HR, Envoyés spéciaux... La PESC a
ainsi enregistré quelques succès en matière de peacemaking: Accords d’Ohrid pour mettre fin à la
violence en ARYM (2001)866, séparation en douceur entre la Serbie et le Monténégro (2006)867…
Les Etats restent cependant très présents (cf. les Groupes de contact ou les formats type EU3868).
La tendance lourde est néanmoins celle du renforcement progressif des prérogatives du SG/HR en
matière de diplomatie préventive.
On notera par ailleurs le poids croissant des RSUE que l’Union déploie dans les zones
d’instabilité où ses intérêts sont en jeu869. Ce n’est pourtant que récemment que l’Union a cherché
véritablement à mieux définir leur rôle870. Ces développements ont eu des répercussions
immédiates sur la GCC : les capacités de soutien aux RSUE sont devenues un domaine à part
entière et le rôle des Représentants spéciaux dans la chaîne décisionnelle PESD a dû être
précisé (d’où la révision d’un certain nombre d’actions conjointes pour adapter les mandats871, cf.
Chapitre X).
En appui à la diplomatie européenne, l’Union peut enfin décider l’envoi d’observateurs (missions
d’évaluation, surveillance d’élections) voire projeter des policiers et des militaires dans le cadre
d’un « engagement préventif ».
La diplomatie et l’action préventives de la PESC/PESD peuvent bénéficier en outre du soutien de
la Commission qui finance aussi des actions d’urgence (médiations régionales, facilitation de
pourparlers de paix) dans le cadre du Mécanisme de Réaction Rapide (MRR créé en 2001 refondu
en 2007 dans un nouvel Instrument de stabilité).
L’outil diplomatique ne se résume cependant pas à la médiation neutre. Les Etats membres ont
également le pouvoir de décider collectivement des mesures coercitives. Au delà des pressions
politiques ouvertes (Déclarations) ou couvertes (envoi de signaux discrets), ces mesures peuvent
aller jusqu’à l’imposition de sanctions économiques et politiques sur la base de positions
866
Cf. Josiane TERCINET, « L’Union Européenne et la gestion des crises », Actes du colloque La Défense
européenne, 01/02/2002, Centre d’études européennes (Faculté de droit Lyon III) et Centre de recherche sur l’Europe et
le monde contemporain (Faculté Jean MONNET, Paris XI), Bruxelles, Bruylant, 2003, pp 119-142 ; Claire PIANA,
« The EU’s decision-making process in the Common foreign and security policy : the case of the Former Yugoslav
Republic of Macedonia », European Foreign Affairs review, N°(7) 2, été 2002, pp. 209-226.
867
KEANE, Rory, « The Solana Process in Serbia Montenegro : Coherence in EU Foreign Policy », International
Peacekeeping, Volume 11, n° 3, 2004, pp. 491-507.
868
Troïka ad hoc composée par la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni dans les négociations avec l’Iran.
869
On compte actuellement 11 RSUE: Afghanistan, Région des grands lacs, Union africaine, Asie centrale, Bosnie,
Kosovo, ARYM, Moyen-Orient, Moldavie, Caucase et Soudan. Certains RSUE sont itinérants tandis que d’autres
résident sur place.
870
Giovanni GREVI, Pioneering foreign policy: the EU Special Representatives, Chaillot Paper nº 106, Paris, IES-UE,
2007; EUSR Guidelines, EU Council, Doc. 11142/07, Brussels, 22 June 2007. L’UE s’efforce aussi de rendre le
processus de sélection et de nomination des RSUE plus transparents.
871
Cf. par exemple : Council Joint Action amending the mandate of the EUSR in Bosnia and Herzegovina, EU Council
Secretariat, Doc. 13815/05, Brussels, 11 November 2005.
191
communes prises à l’unanimité872. A l’extrême, les Vingt-sept peuvent décider un embargo ou un
boycott dans le respect des dispositions de la Charte de l’ONU (avec l’engagement éventuel de
moyens militaires). Comme la communauté internationale dans son ensemble, les Européens sont
néanmoins confrontés aux dilemmes intrinsèques du régime des sanctions : problème de
l’effectivité, difficulté à cibler les mesures sur les vrais responsables sans pénaliser les
populations, accusations de pratiquer le deux poids-deux mesures…
ECHO : l’arme humanitaire
Il arrive cependant que la crise éclate malgré les efforts diplomatiques accompagnés ou non d’un
engagement préventif sur le terrain. Dans ce cas, l’UE peut recourir à l’outil humanitaire mis en
œuvre par la Commission au travers d’ECHO (Office communautaire d’aide humanitaire) créé
dès 1992873. ECHO intervient dans les situations d’urgence: conflits, catastrophes naturelles.
Contrairement à l’aide au développement qui est conditionnée, l’assistance d’ECHO se veut
strictement humanitaire (prise en compte indiscriminée des besoins des personnes vulnérables).
L’Office communautaire veille ainsi jalousement à garder son indépendance, vis-à-vis de la
chaîne PESD notamment874. ECHO recourt par ailleurs majoritairement à des ONG pour la mise
en oeuvre concrète des programmes et des projets (en coopération avec les autres opérateurs
internationaux : OCHA875…).
Il serait toutefois naïf de croire que l’aide humanitaire puisse être dégagée de toute considération
politique. Les débats sur la « non intervention », sur « l’alibi humanitaire » et sur « les guerres
humanitaires » en témoignent. Concernant la GCC, on retiendra que la gesticulation humanitaire
peut servir à gagner du temps, par exemple avant de décider l’envoi des moyens civils et/ou
militaires. Inversement, les moyens de la PESD peuvent être engagés en soutien des opérateurs
humanitaires, lorsque la situation est devenue incontrôlable. C’est précisément le rôle que
pourrait avoir le domaine « protection civile » s’il était activé dans le cadre du Titre V TUE.
La fonction intervention : PESD et gestion civile des crises
En sus de la force de frappe humanitaire, la fonction intervention est assurée par les capacités
civiles et militaires de la PESD: Groupements tactiques, équipes CRT, Unités de police
intégrées... Nous avons vu plus haut que les outils de la PESD peuvent être néanmoins mobilisés
très en amont (ex. renseignement humain, spatial, électronique) sur un mode tout autant préventif
que réactif. Un critère déterminant demeure en tout cas la rapidité de déploiement (ces aspects
liés à l’intervention concrète sont étudiés plus en détail dans la partie III).
872
Article 15 TUE. Voir aussi Guidelines on Implementation and Evaluation of Restrictive Measures (Sanctions) in the
Framework of the EU CFSP, EU Council Secretariat, Doc.6749/05, Brussels, 25 February 2003 ; Follow up to
Guidelines on Implementation and Evaluation of Restrictive Measures (Sanctions) in the Framework of the EU CFSPFurther Work to be Done, EU Council Secretariat, Doc.6624/04, Brussels, 20 February 2004.
873
Le statut légal d’ECHO a été précisé en 1996. L’Office dépend du Commissaire chargé de l’aide au développement.
874
Jusqu’à présent, ECHO a ainsi refusé de participer à la rédaction du Concept de gestion de crise (CMC) qui permet
au COPS de définir les objectifs politiques d’une intervention PESD. Cf. Infra.
875
Office de coordination humanitaire de l’ONU.
192
La fonction reconstruction/réhabilitation
Enfin, le volet reconstruction est une fonction à part entière. Concrètement, le relèvement en
situation d’après-crise ou d’après-conflit est un champ privilégié pour les moyens
communautaires ou assimilés : Délégations de terrain, Agence européenne de reconstruction
(AER) dans les Balkans, Banque européenne pour la reconstruction et le développement
(BERD)… Ces différents acteurs jouent un rôle majeur dans la conception et la mise en œuvre de
la réhabilitation socio-économique. L’UE semble toutefois privilégier les grands programmes
macro-économiques au détriment des projets qui ont un impact rapide sur la vie quotidienne des
populations.
La Commission a par ailleurs développé un concept « LRRD »876 qui vise à assurer une meilleure
continuité entre l’aide d’urgence et l’aide au développement à plus long terme. Là encore,
d’aucuns dénoncent le manque de suites concrètes malgré les innovations apportées par
l’Instrument de stabilité.
La GCC : un outil multifonctionnel
Ce panorama des moyens disponibles montre que l’UE a indéniablement la capacité de peser et
d’agir « sur tout le cycle du conflit ». Le raisonnement par « fonctions » rappelle aussi que
certains outils ne sont pas apparus tout seuls. Il a fallu notamment forger la PESC puis la PESD
pour couvrir le champ spécifique de la « gestion de crise » dans ses différentes souscomposantes : alerte rapide, médiation/coercition, intervention…
Toutefois, additionner les outils et les instruments ne suffit pas. Encore faut-il pouvoir les agencer
de façon cohérente et efficace dans l’espace et dans le temps. La PESC/PESD, la Commission et
la JAI (dans sa dimension extérieure877) agissent souvent simultanément dans des domaines
parfois très proches (cf. Fig. 17 et Fig. 18, page suivante).
876
Linking Relief, Rehabilitation and Development – An Assessment, Communication of European Commission,
Brussels, 23 April 2001.
877
A strategy for external dimension of JHA : Global freedom, security and justice, EU Council, Doc. 14366/3/05 REV
3, Brussels, 30 November 2005.
193
Fig. 17 : les outils et instruments de l’UE sur le cycle du conflit
PESC
et
PESD
PESC
et
PESD
PESC
et
PESD
CE
(aide humanitaire)
CE
CE
JAI
JAI
Avancement de la crise ou du conflit en temps et en intensité
Fig. 18 : la boîte à outils européenne
Aide structurelle
Diplomatie
Intervention
Phase de stabilisation,
Normalisation
et prévention
préventive
dans une crise
consolidation de la paix
et aide
à long terme
/coercitive
internationale
post-conflictuelle
structurelle
(sanctions)
complexe
Veille stratégique et alerte précoce par l’Unité politique (UP)
PESC
Suivi de situation
Dialogue politique (Conseil européen, Troïka, HR)
Médiation, bons offices: SG/HR, RSUE, Envoyés spéciaux
Sanctions politiques et économiques (sanctions ciblées, mesures d’embargo…)
PESD
civile
et militaire
Déploiement
Interventions
Interventions PESD
préventif de
PESD militaires
Mandats exécutifs ou de
personnel militaire
ou mixtes
conseil; Transition du
ou civil (policiers,
Réaction rapide
militaire au policier/civil
observateurs…)
Mandats
+ retrait progressif au
Réaction rapide
exécutifs
profit des moyens de la
Mandats de conseil
Commission
CE
Listes pays et liste
Indicateurs
ECHO
ECHO, Agence
Instruments
des causes
de conflit (signaux
(aide d’urgence)
européenne pour la
géographiques et
structurelles de
d’alerte)
Fonds d’urgence
reconstruction…
sectoriels
conflit
Soutien à des
de l’Instrument
Reconstruction et
Coopération
Conditionnalité
négociations de paix
de stabilité
réhabilitation
Technique
Instruments
(diplomatie
Instrument de stabilité
Aide au
géographiques
multivoies)…
et sectoriels:
Fonds d’urgence de
Fonds structurels
l’Instrument de
EuropeAid
stabilité
développement
IEDDH
Instrument de
stabilité
JAI
Coopérations
Coopérations
Coopérations
JAI (terrorisme et
Spécialisées JAI
Spécialisées JAI
criminalité
organisée)
194
Dans cet ensemble complexe, la GCC apporte indéniablement une valeur ajoutée. Elle ne
complète pas seulement la fonction intervention mais comble les lacunes à des niveaux
multiples. Les agents de la GCC peuvent en effet être déployés avant, pendant et après une crise
paroxystique. Ils sont engagés selon les cas « seuls », en soutien ou en appui direct.
Particulièrement adaptés aux phases d’escalade, de désescalade et de transition, ils donnent à
l’UE la possibilité d’agir à la fois avec une grande flexibilité et dans un esprit de continuité.
La CMCO (Coordination civilo-militaire) : concept englobant ou « culture » ?
Indépendamment des avancées prévues par le Traité de Lisbonne, comment l’UE a-t-elle
cherché concrètement à assurer une meilleure cohérence des outils et instruments présentés
précédemment ? Au regard de l’ampleur et de la diversité des moyens qui y sont engagés,
plusieurs pays servent en réalité de laboratoire à l’UE : ARYM878 , République Démocratique du
Congo879, Bosnie-Herzégovine880… Mais la gestion globale des crises que les Européens
appellent de leurs vœux bute avant tout sur des problèmes institutionnels et « culturels »
(différences nationales, réflexes corporatistes…).
C’est en ce sens que le Conseil et la Commission ont cherché à développer conjointement le
concept de Coordination civilo-militaire (CMCO)881. Initiée dès 2002, la CMCO vise à donner
un cadre général pour assurer une meilleure convergence des efforts. Sa conception a
accompagné la définition progressive des Procédures de gestion des crises et la préparation des
premières missions. Il semblerait toutefois que l’UE ait préféré ensuite insuffler une « culture de
la CMCO » plutôt que de s’enfermer dans des schémas conceptuels trop rigides.
L’idée principale de ce sous-chapitre est de montrer comment le Conseil est passé d’une vision
exclusivement militaire à une vision plus équilibrée prenant mieux en compte les différents
aspects de la gestion des crises. La CMCO trouve en effet ses origines dans les critiques
adressées par le CivCom au concept CIMIC (Civil-military cooperation) rédigé initialement par
la DG VIII et l’EMUE. Au fil du temps, la CMCO a permis de mieux prendre en compte les
capacités civiles de la PESD et, dans une moindre mesure, les domaines qui relèvent de la
coordination interpiliers. L’étude de la genèse et de l’évolution de la CMCO permet en tout cas
d’affirmer que le socle de la GCC européenne est bien le domaine militaire. Dit autrement, le
volet civil de la PESD a été développé pour une large part comme une dérivée du volet militaire.
878
Ulrich SCHNECKENER, « Theory and Practice of European Crisis Management: Test Case Macedonia », ECMI,
Yearbook 1/2001-2002, European Centre for Minorities Issues, Flensburg, 2002, pp. 131-154 ; Denisa
KOSTOVICOVA, « Old and New Insecurity in the Balkans : Lessons from EU’s Intervention in Macedonia » in
Marlies GLASIUS, and Mary KALDOR op. cit, pp.43-70.
879
Pierre-Antoine BRAUD, « L’Union en RD-Congo : un laboratoire pour la PESD », EUISS Newsletter, n°21,
janvier 2007.
880
Dominique ORSINI, « Future of ESDP : Lessons from Bosnia », European Security Review, n°29, Brussels, June
2006, pp. 9-12.
881
Stéphane PFISTER, « La Politique européenne de sécurité et de défense (PESD) et le concept de CMCO (CivilMilitary Co-ordination) : vers une gestion globale des crises ? », Colloque Penser les crises: interdisciplinarité et
transferts de paradigmes, Centre Lyonnais d’Etudes de Sécurité Internationale et de Défense (CLESID), Lyon, 8-9
juin 2006 ; Voir aussi Radek KHOL, « Civil-Military Co-ordination in EU Crisis Management », in NOWAK, op.
cit., pp. 123-138.
195
Du « CIMIC » à la « CMCO » : la prise en compte des particularités de l’UE
Les deux volets de la PESD ont d’abord suivi des pistes parallèles, les capacités militaires
bénéficiant d’une claire priorité sur l’agenda européen. Il est vrai que celles-ci préexistaient à la
PESD et que les principales armées européennes avaient appris de longue date à travailler
ensemble, au sein de l’OTAN notamment. Cette habitude de la multinationalité était donc un
facteur favorable pour une collaboration fructueuse sur les sujets purement militaires.
Pourtant, au fil du temps, les concepteurs de la PESD ont réalisé la nécessité de mieux prendre
en compte les spécificités européennes. A l’origine de cette prise de conscience il y a bien
entendu la création de la chaîne PESD décidée lors du sommet de Nice. La définition
progressive des Procédures de gestion des crises (Crisis Management Procedures ou CMP) a
permis ensuite au CivCom d’exercer pleinement son rôle en formulant des avis qui ont orienté
la PESD sur une voie civilo-militaire originale.
Une analyse chronologique est à ce stade utile pour comprendre l’évolution de la pensée
européenne en matière de gestion des crises. Une analyse aussi minutieuse peut sembler
rébarbative. Elle est néanmoins révélatrice des rapports de force au sein de la PESD tout en
montrant la place singulière de la GCC.
C’est en janvier 2001 qu’apparaissent les premières ébauches des Procédures de gestion des
crises882. Elles sont alors rédigées par la seule DGE VIII. Un an plus tard, une nouvelle
version883 est présentée comme un « living document » (document évolutif destiné à refléter
l’état des réflexions en cours). En mars 2002, l’EMUE publiait pour sa part un texte doctrinal
militaire sur le domaine CIMIC (Coopération civilo-militaire)884. Le CIMIC était présenté
classiquement comme une fonction opérationnelle qui agit au profit des forces pour
l’accomplissement de la mission (notion de primauté de la mission):
« Civil-Military Co-operation (CIMIC) is the co-ordination and co-operation, in support of the
mission, between military components of the EU-led Crisis Management Operations and civil
actors (external to the EU), including national population and local authorities as well as
international, national and non-governmental organisations and agencies »885.
Sollicité pour émettre son avis, le CivCom objectait cependant que la doctrine PESD ne pouvait
pas faire aussi facilement abstraction des autres acteurs (civils) de l’UE : « It must be born in
mind that ususally the EU will deploy military crisis management operations in countries or
regions where it has special interests. It is therefore doubtful that the EU may deploy, as a rule,
an exclusively military crisis management operation »886. Le CivCom considérait dès lors le
concept CIMIC de l’EMUE comme une base de départ utile pour des réflexions plus larges sur
882
Suggestions for procedures EU Council, Doc. 5633/01, 24 January 2001 (op. cit.). Un séminaire sur la
Coordination civilo-militaire s’était déroulé aussi à Ystad sous la Présidence suédoise en avril 2001.
883
Suggestions for procedures for coherent, comprehensive EU Crisis management, EU Council Secretariat, Doc.
14614/01, Brussels, 9 January 2002.
884
Civil-Military Co-operation (CIMIC) Concept for EU-Led Crisis Management Operations, EU Council
Secretariat, Doc. 7106/02, Brussels, 18 March 2002. Trois dimensions principales sont identifiées : la liaison civilomilitaire, le soutien à l’environnement civil et le soutien à la force militaire. La compatibilité avec la doctrine de
l’OTAN était par ailleurs revendiquée ouvertement.
885
Ibid.
886
Advice from CIVCOM to PSC on the document « Civil-Military Co-operation (CIMIC) Concept for EU-Led Crisis
Management Operations, Committee for Civilian Aspects of Crisis Management, Doc. 9954/1/02 REV 1, Brussels,
17 June 2002.
196
la coordination interne à l’UE. Les experts insistaient toutefois sur l’urgence de la
tâche (l’Union planifiait alors activement le déploiement de la MPUE, première opération
PESD, civile de surcroît).
Parallèlement, un premier exercice PESD (CME02) avait permis de tester les procédures en
phase pré-décisionnelle. En septembre 2002, le Secrétariat Général du Conseil et la Commission
publiaient surtout pour la première fois un document conjoint sur la Coordination civilomilitaire (on remarquera le glissement sémantique de la simple « coopération » à la
« coordination », stade intermédiaire avant « l’intégration »). Ce document innovait aussi en
introduisant l’abréviation CMCO. Celle-ci était définie comme suit:
« Civil-military co-ordination in EU crisis management is understood to encompass in the field
of ESDP both civil-civil and civil-military co-ordination as well as « internal » (inter- and
inter-pillar) and « external » (between EU and other actors »). It is also understood to be
required at all levels of EU crisis management, i.e. in Brussels, between Brussels and the field
and in the field » 887.
La formulation retenue est à la mesure du caractère byzantin de la machinerie européenne pour
la gestion des crises. Pour plus de clarté, on peut toutefois schématiser la CMCO sous forme de
cercles successifs (cf. Fig. 19) :
Fig. 19 : la Coordination civilo-militaire (CMCO)
Coord.
Civ-mil
Coord.
“Civil-civil”
Coord.
extérieure
887
Civil Military Coordination, Secretariat and Commission, Doc. 12307/02, Brussels, 24 September 2002.
197
Au centre des efforts et des priorités se trouve la coopération au sein des organes de la
PESC/PESD888. Cette dimension renvoie aux interactions entre diplomates et militaires mais
aussi entre les acteurs des deux volets de la PESD.
Le second cercle représente la coordination « civil-civil » entre les différents piliers de l’édifice
européen. Cela concerne en premier lieu les relations entre le Secrétariat Général du Conseil et
les services de la Commission (la DG RELEX et son Unité pour la prévention des conflits et la
gestion des crises notamment). On y inclura aussi les relations entre le second pilier et les
acteurs de la JAI.
Le troisième cercle rappelle enfin que l’UE intervient dans les crises au milieu d’une myriade
d’autres opérateurs internationaux (Etats tiers, OIG…). La coordination devient ici plus
aléatoire. Cela n’empêche pas de chercher à établir des partenariats renforcés (cf. Chapitre
VIII).
Cette schématisation ne doit pas faire oublier que la CMCO revêt également une forte
dimension verticale. Pour l’UE, il s’agit en effet de mettre en lien les différents échelons de la
chaîne PESC/PESD, du niveau politico-stratégique (Bruxelles) au niveau opérationnel (cf. partie
III).
Conseil versus Commission : deux visions de la CMCO ?
Le document conjoint de septembre 2002 reflétait avant tout les différences d’approche qui
séparent le Conseil et la Commission. Les tensions déjà évoquées à de nombreuses reprises dans
cette recherche apparaissaient en effet entre les lignes.
Le Conseil insistait ainsi sur le pragmatisme et le primat du politique en matière de gestion des
crises. Pour apporter des réponses efficaces, l’UE devait à chaque fois s’adapter à la situation et
aux besoins réels. Le Conseil ajoutait : « It is a matter of political appreciation depending on the
circumstances, if the state of « crisis » exists. Attempts to provide a precise definition of the
term « crisis » therefore do not seem productive »889.
La Commission mettait quant à elle une fois de plus l’accent sur sa « longue expérience » en
matière d’intervention civile, y compris dans les phases d’urgence les plus tendues. Elle en
concluait que la GCC appartenait logiquement à la sphère communautaire : « The majority of
civilian crisis management operations can in fact be handled within the framework of the
Community instruments, even if at first sight they seem to come under the CFSP »890. Elle
évoquait par ailleurs en filigrane la teneur des débats en cours à cette période :
« The Commission welcomes the trend in the discussion away from the image of an ESDP
operation as a « normal curve » phenomenon with typical phases with low, high and again low
levels of EU involvement (…) Many possible ESDP operations may come under discussion
888
Rappelons que l’arrivée d’uniformes au sein des structures bruxelloises a représenté un véritable choc culturel
pour les fonctionnaires et diplomates européens.
889
Ibid. Voir aussi Arjen BOIN, Magnus EKEGREN and Mark RHINARD, Functional security and crisis
management capacity in the European Union, Leiden, Leiden University and Swedish National Defence College,
2006.
890
Ibid.
198
where not even the military involvement may follows that curve. And with a proper conflict
prevention policy coupled with intensive post conflict rehabilitation and new conflict prevention
efforts, the civilian engagement almost never does » 891.
Mise sur la défensive par le phénomène de pesdisation de la GCC, l’instance collégiale
invoquait également le partage des compétences prévu dans les Traités : « In coming up with
better civilian-military concepts the EU must take into account of the spheres of competence
and the acquis enshrined in the Treaties and in international agreements, and in particularly any
such concept must be consistent with the EU’s existing system of pillars (…). It is not possible,
nor desirable to split up legal, administrative and financial responsabilities » 892.
La Commission rappellait dès lors son mandat permanent concernant les relations avec les
organisations tierces comme l’ONU ou la Banque mondiale. Elle en profitait pour exprimer
implicitement des réserves sur l’orientation prise par la GCC européenne: « The Commission is
keen to avoid the introduction of new concepts that might fail to match up to the reality of crisis
situations with which the international community now has substantial practical experience »893.
Reconnaissant aux militaires le rôle d’acteurs incontournables (pour la restauration de la paix et
le maintien de l’ordre, mais aussi pour soutenir des actions civiles/humanitaires), la Commission
donnait enfin des exemples où la coopération civilo-militaire pouvait s’exercer utilement :
réforme du secteur de la sécurité, démobilisation des combattants, administration internationale
temporaire, réparation d’infrastructures... Sous réserve de transparence et de respect des règles
juridiques, elle estimait que le budget de l’UE pourrait même prendre en charge un certain
nombre de tâches civiles réalisées par les armées. Cette « bonne volonté » de la Commission
peinait toutefois à masquer le souhait d’étendre son contrôle budgétaire sur la PESD.
Le Plan d’action pour la CMCO (octobre 2002)
En octobre 2002, paraissait ensuite un Plan d’action visant à renforcer encore la coordination
des aspects civils et militaires de la gestion des crises par l’UE (document publié une fois
encore sous l’égide de la seule DGE VIII)894. Ce plan d’action annonçait le lancement de
nombreux chantiers : lignes directrices pour la communication opérationnelle, pour les missions
préparatoires/exploratoires (Fact-finding missions), rôle des exercices et de la formation…
La Commission étant pleinement associée à la PESC en vertu de l’article 27 TUE, le Plan
recommandait par ailleurs de trouver « une solution pragmatique garantissant le respect de cette
exigence ». Il préconisait dès lors de « resserrer les liens entre les acteurs militaires et civils du
Secrétariat du Conseil et les services de la Commission, en commençant par des contacts entre
services concernés et des visites destinées à établir une relation régulière et systématique et de
meilleurs contacts de travail entre les équipes de planification militaires/de police/civile des
deux institutions »895. Pour cela, le Plan proposait de s’inspirer des expériences acquises par
l’ONU, l’OTAN ou l’OSCE. Le Plan d’action appellait enfin de ses vœux la rédaction d’un
891
Ibid.
Ibid.
893
Ibid.
894
Plan d’action visant à renforcer encore la coordination des aspects civils et militaires de la gestion des crises par
l’UE, Secrétariat du Conseil de l’UE, Doc. 13380/1/02 REV 1, Bruxelles, 29 octobre 2002.
895
Ibid.
892
199
« document-cadre » sur la CMCO pour « établir un ensemble de principes et de normes qui
guideront la gestion des crises, pour que toute opération de gestion d’une crise par l’UE soit
cohérente et coordonnée, tant sur le plan interne que sur le plan externe (…).
Il était dit plus loin : « L’objectif de ce document-cadre est d’améliorer la cohérence entre les
Procédures de gestion des crises et les autres documents utiles concernant la gestion des crises
par l’UE, notamment le concept CIMIC, et à dégager une convergence de vues entre tous les
acteurs. Le processus qui consiste à tirer systématiquement et conjointement les enseignements
des différentes expériences constituera un élément important »896.
On notera par ailleurs que le renforcement de la « coordination entre Bruxelles et le terrain,
ainsi qu’entre les acteurs sur le terrain » (Chefs de mission, RSUE, Chefs de délégation) était
évoqué comme un chantier majeur. Cette dimension opérationnelle de la CMCO n’avait été
prise en compte que tardivement. Les premières leçons acquises en Bosnie et les « bonnes
pratiques » de l’OTAN, de l’ONU et de l’OSCE devaient là aussi éclairer les réflexions pour
des améliorations futures. De fait, ce n’est qu’à compter de 2006 que des rapports complets
furent établis pour évaluer la cohérence des actions sur un théâtre considéré897.
Deux mois plus tard, un nouveau document rédigé par le Secrétariat et la Commission898
évoquait la question des CRCT (Crisis Response Coordination Teams). Ces équipes
interinstitutionnelles devaient être activées sur une base ad hoc pour chaque nouvelle opération.
Toutefois, il était précisé que les CRTC ne constitueraient en aucun cas des groupes de travail et
qu’elles n’auraient pas de pouvoir de décision. La direction des opérations devait rester
clairement l’apanage du COPS (sans interférence possible de la Commission).
En parallèle, une version actualisée des Procédures de gestion des crises899 paraissait enfin sous
le double timbre des DGE VIII et DGE IX. Des travaux ultérieurs permirent de finaliser
également les grandes lignes du CMC (Crisis management Concept). Concrètement, le CMC est
le document où - face à une crise donnée - le COPS définit les intérêts politiques et les objectifs
de l’Union. Le CMC établit par ailleurs les grandes options d’intervention tout en identifiant le
mode d’action privilégié (cf. infra).
Durant le premier semestre de 2003, l’UE affinait par ailleurs ses réflexions concernant les
aspects financiers. Le rôle du Comité des contributeurs (CoC) créé pour chaque opération PESD
fut notamment précisé. Contrainte par les règles budgétaires, l’UE distinguait cependant à
chaque fois les « CoC civils » des « CoC militaires » (les opérations militaires étant financées
dans un cadre exclusivement intergouvernemental).
De façon générale, le CivCom pouvait néanmoins se féliciter de la bonne direction prise par
l’Union. Les travaux reflétaient désormais un équilibre civilo-militaire jugé satisfaisant900. Une
896
Ibid.
Ex. Co-ordination and coherence between the EU Special Representative (EUSR), the EU military operation
(EUFOR - Althea) and the EU Police Mission (EUPM) in Bosnia and Herzegovina (December 2004 - August 2006):
Lessons Learnt, EU Council, Doc. 15376/06, Brussels, 15 November 2006.
898
Follow-Up to the CMCO Action Plan - Council Secretariat/Commission Outline Paper on the CRTC,
Secretariat/Commission, Doc. 14400/2/02, Brussels, 2 December 2002.
899
Suggestions for procedures for coherent, comprehensive EU Crisis management, EU Council Secretariat, Doc.
15841/02, Brussels, 19 December 2002.
900
Crisis Management Procedures – CivCom Advice, Committee for Civilian Aspects of Crisis Management, Doc.
7052/03, Brussels, 5 March 2003. Voir aussi Suggestions for procedures for coherent, comprehensive EU Crisis
management, EU Council Secretariat, Doc. 7116/03, Brussels, 6 March 2003.
897
200
version finalisée des Procédures de gestion des crises901 fut d’ailleurs publiée en juillet 2003
(soit plus de deux ans et demi après le Traité de Nice et alors que l’UE avait alors déjà déployé
trois opérations PESD).
La CMCO comme « culture de la coordination »
Le concept de CMCO réapparaissait quant à lui en octobre 2003 dans un document902 de cinq
pages qui présentait la particularité d’avoir été préparé par la DGE, l’EMUE et les services de la
Commission dans le contexte de la CIG négociant le Traité constitutionnel. L’objectif affiché
était de mettre en valeur « l’importance centrale de la CMCO comme culture de la
coordination »903. Cette notion de « culture »904 supposait de ne pas/plus trop mettre l’accent sur
les questions de structures et de procédures. La coopération interpiliers semblait en effet avoir
trouvé ses limites sur le plan juridique et institutionnel.
Le document revenait en outre sur la singularité de chaque crise : « The uniqueness of each
individual crisis and the response thereto is likely to characterise also future EU crisis
management operations ». Il s’agissait donc d’encourager la coordination le plus en amont
possible : « CMCO culture needs to be built into the EU’s response to a crisis at the earliest
possible stage and for the whole duration of the operation, rather than being « bolted on » at a
later stage » 905.
La CMCO était définie en tout cas comme une « précondition » pour espérer une intervention
européenne efficace et cohérente. Cela supposait d’établir avant tout des objectifs clairs et
partagés par tous (unity of purpose and convergence of instruments). Enfin, les grandes lignes
de la CMCO étaient évoquées de la façon suivante906 :
-
le rôle moteur du SG/HR ;
l’importance du contrôle politique et de la direction stratégique assurée par le COPS ;
le respect des Traités et des dispositions réglant les attributions des différentes
institutions européennes ;
la nécessité d’établir à chaque fois un Concept de gestion de crise prenant en compte les
intérêts et les objectifs politiques de l’Union tout en prévoyant des options larges ;
l’importance de la collaboration Secrétariat/Commission dès la phase de « routine » ;
le rôle spécifique des CRCT.
Concernant la coordination « sur le terrain », le document insistait sur la prise en compte du
RSUE dans la chaîne hiérarchique des missions civiles907. Il mentionnait également la nécessité
d’établir des liens étroits entre le RSUE et le Commandant de la Force dans le cas d’une
opération militaire (la chaîne de commandement militaire gardant toutefois ses spécificités).
901
Suggestions for Procedures, EU Council, Doc. 11127/03, 3 July 2003, op. cit.
Civil-Military Coordination (CMCO), Secretatiat/Commission Services, Doc 14065/03, Brussels, 28 October
2003.
903
Ibid.
904
Cf. aussi le Sommet de Thessalonique qui annonçait quelques mois auparavant l’émergence d’une « culture
européenne de sécurité et de défense ».
905
Ibid.
906
Ibid.
907
Nous verrons dans la partie III que la création en 2007 du poste de Commandant des opérations civiles de l’UE a
quelque peu modifié cette intention initiale de placer le RSUE dans la chaîne opérationnelle directe.
902
201
Enfin, pour une meilleure efficacité opérationnelle, il était préconisé de constituer sous la
houlette du RSUE un « Groupe de coordination » réunissant les différents acteurs européens
présents sur le théâtre (cela fut expérimenté concrètement en Bosnie, notamment après le
déploiement d’ALTHEA).
Que penser pour finir de la CMCO ? L’invocation d’une « culture de la CMCO » a montré que
l’ambition initiale de définir un concept englobant était peut-être trop élevée. Interrogé sur le
sujet, un expert n’a d’ailleurs pas hésité à qualifier la CMCO de « fantasme »908, ce qui
relativise pour le moins la portée des travaux présentés plus haut… Pourtant, la rhétorique de la
CMCO a servi - et elle sert encore - de référence pour de nombreux chantiers : formation,
exercices... Depuis fin 2005, l’UE semble être revenue toutefois à des considérations plus
concrètes et plus ciblées : rédaction d’un Concept de planification opérationnelle globale…
En 2006, Catriona GOURLAY regrettait ainsi que l’UE ait porté avant tout ses efforts sur la
coordination au sein du second pilier, au détriment des aspects interpiliers et des partenariats
avec les acteurs tiers909. Il semble toutefois logique de renforcer tout d’abord la CMCO dans son
« noyau dur » pour pouvoir l’élargir ensuite aux autres « cercles » (image de la spirale ou des
cercles vertueux). Une meilleure intégration des deux volets de la PESD est en effet la condition
première pour imaginer ensuite une gestion globale des crises.
Pour la GCC européenne, cela signifie concrètement qu’il faut améliorer les interactions avec
les structures militaires. Ces dernières constituent le socle de la PESD. Pour autant, le volet civil
peut-il être conçu comme une simple dérivée du volet militaire ? L’étude des organes et du
fonctionnement de la chaîne civile PESD montre que la GCC semble évoluer au contraire
comme un ensemble de plus en plus autonome. Comment réconcilier ces deux objectifs
complémentaires, à savoir l’autonomisation de la GCC et le renforcement de l’intégration
civilo-militaire ?
Les organes et le fonctionnement de la GCC dans la chaîne décisionnelle PESD
La montée en puissance des structures « transgouvernementales » de la PESC/PESD crée des
tensions avec la Commission mais aussi, des débats à l’intérieur du second pilier. Depuis le
sommet de Hampton Court, la réorganisation du Secrétariat Général du Conseil a soulevé en
effet de nouvelles interrogations sur l’équilibre civilo-militaire de l’édifice (« l’équation de la
PESD »).
Ces évolutions ont des implications non négligeables sur les plans politique et opérationnel.
Certes, l’institutionnalisation de la PESD est aujourd’hui un fait acquis. Le processus semble
pourtant inachevé910 et ce, pour deux raisons interdépendantes:
-
908
d’une part, l’absence d’un Etat-major militaire de niveau stratégique (le « chaînon
manquant » si l’on considère la chaîne militaire PESD sur un plan vertical, en reliant le
niveau politique au niveau opérationnel) ;
Entretien avec un ancien délégué CivCom, août 2008.
Catriona GOURLAY, « Civil-Civil Co-ordination in EU Crisis Management », in NOWAK, 2006, op. cit., pp.
103-122.
910
EHRHART, Hans Georg, Civil-Military Cooperation, Study, Policy Department External policies, Brussels,
European Parliament, October 2007 (en coopération avec ISIS Europe).
909
202
-
d’autre part, l’absence de vision claire sur la place respective des organigrammes civil
et militaire et sur leurs interactions.
On notera toutefois un atout : seuls le COPS et le SG/HR apparaissent explicitement dans les
Traités européens (art. 25 et art. 26 TUE). Les structures civiles et militaires qui leur sont
subordonnées peuvent ainsi être développées - et retouchées - indépendamment des lourdeurs
inhérentes aux Conférences intergouvernementales et aux processus de ratification. Pour autant,
les enjeux politiques, les luttes bureaucratiques et les aspects culturels/corporatistes sont des
freins puissants à toute réforme d’envergure.
Il ne s’agit pas ici de retracer la genèse des structures du second pilier (cf. partie I). Les rôles
respectifs du COPS, du CMUE et de l’EMUE sont eux-mêmes bien analysés dans la littérature
sur la PESC/PESD911. La spécificité et le fonctionnement des organes propres à la GCC sont en
revanche moins connus. Comment interpréter la mise sur pied en 2007-2008 de la Capacité
civile de planification et de conduite (CPCC) ? La CPCC est-elle de nature à tuer dans l’œuf
toute évolution de la Cellule civilo-militaire vers un « grand QG européen » de niveau
stratégique ? Ce petit « Etat-major civil » préfigure-t-il au contraire la création d’une « CPCM »
(Capacité de planification et de conduite militaire) qui donnerait à la PESD deux « poumons »
civil et militaire dans un bel agencement logique ?
L’organigramme civil de la PESD
Les capacités de la gestion civile des crises dépendent clairement du second pilier. Sous
l’autorité du Conseil des Ministres (et, in fine, du Conseil européen), le COPS en assure la
direction politico-stratégique tandis que le SG/HR est chargé de sa mise en oeuvre via les
structures du Secrétariat Général du Conseil (cf. Fig. 20, page suivante).
911
Voir par exemple Valérie PECLOW, « Le Conseil et la gestion des crises », in Barbara DELCOURT, Marta
MARTINELLI et Emmanuel KLIMIS, L’Union européenne et la gestion des crises, Bruxelles, ULB, 2008, pp.2545.
203
Fig. 20 : les institutions de la PESC/PESD et les organes spécialisés (été 2008)
912
Source : schéma réalisé à partir de documents internes du Secrétariat général du Conseil
Nous avons vu dans la première partie de cette recherche que l’ambition semblait à l’origine
limitée pour le volet civil. A Helsinki (1999), il avait été ainsi prévu de se doter d’un simple
« Mécanisme de coordination » pour recenser les moyens nationaux et faciliter le partage
d’information. La création du CivCom (2000) avait elle-même suscité les réticences de la France
alors que la Suède espérait en faire un équivalent civil du CMUE913.
Le CivCom fonctionne en réalité comme un groupe de travail. Son rôle principal est de faciliter
les négociations entre les gouvernements tout en conseillant les ambassadeurs du COPS.
Composé de diplomates nationaux (« Délégués CivCom »), il participe également à l’adoption
des éléments doctrinaux préparés - à sa demande - par la DG IX. Mais les avis du CivCom ont
réussi aussi à influencer plus généralement la PESD en l’éloignant d’une vision strictement
militaire (amendement des documents préparés en première main par la DG VIII et l’EMUE).
912
Source principale : European Security and Defence Policy - Civilian Crisis Management, e-learning center
Slovenian Armed Forces, https://cei.mors.si/esdc_oc/ presentations/03_june/RKHOL_EU_CCM.ppt (consulté le 18
août 2008).
913
JONSON, 2006, op. cit.
204
A Nice, il avait été décidé ensuite de créer une entité pour planifier et conduire les futures
missions de police (Unité de police, composée elle aussi essentiellement d’experts nationaux).
Les premières actions civiles allaient nécessiter toutefois la consolidation progressive des
structures sous-dimensionnées de la GCC. L’EMUE n’avait pas d’équivalent civil tandis que la
DG IX demeurait dramatiquement réduite en moyens et en personnel. Sur la proposition du
SG/HR (juillet 2003)914, la solution retenue fut d’abord celle du renforcement ponctuel. Le
budget PESC/PESD restait en effet contraint et les gouvernements préférèrent détacher des
fonctionnaires supplémentaires plutôt que de créer de nouveaux postes.
Dans le prolongement du sommet de Hampton Court, les Etats membres se sont néanmoins
accordés pour créer en 2007 une Capacité civile de planification et de conduite. Celle-ci n’a été
vraiment activée qu’au printemps 2008 avec le lancement d’EULEX Kosovo (cf. Chapitre IV).
Composée d’une soixantaine d’experts, la CPCC est chargée principalement de la planification
opérationnelle et du suivi au quotidien des missions civiles PESD en lien avec le Dispositif de
veille du Centre opérationnel de l’EMUE (cf. infra).
Au sein de la DGE, la DG IX reste quant à elle chargée des questions horizontales : suivi de
l’Objectif global civil, réalisation des objectifs capacitaires, formation, réflexions doctrinales (cf.
Annexe VI qui présente la structure de la nouvelle DG IX). Son rôle n’est pourtant pas
« résiduel » et ses effectifs - réduits depuis la création de la CPCC - sont appelés à être renforcés :
recrutement d’agents du Conseil en lieu et place des experts nationaux détachés... Surtout, c’est
au niveau de la DG IX qu’est préparée la rédaction du Concept de gestion de crise (document
majeur qui fixe les grandes orientations stratégiques des missions, cf. infra notre analyse des
Procédures de gestion des crises). Des réflexions seraient cependant en cours sur la possibilité de
fusionner la DG IX avec la DG VIII pour en faire un ensemble voué à la réflexion politicostratégique et doctrinale.
En découplant la DG IX de la CPCC915, le volet civil de la PESD a-t-il perdu en efficacité ce qui a
été gagné en rationalité apparente ? Soutenue notamment par la France et l’Allemagne, cette
réorganisation est encore trop récente pour pouvoir en tirer des conclusions définitives (la CPCC
n’a été déclarée pleinement opérationnelle que fin 2008).
Il faut remarquer cependant que cette nouvelle architecture pourrait « vider de son sens » la
fameuse Cellule civilo-militaire916. La « tare congénitale » de la CivMil Cell est en effet d’avoir
été créée au sein de l’EMUE917, suscitant dès lors de très fortes réserves de la part des « puristes »
de la gestion civile de crises918. Pour beaucoup, il semblait en effet inconcevable de placer la
914
Council General Secretariat Report on Planning and Mission Support capability for Civilian Crisis Management,
SG/HR, Brussels, July 2003.
915
A l’image du découplage entre la DG VIII et l’EMUE.
916
Rappel: la création de la CivMil Cell a été décidée au moment la finalisation des Accords de Berlin plus avec
l’OTAN. Cette cellule fonctionne depuis mai 2005 sous l’autorité d’un Général de Brigade (d’abord allemand puis
italien). Insérée dans l’EMUE, elle devait développer une expertise en matière d’interface civilo-militaire et de
planification stratégique dans l’hypothèse d’opérations conjointes. Elle devait surtout servir de socle à un éventuel QG
civilo-militaire en cas d’opérations revêtant des aspects à la fois civils et militaires. Cf. Remarks to the EP SubCommittee on Security and Defence by Brigadier General Heinrich BRAUSS, 1 March 2007, op. cit.; Status
quo/Perspectives in civilian, police and civil-military capabilities development within the EU and cooperation with
CHG 2008, Presentation given by Brigadier General Reinhard TRISCHAK, Director Policy and Plans Division,
EUMS , 23 April 2007, op. cit. Sur le lien entre la CPCC et la CivMil Cell, cf. infra.
917
Entretien avec un expert du Secrétariat Général du Conseil, juillet 2008.
918
Les « Ayatollahs civils » pour reprendre une autre expression entendue à Bruxelles.
205
GCC et son personnel civil sous la supervision d’un officier général. A l’inverse, les militaires ne
souhaitaient en aucun cas altérer « la pureté » de la chaîne de commandement militaire919.
Mais ces aspects « culturels » se doublaient aussi de motivations plus politiques. Pour certains
gouvernements (Royaume-Uni en tête), il était effectivement hors de question que la Cellule
civilo-militaire puisse se transformer un jour en grand QG européen de niveau stratégique (sujet
qualifié par Jolyon HOWORTH de « patate chaude » de la PESD depuis le sommet de Tervuren
de 2003920).
La création de la CPCC a été par conséquent suivie avec vigilance. L’appellation « QG civil »
reste d’ailleurs taboue et la structure a été placée sous la responsabilité d’un Directeur civil921.
Ces préventions sémantiques n’empêchent pas ce dernier d’exercer la fonction de Commandant
des opérations civiles. Un autre paradoxe veut enfin que son adjoint direct porte très
officiellement le titre de Chef d’Etat-major (Chief of Staff ou COS). Ce poste est en outre tenu
actuellement par un britannique (un organigramme détaillé de la CPCC est présenté en Annexe
V).
Sur le plan des opérations, la fonction de Commandant des opérations civiles traduit en tout cas la
volonté de centraliser la conduite des actions civiles PESD au plus près du COPS où s’exerce le
contrôle des gouvernements. Cela se fait au détriment des RSUE alors qu’il avait été envisagé un
temps de donner à ces derniers un rôle opérationnel (à l’image des pratiques onusiennes où agents
civils, policiers et militaires sont placés sous l’autorité du SRSG présent sur le théâtre
d’engagement922). Le choix porté par l’UE et les Etats membres reste cependant en cohérence
avec la chaîne militaire PESD et la nature intergouvernementale du second pilier. Le CivOpCdr
(qui dirige l’ensemble des actions civiles PESD) et le OpCdr (de telle ou telle opération militaire)
dépendent tous les deux directement des ambassadeurs du COPS et du SG/HR. Au niveau du
théâtre, le RSUE reste dès lors une autorité politique de haut rang mais sans pouvoirs directs dans
la chaîne de commandement des missions/opérations.
L’interface civilo-militaire
La création de la CPCC nécessite toutefois de s’interroger sur l’interface civilo-militaire telle
qu’elle est réalisée actuellement dans les structures bruxelloises de la PESD. La « colocalisation »
dans un seul bâtiment est-elle suffisante ? Quelle est notamment la relation entre la nouvelle
chaîne civile et la Capacité permanente de veille 24/7 (WKC) qui a été déclarée opérationnelle en
mars 2008 (cf. Chapitre IV) ?
La WKC a en effet été placée au sein du Centre opérationnel « non permanent » qui dépend luimême formellement de la CivMil Cell et de l’EMUE (cf. Fig. 21)923. Or, nous l’avons dit plus
haut, toute nouvelle évolution de la Cellule civilo-militaire semble improbable pour deux raisons
919
Entretien au sein du CMUE, juillet 2008.
HOWORTH, 2008, op. cit.
921
Le Général qui commande l’EMUE a lui même le titre de Directeur, ce qui peut surprendre dans un organe militaire.
922
Représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU.
923
Watchkeeping Capability (WKC) for ESDP Operations within the General Secretariat of the Council - Functions
and Procedures, EU Council, Doc. 10116/07, Brussels, 5 June 2007; Council Decision amending Decision
2001/80/CFSP on the establishment of the Military Staff of the European Union, EU Council, Doc. 7235/08, Brussels,
18 March 2008. Remarque : la création de la WKC a bénéficié aussi du transfert de personnel du SITCENT, micro
structure de renseignement civilo-miltaire placée auprès du SG/HR.
920
206
majeures : 1/ les questions de subordination hiérarchique entre civils et militaires ; 2/ le « verrou
britannique »924.
Fig. 21 : les liens entre les chaînes de commandement civile et militaire
925
Source : schéma réalisé à partir de documents internes du Secrétariat général du Conseil
Le schéma ci-dessus montre que les liens entre les deux chaînes de la PESD s’établissent tout
d’abord au niveau de la division « planification » de la CivMil Cell. Celle-ci comporte 17
personnes, soit 10 militaires et 7 civils (dont 2 représentants de la Commission)926. Jusqu’à
présent, ces experts ont surtout servi à renforcer ponctuellement la nouvelle CPCC, notamment
pour la préparation des missions en Afghanistan et au Kosovo (où des arrangements techniques
ad hoc devaient être trouvés avec les forces militaires déployées dans le cadre de l’OTAN).
924
Entretien avec un délégué du CivCom, juillet 2008.
Source principale : European Security and Defence Policy - Civilian Crisis Management, e-learning center
Slovenian Armed Forces, op.cit.
926
Cf. EHRHART, Hans Georg, Civil-Military Cooperation, op. cit pp. 2-8.
925
207
Le schéma montre que les liens se matérialisent également entre la division « opérations » de la
CPCC et la WKC 24/7. Composé de 12 civils et militaires, le Dispositif de veille sert en effet au
quotidien de courroie de transmission vers les missions de terrain.
Toutefois, il est prévu que la WKC puisse monter en puissance en 5-20 jours dans le cas d’une
« opération revêtant des aspects à la fois civils et militaires » et/ou « lorsque aucune nation-cadre
n’a pu être identifiée ». Dans cette hypothèse (pour l’instant théorique), les effectifs passeraient
alors à 60 puis 89 personnes, soit 76 militaires et 13 civils (ces derniers restant sous la
responsabilité formelle du Commandant des opérations civiles). 46 « augmentees » seraient
prélevés en outre dans les structures du Conseil (les Etats membres s’étant engagé à fournir les 30
experts restants). Beaucoup d’experts s’accordent cependant pour dire qu’une opération
« sérieuse » ne peut pas être conduite à partir d’une structure aussi réduite. Les liens avec
certaines fonctions de l’EMUE (cellules soutien, renseignement…) sont de la même manière
insuffisants. On comprend dès lors que l’édifice semble provisoire.
Pour conclure, les questions soulevées plus haut peuvent sembler complexes et fastidieuses. Elles
reflètent pourtant la réalité et les limites de la Coordination civilo-militaire telle qu’elle est
pratiquée aujourd’hui dans l’Union. Elles montrent plus généralement la difficulté que représente
la création d’une « structure civilo-militaire unique de planification au niveau stratégique ». Les
Vingt-sept arriveront-ils à négocier un nouveau compromis pour une meilleure efficacité ?
Surtout, les Etats-Unis laisseront-ils les Européens amender cette architecture pour créer un
ensemble à la fois réaliste et cohérent927 ? D’ailleurs, à quoi pourrait ressembler l’organigramme
« idéal » de la PESD après une nouvelle restructuration ?
Vers une « CPCM » ?
La création de la CPCC visait à donner « un pendant » au volet militaire sans pour autant viser la
symétrie parfaite. Les deux « hémisphères » de la PESD sont en effet objectivement trop
dissemblables928. Dans le même esprit, il ne s’agissait pas de fondre les deux volets dans une
structure parfaitement intégrée. Nous avons vu cependant qu’une « chaîne PESD unifiée »
apporterait une réelle valeur ajoutée à un dispositif qui a rencontré ses limites, notamment sur le
plan militaire929.
Une solution pourrait être alors de créer une « CPCM » (Cellule de planification et de conduite
militaire) à partir de l’actuel EMUE. Les chaînes civile et militaire garderaient de façon générale
leur autonomie. La CivMil Cell pourrait néanmoins être conservée pour favoriser les liens entre
les deux ensembles. La CPCC et la CPCM partageraient en outre certaines fonctions transversales
(soutien logistique, renseignement, etc.). La WKC servirait pour sa part de centre opérationnel
927
Pour CHIVVIS (op. cit), la création d’un QG européen équivalent au SHAPE serait en tout cas clairement la ligne
rouge à ne pas dépasser.
928
Cette réalité est soulignée par tous les experts civils et militaires que nous avons rencontrés.
929
Rappel : à l’heure actuelle, les opérations militaires de l’UE peuvent être théoriquement activées selon trois grands
scénarios : 1/ cas d’une opération ayant recours aux capacités de l’OTAN (Berlin plus). Le commandement suprême de
l’opération est assuré alors par le DSACEUR en lien avec la cellule de l’UE insérée au sein SHAPE (ex :
CONCORDIA et ALTHEA) ; 2/ cas d’une opération militaire autonome confiée à une nation cadre (ex : la France pour
ARTEMIS et EUFOR Tchad, l’Allemagne pour EUFOR RDC) ; 3/ cas d’une opération militaire autonome revêtant des
aspects civils sans que l’on puisse identifier une nation cadre. Dans ce cas, l’opération serait dirigée depuis Bruxelles
grâce à l’activation de la WKC du Centre opérationnel (cf. supra).
208
conjoint. En parallèle, la DG VIII, la DG IX et le reliquat de l’EMUE formeraient une nouvelle
entité pour suivre les questions politico-stratégiques et les aspects capacitaires et doctrinaux.
Surtout, ces différentes entités seraient réunies au sein d’une « structure de gestion des crises »,
placée au besoin sous la direction d’un fonctionnaire civil pour ménager les susceptibilités. Ce
dernier serait directement sous les ordres du SG/HR. La PESD/PESD reposerait alors sur deux
leviers : d’une part la « structure de gestion des crises » précitée, d’autre part le « Service
européen d’action extérieure » déjà prévu par le Traité de Lisbonne (cf. Fig. 22).
Fig. 22 : une possible restructuration de la PESC/PESD
Source : schéma réalisé à partir d’entretiens conduits à Bruxelles (juillet 2008)
Le schéma ci-dessus n’a évidemment pas valeur de prédiction. L’histoire complexe de la PESD
laisse penser que les évolutions futures aboutiront pour finir à des solutions plus byzantines car
chaque réforme est le fruit de multiples compromis. Il faut cependant noter que des négociations
sont en cours quant à la création d’un « Crisis management & planning Directorate » qui
assurerait une meilleure cohérence civilo-militaire (un nouveau rapport du SG/HR est attendu sur
le sujet au printemps 2009). Les enseignements tirés du lancement (dans l’urgence) de la mission
209
EUMM Géorgie ont permis en outre de s’accorder dès à présent sur la constitution d’un pool
d’une vingtaine de planificateurs civils et militaires.
Pourtant, créer des structures et des organigrammes ne suffit pas. Encore faut-il disposer des
Procédures de gestion des crises adéquates. Il a été dit dans la première partie de cette recherche
que les procédures de la PESD ont été définies début 2001 avant d’être constamment améliorées.
Il convient dès lors d’en présenter maintenant les grandes lignes pour comprendre le processus
décisionnel qui guide concrètement le lancement d’une opération civile PESD au niveau politique
(les aspects liés à la planification opérationnelle qui intervient « en aval » étant étudiés plus en
détail dans le Chapitre XII).
Les Procédures de gestion des crises guidant le lancement d’une action civile PESD
Pour les multiples raisons déjà invoquées, une opération civilo-militaire totalement intégrée reste
pour l’instant hypothétique. Il faut étudier cependant comment se décide une action PESD et, en
particulier, sur quels critères l’UE choisit de lancer une mission civile ou de police plutôt qu’une
opération militaire.
Les Procédures de gestion des crises (CMP) ont été développées en parallèle des réflexions sur la
CMCO. Finalisées pour l’essentiel en 2003, elles comportent une annexe spécifique concernant
les aspects civils930. Celle-ci essaie de distinguer les capacités de la GCC des moyens et
instruments de la Commission. A chaque fois, les impacts espérés à court et moyen terme sont
précisés. Le paradoxe reste cependant toujours le même : alors que la « crise » est omniprésente
dans le vocabulaire de la PESC/PESD, l’UE se refuse à définir cette notion et à identifier des
critères précis d’intervention:
« The use of these instruments cannot be categorized ex-ante : the nature of the crisis, the historic
pattern of political and economic ties with the country concerned and the specific crisismanagement objectives adopted by the EU will determine how the instruments are best used »931.
Ceci mis à part, les Procédures de gestion des crises visent à décrire minutieusement les étapes
que l’Union doit suivre dans la phase décisionnelle qui précède l’intervention. Ce processus est
foncièrement « vertical ». L’objectif est de gagner en rapidité malgré une rigidité apparente (cf.
Annexe III).
Dans la version de juillet 2003932, il est tout d’abord indiqué que les procédures ont été rédigées
en incluant la possibilité pour l’UE de mener les opérations les plus complexes (sous entendu : les
interventions militaires de haute intensité). Il est ensuite précisé que, si les actions sont
logiquement présentées par étapes, l’UE ne saurait se limiter à une approche séquentielle. Deux
raisons sont avancées : « On the one hand, many instruments and processes mentioned might be
relevant in several or all phases of a crisis, on the other hand, some of the processes mentioned
may be skipped altogether933. Les processus suivis sont dès lors « itératifs ». Pour ne pas
s’enfermer dans un cadre trop strict, les consultations et les interactions avec des acteurs
930
Suggestions for Procedures, EU Council, Doc. 11127/03, 3 July 2003 (op. cit); Draft Annex 4 to Crisis Management
Procedures, EU Council, Doc. 7965/2/03, 6 June 2003 (op. cit.).
931
Draft Annex 4 to Crisis Management Procedures, op. cit.
932
Suggestions for Procedures, op. cit.
933
Ibid.
210
extérieurs sont elles-mêmes prévues de façon souple (ces acteurs pouvant entrer en jeu à des
moments différents selon la crise considérée). De façon générale, les procédures de l’UE
distinguent toutefois six phases principales (cf. aussi Annexe VII):
-
phase de routine (cf. la notion de veille stratégique) ;
apparition de la crise et élaboration d’un projet de Concept de gestion de crise (CMC) ;
approbation du Concept de gestion de crise et définition des Options stratégiques (cf.
infra) ;
décision formelle d’intervenir (Action conjointe prise à l’unanimité) et rédaction des
documents de planification (Concept d’opérations, Plan d’opérations : cf. chapitre XII) ;
Mise en œuvre (intervention) ;
enfin, réorientation de l’action européenne et fin de l’opération.
Il faut insister ici sur l’importance du Concept de gestion de crise. Celui-ci est défini de la façon
suivante : « Conceptual framework describing the EU’s overall approach to the management of a
particular crisis, adressing the full range of activities (…) the Crisis Management Concept is an
important tool to ensure the coherence and comprenhensiveness of possible EU actions by taking
account of the range and the scale of the different instruments of the EU »934.
Chaque CMC doit notamment inclure : une synthèse de la situation (sur la base des fiches-pays et
des actions déjà mises en place par l’UE) ; une analyse des intérêts politiques de l’UE et des
objectifs de la mission/opération (définition de l’état final recherché ou end state) ; une évaluation
des risques ; une description des différentes options envisageables avec leurs opportunités et leurs
contraintes. Le CMC doit aussi expliciter les mesures de coordination, avec les acteurs extérieurs
en particulier. Enfin, il doit prévoir une stratégie de désengagement (exit strategy).
Un CMC défini très en amont envisagera certainement un vaste panorama d’options. A contrario,
une crise plus avancée nécessitera de rédiger un CMC plus ciblé. Avant de lancer une action
PESD, l’UE distingue en tout cas trois grands types d’Options stratégiques (en sus des « mesures
communautaires » évoquées sans plus de précision dans les procédures):
-
les « MSOs » (Military Strategic Options) ;
les « PSOs » (Police Strategic Options) ;
les « CSOs » (Civilian Strategic Options).
Le CMC et les différentes options sont développées de fait par les organes spécialisés de la
PESC/PESD : CMUE, EMUE, DG IX, CPCC… La Cellule civilo-militaire est supposée aider
pour sa part à définir les contours d’une Option qui mixerait les différents éléments. Concernant
la GCC, on retiendra que c’est la DG IX qui reste chargée officiellement de préparer le CMC
soumis au COPS. L’identification des Options civiles et de police est en revanche confiée à la
CPCC (voir Chapitre XII).
Malgré son importance, la définition du CMC ne constitue pourtant qu’une première étape. Il faut
ensuite le décliner au travers de ses « sous-produits » (planning products) : CONOPS (Concept
d’opérations), OPLAN (Plan d’opération)... Pour les actions civiles ou de police, le futur Chef de
Mission (HoM) est alors pleinement impliqué en lien avec la CPCC. Celle-ci dirige ensuite
concrètement l’opération en lien avec le Comité des contributeurs (CoC). Ce CoC réunit pour sa
934
Ibid. Voir par exemple: Draft Crisis Management Concept for an Aceh Monitoring Mission, EU Council, Doc.
11351/1 Ext 1, Brussels, 19 July 2005 (déclassifié le 27 juin 2007).
211
part les Etats membres et les Etats tiers qui fournissent effectivement le personnel et les moyens.
Les autres Etats et la Commission peuvent y participer mais sans pouvoir de décision.
Enfin, l’UE a défini en 2006 des procédures particulières pour les opérations arrivant en fin de
mandat935. Il s’agit en effet d’éviter le syndrome de « dérive de la mission »936. Les documents de
planification doivent ainsi prévoir un Count-down plan. Trois mois avant l’expiration, trois
possibilités doivent ainsi être examinées : la fermeture de l’opération mais avec suivi éventuel par
les « instruments appropriés » (Commission, actions bilatérales des Etats membres, RSUE) ;
l’extension de la mission ; enfin, la réorientation et le « ré-affinage » du mandat selon les besoins
du moment (augmentation ou réduction des activités et des effectifs). La réécriture du CMC n’est
alors pas indispensable mais le Conseil doit adopter à l’unanimité une nouvelle Action conjointe.
Le souci principal est dans tous les cas de faciliter les transitions en douceur937.
L’analyse des Procédures de gestion des crises montre qu’une action civile PESD implique une
multitude d’acteurs. Les enseignements tirés de l’expérience plaident par ailleurs pour une
meilleure effectivité des processus. Javier SOLANA avait ainsi proposé en mai 2006 de créer un
Crisis management board qui réunirait - sous sa direction - les principaux intervenants
concernés938. Chaque opération aurait été pilotée au travers de quatre groupes fonctionnels
dénommés de la façon suivante : « Evaluation du risque et de la situation » ; « politique » ;
« planification » ; « exécution ». Cette proposition du SG/HR a été accueillie avec scepticisme
par les Etats et par le Secrétariat. Rien ne dit en effet qu’une approche entrepreneuriale type
« clusters » apporterait de réelles améliorations.
Conclusion
Ce chapitre a montré que le volet civil de la PESD n’est qu’un moyen parmi d’autres dans la boîte
à outils européenne. La fonction exacte de la GCC dans la panoplie d’intervention de l’UE ne
peut pas être catégorisée ex-ante. La gestion civile des crises est cependant décisive par sa
polyvalence et sa capacité à « créer du lien », tant en interne que vis-à-vis des partenaires
extérieurs. Selon les circonstances, elle jouera le rôle de plaque tournante, de levier, ou
d’interface.
Cette grande souplesse lui donne un grand potentiel pour espérer la mise en œuvre d’une gestion
globale des crises. Cela suppose toutefois de concrétiser la CMCO sans perdre de vue son
« noyau dur », à savoir une meilleure intégration des volets civil et militaire de la PESD. La
CMCO reste toutefois un horizon lointain, un but à atteindre plutôt qu’un concept que l’on
pourrait matérialiser. Le défi de la cohérence ne renvoie en tout cas pas seulement à l’ingénierie
institutionnelle. Il suppose aussi de dépasser de multiples obstacles politiques, juridiques,
financiers, sans oublier les aspects culturels…
Ce chapitre a mis par ailleurs en avant le lien entre la gestion des crises et les efforts plus larges
pour la résolution/transformation des conflits. C’est sur ce lien que peut jouer l’UE pour
« marquer sa différence ». Pour Robert COOPER, l’UE dispose ainsi de trois atouts pour agir sur
935
CivCom, Concept paper on procedures for the termination, extension and refocusing of an EU civilian crisis
management operation, Doc. 5136/06, Brussels, 9 January 2006.
936
Mission creep.
937
Mise en place d’une équipe de liquidation, définition d’un Termination plan…
938
EHRHART, 2008, op. cit., pp. 7-8.
212
l’étranger: la parole, l’argent et la force. Ces trois moyens peuvent selon lui se résumer en trois
verbes : « convaincre », « soudoyer », « contraindre »939. Mais la stratégie déclaratoire ne suffit
pas. L’aide économique, les sanctions et la force ont par ailleurs leurs propres limites. Il faudrait
dès lors « privilégier une stratégie coopérative plutôt que coercitive » en « travaillant à l’intérieur
avec des alliés locaux » et en ayant « la sagesse de se fixer des ambitions modestes, ciblées » 940.
Le dialogue et la dissuasion restent, in fine, les meilleures armes de l’Union. Cela suppose
toutefois de chercher en permanence à « élargir le contexte » (selon le sage précepte de Jean
MONNET). Pour COOPER il convient dès lors de différencier plusieurs niveaux d’action:
« D’un point de vue tactique, l’élargissement du contexte exige de manier temporairement la
carotte et le bâton. D’un point de vue stratégique, cela implique de multiplier les intérêts ; d’un
point de vue existentiel, cela signifie la transformation de l’identité »941.
Toutefois l’Union européenne n’agit jamais seule ni en vase clos. C’est la raison pour laquelle il
lui faut développer et renforcer des partenariats extérieurs. Dans ce domaine, la GCC offre
certainement des possibilités multiples qu’il faut étudier maintenant plus en détail.
939
COOPER, La fracture des Nations, op. cit., pp. 143-144.
Ibid.
941
Ibid., p. 171.
940
213
Chapitre VIII : la dimension extérieure du volet
civil de la PESD - « inclusivité » ou simple reflet
des rapports de force internationaux ?
Résumé
La GCC européenne se veut « inclusive » depuis ses origines et elle ouvre des possibilités
multiples pour établir des partenariats extérieurs. En ciblant l’analyse sur les aspects civils, ce
chapitre étudie ainsi la coopération avec les Etats tiers, les organisations régionales et les
ONG/OSC. Il dresse également un état des lieux critique des liens avec l’ONU et l’OSCE. Enfin,
un développement particulier est consacré aux relations complexes avec les Etats-Unis et avec
l’OTAN. L’idée principale est de montrer que les Européens veillent à ce que la dimension
extérieure de la GCC renforce la légitimité, l’efficacité et l’autonomie de l’UE. Les liens établis
sont toutefois à géométrie variable. L’UE se montre sûre d’elle-même et de son poids sauf quand
il s’agit des relations transatlantiques. Si des accords formels avec l’OTAN type « Berlin plus à
l’envers » sont peu probables, la GCC ne risque-t-elle pas de servir de plus en plus de force civile
d’appoint au sein d’une Alliance rénovée ? Serait-elle au contraire de nature à favoriser un
dialogue direct et plus équilibré entre Européens et Américains ?
Introduction
Pourquoi les acteurs collaborent-ils sur la scène internationale942 ? Les théories de la coopération
montrent que les relations entre les partenaires dépendent en général de nombreux facteurs:
espérance de gains mutuels, degré d’homogénéité/hétérogénéité des acteurs, autonomie par
rapport aux Etats membres (le maintien de la paix onusien jouit ainsi d’une certaine indépendance
alors que la PESD est étroitement contrôlée par les capitales). Les théories constructivistes
insistent quant à elles sur les valeurs : visions partagées du monde et des menaces…
La CMCO et l’ambition de mener une gestion globale des crises incitent en tout cas l’UE à
rechercher des partenariats étendus avec les autres acteurs internationaux. Ces partenariats
s’exercent de fait à différents niveaux : politique, institutionnel et opérationnel. Ils s’inscrivent
dans le prolongement du concept de multilatéralisme efficace et des efforts pour renforcer la
place et le rôle de l’Union dans le monde943. L’apport de l’UE et de la PESD à la paix et à la
942
Kenneth OYE, Cooperation under Anarchy, Princeton, Princeton University Press, 1986 ; Thierry TARDY,
« L’Union européenne et l’ONU : quel partenariat dans la gestion civile des crises : le rôle de la Commission
européenne », in Barbara DELCOURT, Marta MARTINELLI et Emmanuel KLIMIS, L’Union européenne et la
gestion des crises, Bruxelles, ULB, 2008, pp.157-174.
943
L'Europe dans le monde - Propositions concrètes visant la cohérence, l'efficacité et la visibilité, Commission
Européenne, 8 juin 2006, op. cit.
214
sécurité internationale donne ainsi lieu à une vaste littérature. En relayant au premier degré le
discours irénique européen944, celle-ci peine souvent à voir les véritables enjeux. Seuls les débats
sur les implications transatlantiques semblent prendre en compte la nature proprement stratégique
de la PESD dans sa dimension extérieure.
Certes, la PESD et la GCC se veulent « inclusives ». La GCC permet en particulier de coopérer
plus facilement que dans le domaine militaire. Pour autant, cette ouverture ne doit pas masquer la
réalité d’un environnement évolutif où les grands acteurs - ONU, UE, OTAN, OSCE - cherchent
à justifier leur raison d’être dans un jeu complexe où se mêlent concurrence et
complémentarité945. Avec les autres moyens de la boîte à outils européenne, le volet civil de la
PESD participe ainsi clairement aux stratégies de positionnement et d’influence de l’Union :
gagner en visibilité, créer des réseaux de pays amis, favoriser une européanisation progressive des
futurs membres... Alors que la gestion civile des crises de l’UE a largement bénéficié de
l’expérience et des « bonnes pratiques » des autres acteurs, sa spécificité bien établie lui permet
en outre de diffuser désormais ses propres standards vers l’extérieur.
En ciblant l’analyse sur les aspects civils de la gestion des crises, ce chapitre étudie tout d’abord
la coopération avec les Etats tiers, les organisations régionales et les ONG/OSC. Il aborde ensuite
sur un mode critique la question des liens avec l’ONU et l’OSCE. Enfin, un développement
spécifique est consacré aux relations avec les Etats-Unis et l’OTAN.
Ce chapitre montre de façon générale que la dimension extérieure de la GCC est assez éloignée
de la lecture idéalisée du concept de multilatéralisme efficace. Les Européens veillent en effet à
ce que les partenariats renforcent l’UE sans diluer la PESD. L’intention principale est dès lors de
renforcer la légitimité, l’influence et l’autonomie de l’Union sur la scène internationale. On
retrouve ici les grands principes énoncés par le Conseil européen de Göteborg en 2001 quant à la
coopération entre la PESD et les organisations tierces. Ces grands principes laissent en effet peu
d’ambiguïtés sur les limites posées par les Etats membres946 :
-
valeur ajoutée ;
interopérabilité ;
visibilité ;
autonomie de décision.
Les partenariats établis au travers de la GCC sont toutefois à géométrie variable. Pour le dire
simplement, ils sont globalement très favorables à l’UE qui dicte ses choix et ses préférences aux
acteurs qui ne sont pas en mesure de lui résister. A contrario, la réalité de la coopération
transatlantique montre que les rapports de force sont inversés quand il s’agit de négocier avec les
Etats-Unis et avec l’OTAN. Certes, même sur ce plan, le dialogue peine à s’institutionnaliser. Les
débats en cours et la perspective d’une Alliance « rénovée » pourraient cependant faire bouger les
lignes. Quelle serait la place de la GCC dans le cadre d’une meilleure répartition des tâches entre
les deux bords de l’Atlantique, mais aussi entre l’UE et l’OTAN ? Alors que l’OTAN reste une
944
Council Conclusions on EU Support for International Peace and Security, EU Council Secretariat, Doc. 14033/05,
Brussels, 8 November 2005 ; Working for Peace, Security and Stability - European Union in the World, Office for
Official Publications of the European Communities, Luxemburg, 2005.
945
Daniel PLESCH, « Reflexions on Cooperation Between the EU, the OSCE and the UN: Can All Be Winners ? », EU
Civilian Crisis Management Capability - Conference Report, SWEFOR/SPAS, Stockholm, 20 April 2001, pp.32-34 ;
Fraser CAMERON, The EU and International Organisations: Partners in crisis management, EPC Issue Paper n°41,
European Policy Center, Brussels, October 2005. Voir aussi Jean-Jacques PATRY, Nations Unies et stabilité:
transformer les conflits armés, Paris, Fondation pour la recherche stratégique, 2007.
946
Swedish Presidency Conclusions, Gotenburg European Council, 15-16 June 2001 (op. cit.).
215
organisation à dominante militaire, la GCC ne risque-t-elle pas de devenir, de fait, le « pilier
civil » d’une Alliance en quête de sens et d’un nouveau concept stratégique ? Peut-elle renforcer
au contraire l’influence des Européens sur le « grand frère » américain ?
La participation des Etats tiers : un élément de la stratégie d’influence de l’UE
Capacités additionnelles et outil de légitimation
La participation des « Etats associés » était déjà une particularité des opérations civiles de l’UEO
et de l’EUMM dans les années 1990 (cf. Chapitre I). Cette politique d’ouverture s’est poursuivie
dans le cadre de la PESD avec des enjeux propres au volet civil.
De façon générale, il est possible d’identifier trois grandes motivations à l’établissement de
partenariats. La première est la recherche de capacités additionnelles sur le plan quantitatif et
qualitatif. La seconde tient à la légitimité des opérations : plus le nombre de pays contributeurs
est large, plus l’UE peut se prévaloir d’un large soutien international (les effets négatifs du
rapport multinationalité/efficacité sont étudiés plus en détail dans la partie III). La troisième
raison est enfin la volonté d’inclure des futurs membres et des « like-minded states » dans une
stratégie d’intégration différenciée. Le groupe des pays tiers concernés a en tout cas évolué au fil
des élargissements successifs et des opérations.
Les négociations ont toutefois longtemps buté sur le critère de « non discrimination » imposé par
les Etats-Unis dans le cadre des négociations 15 + 6 (15 + 15 en rajoutant les 9 candidats à
l’OTAN). Les « 15 » étaient prêts en effet à « inviter » les « Etats membres de l’OTAN mais non
membres de l’UE » 947 dans la PESD. Ils refusaient cependant de renoncer à la primauté du
COPS dans la prise de décision948.
Qu’en est-il concrètement des partenariats conclus ? La thématique est évoquée de fait dès les
sommets d’Helsinki et de Feira. Le Traité de Nice ouvrait ensuite la porte à la participation
d’Etats tiers dans les futures opérations PESD (art 24 et 38 TUE). Etaient visés les pays
européens de l’OTAN mais aussi d’autres « partenaires potentiels » comme le Canada, la Russie
et l’Ukraine.
Les discussions se déroulèrent tout au long de l’année 2001 sans progrès tangibles. Ce n’est que
fin 2002 - à la veille du déploiement de l’EUPM - que l’UE adoptait un document sur la
« consultation et les modalités pour la participation des Etats tiers aux opérations de gestion civile
des crises »949. Il s’agissait notamment de mieux définir le rôle du Comité des contributeurs sans
diminuer les prérogatives du COPS. L’invitation formelle des Etats tiers ne pouvait ainsi
intervenir qu’après l’approbation du CONOPS par l’UE. La nécessité d’accords permanents
incitait cependant le Conseil à autoriser fin 2003 des négociations sur l’échange d’informations
947
« Non EU European NATO members ».
Elargir la participation au dispositif de gestion des crises de l’Union européenne, Sommaire d’un rapport d’ISIS
Europe par Kelly Baumgartner, ISIS Europe, Bruxelles, mai 2002.
949
Consultations and Modalities for the Contribution of non-EU States to EU Civilian Crisis Management, EU Council
PSC, Doc.15203/02, Brussels, 3 December 2002.
948
216
classifiées. Onze pays étaient alors concernés: Bulgarie, Roumanie, Islande, Turquie, Norvège,
Canada, Russie, Ukraine, Etats-Unis, Bosnie et ARYM950.
En 2004, le Plan d’action pour la GCC insistait pour sa part sur les notions de « transparence »,
de « dialogue » et de « coopération ». Un nouveau document951 précisait aussi le rôle du CoC
pour les missions en cours. Il prévoyait en outre de densifier les contacts, tant au niveau
ministériel qu’au niveau des experts. Le Conseil européen de décembre 2004 pouvait en tout cas
se féliciter des relations établies avec les « partenaires stratégiques et autres Etats tiers ». A cette
époque, les négociations avaient déjà abouti avec l’Islande, la Norvège et la Roumanie. L’UE
finalisa ensuite un accord-cadre avec le Canada fin 2005952. On notera par ailleurs la participation
du Mali et de l’Angola à EUPOL Kinshasa. Ces deux pays devenaient donc les premiers Etats
tiers africains impliqués dans une mission civile PESD.
L’OGC 2008 donna lieu pour sa part à des collaborations plus larges. Un questionnaire détaillé a
été ainsi envoyé en 2006 aux Etats tiers953 pour une meilleure intégration de leurs contributions
dans le processus capacitaire954. Plus tard, un atelier spécifique permettait des échanges sur les
bonnes pratiques : formation, recrutement955…
Accords-cadres et Accords de sécurité
Aujourd’hui, seuls cinq pays ont conclu des accords-cadres pour les opérations/missions PESD :
Canada 956, Turquie, Norvège, Islande et Ukraine. Ces trois derniers pays font aussi partie de la
liste des Etats qui ont conclu des accords permanents de sécurité avec l’UE : Norvège, ARYM,
Ukraine, Islande, Croatie et, depuis 2007, Etats-Unis. Sur ce sujet hautement sensible du partage
des informations classifiées957, les négociations restent en cours avec le Canada, la Russie, la
Turquie, la Suisse et la Bosnie.
On notera ici la position singulière de la Suisse qui privilégie pour l’instant des solutions ad hoc
du fait de sa neutralité « absolue » (malgré un savoir-faire et une implication réelle dans les
missions civiles internationales). La participation de la Russie à PESD se limite quant à elle à la
fourniture d’hélicoptères dans l’opération (militaire) EUFOR Tchad/RCA. Il est vrai que Moscou
reste de façon générale dubitative sur la PESD et sur la volonté des Européens de s’autonomiser
950
Agreement on security procedures for the exchange of classified information with Bulgaria, Romania, Iceland,
Norway, Turkey, Canada, the Russian Federation, Ukraine, the United States of America, Bosnia and Herzegovina,
and FYROM. - Council authorisation to Presidency to open negotiations in accordance with Articles 24 and 38 of the
TEU, EU Council, Doc. 13819/03, Brussels, 21 October 2003.
951
Modalities for consultations with participating third states in civilian crisis management operations in the
framework of ESDP, EU Council, Doc. 13578/04, Brussels, 15 October 2004.
952
Sommet UE-Canada, 24 novembre 2005.
953
Civilian Headline Goal 2008 – Questionnaire on contributions from non-EU states towards the EU civilian crisis
management capability under ESDP, EU Council Secretariat, Doc. 12208/06, Brussels, 14 August 2006.
954
Civilian Headline Goal 2008 - Civilian Capabilities Improvements Conference 2006, 7 November 2006, op. cit.
955
Draft Report on the Civilian Headline Goal 2008 Workshop XI « Cooperation in the field of ESDP civilian crisis
management with non-EU States, International Organizations and Non-Gouvermental Organizations », EU Council,
Doc. 10405/07, Brussels, 7 June 2007.
956
Council decision concerning the conclusion of the agreement between the European Union and Canada establishing
a framework for the participation of Canada in the European Union crisis management operations, EU Council, Doc.
10620/05, Brussels, 11 November 2005.
957
Les accords signés en la matière ne sont pas uniformes car il distinguent selon les pays concernés différents niveaux
d’échange: Très secret UE, Secret UE, Restreint UE, Confidentiel UE.
217
par rapport aux Etats-Unis958. Les tensions de 2008 sur la question du Kosovo et surtout, sur le
dossier géorgien, ne sont en outre pas de nature à dynamiser les relations.
La participation américaine à EULEX Kosovo : un tournant ?
Présentement, cinq actions civiles PESD comportent des Etats tiers parmi les pays contributeurs
(Fig. 23) :
Fig. 23 : la participation des Etats tiers aux opérations civiles PESD (juin 2008)
Opération
Etat tiers
EUPM BiH
Suisse, Islande, Norvège, Turquie, Ukraine, Canada
EUPOL RD Congo
Suisse, Angola
EU COPPS Palestine
Norvège
EUPOL Afghanistan
Canada, Croatie, Norvège + Nouvelle Zélande
EULEX Kosovo
(alors en cours de déploiement)
Croatie, Norvège, Suisse, Turquie et Etats-Unis
La variété des cas de figure n’a en soi rien de surprenant. Tous les Etats membres de l’UE ne sont
pas eux-mêmes impliqués dans l’ensemble des opérations PESD (six Etats contribuent par
exemple à EU SSR Guinée-Bissau contre vingt-sept pour l’EUPM). Le tableau ci-dessus suscite
néanmoins trois remarques.
La première est que certaines missions civiles PESD (présentes ou passées) ont été conduites
exclusivement par les pays membres de l’UE (ex : en Géorgie, à Rafah, idem pour EUJUST). La
deuxième remarque tient à la participation de trois policiers néo-zélandais à EUPOL Afghanistan.
Ces derniers sont de fait insérés dans la PRT959 néo-zélandaise de la FIAS (région de Bâmyân).
Enfin et surtout, on notera la participation annoncée des Etats-Unis à EULEX Kosovo (environ
une centaine d’experts). C’est en soi une grande première960 (cf. infra).
Pour conclure, la participation des Etats tiers au volet civil de la PESD est un exercice hautement
politique. Au-delà des tensions initiales UE-OTAN, l’expérience acquise au fil des opérations et
le processus de l’OGC 2008 ont permis d’accélérer l’institutionnalisation des relations, sur le plan
capacitaire notamment. On retiendra pourtant que les Etats membres de l’UE n’ont eu de cesse de
préserver l’autonomie de décision du COPS. Les négociations butent par ailleurs le plus souvent
958
Cyrille GLOAGUEN, « L’Europe de la défense vue de Russie », Diplomatie Magazine, n°7, février-mars 2004, pp.
28-31. Voir aussi Nadia Alexandrova ARBATOVA, « ESDP and Russia », 6th International Security Forum,
Montreux, 5 October 2004.
959
Equipe provinciale de reconstruction.
960
En 2003-2004, PROXIMA devait comporter elle aussi des policiers américains mais l’affaire était restée sans suite.
218
sur la question de l’échange de documents classifiés961. Enfin, l’UE n’invite des pays tiers que
dans les opérations de son choix. L’implication des Etats-Unis dans EULEX Kosovo pourrait
annoncer cependant des changements dans le contexte d’un rapprochement avec l’OTAN (cf.
infra).
Organisations régionales et ONG/OSC
Si le volet civil de la PESD est un vecteur d’influence de l’UE, cela se manifeste aussi au travers
des coopérations établies avec les organisations régionales et les ONG/OSC (ONG de paix). Ces
partenariats ne sont pas « vitaux » pour l’Union mais ils lui permettent de gagner en visibilité et
en efficacité.
GCC et organisations régionales
Modèle d’intégration réussie, l’UE cherche ainsi de longue date à promouvoir « l’approche
régionale ». C’est en ce sens qu’elle se mobilise pour renforcer les compétences et les capacités
de l’Union Africaine et des organisations sous-régionales qui agissent dans le domaine du
maintien de la paix (CEDEAO, etc.)962. Le Programme RECAMP et les projets financés par la
Facilité de paix pour l’Afrique sont les marques les plus visibles de cette politique. Si les
missions civiles PESD sont activées prioritairement au niveau de l’Etat (RDC et Guinée Bissau),
il est ainsi probable que l’UE lance à l’avenir des missions de soutien type AMIS (formation et
encadrement des capacités militaires, civiles et policières d’une organisation régionale de sécurité
collective). On se souvient par ailleurs que l’opération à Aceh avait été menée conjointement
avec l’ASEAN, les 80 observateurs de la mission étant fournis par les deux organisations.
Il faut cependant se garder d’adopter une lecture trop idéaliste de ces partenariats avec les acteurs
régionaux. L’ASEAN était ainsi un partenaire incontournable pour faire accepter une présence
européenne en territoire indonésien. Quant aux relations avec les organisations africaines, elles
restent structurellement très déséquilibrées. Sous le slogan de l’appropriation (African
ownership), il s’agit avant tout de limiter les engagements directs de l’UE pour agir, in fine, « par
intermédiaire » et avec un meilleur rapport coûts/bénéfices.
GCC et ONG/OSC
« L’inclusivité » de la GCC européenne vis-à-vis des « ONG de paix » doit être analysée de la
même façon à sa juste valeur. En effet, la littérature qui milite pour une plus grande ouverture de
la PESD à la « société civile »963 ne doit pas masquer la réalité, à savoir l’attitude conservatrice
des Etats membres et leur méfiance face à des acteurs parfois mal identifiés (cf. chapitre V).
961
Exchange of EU classified information (EUCI) with third States and international Organisations, EU Council, Doc.
10533/08, Brussels, 9 June 2008.
962
Fernando FARIA, Crisis management in Sub-Saharan Africa : the role of the European Union , EUISS Occasional
Paper, n°51, April 2004.
963
Elargir la participation au dispositif de gestion des crises de l’Union européenne, Rapport d’ISIS Europe, mai 2002
(op. cit.) ; GOURLAY, Partners Apart : Enhancing Cooperation between Civil Society and EU Civilian Crisis
Management in the Framework of ESDP, 2006 (op. cit.).
219
Certes, certains Etats (ex. Finlande, Suède) ont de nombreuses interactions avec les ONG/OSC
actives dans la prévention et la résolution des conflits. Cela permet d’expliquer une certaine
« perméabilité » de la PESD vis-à-vis des thématiques associées à la « sécurité humaine ».
Prenant acte des progrès de la PESD, les ONG/OSC ont elles-mêmes évolué vers plus de
pragmatisme964. Il est ainsi possible d’envisager des liens plus étroits dans le futur. Les
ONG/OSC - réunies dans le collectif EPLO pour l’essentiel - sont ainsi de plus en plus souvent
consultées ou invitées à présenter leur point de vue dans les organes bruxellois de la PESD
(conférences, séminaires…). L’UE étudie par ailleurs la possibilité de créer des postes
permanents d’agents de liaison avec les ONG, tant au niveau institutionnel que sur le terrain. De
la même façon, des acteurs « non étatiques » pourraient participer à certaines missions
d’évaluation avant le lancement d’une mission PESD. L’expérience de la collaboration avec
l’organisation CMI lors de la mission AMM laisse entrevoir également des coopérations plus
ambitieuses. L’expérience d’Aceh pourrait rester toutefois comme l’exception qui confirme la
règle.
Tous ces développements restent en tout cas marqués par la grande prudence des Etats. Ceux-ci
entendent garder leur contrôle souverain sur la GCC européenne, au travers de la chaîne de
décision PESD notamment. Le Conseil de l’UE s’est dès lors contenté jusqu’à présent de
formuler des vagues « recommandations » qui n’ont aucune valeur juridique ou doctrinale.965
GCC et Nations Unies : les limites d’un « partenariat naturel »
Le coopération UE-Nations Unies dans la gestion des crises suscite elle aussi un vif intérêt dans
la littérature académique966. Ce lien s’inscrit dans des débats plus larges : multilatéralisme global
versus multilatéralisme régional967, régionalisation du peace-keeping, émergence d’un maintien
de la paix à deux vitesses… La masse des informations disponibles empêche dès lors de
distinguer ce qui touche plus directement le volet civil de la PESD.
Il faut ainsi rappeler tout d’abord le contexte. L’UE se veut un ferme soutien des Nations Unies
dont elle promeut la réforme et le renforcement. Elle s’est notamment impliquée dans les
réflexions qui ont suivi la publication du Rapport BRAHIMI (2000)968 et dans les travaux du
Panel de haut niveau sur les défis et les menaces (2004)969. Elle a appuyé aussi les autres
964
HELLYin DELCOURT, MARTINELLI et KLIMIS, op. cit.
Recommendations for Enhancing Co-operation with Non-Governmental Organisations (NGOs) and Civil Society
Organisations (CSOs), EU Council, Doc. 16574/06, 8 December 2006 (op. cit.) ; Review of Recommendations for
enhancing cooperation with NGOs and CSOs in the framework of EU Civilian Crisis Management and Conflict
Prevention, EU Council, Doc. 10340/2/08, Brussels, 10 June 2008.
966
Ex: Alexandra NOVOSSELOV, EU-UN Partnership in Crisis Management : Developments and Prospects,
International Peace Academy, June 2004
967
Thierry TARDY, « The European Union and the United Nations : Global versus Regional Multilateralism », Studia
Diplomatica, Vol. LX, n°1, 2007, pp. 191-209 ; Martin ORTEGA (Ed.), The European Union and the United Nations
– Partners in Effective Multilateralism, Cahier de Chaillot, n°78, IES-UE, juin 2005 ; Katie LAATIKAINEN and
Karen SMITH (Eds.), The European Union at the United Nations, Intersecting Multilateralisms, Basingstoke, Palgrave
Macmillan, 2006.
968
Rapport du Groupe d’études sur les opérations de paix de l’ONU (Rapport Brahimi), 21 août 2000, op. cit.
969
A More Secure World : Our Shared Responsibility, Report of the High level Panel on Threats, Challenges and
Change, United Nations, A59/565, New York, 2 December 2004. Voir aussi Draft Paper for submission to the HighLevel Panel on Threats, Challenges and Change, Doc. 9165/05, EU Council, Brussels, 11 May 2004.
965
220
initiatives du Secrétariat général de l’ONU970 : adoption du principe de la Responsabilité de
protéger, création d’une Commission pour la consolidation de la paix…
Malgré une convergence des valeurs, les deux « institutions paires » n’ont cependant pas établi de
vrai partenariat stratégique971. « Acteurs semi autonomes de la gestion de crise », elles devraient
théoriquement pouvoir jouer à plein sur leur complémentarité. Leur fragmentation interne en une
myriade d’acteurs et l’existence de nombreux doublons empêchent toutefois la coopération de se
développer pleinement. Surtout, la relation UE-ONU reste très déséquilibrée quand il s’agit de
collaborer pour le maintien de la paix (civil ou militaire)972. Les agendas et les attentes sont de
fait assez différents de part et d’autre. Nous l’avons déjà dit, l’Union ne se considère pas comme
un arrangement régional de sécurité (au sens du Titre VIII de la Charte de l’ONU). Les Etats
européens restent par ailleurs très réticents quand il s’agit d’engager du personnel dans des
opérations onusiennes. Pour eux, l’organisation mondiale est avant tout un outil de légitimation et
une boîte à idées pour développer des concepts nouveaux : missions intégrées973, interface entre la
sécurité et le développement...
Une grande majorité des échanges passe dès lors par la Commission974. Celle-ci est tout d’abord
un bailleur de fonds important pour les institutions financières internationales impliquées dans la
consolidation de la paix (Banque mondiale, FMI). L’instance bruxelloise travaille aussi
directement avec les agences onusiennes stricto sensu : prévention, action humanitaire,
réhabilitation post-conflit975. En 2003, la Commission annonçait ainsi la nécessité de dépasser
« le domaine du développement pour renforcer aussi la coopération en matière de paix et de
sécurité »976. On retrouve ici le positionnement de la Commission sur la thématique DDR, le rôle
des femmes dans les conflits, la protection des enfants…
ONU-PESD : une institutionnalisation progressive depuis la Déclaration de 2003
Concernant la gestion des crises du second pilier, les liens avec les Nations Unies sont en
revanche plus tenus. Les échanges se sont toutefois structurés progressivement, à l’initiative
notamment de la Suède et de la Finlande, toujours très en pointe sur le sujet. En juillet 2003, des
premiers accords pouvaient ainsi être conclus en matière de gestion civile des crises977. Il
970
In Larger Freedom : Towards Development, Security and Human Rights for All , Report of the UNSG, United
Nations, A59/205, 21 March 2005.
971
Thierry TARDY, L’Union européenne et l’ONU dans la gestion des crises : opportunités et limites d’une relation
déséquilibrée, Recherche et Documents, n°32, Paris, Fondation pour la Recherche Stratégique, 2004 ; Thierry TARDY,
EU-UN Cooperation in Peacekeeping : a Promising Relationship in a Constrained Environment, in Cahier de Chaillot,
n°78, IES-UE, Paris, juin 2005, p. 67.
972
Ibid.
973
Capstone Doctrine for United Nations Peacekeeping Operations - Draft 3, New York, DPKO, 29 June 2007;
Authority, command and control in United Nations multidimensional peacekeeping operations, UN DPKO Policy
Directive, 2007.
974
TARDY in DELCOURT, MARTINELLI and KLIMIS, op. cit., pp.157-174.
975
Susan WOODWARD, « Peace Operations : The Civilian Dimension Accounting for UNDP and the UN Specialized
Agencies » et James BOYCE, « The International Financial Institutions : Postconflict Reconstruction and
Peacebuilding Capacities », Seminar on Stenghtening the UN’s Capacity on Civilian Crisis Management, UN Secretary
General’s High Level Panel on Threats, Challenges and Change, Copenhagen, 8-9 June 2004.
976
Union européenne et Nations Unies : le choix du multilateralisme, Communication de la Commission européenne,
10 septembre 2003, op. cit. Dans sa troisième partie, le document incite les Européens à devenir une « force
d’entraînement » pour « promouvoir efficacement les valeurs et les intérêts de l’UE » dans l’organisation mondiale.
977
EU Cooperation with the United Nations. Practical aspects of EU contributions to civilian crisis management
operations and activities led by the UN, EU Council, Doc. 11022/1/03, Brussels, 4 July 2003.
221
s’agissait notamment de prendre en compte les enseignements du passage de témoin entre l’IPTF
et la MPUE en Bosnie. Trois mois plus tard, une Déclaration conjointe UE-ONU978 donnait un
cadre politique à la « coopération positive » que les deux organisations souhaitaient établir entre
elles sur les plans civil et militaire (ARTEMIS venait de se terminer avec succès). Les champs les
plus prometteurs étaient identifiés comme suit : la planification et l’évaluation des missions ; la
formation et les standards ; les moyens de communication et les liens entre les centres de
situation ; enfin, les pratiques optimales. Cette déclaration annonçait en outre la création d’un
« Mécanisme conjoint de consultation » et la mise en place de relations horizontales « de bureau
à bureau » entre le Secrétariat du Conseil et le Secrétariat général de l’ONU (où se situent
notamment le DOMP et le DAP979).
La Déclaration de septembre 2003 s’est traduite ensuite par la conclusion d’arrangements
spécifiques pour le volet militaire (juin 2004)980 puis pour les aspects civils (octobre 2004)981. La
problématique de la paix et la sécurité en Afrique982 donna lieu elle aussi à des échanges
fructueux: mission d’évaluation conjointe au Burundi, préparation de EUPOL Kinshasa et
EUSEC RD Congo. En juin 2007, une nouvelle Déclaration UE-ONU négociée pendant la
Présidence allemande983 montrait toutefois que les deux organisations collaboraient également sur
de nombreux théâtres: Balkans, Moldavie984, Géorgie, Moyen Orient, Afghanistan, RDC,
Darfour, Tchad. Le renforcement des structures de liaison au fil du temps ne doit cependant pas
masquer l’extrême prudence des Etats européens quand il s’agit de la conduite des opérations
réelles. Le COPS est en effet peu enclin à partager des informations sensibles avec une
organisation mondiale ouverte à tous vents. La sécurité du personnel européen déployé sur le
terrain en dépend.
De façon générale, le dialogue UE-ONU montre aussi comment les Etats entendent garder leur
liberté d’appréciation. En cas de crise nécessitant l’intervention de l’ONU, trois grands scénarios
sont envisagés : 1/ des contributions nationales (l’UE servant uniquement à faciliter les flux
d’informations entre les gouvernements); 2/ des contributions nationales mais avec un rôle accru
de l’échelon bruxellois (fonction de Clearing house pour accélérer la génération de force, ex:
FINUL II en 2006); 3/ enfin, une contribution européenne dans le cadre de la PESD985. Ce dernier
scénario se décline lui-même en cinq sous-cas :
-
978
Contribution à une mission conjointe d’évaluation UE-ONU ;
Composante européenne dans une opération onusienne plus large (selon l’image des
piliers de la MINUK mais avec un contrôle du COPS) ;
Opération autonome de l’UE mais avec un mandat spécifique du Conseil de sécurité ;
Opération autonome de l’UE lancée avant ou après une opération de l’ONU ;
Des opérations menées parallèlement.
Joint Declaration on EU-UN Cooperation in Crisis Management, 24 September 2003, op. cit.
Département des opérations de maintien de la paix et Département des affaires politiques.
980
EU/UN Cooperation in Military Crisis Management Operations, EU Council, Doc. 9638/1/04, 9 June 2004, op. cit.
981
EU-UN Cooperation in civilian crisis management operations – Elements of implementation of the EU-UN Joint
Declaration, EU Council, Doc. 13846/1/04, Brussels, 28 October 2004 (op. cit.) ; Coopération entre l’UE et les
Nations Unies dans le cadre de la gestion civile des crises, Annexe IV du Rapport de la Présidence néerlandaise sur la
PESD, décembre 2004, op. cit.
982
Action Plan for ESDP Support to Peace and Security in Africa, 2004 et 2005, op. cit.
983
Déclaration commune sur la coopération entre les Nations unies et l'Union européenne dans la gestion des crises,
Berlin, 7 juin 2007.
984
EUBAM Moldova travaille en étroite collaboration avec le PNUD. Cette mission est toutefois menée principalement
sous l’égide de la Commission.
985
Annexe IV du Rapport de la Présidence néerlandaise sur la PESD, décembre 2004, op. cit.
979
222
Pour les opérations militaires, l’idée est de privilégier des interventions sous Chapitre VII qui
pourraient apporter une réelle valeur ajoutée. Deux modes d’action dominent les réflexions :
d’une part, la constitution d’une force de réserve pour soutenir ponctuellement une mission
onusienne (ex. de la RDC lors des élections de 2006) ; d’autre part, une intervention rapide et
vigoureuse pour laisser le temps à l’ONU de (re)déployer ses propres éléments (action type
ARTEMIS). Ces modèles d’intervention ont largement guidé la définition du concept des
Groupements tactiques à partir de 2004. L’UE refuse toutefois de s’engager trop loin dans le
Système onusien des forces en attente (constitution de réserves permanentes au profit du DOMP).
A des accords trop formels, les Européens préfèrent une collaboration ad hoc, selon la crise
considérée986.
Une composante civile PESD dans une opération de l’ONU ?
Cette attitude prudente se retrouve pour les capacités civiles de la PESD. On se souvient que
Tarja HALONEN avait jeté les bases de la GCC européenne devant l’Assemblée générale de
l’ONU en 1999. Dès le départ, les Nations Unies avaient accueilli cependant le volet civil de la
PESD avec un mélange d’espoir et d’appréhension987. L’idée de créer des Casques blancs comme
équivalents civils des Casques bleus ne s’était en effet jamais concrétisée988. Le Rapport
BRAHIMI989 avait souhaité lui même la constitution sur une base régionale de moyens innovants
d’intervention rapide (cf. Chapitre II). La GCC comblait donc une lacune, notamment dans le
domaine de la police internationale (CivPol).
Très vite néanmoins, il est apparu que l’Union préférerait déployer ses propres missions plutôt
que de constituer des « piliers » au sein des opérations onusiennes. Ce scénario semblait pourtant
avoir été étudié précisément pour des actions civiles ou de police. Les principes de visibilité et
d’autonomie de décision rappelés plus haut s’appliquaient dès lors pleinement à la PESD dans
son ensemble. Le COPS entendait garder la direction et le contrôle des opérations impliquant des
contingents estampillés « UE ». L’expérience prouve d’ailleurs que les Etats européens ont
privilégié à chaque fois que possible la conclusion d’accords avec les « pays hôtes ». Un mandat
de l’ONU n’est ainsi sollicité que dans les cas où cela s’avère utile (ou incontournable) sur le plan
politique.
L’hypothèse qui consiste à insérer une composante européenne dans une opération de l’ONU a
refait pourtant surface en 2008 de façon plutôt inattendue. Les difficultés juridiques pour déployer
EULEX Kosovo ont en effet incité l’UE à conserver le statu quo de la MINUK et la Résolution
1244 comme cadres d’emploi. Cette situation est pour le moins paradoxale. En l’occurrence, c’est
une mission onusienne qui devrait « servir de parapluie » à l’intervention PESD qui était sensée
986
TARDY, op. cit.
Urban HEMRA, « Identifying and Developing Forms of How the EU Can Enforce the UN », EU Civilian Crisis
Management Capability - Conference Report, SWEFOR/SPAS, op. cit, pp. 27-30 ; William DURCH, « Stenghtening
UN Secretariat Capacity for Civilian Post-conflict Response », Seminar on Stenghtening the UN’s Capacity on Civilian
Crisis Management, op. cit ; Peter Viggo JACOBSEN, « The Emerging EU Civilian Crisis Management Capacity - A
Real Added Value for the UN ? », Copenhagen Seminar on Civilian Crisis Management, Royal Danish Ministry of
Foreign Affairs, 8-9 June 2004.
988
White helmets, UN General Assembly Resolution, AG/RES/1403, 7 June 1996 ; Resolution 49/139 B, UN General
Assembly, 20 December 1994 ; DAVID (et al.), La consolidation de la paix : l’intervention internationale et le concept
de casques blancs, 1997, op. cit.
989
Op. cit.
987
223
lui succéder (ce pourrait notamment être le cas dans la zone nord du Kosovo à dominante
Serbe)990.
Les scénarios de transition font en tout cas l’objet de toutes les attentions dans les réflexions
doctrinales sur le lien UE-ONU (notions de colocalisation, double-hatting, re-hatting, bluehatting). En avril 2005, l’exercice EST 05 auquel l’ONU était conviée avait testé pour sa part
trois cas de figure : scénario type ARTEMIS (soutien militaire temporaire au profit de l’ONU)
scénario type MPUE (relève d’une mission CivPol onusienne), scénario type « soutien médical »
(mise à disposition de capacités européennes spécialisées ou enabling assets).
Pour conclure, il est surprenant de constater que la coopération UE-ONU en matière de gestion
des crises s’est surtout matérialisée par des interventions militaires PESD en Afrique: ARTEMIS,
EUFOR RD Congo et, aujourd’hui, EUFOR Tchad/RCA qui est déployée aux côtés de la
MINURCAT (opération multidimensionnelle de l’ONU à dominante police, op. cit.). Sur le plan
civil, l’OGC 2008 a néanmoins donné lieu à des consultations nombreuses entre l’UE et
l’organisation mondiale. Cela s’est vérifié notamment dans les travaux conceptuels et
capacitaires : concepts d’emploi des Equipes civiles d’intervention (CRT) et des Unités de police
(UPI), standards pour le recrutement et la formation, aspects DDR… Cette intensification de la
collaboration ne diminue en rien l’argument selon lequel l’UE mène le jeu dans une relation qui
reste très déséquilibrée.
Enfin, il est important de noter une différence fondamentale entre les deux organisations. L’ONU
semble en effet avoir un « devoir moral » à agir partout où elle est sollicitée. Toute défaillance de
sa part nécessitera de rendre des comptes. La PESD intervient pour sa part à l’endroit et au
moment où les Etats européens le décident. Sauf dans certains cas précis (ex. dans les Balkans),
l’UE n’aura donc pas la même obligation de déployer ses outils civils et/ou militaires dans le
cadre de la PESD991.
OSCE et Conseil de l’Europe
La rhétorique paneuropéenne
Le discours des Vingt-sept sur le caractère « ouvert et transparent » de la PESD insiste sur le lien
avec les Nations Unies. Pourtant, depuis ses prémices, le développement de la GCC est justifié
également par la nécessité de renforcer le poids et l’effectivité de l’OSCE et du Conseil de
l’Europe. Ces deux organisations sont évoquées comme ayant une « signification particulière
pour l’UE »992. Au-delà des « valeurs communes » et de l’attachement à la dimension
« paneuropéenne », l’UE reconnaît toutefois que ces institutions partagent surtout « l’objectif
stratégique central » de l’Union, à savoir la construction de la sécurité dans le voisinage993.
De fait, il y a peu à dire sur le lien PESD - Conseil de l’Europe. L’article 6 de l’organisation
strasbourgeoise exclut d’ailleurs clairement les questions de défense de son champ de
compétence. Pour autant, le Conseil de l’Europe intervient dans le domaine de la démocratisation
990
Cf. les déclarations du Secrétaire Général de l’ONU sur le sujet en août 2008.
Entretien avec un expert du Secrétariat Général du Conseil, août 2008.
992
Draft Assessment Report on the EU’s role vis-à-vis the OSCE, EU Council Secretariat, Doc.15387/1/04, Brussels,
10 December 2004. Notons l’existence d’un Groupe de travail spécifique sur l’ OSCE et le Conseil de l’Europe au sein
du Conseil de l’UE
993
Ibid.
991
224
et du renforcement de l’Etat de droit dans le pays en transition (cf. le concept de sécurité
démocratique et les travaux de la Commission de Venise). La coopération concerne aussi la JAI
et, plus généralement, la thématique des droits de l’homme (Cour européenne des droits de
l’homme, Comité contre la torture). Les liens directs avec le volet civil de la PESD restent
cependant très limités.
Concurrence directe avec les missions de l’OSCE et rapports de force avec la Russie
Le rapport GCC-OSCE est quant à lui révélateur d’enjeux autrement plus sensibles. Malgré la
référence à la Charte de Paris inscrite dans les Traités (article 11 TUE), la PESC/PESD s’est en
effet développée au détriment de l’OSCE994. Sur fond de tensions récurrentes avec la Russie, les
dernières années ont été marquées par une marginalisation croissante de l’organisation basée à
Vienne. Les désaccords portent sur la « Dimension humaine » (troisième corbeille des Accords
d’Helsinki) mais aussi sur le rôle et l’avenir de l’institution995. Certes, la Commission européenne
continue à financer de nombreux projets de l’OSCE : action contre les mines, surveillance
d’élections... Les Vingt-sept assument plus généralement l’essentiel du budget de fonctionnement
de l’organisation paneuropéenne. La réalité veut toutefois que la coopération UE-OSCE peine à
se concrétiser en matière de gestion des crises.
Il faut rappeler tout d’abord que l’OSCE n’a jamais réussi à mener de véritables opérations de
maintien de la Paix. La Mission de vérification au Kosovo en 1998-1999 (MVK, cf. chapitre I)
est en ce sens une (quasi-)exception qui confirme la règle. Les demandes de Vienne pour
accroître le partage d’informations avec la PESC/PESD rencontrent par ailleurs une fin de nonrecevoir. L’obstacle principal demeure l’accès aux documents classifiés de l’UE. Les Vingt-sept
sont de fait peu désireux de partager des renseignements politiques ou opérationnels avec la
Russie et les pays de la Communauté des Etats Indépendants (CEI). Cela peut se comprendre si
l’on considère les intérêts de l’UE et des Etats membres qui sont en jeu au Kosovo, en Moldavie
ou en Géorgie. Le Conseil de l’UE invoque par ailleurs la nécessité de ne pas bureaucratiser le
Secrétariat de l’OSCE à Vienne. Il préconise dès lors de privilégier les échanges ad hoc en
matière d’alerte précoce, d’évaluation, de retour d’expérience…
Concernant les missions de terrain de l’OSCE996, la tendance est en tout cas très claire, tant sur le
plan thématique que sur le plan géographique. Le volet civil de la PESD empiète ainsi
directement sur les domaines qui étaient autrefois la spécialité de l’OSCE : formation et
encadrement des polices locales, renforcement des institutions étatiques et sécuritaires,
surveillance des frontières... La GCC européenne s’est en outre inspirée ouvertement du savoir-
994
Monika WOHLFELD, « Developing Ways of Cooperation and Mutual Reinforcement Between the EU and the
OSCE », EU Civilian Crisis Management Capability, SWEFOR/SPAS Conference Report, Stockholm, 20 April 2001,
pp.30-32 ; Doyle DERMOT, « EU and OSCE : Natural Born Partners ? », European Security Review, n°14, ISIS,
Brussels, September 2002 ; Nina GRAEGER and Alexandra NOVOSSELOFF, « The Role of the OSCE and the EU »,
in Michael PUGH and Waheguru Pal SINGH SIDHU, The United Nations and Regional Security, Boulder, Lynne
Rienner, 2003, pp.75-94. Cette analyse repose aussi sur un document interne du Conseil.
995
Victor-Yves GHEBALI, « Some Reflections on the OSCE’s Political Agenda », Panel of Eminent Persons on
Strenghtening the Effectiveness of the OSCE, Session on the Role of the OSCE in European Security Architecture – A
Strategic Vision, 10 March 2005 ; Victor-Yves GHEBALI, The OSCE and European Security: Essential or
Superfluous ?, Europaeum, Oxford, 2005 ; Pàl DUNAY, The OSCE in Crisis, Chaillot Paper n°88, Paris, April 2006.
996
Ces missions de l’OSCE engagent officiellement 3000 personnes dont 20% d’expatriés. Le reste du personnel est
constitué d’employés locaux.
225
faire de l’OSCE (ex. du dispositif REACT997 qui recense les experts civils mobilisables pour les
missions de terrain). Les « tâches centrales » reconnues par l’Union à l’OSCE sont dès lors des
tâches résiduelles : prévention, droits de l’homme, protection des minorités, liberté des médias,
surveillance des élections. L’OSCE espérait pourtant pouvoir garder des niches plus importantes.
En parallèle, le champ d’action de l’OSCE est repoussé progressivement vers les bordures
orientales de « l’Europe élargie ». Une lecture réaliste permet ainsi d’affirmer que les missions de
terrain de l’OSCE servent aux Etats-Unis et à leurs alliés européens pour être présents dans la
sphère d’influence de la Russie (« conflits gelés », Ossétie du sud…). La nomination de RSUE en
Moldavie, dans le Caucase et en Asie centrale montre cependant que l’UE entend mener sa propre
politique dans ces régions - où certains Etats membres continuent d’agir en parallèle dans une
logique nationale. La crise géorgienne de l’été 2008 pourrait annoncer de nouveaux changements
mais, à l’heure où ces lignes sont écrites, il est trop tôt pour les anticiper.
Pour conclure, on constate que les capacités du volet civil de la PESD entrent très clairement en
concurrence avec les activités opérationnelles de l’OSCE. Mais le développement de la GCC
s’inscrit plus largement dans les relations complexes UE-Russie et dans le « Grand jeu » qui
oppose Moscou et Washington. La nouvelle mission d’observation en Géorgie est en ce sens très
parlante.
Cela permet de faire le lien avec les Etats-Unis et l’OTAN : quels sont les partenariats établis
avec ces grands acteurs en matière d’intervention civile ?
GCC et partenariat(s) transatlantique(s)
Un débat stratégique en évolution
La problématique transatlantique traverse l’ensemble de cette recherche. Au-delà des « causes
profondes » de la PESD, nous avons vu comment la GCC européenne a été influencée par
« l’agenda de la stabilisation » et par la « guerre contre le terrorisme ». Dans le même ordre
d’idées, nous avons étudié les incidences d’une éventuelle dérive occidentaliste sur la
PESC/PESD. Il faut voir maintenant quelles sont concrètement les principales lignes de la
coopération avec les Etats-Unis et avec l’OTAN en matière d’intervention civile.
Ces deux grands acteurs sont de facto des sujets à part entière de la PESD. 21 des 27 Etats de
l’UE sont par ailleurs membres de l’Alliance998. Cette intrication explique les relations complexes
et souvent « schizophréniques » qui font les délices du débat transatlantique. Les termes du débat
sont de façon générale bien connus : querelle sur le « partage du fardeau »999, controverses
« théologiques » sur la défense européenne (autonomie versus pilier européen de l’Alliance),
interrogations sur la raison d’être de l’OTAN (course à l’élargissement, développement des
missions non article V, passage au hors zone). La tendance semble néanmoins à l’apaisement et à
la recherche d’une meilleure complémentarité entre les différents acteurs1000 .
997
Rapid Expert Assistance and Co-operation Teams.
Cf. l’article 27 du Traité de Lisbonne: «La politique de l'Union respecte les obligations découlant du Traité de
l'Atlantique Nord pour certains États membres qui considèrent que leur défense commune est réalisée dans le cadre de
l'OTAN, et elle est compatible avec la politique commune de sécurité et de défense commune arrêtée dans ce cadre ».
999
Gustav LINDSTROM, EU-US Burdensharing : Who does What ?, Chaillot Paper n°82, Paris, IES-UE, 2005.
1000
Cette complémentarité est revendiquée avec force par Robert COOPER : cf. ESDP Goals and Ambitions, Remarks
to USEU-POLMIL Conference by Robert COOPER, 12 October 2005, op. cit.
998
226
Le printemps transatlantique amorcé au sommet de Bucarest1001 trouve ses sources dans une
convergence de facteurs. Il y a tout d’abord la fin de la « Doctrine RUMSFELD » et la
perspective d’une nouvelle Administration américaine moins unilatéraliste. Il y a ensuite la
nouvelle posture du gouvernement français qui annonce le souhait de la France « de retrouver
toute sa place dans la famille occidentale »1002 (avec un retour probable dans les structures
intégrées de l’OTAN). Enfin, il y a les réalités opérationnelles des interventions où les
Américains et leurs alliés européens sont engagés côte à côte (en Afghanistan tout spécialement).
Ces différents facteurs incitent les Etats-Unis à assouplir la fameuse règle des 3 D, et notamment,
le principe de non duplication entre la PESD et l’OTAN1003. Quels sont dès lors les enjeux
propres au volet civil de la PESD ? Les liens respectifs des Etats-Unis et de « l’organisation
OTAN » avec la GCC européenne ne sont néanmoins pas identiques. Il faut dès lors les aborder
successivement, sachant qu’il est difficile de distinguer les aspects politiques, institutionnels et
opérationnels.
Etats-Unis : établissement progressif d’un dialogue direct
L’attitude des Etats-Unis1004 vis-à-vis des capacités de la GCC européenne est dans l’ensemble
bienveillante mais avec certaines réserves. L’orientation civile de la PESD n’est évidemment pas
pour déplaire à ceux qui craignent que l’UE puisse devenir un jour une puissance militaire
autonome, capable de concurrencer l’hyperpuissance américaine. Nous avons vu cependant que
cette crainte relève du fantasme, au moins à moyen terme. A l’inverse, une stratégie de niche dans
le champ civil pourrait aggraver le déséquilibre transatlantique, les Européens ayant déjà une
fâcheuse tendance à baisser la garde dans le domaine de la défense et des dépenses militaires1005.
Or, Washington ne cesse précisément de plaider le contraire.
Cependant, l’intérêt des Etats-Unis pour la GCC européenne s’explique principalement par des
réalités opérationnelles. Les déficiences américaines dans le domaine du state-building et du
nation-building (pour reprendre la terminologie en vogue outre-atlantique) sont bien établies. De
nouveaux besoins étaient apparus dès les années 1990, dans les Balkans en particulier (ex. à
Brcko en 1997). Malgré ces premières expériences, la panoplie américaine d’intervention reste
avant tout conçue pour mener des actions de coercition. Les guerres en Irak et d’Afghanistan ont
montré toutefois l’urgence de procéder à des réformes d’envergure. S’étonnant de l’incroyable
aveuglement de l’Administration BUSH en la matière, Robert PERITO1006 préconisait ainsi dès
2004 de créer une « Force de stabilisation post-conflit » qui inclurait notamment des unités de
maintien de l’ordre (constabulary forces). L’idée était en tout cas de s’écarter du modèle
dominant qui laisse une part prépondérante aux acteurs commerciaux privés (sur les compagnies
privées de sécurité, cf. partie III).
1001
Sommet de l’OTAN, Bucarest, 2-4 avril 2008.
Expression utilisée par le Président français Nicolas SARKOZY.
1003
Discours de l’Ambassdeur des Etats-Unis auprès de l’OTAN,Victoria NULAND, à Paris (22 février 2008) et
Londres (25 février 2008), op. cit.. Voir aussi Robert KAGAN, « Embraceable E.U », The Washington Post, 5
December 2004.
1004
Jeffrey SIMON, « The ESDP between Washington and Brussels » in MERLINGEN, and OSTRAUSKAITE, op.
cit., pp. 159-172
1005
GOWAN, op. cit.
1006
Robert PERITO, Where is the Lone Ranger When we Need Him ? America’s Sarch For a Post conflict Stability
Force, Washington D.C., United States Institute of Peace, 2004. Voir aussi Robert PERITO, The American Experience
with Police in Peace Operations, Clementsport, Canadian Peacekeeping Press, 2002.
1002
227
Fidèles à leur pragmatisme légendaire, les Américains ont en tout cas accueilli favorablement les
premières missions européennes de police, dans le cadre de l’UEO puis de l’UE1007. La PESD et
son « domaine police » leur offrait en effet une stratégie de sortie dans les Balkans dont ils
souhaitaient se désengager, a fortiori après le 11 septembre1008. Sur le plan des besoins
opérationnels, les forces européennes type gendarmerie semblaient par ailleurs les mieux placées
pour répondre aux enjeux locaux. C’est en ce sens que les Etats-Unis ont encouragé tout d’abord
la constitution des MSU (Multinational Specialized Units) au sein de la SFOR et de la KFOR. La
PESD a ensuite enclenché sa propre dynamique, le volet civil apportant progressivement de
nouvelles capacités d’action.
Le pragmatisme américain expliquerait en tout cas qu’il n’y a pas eu de « plan d’ensemble » de
Washington1009 pour « affaiblir » la PESD en la cantonnant exclusivement à son volet civil. La
même chose ne peut pas être dite quant à la répartition des tâches USA-Europe sur le mode
« cuisine versus vaisselle »1010 . La campagne présidentielle américaine de l’année 2000 avait
montré en effet la volonté du camp républicain de tourner le dos avec l’ouverture multilatéraliste
et interventionniste de l’ère CLINTON. Georges W. BUSH annonçait alors la nécessité de
recentrer la force américaine sur le « combat » et la « victoire militaire ». On retrouve ici la
« doctrine RICE » selon laquelle les tâches de « peace-keeping étendu » devaient être laissées aux
Européens. Condoleezza RICE expliquait effectivement à la même époque que les fonctions de
police et d’administration civile étaient de nature à « dégrader » la capacité militaire américaine
(cf. sa citation fameuse sur la 82ème Airborne qui n’a pas vocation à « escorter les enfants au
Kindergarten »).
Les désillusions sur le mythe de la toute-puissance militaire ont néanmoins conduit à une révision
outre-atlantique de ces conceptions binaires. Les cercles stratégiques américains sont ainsi
mobilisés pour réfléchir à une meilleure prise en compte des capacités civiles d’intervention.
Nous verrons cependant dans la partie III les limites des innovations doctrinales sur l’intégration
civilo-militaire et la coopération interarmées/interagences. L’establishment américain promeut en
effet de nouveaux modèles pour faire face aux défis de la « stabilisation & reconstruction » en
lien avec les tâches militaires de « contre-insurrection ». Largement dictées par le Pentagone, ces
orientations normatives ont une influence certaine sur les armées européennes (soit
bilatéralement, soit via l’OTAN). Ces évolutions pourrait avoir à terme un impact concret sur la
conception européenne de la dualité civilo-militaire et donc, sur le volet civil de la PESD (cf.
partie III). Qu’en est-il toutefois des échanges directs entre l’UE stricto sensu et les Etats-Unis en
matière de GCC ?
De façon générale, la coopération entre les Etats-Unis et l’UE peine à se structurer quant il s’agit
de discuter de la PESD et de la gestion des crises. Concernant les aspects civils, il a fallu ainsi
attendre la rencontre de Vienne (juin 2006) pour que ces questions soient évoquées au plus haut
niveau. La Déclaration de Vienne restait cependant prudente dans sa formulation. Elle prenait
ainsi acte des débuts d’un « dialogue positif et mutuellement bénéfique » tout en se félicitant de la
mise en place de « mécanismes informels de consultation et de coopération » 1011 .
1007
Voir aussi une étude du BASIC : Daniel PLESCH, and Jack SEYMOUR, A Conflict Prevention Service for the
European Union, 2000, op. cit.
1008
Entretien avec un diplomate français, 20 septembre 2006, Genève, op. cit.
1009
Ibid.
1010
KAGAN, 2002, op. cit. p. 520.
1011
EU-US Vienna Summit Declaration, 21 June 2006.
228
Début 2007, une « conférence vidéo » permettait de poursuivre les échanges bilatéraux sur un
vaste panorama de sujets internationaux. Malgré la censure quasi-totale de la teneur des
discussions, un rapport du Conseil montre que deux thématiques étaient notamment à
l’agenda1012: la « promotion de la démocratie » et la « gestion des crises ». Les
modalités concrètes concernant la promotion de la démocratie restent presque intégralement
classifiées. Le paragraphe qui traite de la gestion de crise insiste quant à lui sur la convergence
des approches européenne et américaine : « The EU comprehensive approach shares a lot of
common ground with the US transformational diplomacy »1013. Cette assertion n’a en soit rien
d’originale et elle a déjà été mise en avant dans cette recherche. Il est toutefois intéressant de la
retrouver dans un texte qui n’est visiblement pas destiné au grand public. Le rapport fait par
ailleurs mention d’un accord antérieur sur la gestion civile des crises mais sans plus de précision
(« Need to revive the agreement on Civilian crisis management »)1014. Une phrase sibylline retient
enfin l’attention : « Any declaration should reflect the reality of our cooperation »1015.
Quelques mois plus tard, la Présidence portugaise de 2007 s’est appuyée sur l’ONG finlandaise
CMI pour organiser un atelier de travail réunissant des acteurs des deux côtés de l’Atlantique1016.
Différents sujets liés à la GCC ont alors pu être discutés : Etats fragiles, pratiques optimales,
coopération interagences, rôle des acteurs non étatiques (ONG mais aussi sociétés privées)…
On constate cependant que la collaboration semble s’exercer avant tout sur le terrain. Les contacts
institutionnels entre Bruxelles et le S/CRS américain1017 restent dans le cadre de « consultations
informelles ». Celles-ci ont néanmoins progressé durant la tri-présidence Allemagne-PortugalSlovénie. En mars 2008, des échanges de « notes verbales » entre le COPS et le S/CRS
permettait ainsi d’avancer sur le « dialogue technique en matière de gestion des crises et de
prévention des conflits »1018. Il est ainsi fait mention de l’existence d’un « plan de travail » qui
doit permettre d’aller de l’avant dans différents domaines : formation conjointe, partage d’analyse
et réflexions pour une meilleure complémentarité avec « d’autres organisations internationales »
(non précisées). A un niveau plus politique, la Déclaration du sommet UE-USA de juin 2008
montre toutefois l’orientation générale des débats :
« The bond between the EU and the US has proven its resilience through times of difficulty, and
we continue to demonstrate global leadership and effective transatlantic cooperation in the face of
the most pressing challenges of our day »1019.
En insistant sur le besoin d’une plus grande coopération transatlantique pour la « gestion moderne
des crises », le texte évoque une collaboration étroite compatible « avec les Nations
Unies, d’autres nations, l’OTAN et, le cas échéant, d’autres organisations multilatérales ». En
référence au « plan de travail » précité, le texte évoque notamment les « aspects civils de la
gestion des crises » ainsi que l’apport plus général de l’UE: « We recognise the contribution that
1012
Report of the EU-US Task Force, Video Conference, 18 January 2007, EU Council, Doc. 5514/07, Brussels, 3
March 2008 (déclassification partielle).
1013
Ibid.
1014
Ibid.
1015
Ibid.
1016
Transatlantic co-operation in civilian crisis management: Best practises in building capabilities and planning for
action, Conference organized by the Crisis Management Initiative with support of the Portuguese Presidency, Brussels,
8 November, 2007.
1017
S/CRS: US Coordinator for stabilization and reconstruction (service interministériel et interagences créé en 2004).
Cf. www.state.gov/s/crs/.
1018
EU-US Technical Dialogue and Increased Cooperation in Crisis Management and Conflict Prevention, EU
Council, Doc. 7773/08, Brussels, 18 March 2008.
1019
2008 EU-US Summit Declaration, EU Council, Doc. 10562/08, Brdo, 10 June 2008.
229
a strong EU role in crisis management can bring to the world and support closer EU-NATO
relations to better address a wide range of issues of common interest relating to crisis
management ». La formulation et l’usage du « nous » (we) sont de fait révélateurs : s’agit-il d’un
« nous pluriel » ou d’un « nous de majesté » qui traduit le seul point de vue des Etats-Unis ?
En parallèle à ce dialogue direct, on notera par ailleurs que le S/CRS travaille aussi avec ses
équivalents britannique (Stabilisation Unit1020) et canadien (START1021) qui semblent « faire
relais » avec la PESD. Les canaux de communication peuvent ainsi prendre des voies détournées
(cf. partie III). De façon similaire, des échanges ont aussi commencé dans le domaine de la
formation du personnel civil via l’USIP (United States Institute for Peace).
Cette analyse ne serait pas complète sans évoquer les efforts actuels des Etats-Unis pour créer une
Standing US civilian response capabilities. Celle-ci reposerait sur trois réservoirs de force : un
Active response corps (permanent, mobilisable en 48 h), un Standby response corps (mobilisable
en 6-8 semaines) et un Civilian reserve of experts. Ces évolutions sont trop récentes pour qu’on
puisse établir l’influence du volet civil de la PESD sur ces réflexions. La GCC européenne
bénéficie d’une certaine antériorité mais rien ne dit que son système d’organisation sert de
modèle. A contrario, il est fort probable que la « solution américaine » pèsera sur les choix futurs
de l’UE en matière de GCC.
Nous étudierons en tout cas plus loin la question des avantages comparatifs des Européens (cf.
partie III). Les obstacles à la coopération avec les Etats-Unis relèvent-ils plus profondément de
divergences culturelles ? L’ambassadeur américain James DOBBINS1022 semble admettre
l’hypothèse d’un savoir-faire particulier des Européens en matière de Nation-Building. Cette idée
est battue en brèche par Christopher CHIVVIS qui n’y voit qu’un cliché trompeur qui masque les
efforts américains dans le domaine civil1023. Cela pose néanmoins la question du cadre le plus
favorable pour développer des capacités civiles lorsque les Américains et les Européens sont
engagés conjointement : pourquoi l’OTAN n’a-t-elle pas ses propres capacités de gestion civile
des crises ? Quelle est la place de l’organisation militaire dans la gestion globale des crises de
l’UE ?
« OTAN globale » ou « Berlin plus à l’envers » ?
Pour la PESD et la GCC, l’étalon de comparaison (benchmark) n’est ni l’ONU ni l’OSCE mais
bel et bien l’OTAN. Partenaire singulier, cette dernière ne dispose pourtant pas de capacités
civiles équivalentes à l’UE. Si le débat PESD-OTAN semble inépuisable, quelles sont alors les
questions qui touchent plus directement les aspects civils de la gestion des crises ? Inversement,
quel est l’impact du volet civil de la PESD sur la relation entre les deux organisations
« bruxelloises » ?
Il faut relever tout d’abord un paradoxe : à rebours de l’imagerie commune, la coopération entre
les deux entités fonctionne correctement sur les théâtres d’opérations. EUFOR ALTHEA est
actionnée dans le cadre des Accords de Berlin plus même si ces derniers sont parfois plus un frein
1020
www.stabilisationunit.gov.uk/ (unité créée en 2004 sous le nom originel de Post-conflict and Reconstruction Unit
ou PCRU).
1021
Stabilization and Reconstruction Task Force.
1022
DOBBINS, Europe’s Role in Nation Building, Rand Corporation, 2008, op. cit.
1023
CHIVVIS, 2008, op. cit.
230
qu’un accélérateur pour la coopération UE-OTAN1024. En Afghanistan, des policiers de la mission
EUPOL sont insérés (pour des raisons de sécurité) dans les Equipes provinciales de
reconstruction de la FIAS. Au Kosovo, tout semble prêt pour que EULEX travaille main dans la
main avec la KFOR1025. Ces « arrangements » sont cependant le fruit de négociations ad hoc et
non écrites, souvent grâce à des initiatives et des contacts individuels (à Bruxelles mais aussi via
les « contingents nationaux » sur le terrain)1026.
La PESD et l’OTAN ont dès lors besoin de mieux formaliser leurs renforcements mutuels (ex.
dans le domaine du transport stratégique, du soutien logistique et médical, de la protection). Ce
qui est vrai dans le domaine militaire se vérifie lorsqu’une mission civile PESD est déployée
concomitamment avec une force placée sous le commandement de l’Alliance. Les obstacles se
situent dès lors surtout aux niveaux politique et institutionnel.
Autre « surprise », les blocages ne correspondent pas forcément au clivage classique entre
« européistes » et « atlantistes ». Il faut en effet se souvenir que les Accords de Berlin plus ont
buté avant tout sur l’attitude de la Turquie. Celle-ci a utilisé l’OTAN dans ses propres relations et
négociations avec l’Union européenne. La Turquie a ainsi argué du fait que Malte et Chypre ne
font pas partie du PfP1027 pour freiner la conclusion d’un accord formel sur le partage des
informations classifiées1028. C’est dans le même esprit qu’Ankara avait demandé initialement que
EUPOL Afghanistan soit activée dans le cadre Berlin plus. Cette solution n’a pas été retenue et le
COPS reste l’instance de direction de cette mission PESD « autonome ». Cet exemple permet
toutefois d’évoquer les débats plus larges sur l’éventualité de scénarios type « Berlin plus à
l’envers ».
Un retour en arrière est ici indispensable. La PESD supposait à l’origine d’agir où et quand les
Américains ne souhaitaient pas/plus s’engager eux-mêmes militairement. Les interventions de
l’UE et de l’Alliance devaient donc se dérouler théoriquement dans des cadres espace-temps
différents (ex : CONCORDIA et ALTHEA qui ont pris la suite d’opérations otaniennes). La
pratique a montré toutefois que les deux organisations sont engagées de plus en plus « côte à
côte » en Afghanistan et au Kosovo mais aussi - dans une moindre mesure - en Irak et en Bosnie
(sans oublier le soutien à la mission AMIS au Soudan aujourd’hui terminée et peut-être demain,
l’assistance apporté à la Géorgie).
Cette réalité oblige à envisager de nouvelles configurations de coopération. En 2005, James
DOBBINS demandait ainsi : « Que peut faire l’UE pour l’OTAN ? » 1029. DOBBINS soulignait
avec raison que, si l’OTAN n’est pas forcément impliquée partout, l’inverse se vérifie à coup sûr :
dans toute mission militaire dirigée par l’Alliance, toutes les fonctions civiles essentielles sont
invariablement confiées à d’autres acteurs : Union européenne, Etats membres de l’UE, mais
1024
Cf. l’appel conjoint du ministre français des affaires étrangères, du SG/HR pour la PESC et du Secrétaire général
de l’OTAN pour un renforcement du lien UE-OTAN (Agence Europe, 8 juillet 2008, op. cit.).
1025
Le chef de la mission européenne, Yves de KERMABON, est un ancien général français qui a commandé autrefois
la KFOR.
1026
Entretiens avec des experts du Secrétariat Général du Conseil, juillet et août 2008.
1027
PfP : Partership for Peace ou Partenariat pour la Paix (cadre politique principal de l’OTAN pour inclure des Etats
tiers).
1028
Gabriele CASCONE, « ESDP operations and NATO: Co-operation, Rivalry or Muddling-trough? », in Michael
MERLINGEN and Rasa OSTRAUSKAITE (Eds.), European Security and Defence Policy: An Implementation
Perspective, London, Routledge, 2008, pp. 143-158.
1029
James DOBBINS, « Le rôle de l’OTAN dans l’édification de la nation », Revue de l’OTAN, n°2 Spécial, été 2005.
231
aussi Canada et Etats-Unis. Le moment n’était-il pas venu de « s’interroger non pas sur ce que
l’OTAN peut faire pour l’UE mais sur ce que celle-ci peut faire pour l’Alliance »1030 ?
La montée en puissance du volet civil de la PESD a ainsi attiré l’attention des observateurs qui
ont échafaudé progressivement des scénarios type « Berlin plus civil » ou « Berlin plus à
l’envers »1031. Cette idée a été cependant repoussée avec constance par les Etats européens qui
refusent de cantonner l’UE dans le rôle de « l’agence civile » de l’Alliance. Cela se ferait en effet
inévitablement dans une logique de sous-traitance. La position de la France sur le sujet semble
très claire1032 : les deux volets de la PESD vont de pair. L’unicité de la PESD tient à sa dualité
civilo-militaire et non pas à une spécialisation dans les aspects civils. En outre, certains Etats
neutres restent très méfiants devant un « enrôlement » formel de la GCC dans l’OTAN.
Mais ces débats sont aussi étroitement liés à la question de « l’OTAN globale » débattue
notamment au sommet de Riga en 20061033. Depuis la fin de la Guerre froide, l’organisation
militaire de l’Alliance cherche à se trouver de nouvelles raisons d’être. Sa « transformation » en
outil d’intervention en Europe (Balkans) et au-delà (Afghanistan) continue à soulever de
nombreux débats. C’est dans ce contexte que les Etats-Unis ont cherché à faire de l’OTAN une
alliance « globale », tant sur le plan géographique (en incluant des pays comme le Japon,
l’Australie, la Corée du Sud) que sur le plan des capacités. De fait, l’OTAN cherche de longue
date à diversifier sa palette d’action. Dans les années 1990, elle s’est notamment intéressée au
domaine protection civile. Il s’agissait alors d’un moyen pour séduire les pays du PfP et les futurs
candidats1034. Mais, avec le concept d’OTAN globale, Washington espérait constituer plus
largement une coalition permanente dans la « guerre contre la terreur » tout en agissant dans de
multiples domaines : protection des infrastructures clés, combat contre le terrorisme… Dans ce
schéma, l’OTAN devait pouvoir se doter de capacités civiles semblables à la GCC européenne. Il
est vrai qu’une alliance purement militaire (position défendue par la France et ses soutiens à
Riga) risquerait à l’avenir de rester l’arme au pied1035. Ce serait en tout cas une ironie de l’histoire
si l’UE se trouvait un jour sur le devant de la scène en raison de son aptitude « unique » (encore
potentielle) à mettre en œuvre une véritable gestion globale des crises.
Le discours sur l’unicité de l’UE et de la PESD ne doit cependant pas masquer la réalité : la GCC
européenne est de plus en plus construite dans un esprit de complémentarité avec l’OTAN. C’est
d’ailleurs la position du Royaume-Uni qui s’oppose pour cette raison précise au développement
d’un volet civil dans l’OTAN. C’est au fond le principe de « non duplication à l’envers » :
comme l’UE dispose déjà de capacités civiles conséquentes, le pragmatisme et le bon sens
supposent de ne pas disperser les efforts, sur le plan financier notamment. La GCC européenne
est dans cet esprit un moyen privilégié pour améliorer la coopération UE-OTAN sans nuire à
l’Alliance. Le revers de la médaille est que Londres continue à freiner toute évolution vers un QG
civilo-militaire européen. La convergence des intérêts français et Britanniques (pour des raisons
1030
Ibid.
Helga HAFTENDORN, Ein Koloss auf tönernen Füßen - Die NATO braucht eine realistische neue
Zweckbestimmung, Internationale Politik, April 2005, pp. 80-85 ; Center for Strategic and international Studies,
European Defense Integration: Bridging the Gap between Strategy and Capabilities, Report by Michèle FLOURNOY
and Julianne SMITH (Eds.), Washington DC, October 2005.
1032
Discours de Hervé MORIN, Ministre français de la Défense, 44ème Conférence sur la politique de sécurité, Munich,
9 février 2008.
1033
Sommet de l’OTAN à Riga, 28-29 novembre 2006.
1034
Entretien avec un diplomate français qui a travaillé au sein du Secrétariat Général de l’OTAN, Genève, mai 2008.
1035
Entretien avec des diplomates et des militaires américains en charge des relations OTAN-UE, Mission des EtatsUnis auprès de l’UE et Mission des Etats-Unis auprès de l’OTAN, Bruxelles, 2 et 3 octobre 2006.
1031
232
fort différentes) explique en tout cas qu’il y a finalement très peu de chances de voir l’OTAN se
doter de capacités civiles.
Cela permet de revenir au lien UE-OTAN tel qu’il se matérialise concrètement au travers de la
GCC. Ce dernier est qualifié par les praticiens concernés de « non sujet ». La raison principale est
la grande méfiance de certains Etats membres de l’UE pour s’engager dans de tels débats. Mais,
au-delà des aspects politiques, l’absence dans l’OTAN d’organes équivalents à la DG IX, au
CivCom et à la CPCC explique aisément que la coopération entre les deux institutions peine à
s’institutionnaliser. Le dialogue UE-OTAN se fait ainsi au travers du « Groupe politicomilitaire » qui traite pour l’essentiel des questions militaires, en lien avec le CMUE et le COPS.
L’AED collabore toutefois aussi avec l’Allied Command Transformation qui est aujourd’hui le
grand commandement de l’OTAN chargé des évolutions doctrinales et organisationnelles.
Nous verrons cependant (cf. partie III) que l’intérêt britannique pour la GCC européenne
s’explique aussi par la difficulté à développer une « approche globale » de la gestion des crises
dans le cadre otanien. L’OTAN est structurellement et conceptuellement moins malléable que
l’UE. C’est en ce sens que le Royaume-Uni a proposé à ses partenaires de la PESD son propre
modèle d’approche globale/intégrée (Concept de planification intégrée civilo-militaire, voir
Chapitre XII). C’est par ailleurs pour les Britanniques une façon habile de mettre en avant leur
savoir-faire et d’accroître leur leadership au sein de l’Europe de la défense (AED incluse). Les
motivations pour soutenir la GCC et orienter son devenir sont donc multiples et plus complexes
qu’on pourrait le penser.
Pour conclure sur la dimension transatlantique de la GCC, il faut rappeler que l’équation civilomilitaire de la PESD reste avant tout une question politique. La nouvelle « doxa transatlantique »
et le « Bruxellisme » qui en découle1036 devraient permettre l’adoption d’un nouveau Concept
stratégique de l’Alliance lors du sommet de l’OTAN en 20091037. Il est prévu dans cette optique
de chercher de nouvelles voies de coopération avec l’UE et la PESD (par ex. avec la mise en
place d’un système commun de génération de forces). C’est d’ailleurs en 2009 que l’UE fournira
un rapport d’ensemble sur la PESD avant la finalisation des Objectifs globaux civil et militaire
2010.
Pour le Secrétaire d’Etat français aux affaires européennes, il serait en tout cas temps de ne plus
s’enfermer dans des débats stériles : « Ce n’est plus l’OTAN ou l’Europe de la défense, c’est
l’OTAN et l’Europe de la défense (…) l’UE doit jouer un rôle accru en matière de gestion des
crises (soit) d’une manière autonome (…) soit avec les moyens (ou en soutien) de l’OTAN »1038.
Encore faut-il savoir ce signifie le mot « soutien ». Des accords formels type « Berlin plus à
l’envers » semblent exclus pour des raisons tout à la fois politiques et techniques. Les (vingt-etun) membres de l’UE qui sont aussi membres de l’Alliance arriveront-ils à convaincre leurs
partenaires de mettre en place des nouvelles coopérations avec l’OTAN et/ou les Etats-Unis ? Si
oui, ces coopérations porteront-elles sur le seul volet civil de la PESD ? Quelle sera enfin la
marge de manœuvre des Européens ? Les missions PESD seront-elles réellement « autonomes »,
c’est-à-dire au service d’intérêts proprement européens et d’objectifs définis par eux en toute
indépendance ? Nous renvoyons pour ces questions au Chapitre VI qui traite de la puissance
européenne et de ses finalités.
1036
Olivier KEMPF, « La nouvelle ligne américaine : oui à l’Europe de la défense », Défense Nationale, Avril 2008,
pp. 35-44.
1037
Sommet qui celèbrera aussi les soixante ans de l’Alliance.
1038
Présentation des priorités de la future présidence française de l’UE pour la PESD, par Jean-Pierre JOUYET,
Secrétaire d’Etat aux affaires européennes, Assemblée de l’UEO, 3 juin 2008.
233
Le jeu institutionnel UE-OTAN reste en tout cas ouvert1039. La clé de ces « grandes manœuvres »
réside certainement dans l’attitude de Londres et Paris. La question du QG européen permanent
est en ce sens un enjeu majeur qui aura valeur de test.
Conclusion
Ce chapitre a montré que le caractère « inclusif » de la GCC européenne en fait un outil privilégié
pour asseoir la stratégie d’influence de l’UE tout en améliorant l’efficacité opérationnelle des
interventions PESD. Malgré leur diversité, la plupart des partenariats extérieurs montre
effectivement que les relations sont déséquilibrées au profit de l’UE et de ses Etats membres.
Cela rejoint notre argument de la prégnance du paradigme réaliste, même quand il s’agit de
gestion civile des crises.
C’est de la même façon la réalité du différentiel de puissance qui explique le mieux la
coopération qui émerge en matière de GCC avec les Etats-Unis et, par ricochet, avec l’OTAN.
Certes, les relations ont longtemps peiné à s’institutionnaliser avec ces deux grands acteurs qui ne
peuvent être confondus. L’émergence d’un dialogue direct UE-USA - sans passer obligatoirement
par l’OTAN - marque par ailleurs une reconnaissance grandissante de la valeur ajoutée du volet
civil de la PESD.
Le débat transatlantique est aujourd’hui en pleine évolution. Les positions mouvantes des
principaux acteurs semblent elles-mêmes de nature à faire bouger les lignes. Grâce à ses moyens
civils, l’UE doit-elle venir au secours d’une OTAN qui semble paradoxalement désarmée pour
faire face aux nouveaux conflits ? A-t-elle seulement le choix ? Ces interrogations ne relèventelles pas plutôt des questions de nature idéologique soulevées plus en avant dans cette recherche ?
Les éléments de réflexion apportés dans ce chapitre et, plus généralement dans cette seconde
partie sont utiles pour mieux conceptualiser la GCC européenne. Encore faut-il en exploiter toutes
les possibilités au sein de l’Union. Cela suppose de revenir maintenant à la stratégie et à ses
fondamentaux.
1039
Voir aussi Revisiting NATO-ESDP relations, SDA Discussion Paper 2008, Part I, Security and Defence Agenda,
Brussels, March 2008.
234
235
TROISIEME PARTIE :
LE VOLET CIVIL DE LA PESD
REPLACE DANS LE CADRE
DU RAISONNEMENT STRATEGIQUE
Les deux premières parties de cette recherche ont montré pourquoi et comment la GCC est passée
du stade de l’ambiguïté constructive à celui de la construction consciente et progressive d’un outil
original d’intervention et d’influence. Ainsi, le volet civil de la PESD est actionné en alternative,
en parallèle ou en soutien des autres moyens militaires ou communautaires de l’UE. Surtout, son
périmètre d’action est étroitement lié au champ des High politics. Les capacités de la GCC sont
dès lors destinées à servir prioritairement les intérêts géopolitiques et sécuritaires des Etats
membres.
Tous ces éléments doivent être cependant approfondis pour cerner « l’essence » de la GCC
européenne et sa véritable raison d’être. Dans un ouvrage récent sur la PESD, Jolyon
HOWORTH présente les opérations européennes de gestion civile des crises comme « la
politique par d’autres moyens »1040. Cette référence implicite à CLAUSEWITZ et à son célèbre
axiome est particulièrement pertinente. On perçoit néanmoins la nécessité de pousser plus loin la
réflexion pour en exploiter toutes les richesses. Or, les véritables enjeux du volet civil de la PESD
semblent à bien des égards cachés. Comme annoncé au début de cette recherche, notre propos est
dès lors d’appréhender la réalité de la GCC en « suivant la vérité effective de la chose » plutôt
que de se laisser abuser par les faux-semblants et les vains débats1041.
Ce faisant, nous défendons la thèse selon laquelle le raisonnement stratégique est le cadre
d’intelligibilité le plus adéquat pour étudier la GCC européenne. C’est la rigueur de la démarche
stratégique qui donne au volet civil de la PESD son unité et sa cohérence en tant qu’objet d’étude
complexe. Le vocabulaire stratégique, qui emprunte à l’énergétique (puissance, force, vitesse,
résultante, effets) ouvre en effet des pistes utiles. Surtout, seule la rationalité1042 stratégique
permet de relier clairement la GCC aux fins ultimes, qui relèvent de la politique, et
simultanément, aux aspects praxéologiques et opérationnels. Le lien logique « fins-voiesmoyens » va dès lors beaucoup plus loin que la seule articulation théorie/pratique. Enfin, si la
stratégie est « politique en acte », elle rappelle aussi que l’action en milieu conflictuel a sa propre
logique et ses propres règles. La gestion civile des crises doit être en ce sens conceptualisée en
prenant en compte la permanence et les évolutions du phénomène guerrier.
1040
« Politics by other means », HOWORTH, 2007, op. cit. p. 124.
MACHIAVEL, Le Prince, op. cit.
1042
Nous entendons ici par rationalité tout ce qui caractérise une conduite cohérente, sinon optimale, par rapport aux
buts poursuivis. Sur la définition de la stratégie, cf. infra.
1041
236
En replaçant le volet civil de la PESD sous un angle politico-stratégique, nous répondons aussi au
besoin urgent de constituer une pensée stratégique européenne autonome1043. Nous avons montré
effectivement comment la littérature académique peine de façon générale à cerner les véritables
enjeux de la PESD et de la GCC. Mais, il existe un autre fossé qui sépare les stratégistes des
stratèges-praticiens. Obnubilés par les questions militaires et transatlantiques, les premiers
négligent à bien des égards l’originalité de la PESD et, a fortiori, son volet civil tenu pour
quantité négligeable. En parallèle - et dans une relative discrétion - les seconds construisent « du
dedans » l’Europe de la sécurité et de la défense dans sa double dimension. Nous avons vu
cependant qu’au sein de l’UE et du second pilier, civils et militaires ont eux-mêmes des
difficultés à s’entendre sur ce qui pourrait fonder une approche duale et intégrée, condition
première pour développer ensuite une gestion globale des crises mobilisant tous les outils et
instruments européens. A dire vrai, les débats semblent plutôt évoluer dans des sphères
différentes sans se rencontrer. Cette dernière partie de la recherche comble dès lors un vide en
appliquant à la GCC européenne des cadres d’analyse et des méthodes utilisés dans les études
stratégiques.
Certes, la place même des études stratégiques au sein des sciences sociales fait débat. Quel est le
champ épistémologique de la stratégie ? Comment s’articule-t-elle à la science politique et à
l’étude des relations internationales ? S’agit-il d’une discipline ou d’une sous-discipline ? Peutelle d’ailleurs accéder au rang de science alors qu’elle est fortement liée à la pensée militaire et à
l’art de la guerre ? Comment dépasser enfin son ethnocentrisme et sa parenté avec l’école réaliste
des relations internationales1045 ? Laissons de côté ces questions qui relèvent souvent moins de
l’épistémologie que des confrontations partisanes.
Il faut en revanche retenir que l’entendement stratégique peut mobiliser une pluralité des
méthodes utiles dans le cadre d’une recherche sur le volet civil de la PESD : méthode historique,
philosophique, rationnelle, positive, géographique, culturaliste, prospective1046. La démarche
stratégique a en outre le mérite de distinguer clairement différents paliers de réflexion. C’est ce
raisonnement en cascade qui guide ainsi la répartition des quatre chapitres de cette troisième
partie.
La réflexion doit se porter tout d’abord au niveau de la stratégie théorique, domaine privilégié du
stratégiste. Cette « stratégie pure » est plus englobante que la théorie de la guerre ou la théorie
militaire. Le Chapitre IX explore ainsi le lien entre la stratégie fondamentale et la GCC dans une
optique essentiellement conceptuelle. La démarche stratégique présente en effet des invariants et
des spécificités. Il s’agit notamment de réfléchir au lien politique/guerre, à la relation ami/ennemi,
au triptyque fins-voies-moyens mais aussi, à la logique paradoxale de la stratégie. A chaque fois,
il est possible de tirer des conclusions fécondes pour une meilleure compréhension théorique de la
GCC européenne.
1043
Malgré la qualité des travaux de l’IES-UE, on regrettera ainsi l’absence d’une « communauté stratégique » qui
puisse appuyer véritablement l’UE et sa PESD.
1045
Voir à ce sujet l’excellente préface du Général POIRIER dans un ouvrage de Charles-Philippe DAVID qui vise
précisement à bousculer les visions traditionnelles de la stratégie : Lucien POIRIER, in Charles-Philippe DAVID (dir.),
La guerre et la paix - Approches contemporaines de la sécurité et de la stratégie, Paris, Presses de Sciences Po, 2000,
pp. IX-XXIX.
1046
COUTAU-BEGARIE, Conférences de stratégie 2006-2007, Paris, Collège interarmées de défense, 2006.
237
Toutefois, la stratégie ne se résume pas à des réflexions abstraites. Elle doit également se
comprendre au sens de « l’action stratégique » (domaine du stratège-acteur). Celle-ci se décline
elle-même selon le schéma suivant (Fig. 24)1047 :
Fig. 24 : les différents « étages » de la stratégie
Stratégie
intégrale/globale
(Chapitre X)
Stratégie générale
économique
Stratégie générale
militaire
(Chapitre X)
Stratégie
des moyens
(Chapitre XI)
Stratégie
Opérationnelle
(Chapitre XII)
Stratégie génétique
Stratégie industrielle
d’armement
Stratégie logistique
Stratégie
d’influence
Stratégie générale
culturelle
Stratégie
de déploiement
Concepts et doctrine
Planif. et conduite
militaro-stratégique,
niveaux opératif et
tactique
Le Chapitre X analyse ainsi la gestion civile des crises à l’échelle « politico-stratégique » et
« militaro-stratégique », termes qui désignent dans le vocable PESD les deux niveaux de la
stratégie intégrale et de la stratégie générale militaire. Il s’agit principalement de situer le volet
civil de la PESD dans le prolongement de la SES de 2003. Mais il faut montrer aussi que la GCC
ne peut plus être « laissée dans sa bulle » en ignorant les réflexions sur l’adaptation des appareils
de sécurité et de défense pour faire face aux menaces et aux formes de conflictualité du futur.
La GCC européenne est ensuite étudiée à l’aune des deux principales sous-catégories de la
stratégie générale militaire, à savoir la stratégie des moyens et la stratégie opérationnelle1048.
1047
D’après Hervé COUTAU-BEGARIE, Traité de stratégie, Paris, Economica, 1999, pp. 416-421. Voir aussi Peter
PARET (Ed), Makers of Modern Strategy, from Machiavelli to the Nuclear Age, Princeton, Princeton University Press,
1986 et Gérard CHALIAND, Anthologie mondiale de la stratégie, Paris, Robert Laffont, 2001.
1048
La stratégie de déploiement découle principalement de la stratégie des moyens et de la stratégie opérationnelle.
Cette branche annexe n’est donc pas étudiée per se. La stratégie d’influence a été quant à elle largement abordée dans
les deux parties précédentes (visibilité, normes, liens avec les Etats tiers). Voir aussi : MOREAU DEFARGES, Le
cadre, les axes et les conditions d’une stratégie d’influence à l’échelle mondiale de l’Union Européenne, Paris, IFRI,
2001, op. cit.
238
Le Chapitre XI, consacré à la stratégie des moyens, montre comment les OGC 2008 et 2010 sont
les « voies » qui permettent à l’UE et aux Etats-membres de développer de façon optimale des
outils innovants. Ce chapitre présente en particulier les apports et les limites de la méthode
capacitaire, en lien avec les études prospectives. Il met par ailleurs en relief l’enjeu crucial des
ressources humaines.
Enfin, le Chapitre XII étudie la gestion civile des crises sous l’angle de la stratégie opérationnelle
et de la théorie militaire. Il analyse ainsi les travaux conduits sur le plan doctrinal par les armées
pour insérer les « tâches civiles » dans l’art et la conduite de la guerre, de la planification
militaro-stratégique (« plan de campagne ») jusqu’aux niveaux opératif et tactique. Ce faisant,
nous avons conscience de dépasser la réalité de la GCC européenne telle qu’elle est mise en
œuvre actuellement par l’UE. Les réflexions sur ces questions commencent pourtant à poindre
dans les débats internes sur la PESD et sa dualité. Notre propos sera dès lors de faire tomber les
murs conceptuels qui empêchent de fonder une authentique pensée civilo-militaire PESD.
Tout au long de cette troisième partie, il s’agira enfin de souligner en filigrane ce qui semble
relever de la culture stratégique propre aux nations européennes. En effet, toute démarche
stratégique s’enracine dans un contexte historique et socio-politique particulier. La GCC
n’échappe pas à cette règle même si des critères objectifs d’évaluation sont difficiles à établir.
239
Chapitre IX : éléments de stratégie fondamentale
et implications pour la gestion civile des crises
mise en œuvre par l’Union européenne
Résumé
Ce chapitre replace le volet civil de la PESD dans le cadre des débats qui traversent la stratégie
fondamentale, domaine privilégié du stratégiste. Il étudie notamment le lien qui unit la GCC
européenne à l’essence de la stratégie comprise comme la dialectique de volontés opposées à des
fins politiques. En ce sens, il s’agit de voir comment l’outil-GCC est un « moyen » qui utilise la
contrainte au service de finalités supérieures de nature politique.
Introduction
A la fois science et art, la stratégie n’est pas facile à définir. Vers le haut, la pensée stratégique
renvoie à la philosophie de la guerre et à la politique. Vers le bas, elle entretient un lien évident
avec la théorie militaire et avec la praxéologie, quand bien même elle se distinguerait de l’art du
commandement et de la tactique stricto sensu. L’objectif de ce chapitre n’est pas cependant de
rédiger un Traité de stratégie générale (pas plus d’ailleurs que de dresser un état des lieux des
études stratégiques contemporaines). Il s’agit en revanche de replacer la GCC européenne dans le
cadre des principales questions théoriques qui traversent la discipline. A cet effet, ce chapitre en
divisé en huit sous-chapitres. Chacun donne des éléments importants pour la suite de la
recherche :
-
Evolutions et permanences de la stratégie ;
Essence de la stratégie ;
L’intérêt de la stratégie indirecte ;
La stratégie comme « politique en acte » ;
Le clivage ami/ennemi ;
Le triptyque fins-voies-moyens ;
Le cadre spacio-temporel ;
La logique paradoxale de la stratégie.
A chaque étape, il convient de tirer des conclusions ciblées pour une meilleure compréhension
théorique du volet civil de la PESD.
240
Evolutions et permanences de la stratégie
Dire que « tout change » et que « tout est global » dans un monde désormais mondialisé fait
partie des antiennes de notre temps. Pourtant, la stratégie pure (ou stratégie fondamentale) repose
sur des invariants qui tiennent tout à la fois à la réalité géopolitique et aux permanences du
phénomène conflictuel. Réfléchir en stratégiste suppose ainsi de reconnaître que la nature et la
conduite de la guerre répondent à des principes universels, même si les procédés ne cessent
d’évoluer. En 1962, Robert Mc NAMARA avait pourtant annoncé la disparition de la stratégie au
profit de la gestion des crises1049. Cette assertion doit bien entendu être resituée dans son contexte
et relativisée. Elle pose en tout cas la question de l’adaptation de la pensée stratégique aux
nouveaux types de conflictualité dans un monde en évolution rapide.
La stratégie en crise ?
Avec la fin de la Guerre froide, les études stratégiques traditionnelles ont cédé le pas aux études
de sécurité. Celles-ci semblent en effet prendre plus largement en compte les mutations du monde
contemporain avec ses nouveaux risques et ses nouveaux acteurs. Il s’agirait ainsi de sortir la
stratégie de son ghetto militaire/militariste pour l’ouvrir à la recherche sur la paix et sur les
conflits1050. Trop liée à la pensée militaire mais aussi à la géopolitique et au réalisme, la stratégie
n’intégrerait pas assez l’influence grandissante du droit, des valeurs, des normes et des
institutions (cf. aussi le discours « horizontal » sur la gouvernance). De par sa proximité avec les
cercles du pouvoir étatique (les conseillers du Prince…), elle serait en outre politiquement
orientée et prescriptive1051. Ces critiques suffisent-elles pour autant à disqualifier durablement la
stratégie ? Doit-on changer définitivement de lentilles conceptuelles ? 1052
Le renouvellement de la réflexion sur « l’agir stratégique »
Certes, les manifestations de la violence n’ont eu de cesse d’évoluer et la trilogie paix-criseguerre semble elle-même avoir perdu de sa validité. Pourtant, l’analyse de CLAUSEWITZ reste
d’actualité1053. La guerre est un caméléon ! Si elle change de forme et de visage, elle ne change
pas de nature. Selon l’expression consacrée, sa grammaire s’est modifiée mais pas sa logique
propre1054. Devant la persistance du phénomène guerrier et face à la mutation des menaces1055, la
1049
Discours au Congrès américain après la Crise de Cuba, Robert Mc NAMARA, Secrétaire à la Défense, 1962.
Bahgat KORANY, « Vers une redéfinition des études stratégiques », in DAVID, op. cit., pp. 27-48 et Jean
BARREA, « La sécurité, c’est l’autre », in DAVID, op. cit., pp. 417-434.
1051
Ibid.
1052
Sur l’apport et la singularité de la stratégie, cf. Michel FORTMANN, « Les études stratégiques, défense d’une
discipline », Etudes Internationales, Vol. 17, n°4, 1986, pp. 767-784.
1053
Carl von CLAUSEWITZ, De la Guerre, Paris, Editions de Minuit, 1955 (Vom Kriege a été publié pour la première
fois en 1832) ; Carl von CLAUSEWITZ, Principes fondamentaux de stratégie militaire, Paris, Mille et Une nuits,
2006. Voir aussi Laure BARDIES et Martin MOTTE (Dir.), De la guerre ? Clausewitz et la pensée stratégique
contemporaine, Paris, Economica, 2008.
1054
Dominique COLLET, Histoire de la stratégie militaire depuis 1945, Paris, PUF, 1994, p. 64. Voir aussi Philippe
DELMAS, Le bel avenir de la guerre, Paris, Gallimard, 1995.
1055
Eric de la MAISONNEUVE, Stratégie, crise et chaos, Paris, Economica, 2005.
1050
241
pensée stratégique garde dès lors toute sa pertinence sous réserve d’inévitables adaptations.
Comment dès lors penser la nouvelle stratégie ? Quelle est la place des capacités civiles de
gestion des crises ?
Pour le Général POIRIER1057, la nouvelle pensée stratégique nécessite « d’en faire la théorie en
inventant de nouveaux concepts pour décrire, représenter et expliquer l’objet complexe dans un
langage pertinent et par un ensemble cohérent d’énoncés qui rendent compte des relations
nécessaires entre ses éléments constitutifs ». L’enjeu principal de ce travail de théorisation
(« l’exigence théorique ») est de prémunir la pensée stratégique des lectures idéologiques ou
partisanes qui l’obscurcissent et la dévoient. En effet, « les enjeux et les risques de l’agir
stratégique » sont souvent masqués par des intérêts corporatifs et bureaucratiques, sans oublier
l’influence des groupes de pression. Il convient dès lors de rester objectif sur les réalités de la
pratique stratégique en dynamisant la réflexion commune entre les stratégistes-théoriciens
(universitaires, experts, « intellectuels de la défense ») et les stratèges-actants qui conçoivent et
mènent l’action. In fine, il faut garder à l’esprit que la stratégie a des implications opératoires ce
qui suppose de ne pas considérer avec condescendance la recherche praxéologique. Au-delà,
l’enjeu sera d’informer objectivement les citoyens sur les questions de défense et sur les grands
défis associés car, sans le soutien des opinions, aucune stratégie n’est envisageable dans les
sociétés démocratiques1058.
Penser « l’agir non militaire » dans le cadre de la PESD et de son volet civil
Les appels du Général POIRIER pour mieux concevoir la nouvelle stratégie prennent un relief
particulier si on les applique à la PESD et à son volet civil. En effet, comment penser aujourd’hui
« stratégiquement » dans un cadre européen ? A fortiori, comment penser « l’agir non militaire »
dans cette entité complexe et mouvante qu’est l’Union européenne ?
Nous avons déjà soulevé les ambiguïtés conceptuelles des notions de gestion de crises et de
gestion civile des crises. La référence tout azimut à la gestion des crises est commode pour l’UE
et ses Etats membres qui ont du mal à s’entendre sur la PESD1059. Or, le traitement des crises et
des situations conflictuelles ne saurait se confondre avec la « gesticulation » diplomaticomilitaire. Le vocabulaire militaire se révèle souvent plus adapté1060. Il serait en ce sens
certainement plus approprié de parler de « manœuvre des crises »1061.
Nous avons également montré le rôle non négligeable des idéologies et des lobbies sur le devenir
de la PESD. Enfin, nous avons pointé le doigt sur les luttes corporatistes et bureaucratiques pour
le contrôle des aspects civils de la gestion des crises dans l’UE. Ces rivalités se manifestent au
niveau de la Commission et du Conseil. Demain, d’autres conflits d’intérêts opposeront peut-être
l’EMUE et la Capacité civile de planification et de conduite (cf. Chapitre VII). Plus largement, on
1057
Lucien POIRIER, La nouvelle alliance du théoricien et du praticien, http:///gustave.club.fr/ (site consulté le 07 juin
2007).
1058
Ibid.
1059
Voir aussi Boris PORFIRIEV, « Managing crises in the EU: Some Reflections of a Non-EU Scholar », Journal of
Contingencies and Crisis Management, Volume 13, 4, 2005, pp. 145-152.
1060
Hervé COUTEAU-BEGARIE, Traité de stratégie, Paris, Economica, 1999, pp. 68-69.
1061
Ibid. Voir aussi Lucien POIRIER, Essais de stratégie théorique, Paris, FEDN, Les sept épées, 1983, pp.348-369.
242
rappellera la difficulté à créer des synergies interministérielles et interagences au sein des Etats
membres. La concurrence qui existe dans certains pays entre les forces de gendarmerie et l’armée
de terre pour assurer la fonction « maintien de l’ordre » sur les théâtres extérieurs est en ce sens
emblématique.
Ces tensions qui obstruent la vision ne doivent pas faite oublier l’enjeu principal : éclairer
objectivement et sensibiliser les opinions sur les questions de sécurité et de défense. Cet enjeu
prend un relief particulier à l’échelle de l’Union : malgré les déclarations de Javier SOLANA et
les discours convenus sur la nécessité de « faire l’Europe de la défense », combien de citoyens
européens s’intéressent à la PESD et à ses défis réels ?
L’essence de la stratégie
Analyser la GCC européenne dans le cadre de la pensée stratégique suppose en tout cas de
s’entendre sur la définition de la stratégie. Celle-ci va au-delà de la théorie du combat. Le général
BEAUFRE1062 la décrivait ainsi comme « l’art de la dialectique des volontés employant la force
pour résoudre leur conflit ». Hervé COUTAU-BEGARIE reprend cette lecture en la
sophistiquant : « La stratégie est la dialectique des intelligences, dans un milieu conflictuel, fondé
sur l’utilisation ou la menace d’utilisation de moyens violents à des fins politiques »1063.
Cette définition a le mérite de recentrer le concept sur ses fondamentaux alors que la stratégie
semble omniprésente dans le vocabulaire contemporain : stratégie diplomatique, stratégie
d’entreprise, stratégie de recherche d’emploi... Tout ce qui a quelque importance est qualifié de
« stratégique ». Ce désordre sémantique présente un risque certain de confusion et de dilution1064.
Or, l’essence du concept renvoie à l’usage de la force ou de la menace d’en user. Elle est in fine
une question de vie ou de mort. De par ce caractère vital, elle est principalement un jeu à somme
nulle (voire un jeu à somme négative quand tous les acteurs sortent épuisés du conflit). Dans la
démarche stratégique, il y a traditionnellement un vainqueur et un vaincu1065. L’action en milieu
conflictuel ne saurait donc être confondue avec la simple concurrence. Elle diffère du commerce
qui suppose l’échange et des gains mutuels. Elle se distingue aussi de la diplomatie et de la
négociation qui recherchent le compromis, idéalement avantageux. Enfin, elle n’est pas le droit ni
la morale car elle se réserve la possibilité de s’affranchir des règles établies pour parvenir aux
objectifs fixés.
Dès lors, n’est-il pas abusif, sinon scandaleux, de mobiliser la pensée stratégique pour éclairer le
volet civil de la PESD ? Le recours au raisonnement stratégique peut sembler à contre sens : l’UE
n’engage-t-elle pas les capacités de la GCC pour résoudre les conflits et construire la paix ?
1062
André BEAUFRE, Introduction à la stratégie, Paris, Pluriel, 1998 (1ère éd. 1963), p. 34.
Hervé COUTAU-BÉGARIE, Traité de stratégie, op. cit, p. 74 (édition 2003).
1064
Cette démonciation est un leitmotiv de Hervé COUTAU-BEGARIE, op. cit. Il s’oppose en cela à Charles-Philippe
DAVID pour qui les stratèges ne doivent pas seulement voir les Etats mais aussi tenir compte des Low politics, et
analyser les aspects liés à la sécurité globale. Cf. Charles-Philippe DAVID, Les Etudes stratégiques, Paris-Montréal,
FEDN, 1989, p. 504.
1065
On notera cependant l’apport des travaux de SCHELLING et de RAPOPORT sur les jeux à somme non nulle :
Thomas SCHELLING, The Strategy of Conflict, Cambridge (Mass.), Harward University Press, 1960 ; RAPOPORT,
Anatol and Albert CHAMMAH, The Prisoner’s Dilemna: A Study in Conflict and Cooperation, Ann Harbor,
University of Michigan Press, 1965.
1063
243
N’aide-t-elle pas les sociétés ravagées par la guerre à se relever et, pour les pays les plus proches,
à rentrer dans la communauté de paix, de sécurité et de prospérité symbolisée par l’UE ?
D’ailleurs, la GCC européenne fait appel à du personnel civil ou à de simples policiers
« inoffensifs »… Sa marque principale serait donc le rejet de la force militaire, à l’exact opposé
de la stratégie et de son essence telles qu’elles ont été définies plus haut.
GCC et stratégie(s) de basse intensité
Cette lecture au premier degré de la GCC est à la fois trompeuse et dangereuse car elle masque la
réalité. Elle empêche d’avoir une vision claire du volet civil de la PESD et de ses véritables
enjeux. Certes, on ne peut évacuer totalement la dimension morale de la PESD mais l’irénisme et
le pacifisme utopique sont généralement de mauvais guides pour décrypter les relations
internationales et les questions de sécurité (cf. Chapitre VI).
Bien qu’étant activée principalement dans des contextes de stabilisation post-conflit, la GCC ne
saurait ainsi être confondue avec des activités de médiation impartiale ou d’aide technique. L’agir
stratégique suppose la mise en jeu des intérêts de sécurité, la nécessité de renforcer les positions
et de pérenniser les avantages acquis1066 : comment nier que les Etats européens se sont engagés
dans une telle démarche en affichant leur ambition à faire ensemble de l’Union un acteur
respecté ? Comment occulter par exemple le fait que l’action de l’UE dans les Balkans et dans sa
périphérie répond « aussi » à une stratégie d’élargissement (conquête de nouveaux territoires et
de nouveaux marchés, aménagement des marges). Celle-ci est complétée en parallèle par une
stratégie d’approfondissement (stratégie d’assimilation)1067. Conquérir de nouvelles principautés
et s’y maintenir était déjà la préoccupation de MACHIAVEL qui avait distingué différentes voies
possibles1068. Chacune garde aujourd’hui sa pertinence si l’on accepte le raisonnement par
analogie: occupation par la force (ex. d’une intervention militaire durable) 1069 ; séjour in situ du
« Prince » (ex. mise en place d’un RSUE permanent) ; installation de « baronnies » (ex. en
soutenant la mise en place de gouvernements amis). La GCC semble s’inscrire dans ce troisième
cas de figure qui était aussi identifié par le secrétaire florentin comme le plus périlleux…
Si le volet civil de la PESD n’est pas présenté par l’Union comme un instrument de force, sa
particularité est en tout cas d’être engagé dans des situations de conflit et de violence. Cela relie
la GCC à la « petite guerre » (parfois en mode très dégradé). On parlera aujourd’hui
de « stratégies de basse intensité »1070. Dans son spectre le plus exigeant, la GCC est employée en
effet dans des tâches de stabilisation & reconstruction qui s’inscrivent elles-mêmes dans des
contextes plus larges de confrontation ouverte (ex : en Afghanistan). Dans d’autres cas, la GCC
servira à intervenir là où l’action militaire directe et l’escalade ne sont ni possibles ni souhaitables
(ex. en Géorgie). Mais plus largement, la gestion civile des crises peut être considérée comme un
moyen de lutte contre les menaces diffuses de notre temps : criminalité organisée, terrorisme,
faillite des Etats... Même les actions les plus « bénignes » (réforme du secteur de la sécurité,
protection civile) peuvent être relues sous l’angle des rapports de puissance et de l’ingérence.
1066
Vincent DESPORTES et Jean-François PHELIZON, Introduction à la stratégie, Paris, Economica, 2007.
Sur la complémentarité élargissement/approfondissement et prédation/assimilation, cf. DESPORTES et
PHELIZON, op.cit., p. 71. On notera que les stratégies d’assimiliation répondent au modèle de l’entreprise marchande
qui privilégie le marketing pour vassaliser ses clients dans une relation de dépendance pour créer une situation de rente.
Concernant l’UE, on pourra aussi parler de « stratégie d’inclusion ».
1068
MACHIAVEL, op. cit.
1069
De façon générale, MACHIAVEL avait aussi énoncé qu’il valait mieux être craint que susciter l’admiration
(amour) de ses sujets.
1070
Janine KRIEBER, « Les stragégies de basse intensité », in Charles-Philippe DAVID (dir.), La guerre et la paix Approches contemporaines de la sécurité et de la stratégie, Paris, Presses de Sciences Po, 2000, pp. 213-233.
1067
244
Friction et brouillard
La spécificité de la gestion civile des crises est de pouvoir être mise en œuvre dans un
environnement sécuritaire volatil et « non permissif ». On retrouve ici les notions de « friction »
et de « brouillard », centrales dans la pensée de CLAUSEWITZ1071.
Nul doute que les capacités de la GCC interviennent là où il y a friction, c’est-à-dire
confrontation et interaction. Ainsi, elle est régie par la loi de l’action réciproque qui oblige les
acteurs à s’adapter en permanence au comportement de l’autre et à trouver des « parades » et des
stratégies de contournement. La GCC recourt par ailleurs à la coercition, au moins à un certain
degré : possibilité de « durcir » le mandat des missions civiles PESD en recourant à des mesures
d’exception1072, présence simultanée de troupes militaires, politique de conditionnalité avec la
menace de rétorsions économiques...
La notion de brouillard rappelle par ailleurs que lorsque les passions humaines se déchaînent, les
plans savamment élaborés deviennent vite caducs. Bien souvent, le stratège doit s’en remettre à
son expérience mais aussi à son intuition et à la chance, le calcul ne pouvant compenser le hasard
et l’incertitude (la fortuna machiavélienne)1073. Ainsi, un soudain regain de tension sur tel ou tel
théâtre peut modifier singulièrement les conditions d’une opération civile PESD. Les vicissitudes
de la mission de surveillance EUBAM Rafah depuis 2005 en témoignent.
« Compellence » et coopération conflictuelle
La GCC semble illustrer la notion de compellence développée dans les années 1960 par la RAND
Corporation puis par Thomas SCHELLING1074 pour conceptualiser l’usage de la menace du
recours de la force dans les relations internationales (diplomatie coercitive comme forme
moderne de la diplomatie de la canonnière). Cette notion anglo-saxonne, difficilement traduisible
en français1075, se distingue de la simple dissuasion (deterrence). Si cette dernière cherche à
empêcher un tiers de mener telle ou telle action, la compellence suppose d’agir sur le
comportement de l’adversaire pour l’inciter à changer ses intentions et son comportement.
Contrairement à l’influence et à la persuasion, la « compellence » n’exclut pas une certaine dose
de coercition. Bien entendu, ces différentes notions sont plus complémentaires qu’antinomiques.
1071
CLAUSEWITZ, De la Guerre et Principes fondamentaux de stratégie militaire, op. cit. Dans ce chapitre nous
avons aussi beaucoup utilisé les analyses de Raymond ARON : Raymond ARON, Penser la Guerre - Clausewitz,
Tomes I et II, Paris, Gallimard, 1976 ; Raymond ARON, Sur Clausewitz, Bruxelles, Complexe, 2005. Voir aussi
Nicolas BAVEREZ « Aron, penseur de Clausewitz », www. parutions.com (mis en ligne le 20 avril 1999) ; Christian
MALIS, « Aron-Clausewitz, un débat continu », Institut de stratégie comparée, article en ligne, www.
stratisc.org/strat_7879_MALIS2.html (date de consultation: 8 août 2008).
1072
On pense ici aux exemples cités plus haut dans cette recherche : « Pouvoirs de Bonn » du Représenant spécial de la
Communauté internationale en Bosnie, etc.
1073
MACHIAVEL, Le Prince, op. cit.
1074
Thomas SCHELLING, Arms and Influence, New Haven, Yale University Press, 1966.
1075
Le verbe « to compel » signifie contraindre, astreindre, forcer, obliger, pousser à…
245
Les actions civiles PESD interviennent en tout cas dans des contextes que l’on peut qualifier de
« coopération conflictuelle »1076. Ce terme fait d’ailleurs implicitement référence à la notion
d’ordre conflictuel sous-tendue dans la pensée de MACHIAVEL. Le théoricien du réalisme
politique considérait en effet que la Virtù émerge du conflit et du rapport de force : c’est en
transformant les obstacles en moyen d’agir et en utilisant les circonstances (si nécessaire par la
ruse) que l’on peut espérer dominer la fortuna ou, pour utiliser le langage stratégique, préserver
sa liberté d’action1077.
Déployé le plus souvent dans des situations de « ni guerre ni paix », l’agent de la GCC se situe en
tout cas à la charnière des rôles traditionnels du diplomate et du soldat. Ce faisant, la GCC
apporte une dimension supplémentaire à la « conduite diplomatico-stratégique » telle que la
concevait Raymond ARON1078.
GCC et stratégie indirecte : le choix de la finesse et de l’intelligence
La littérature stratégique classique distingue traditionnellement deux approches principales. La
première, dite « approche directe », suppose de rechercher la bataille décisive pour imposer sa
volonté à l’adversaire dans une logique d’anéantissement et, en tout cas, du fort au fort ou du fort
au faible (généralement dans un rapport de trois contre un). Elle privilégie la puissance, c’est-àdire la masse multipliée par la vitesse.
A cette approche « post-jominienne », qui imprègne la culture stratégique américaine1079, on
oppose l’approche indirecte, théorisée autrefois par les auteurs chinois, SUN TSU en
particulier1080. L’approche indirecte repose sur l’idée de la moindre action et de la non bataille,
grâce à une stratégie oblique ou latérale. En clair, il s’agit de soumettre l’ennemi sans combattre
par le biais de la suggestion, du stratagème et tout procédé autre que le choc frontal. Cette
approche indirecte est indéniablement ancrée dans la culture stratégique orientale mais on la
retrouve également chez des auteurs « occidentaux ». Le Britannique LIDDELL HART en
particulier a redonné à l’approche indirecte ses lettres de noblesse après les carnages de la
Première Guerre Mondiale, quintessence de la guerre d’usure et d’annihilation1081. LIDDELL
HART a ainsi mis en valeur les notions de dislocation et d’exploitation en insistant sur les
bénéfices de l’action sur les arrières1082. Il a rappelé aussi la prééminence du facteur humain
(effets du danger, de la fatigue, de l’audace, de la détermination)1083. Il a insisté enfin sur la
nécessité de se préoccuper en permanence de l’état de paix final pour sortir du cercle vicieux de
1076
DESPORTES et PHELIZON, op cit.
Au-delà de la GCC, il faut souligner une fois encore l’importance de la Virtù si les Européens sont sérieux dans
leur entreprise de fondation et de conservation d’un pouvoir européen possédant certains attributs de la souveraineté
(cf. Chapitre VI).
1078
Raymond ARON, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Levy, 1962, pp. 3-57 (Chapitre I intitulé
« Stratégie et diplomatie ») ; Voir aussi Philippe BRAILLARD, Théorie des relations internationales, Paris, PUF,
1977, p. 72.
1079
Bruno COLSON, La culture stratégique américaine, Paris, Economica, 1993.
1080
SUN-TZU, L'Art de la guerre, Paris, Flammarion, 1999 ; Pierre FAYARD, Comprendre et appliquer Sun Tzu. La
pensée stratégique chinoise : une sagesse en action, Paris, Dunod, 2007.
1081
L’action de type guérilla menée par Lawrence d’Arabie faisant figure d’exception.
1082
Contempteur de CLAUSEWITZ et de ses épigones à qui il reprochait d’avoir théorisé puis appliqué la guerre totale,
LIDDELL HART est aussi considéré comme un des pères de la manoeuvre blindée reposant sur l’action des chars de
combat. Cf. son ouvrage principal : Basil Henry LIDDELL HART, Stratégie, Paris, Perrin, 1998.
1083
Ibid., p. 413.
1077
246
la force: « La responsabilité des hommes d’Etat est de ne jamais perdre de vue les plans de
l’après-guerre en poursuivant le mirage de la victoire »1084.
La stratégie indirecte privilégie donc l’intelligence et la finesse sur la force brute, le
contournement de l’obstacle sur l’attaque frontale. Elle est semblable à l’eau qui prend des
chemins détournés et comble les vides dans des manœuvres d’enveloppement. Elle est
notamment adaptée comme « stratégie alternative » lorsque les moyens disponibles sont trop
faibles ou trop peu nombreux. On comprend ici son intérêt pour la GCC qui engage des capacités
de faible volume. Comment plusieurs dizaines ou centaines d’agents européens peuvent-ils agir
avec quelques résultats dans un pays de plusieurs millions d’habitants ? Comment privilégier les
effets de levier sur l’usage du marteau ? On remarquera au passage le rapprochement possible
avec la philosophie pragmatique de l’Indirect Rule qui a fait la marque du système colonial
britannique1085.
Tout comme le soft power doit s’appuyer sur le hard power1086, l’approche indirecte gagne en
efficacité lorsqu’elle se combine avec l’approche directe. La général BEAUFRE parle à ce sujet
de stratégie par action successives1087. Celle-ci serait d’ailleurs le mode d’action privilégié des
acteurs/ensembles en situation insulaire1088 qui ont tout à la fois une liberté d’action limitée et des
ambitions qui les poussent à engranger des résultats (le résultat final dépendant d’une somme de
petits succès et d’échecs). Une telle stratégie incite à n’engager « offensivement » que des
moyens réduits. Elle suppose enfin de ne pas choisir un modèle unique d’organisation et d’agir
selon les circonstances, en résistant à l’habitude ou à la vogue du moment1089. Cette approche
illustre assez bien les choix de l’UE en matière de PESD (tant au niveau politico-stratégique
qu’au niveau des opérations). On la retrouve aussi implicitement dans la pensée de Robert
COOPER (op. cit.) qui place toutefois la PESD dans le champ de l’intervention directe (contrer
les menaces immédiates pendant que l’UE agit à plus long terme grâce aux instuments de la
Commission). Le volet civil de la PESD ouvre en tout cas des pistes utiles pour agir à plusieurs
niveaux et sur différents registres : force versus séduction, court terme versus long terme, action
directe versus action indirecte.
La stratégie comme « politique en acte »
Subordination et continuité
Si la politique est « l’expression d’une finalité sociale » et la stratégie la « construction d’une
action finalisée »1090, les deux sphères sont intimement liées. C’est toute la force de la « formule »
de CLAUSEWITZ citée implicitement par Jolyon HOWORTH lorsqu’il désigne la GCC
européenne comme « la politique par d’autres moyens ».
1084
Ibid., pp. 430-431.
Voir à ce sujet les travaux de Véronique DIMIER qui s’est intéressée par ailleurs à la façon dont certains anciens
administrateurs coloniaux ont prolongé leur carrière dans le cadre de l’aide au développement communautaire:
Véronique DIMIER, Le gouvernement des colonies, Regards croisés franco-britanniques, Bruxelles, Editions de
l’Université de Bruxelles, 2004.
1086
NYE, Soft Power, 2004, op. cit.
1087
André BEAUFRE, « Analyse de la stratégie », in Philippe BRAILLARD, Théories des relations internationales,
Paris, PUF, 1977, pp. 247-256.
1088
Donc « forts défensivement » et relativement bien protégés sur leur territoire.
1089
Ibid.
1090
DESPORTES et PHELIZON, op. cit., p. 73
1085
247
L’axiome de l’officier prussien est célèbre même s’il a été souvent compris à contre sens1091.
CLAUSEWITZ n’a pas fait l’apologie de la guerre totale et sa réflexion sur l’interface entre la
politique et la guerre repose clairement sur la subordination de la seconde par rapport à la
première (idée d’ailleurs présente aussi chez THUCYDIDE). Cette idée du primat du politique
garde toute sa pertinence au regard du « retour du politique » comme caractéristique
des nouveaux conflits. Ainsi, pour le Général POIRIER, la stratégie est avant tout « la politique
en acte »1092. La relation politique/stratégie est néanmoins plus complexe qu’il n’y paraît :
« Les problèmes d'interface ne sont pas aussi simples que le donnait à croire la théorie
clausewitzienne, qui posait une relation linéaire, transitive, de fin à moyen entre politique et
guerre. Grâce à la pensée systémique et cybernétique, nous savons aujourd'hui que le moyen agit
récursivement sur la fin ; que la guerre (ou la stratégie militaire) rétroagit sur les fins politiques
initiales qu'elle influence et qu’elle peut modifier par ses conditions d'exécution et ses résultats.
Relations complexes, donc, de détermination réciproque, circulaire, entre la politique et son
instrument stratégique, même si le dernier mot revient à celle-là » 1093.
Il faut retenir en sus de la riche pensée de CLAUSEWITZ la notion de continuité1094. La guerre ne
signifie pas une rupture car la politique existe avant, à travers et après la guerre : à aucun moment
elle ne s’interrompt, à aucun moment elle ne change de nature1095.
En rapportant ces idées au niveau de la gestion civile des crises de l’UE, on soulignera la
primauté du COPS, lui-même subordonné au Conseil de l’Union, au Conseil européen et donc, à
la volonté des gouvernements des Etats membres. On retiendra aussi la prééminence de la PESC
sur l’outil PESD, tant dans son volet militaire que dans son volet civil. Enfin, on notera la
permanence des effets de rétroaction. La GCC à l’image de la PESD tout entière demeure une
entreprise fragile. Les succès ou les échecs enregistrés à quelque échelon que ce soit ont une
influence non négligeable sur l’ensemble de l’édifice et sur les choix futurs.
GCC et définition trinitaire de la guerre
Cette mise en perspective théorique de la GCC ne peut faire abstraction de la dimension trinitaire
de la guerre telle qu’elle a été conceptualisée par CLAUSEWITZ. Pour ce dernier, la guerre
repose sur trois pôles : gouvernement, armée, peuple.
La transposition de ce triptyque dans le contexte européen montre à l’évidence les limites déjà
exposées de la PESD : l’UE n’est pas un véritable acteur unitaire, sa politique étrangère est
marquée par le plus petit dénominateur commun, les moyens civils et militaires de la PESD ne
1091
Le théoricien prussien est mort prématurément sans avoir eu le temps d’achever son œuvre majeure Vom Kriege.
S’il est souvent cité, il faut cependant mettre en garde contre les nombreuses interprétations erronées qui ont pu être
faites de sa pensée complexe.
1092
« Si la politique est projet et si le projet de l’un croise nécessairement ceux des autres coexistants, si toutes ces
projections dans l’imaginaire ne s’inscrivent dans la réalité que par des actions collectives qui se rencontrent et
interfèrent, s’associent ou se contrarient selon les convergences et divergences de leurs fins respectives, la politique
s’accomplit par ce type particulier d’action qu’est la stratégie : celle-ci n’est que la politique en acte » : Lucien
POIRIER, La révolution praxéologique, http://gustave.club.fr/penser_strategiquement1.htm (consulté le 7 juin 2007).
1093
Ibid.
1094
CLAUSEWITZ utilise le mot Verkehr qui traduit une idée de « va et vient » : Vom Kriege, Chapitre VIII.
1095
Vincent DESPORTES, Comprendre la guerre, Paris, Economica, 2001, p. 17.
248
sont pas alloués en permanence à l’UE, etc. En matière opérationnelle, on constatera en revanche
que la GCC est « gouvernée » collectivement par le COPS au nom du Conseil des Ministres et du
Conseil européen. Ses capacités forment l’embryon de moyens permanents placés sous le
commandement d’un « stratège » (le SG/HR ou le CivOpCdr selon le niveau auquel on se place).
Plus que les pôles « gouvernement » et « armée », le point faible de la GCC semble être pour finir
le pôle « peuple ». Certes, ce mot renvoie chez CLAUSEWITZ aux passions guerrières extrêmes
qui sortent du champ de cette recherche. Néanmoins, il est possible de s’interroger sur le soutien
apporté par les opinions publiques européennes à la PESD. Aujourd’hui, le défi principal semble
en effet de maintenir « l’esprit de défense ». Ces considérations renvoient une fois encore à la
nécessité de donner une meilleure visibilité aux interventions européennes : information des
citoyens sur les enjeux véritables, liens avec le débat démocratique et le contrôle parlementaire…
Le clivage ami/ennemi
Si l’interface avec la politique est l’un des débats majeurs de la réflexion en matière de stratégie
théorique, il faut de façon connexe aborder les questions difficiles de la relation ami/ennemi et de
la perception du « moi ».
Altérité
La stratégie est avant tout une dialectique des volontés, avec des acteurs intentionnels qui
s’affrontent dans un milieu hostile. La stratégie possède en effet une forte dimension humaine et
les phénomènes d’interaction sont multiples dans le rapport affection/aversion. La friction et le
brouillard agissent autant sur l’adversaire qu’en « interne ». Le propos n’est pas de livrer ici une
réflexion philosophique sur l’essence conflictuelle de la politique au travers de la pensée de Carl
SCHMITT1096 ou de Julien FREUND1097. Il faut en revanche constater que la stratégie mobilise
avant tout des « groupes agonaux » qui s’engagent sur des projets dans le cadre d’un destin
collectif1098.
Les Européens ont-ils ainsi un ennemi commun désigné ? Le Général DESPORTES1099 perçoit
sur ce sujet des différences entre les deux bords de l’atlantique. Selon lui, les Etats-Unis seraient
plus enclins à la « subjectivisation de l’adversaire » dans une logique de diabolisation via une
rhétorique du bien et du mal. En Europe, la culture stratégique/militaire serait autre, marquée
notamment par l’idéal chevaleresque qui suppose le respect de l’adversaire et surtout, une
meilleure compréhension que l’ennemi d’aujourd’hui peut être l’allié de demain. Pour le Général
DESPORTES, les soldats - et on peut penser par extension aux agents de la GCC - ne devraient
en tout cas concevoir leur rôle que dans un cadre d’action moralement neutre. Il faudrait donc
faire abstraction de la morale pour se concentrer sur l’atteinte des objectifs fixés par le niveau
1096
Carl SCHMITT, La notion du politique - Théorie du partisan, Paris, Flammarion, 1992 (réed.).
Julien FREUND, L’essence du politique, Paris, Sirey, 1965. Voir aussi Jean-François THIBAULT, « La politique
comme pur acte de guerre : Clausewitz, Schmitt et Foucault », Monde Commun, 1, 1, automne 2007, pp. 114-128 ;
Gilles RENAUD, « Julien Freund : la guerre et la paix face au phénomène politique », Paris, Institut de stratégie
comparée, www.stratisc.org (site consulté le 03 janvier 2008).
1098
DESPORTES et PHELIZON, op. cit., p. 65. Pour les auteurs, toute action stratégique suppose la promesse de
« terres fertiles ».
1099
Op. cit.
1097
249
politique. Le principe de « nécessité » et le déplacement de la question morale ne signifient pas
qu’il faille agir immoralement ni en dehors de tout cadre éthique et/ou juridique. Mais l’èthos est
différent de la morale dans le sens où les règles éthiques et de comportement sont souvent fixées
en interne (cf. aussi la différence entre le jus in bello et le jus ad bellum). L’éthique sert en effet
l’action collective (cohésion du groupe, gain de légitimité…)1100. Nous avons vu cependant que
les interventions contemporaines sont de plus en plus assimilables à des « actions de
police internationale ». La GCC européenne semble elle-même dériver de la notion de Polizei
Macht (ou puissance militaro-normative, cf. Chapitre VI). On ne peut donc évacuer totalement
une dimension moralisante (usage de la force pour conduire autrui sur le droit chemin)1101. Lue
sous cet angle, la GCC pose en tout cas la question de la « tension weberienne » entre « l’éthique
de la responsabilité » et « l’éthique de la conviction ».
Hostis et Inimicus
Comment comprendre dès lors la distinction qui est faite traditionnellement entre les « amis », les
« neutres » et les « ennemis » ? Ces notions sont-elles applicables dans le cadre de la gestion
civile des crises de l’UE? Il semble difficile d’éluder la question car les agents de la GCC sont
confrontés au quotidien à des éléments ou à des milieux hostiles dans le cadre des missions
civiles PESD.
On peut certes penser que les « opérations de paix » excluent fondamentalement la notion
d’ennemi. Tout au plus, il y a un adversaire qui se décline différemment selon le niveau
considéré ?1102. C’est la raison pour laquelle il faut introduire ici la différence entre l’Hostis
(l’adversaire « politique » que je combats sans haine) et l’Inimicus (l’ennemi intime, contraire de
la notion de « prochain »). C’est au fond la distinction opérée par CLAUSEWITZ entre
l’intention hostile et le sentiment d’hostilité. Des policiers Bosno-serbes récalcitrants à l’adoption
des « standards européens » ne font donc pas de la République serbe de Bosnie un « ennemi » des
agents de la MPUE. A contrario, il serait naïf de ne pas identifier et neutraliser les spoilers, c’està-dire les éléments qui s’opposent ouvertement (ou par blocage) aux actions de l’Union. Il faut
noter en tout cas que l’expression utilisée en interne par l’UE (« éléments de non coopération »)
semble relever de la litote. Enfin, certaines missions civiles PESD peuvent être la cible d’actes de
malveillance ou de terrorisme. Cela suppose de rester prudent sur la qualification des personnes
qui les commettent.
Sans apporter de réponse définitive, il semble primordial de souligner ces questionnements qui
supposent, a minima, de savoir choisir ses alliés. Pour la GCC, l’objectif n’est effectivement pas
d’agir « pour » un public particulier. Le plus souvent, il faut au contraire agir « avec » des
éléments favorables « contre » d’autres éléments (temporairement) hostiles. Or, les alliés ne
seront pas toujours tels que l’UE le souhaiterait. La réalité politique et son évolution pourront
conduire les agents de la GCC à appliquer en la matière des directives politiques fluctuantes. La
notion d’amoralité exprimée plus haut pourrait dès lors éviter des cas de conscience et de cruelles
désillusions parmi le personnel PESD engagé sur le terrain.
1100
Ibid.
DESPORTES et PHELIZON, op. cit., p. 155.
1102
Loup FRANCART et Jean-Jacques PATRY, Maîtriser la violence : une option stratégique, Paris, Economica,
1999.
1101
250
Identité
Ces réflexions renvoient encore et toujours à l’identité européenne telle qu’elle est perçue dans
l’UE, dans son voisinage et au-delà. Les missions civiles PESD sont en effet comprises
certainement très différemment selon les acteurs concernés et selon les théâtres considérés. La
perception des agents de la GCC est ainsi certainement très différente de celle des populations
hôtes : Serbes du Kosovo, Moldaves, Palestiniens, Congolais de RDC1103…
En stratégie, l’idée que le groupe agonique se fait de lui-même est en tout cas primordiale pour
l’efficacité des actions entreprises et l’atteinte des objectifs fixés. Cette idée du moi collectif
repose sur un assemblage de perceptions, de langage, de valeurs, de discipline, de confiance et de
transcendance (adhésion à un projet commun). Autant d’éléments qui expliquent les efforts
actuels de l’UE pour « construire » une culture PESD au travers des actions de formation
notamment.
Le triptyque fins-voies-moyens
Zweck et Ziel
CLAUSEWITZ a clairement différencié le but de la guerre (Zweck, de nature politique) et le but
dans la guerre (Ziel, de nature opératoire). Ce faisant, il insistait sur la corrélation entre les fins,
les voies et les moyens qui doit s’opérer dans toute action stratégique1104.
Selon le Général POIRIER, « la rationalisation de l'entreprise politico-stratégique doit s'appliquer
à plusieurs niveaux de la computation : d'abord, dans la traduction des fins politiques en buts
stratégiques (planification stratégique) et dans la comparaison des espérances de gain et des
risques (espérance politico-stratégique) ; ensuite, dans la définition des moyens de l'action qui
doivent être adaptés à ses finalités (pertinence) ; enfin, dans le calcul du rapport optimum entre
l'efficacité opérationnelle de ces moyens et leur coût de réalisation et d'emploi » 1105.
Les trois éléments fins-voies-moyens sont effectivement étroitement liés : la nature des fins influe
sur le choix des « voies-et-moyens » (systèmes de force et modalités d’emploi)1106. Inversement,
la quantité et la qualité des moyens disponibles peuvent conduire à adapter les fins. L’équation
repose donc sur un équilibre fragile qui suppose des ajustements permanents, par itération, en
fonction de l’évolution du contexte.
Implications pour la GCC européenne
Quelles conclusions tirer pour la GCC européenne ? Il semble utile de différencier ici deux
niveaux : celui des Etats membres, d’une part, et celui de l’Union d’autre part.
1103
Cf. BASSUENER and FERHATOVIC, « The ESDP in Action : The view of the Consumer Side », in
MERLINGEN and OSTRAUSKAITE, op. cit.
1104
DESPORTES, Comprendre la guerre, op.cit., pp. 97-118.
1105
POIRIER, La révolution praxéologique, op. cit.
1106
Voir aussi, POIRIER in DAVID, op.cit., p. XVIII.
251
Pour les Etats membres, la finalité est « d’élargir le champ des possibles » en disposant de
capacités toujours plus fines et diversifiées pour intervenir à moindre coût dans les zones de
conflit et d’instabilité. A cet effet, nous avons vu que l’Union européenne s’est avérée être une
voie privilégiée car elle procure un milieu favorable et « prédisposé » à la création de capacités
civiles. On retrouve notre argumentation sur le choix rationnel des Etats dans la décision de
développer la GCC dans une logique d’optimisation (notion de coût marginal) et d’efficacité
(rationalisation de l’information). C’est aussi l’idée déjà développée plus haut de l’UE comme
moteur et catalyseur (cf. Chapitre VI). Enfin, pour les Etats, les moyens correspondent aux
différentes capacités générées par mutualisation dans le cadre de la PESD.
Pour l’UE, qui représente indéniablement plus que la somme de ses membres, les enjeux diffèrent
quelque peu. Ses fins sont d’être reconnue comme un acteur de sécurité en répondant à la
demande internationale. Les voies correspondent aux organes de la PESD mais aussi au processus
capacitaire compris au sens large : conférences d’engagement, définition et réalisation des
Objectifs civils globaux etc. (cf. le Chapitre XI sur la stratégie des moyens). Les moyens sont
enfin les capacités effectivement déployées dans les missions civiles au service de la
PESC/PESD.
Le cadre spatio-temporel de l’action stratégique
Ce chapitre doit par ailleurs analyser deux facteurs primordiaux de la réflexion stratégique
théorique, à savoir l’espace et le temps.
Espace objectif et espace subjectif
Toute action stratégique s’inscrit d’abord dans l’espace. C’est l’échiquier du jeu d’échec ou le
Gô-Ban du jeu de Gô. Cet espace, il faut le défendre, le conquérir et/ou l’organiser (on pense ici à
la « politique de la tâche d’huile » de LYAUTEY). L’espace est d’abord objectif (géographique) :
territoire, zone d’intérêt, théâtre d’opérations, zone d’engagement… Mais l’espace est aussi
affaire de perceptions dans le sens où chaque individu et chaque groupe possède un espace
subjectif (espace immatériel : valeurs, croyances, mémoire, imaginaire collectif…). Négliger
l’étude de l’espace subjectif d’autrui (en l’occurrence l’adversaire) peut conduire à de profondes
erreurs stratégiques. L’histoire foisonne d’exemples à cet égard.
La notion d’espace en stratégie suppose en tout cas de ne pas mésestimer les apports de la
géopolitique, même s’il faut se méfier des déterminismes trop étroits. En effet, une action civile
PESD ne répond manifestement pas aux mêmes objectifs selon la zone considérée : pour l’UE,
Aceh n’est pas le Kosovo.
On retiendra en outre l’importance de la notion de profondeur stratégique. Cette dernière suppose
de constituer des réserves ou des réservoirs de forces (pour pouvoir lancer des opérations
inopinées mais aussi pour assurer la rotation régulière du personnel). Par ailleurs, il faut noter que
la profondeur stratégique peut aussi avoir une dimension politique. Ainsi, la capacité à faire
accepter à l’opinion publique des pertes et des échecs sur le terrain est un élément majeur. Quelle
est dès lors la « résilience stratégique » de l’UE ? Quelle serait la réaction des citoyens européens
252
en cas de fiasco de telle ou telle mission civile PESD ? L’impact médiatique d’une prise d’otages
ou d’une évacuation précipitée serait en effet très dommageable pour l’UE et les Etats membres.
Le temps : ennemi et/ou allié
Le temps - ou plus exactement la durée - est un autre facteur-clé de la stratégie fondamentale (on
parle d’ailleurs de chronostratégie). Comme l’espace, le temps peut être objectif ou subjectif.
Ainsi, le temps médiatique ou événementiel n’est pas le temps politique et encore moins le temps
militaire. La perception du temps est en outre une affaire de culture. Ainsi, le temps peut être
utilisé dans la guerre asymétrique en misant sur l’usure de l’adversaire (pensons ici à MAO ou à
GIAP dans la guerre révolutionnaire). La perception du temps dans les « démocraties
occidentales » est en revanche source de faiblesse : comme mettre les opérations/missions de la
GCC à l’abri de la tyrannie des élections et de l’effet CNN ? Comment expliquer aux opinions
européennes que les actions entreprises doivent s’inscrire avec une vision sur le long terme car
aucune victoire rapide n’est à espérer dans les entreprises de State-building et de Nationbuilding ? Surtout, comment faire admettre l’idée selon laquelle les victoires ne sont jamais
définitives, a fortiori dans les domaines immatériels de la gestion civile des crises ?
A contrario, la planification minutieuse des actions est une condition nécessaire (mais non
suffisante). Tout au plus pourra-t-on fixer des étapes dans un contexte donné. Le temps peut
cependant aussi être un allié si on possède l’art d’intervenir à l’instant propice (le Kairos des
Grecs). La Virtù déjà citée consiste précisément à savoir se saisir des opportunités. Pour la GCC
on retiendra l’importance du principe de « réaction rapide », la vitesse étant un facteur
d’efficacité de la manœuvre (avec notamment l’effet de surprise).
Le lien entre le temps et l’espace
L’espace et le temps sont des facteurs interdépendants. Compresser l’espace et le temps crée
physiquement un phénomène de pression. Ainsi, projeter rapidement et massivement des
capacités civiles ou militaires sur un théâtre restreint peut aider dans le traitement d’une crise.
Dans le même ordre d’idées, un acteur peut faire le choix d’échanger de l’espace contre du
temps en s’accommodant d’une présence étrangère sur son territoire (occupation, etc.) tout en
misant sur les mois ou les années pour renverser les rapports de force.
Quelles déductions tirer de ces réflexions pour l’UE et le volet civil de la PESD ? La première est
une interrogation : l’UE se conçoit-elle comme une « île post-moderne», à l’abri des menaces du
monde anarchique ou, au contraire, comme une forteresse assiégée qui doit défendre ses
parapets ? Cette question renvoie une fois de plus à l’identité et à la géopolitique.
Au niveau de la GCC, on peut en tout cas situer le « talon d’Achille » des nations
occidentales/européennes dans leur rapport au temps caractérisé par l’impatience. A contrario,
l’UE peut utiliser les capacités civiles de la PESD pour « temporiser », sous réserve toutefois que
cela soit un choix calculé et non pas le fruit de tergiversations et d’indécisions…. On retiendra
plus généralement une certaine incapacité des « Occidentaux » à percevoir et à comprendre
l’espace subjectif d’autrui. La diversité européenne pourrait cependant être un atout pour une plus
grande ouverture à l’interculturalité.
253
Cette analyse du cadre espace-temps montre le besoin croissant d’avoir une vue et une action
toujours plus larges alors que le « technicisme triomphant » laisse penser que l’avenir est à
l’hyperspécialisation. Une GCC efficace suppose donc d’agir sur l’ensemble de l’espace matériel
et immatériel : milieu géographique et humain, champ psychologique, mémoire collective des
peuples...
La logique paradoxale de la stratégie
Pour compléter ce chapitre sur la stratégie théorique, il faut insister enfin sur la logique
fondamentalement paradoxale de la stratégie. C’est la célèbre thèse d’Edward LUTTWAK1107
selon lequel le champ tout entier de la stratégie est marqué par de multiples paradoxes, ironies et
contradictions, à l’image de l’adage Si vis pacem, para bellum : la stratégie conditionne le
maintien de la paix autant que la conduite de la guerre. Il faut par conséquent se préparer à utiliser
la force pour espérer la paix. Ce serait dès lors la caractéristique principale du raisonnement
stratégique qui se situerait à l’opposé de la logique linéaire du temps ordinaire et des cadres
préétablis: dès lors qu’entrent en jeu la conflictualité et/ou la menace du recours à la force (donc
la logique stratégique), le faible peut vaincre le fort, des succès tactiques peuvent conduire à un
échec stratégique, l’excès de puissance peut mener à l’impuissance. C’est de la même façon qu’au
moment où l’on croit avoir gagné que l’on peut tout perdre… Mais pour LUTTWAK, cette
logique paradoxale ne se cantonne pas seulement à la guerre. Elle intervient dès qu’il y a des
frictions sur le plan international et que les instruments gouvernementaux sont mobilisés : aspects
diplomatiques, propagande, concurrence économique, opérations secrètes : « Tous sont soumis à
la logique de la stratégie car ils forment les éléments des relations conflictuelles qu’entretiennent
les Etats les uns avec les autres »1108.
La stratégie ne se prête donc pas aux raisonnements trop cartésiens. Mais l’inversion des
contraires récompense aussi la conduite paradoxale. L’avantage est à celui qui use du stratagème
et de la surprise en exploitant au mieux la « ligne de moindre probabilité ». A contrario, projeter
des logiques linéaires dans un milieu paradoxal est source de dangers1109. Selon LUTTWAK, il
faudrait donc se libérer de la logique linéaire et de sa mainmise sur la politique militaire car elle
se fonde sur des critères trompeurs d’efficacité1110. En effet, la politique étrangère et les affaires
sécuritaires répondent à des exigences différentes de la politique intérieure. Un homme politique
habile ne fait pas forcément un bon stratège et vice-versa. Les tragédies de l’histoire sont souvent
nées de la confusion des deux sphères interne et externe. C’est une tendance particulière que le
stratégiste américain (d’origine roumaine) décèle chez ceux qu’il dénomme les « survivants » :
les hommes et les femmes qui ont connu les affres de la guerre sont toujours tentés de revenir à la
logique linéaire en invoquant le bon sens, la légalité, le droit, le marchandage et l’arbitrage1111. Là
où il y affrontement, la seule conduite valable serait ainsi d’adopter une politique délibérément
contradictoire (avec la difficile tâche d’expliquer à l’opinion publique des décisions déroutantes
de prime abord).
1107
Edward LUTTWAK, Le paraxode de la stratégie, Paris, Odile Jacob, 1989.
LUTTWAK, op. cit., p. 87.
1109
Ibid, p. 235.
1110
Ibid, pp. 303-305.
1111
Ibid, p. 237.
1108
254
GCC et conduite paradoxale
Le raisonnement original de LUTTWAK est fécond pour l’étude du volet civil de la PESD. Il faut
cependant distinguer deux niveaux d’analyse.
Au niveau macro, la première conduite paradoxale pourrait être de miser ouvertement sur
l’acquisition de capacités civiles pour renforcer et « entraîner » la PESD (le « wagon » des
moyens militaires suivant naturellement dans une logique de débordement fonctionnel). Ce
« choix de la faiblesse apparente » pourrait être aussi à terme la voie la plus efficace pour étendre
la puissance européenne sous des atours « positifs » et acceptables par tous (Etats-Unis inclus).
Le rapport entre les coûts induits par la GCC et la légitimité acquise serait de surcroît très
favorable.
Au niveau des applications opérationnelles, la prise en compte de la logique paradoxale de la
stratégie ouvre par ailleurs de larges champs de réflexion. Ainsi, il faut garder à l’esprit que des
succès réels sur le terrain peuvent aboutir à un échec stratégique. De plus, il faudra souvent faire
preuve de retenue dans la conduite du succès, « non pas par vague instinct de modération »1112
mais par souci de ne pas insulter l’avenir en braquant les Etats et les populations bénéficiaires.
C’était déjà le conseil de LIDDELL HART qui préconisait de modérer l’usage de la force, du fait
précisément du lien entre la fin du conflit et les modalités de la paix. Laisser à l’adversaire une
ligne de retraite et des échappatoires, c’est lui permettre de garder la face (cette idée est d’ailleurs
clairement reprise par COOPER, op. cit). Idéalement, la ruse suprême sera de lui faire croire qu’il
a gagné… Dans le contexte de son temps, LIDDELL HART s’était néanmoins interrogé sur
l’application de ce précepte dans les « nations non civilisées » 1113. On peut en tout cas faire le
lien avec le paradoxe soulevé par Renata DWAN: toute action civile PESD doit être orientée vers
sa propre dissolution1114. Le risque serait en effet d’avoir une GCC trop efficace, trop intrusive et
donc contre-productive1115 au regard du principe d’appropriation par les populations locales. La
question du dosage est dès lors un enjeu majeur. Parfois enfin, il faudra développer des
coopérations avec ceux qui sont réticents à l’intervention de l’UE, au détriment d’éléments a
priori plus favorables à la présence européenne.
Tous ces paradoxes découlent de la notion de coopération conflictuelle déjà explicitée. Le
pragmatisme suppose de s’inspirer des multiples procédés envisageables dans le cadre de l’action
indirecte, en utilisant simultanément la séduction et la contrainte, l’argument du droit et la ruse
(voire la tromperie), le tout au service des finalités définies par l’échelon politique au gré des
circonstances et des changements de situation.
Conclusion
Ce chapitre a montré combien la montée en puissance de la GCC européenne est liée aux débats
qui animent aujourd’hui la stratégie théorique.
1112
Ibid.
LIDDELL HART, op. cit., p. 432.
1114
DWAN, 2001, op. cit., p. 10.
1115
BJURNER, 2001, op. cit.
1113
255
La question sous-jacente est finalement de savoir si la GCC répond à un paradigme stratégique
plutôt qu’un autre. Par paradigme stratégique nous entendons une « conception spécifique de la
théorie stratégique déduite d’une vision générale de la guerre »1116. De fait, deux paradigmes
principaux peuvent être mis en opposition en ce début de XXIème siècle1117.
Le premier, dit « paradigme scientifico-rationnel » conçoit la guerre comme un phénomène
déterminé par des facteurs constants. Dans ce paradigme, théorie et doctrine se confondent,
tronquant quelque peu les enjeux et les débats. Le concept de RMA (Révolution des affaires
militaires)1118 en donne une illustration parlante par sa vision techniciste, mécaniciste et
déterministe de l’histoire. En effet, la RMA repose sur l’idée que la guerre évolue du fait des
changements induits par les nouvelles technologies de l’information et de la communication.
Cette idée dérive clairement de la théorie d’Alvin et Heidi TOFFLER et de tous ceux qui
annoncent l’avènement de l’âge de l’information1119. Pour atteindre la victoire, il suffirait dès lors
de mener une guerre high-tech, axée sur « l’infodominance » et les réseaux.
A ce paradigme (dominant), on peut opposer par ailleurs le « paradigme historique » où la guerre
est considérée comme un phénomène profondément socio-politique. De la même façon qu’il faut
distinguer la pensée et la réalité 1120, la théorie ne se confond pas avec la doctrine. Elle n’est qu’un
instrument heuristique sans portée pratique directe1121. CLAUSEWITZ, si souvent cité dans ce
chapitre, est un bon représentant de cette façon de concevoir la conflictualité. La guerre et la
stratégie ne fonctionnent pas en vase clos et il faut prendre en compte les facteurs externes,
notamment les buts politiques1122.
La gestion civile des crises s’inscrit à l’évidence dans ce paradigme historique. Nous verrons
pourtant dans le chapitre consacré à la stratégie opérationnelle (Chapitre XII) que le volet
militaire de la PESD a fait sien l’approche des opérations basées sur les effets (EBAO)1123. Or,
l’EBAO a été conceptualisée à l’origine par les Etats-Unis dans le cadre de la RMA et de la
guerre réseau-centrée. Elle renvoie clairement au paradigme scientifico-rationnel. Nous
analyserons dès lors comment les éléments de doctrine élaborés dans le cadre militaire de la
PESD pourraient mieux prendre en compte les aspects civils de la gestion des crises.
Mais avant d’aborder ces questions, il convient maintenant d’étudier la GCC au niveau politicostratégique (stratégie intégrale/stratégie de sécurité et de défense et stratégie générale militaire).
Comment s’inscrit le volet civil de la PESD dans la « grande stratégie » de l’UE ? Quelles
fins lui ont été explicitement ou implicitement définies ? Quelle est en conséquence sa place dans
la panoplie européenne d’intervention ?
1116
Philippe BRAILLARD, et Gianluca MASPOLI, « La Révolution dans les Affaires Militaires : paradigmes
stratégiques, limites, illusions », Annuaire Français des Relations Internationales, Vol. 3, Paris, 2002, pp. 631-632.
1117
Ibid.
1118
Revolution of Military Affairs.
1119
Alvin and Heidi TOFFLER, The Third Wave, London, Collins, 1980.
1120
BRAILLARD et MASPOLI, op. cit., p. 634.
1121
Ibid.
1122
Ibid. Voir aussi Christian MALIS, Critique de la raison stratégique à la lunière de Clausewitz, Institut de stratégie
comparée, 2005 (www.stratisc.org, article consulté le 03/01/08).
1123
Effects Based Approach to Operations.
256
257
Chapitre X : analyse de la GCC aux niveaux
politico-stratégique et militaro-stratégique
Résumé
Ce chapitre analyse la GCC européenne au niveau « politico-stratégique » et au niveau
« militaro-stratégique »1124. Il étudie principalement comment le volet civil de la PESD s’inscrit
dans le prolongement des orientations fixées en 2003 par la Stratégie Européenne de Sécurité. Il
montre par ailleurs les implications de la Transformation des armées sur l’évolution de la
stratégie générale militaire des Etats et, par extension, sur la PESD dans ses deux dimensions.
Penser la GCC suppose en effet de la mettre en lien avec les travaux qui visent à anticiper la
mutation des menaces pour mieux préparer les engagements du futur. Dans ce domaine, le
dialogue entre les deux volets de la PESD semble pourtant encore à ses débuts.
Introduction
La stratégie fondamentale apporte des éléments de réflexion utiles mais seule la confrontation
au réel permet d’en exploiter toutes les richesses. En effet, la stratégie n’est pas purement
spéculative. Elle ne prend son sens plein que dans ses applications opérationnelles. Dès lors, si
la GCC ouvre « l’éventail des possibles », comment s’inscrit-elle concrètement dans l’agir
stratégique de l’Union européenne ?
Selon Edward LUTTWAK, la stratégie comporte deux dimensions interdépendantes1125. Sa
dimension verticale renvoie à une stratification par paliers, du niveau de conception et de mise
en oeuvre le plus élevé (niveau national) jusqu’à l’échelon tactique le plus modeste (le soldat et
son adversaire du « coin de la rue »). La dimension horizontale se caractérise quant à elle par
l’élargissement du champ de la stratégie aux questions non strictement militaires mais qui
concernent l’exercice de la puissance étatique: diplomatie, économie1126... C’est finalement à la
croisée de ces deux dimensions que se situerait la Grand strategy d’une nation ou d’une
puissance1127.
1124
Ces deux expressions reprennent le vocabulaire utilisé dans les documents du Conseil de l’UE. Dans un langage
plus générique, les stratégistes parlent de stratégie de sécurité et de défense et de stratégie générale militaire.
1125
LUTTWAK, op. cit.
1126
La GCC illustre bien la dimension horizontale de la stratégie qui correspond elle-même à une compréhension
élargie de la sécurité. Par ailleurs, le vocable européen adopte de plus en plus une lecture « verticale », au-delà de la
simple distinction entre le niveau des Etats membres (« les capitales ») et le niveau proprement européen
(« Bruxelles »). Ainsi, les documents conceptuels traitant de la PESD et de la GCC différencient le niveau politicostratégique, le niveau militaro-stratégique, le niveau opérationnel (anglicisme qui peut se traduire en français par
niveau opératif) et enfin, le niveau tactique.
1127
LIDDEL HART, op. cit., a utilisé le concept de « Grand strategy » pour désigner la stratégie développée au plus
haut niveau par un Etat lorsqu’il mobilise l’ensemble des ressources nationales dans le cadre d’une guerre totale.
258
Le Général POIRIER préfère pour sa part parler de « stratégie intégrale » qu’il définit comme
« la théorie et la pratique de la manoeuvre de l’ensemble des forces de toute nature, actuelles ou
potentielles, résultant de l’activité nationale, qui a pour but d’accomplir l’ensemble des fins
définies par la politique générale »1128. Cette stratégie intégrale s’applique dès le temps de paix.
Elle se décompose en trois stratégies générales qui correspondent elles-mêmes aux principales
sphères de la politique: « le culturel », « l’économique » et « le militaire »1129. Comme la
puissance, la stratégie ne s’intéresse donc plus uniquement aux questions de défense stricto
sensu. Les Etats ne défendent plus seulement leur territoire souverain ou leurs intérêts nationaux
directs. Ainsi, participer activement à la paix et à la sécurité internationale est devenu une façon
de se positionner dans le concert des nations tout en renforçant plus largement sa propre
capacité d’influence et de rayonnement.
La persistance du prisme national explique cependant la difficulté à s’entendre pour définir une
stratégie intégrale/globale à l’échelle de l’Union. A défaut d’une Grand strategy, on remarquera
toutefois l’adoption en 2003 de la Stratégie Européenne de Sécurité comme un premier
pas important vers une stratégie de sécurité et de défense propre à l’UE. Soulignant la large
gamme de moyens dont dispose l’UE, la SES insiste à de nombreuses reprises sur la
complémentarité des actions civiles et militaires. Pourtant, quelle est la place dévolue à la
gestion civile des crises dans la pratique stratégique de l’UE ?
Ce chapitre replace tout d’abord le volet civil de la PESD dans le prolongement de la SES de
2003 (et du rapport afférent adopté fin 2008)1130. En effet, la littérature ne comporte aucune
analyse systématique de ce type. Cela est d’autant plus étonnant que la SES est une référence
quasi obligatoire dans les documents officiels européens qui traitent des aspects civils de la
gestion des crises.
Dans un deuxième temps, il faut présenter les critères qui peuvent être retenus pour actionner
une intervention sous l’égide de la PESD : sous quelles conditions les capacités civiles et
militaires peuvent-elles être mises en oeuvre ? Quand présentent-elles des avantages
comparatifs par rapport aux autres instruments européens ? Dans une contribution inédite, Pedro
SERRANO (ancien chef de la DG IX) donne sa vision de praticien et des pistes utiles pour
mieux comprendre la place de la PESD et de la GCC dans le couple fins-moyens.
Enfin, ce chapitre étudie les répercussions sur la GCC des grands questionnements stratégiques
liés à la Transformation des forces armées. Quelle sera la « guerre probable » de demain et
comment s’y préparer ? Quels sont les choix à opérer concernant les modèles et les systèmes de
forces ? Ces questions sont au cœur de la stratégie générale militaire. Il convient ainsi de
montrer comment le nouveau paradigme de la « guerre parmi les populations » a reçu un écho
en Europe et dans l’UE en particulier. Il est intéressant d’analyser enfin les travaux prospectifs
entrepris par l’Agence européenne de défense pour anticiper les besoins en matière de PESD à
l’horizon 2025. Quelle sera la place des aspects non militaires dans ces réflexions? Le dialogue
entre les deux « hémisphères » de la PESD arrivera-t-il à éclore sur ces questions cruciales ?
Aujourd’hui, cette expression est utilisée communément comme synonyme de la notion de « stratégie nationale de
sécurité » dans une optique plus modérée.
1128
Lucien POIRIER, Stratégie théorique, Tome II, Paris, Economica, 1987, pp. 113-116.
1129
Dominique COLAS, Sociologie politique, Paris, PUF, 1994, pp. 253-255.
1130
Le Conseil européen avait mandaté fin 2007 le SG/HR Javier SOLANA pour procéder à une mise à jour de la
SES (cf. infra). Voir ainsi le document intitulé Rapport sur la mise en oeuvre de la stratégie européenne de sécurité assurer la sécurité dans un monde en mutation, Conseil de l’UE, Bruxelles, 12 décembre 2008.
259
La Stratégie européenne de sécurité de 2003 : un point de départ utile
A défaut d’une stratégie intégrale, l’adoption de la SES1131 a marqué un premier pas vers la
définition d’une véritable stratégie de sécurité et de défense à l’échelle européenne. Malgré ses
faiblesses et ses ambiguïtés1133, le document Une Europe sûre dans un monde meilleur a en
outre le mérite de fournir un socle utile pour analyser la GCC sur un mode déductif, en
adéquation avec la rigueur du raisonnement stratégique.
Stratégie ou papier pré-stratégique ?
La SES a été adoptée officiellement par le Conseil européen de décembre 2003, sur la base d’un
premier « papier » présenté par Javier SOLANA lors du sommet de Thessalonique (juin
2003)1134. Ces deux documents ont fait l’objet de nombreux débats que nous ne saurions
reprendre ici.
Il faut cependant citer les principales interrogations soulevées : la SES est-elle une vraie
stratégie ou plutôt une ébauche, un document « pré-stratégique » ? Peut-elle être considérée
comme le pendant du Concept stratégique de l’Alliance atlantique (1999)1136 ou de la Stratégie
nationale de sécurité américaine (2002)1137 ? Reflète-t-elle une conception/vision proprement
européenne du monde ou marque-t-elle simplement un alignement sur la politique menée par les
Etats-Unis depuis le 11 septembre ? Enfin, les Européens n’ont-ils pas privilégié le discours
velléitaire ? 2003 est en effet l’année des divisions sur la crise irakienne mais aussi de la
préparation de l’élargissement à Vingt-cinq et des négociations sur le Traité constitutionnel.
Nombreux sont donc ceux qui ont vu dans la forte médiatisation de la SES un simple affichage
destiné à masquer les divergences internes.
Il est vrai que le document adopte un ton volontiers optimiste et qu’il semble à bien des égards
un « plus petit dénominateur commun ». Javier SOLANA avait d’ailleurs lui-même résisté aux
pressions de ceux qui voulaient en faire un document trop prescriptif ou trop précis1138. Dans le
1131
Stratégie Européenne de Sécurité, 2003, op. cit.
Sur les limites et les potentialités de la SES de 2003, cf. Sven BISCOP and Jan Joel ANDERSSON (Eds.), The
EU and the European Security Strategy : Forging a Global Europe, New York, Routledge, 2006. Voir aussi Sven
BISCOP, The European Security Strategy – A Global Agenda for Positive Power, Aldershot, Ashgate, 2005 ; Julian
LINDLEY-FRENCH and Franco ALGIERI (Eds.), A European Defence Strategy, Gütersloh, Bertelsmann
Foundation Publishers, 2004 ; Alison BAILES, The European Security Strategy : an Evolutionary History, SIPRI
Policy Paper n°10, Stockholm, February 2005.
1134
On sait que Robert COOPER a joué un rôle influent dans la rédaction de ces deux documents. C’est d’ailleurs à
ce titre que la pensée de l’auteur/praticien a été souvent citée dans les chapitres précédents.
1136
The Alliance’s Strategic Concept, NATO Summit, Washington, 23-24 April 1999.
1137
Mise à jour depuis en 2006.
1138
Antonio MISSIROLI, Revisiting the European Security Strategy - beyond 2008, Bruxelles, EPC Policy Brief,
April 2008.
1140
« Même à l'ère de la mondialisation, la géographie garde toute son importance. Il est dans l'intérêt de l'Europe que
les pays situés à ses frontières soient bien gouvernés. Les voisins engagés dans des conflits violents, les États
faibles où la criminalité organisée se répand, les sociétés défaillantes ou une croissance démographique explosive
aux frontières de l'Europe constituent pour elle autant de problèmes » : Stratégie européenne de sécurité, 2003, op.
cit.
1133
260
cadre de notre recherche, il est toutefois utile de voir comment les dimensions civiles de la
PESD sont évoquées au fil de la SES.
Cinq menaces principales
La SES annonce l’avènement de menaces « plus variées, moins visibles et moins prévisibles ».
C’est au fond la reconnaissance de la permanence du brouillard de la guerre… De fait, cinq
menaces principales sont identifiées :
-
Le terrorisme ;
La prolifération des armes de destruction massive ;
Les conflits régionaux ;
la déliquescence des Etats ;
La criminalité organisée.
Le danger principal réside en outre dans leur combinaison. En mettant ces menaces en rapport
avec les principaux domaines d’action du volet civil de la PESD, il est possible d’avancer que
les capacités de la GCC s’adressent plus directement à trois types de menaces : les conflits
régionaux, les Etats en déliquescence et la criminalité organisée.
Mais la gestion civile des crises vise aussi à répondre aux dangers de l’après 11 septembre. Les
moyens de protection civile actionnés dans le cadre de la PESD devaient par exemple permettre
originellement de faire face aux crises politico-humanitaires sur le modèle du Kosovo. Après
2001, les débats ont porté sur leur rôle en cas d’attaque terroriste NRBC.
Enfin, l’UE cherche aujourd’hui à mieux répondre aux catastrophes ayant des implications
sécuritaires. Elle tente ainsi de tirer les leçons des grands désastres récents (tous postérieurs à la
SES de 2003) : tsunami dans l’Océan indien, tremblement de terre au Pakistan, Ouragan Katrina
aux Etats-Unis, Cyclone en Birmanie (cf. Chapitres IV et V).
Les grands objectifs stratégiques de l’UE et les actions à mener
La SES énonce par ailleurs trois grands objectifs stratégiques pour l’Union: faire face aux
menaces ; construire la sécurité dans le voisinage de l’UE1140; édifier un ordre international
fondé sur un multilatéralisme efficace1141.
La finalité première - faire face aux menaces - s’inscrit clairement dans une logique de
« défense de l’avant ». Le document dit ainsi : « A l'ère de la mondialisation, les menaces
lointaines peuvent être aussi préoccupantes que les plus proches (…) c'est à l'étranger que se
1141
« Notre sécurité et notre prospérité dépendent de plus en plus de l'existence d'un système multilatéral
efficace ». La SES dit par ailleurs : « La qualité de la société internationale dépend de la qualité des
gouvernements qui en sont les fondements. La meilleure protection pour notre sécurité est un monde fait d'États
démocratiques bien gouvernés. Propager la bonne gouvernance, soutenir les réformes sociales et politiques, lutter
contre la corruption et l'abus de pouvoir, instaurer l'État de droit et protéger les droits de l'homme : ce sont là les
meilleurs moyens de renforcer l'ordre international », Ibid.
261
situera souvent la première ligne de défense ». Cette défense de l’avant semble cependant se
faire plus sur le mode du containment que sur le mode du refoulement (roll-back).
Insistant sur le caractère dynamique des nouvelles menaces, la SES précise aussi qu’aucune de
celles-ci « n'est purement militaire et ne peut être contrée par des moyens purement
militaires ». Il faut donc combiner plusieurs « moyens d'action ». Parmi ces moyens, la SES cite
pêle-mêle : « le jeu de pressions politiques, économiques et autres » (pour la lutte contre la
prolifération) ; « le recours au renseignement et à des moyens policiers, judiciaires, militaires et
autres » (contre le terrorisme) ; les « instruments militaires [qui] peuvent être nécessaires pour
rétablir l’ordre » et les « moyens humanitaires pour remédier à la crise dans l'immédiat » (dans
les Etats en déliquescence). Le recours à des moyens militaires et l’utilité d’une « police
efficace » sont évoqués par ailleurs pour appuyer la résolution politique des conflits régionaux,
dans les phases de post-conflit notamment.
On remarquera surtout que la GCC n’est citée explicitement qu’à une seule reprise : si la
reconstruction doit mobiliser des instruments économiques, « la gestion civile des crises aide à
restaurer un gouvernement civil ». La GCC européenne intervient-elle seulement dans le
pilier politico-institutionnel des actions de relèvement ? Le renforcement de l’Etat englobe-t-il
des activités transverses ? Comment s’articulent les moyens policiers, judiciaires « et autres »
cités plus haut ? Le caractère imprécis de la formulation retenue dans la SES peut étonner. Il est
de fait surtout révélateur du faible état d’avancement de la GCC avant le lancement du Plan
d’action de 2004 …
Si le Zweck principal est énoncé clairement (faire face aux menaces), le triptyque fins-voiesmoyens est plus difficile à déchiffrer. Pour finir, seule l’affirmation selon laquelle « l'Union
européenne est particulièrement bien équipée pour répondre à des situations aux aspects aussi
multiples » semble devoir être retenue.
La SES insiste ensuite sur plusieurs points. Les Européens doivent se montrer tout d’abord
« plus actifs », notamment en matière de gestion des crises et de prévention des conflits. Les
actions au plan « militaire et civil » sont citées parmi de nombreux autres « instruments ». On
notera au passage la nécessité de « développer une culture stratégique propre à favoriser des
interventions en amont, rapides et, si nécessaire, robustes ». L’UE doit être capable de mener
simultanément plusieurs opérations. Sa « valeur ajoutée particulière » pourra par ailleurs résider
dans sa capacité à concevoir « des opérations faisant appel à des capacités tant militaires que
civiles ». Ces opérations pourraient se faire notamment dans le cadre d’un engagement dit
préventif 1142 .
Pour les Européens, être plus actifs suppose par ailleurs de développer des « capacités
renforcées ». Sur le plan militaire, cela nécessite de consacrer plus de ressources, de se doter de
forces armées plus flexibles et plus mobiles tout en recherchant les mutualisations. Surtout, la
SES rappelle que les interventions militaires sont généralement suivies d’un « chaos civil » :
l’UE doit de ce fait « renforcer les capacités visant à mobiliser tous les moyens civils
nécessaires dans les situations de crise et postérieures aux crises ». On pense naturellement aux
capacités de la GCC bien que celles-ci ne soient pas évoquées expressément. Plus loin, le
document fait allusion également aux autres avancées espérées en matière de diplomatie
commune, de partage du renseignement... Sans citer les Tâches de Petersberg, la SES annonce
1142
Rappel : la première version de la SES (« Papier de SOLANA », Doc. 10881/03 du 25 juin 2003, op. cit.) utilisait
l’adjectif « preemptif », ce qui a suscité de nombreuses critiques et interrogations sur la signification de la tournure
« engagement préventif ».
262
par ailleurs leur élargissement aux opérations de désarmement, à l’aide aux pays tiers dans la
lutte contre le terrorisme et à la réforme du secteur de la sécurité (aspects inclus depuis lors dans
le Traité de Lisbonne, cf. Partie I).
La SES insiste en outre sur l’indispensable cohérence d’ensemble, pour tendre vers un objectif
unique : « (…) Nous avons créé un certain nombre d'instruments différents, dont chacun
possède sa structure et sa justification propres. L'enjeu, aujourd'hui, consiste à regrouper les
différents instruments et moyens ». Sont ainsi mentionnés les programmes d’aide au
développement mais aussi « les capacités militaires et civiles des États membres et d'autres
instruments ». Le document de 2003 souligne enfin la nécessité de coopérer avec les partenaires
stratégiques et autres acteurs clés. La SES se conclut dès lors sur un ton volontairement
optimiste :
« Ce monde présente de nouveaux dangers, mais il offre également de nouvelles
opportunités. L'Union européenne a le potentiel pour apporter une contribution majeure aussi
bien pour lutter contre les menaces que pour tirer parti des opportunités qui se présenteront.
Une Union européenne dynamique et dotée de capacités suffisantes aura du poids sur la scène
mondiale. Elle contribuera ainsi à un système multilatéral efficace ouvrant la voie à un monde
plus équitable, plus sûr et plus uni ».
Que retenir de la SES pour la gestion civile des crises de l’UE ?
La SES peut assurément être considérée comme le reflet de la volonté des Etats d’adopter
toujours plus des « stratégies concertées »1143. Bien que substantiel, le document de 2003 n’est
pas exhaustif et il semble difficile d’en déduire immédiatement des implications précises, en
matière de stratégie générale militaire notamment. La SES doit de plus être replacée dans le
contexte international et européen de son époque (on ne peut lui faire grief de ne pas faire
allusion à des changements internationaux qui lui sont postérieurs). Que retenir cependant pour
la GCC européenne ?
Le premier point a trait au rôle des Etats membres : ceux sont eux qui fournissent les capacités
civiles de la PESD. On notera aussi que la valeur ajoutée de l’UE résiderait dans la possibilité
de monter des opérations revêtant des aspects à la fois civils et militaires, éventuellement « en
amont », sur un mode d’engagement préventif.
En définissant des finalités politiques ultimes, la SES donne surtout « l’esprit de la mission » à
la GCC. La « lettre de la mission » semble quant à elle pouvoir se résumer dans la formule
suivante : restaurer les structures étatiques défaillantes, en particulier dans les situations de postconflit. Cette tâche principale repose sur des considérations sécuritaires (cf. Chapitre VI). Enfin,
la GCC doit s’inscrire dans une démarche globale, en étroite collaboration avec les autres
acteurs de l’UE mais aussi, avec les partenaires internationaux. Le concept de « multilatéralisme
efficace » n’est cependant pas l’horizon unique de la GCC dans sa dimension extérieure (cf.
Chapitre VIII).
1143
Sur l’effort nécessaire de cohérence et de visibilité de l’UE, cf. Stocktaking Report on the implementation of
measures to inscrease the efficiency coherence and visibility of EU external policies and future work, EU Council
Presidency, Doc. 16419/06, Brussels, 8 December 2006 (op. cit.) ; Stocktaking report: measures to increase the
effectiveness, coherence and visibility of the EU External policy, EU Council, Doc. 16467/07, Brussels, 12 December
2007.
263
Une nouvelle Stratégie européenne de sécurité ?1144
En l’état actuel, il n’est pas prévu de réécrire la SES. Fin 2007, le Conseil européen avait
demandé d’en « examiner la mise en œuvre » pour proposer « des éléments qui permettront de
l’améliorer et, au besoin, de la compléter »1145. L’empressement initial de la France et de la
Suède à mettre le sujet sur l’agenda européen a été tempéré par la réticence de leurs partenaires.
De nombreux Etats membres doutent en effet de l’utilité de rouvrir un tel dossier dans le
contexte délicat de la ratification du Traité modificatif. Le résultat du référendum irlandais (juin
2008) semble leur donner raison. Le rapport de 16 pages adopté fin 20081146 n’apporte donc pas
d’innovation majeure (insistance sur la sécurité énergétique et le changement climatique,
références nouvelles à la « cybersécurité » et à la piraterie).
Toutefois, une Europe « souveraine et autonome » peut-elle repousser la révision en profondeur
de son analyse des enjeux sécuritaires pour la décennie à venir ? Doit-elle attendre que
l’Alliance atlantique se dote elle-même d’un nouveau Concept stratégique1147 ? Une SES
renouvelée ne devrait donc pas seulement inclure des thématiques désormais incontournables
(sécurité environnementale, cybercriminalité et cyberterrorisme, etc.). Elle devrait aussi préciser
la nature des relations avec l’OTAN sans omettre la politique spatiale, la dissuasion nucléaire...
Cinq ans après le lancement des premières opérations européennes, une SES plus ambitieuse
donnerait surtout à la PESD le socle qui lui fait défaut (les Traités existants et le Traité de
Lisbonne n’ont aucune valeur doctrinale). C’est une condition indispensable pour espérer la
rédaction d’un Livre blanc européen sur la sécurité et la défense1148.
Tout comme l’intégration européenne dans son ensemble, la PESD est un processus dont on ne
peut pas prédire l’issue (même si une défense commune est évoquée comme l’objectif ultime). Il
serait néanmoins temps de revenir à plus de verticalité dans le cadre d’une véritable démarche
stratégique. Celle-ci repose sur le triptyque fins-voies-moyens qui postule que les moyens
découlent des fins et non l’inverse. Une SES refondue servirait ainsi de pierre angulaire pour
progresser dans les différents chantiers civils et militaires de la PESD.
En l’absence d’un tel document, réfléchir aux enjeux de la GCC européenne revient souvent à se
perdre en conjectures. Il faut toutefois aller maintenant plus en avant dans la réflexion.
1144
Gerrard QUILLE, The Future of the European Security Strategy: Towards a White Book on European Defence,
Workshop summary of the seminar held on 6 March 2008, Policy Department External policies, Brussels, European
Parliament, Avril 2008 ; MISSIROLI, Revisiting the European Security Strategy, op. cit.
1145
Conclusions du Conseil européen, Bruxelles, 14 décembre 2007. Voir aussi La révision de la stratégie
européenne de sécurité, Rapport C/2000, Assemblée europénne de sécurité et de défense (Assemblée de l’UEO),
54ème session, Paris, 6 mai 2008.
1146
Rapport sur la mise en oeuvre de la stratégie européenne de sécurité - assurer la sécurité dans un monde en
mutation, op. cit.
1147
Cf. aussi le risque de dérive occidentaliste qui transparaît dans le rapport des cinq anciens Chefs d’Etat-major :
Towards a Grand Strategy for an Uncertain World - Renewing Transatlantic Partnership, 2008, op. cit. (Chapitre
VI).
1148
Voir aussi HOWORTH, The Future of the European Security Strategy: Towards a White Book on European
Defence, 2008, op. cit.
264
Quel rôle pour la PESD et la GCC ? La nécessité d’adopter une démarche plus
réflective
Si la SES de 2003 trace de façon très générale les grandes lignes de la stratégie de l’UE, sur
quels critères les moyens d’intervention de la PESD doivent-ils être engagés ? Pour le dire
autrement, quels sont les critères et les conditions qui justifient l’emploi des capacités du second
pilier plutôt que d’autres instruments ?
Depuis 1999, la PESD s’est distinguée par la création ex nihilo d’une chaîne politico-militaire
puis par le déploiement de nombreuses missions. L’UE a montré depuis son aptitude à mener
des opérations délicates. Le dispositif PESD est désormais validé par l’expérience mais d’autres
échéances plus difficiles se profilent déjà. La phase de l’expérimentation - même à grandeur
réelle - semble ainsi avoir fait son temps. Pedro SERRANO1150 estime dès lors que l’Union a
atteint un stade où elle doit « réfléchir de façon plus stratégique » au bénéfice apporté par la
PESD dans son implication dans les affaires internationales: les grands principes sont certes
utiles mais l’élément-clé devrait être à chaque fois l’identification claire des intérêts et des
objectifs de l’Union.
Les Etats membres devraient donc continuer leurs efforts capacitaires - car se sont eux qui
fournissent pour l’essentiel les moyens - tandis que l’UE devrait continuer à développer des
concepts, des méthodes et des procédures avec une vision d’ensemble. En effet, si les
événements et les processus évoluent en permanence, il n’est pas interdit « d’user de la
logique » pour les comprendre et les influencer. Il serait dès lors temps d’amorcer une seconde
phase, « plus réflective »1152 pour la PESD, tant dans son volet militaire que dans son volet civil.
Réfléchir en termes d’avantages comparatifs et de finalités stratégiques
Pedro SERRANO rappelle ainsi que la PESD est un instrument avant tout politique (policy
instrument). Certes, ses capacités peuvent être mobilisées en cas de catastrophes majeures mais
l’objectif prioritaire de la PESD demeure la gestion des crises. Se pose donc aujourd’hui la
question de la finalité des missions PESD et de leur apport/impact sur la PESC et, plus
largement, sur les buts globaux de l’Union. Il s’agirait donc de réfléchir en terme d’avantages
comparatifs et d’objectifs stratégiques. Selon SERRANO, une action PESD, civile ou militaire,
n’est en tout cas utile que dans la mesure où elle renforce la stature internationale de l’UE1153.
La fin ultime doit être d’assurer la sécurité des citoyens de l’Union. Trois points sont alors mis
en exergue1154:
Le premier est que l’UE n’est qu’un acteur parmi d’autres. D’autres enceintes sont parfois
mieux placées pour intervenir, notamment lorsque les Etats membres y ont un rôle influent
pouvant servir indirectement les intérêts de l’UE. Le second point est que la PESD n’est qu’un
élément de la panoplie européenne d’intervention (cf. l’image de la boîte à outils, Chapitre VII):
1150
Pedro SERRANO, « A Strategic Approach to the European Security and Defense Policy », in Agnieszka
NOWAK (Ed.), Civilian Crisis Management : the EU Way, Chaillot Paper, n°90, ISS-EU, Paris, 2006. Pedro
SERRANO a dirigé la DG IX du Secrétariat du Conseil de 2005 à 2007. Actuellement en poste à New York, il est
considéré comme un proche de Javier SOLANA.
1152
Ibid. p. 47.
1153
Ibid. pp. 46-47.
1154
Ibid. pp. 39-40.
265
les agents de la Commission, les RSUE (...) sont généralement présents sur le terrain avant et
après les interventions placées sous l’égide de la PESD. Enfin, il faut prendre en compte que la
PESD engage des ressources rares: personnel, équipements, moyens financiers...
Le processus décisionnel conduisant au lancement d’une action PESD doit donc être mûrement
réfléchi. Le risque serait en effet de disperser les moyens et de ne pas pouvoir répondre à une
crise mettant en jeu des enjeux stratégiques majeurs pour l’Union et les Etats membres.
Des critères d’engagement spécifiques pour la GCC
En 2003, Renata DWAN1155 estimait déjà qu’il fallait mieux délimiter la place des missions de
la GCC sur le spectre des moyens disponibles. Dans les faits, une stricte répartition des tâches
demeure illusoire. Quels sont alors les facteurs à prendre en compte avant de décider le
lancement d’une action civile PESD ?
Le Plan d’action pour les aspects civils de la gestion de 20041156 souligne la nécessité
d’identifier à chaque fois de façon claire les objectifs politiques de l’UE. En insistant sur les
bénéfices d’une approche d’ensemble prenant en compte les causes structurelles de l’insécurité,
Agnieska NOWAK estime pour sa part que les actions civiles PESD sont utiles dès qu’il faut
envoyer un « message politique fort » en soutien à des processus de paix et/ou de
démocratisation1157. L’ambiguïté de la formulation vise probablement à réconcilier les dilemmes
de la GCC exposés dans le Chapitre V. On voit toutefois que cela n’est pas totalement
satisfaisant. NOWAK rajoute néanmoins deux critères importants d’intervention : 1/
l’évaluation de la nature de la crise (liens historiques, politiques et économiques avec le pays
concerné); 2/ les objectifs politiques de l’UE face à la situation considérée.
Pedro SERRANO définit quant à lui sans ambages les grandes caractéristiques d’une action
PESD civile ou militaire1158 : tout d’abord, l’existence d’une situation sécuritaire complexe;
ensuite, un contrôle politique et une direction stratégique restant dans les mains du Conseil, avec
délégation de pouvoirs au RSUE pour faire pression sur les acteurs locaux; enfin, la capacité à
exercer des fonctions étatiques ou quasi-étatiques (au-delà des missions de conseil et de
soutien), en usant au besoin de la contrainte (enforcement powers).
Le mandat de toute mission/opération doit donc être « orienté vers le résultat ». Cela suppose
une pleine mobilisation (political clout) des Etats membres et l’implication effective des acteurs
locaux. On remarquera au passage que Pedro SERRANO estime que l’externalisation et le
recours à des opérateurs privés ne sont pas adaptés. Cette méfiance implicite vis-à-vis des
Compagnies privées de sécurité est certainement un signe distinctif de la GCC européenne sur
lequel nous reviendrons (cf. Chapitre XI).
SERRANO classifie par ailleurs les actions PESD en cinq grandes catégories (des combinaisons
étant envisageables) dans une logique de coercition décroissante1159:
1155
DWAN, 2001, op. cit. pp. 8-9.
Plan d’action pour les aspects civils de la gestion des crises, juin 2004, op. cit.
1157
NOWAK, op. cit. p. 37.
1158
SERRANO, op. cit. p. 41.
1159
Ibid. p. 42.
1156
266
-
-
-
-
Les missions (militaires) de stabilisation suivies ou accompagnées d’éléments
d’observation ou d’une mission de police, de capacités DDR, etc.
Les missions de substitution : secteur de la sécurité, justice et Etat de droit,
administration civile. Une version allégée où l’élément international garderait des
pouvoirs « correctifs » ou « d’intervention subsidiaire » est envisagée.
Les missions de renforcement des capacités ou d’aide à la réforme : observation et
surveillance, tutorat (mentoring), inspections (…) dans les domaines du secteur de la
sécurité, de la justice et de l’Etat de droit, de l’administration civile mais, uniquement si
ces activités ont un impact direct sur la situation sécuritaire. Grâce au principe de la
« colocalisation », le Conseil de l’UE pourrait exercer une pression politique et garantir
le rythme des réformes en lien avec les donateurs tiers.
Les actions d’observation et de surveillance: supervision d’un accord, participation au
règlement d’un conflit, vérification du respect des engagements (ex: AMM à Aceh et
EUBAM Rafah).
Le soutien à des organisations tierces de gestion des crises. L’UE peut ainsi choisir
d’agir de façon autonome mais complémentaire ou fournir, au contraire, un élément qui
s’insère dans un dispositif dirigé par une autre organisation. Dans ce dernier cas, une
chaîne de commandement interne est conservée pour des raisons d’efficacité (ex :
participation à l’opération AMIS de l’UA au Soudan).
Pour définir les avantages comparatifs d’une intervention civile PESD, la question première est
en tout cas de se demander si l’UE est réellement « la mieux placée ». Dans l’affirmative, les
critères suivants doivent être pris en compte1160:
-
-
Le besoin d’agir rapidement. L’UE dispose ainsi d’Unités de police intégrées mais aussi
d’équipes civiles spécialisées (CRT). L’UE peut compter en outre sur des procédures
éprouvées en matière de gestion des crises ;
La nécessité de recourir à des spécialistes hautement qualifiés, le facteur qualitatif étant
plus important que le quantitatif ;
La capacité pour l’UE d’apporter un poids politique. Il s’agit dès lors d’agir là où
l’influence de l’UE peut jouer à plein ;
Enfin, lorsque qu’il y a la valeur ajoutée d’une intervention PESD coordonnée avec les
autres acteurs civils et militaires de l’UE. La présence de l’UE en ARYM a représenté
en ce sens un bon exemple, les différents outils et instruments européens ayant interagi
de façon satisfaisante (grâce à l’existence de nombreuses passerelles).
Il faudrait donc privilégier les actions à court ou à moyen terme, en situation de réaction rapide
avec des capacités civiles mobiles, flexibles et très spécialisées. Il s’agirait à l’inverse d’éviter
d’engager ces ressources limitées en nombre dans des missions statiques. Les interventions de
longue durée ne devraient donc être envisagées que pour des régions où l’UE a des intérêts
vitaux et où la situation peut avoir des impacts directs sur la sécurité européenne (ex: les
Balkans et le Moyen-Orient). Comme pour toute action PESD, il s’agirait enfin de pouvoir
déployer les capacités de la GCC dans une grande variété de situations, sous réserve de servir
les intérêts de l’UE et d’oeuvrer, in fine, pour la sécurité des citoyens européens. En ce sens,
l’ancien chef de la DG IX souligne l’importance de définir des mandats clairs, réalistes et
réalisables dans des délais raisonnables1161.
1160
1161
Ibid. p. 44.
SERRANO, op. cit., pp. 45-46.
267
Primauté des fins sur les moyens
Les éléments présentés plus haut sont assurément utiles pour une meilleure compréhension de la
GCC européenne. La SES de 2003 a tracé les grandes perspectives. Nous avons par ailleurs
identifié des critères tangibles pour guider le choix des « moyens ». Plus largement, les
réflexions du praticien SERRANO donnent un éclairage original sur l’état d’esprit qui anime les
stratèges-artisans du volet civil de la PESD : la GCC européenne n’est pas une fin en soi.
Comme la PESD tout entière, elle n’est qu’un outil au service d’une politique et, ultimement, de
la sécurité des citoyens.
Nicole GNESOTTO estime d’ailleurs qu’il n’est pas utile de « réinventer la roue »1162 en
matière de PESD puisque les besoins sont finalement bien connus. La priorité devrait être en
revanche donnée à la PESC car c’est la politique étrangère qui donne sa signification aux
opérations européennes. L’envoi de soldats ou de policiers ne devrait donc pas seulement
illustrer la « bonne volonté » des Européens à participer aux efforts internationaux en matière de
paix et de sécurité. La PESD devrait agir au contraire comme un levier pour accroître l’influence
de l’UE dans les solutions diplomatiques de résolution des crises. Ce serait d’ailleurs le souhait
des citoyens européens : à quoi bon dépenser des millions d’Euros dans des missions à haut
risque si le poids de l’UE n’en sort pas renforcé ? La PESD ne prend donc son sens qu’en tant
que moyen permettant de renforcer une vision de l’Europe (cf. Chapitre VI).
La GCC : instrument aussi de la puissance d’influence des Etats
Nicole GNESOTTO1163 rappelle en outre le rôle crucial des Etats membres. L’Union ne saurait
en effet reposer sur des Etats délégitimés : ce n’est que parce que les Etats-Nations cherchent à
être respectés et efficaces dans le monde que l’Union peut être elle-même mieux reconnue.
Laurent DUREY1164 a montré par ailleurs l’avantage qu’auraient les Etats à s’impliquer
véritablement dans la gestion civile des crises pour « tirer un meilleur parti global d’une
contribution au déploiement militaire ». Pour ce haut-fonctionnaire français, la diplomatie et
l’aide au développement classiques ne suffisent plus: il faut désormais être capable d’intervenir
plus directement pour renforcer les Etats en faillite ou en transition. Pour une puissance comme
la France, ce serait même indispensable pour espérer continuer à peser et rayonner car « c’est
dans l’aptitude à participer au déploiement d’un continuum articulé de capacités civilo-militaires
que se jugera dans l’avenir le potentiel d’influence d’un Etat dans la solution des crises ».
Laurent DUREY ajoute : « C’est la recherche d’une capacité de peser par une contribution à un
dispositif multilatéral qui sera, de plus en plus, l’aune à laquelle se mesurera l’influence des
Etats »1165.
Pour résumer, le primat du politique, la défense des intérêts partagés mais surtout, les finalités
sécuritaires relient clairement le volet civil de la PESD aux enjeux de la stratégie de sécurité et
de défense. Il semble dès lors intéressant de voir maintenant comment la GCC est abordée à
1162
Nicole GNESOTTO, « Why EU Strategy is relevant today », March 2007, op. cit.
Ibid.
1164
Laurent DUREY, « La gestion civile des crises : quelques leçons de l’implication française en Côte d’Ivoire »,
Questions internationales, n°23, 2007, pp. 106-107.
1165
Ibid. pp. 106-107.
1163
268
l’échelon immédiatement inférieur du raisonnement stratégique, c’est-à-dire au niveau de la
stratégie générale militaire.
La gestion civile des crises et la Transformation des forces armées européennes
Analyser la GCC au niveau militaro-stratégique n’est pas une tâche aisée. Une première raison
est la difficulté à identifier ce qui relève de la stratégie générale militaire de l’Union. On notera
ainsi l’absence d’un Livre blanc de la sécurité et de la défense européenne ou d’un document
équivalent (Strategic Defence Review1166, Revue quadriennale de défense, etc.) qui prolongerait
utilement la SES. De la même façon, il n’existe pas de Concept d’emploi des forces à l’échelle
de l’UE d’où pourrait découler une doctrine militaire proprement européenne1167. Malgré les
Objectifs globaux (Helsinki, 2008, 2010) et malgré l’existence d’une documentation toujours
plus étoffée (ex : le concept pour les Groupements tactiques), l’édifice doctrinal de la PESD
reste modeste. Ce dernier demeure en effet soumis pour l’essentiel au dogme de
l’interopérabilité avec l’OTAN, ce qui limite les possibilités d’imagination créatrice (cf. le
Chapitre XII sur la stratégie opérationnelle).
La deuxième difficulté tient à la gestion civile des crises elle-même : comment concevoir des
capacités « non militaires » dans une chaîne opérationnelle objectivement dominée par les
militaires ? Comment élaborer un vocabulaire adapté ? Comment dépasser en outre
l’impression de dispersion entre les différents domaines de la GCC ? Ainsi, s’il y a
effectivement des documents doctrinaux sectoriels (pour la police, l’Etat de droit,
l’administration…), il reste à définir les grandes lignes d’un hypothétique Concept d’emploi
pour le volet civil de la PESD.
Pour répondre à ces interrogations, il importe de rappeler tout d’abord ce que recouvre la
stratégie générale militaire. Il convient ensuite de présenter les questions soulevées par la thèse
du Général Rupert SMITH sur l’avènement de « la guerre au milieu des populations ». Quelles
conclusions tirer pour les grandes orientations militaro-stratégiques de l’UE ? Enfin, il faut faire
une lecture critique du travail prospectif amorcé par l’Agence Européenne de Défense (AED)
pour préparer la PESD aux enjeux sécuritaires à l’horizon 2025. Les réflexions de l’AED sontelles de nature à dynamiser les synergies civilo-militaires de la PESD ? Sont-elles au contraire
trop déconnectées de la GCC telle qu’elle existe actuellement ?
La stratégie générale militaire
Composante majeure de la stratégie d’un Etat, la stratégie générale militaire repose sur les
principes d’autonomie de décision et de suffisance même si certains pays peuvent faire le choix
délibéré de confier tout ou partie de leur défense à une puissance tierce. Par extension, on
parlera aussi de la stratégie générale militaire d’une alliance ou d’une organisation
internationale de sécurité (l’OTAN fournissant un excellent exemple).
1166
Voir par exemple : Strategic Defence Review, UK MOD, 1998.
En matière d’emploi des forces, la pensée militaire distingue généralement le concept (le pourquoi) de la
doctrine (le comment). Cette différenciation est moins claire dans les armées anglo-saxonnes. Cf. Chapitre XII.
1167
269
La stratégie générale militaire renvoie concrètement au Concept d’emploi des forces qui traite
de « la conception, la mise sur pied, l’organisation et la mise en œuvre des moyens militaires en
vue d’atteindre les objectifs définis par le projet politique national (ou multinational) dans le
cadre d’une stratégie d’ensemble ».
Une fois encore, la pensée du Général POIRIER fournit des éléments pertinents pour
approfondir la réflexion : la stratégie militaire ne peut évidemment se concevoir que par rapport
à la stratégie globale conduite à l’échelon supérieur. Découlant de l’analyse du rapport finsmoyens, elle permet de définir les principales classes de forces et les systèmes d’armes mais
aussi, les conditions et les modalités de leur emploi en vue des engagements futurs (dont il faut
imaginer les formes prévisibles). La construction d’un « outil stratégique » repose sur des
présupposés, des modèles, des paradigmes et des « schèmes intellectuels » qui s’enracinent
indéniablement dans une culture stratégique1168. Il s’agit donc « de codifier et
d’institutionnaliser l’agir collectif et son esprit en définissant une doctrine stratégique puis une
doctrine militaire reposant sur un langage commun, des corps de notions, de concepts, de
principes, de règles et de normes » 1169.
Pour l’épistémologue de la stratégie, les grandes orientations politiques et les principes
directeurs de la stratégie générale militaire doivent être conçus au plus haut niveau car « la
pensée régalienne et législatrice (…) ne peut se constituer qu’au sommet du système politicomilitaire, au niveau de l’instance politique et de ses conseils civils et militaires ». Cependant, la
pensée stratégique ne se réduit pas aux instances dirigeantes1170. En effet, chaque exécutant est
un décideur à son propre niveau. En outre, les décideurs sont influencés par la somme de petites
décisions prises sous l’influence de multiples organismes qui participent à « l’atomisation de la
pensée de l’agir » : think tanks, états-majors, lobbies industriels... Le système politico-militaire
qui conçoit et oriente la stratégie générale militaire présente donc une structure « multipolaire,
hiérarchisée et maillée », ce qui rend à l’évidence plus complexe son analyse. Ce qui est vrai à
l’échelle d’un Etat se vérifie assurément lorsque l’on cherche à étudier la stratégie générale
militaire - et de sécurité - de l’UE.
La stratégie générale militaire se décompose par ailleurs en deux sous-catégories principales : la
stratégie des moyens et la stratégie opérationnelle (cf. Chapitres XI et XII). Dans un souci
d’exactitude, il faut cependant mentionner également deux sous-catégories supplémentaires, à
savoir la stratégie de déploiement et la stratégie d’influence.
La première renvoie au stationnement et au prépositionnement des forces mais aussi, aux plans
de montée en puissance et de projection, enfin, aux capacités de transport et de projection. C’est
par exemple tout le travail fait par l’UE pour doter la PESD de moyens de transport stratégique
inter-théâtres (dimensions aérienne et maritime de la PESD). Au niveau de la GCC, on citera la
création de réservoirs d’experts civils et les accords visant à autoriser l’emploi de moyens
militaires pour transporter des capacités de protection civile dans le cas d’une intervention sous
l’égide de la PESD. La stratégie de déploiement inclut de la même façon les réflexions pour
doter la GCC de bases logistiques permanentes, à l’instar de la base des Nations Unies à
Brindisi (Italie).
La stratégie d’influence vise pour sa part à crédibiliser les forces nationales face aux autres
armées et notamment, face aux partenaires et aux alliés. Nous avons ainsi déjà montré plus haut
1168
POIRIER, La nouvelle alliance, op. cit.
Ibid.
1170
Lucien POIRIER, Sociologie de la pensée militaire : http:///gustave.club.fr/penser_strategiquement2.htm (site
consulté le 07 juin 2007).
1169
270
comment les Etats membres de l’UE peuvent considérer les différents domaines sectoriels de la
GCC comme autant de moyens pour promouvoir leur savoir-faire et assurer leur leadership : en
matière de gendarmerie, au travers du modèle d’administration publique…1171. Au niveau
européen, on rappellera enfin comment l’UE utilise la GCC pour se positionner sur le
« marché » de la sécurité internationale.
Le paradigme de la « guerre au milieu des populations »
Après ces généralités concernant le niveau militaro-stratégique, il convient d’étudier maintenant
les principes sous-jacents qui guident la Transformation des armées européennes et, a fortiori la
PESD.
L’évolution rapide du contexte sécuritaire international ne facilite pas la tâche de ceux qui ont la
responsabilité de concevoir la stratégie générale militaire. Il faut souligner en tout cas
l’influence en Europe de la thèse radicale du Général britannique Rupert SMITH1172 sur la
« futilité de la force » et l’avènement d’un nouveau paradigme de la « guerre au milieu des
populations » (wars amongst people). Penseur militaire iconoclaste, Rupert SMITH s’inscrit en
effet en faux avec le processus de Transformation des forces armées tel qu’il est conduit depuis
les années 1990. Comme sa grande sœur, la Révolution des Affaires Militaires (RMA), la
Transformation repose-t-elle sur une vision erronée du phénomène guerrier contemporain ?
Le premier mérite du général-théoricien est tout d’abord de réhabiliter la notion de guerre : non
la guerre n’est pas morte et il convient de s’y préparer. Mais l’idée-force de Rupert SMITH
bouscule surtout la pensée unique militaire : l’ère n’est plus aux guerres industrielles. Or, les
armées occidentales restent prisonnières des vieux schémas hérités des Guerres Mondiales et de
la Guerre froide. En continuant à miser sur les armements lourds et sur la victoire militaire
rapide, elles se prépareraient aux guerres du siècle dernier au lieu de prendre en compte la
nouvelle réalité : les populations sont devenues tout à la fois le milieu des engagements et leur
objet.
Se référant explicitement à la thèse son homologue britannique, le Général français Vincent
DESPORTES1173 annonce pour sa part des conflits longs, complexes et éminemment
politiques1174. L’enjeu n’est plus d’anéantir l’ennemi lors d’une bataille décisive. Il s’agit au
contraire de « rallier » la population, ou, plus exactement, la grande masse des indécis dans des
actions de contact combinant - dans la durée - la coercition et la persuasion. Du fait de la loi de
l’action réciproque et de la loi du contournement, les conflits asymétriques continueront à
désavantager les armées qui occupent le terrain sans le contrôler1175 et qui sous-estiment la
capacité de l’adversaire à imposer ses propres règles « hors normes ». Or, c’est précisément
1171
DURAY, op. cit.
Rupert SMITH, L'Utilité de la Force : L'Art de la Guerre Aujourd'hui, Paris, Economica, 2007. Rupert SMITH a
excercé de nombreuses responsabilités opérationnelles dans les années 1990, y compris comme DSACEUR.
1173
Vincent DESPORTES, Penser autrement - La guerre probable, Paris, Economica, 2007.
1174
On pense aussi aux travaux annonçant le « retour du guerrier » : Martin VAN CREVELD, The Transformation of
War, New York, The free Press, 1991. Voir aussi Robert KAPLAN, La stratégie du guerrier – De l’éthique païenne
dans l’art de gouverner, Paris, Bayard, 2003.
1175
En outre, la majorité des interventions devrait se faire à l’avenir en milieu urbain.
1172
271
l’action « hors limite » qui devient la règle et une « surprise stratégique » est toujours à
craindre : les attaques du 11 septembre fournissent un très bon exemple en la matière1176.
Il faudrait donc « penser autrement » pour « redonner son utilité à la force ». En effet, la force
n’est utile que si elle se traduit en efficacité politique en « administrant de la puissance »1177. On
retrouve ici la persistance du binôme fins-moyens et le primat du politique : la victoire n’est pas
une fin en soi et il faut toujours se préoccuper de la paix qui suivra1178. C’est ce que traduit la
notion d’état final recherché (EFR) dans les opérations de stabilisation contemporaines.
La guerre au milieu des populations trouve en effet sa résonance principale dans le concept - à
la mode - de stabilisation. La stabilisation est l’une des trois phases du continuum interventionstabilisation-normalisation. Mais elle est surtout une fonction stratégique à part entière, dans le
sens où le succès ou l’échec de cette étape cruciale influe directement sur l’ensemble des actions
entreprises1179.
Pour Rupert SMITH et, à un degré moindre, Vincent DESPORTES, ces évolutions majeures
supposent un changement des mentalités et des structures. Il faudrait réorienter d’urgence les
principes directeurs de la stratégie générale militaire des Etats occidentaux. Cela suppose de
mieux lier la « sécurité » et la « défense » mais sans les confondre. De façon générale, il faudrait
viser la convergence des moyens et des actions en misant sur la polyvalence des forces et non
leur hyperspécialisation. Dans la « guerre des trois blocs » (cf. Chapitre XII), il faut surtout des
soldats capables d’agir selon un continuum non linéaire où les postures sont réversibles en
permanence. En effet, il n’y a plus des actions de « coercition » d’une part et des actions de
« maîtrise de la violence » d’autre part. Les deux modes d’action sont liés.
Le paradigme de la guerre au milieu des populations interroge donc le nouvel équilibre
capacitaire à réaliser entre les forces conçues pour le combat technologique de haute intensité et
les forces dites de stabilisation (dont les capacités civiles de « stabilisation & reconstruction »
sont d’une certaine façon les dérivées). L’idée selon laquelle « qui peut le plus peut le moins »
est à relire de façon différente.
Le débat est dès lors de savoir s’il faut renoncer ou non au modèle d’armées duales. L’ancien
Chef d’Etat-major de l’Armée de Terre française préférait pour sa part rester prudent car le défi
est double : « Conserver des capacités de guerre conventionnelle à un niveau strictement
suffisant et adapter notre outil de combat à l’autre guerre, la plus probable, celle qui se conduit
au milieu des populations » 1180. Cela influe aussi sur les choix à porter entre les différentes
armées (terre, air, mer, voire gendarmerie) mais aussi entre les armes (ex : infanterie versus
artillerie) et les systèmes d’armes (ex : char versus hélicoptère, avion de combat versus drone de
surveillance). Enfin, cela suppose de mieux prendre en compte les dimensions non militaires
dans le cadre de stratégies interministérielles et interagences. C’est ici que l’on retrouve la
valeur ajoutée de l’Union européenne et sa gestion civile des crises.
1176
DESPORTES, La guerre probable, op. cit.
Ibid.
1178
LIDDELL HART, op. cit.
1179
DESPORTES, Penser autrement, op. cit.
1180
Préface du Général Bruno CUCHE in Rupert SMITH, Rupert, op. cit. Le Général CUCHE fut Chef d’état-major
de l’Armée de terre en France de 2006 à 2008.
1177
272
Impact dans l’UE et implications pour le volet civil de la PESD
Il est trop tôt pour évaluer l’impact concret de la thèse du Général SMITH sur les armées
européennes. Ses idées font cependant débat, notamment en France et au Royaume-Uni, deux
nations dont on connaît l’influence sur l’avenir de la PESD. Rupert SMITH se réfère en tout cas
explicitement à l’Union européenne qui présente selon lui un grand potentiel en construisant un
appareil civilo-militaire capable de proposer un nouveau modèle mieux adapté aux nouvelles
conflictualités. Pour SMITH, la PESD offre effectivement une « page blanche » opportune
tandis que l’OTAN reste prisonnière des lourdes structures du passé1181.
Sur le fond, il y a en tout cas une parenté évidente entre la pensée de Rupert SMITH et celle de
Robert COOPER. Ce dernier a d’ailleurs consacré un article laudateur à l’ouvrage de son
compatriote1182. Citant aussi CLAUSEWITZ et sa conception trinitaire de la guerre, COOPER
insiste ainsi sur la nécessité de disposer de forces adaptées aux nouvelles tâches1183. Celles-ci
doivent pouvoir appliquer la contrainte au bon endroit et au bon moment, avec le degré
nécessaire. Cela suppose également de mieux connaître (et comprendre) l’adversaire en
recourant à des éléments de police, à des linguistes, à des spécialistes des médias... Il faut noter
enfin la présence remarquée de Javier SOLANA lors de la présentation officielle du livre de
Rupert SMITH et la façon claire dont le SG/HR pour la PESC a souscrit aux idées qui y sont
développées1184.
Plus généralement, on retiendra que le nouveau paradigme de la guerre au milieu des
populations a reçu un écho non négligeable dans les cercles militaires européens. Ce paradigme
fournit de plus un cadre intéressant pour réfléchir à la place dévolue aux moyens non militaires
d’intervention, catégorie dans laquelle on peut ranger les capacités européennes de GCC.
Pourtant, au-delà du discours, comment ces capacités sont-elles réellement prises en compte
dans la stratégie générale militaire des Etats et de l’UE ?
Quels enjeux pour l’UE au niveau militaro-stratégique ?
La faible lisibilité de la stratégie générale militaire de l’Union tient à plusieurs raisons déjà
évoquées à de multiples reprises : quelle est la finalité ultime de la PESD : la gestion des
crises ou une défense commune intégrée et autonome ? Comment dépasser l’approche du plus
petit dénominateur commun ? Comment établir une relation équilibrée avec l’OTAN (cf.
Chapitre VIII) ?
1181
Rupert Smith, Solana et la futilité de la force, article en ligne sur www.dedefensa.org, site consulté le 22 janvier
2006.
1182
Robert COOPER, « The Utility of Force by General Sir Rupert Smith », The Sunday Times, 18 September 2005.
1183
Citant Mme RICE qui avait affirmé que la 82° Airborne n’avait pas pour vocation de conduire les enfants au
Kindergarten, COOPER s’interroge avec SMITH sur la nécessité d’adapter les moyens aux nouvelles missions et non
l’inverse.
1184
Présentation le 19 janvier 2006 dans le cadre du SDA (Security & Defence Agenda). Javier SOLANA, Robert
COOPER et Rupert SMITH sont tous les trois membres de cet organisme bruxellois influent où sont débattues
informellement de nombreuses questions liées à la sécurité transatlantique et européenne. Le SDA montre aussi que
la constitution de communautés épistémiques suppose aussi l’existence de des structures de rencontre privilégiées.
Cf. Rupert Smith, Solana et la futilité de la force, op. cit.
273
Dans une conférence sur les buts et les ambitions de la PESD, Robert COOPER soulignait la
difficulté de l’entreprise : l’Europe est un moyen mais aussi une fin. Pour comprendre la PESD,
il faut saisir la particularité de l’Union elle-même. Citant MACHIAVEL, COOPER rappelle
ainsi que ce sont les bonnes lois et les bonnes armées qui fondent la souveraineté étatique. Or,
l’Union européenne n’est pas un Etat. Elle promulgue des lois mais ses forces armées restent
dans les mains des pays membres. Elle n’est pas non plus une alliance de défense collective tout
en étant plus qu’une alliance : avec son marché unique, sa monnaie et sa politique commerciale
communes, elle affiche en outre la volonté de développer une politique étrangère. La PESC et la
PESD ne sont donc pas uniquement des instruments pour servir les intérêts de l’UE : elles sont
développées également pour « créer un intérêt européen ». Dès lors, une Europe forte doit
pouvoir disposer d’une « dimension sécuritaire » qui puisse tout autant générer de la politique
qu’exécuter des décisions de nature politique1185.
Sur un plan plus concret, la PESD est en tout cas « construite » au travers des processus liés aux
différents Objectifs globaux1186. Nous avons déjà insisté sur le décalage entre les deux volets
civils et militaires et sur le « rattrapage » qui semble se faire depuis 2004-2005. Nous avons
montré aussi comment ce rattrapage résulte de la convergence de plusieurs tendances :
- le soutien de l’Allemagne et d’autres pays favorables depuis le début au développement de la
dimension civile de la PESD (Suède, Finlande) ;
- un intérêt de plus en plus grand de la France pour la GCC dans ses différentes
composantes1187 ;
- la volonté britannique de faire de l’Union européenne le cadre privilégié pour développer des
capacités civiles en complémentarité avec l’OTAN1188 ;
- enfin, l’absence de « menace » pour la souveraineté des Etats car l’intergouvernementalisme
reste la règle en matière de GCC.
A défaut d’un Objectif global civilo-militaire unique, on notera aussi le choix symbolique de
synchroniser le nouvel Objectif civil global sur son équivalent militaire. L’année 2010 est donc
devenue un horizon commun pour les deux processus alors que fin 2007, l’UE envisageait
encore de relancer la GCC sur la période 2008-2012. Un plan s’étalant sur cinq années aurait été
plus réaliste mais l’affichage de la cohérence entre les deux volets de la PESD semble avoir pris
le pas. Se posent néanmoins plusieurs questions auxquelles il est difficile de répondre en l’état.
La première est la question de l’équilibre optimal à trouver entre les volets civil et militaire (et
son corollaire : la répartition des ressources financières). Le paradigme de la guerre au sein de
populations a le mérite de souligner l’importance des dimensions non militaires. Apporter - à
Vingt-sept - une réponse concrète sur le plan quantitatif et qualitatif est en revanche beaucoup
plus difficile.
1185
ESDP Goals and Ambitions , Remarks to USEU-POLMIL Conference by Robert COOPER, 12 October 2005,
op. cit.
1186
Rappel : Objectif global d’Helsinki et Objectif global 2010 sur le plan militaire ; Objectifs civils globaux 2008 et
2010 pour la GCC.
1187
Le Livre Blanc français de juin 2008 reste cependant discret sur la thématique : Défense et sécurité nationale Livre Blanc, Paris, Odile Jacob, 2008. Voir notamment pp. 216-218.
1188
La stratégie nationale de sécurité britannique de 2008 ne donne cependant aucune indication sur le sujet : The
National Security Strategy of the United Kingdom - Security in an Interdependant World, Cabinet of the Prime
Minister, Crown, Nordwich, March 2008.
274
La seconde question est celle du « partage du fardeau » entre les Etats membres. Bien que
chaque gouvernement reste libre d’engager concrètement des moyens dans une opération PESD,
est-il concevable de laisser certains pays investir le moins possible dans le volet militaire tout en
participant activement aux missions civiles (et/ou aux opérations militaires de l’OTAN) ? Peuton à l’inverse imaginer une répartition harmonieuse des tâches mais aussi, des risques et des
coûts ?
La troisième question est enfin celle de division du travail au sein même du volet civil de la
PESD : faut-il là aussi s’assurer de la participation suffisante de tous les Etats sur l’ensemble du
spectre de la GCC ? Faut-il au contraire privilégier une logique de niches en jouant sur le
savoir-faire et les avantages comparatifs des différentes nations européennes dans tel ou tel
domaine sectoriel ?
Ces dilemmes croisés montrent que la stratégie générale militaire de l’Union est encore en cours
de définition. Les premiers Objectifs globaux ont été à l’évidence volontaristes : comment faire
autrement alors que l’UE partait de rien ? Puis, le principe de réalité aidant, les ambitions ont
été revues à la baisse, les fins semblant parfois adaptées aux moyens plutôt que les moyens aux
fins… Est-ce à dire que les Etats impliqués dans la PESD ont renoncé à se préparer aux
engagements conflictuels de demain ? Assurément pas si l’on considère les travaux conduits par
l’Agence européenne de défense (AED) pour anticiper les menaces futures à l’horizon 2025.
Le Projet LTV : horizon 2025
Il convient de s’intéresser en effet à un rapport publié fin 2006 par l’AED dans le cadre d’un
projet dit LTV Project (Long Term vision)1189. Ce rapport semble curieusement être passé
inaperçu même si sa partie la plus politique a fait l’objet d’une publication grand public par
l’IES-UE1190. Le rapport de l’AED est en tout cas très utile pour comprendre comment les
acteurs du volet militaire entrevoient les grands enjeux de la PESD sur le plan militarostratégique.
Le projet LTV ambitionne de définir les besoins en matière de PESD en 2025, avec l’idée de
préparer l’avenir plus que de le prévoir1191. Une réflexion prospective est en effet indispensable
pour porter des choix en termes de capacités et d’équipements à courte, moyenne et à longue
échéance.
De façon très intéressante, le rapport de l’AED présente tout d’abord le futur contexte
international et ses implications en matière de sécurité1192. Dans un monde plus diversifié, plus
interdépendant et marqué par des inégalités croissantes, l’Europe devrait rester une région
relativement prospère même si sa prééminence déclinera sur les plans démographique et
économique. L’UE sera en revanche entourée de régions plus instables d’où la nécessité de
gérer sa périphérie. Tensions, pression migratoire et dépendance énergétique créeront une
certaine anxiété. Les sociétés européennes seront cependant de plus en plus réticentes à
cautionner des interventions extérieures impliquant l’usage de la force et le risque de pertes
1189
An Initial Long-term Vision (LTV) for European Defence Capability and Capacity Needs, European Defense
Agency, 2 October 2006.
1190
GNESOTTO and GREVI, The New Global Puzzle, op. cit.
1191
The future of ESDP, Seminar Report, ISS-EU, Paris, 6 February 2006, op. cit.
1192
C’est cette partie du rapport qui est développée dans l’ouvrage de l’IES-UE, op. cit.
275
humaines. En outre, on assistera à la poursuite de l’érosion entre « l’interne » et « l’externe »,
entre la « sécurité » et la « défense ».
Les conséquences attendues sont multiples1193. La défense au sens traditionnel du terme ne
représentera donc qu’un des aspects de la sécurité telle que perçue par les citoyens. On assistera
dès lors à une inclinaison vers les dépenses de sécurité plus que vers les dépenses de défense
tandis que l’interaction entre les champs politique, militaire et médiatique (« effet CNN ») sera
toujours plus marquée. En matière d’intervention extérieure, l’emploi de la force armée sera dès
lors de plus en plus contraint par des considérations politiques, juridiques et éthiques (respect du
droit international…) d’où des règles d’engagement plus complexes et l’exigence d’une plus
grande transparence.
Le rapport de l’AED présente alors des considérations qui s’inscrivent dans la réflexion sur la
Transformation des forces armées à l’ère de la révolution technologique, de l’information et de
la connaissance. Le développement de capacités réseau-centrées (concept NEC ou Network
Enabled Capability) est ainsi considéré comme fondamental1194 même si ce concept de la guerre
moderne soulève des défis particuliers au regard de la nature civilo-militaire de la PESD: « A
more characteristically European approach may need to be developed, different in ambition and
character (for example, with a stronger emphasis on civil-military interoperability, and on the
tactical level), albeit nested within NATO conceptual frameworks and standards »1195. Il faut en
tout cas remarquer que le CivCom a expressément demandé à être mieux impliqué dans ces
débats qui demeurent largement dominés par les militaires1196.
De façon générale, le rôle du soldat sera de plus en plus de soutenir l’action diplomatique pour
la prévention, la gestion et la résolution des crises. Il devra donc s’adapter car la force jouera un
rôle différent, la guerre et la politique n’étant plus considérées de façon séquentielle. Les
implications concrètes pour la PESD sont que les opérations de demain seront expéditionnaires
et multinationales tout en « mixant » des instruments toujours plus diversifiés1197. Désormais, le
but sera d’obtenir la sécurité et la stabilité plus que la victoire. La maîtrise de l’information et
l’exploitation de la connaissance deviendront des facteurs déterminants : « infodominance »,
« cyberespace », guerre des idées1198. De plus, le principe d’asymétrie, bien connu des stratèges
ne sera plus utilisé à des seules fins tactiques mais également dans les objectifs et dans les
valeurs. L’outil militaire ne sera donc qu’un moyen parmi d’autres :
1193
An Initial Long-term Vision (LTV), Rapport de l’AED, op. cit. pp. 9-12.
Voir pour plus de détail EDA Network Enabled Capabilities (NEC) Seminar Programme, EDA, Brussels, 25
April 2006 (www.eda.europa.eu/genericitem.aspx?area=organisation&id=149).
1195
Rapport de l’AED, op. cit. pp. 20-21
1196
CivCom advice on the draft document « Civil-Military Co-ordination (CMCO) : Possible solutions for the
management of EU Crisis Management Operations – Improving information sharing in support of EU crisis
management operations », CivCom, Doc. 14636/06, Brussels, 30 October 2006 (op. cit.).
1197
Rapport de l’AED, op. cit. pp. 13-15
1198
Pour l’UE, la notion d’exploitation de la connaissance doit être comprise au sens large : « It embraces the horizon
scanning and assessment functions that will enable us to identify and monitor gathering clouds, and to take properlyinformed decisions about the risk-versus-opportunity balance of possible interventions. It also encompasses cultural
awareness, to allow a proper understanding of the mindsets and motivations of actors in the theatre, and to facilitate
effective engagement with them. And it includes situational awareness in the conduct of operations, from the
operational headquarters to the street corner, as key to good decisiontaking and the safety and effectiveness of
deployed forces » ; Ibid. p. 20. Voir aussi le Livre Blanc français (op. cit) qui élève la connaissance et l’anticipation
au rang de fonction stratégique.
1194
276
« Interventions will be based on common objectives among Member States, thus sending a
message of a shared EU commitment to resolve the crisis. Therefore, deployment of forces
needs to be based on the principle of wide multi-nationality. Furthermore, the EU will
increasingly utilise a comprehensive approach combining its hard and soft power instruments
and coordinating civilian, military, governmental and non-governmental bodies to collectively
achieve the necessary political effects » 1199.
Le document préparé par l’AED insiste aussi sur l’importance de la promotion des droits de
l’homme, de l’Etat de droit, de la réforme du secteur de la sécurité, de la bonne gouvernance et
de la lutte contre le crime organisé: « It is unlikely that EU Member States’ forces undertaking a
crisis management operation will be denied military success - but we may be denied overall
mission achievement because we have failed to understand and plan adequately in this complex
environment, or bring other crisis management instruments effectively to bear » 1200.
Les maîtres-mots seront dès lors : la synergie ; l’agilité (réaction rapide, flexibilité, capacité à
s’adapter et à se reconfigurer) ; la sélectivité (choix parmi un grand spectre de moyens, être
informé et faire les bons choix à toutes les étapes) ; la capacité à durer (soutien logistique, y
compris sur de grandes élongations, rotations des unités et du personnel, constitution de
réserves). L’UE doit ainsi suivre deux approches complémentaires : tirer les leçons de
l’expérience tout en cherchant en permanence à s’adapter grâce au développement de nouveaux
avantages comparatifs aux différents niveaux et sur tout le spectre des missions.
Ce rapport apporte évidemment des éléments pertinents mais on peut également procéder à une
lecture critique. Le Projet LTV s’affranchit-il vraiment de la pensée unique militaire dénoncée
par le Général SMITH ? L’AED arrivera-t-elle à concevoir une vision proprement européenne,
distincte de la vision techniciste et des grands concepts mis à la mode par les Etats-Unis ?
Certes, le rapport évoque le concept NEC (Network Enabled Capability, op. cit.) qui a été
adopté par l’UE sur le modèle développé par l’Armée britannique. Le concept NEC se veut une
version « adaptée » de la guerre réseau-centrée américaine (NCW) mais sans que l’on
comprenne précisément ce qui en ferait un concept européen distinct. Une meilleure intégration
des capacités civiles semble en être la marque mais comment les capacités de GCC seraientelles concrètement prises en compte ? Si la PESD s’engage sur la voie d’une authentique
synergie civilo-militaire, arrivera-t-elle à échapper au « piège réseau-centré » dénoncé par Sami
MAKKI1201 ? Le rapport de l’AED apporte à ce stade plus d’interrogations que de réponses.
Conclusion
L’Union européenne a du mal à « penser stratégiquement ». Beaucoup d’initiatives ont eu lieu
« du bas vers le haut », selon des calendriers distincts et dans des cadres variés : SG/HR, IESUE, AED… Il en résulte une impression générale de dispersion et de confusion. Depuis fin
2003, la Stratégie européenne de sécurité a permis pourtant d’amorcer une logique inverse,
« plus réflective ». La rénovation annoncée de la SES devrait également permettre de mieux
dessiner les contours des objectifs politico-stratégiques et militaro-stratégiques de l’Union.
1199
Rapport de l’AED, op. cit. p. 13.
Ibid. pp. 13-14.
1201
Sami MAKKI, « Les enjeux de l’intégration civilo-militaire : dynamiques transatlantiques de militarisation de
l’humanitaire et incertitudes européennes », in Barbara DELCOURT, Marta MARTINELLI et Emmanuel KLIMIS,
L’Union européenne et la gestion des crises, Bruxelles, ULB, 2008, p. 215.
1200
277
L’adoption d’une vraie démarche verticale et cohérente, où les différents étages de la stratégie
s’emboîteraient rationnellement, demeure cependant laborieuse.
Cette constatation s’applique tout autant aux capacités militaires qu’aux capacités civiles de la
PESD. Les deux volets peinent en outre à créer des passerelles entre eux. La Transformation des
armées selon les normes OTAN mobilise ainsi toute l’attention des establishments militaires
nationaux qui n’envisagent l’emploi des capacités civiles qu’à l’aune d’une vision techniciste de
la guerre. La prédominance de la RMA et de la culture stratégique américaine mais aussi, le rôle
du lobby militaro-industriel et les enjeux commerciaux de la R&D1202 sont dès lors des freins
pour que la GCC européenne soit prise en compte dans ses spécificités. Le résultat est que celleci continue à évoluer assez indépendamment alors qu’une imagination créatrice permettrait de
jouer à plein sur les potentialités de la PESD et de sa dualité sans équivalent. Nous reviendrons
plus en détail sur ces questions dans le Chapitre XII consacré à la stratégie opérationnelle. Mais
il faut étudier auparavant la GCC sous l’angle de la stratégie des moyens. Celle-ci permet en
effet de conceptualiser le volet civil comme un « système de forces » à part entière malgré ses
nombreuses particularités.
1202
Recherche et développement.
278
279
Chapitre XI : la gestion civile des crises et la
stratégie des moyens
Résumé
Ce chapitre étudie le volet civil de la PESD sous l’angle de la stratégie des moyens qui vise à
construire un « système de forces » complet et cohérent. Il s’agit ainsi de mettre en relief la
logique rationnelle qui a guidé les progrès de la GCC sur le plan « capacitaire ». Ce chapitre
montre en particulier comment l’UE et les Etats membres sont passés du quantitatif au
qualitatif, en affinant progressivement leurs efforts pour une meilleure corrélation entre le
niveau d’ambition, les besoins opérationnels et les moyens effectivement disponibles. Il analyse
également le poids des contraintes budgétaires et logistiques avant d’aborder le défi crucial des
ressources humaines (recrutement, formation). En ce sens, le façonnement d’une
« culture PESD » par le truchement d’une Politique pour la formation en matière de PESD
mérite un développement particulier.
Introduction
Les premières missions civiles ont servi à bien des égards de test pour la PESD. Tout en offrant
une visibilité satisfaisante, ces actions sont restées longtemps modestes, tant dans leur
dimension que dans leurs objectifs. L’affichage et la modération sont des attitudes
compréhensibles pour un nouvel acteur de sécurité. Mais les Européens ne pourront pas limiter
la GCC à des petites missions de RSS. Surtout, ils n’auront pas toujours « le choix » de leur
terrain d’engagement si « l’offre » qu’ils apportent suscite une « demande » croissante, de la
part des Etats-Unis en particulier.
Des actions de plus grande ampleur se profilent dès lors déjà1203. Celles-ci seront plus difficiles
et plus risquées, tant pour l’intégrité physique du personnel que sur le plan politique et
opérationnel (missions multidimensionnelles, aspects logistiques…). Il a déjà été souligné que
l’envoi des missions en Afghanistan et, surtout, au Kosovo a marqué en ce sens un saut
supplémentaire (cf. Chapitre IV). Le déploiement en un temps record d’observateurs sur le
territoire géorgien répond à la même logique. Comment dès lors s’assurer que les moyens seront
adaptés aux fins et aux besoins réels et non l’inverse ?
La stratégie des moyens vise précisément à construire un appareil performant de sécurité et de
défense, au-delà de la simple addition de capacités militaires et/ou civiles. Une stratégie des
moyens consistante et pérenne suppose de traduire les grandes impulsions politiques en
1203
Cf. The future of ESDP, Seminar Report (2006 ) ; ESDP : From Cologne to Berlin and Beyond (2007), op. cit.
280
décisions et en actes sur les plans organisationnel, budgétaire et humain. Cela ne peut se faire
qu’au travers d’une maturation intellectuelle doublée de la prise en compte permanente des
enseignements de l’expérience.
Ce qui est vrai au niveau national se vérifie - et se complexifie - à l’échelle européenne où les
Etats restent maîtres des dispositifs qu’ils souhaitent engager, tant « sur le papier » qu’en cas de
crise conjoncturelle. Il faut donc revenir sur la démarche suivie depuis 1999 pour générer un
ensemble de capacités civiles dépassant la mutualisation des ressources nationales existantes.
Les efforts pour doter la PESD de capacités militaires sont largement discutés dans la littérature
académique ou spécialisée. La façon dont le volet civil est lui-même développé dans une
stratégie des moyens qui ne dit pas son nom est en revanche beaucoup plus méconnue. Certes,
en matière civile, tout paraît plus dérisoire. Comparée à la lourde décision de construire un
nouveau porte-avion pour les quarante prochaines années, la création d’unités de police ou
d’équipes d’experts civils peut sembler quantité négligeable. Les effectifs totaux concernés
restent peu impressionnants, sans commune mesure avec les dizaines de milliers de soldats
mobilisables (en théorie) dans le cadre du volet militaire1204.
Pourtant, même en matière de GCC, on ne saurait sous-estimer la difficulté à concevoir un
système de forces à vocation opérationnelle. Le volet civil de la PESD n’a de sens que s’il peut
s’appuyer sur des moyens concrets, c'est-à-dire tout d’abord des hommes et des femmes,
suffisamment nombreux, bien équipés, formés et entraînés pour les missions difficiles qui les
attendent. Les agents de la GCC doivent en effet pouvoir intervenir rapidement, avec efficacité
et détermination. Cela suppose qu’ils comprennent bien les tâches qui leur sont assignées et les
buts poursuivis. Ils doivent enfin agir dans des cadres d’emploi structurés et hiérarchisés
(missions) qui s’inscrivent eux-mêmes dans une chaîne de commandement reliée au plus haut
niveau de la prise de décision. La GCC doit ainsi couvrir les trois dimensions interdépendantes
de la « capacité opérationnelle » comprise au sens militaire du terme : la structure des forces, la
disponibilité opérationnelle1205 (réaction rapide et projection) et la capacité à durer1206.
La première partie de cette recherche a déjà mis en relief les principales dynamiques de la GCC
européenne. Sans revenir sur cette masse foisonnante d’éléments empiriques, il convient
d’analyser maintenant certains aspects qui méritent des éclairages particuliers. A chaque fois, il
s’agira d’insister sur les synergies possibles avec le volet militaire.
Il faut tout d’abord rappeler ce que recouvre la stratégie des moyens et comment cette
composante essentielle de la stratégie générale militaire se traduit dans le contexte spécifique de
la PESD. Les Processus d’acquisition et d’amélioration des capacités civiles et militaires
constituent en ce sens les « voies-et-moyens » de l’UE pour se doter d’un outil de sécurité et de
défense performant.
Il faut procéder ensuite à une analyse d’ensemble de la méthodologie suivie pour générer les
capacités de la GCC. Cette démarche est très inspirée du volet militaire. Elle repose sur un
savant dosage de pragmatisme (faire appel à la contribution volontaire des Etats membres) et de
réflexion prospective (méthode des scénarios).
1204
Rappel : à peine 3000 personnes seront engagées dans les missions civiles PESD quand EULEX Kosovo sera
totalement déployée. Les structures bruxelloises sont elles-mêmes réduites en personnel. Nous verrons cependant que
l’UE travaille sur des scénarios théoriques qui engagent des effectifs beaucoup plus conséquents.
1205
« Readiness ».
1206
« Sustainability ».
281
Ce chapitre s’intéresse également aux enjeux financiers et matériels. La GCC demeure en effet
soumise à de nombreuses contraintes juridiques, budgétaires et logistiques qui pèsent
directement sur l’efficacité opérationnelle des missions civiles PESD. Comment améliorer par
ailleurs l’interopérabilité civilo-militaire ? Faut-il recourir plus largement aux services des
acteurs commerciaux privés ?
Enfin, le défi des ressources humaines est étudié tout spécialement. Le recrutement, la formation
et la « préparation morale et opérationnelle » des acteurs de la GCC sont des facteurs décisifs de
succès. A cet égard, les efforts pour promouvoir plus largement une « culture PESD »
mériteront un éclairage particulier.
PESD et stratégie des moyens
Le poids prépondérant de la stratégie des moyens
La stratégie des moyens consiste à définir quels systèmes de forces et quelles capacités doivent
être développés en fonction du spectre des menaces, des fins énoncées par le niveau politique,
sans oublier les ressources financières disponibles. En matière militaire, elle se décline
traditionnellement en stratégie génétique (organisation des armées, choix des systèmes
d’armes), en stratégie industrielle d’armement et, enfin, en stratégie logistique.
Elle recouvre donc de multiples aspects : structures de commandement et agencement des
forces, questions relatives au financement et à l’équipement mais aussi, politique des ressources
humaines. Seule la cohérence de ces différentes dimensions permet de construire un édifice qui
peut répondre aux exigences du « contrat opérationnel » défini par les instances dirigeantes (cf.
Fig. 25, page suivante).
282
Fig. 25 : la stratégie des moyens, un édifice tourné vers l’opérationnel
Opérations
Formation et
entraînement
Concepts et doctrine
Structures de commandement
et organisation des forces
Personnel et équipement
.
La stratégie des moyens domine la réflexion politico-militaire du fait des contraintes
économiques et budgétaires qui pèsent sur toute entreprise de nature stratégique. Ce caractère
« dimensionnant » s’explique également par le poids croissant de la stratégie des armements.
Les systèmes d’armes modernes sont en effet toujours plus sophistiqués et coûteux. Leur
programmation s’échelonne sur plusieurs années voire plusieurs décennies, limitant de ce fait
les marges de manœuvre et les possibilités d’inflexion des politiques engagées.
On soulignera en outre le rôle influent du complexe militaro-industriel1207 mais aussi des
experts, des bureaucraties, des parlementaires... Cette myriade d’acteurs/décideurs participe à
l’opacité et à la faible intelligibilité des choix opérés en matière de stratégie des moyens, y
compris dans les Etats les plus démocratiques. En effet, les lois de programmation militaire
restent peu accessibles au grand public en raison de leur complexité et de leur technicité.
Que dire alors de la stratégie des moyens adoptée par les Etats membres pour donner du contenu
à l’Europe de la défense ? Comment analyser en particulier les efforts de longue haleine pour
générer à l’échelle de l’UE des capacités civiles d’intervention ?
Quelles ambitions ?
La stratégie des moyens - telle que nous l’avons définie plus haut - est évoquée dans le jargon
PESD comme un double Processus d’acquisition et d’amélioration des capacités civiles et
militaires. Ces capacités sont développées au travers des différents Objectifs globaux. Ces
1207
Nucléaire, aéronautique, armement, chantiers navals, technologies de l'information et de la
communication…
283
derniers sont des cadres programmatiques pluriannuels. Ils possèdent toutefois leur propre
dynamique du fait de la nature itérative de la démarche1208.
Néanmoins, comment l’acquisition de capacités civiles PESD est-elle présentée dans le discours
européen ? Quelles sont les ambitions affichées et sous quelle forme ? La Déclaration
ministérielle qui a conclu la Conférence d’amélioration des capacités civiles de 2007 est à cet
égard significative1209. Prenant acte du développement rapide du volet civil de la PESD
(diversification des domaines d’intervention, accroissement du nombre de missions, expansion
géographique), les ministres décrivent tout d’abord la GCC comme un « growing body ». Cette
expression est en soi révélatrice de la difficulté à qualifier la gestion civile des crises au-delà de
la somme de ses capacités sectorielles (vision holistique).
La GCC est décrite toutefois très clairement comme un outil (tool). Son rôle général (overall
role) est de participer au « soutien apporté par l’UE à la paix et à la sécurité internationale ».
Pour cela, la GCC ne représente cependant qu’un des moyens disponibles au niveau européen.
C’est leur combinaison qui doit permettre à l’Union de répondre de façon cohérente au « large
spectre des tâches de gestion des crises ». La Déclaration ministérielle de 2007 souligne ainsi la
nécessité d’identifier et d’exploiter les synergies entre la GCC et les autres moyens dans
différents secteurs: protection du personnel sur le terrain, formation, logistique, équipements et
passation des marchés… Il convient par ailleurs de rechercher, au cas par cas (as appropriate),
la coopération et la coordination avec les acteurs extérieurs et ceci, dans le plein respect des
principes d’autonomie et de suffisance (cf. Chapitre VIII). Enfin, la GCC doit continuer à
accueillir favorablement les contributions des Etats tiers.
En phase avec la SES de 2003, il s’agit ainsi de pouvoir déployer, sur court préavis et en
quantité suffisante, des capacités civiles hautement qualifiées, avec un soutien satisfaisant et un
équipement approprié. Ces capacités doivent donc être « développées » mais aussi
« renforcées » selon les besoins. Le personnel doit en outre recouvrir (across) les différents
domaines prioritaires pour permettre une « présence civile cohérente sur le terrain ». Il s’agit
enfin de donner une meilleure « visibilité politique » à la GCC, tant au niveau de l’Union qu’au
niveau des Etats membres.
Les « capacités » : voies-et-moyens de la PESD
Au-delà des grands objectifs, cette brève analyse de discours montre aussi que la phraséologie
de la PESD fait un usage tout azimut du terme « capacités »1210. Celles-ci correspondent de fait
aux « voies-et-moyens » du stratégiste. Ce terme générique renvoie à des réalités très
diversifiées : capacités de planification et de soutien, capacités opérationnelles, capacités de
soutien opérationnel mais aussi, procédures, concepts et éléments doctrinaux, aspects liés aux
équipements, au Training (formation individuelle et collective)... On perçoit le risque de
confusion sémantique d’où la nécessité d’apporter ici des éléments de clarification.
1208
L’Objectif global civil est « à la fois cause et conséquence, il se nourrit de sa propre logique » (citation d’un
expert du Secrétariat Général du Conseil, août 2008).
1209
Conférence d’amélioration des capacités civiles, 19 novembre 2007, op. cit.
1210
Capacities en langue anglaise (à distinguer de Capabilities qui signifie aptitute à).
284
L’expression capacités de planification et de soutien fait référence à la Chaîne PESD étudiée à
plusieurs occasions dans les chapitres précédents1211. En aval des principales institutions de la
PESD (SG/HR, COPS, CMUE, CivCom), l’UE dispose en effet de structures à vocation
directement opérationnelle : EMUE, CPCC, Centre opérationnel de la Cellule civilo-militaire…
Nous avons déjà souligné les enjeux politiques des débats sur la création possible d’un étatmajor européen de rang équivalent au SHAPE. En matière de GCC, le vide laissé par ce
« chaînon manquant » a été contourné - provisoirement ? - par la création de la CPCC, en lien
avec la WKC. Ces différentes structures ont été aménagées et sécurisées (notamment sur le plan
des communications) dans des locaux spécifiquement dédiés, en « colocalisation » avec les
structures militaires. Du personnel nouveau a été recruté ou mis à disposition par les Etats
membres. Enfin, l’organisation d’exercices réguliers permet d’améliorer toujours plus les règles
de fonctionnement. Ces efforts restent pourtant soumis à de nombreuses contraintes et la
création d’une structure de commandement plus cohérente semble à terme inéluctable (cf.
Chapitre VII).
Dans la terminologie PESD, les capacités opérationnelles renvoient quant à elles aux forces
mobilisables dans le cadre de l’UE : groupements tactiques, « flotte européenne »… Pour la
GCC, il s’agit du personnel civil et policier identifié au sein des Etats membres dans le cadre de
la démarche capacitaire (cf. infra). Ce personnel est le « réservoir de forces » du volet civil de
la PESD grâce à la constitution de bases de données (pour l’instant surtout nationales) recensant
les profils et les qualifications des experts dans les domaines prioritaires.
Enfin, les missions civiles PESD ont révélé également le besoin urgent de se doter de capacités
de soutien opérationnel1212 pour assurer des fonctions transversales1213 : le soutien administratif
et logistique (hébergement, alimentation, maintenance, soutien santé…) mais aussi la protection
du personnel1214 et des missions1215. Ces fonctions participent directement à la « capacité à
durer » des actions PESD et à la « résilience » du personnel engagé dans un environnement
hostile.
1211
Cette thématique a suscité de nombreux travaux dans l’UE grâce à l’insistance du SG/HR. Les principaux
documents concernés ont déjà été cités dans cette recherche mais il est utile de les réunir ici pour montrer la
continuité des efforts : Report on Planning and Mission Support capability for Civilian Crisis Management, SG/HR,
Brussels, July 2003 ; Presidency report to PSC on planning and mission support capability for civilian crisis
management, Presidency, EU Council, Doc. 13500/2/03, Brussels, 17 October 2003 ; Report on planning and mission
support capability for civilian crisis management, PSC, EU Council, Doc. 13835/03, Brussels, 23 October 2003 ;
Draft Council Conclusions on planning and mission support capability for civilian crisis management, EU Council
Secretariat, Doc. 14547/03, Brussels, 10 November 2003 ; Letter of SG/HR, Javier SOLANA on Planning anf Mission
Support, Brussels, 30 April 2004; Letter from Javier SOLANA, SG/HR, to Mr. Tony BLAIR, President of the
European Council, SG/HR, S416/05, Brussels, 14 December 2005 ; Letter of SG/HR to the Heads of State and
Government on Hampton Court Follow-up, 13 June 2006..
1212
Civilian Headline Goal 2008 – List of required capabilites in mission, EU Council, Doc. 13595/06, 5 October
2006, op. cit.
1213
Remarque : dans l’organigramme d’une mission civile PESD, on retrouve implicitement les fonctions exercées
par les bureaux des Etats-Majors militaires : J1 personnel; J2 renseignement ; J3 conduite des opérations ; J4
logistique ; J5 planification ; J7 systèmes d’information et de communications ; J7 entraînement et exercices ; J8
budget et finances ; J9 coordination civilo-militaire.
1214
Draft guidelines on protection of civilians in EU-led crisis management operations, EU Council Secretariat, Doc.
14805/03, Brussels, 14 November 2003.
1215
Il faut par ailleurs prendre en compte la sécurisation des infrastructures, les questions liées au danger des mines et
des engins explosifs utilisés à des fins terroristes… L’AED consacre 55 millions d’Euros à un programme axé sur la
protection des forces dont la GCC bénéficie indirectement.
285
Deux critères distinctifs et décisifs : la réaction rapide et la multifonctionnalité
Par delà la diversité des « capacités » de la GCC, il faut souligner en outre deux
aspects identifiés par l’UE comme des signes distinctifs du volet civil de la PESD: la réaction
rapide et la multifonctionnalité.
L’UE mise en effet sur son aptitude à pouvoir projeter dans de brefs délais les moyens de la
GCC dans les situations de crise. L’acquisition de « capacités de réaction rapide » est donc
identifiée comme un critère déterminant pour la disponibilité opérationnelle. De fait, les efforts
dans ce domaine ont suivi deux traces parallèles.
L’UE et les Etats membres ont développé tout d’abord des « Eléments de police rapidement
projetables » (RDPE)1216. Le concept RDPE recouvre en fait deux types de forces de police : les
Unités de police intégrées (UPI) et les Unités de police constituées (Formed Police Units ou
FPU)1217.
Les UPI sont des modules directement employables dans des missions de police traditionnelles :
conseil, tutorat voire tâches de substitution. Les FPU sont en revanche des unités de type
« gendarmerie mobile » pouvant être engagées avec leurs propres capacités de commandement
et de soutien dans des actions de maintien de l’ordre « lourd ». Surtout, les FPU peuvent être
placées si besoin sous hiérarchie militaire, au sein d’une force de stabilisation (ce concept dérive
des MSU de la SFOR et de la KFOR)1218. L’UE a ainsi déjà procédé à des exercices visant à
assurer la transition d’une FPU entre une opération militaire PESD et une opération relevant de
la GCC. Ce cas de figure ne s’est cependant pas encore produit en réalité.
Nous avons vu par ailleurs que la Suède s’est fortement impliquée dans la création d’équipes
civiles d’intervention rapide (Rapidly deployable Civilian Response Teams ou CRT). Le
Concept CRT défini en 2005 prévoit essentiellement trois cas d’engagement1219 :
- les missions d’évaluation (assessment and fact-finding) ;
- les missions pour préparer la montée en puissance d’une opération civile PESD ( Mission
build-up). Ce type de mission répond, de fait, à la logique militaire du « harpon » (tête de pont)
et du « détachement avancé » (bridging measure) ;
- les missions pour renforcer un dispositif européen de gestion des crises déjà présent sur le
terrain (renforcement rapide d’une mission dans tel ou tel domaine, par exemple en cas de
détérioration de la situation ou de besoins nouveaux).
Les CRT ne constituent pourtant pas des « groupements tactiques civils ». Le personnel qui
constitue le pool CRT n’a été mobilisé jusqu’à présent que sur une base individuelle ou au sein
de petits éléments ponctuels. Des réflexions sont toutefois menées sur l’opportunité d’insérer
une CRT provisoirement dans un groupement tactique militaire1220, en cas « d’ouverture de
1216
Concept for rapid deployment of police elements in an EU-led substitution mission, EU Council Secretariat, Doc.
8508/2/05, Brussels, 20 October 2006 (déclassification partielle).
1217
Cf. aussi la FGE qui sert de cadre privilégié pour développer et tester ces concepts sur une base
intergouvernementale.
1218
Source : Gendarmerie nationale (France).
1219
Civilian Headline Goal 2008: Multifunctional Civilian Crisis Management Resources in an Integrated Format –
Civilian Response Teams, Doc. 10462/05 (op. cit.).
1220
Status quo/Perspectives in civilian, police and civil-military capabilities development within the EU and
cooperation with CHG 2008, Presentation Given by Brigadier General Reinhard TRISCHAK, 23 April 200, op. cit.
286
théâtre » notamment1221. L’objectif serait alors d’assurer au personnel civil une protection
initiale. Néanmoins, il ne s’agit aucunement de créer des modules d’intervention mixtes. Cette
hypothèse est jusqu’à présent rejetée unanimement, tant par les militaires que par les civils en
charge de la GCC.
En sus de la réaction rapide, le Concept CRT se distingue aussi par la volonté de disposer de
capacités interdisciplinaires et polyvalentes. Grâce aux CRT, l’UE évoque ainsi le
« déploiement de capacités multifonctionnelles de gestion civile des crises dans un format
intégré ». A échelle supérieure, cela s’est traduit aussi par la création de missions civiles
« intégrées » dépassant l’approche unisectorielle initiale.
Une stratégie des moyens qui combine pragmatisme et réflexion
Il faut s’intéresser maintenant plus spécialement à la méthodologie qui a été suivie pour générer
les capacités opérationnelles de la GCC. Depuis la définition des premiers objectifs en 20002001, la démarche d’ensemble repose sur un savant dosage de pragmatisme (faire appel à la
bonne volonté des Etats membres) et de réflexion (méthode prospective des scénarios, définition
de concepts innovants).
En guise de préalable, il faut insister une fois encore sur les « deux niveaux » de la stratégie des
moyens de la PESD: le niveau de l’UE, qui agit comme catalyseur, et le niveau des Etats
membres, qui fournissent l’essentiel des capacités. Par ailleurs, la planification des capacités ne
doit pas être confondue avec la planification des missions. Seule la première nous intéresse ici
directement. C’est elle qui permet de définir le volume de forces et les moyens nécessaires à
longue échéance. La planification des missions est en revanche circonstancielle puisqu’elle vise
à rassembler des moyens en vue d’une action opérationnelle particulière (les militaires parlent à
cet égard de « génération de force »). Bien entendu, ces deux types de planification sont
interdépendants. La préparation concrète des missions de terrain représente en effet un « test »
(reality check) sur la pertinence des choix opérés en amont et elle permet d’opérer en retour des
ajustements1222.
La démarche capacitaire : une méthodologie calquée sur le volet militaire de la PESD
Marque d’un évident pragmatisme, la méthode capacitaire est largement inspirée de la démarche
suivie dans le domaine militaire depuis l’Objectif global d’Helsinki (1999) et ses « 60.000
hommes projetables en moins de 60 jours pour une durée d'au moins un an ».
1221
L’ouverture de théâtre (First entry) suscite toutes les attentions des planificateurs militaires car ce type de
mission est le plus exigeant sur le plan opérationnel, sécuritaire et logistique.
1222
Cf. Par exemple Lessons from the planning of the EU Police Mission in BiH (EUPM), Autumn 2001-December
2002, EU Council Secretariat, Doc. 11206/03, Brussels, 14 July 2003 (op. cit.) ; A Review of the first 100 days of the
EU Police Mission in Bosnia and Herzegovina (EUPM) - Civcom advice, EU Council Secretariat, Doc. 12269/03,
Brussels, 5 September 2003 (op. cit.) ; Draft Aceh Monitoring Mission (AMM) - Lessons Identified and
Recommendations, EU Council, Doc 6596/1/07 REV 1, Brussels, 15 October 2007.
287
L’Objectif d’Helsinki avait permis de réaliser tout d’abord un Catalogue des forces sur la base
des engagements volontaires des Etats1223. Au regard des lacunes identifiées1224, l’UE avait lancé
ensuite le Plan d’action européen sur les capacités1225. Des panels sectoriels furent mis en place
pour permettre aux experts nationaux de combler progressivement les déficits. Quatre principes
généraux devaient guider le processus1226 : l’effectivité et l’efficacité (amélioration qualitative et
quantitative, développement de la coopération interétatique) ; le pragmatisme par une approche
du bas vers le haut ; la coordination avec les acteurs extérieurs (l’OTAN notamment); enfin, la
recherche du soutien des opinions publiques par la transparence et la visibilité.
On retrouve ici tous les ingrédients d’une démarche de nature stratégique. De nombreux
observateurs ont néanmoins émis des doutes sur la détermination réelle des Etats Européens à
s’engager sur une telle voie. Les progrès du volet militaire de la PESD furent jugés peu
convaincants et l’adoption en 2004 d’un nouvel Objectif global militaire fut analysée comme
une révision à la baisse des ambitions d’Helsinki. Que dire alors de la GCC et de la démarche
capacitaire suivie dans le volet civil ?
Une démarche toujours plus affinée
A ses débuts, la GCC européenne s’est contentée de recenser prudemment les capacités
nationales déjà existantes. Les sommets fondateurs (cf. Chapitre II) ont permis toutefois de fixer
progressivement des Objectifs concrets, tant sur le plan quantitatif que sur le plan qualitatif.
Enfin, les premières Conférences ministérielles d’engagement (2001 pour la police puis a/c de
2002 pour l’ensemble des domaines prioritaires) ont été l’occasion pour les Etats de faire
connaître publiquement quels moyens ils étaient prêts à mettre à la disposition de l’Union.
Cette démarche par le bas1227 a été sensiblement affinée puis « renversée » suite au Plan
d’action pour les capacités civiles de juin 2004. C’est en effet à partir de cette période que
l’Union nouvellement élargie a commencé à développer une vraie stratégie des moyens, à la fois
rationnelle et finalisée. Le processus de l’OGC sert depuis lors de cadre pour mettre en oeuvre
une planification des capacités rigoureuse et incrite dans le temps (cf. partie I).
La première étape de cette démarche a consisté à nommer une équipe de projet pour l’OGC
2008 et à fixer un échéancier contraignant1228 : organisation d’ateliers de travail et de
séminaires, rythmés eux-mêmes pour faciliter la préparation des réunions du Conseil et des
sommets européens. Dans le premier semestre de 2005, les premiers travaux ont permis
d’établir notamment des hypothèses-clés de planification stratégique ainsi que des scénarios
illustratifs d’engagement.
1223
« Pledges conferences » ou conférence d’engagement sur les capacités.
« Shortfalls ». Les déficits sont en réalité de deux ordres : ceux qui découlent d’un manque d’implication des
Etats dans la PESD et ceux qui révèlent l’absence de certaines capacités au sein même des armées nationales.
1225
PAEC (ou ECAP en anglais).
1226
Burkhard SCHMITT, European Capabilities Action Plan (ECAP), update, EU-ISS, Paris, September 2005, p. 2.
1227
En janvier 2003, Agnieska NOWAK écrivait : « La définition de la gestion civile des crises prend actuellement
forme au sein du Conseil. Celui-ci a toutefois décidé de recenser tout d’abord des objectifs concrets selon une
approche pragmatique « par le bas », axée sur les besoins opérationnels »: NOWAK, 2003, op. cit. p. 15.
1228
Civilian Headline Goal 2008 – Proposals by the Council Secretariat on the Management of the Processs during
2005, EU Council Secretariat, Doc. 5761/05, Brussels, 26 January 2005, op. cit.
1224
288
Cette méthodologie dite « méthode des scénarios » est utilisée classiquement en prospective
militaire et de défense. L’analyse des tendances lourdes et des germes de rupture sert en effet à
éclairer les décisions stratégiques1229. Le Projet LTV conduit au niveau militaro-stratégique par
l’Agence européenne de défense (op. cit.) fournit un bon exemple de ce genre d’exercice. Mais,
cette démarche d’anticipation sert aussi à élaborer plus concrètement des scénarios
d’engagement qui, à leur tour, permettent de cerner les besoins futurs sur le plan technicoopérationnel.
A partir des cinq scénarios illustratifs rédigés dans le cadre de l’OGC 2008 (présentés en détail
plus loin), l’UE a ainsi pu affiner progressivement ses « voies-et-moyens » en matière de
gestion civile des crises. A l’automne 2005, un questionnaire a été envoyé aux Etats
membres1230 en vue de définir un Plan d’amélioration des capacités civiles1231. Sur la base
d’une liste ciblée de déficits prioritaires1232, un catalogue des besoins1233 a ensuite été élaboré.
Les gouvernements ont alors été incités à préciser officiellement leurs engagements lors des
conférences capacitaires organisées désormais annuellement1234. Un questionnaire a été envoyé
sur le même schéma aux pays tiers désireux de s’impliquer dans la GCC européenne1235. Cela a
permis d’entériner un nouveau Plan d’amélioration pour les capacités civiles pour l’année
20071236. La dynamique est donc enclenchée comme le montrent les travaux sur le plan
conceptuel pour définir un cycle de planification des capacités civiles de la PESD1237.
Le caractère technique de ces processus est à l’évidence peu attrayant pour les médias et les
citoyens qui s’intéresseraient à la gestion civile des crises. C’est toutefois volontairement que
nous avons mis en relief le vocabulaire utilisé par les concepteurs de la GCC. Cela permet de
montrer combien les méthodologies suivies s’inscrivent dans une stratégie génétique largement
empruntée au modèle militaire. Pour autant, la démarche capacitaire est-elle à la hauteur des
enjeux propres au volet civil de la PESD ?
Renata DWAN s’était inquiétée en 20011238 du mimétisme adopté vis-à-vis du volet militaire.
Selon elle, les Etats se seraient alors contentés d’adopter une capacity-driven approach, au
mépris des besoins réels. Elle dénonçait par ailleurs l’accent mis sur le domaine « police » ainsi
que l’interprétation « sécuritaire » de la GCC. En matière de stratégie, il faut toutefois garder à
l’esprit que les « attentes » des populations bénéficiaires ne peuvent pas être confondues avec
les « besoins opérationnels ». Ces derniers sont guidés par d’autres considérations liées aux
intérêts européens. Un rapport parlementaire britannique a montré ainsi les aspects positifs de la
démarche suivie par l’UE, dans la phase initiale notamment1240.
1229
Régine MONTI, et Fabrice ROUBELAT, La boîte à outils de prospective stratégique et la prospective de
défense : Rétrospective et perspectives, CNAM-LIPS, Actes des Entretiens Science & Défense, 1998. Voir aussi
Michel GODET, Manuel de prospective stratégique, Paris, Dunod, 1998 ; Jean MARGUIN et Xavier PASCO,
Prospective de défense et de sécurité : nouvelle approche par les situations opérationnelles génériques, Paris,
Fondation pour la Recherche Stratégique, 2006.
1230
Automne 2005.
1231
« Civilian Capabilities Improvement Plan » (CCIP).
1232
«Targeted list of Priority shortfalls » (TLPS).
1233
Requirement Catalogue 05, 28 April 2006, op. cit.
1234
La Conférence ministérielle de novembre 2007 est la cinquième du genre.
1235
Civilian Headline Goal 2008 – Questionnaire on contributions from non-EU states, 14 August 2006, op. cit.
1236
CHG 2008 - Civilian Capabilities Improvement Plan 2007, 5 December 2006, op. cit.
1237
Draft policy paper on a civilian ESDP capability Planning cycle, 07 September 2007 (op. cit) ; Presidency
Report on ESDP, EU Council, Doc. 10415/08, Brussels, 16 June 2008.
1238
DWAN, 2001, op. cit. p. 9.
1240
EU : Effective in a Crisis ?, Select Committee on the European Union, HL Paper 53, House of Lords, London, 11
February 2003, p. 10.
289
La méthode capacitaire a permis tout d’abord d’établir de façon visible des objectifs. Cela a
incité les Etats membres à s’engager publiquement et donc, à s’impliquer de façon effective de
crainte d’être mis à l’index par leurs partenaires1241. De ce fait, les premiers objectifs chiffrés
ont été rapidement dépassés, du moins « sur le papier ». Le caractère a priori non contraignant
du processus a enclenché un mouvement qui atteint désormais son rythme de croisière. On l’a
vu avec l’élargissement de la GCC à de nouveaux champs d’intervention. L’effort en matière de
police puis dans les autres domaines prioritaires a permis d’identifier d’autres besoins
opérationnels. Dès lors, l’UE peut se prévaloir d’une panoplie toujours plus complète.
D’autre part, la démarche capacitaire a assuré une certaine visibilité à la PESD. Les Conférences
annuelles d’engagement et les Déclarations ministérielles subséquentes suscitent ainsi
l’attention régulière des médias. Celle-ci demeure néanmoins trop ponctuelle pour soulever un
débat public et citoyen.
Un troisième argument positif peut être avancé : la nature essentiellement intergouvernementale
de la démarche a placé les Etats au coeur des décisions. Mis devant leurs responsabilités, ils se
sont approprié progressivement la GCC1242, lui permettant ainsi de devenir une dimension à part
entière de la PESD. Cela a ancré la gestion civile des crises dans le second pilier, avec les
bénéfices que l’on sait sur le « positionnement stratégique » de l’Union et sur sa crédibilité.
L’évaluation finale de l’OGC 2008 a montré par ailleurs l’influence du processus capacitaire sur
les Etats membres et sur l’européanisation des pratiques nationales1244. Les progrès de la GCC
ont incité les différentes administrations1245 à créer de nouvelles structures et des mécanismes
qui faisaient jusque-là défaut : définition d’un guichet unique, amélioration des bases de
données... Plus largement, la démarche capacitaire favorise la coordination interministérielle et
interagences. Depuis un séminaire spécifique organisé à Varsovie en mars 2005, l’UE joue ainsi
un rôle de plus en plus actif dans le développement de capacités civiles à l’échelon national1246.
Les scenarii illustratifs de l’Objectif global civil 2008
Nous avons évoqué plus haut (cf. Chapitre IV) comment la rédaction en 2005 de scénarios
d’engagement a servi de socle pour donner à la démarche capacitaire une dimension plus
réflective. Quels sont précisément ces scénarios et quels liens peut-on établir avec les scénarios
développés - antérieurement - pour le volet militaire?
Dès 2004, l’Objectif militaire 20101247 a tracé en effet des grandes hypothèses de planification
stratégique pour les interventions PESD. Ces hypothèses se déclinent en cinq scénarios
militaires1248:
1241
« Naming and shaming ».
« Member states ownership ».
1244
Final Report on the Civilian Headline Goal 2008, 9 November 2007 (op. cit.) ; CivCom advice on the report on
the Civilian Headline Goal 2008 Workshop X « Lessons Learned from the Civilian Headline Goal 2008 process », 29
May 2007 (op. cit) ; Draft outline for conclusion of Civilian Headline Goal 2008 and establishment of the new
Civilian Headline Goal, 11 September 2007 (op. cit.).
1245
Key Stakeholders.
1246
Presidency report on ESDP, 13 June 2005, op. cit.
1247
Les principaux chantiers de l’Objectif global militaire sont la mise sur pied des groupements tactiques mais aussi
le transport aérien stratégique, la dimension maritime de la PESD (...).
1242
290
-
Séparation de parties belligérantes par la force (sécurisation de zones-clés) ;
Stabilisation, reconstruction (dans des Etats défaillants et face à une menace
asymétrique) et conseil militaire à des pays tiers ;
Prévention des conflits (déploiement préventif) ;
Opération d’évacuation dans un environnement non permissif (évacuation dite « non
combattante ») ;
Assistance aux opérations humanitaires (fourniture d’aide humanitaire).
Depuis l’OGC 2008, l’UE affiche parallèlement sa volonté de conduire de façon simultanée - et
si nécessaire dans la durée - plusieurs actions civiles mobilisant des capacités diversifiées à des
degrés variables d’engagement. L’UE doit être capable notamment de mener au moins une
opération de substitution de grande envergure, sur court préavis et dans un environnement
sécuritaire non favorable1249.
C’est dans ce cadre que cinq scenarii illustratifs ont été élaborés pour les capacités civiles1250
(l’UE parle aussi d’Options civiles ciblées, à ne pas confondre avec les Options stratégiques
civiles rédigées dans le cadre de la planification opérationnelle) :
-
I.A (bis): Stabilisation et reconstruction incluant une mission de substitution ;
I.B : Stabilisation et reconstruction ;
II : Prévention des conflits, avec notamment l’observation/surveillance et le soutien aux
bureaux des RSUE ;
III: Renforcement ciblé des institutions ;
IV: Soutien aux opérations humanitaires par des moyens civils.
Chacun de ces scénarios suppose une articulation ad hoc des différentes capacités de la GCC.
Les besoins opérationnels ont ainsi été précisés suite à un séquencement logique en six étapes.
-
Etape 1 : définition de tâches principales pour chaque scénario ;
Etape 2 : définition des tâches subordonnées pour chaque tâche principale ;
Etape 3: capacités requises (capacités concrètement nécessaires pour remplir chaque
tâche subordonnée) ;
Etape 4 : personnel nécessaire sur le plan qualitatif (individus, équipes) ;
Etape 5 : personnel nécessaire sur le plan quantitatif (sur la base aussi de considérations
liées au contexte opérationnel) ;
Etape 6 : prise en compte de la simultanéité des missions.
L’OGC 2008 ne spécifiait pas combien d’actions civiles PESD devaient pouvoir être menées en
parallèle. Le Secrétariat Général du Conseil est néanmoins parti de l’hypothèse haute (« large
scale approach ») de cinq missions simultanées - soit une par scénario - sur des théâtres
différents. Ce raisonnement par étapes a permis d’établir la somme totale du personnel requis en
matière de GCC ainsi que la répartition par scénario1251.
1248
Requirement Catalogue 2005, 28 April 2006, op. cit.
Objectif global civil à l’horizon 2008, décembre 2004, op. cit..
1250
La numérotation des scénarios est celle utilisée par l’UE. Cf. Civilian Headline Goal 2008, Report on Workshop
IX : Requiered capabilities in Mission Support for ESDP civilian crisis management missions, EU Council, Doc.
13296/1/06, Brussels, 3 October 2006.
1251
Le détail des scénarios et les données chiffrées apparaissent dans le Doc. 12573/1/05 du Conseil de l’UE, 22
septembre 2005 (Restreint UE, déclassification très partielle le 16 mai 2007).
1249
291
Il faut retenir pour finir que les « voies-et-moyens » de la GCC européenne ont pu être identifiés
grâce à une démarche qui relève clairement de l’entendement stratégique. Certes, les processus
civil et militaire ont été conduits sur des voies parallèles et selon des calendriers différents. Les
divers scénarios ne coïncident pas complètement et des adaptations seront certainement
nécessaires à l’avenir pour une meilleure harmonisation. En effet, les crises ne sont pas soit
civiles, soit militaires. Labelliser un scénario dans telle ou telle catégorie peut sembler un nonsens. L’UE travaille ainsi sur un « scénario-pilote » commun qui pourrait soutenir les deux
processus capacitaires1252. Ce chantier rencontre toutefois le scepticisme des praticiens de tout
bord. Plus largement, les planificateurs civils souhaiteraient faire évoluer les scénarios en
permanence tandis que leurs homologues militaires préféreraient conserver les scénarios actuels,
quitte à « étiqueter » ceux qui impliquent des moyens de la GCC. On notera par ailleurs des
divergences sur la terminologie et sur la notion même de scénario. La définition d’un Objectif
global civilo-militaire unifié reste par conséquent formellement exclue. Dans le meilleur des
cas, l’UE pourrait espérer publier « un seul document mais… en deux parties » 1253.
A défaut, l’OGC actuel arrivera à échéance la même année que l’Objectif militaire (2010) et des
évaluations d’étapes conjointes ont été mises à l’agenda. Le processus de l’OGC 20101254 vise
par ailleurs à développer la GCC selon trois axes principaux : la qualité, la disponibilité et les
synergies qui doivent encore être dynamisées. Il y aurait donc place pour « plus d’action » et de
façon « mieux ciblée »1255.
Financement, interopérabilité et liens avec le secteur privé
La façon dont l’UE cherche à doter la GCC européenne de structures et de principes
d’organisation relève clairement d’une stratégie génétique. Mais, l’UE développe en parallèle
une stratégie logistique qui participe également à la stratégie des moyens appliquée au volet
civil de la PESD.
A cet égard, trois points méritent d’être soulevés. Le premier a trait aux aspects budgétaires et
financiers. Le second s’intéresse aux équipements et aux enjeux de l’interopérabilité. Le dernier
étudie enfin la question du lien entre la GCC et le secteur privé.
Le financement de la GCC et des missions PESD civiles
Au-delà du plafonnement des ressources, le financement de la GCC européenne pose de façon
générale deux problèmes : celui de la flexibilité des mécanismes et celui de la coordination
avec les instruments communautaires.
Nous avons déjà étudié les difficultés rencontrées lorsqu’il a fallu engager les premières actions
civiles de gestion des crises : absence de dispositifs comptables adéquats, lourdeurs
bureaucratiques… Il faut rappeler en particulier l’indigence de l’Administration de Mostar par
1252
1253
1254
1255
Presidency Report on ESDP, 16 June 2008, op. cit.
Entretien avec un militaire de haut rang, Bruxelles, juillet 2008.
New Civilian Headline Goal 2010, 9 November 2007, op. cit.
Ibid.
292
la Commission mais aussi les premiers errements de la mission EUPM (cf. Chapitre I). De
nombreux enseignements ont été tirés de ces expériences malheureuses. Le lancement de
Proxima en ARYM a ainsi permis d’enclencher un processus d’amélioration permanente des
procédures pour permettre une allocation des crédits plus souple et proactive1256.
Il faut rappeler également que les interventions européennes dans les crises et les conflits ne
répondent pas aux mêmes logiques budgétaires selon qu’elles relèvent de la Commission ou du
Titre V (budget PESC/PESD). L’existence de bases légales différentes a naturellement alimenté
la rivalité interinstitutionnelle Commission versus Conseil qui a marqué la gestion civile des
crises à ses origines1257.
A la demande du Conseil, la Commission a néanmoins développé des dispositifs nouveaux pour
pouvoir financer urgemment des actions dans ses propres domaines de compétence : soutien à
des pourparlers de paix, action contre les mines, processus DDR… Les grands programmes
d’aide humanitaire ou de développement ne permettaient effectivement pas de débloquer des
fonds avec la souplesse nécessaire1258. C’est pour palier ce manque que le Mécanisme de
Réaction Rapide (MRR) a été créé en 20011259. Ce dernier a été mobilisé par exemple pour
accompagner l’accord de paix à Aceh et faciliter le déploiement de l’AMM. Le MRR restait
cependant limité à des actions d’une durée inférieure à six mois. Il a été refondu depuis lors
dans le nouvel Instrument de stabilité (2007). Cet instrument communautaire a été établi à la
suite d’une réforme d’ensemble des programmes d’aide1260. S’inscrivant explicitement dans le
sillage de la SES de 20031261, il remplace huit règlements préexistants pour permettre à la
Commission de mieux agir dans les situations de crise et d'instabilité, en complément des
interventions PESC/PESD. L’Instrument de stabilité comporte notamment un volet à court
terme qui sert à financer des actions de prévention ou de transition post-conflictuelle.
La Commission gère par ailleurs depuis 2004 la Facilité de soutien à la Paix pour l’Afrique
financée par le Fond européen de développement au titre des Accords de Cotonou1262. Cette
Facilité a notamment permis de soutenir la mission AMIS de l’Union Africaine au Soudan. En
RDC, elle a aussi financé un programme de réforme de la Police qui a été transféré ensuite à la
mission EUPOL Kinshasa.
La Commission conçoit en tout cas de plus en plus ses instruments financiers comme un appui
apporté aux autres moyens d’intervention de l’UE : diplomatie des RSUE, opérations civiles et
militaires… Cette convergence des efforts participe à l’accomplissement des finalités
politiques1263 dans une perspective stratégique. Il reste cependant encore beaucoup à faire pour
1256
En 2004, certains observateurs de l’AMM ont toutefois dû avancer eux-mêmes l’achat de leur billet d’avion pour
se rendre en Indonésie.
1257
Expenditure in respect of Civilian aspects of crisis management operations, EU Council, Doc. 12582/03,
Brussels, 20 March 2001 ; Financement des opérations de gestion civile des crises, Communication de la
Commission européenne, 29 novembre 2001.
1258
Les principes d’ECHO interdisent par ailleurs d’utiliser l’aide humanitaire dans des actions de nature politique.
1259
The Rapid Reaction Mechanism Supporting the European Union’s Policy Objectives in Conflict Prevention and
Crisis Management, European Commission, April 2003, op. cit.
1260
Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen relative aux instuments consacrés à
l’aide extérieure dans le cadre des futures perspectives financières 2007-2013, Bruxelles, 29 septembre 2004. Voir
aussi DEWAELE and GOURLAY, « The Stability Instrument: defining the Commission’s role in Crisis Response »,
2005, op. cit.
1261
Règlement (CE) No 1717/2006 du Parlement européen et du Conseil instituant un instrument de stabilité, 15
novembre 2006. L’Instument de stabilité prévoit un total de 2,88 milliards d’Euros sur l’exercice 2007-2013.
1262
250 millions d’Euros en 2004-2007 (9ème FED) et 300 millions pour la période 2008-2010 (10ème FED)
1263
Towards an EU response to situations of fragility - engaging in difficult environments for sustainable
293
dépasser le clivage interpiliers et les obstacles juridiques qui interfèrent sur l’Europe de la
Défense1264.
Les Traités1265 écartent ainsi explicitement le marché des armes et du matériel de guerre de la
politique de concurrence de l’Union. La création en 2004 de l’Agence européenne de défense
(AED de nature intergouvernementale) ouvre néanmoins la voie vers une approche mieux
concertée en matière de politique des armements1266, en lien avec la Commission.
Surtout, l’article 28 du TUE exclut par ailleurs clairement que les interventions « avec des
implications militaires ou de défense » puissent être financées sur le budget de l’Union dans le
cadre du Titre V. Il revient donc aux Etats membres d’assumer les coûts opérationnels, soit au
coup par coup, soit par le truchement du dispositif ATHENA1267. Or, nous avons vu dans cette
recherche que les actions PESD combinent de plus en plus les aspects civils et militaires. Que
dire alors des implications de l’article 28 TUE sur le volet civil de la PESD1268 ?
L’article 28 permet d’assurer le fonctionnement courant des institutions centrales de la PESD et
de la GCC sur le budget de l’Union mis en œuvre par la Commission. De la même façon, ce
budget1269 couvre théoriquement les coûts communs des opérations civiles décidées par une
Action commune du Conseil. La faiblesse relative des fonds alloués couplée avec
l’accroissement exponentiel du nombre de missions a longtemps incité les Etats à privilégier les
solutions ad hoc via le Comité des contributeurs (CoC) constitué pour chaque opération1270. Le
principe retenu est alors celui du « Cost lie where they fall » (contributeur-payeur): chaque
gouvernement participe financièrement à hauteur de son implication effective dans telle ou telle
action1271. Néanmoins, le budget PESC/PESD alloué pour l’exercice 2007-2013 a été
sensiblement renforcé pour mieux prendre en compte la réalité et les besoins nouveaux (Fig.
26). Cela devrait faciliter à l’avenir la préparation et le suivi des actions relevant de la GCC1273.
En 2007, 84% des crédits ont ainsi été consacrés aux opérations civiles PESD1274 (10% pour les
RSUE).
development, stability and peace, Communication from the Commission, Brussels, 25 October, 2007.
1264
Financing of ESDP operations, EU Council Secretariat Factsheet, Brussels, June 2007; Antonio MISSIROLI,
« Financing ESDP - the Operational Dimension », in Hans-Georg EHRHART und Burkard SCHMITT (Hrsg.), Die
Sicherheitspolitik der EU im Werden: Bedrohungen, Aktivitäten, Fähigkeiten, Baden-Baden, Nomos, 2004, pp.245259.
1265
Dispositions finales du TCE, art. 296.
1266
BITD européenne (Base industrielle et technologique de défense).
1267
ATHENA (créé 2004) est un fonds de roulement pour couvrir les (sur)coûts communs des activités militaires de
l’UE. Ce fonds est alimenté par les Etats membres sur la base du PNB. Remarque : six pays membres ont utilisé
ATHENA en 2005 pour couvrir temporairement (deux mois) certains coûts de l’opération civile EUSEC RD Congo.
1268
Guidelines for financing civilian crisis management operations under Title V TEU, EU Council, Doc. 12582/03,
Brussels, 23 September 2003.
1269
Titre 19 (relations extérieures), chapitre 19 03.
1270
Eleonore, SULSER, « Pour la paix, l’UE devra payer plus », Le Temps, Genève, 29 octobre 2005.
1271
L’AMM a ainsi reçu un financement mixte (9,3 millions d’Euros sur le budget de l’UE plus 6 millions fournis par
les Etats contributeurs).
1273
A titre d’exemple, l’UE a prévu 285 millions d’Euros sur 16 mois pour la mission EULEX Kosovo.
1274
Annual report from the Council to the European Parliament on the main aspects and basic choices of the CFSP
2007, Doc. 8617/08, EU Council, Brussels, 25 April 2008. Les dépenses opérationnelles sont traitées dans une soussection spécifique du budget communautaire (Chapitre 19 03, Titre 19, relations extérieures).
294
Fig. 26 : l’évolution du budget PESC/PESD (Titre V)
Budget PESC/PESD (Titre V)
2003
46 millions d’Euros
2004
62 millions d’Euros
2005
62 millions d’Euros
2006
102 millions d’Euros
2007-2013
1,74 milliard d’Euros (environ 250 millions par an)1275
(159 millions en 2007 et 285 millions en 2008)
Pour conclure, les contraintes juridiques et budgétaires sont un obstacle non négligeable pour
envisager d’éventuelles opérations civilo-militaires intégrées (l’UE distingue ainsi toujours les
CoC militaires des CoC civils). De plus, les Etats membres se sont gardés de trop
institutionnaliser le fonctionnement du volet civil de la PESD sur le plan financier. Les experts
nationaux détachés dans les structures bruxelloises sont rémunérés par leur pays d’origine. Par
ailleurs, les missions de terrain reposent elles-mêmes essentiellement sur du personnel « mis à
disposition » par les gouvernements. Ces derniers assurent les salaires de base tandis que l’UE
couvre les primes et les indemnités journalières (selon les théâtres et le niveau de danger). L’UE
cherche toutefois à aligner les rémunérations pour éviter les trop grands écarts entre les
nations1276. Cette question de l’homogénéisation des revenus n’est pas anodine car elle influe sur
la motivation des agents engagés sur le terrain. Enfin, il revient à l’échelon européen d’acquérir
les ressources matérielles nécessaires aux opérations. Une stratégie des moyens intégrale
suppose en effet de conduire également une stratégie logistique de qualité.
Logistique et interopérabilité
Les questions liées aux équipements et à l’interopérabilité sont des enjeux cruciaux pour la
PESD dans ses différentes dimensions. Celle-ci doit pouvoir s’appuyer sur une politique
industrielle d’armement à l’échelle du continent : Recherche et Développement (R&D),
acquisition de systèmes d’armes et de nouvelles capacités (avec des programmes majeurs
comme l’avion de transport A400 M). La spécificité du volet civil suppose néanmoins d’éclairer
les défis propres à la GCC.
1275
Chiffre à comparer aux 49 milliards d’Euros consacrés aux relations extérieures de la Commission sur la même
période.
1276
Guidelines for allowances for seconded staff participating in EU civilian crisis management missions, EU
Council, Doc. 14239/06, 19 October 2006.
295
Les objectifs sont guidés principalement par la nécessité de diminuer les coûts et de réaliser des
économies d’échelle. Deux voies sont dès lors possibles : d’une part, la rationalisation, via
l’interopérabilité et la standardisation, d’autre part, le recours à des technologies duales1277.
La rationalisation des équipements et des procédures préoccupe les concepteurs de la GCC de
longue date1278. En réalité, l’interopérabilité recouvre de multiples dimensions : interopérabilité
« horizontale » entre les capacités civiles et militaires, interopérabilité « verticale » entre les
moyens nationaux et la PESD et/ou l’OTAN. L’Agence européenne de défense résume ces
enjeux de la façon suivante :
« Interoperability needs to be at the heart of all European capability development work.
Expeditionary, multi-national operations, with strong inter-action with civil instruments, require
interoperability within national forces, between national forces, and with civilian actors. Just as
equipment is only one element of capability, so the interoperability requirement relates to all
other aspects of capability, from language to procedure to training »1279.
Recourir à des technologies duales consiste par ailleurs à tirer profit des ressources développées
en milieu civil au lieu de conduire de lourds programmes à des fins strictement militaires.
Geneviève SCHMEDER1281 parle à ce sujet « d’utilité collatérale ». De nombreuses
technologies civiles sont en effet faciles à acquérir à moindre coût « sur étagères ».
Selon les cas de figure, le volet civil de la PESD peut dès lors utiliser soit du matériel civil, soit
des ressources adaptées de la gamme militaire. La question des véhicules fournit en ce sens un
bon exemple. Dans la plupart des missions civiles, l’UE aura intérêt à utiliser des véhicules
civils tout terrain, aisément disponibles sur le marché. Certains contextes nécessiteront en
revanche d’utiliser des moyens blindés, ce qui suppose l’achat de matériels particuliers.
L’acquisition des équipements de la GCC ne saurait être en tout cas déconnectée des réflexions
conduites dans le cadre de la modernisation des forces armées. On pense ici aux liens avec les
Technologies de l’Information et de la Communication, mais aussi à l’usage des drones et des
capacités spatiales (ex : pour les missions de contrôle et de surveillance). Enfin, le volet civil de
la PESD partage avec le volet militaire le souci de la protection du personnel et de la mobilité :
mobilité stratégique inter-théâtres1282, mobilité tactique grâce aux hélicoptères ... On retrouve ici
la notion de stratégie de déploiement présentée plus haut comme une composante à part entière
de la stratégie générale militaire.
Le lien avec le volet militaire est particulièrement pertinent en matière de systèmes C3ISR
(commandement, contrôle, communications, « intelligence », surveillance, reconnaissance), que
ce soit à Bruxelles ou au sein des missions. La crédibilité des interventions civiles et/ou
militaires repose en effet sur la protection des échanges d’information (Information Exchange
Requirements ou IER1283) et sur une intégration de la GCC dans la boucle OODA (Observation,
1277
Geneviève SCHMEDER, « Equipment, Resources and Inter-operability », in GLASIUS and KALDOR, 2006, op.
cit., pp. 290-310.
1278
Standardisation and Interoperability, EU Council, Doc. 13307/01, 26 October 2001, op. cit.
1279
An Initial Long-term Vision (LTV), Rapport de l’AED, op. cit., p. 21.
1281
Op. cit.
1282
On pense ici aux difficiles négociations interinstitutionnelles pour fixer l’emploi de moyens de transport
militaires au profit des capacités de protection civile. Plus globalement, les interactions de la GCC avec les
dimensions aérienne et maritime de la PESD restent à explorer.
1283
Methodology for Information Exchange Requirement, CivCom, Doc. 14939/06, 8 November 2006, op. cit..
296
Orientation, Décision, Action). Ce chantier est un cas concret des efforts de l’AED pour
dynamiser les synergies civilo-militaires dans le cadre des capacités réseau-centrées (cf. supra
et Chapitre XII).
Dans la même veine, le CivCom s’intéresse aux besoins spécifiques de la GCC en matière
d’applications spatiales (imagerie, télédétection…)1284. De fait, le Centre d’observation
satellitaire de Torrejon est pleinement impliqué dans la préparation et le suivi des
opérations/missions européennes. Plus encore, l’Union cherche à inclure aujourd’hui la GCC
dans sa politique spatiale globale1285. On citera à cet égard les enjeux liés au système de
navigation GALILEO1286 (système compatible mais indépendant du GPS américain) mais aussi
au programme GMES (Global Monitoring for Environment and Security) conduit
conjointement par l’Agence spatiale européenne (intergouvernementale) et la Commission de
Bruxelles1287.
Une stratégie logistique cohérente suppose de fixer également des règles pour l’acquisition, la
gestion et la (re)mise en condition des matériels avant, pendant et après les différentes missions.
Depuis le Plan d’action de 20041288, l’UE s’efforce ainsi d’améliorer son « régime de passation
des marchés publics » tout en définissant des « accords-cadres relatifs à la fourniture
d’équipements standards ». Faut-il privilégier l’achat de matériels produits en Europe ? Peut-on
imaginer le rachat de moyens utilisés par d’autres organisations (par exemple quand la GCC
prend le relais des Nations Unies comme au Kosovo) ? Autant de questions qui montrent la
difficulté de l’entreprise. L’idée est en outre de constituer des « kits de base » et de créer des
installations de stockage permanentes à l’instar de la Base logistique de l’ONU à Brindisi
(Italie).
Enfin, l’UE se doit de doter les agents de la GCC d’un équipement individuel adapté (gilets
pare-éclats…). Cela passe aussi par la fourniture de signes distinctifs (bérets, badges...),
éléments certes symboliques mais qui participent - au même titre que le drapeau européen - à la
visibilité des actions PESD sur le plan local et international. La stratégie d’influence est faite
d’une somme de petits détails… A l’instar des policiers, il est également prévu que les
observateurs civils des missions de surveillance puissent être, le cas échéant, pourvus d’un
armement d’autodéfense. Cela posera à terme la question de la standardisation des matériels
dans une logique de mutualisation toujours plus poussée.
L’Union ne peut par conséquent s’en remettre aux seules lois du marché ou au bon vouloir des
Etats membres pour donner à la GCC les moyens nécessaires à son bon fonctionnement. Il
revient donc aux structures bruxelloises d’impulser par le haut la stratégie logistique du volet
civil de la PESD. Cela pose cependant la question de l’externalisation de certaines fonctions à
des contractants privés.
1284
Outline of Generic Space Systems Needs for Civilian Crisis Management Operations, EU Council, Doc.
10970/06, Brussels, 27 June 2006..
1285
European Space Policy - Communication from the Commission to the Council and the European Parliament,
European Commission, Brussels, 26 April 2007.
1286
Green paper on Satellite Navigation Applications, EU Council, Doc. 16540/06, Brussels, 8 December 2006.
1287
www.gmes.info/
1288
Voir aussi Letter of SG/HR, Javier SOLANA on Planning anf Mission Support, Brussels, 30 April 2004, op. cit.
297
Les liens avec le secteur privé et commercial
L’effacement de la distinction guerre/crise/paix et la globalisation ont favorisé le phénomène
désormais bien connu de la « privatisation de la guerre »1289. Cela se traduit notamment par une
expansion très discutée du marché des compagnies privées, tant dans le domaine de la sécurité
que dans le domaine militaire stricto sensu (Dyncorp, Halliburton, Blackwater...)1291. On sait
que ce mouvement est encouragé par les Etats-Unis, sur les théâtres afghan et irakien
notamment. Il est vrai que recourir à ce type de sociétés1292 présente des avantages pour un
gouvernement : flexibilité, contournement du contrôle parlementaire... A contrario, les
compagnies privées ont l’inconvénient majeur de pratiquer le mélange des genres, leur champ
d’action couvrant des activités très variées : aide à la reconstruction, support logistique des
troupes mais aussi, fonctions de police, gestion du système pénitentiaire... A l’extrême, certaines
sociétés se rapprochent par ailleurs du mercenariat pur et simple, avec toutes les dérives
possibles.
Il existe évidemment en Europe des compagnies de sécurité multinationales ou para-étatiques.
Les Etats sont libres d’y recourir selon les règles définies par leur législation interne. Il y aurait
en revanche danger pour l’UE à sous-traiter ses responsabilités en matière de gestion des crises.
L’Union ne s’y est d’ailleurs pas trompée en générant ses propres capacités de soutien pour la
GCC. Cela n’exclut toutefois pas le recours à des contractants privés pour certaines tâches
logistiques spécifiques, y compris sur les théâtres extérieurs1293.
La GCC européenne apparaît en tout cas comme un anti-modèle du système actuel américain.
Ce dernier recourt massivement à des acteurs privés pour remplir des fonctions équivalentes au
volet civil de la PESD: police, administration transitoire… La création en cours d’une Standing
US civilian response capabilities de 2000 spécialistes (cf. Chapitre VIII) changera-t-elle la
donne ? Il faut en tout cas se féliciter du choix des Européens de recourir à du personnel étatique
ou assimilé. MACHAVIEL avait d’ailleurs lui-même déconseillé l’emploi de troupes auxiliaires
ou mercenaires qu’il jugeait peu fiables. On notera dès lors les attentions du Conseil de l’UE
pour développer une ambitieuse politique des ressources humaines.
L’enjeu crucial des ressources humaines
Tous les stratégistes, CLAUSEWITZ et LIDDELL HART en tête,1294 soulignent l’importance
du facteur humain et de la « force morale » pour le succès des actions en milieu conflictuel. La
question des ressources humaines est dès lors primordiale pour toute entreprise de nature
stratégique. Elle est au coeur de la stratégie des moyens qui vise à faire de la GCC un véritable
outil au service de l’Union. L’approche européenne en la matière se singularise de fait sur
plusieurs points : un strict contrôle par les Etats membres ; l’adoption de règles éthiques
1289
Sami MAKKI, Militarisation de l’humanitaire, privatisation du militaire, CIRPES/EHESS, Paris, 2004.
GHEBALI, Victor-Yves, « Les compagnies de sécurité militaire privées : Eléments d’une problématique
générale », Rentrée Militaire automnale 2005 de la Brigade d’infanterie 2, Saint Maurice (CH) ; Alison BAILES and
Caroline HOLMQVIST, The Increasing Role of Private Military and Security Companies, Study, Policy Department
External policies, Brussels, European Parliament, October 2007 (en coopération avec ISIS Europe).
1292
Sami MAKKI, « La privatisation des fonctions de défense aux Etats-Unis : vers un nouveau modèle de politique
étrangère », Diplomatie Magazine, n°1, janvier 2003, pp. 66-70.
1293
Cette question de l’externalisation a été le sujet de la 3ème Conférence annuelle de l’AED, Bruxelles, 27 février
2008 (source: Agence Europe, 29/02/08).
1294
Op. cit.
1291
298
sourcilleuses ; enfin la volonté de construire plus largement une « culture européenne de
sécurité et de défense ».
Ce sous-chapitre décrypte donc les défis particuliers du recrutement et de la formation des
agents de la GCC. Ces deux aspects sont essentiels pour la préparation opérationnelle. Il analyse
ensuite les efforts réalisés pour favoriser plus largement l’émergence d’une « Culture PESD »
dans le sens d’une européanisation toujours plus marquée1295.
Le défi de la sélection et du recrutement du personnel
Nous avons étudié plus haut la méthodologie suivie par l’UE pour développer quantitativement
et qualitativement les capacités opérationnelles de la GCC. Le vivier dans ce domaine semble
sans limite (vingt-sept pays rassemblant près de 500 millions d’habitants). La planification
concrète des missions représente pourtant à chaque fois un enjeu de taille pour ce qui concerne
la sélection et le recrutement du personnel. Contrairement aux armées qui disposent d’effectifs
permanents, le volet civil de la PESD peine en effet à constituer un réservoir d’experts
réellement mobilisables pour intervenir sur des théâtres extérieurs (l’UE semble ainsi avoir du
mal à fournir le personnel nécessaire pour la mission EUPOL Afghanistan qu’elle veut pourtant
doubler).
A cet égard, il faut rappeler tout d’abord le profil particulier des spécialistes recherchés. La
singularité de la GCC suppose de recourir essentiellement à du personnel mis à disposition sur
une base individuelle par les Etats membres ou par les organes de la PESD (fonctionnaires
nationaux ou européens). Seul ce type de personnel peut fournir les garanties nécessaires en
matière de discrétion (maniement de données classifiées1296) mais aussi, pour le respect des
règles de comportement1297 et des directives reçues du niveau politique.
Ce critère de la fiabilité, essentiel dans le cadre d’une démarche stratégique, est ignoré par les
ONG de paix et par tous ceux qui militent pour que la GCC fasse appel plus largement aux
ressources de la société civile (sur le modèle des Corps civils de paix, des Volontaires pour les
Nations Unies et des pratiques de la Commission en matière de surveillance électorale1298).
Soulignant l’expérience acquise sur le terrain par les experts non gouvernementaux (en matière
de développement notamment), Catriona GOURLAY écrivait ainsi: « Limiting recruitment of
civilian crisis management personnel to national civil servants (…) appears unnecessarily
restrictive, and clearly reduce the EU’s overall capacity. Moreover, it is also unclear wether
national civil servants are always the most appropriate personnel for international
operations »1299. Cet argument nous semble cependant méconnaître la vraie nature et les finalités
profondes du volet civil de la PESD.
1295
Pour une analyse détaillée de ces questions, cf. Stéphane PFISTER, « Le volet formation de la PESD : vers
l’émergence d’une culture européenne de sécurité et de défense ? », Congrès annuel de l’Association suisse de
science politique, Balsthal, 3 novembre 2006.
1296
Les agents des missions civiles PESD doivent ainsi détenir l’habilitation Secret UE ou équivalent.
1297
CIVCOM Advice on the Generic Standards of Behaviour for ESDP Operations, 12 May 2005 (op. cit) et Generic
Standards of Behaviour for ESDP Operations, 18 May 2005, op. cit.
1298
Cf. le projet NEEDS (Network of Europeans for Electoral and Democracy Support: www.needs-network.org/).
1299
Feasibility Study on the European Civil Peace Corps (ECPC), January 2004, op. cit.
299
Un autre élément qui explique la difficulté à trouver le personnel de la GCC est par ailleurs le
critère de disponibilité. A la différence des militaires, les fonctionnaires (policiers, magistrats…)
n’ont généralement pas vocation à être projetés à l’étranger, a fortiori sur court préavis et dans
des situations pouvant menacer leur intégrité physique. Se porter volontaire pour des missions
civiles PESD est en outre souvent mal perçu par les administrations d’origine qui pénalisent
ensuite le déroulement de carrière des intéressés.
Ces différents obstacles ont été clairement identifiés par l’UE. Les enjeux de la sélection et du
recrutement ont ainsi donné lieu à de nombreux travaux dans le cadre de l’OGC 20081300. Suite
au séminaire de Varsovie de 2005 (op. cit.), les Etats ont notamment été incités à se doter d’une
législation appropriée1301 et à favoriser les échanges entre les bases de données nationales.
Enfin, dans le cadre du processus post-Hampton, l’UE met progressivement en place un outil de
gestion des capacités civiles1302 inspiré du dispositif REACT de l’OSCE1303. Ce système
informatisé repose sur la standardisation de fiches de postes à partir de tâches génériques
identifiées dans les différents domaines de la GCC. A terme, l’ambition est de pouvoir disposer
à l’échelon européen d’une véritable base de données nominative et régulièrement mise à jour.
Ces efforts s’inscrivent plus largement dans le cycle de planification des capacités civiles de la
PESD en cours de définition1304.
Formation et mise en condition opérationnelle
La formation (Training)1305 est un autre aspect déterminant de la gestion des ressources
humaines en matière de GCC. Les hommes et les femmes sélectionnés doivent être au fait du
fonctionnement de la machinerie européenne et des structures de la PESD. Ils doivent également
être préparés sur le plan moral, administratif et technique à leur futur emploi. Enfin, ils doivent
avoir une compréhension approfondie de l’environnement complexe dans lequel ils seront
amenés à évoluer. La formation dispensée aux agents de la GCC recouvre donc des aspects très
divers : gestion du risque et du stress, esprit d’équipe et travail en milieu multiculturel1306,
éthique et déontologie1307, compétences linguistiques, cadre juridique de la mission, contexte
politique et historique du pays hôte... Autant d’éléments qui participent directement à la « mise
en condition opérationnelle » du personnel.
La formation pour le volet civil de la PESD n’est cependant pas totalement formalisée et encore
moins centralisée. En 2001, l’ONG finlandaise CMI (Crisis Management Initiative) avait
1300
Civilian Headline Goal 2008 – Draft recommendations and guidelines on the raising of personnel for EU civilian
crisis management, 9 October 2006, op. cit.
1301
La Finlande dispose par exemple depuis 2004 d’un cadre juridique spécifique : Act on the participation of
civilian personnel in crisis management, Doc. 1287/2007, Ministère finlandais de l’intérieur, 2004.
1302
Civilian capability management tool, partiellement opérationnel depuis juin 2008.
1303
Rapid Experts Assistance and Cooperation Teams, op. cit.
1304
Draft policy paper on a civilian ESDP capability Planning cycle, September 2007, op. cit.
1305
Le terme français formation est utilisé par l’UE pour traduire le mot anglais training. Training signifie
néanmoins tout autant formation (générale) qu’instruction (technique). Au sens militaire, l’instruction est en outre
soit individuelle soit collective. Elle se distingue de l’entraînement, destiné à tester la capacité opérationnelle des
unités d’une certaine ampleur par des exercices et des simulations.
1306
Notons ici que chaque agent de la GCC intervient dans un contexte réellement multinational (contrairement aux
militaires qui interviennent généralement au sein d’unités constituées).
1307
Generic Standards of Behaviour for ESDP Operations, op. cit.
300
pourtant proposé de créer à l’échelle européenne une institution spécialisée 1308. L’UE avait en
effet fondé peu avant le Collège européen de police (CEPOL)1309. Il fallait donc offrir des
programmes dans les autres domaines prioritaires, au-delà du domaine police : renforcement de
l’Etat de droit et administration civile…
A défaut d’un organisme central, la Commission et un groupe de pays ont initié un projet-pilote
depuis 20011310 (cf. Partie I). Ce projet repose sur la mise en réseau de plusieurs académies,
écoles et centres de formation1312, liés pour beaucoup à la recherche sur la paix et sur la
résolution des conflits. Les nombreux stages organisés dans les pays participants ne s’adressent
donc pas uniquement à des fonctionnaires. Ils sont ouverts à la société civile (ONG, monde
académique, secteur privé) tandis que le contenu des cours est lui-même plus large que la
GCC stricto sensu : stages sur la transformation des conflits, sur le rôle des femmes, sur les
programmes DDR (en partenariat avec l’ONU)… Ce projet favorise en outre le partage des
bonnes pratiques avec les organisations extérieures (Nations Unies, OSCE). Conduit
initialement sur la période 2001-2007, il bénéficie aujourd’hui des subsides de l’Instrument de
stabilité.
Depuis 2003 et l’adoption de la SES, le CivCom cherche cependant à formaliser les différents
cursus existants en élaborant des « standards européens » (modules-types, méthodologies). Le
CivCom a ainsi défini des lignes directrices communes1313 pour couvrir l’ensemble des facettes
des missions civiles PESD : planification, logistique, soutien administratif, questions
budgétaires... La visée pratique de la formation est par ailleurs soulignée: prise en compte de
l’expérience des stagiaires, usage d’une pédagogie interactive, diversité multiculturelle du corps
enseignant…
L’idée générale est de décerner un « label européen » aux différents stages nationaux. Cette
mise en cohérence traduit plus largement la volonté de l’UE de placer le volet formation de la
GCC sous la responsabilité générale du COPS avec des visées plus larges : « A coherent
strategic approach to training for civilian aspects of crisis management will be a valuable and
concrete contribution to the development of a co-ordinated EU training Policy in the field of
ESDP »1314. Pour renforcer l’Europe de la sécurité et de la défense, le Conseil développe en effet
désormais une ambitieuse Politique pour la formation en matière de PESD.
1308
European Crisis Management Training Centre for Civilian Personnel, Crisis Management Initiative, Helsinki,
March 2001. Voir aussi Kristiina RINKIVENA, The EU’s Developing Crisis Management Capacity - The Role of the
Civilians, Crisis Management Inititative, 24 May 2001, site www.ahtisaari.fi/ devenu www.cmi.fi/.
1309
Le CEPOL est un réseau mettant en lien les académies de police et de gendarmerie des Etats membres. Il traite de
la coopération en matière de JAI (Justice et Affaires Intérieures) mais aussi du domaine « police » de la PESD. Des
stages annuels sont organisés sous la forme de modules dispensés dans les différents pays. Cf Two years Report on
the Operation and Future of the European Police College (CEPOL), EU Council/CEPOL, Doc. 5727/06, Brussels 7
February 2006.
1310
EC project on training for civilian aspects of crisis management).
1312
On citera en France l’Ecole Nationale d’Administration (ENA) mais aussi la Folke Bernadotte Academy à
Stockholm. L’animation de ce réseau a été confiée à l’ASPR (Austrian Study Center for Peace and Conflit
Resolution).
1313
Common Criteria for Training for EU Civilian Aspects of Crisis Management, 21 November 2003, op. cit.
1314
Op. cit.
301
Vers une culture européenne de sécurité et de défense ?
Lors du sommet de Thessalonique (juin 2003), les chefs d’Etat et de gouvernement ont appelé
de leurs vœux l’émergence d’une Culture européenne de sécurité et de défense. Les aspects liés
à la formation allaient prendre dès lors une importance croissante sur l’agenda de la PESD. La
formation est effectivement un vecteur important pour « construire » une culture stratégique
européenne dans l’esprit de la SES1315.
En novembre 2003, le Conseil approuvait ainsi une Politique pour la formation en matière de
PESD1316 qui englobe tout l’éventail des actions existantes, tant au niveau des Etats qu’au
niveau européen : cours, séminaires, enseignement à distance, exercices et simulations1318... Le
public cible est identifié quant à lui comme le personnel civil et militaire qui travaille pour un
pays membre en lien avec la PESD et les opérations européennes. La participation de stagiaires
de pays tiers est également encouragée, dans l’esprit du caractère « inclusif » de la PESD.
Cette Politique s’est traduite concrètement par la rédaction d’un Concept européen pour la
formation en matière de PESD (2004)1319. Le Conseil approuve par ailleurs chaque année un
« programme pluriannuel glissant »1320 qui recense l’ensemble des cours et programmes à venir.
A côté du CEPOL et des actions menées sous les auspices la Commission, il faut mentionner
aussi le rôle central du Collège européen de sécurité et de défense (CESD) 1321. Le CESD met en
réseau les institutions nationales d’enseignement supérieur en matière de sécurité et de défense.
Depuis 2004, il organise annuellement un « stage PESD de haut niveau » et des « stages
d’orientation » destinés à mieux faire connaître la PESD à un public averti.
Placée sous la responsabilité du COPS, la Politique PESD pour la formation s’inscrit dans une
démarche clairement politico-stratégique et civilo-militaire. Le Secrétariat du Conseil suit avec
attention les progrès enregistrés1326. Les duplications restent néanmoins encore nombreuses
tandis que les efforts en matière de standardisation doivent être poursuivis. De la même façon,
les synergies avec les partenaires extérieurs (par exemple avec le Collège de Défense de
l’OTAN) demeurent insuffisantes.
Concernant plus spécifiquement le volet civil de la PESD, l’inadéquation entre le recrutement et
la formation du personnel de la GCC reste un obstacle de poids. Trop peu de stagiaires sont
projetés dans les missions civiles PESD. Inversement, en 2006, seuls 4% des experts déployés
1315
Cf. aussi HOWORTH, 2007, op. cit ; Paul CORNISH and Geoffrey EDWARDS, « Beyond the EU/NATO
Dichotomy : the Beginnings of a European Strategic Culture », International Affairs, Volume n° 77, n°3, July 2001,
pp. 587-603 ; Katharina KASTNER, Quelle culture de sécurité et de défense pour l’Union européenne ? – Les défis
d’une approche civilo-militaire globale pour la Politique européenne de sécurité et de défense, Mémoire de Master,
Ecole Nationale d’Administration, Strasbourg, 2005.
1316
EU Training Policy in ESDP, EU Council, Brussels, 17 November 2003 (document préparé conjointement par la
DG VIII, la DG IX et l’EMUE, en lien avec la Commission).
1318
L’UE développe également depuis 2001 une « Politique pour les exercices PESD » qui se concrétise par un
programme pluriannuel. Le premier exercice de niveau politico-stratégique s’est déroulé en novembre 2002 (Crisis
Management Exercise 2002 ou CME 02).
1319
Projet de concept de formation de l’UE dans le domaine de la PESD, Conseil de l’UE, Secrétariat, Doc.
11970/04, Bruxelles, 30 août 2004.
1320
Programmes 2005-2007 puis 2006-2008. Le progamme actuel couvre la période 2008-2010 : EU Training
Programme in the field of ESDP 2008 to 2010, EU Council, Doc. 16266/1/07, Brussels, 10 December 2007.
1321
Javier SOLANA, EU SG/HR for CFSP, congratulates the European Security and Defence College (ESDC) on its
first anniversary, EU HR Press Release S213/06, Brussels, 19 July 2006.
1326
Draft Final Training Report (FTR) 2007, EU Council, Doc. 8499/07, Brussels, 17 April 2007 ; Training
requirement relevant to ESDP - Review 2007, EU Council, Doc. 15919/07, Brussels, 30 November 2007.
302
sur le terrain avaient suivi un cours organisé à l’échelle européenne1329 (un tiers n’avait suivi
aucune préparation spécifique préalable). En matière de préparation opérationnelle, il faut
remarquer toutefois les efforts réalisés à l’occasion de la montée en puissance de la mission
EULEX au Kosovo. L’UE prévoit par ailleurs de mettre sur pied des équipes mobiles de
formateurs qui, sur le modèle onusien, devraient donner au dispositif la souplesse qui fait encore
défaut (notamment en cas de déploiement rapide). L’UE projette enfin de créer un site Internet
spécialement dédié à la formation en matière de PESD.
Le contrôle grandissant exercé par le COPS et le CivCom sur la politique des ressources
humaines de la GCC n’est cependant pas du goût de tous. Catriona GOURLAY semblait
déplorer cette évolution lorsqu’elle écrivait début 2004 :
« The current trend appears to be in the direction of the second pillarisation of civilian crisis
management with the Council gaining greater control over the development of a coordinated EU
Training Policy, encompassing both civilian and miliary dimensions of ESDP and member
states retaining absolute control over the recruitment of personnel for civilian operations. In
future, it is likely that the Civilian Committee in the Council (CivCom) will oversee both
training and recruitment »1330.
Rarement étudiée en tant que telle1331, la question des ressources humaines est en tout cas un
facteur décisif pour le succès de la stratégie des moyens de la GCC1332.
Conclusion
Ce chapitre a montré que le développement des capacités de la GCC s’inscrit dans le cadre
d’une démarche réfléchie, progressive et finalisée, dont l’OGC ne représente que la
manifestation la plus visible. La montée en puissance du volet civil de la PESD est
accompagnée en effet de multiples efforts qui traduisent la mise en œuvre d’une stratégie des
moyens toujours plus fine et maîtrisée.
Le processus reste largement soumis à la (bonne) volonté des Etats membres. Le renforcement
du contrôle exercé par le Conseil - sur la sélection et la formation du personnel notamment n’est cependant pas synonyme d’immobilisme. La promotion d’une culture PESD mais aussi les
chantiers liés à la standardisation des équipements montrent au contraire qu’il peut y avoir
d’autres voies d’intégration que celle de la supranationalité. Un point délicat reste toutefois la
dimension civilo-militaire qui nécessite de trouver des solutions véritablement nouvelles. Avec
les capacités de la GCC, l’UE dispose en tout cas d’une « panoplie stratégique» toujours plus
diversifiée et multifonctionnelle pour faire face aux enjeux du terrain.
1329
Analysis of Training Requirements in the field of ESDP- Draft Review 2006, EU Council, Doc. 8624/06, Brussels,
25 April 2006.
1330
Feasibility Study on the European Civil Peace Corps (ECPC), op. cit.
1331
Secure Learning: The role of training in embedding a Human Security doctrine for Europe - Case Study for the
Madrid Report of the Human Security Study Group, London, The Centre for the study of global governance,
November 2007.
1332
Ces questions ont été au cœur de l’OGC 2008 : Future training needs for personnel in civilian crisis management
operations, 15 September 2006, op. cit ; CivCom advice on the Report from the training workshop "Future training
needs for personnel in civilian crisis management operations" held in Brussels on 19-20 October 2006 (doc.
14798/06), Doc. 16849/2006, Brussels, 15 December 2006.
1336
Selon l’expression utilisée par l’UE.
303
Mais disposer des hommes et du matériel ne suffit pas. Il faut encore élaborer le corps de
doctrine qui règle leur emploi. C’est précisément l’objet de la stratégie opérationnelle qui est
étudiée dans le chapitre final de cette recherche.
304
305
Chapitre XII : la gestion civile des crises et la
stratégie opérationnelle
Résumé
Les différents domaines de la GCC donnent lieu à de nombreux travaux conceptuels et
doctrinaux qui relèvent de la stratégie opérationnelle. En parallèle, les armées européennes sont
engagées dans un important travail de réflexion pour mieux prendre en compte les dimensions
civiles dans la planification et la conduite des opérations. Ces questions touchent naturellement
la PESD où les deux sphères civile et militaire peinent cependant à se rejoindre. Ce chapitre
analyse dès lors la façon dont la pensée militaire peut être mobilisée pour établir un corps de
doctrine civilo-militaire qui puisse répondre tout à la fois aux exigences des interventions
contemporaines et aux spécificités de la PESD. Au-delà, il s’agit d’étudier ce qui pourrait
constituer un modus operandi européen en matière de gestion (civile) des crises.
Introduction
La stratégie opérationnelle est au coeur de la stratégie générale militaire. En donnant à l’action
ses principes directeurs, elle participe au succès des engagements réels. En retour, ce sont les
résultats obtenus « sur le terrain » qui valident ou invalident les choix stratégiques opérés en
amont.
Malgré l’absence formelle d’une doctrine PESD qui procéderait directement de la SES de 2003,
l’UE et les Etats membres se sont engagés dans un important travail de réflexion « stratégique et
doctrinale »1336. L’objectif est de mieux définir le(s) mode(s) d’action européen(s) au niveau
opérationnel, c’est-à-dire au niveau de la planification et de la conduite des engagements réels.
Nous avons insisté à plusieurs reprises sur l’ambition de l’Union à pouvoir mener des actions
militaires robustes. En la matière, le modèle de référence est incontestablement l’OTAN et sa
capacité à « entrer en premier » sur un théâtre hostile. Mais la « gestion militaire des crises » de
la PESD suppose aussi de maîtriser le savoir-faire relatif aux opérations complexes de contreinsurrection1337 et/ou de stabilisation1338. Ces dernières correspondent au contexte de notre temps
et elles vont au-delà des tâches « pacifiques » d’interposition ou « d’assistance humanitaire ».
1337
Counter-insurgency operations (COIN). Sur le sujet, lire « le CLAUSEWITZ de la contre-insurrection » : David
GALULA, Contre-insurrection - Théorie et Pratique, Paris, Economica, 2008 (Préface du Général PETRAEUS);
Philippe SUSNJARA, « le nouveau concept de contre-insurrection du Marines Corps américain », Doctrine, n°12,
mai 2007, pp. 62-65.
1338
Paul HAERI, De la guerre à la paix - Pacification et stabilisation post-conflit, Paris, Economica, 2008.
1342
Glossaire interarmées (TTA 106), Ministère de la défense (France), 1998.
306
En étudiant la GCC sous l’angle de la stratégie opérationnelle, ce chapitre analyse le travail
mené pour doter le volet civil de la PESD de son propre corpus conceptuel et doctrinal. Mais, il
s’agit aussi de voir comment la pensée militaire est mobilisée par les concepteurs de la PESD
pour mieux intégrer les aspects civils et militaires de la gestion des crises. Les réflexions dans
ce domaine butent toutefois sur des « murs conceptuels ». Rompus pour la plupart aux structures
et aux procédures otaniennes, les militaires ont en effet du mal à comprendre les spécificités de
la GCC et de l’UE. Les « puristes » de la gestion civile des crises se méfient quant à eux de
toute forme « d’embrigadement ». Or, la GCC européenne ne peut pas se contenter de naviguer
de son propre chef dans le champ de la prévention et de la démocratisation. Le « spectre haut »
des tâches qui lui sont assignées suppose en effet de pouvoir mener des « missions/opérations
civiles » complexes qui se rapprochent des « opérations militaires » et en épousent certains
procédés. On pense ainsi aux missions de « stabilisation & reconstruction » mais aussi aux
crises nécessitant l’envoi rapide d’observateurs - éventuellement armés - dans des situations de
grande tension (sur le modèle de l’intervention PESD en Géorgie mais aussi de la MVK de
l’OSCE, cf. Chapitre I). Dans certains cas, la GCC sera en outre déployée simultanément avec
une force militaire composée en tout ou partie de contingents européens (Kosovo, Afghanistan).
Ce type d’interventions suppose dès lors de répondre aux exigences de la « guerre moderne »
tout en prenant en compte les nouveautés induites par le paradigme de la « guerre au milieu des
populations » (cf. Chapitre X).
Ce chapitre fait ainsi le lien entre la GCC et des notions familières pour le stratégiste et le
stratège : principes de la guerre, continuum des opérations, Opérations basées sur les effets …
Le jargon technico-militaire ne doit pas rebuter le chercheur désireux de comprendre le volet
civil de la PESD tel qu’il est appelé à se développer de plus en plus.
Il convient en premier lieu de définir l’objet de la stratégie opérationnelle et de s’interroger sur
sa « transcription » dans la GCC européenne. Il faut voir plus largement ce qui pourrait
favoriser l’émergence d’un ensemble doctrinal civilo-militaire proprement européen. A ce sujet,
le facteur culturel doit être souligné : les Européens ont-ils assez d’atouts pour s’affranchir de la
domination de la culture stratégique et militaire américaine ?
Il faut ensuite explorer les apports et les limites de la théorie militaire pour une meilleure
conceptualisation de la gestion civile des crises. Quelle place est accordée aux aspects civils
dans les débats actuels sur « l’art de la guerre » et ses évolutions ? Quelles sont les
conséquences et les applications possibles pour le volet civil de la PESD ? Les domaines et
sous-domaines d’action de la GCC peuvent en effet être considérés comme autant de lignes
d’activités dans le cadre d’un plan de campagne plus vaste qui englobe l’ensemble des moyens
engagés par l’UE (et ses alliés) sur un théâtre considéré.
Enfin, dans une optique plus empirique, ce chapitre analyse les travaux menés concrètement en
matière de stratégie opérationnelle dans le cadre de l’UE. Sont notamment présentés le Concept
de planification globale et les réflexions de l’Agence européenne de défense sur les applications
possibles de l’Approche des opérations basées sur les effets. Ces éléments aident à mettre en
perspective les principaux documents doctrinaux et légaux déjà rédigés pour guider les actions
civiles PESD.
307
Construire un édifice conceptuel et doctrinal complet
La stratégie opérationnelle : définition et importance
La stratégie opérationnelle est la partie de la stratégie générale militaire qui « définit les
principes, les conditions et les modalités d’emploi des forces ». Elle renvoie au « corpus
conceptuel et doctrinal qui permet d’identifier, dès le temps de paix et à partir d’hypothèses
d’engagement, les modes d’action envisagés aux différents échelons »1342.
La stratégie opérationnelle suppose donc de définir des procédures minutieuses de gestion de
crise (cf. Chapitre VII) et de construire un édifice complet, à la fois théorique et pratique, qui
puisse guider en aval la préparation et la direction des opérations. On comprend dès lors son
importance pour le succès de toute démarche stratégique.
En matière de stratégie opérationnelle, on distingue par ailleurs le concept et la doctrine. Au
sommet de l’édifice, le Concept d’emploi des forces définit les finalités générales des forces
armées1343. Il se décline ensuite pour les différentes composantes (Terre, Air, Mer, voire
Gendarmerie1344) et selon les grands types d’engagement1345. A l’échelon inférieur, on trouve
enfin la doctrine qui précise la mise en œuvre concrète et les règles d’emploi des échelons
subordonnés1346. Le concept renvoie donc au « pour faire quoi ? » tandis que la doctrine exprime
plutôt le « comment ? »1347 dans une optique plus prescriptive et normative1348. La doctrine doit
se garder cependant de tout dogmatisme qui négligerait les frictions et le brouillard de la guerre
tout en inhibant les initiatives créatrices. Elle se diffuse en tout cas via la publication de
manuels, mémentos et notices qui doivent être mis à jour de façon permanente, en prenant en
compte le retour d’expérience, le savoir-faire propre à chaque armée nationale et le souci de
cohérence avec les pays alliés.
L’absence d’un « Concept d’emploi » pour la GCC
L’UE ne dispose pas à ce jour d’un ensemble doctrinal PESD qui se distinguerait clairement du
corps de doctrine des armées nationales ou de l’OTAN1349. Certains doutent d’ailleurs de la
1343
Ex : Concept d’emploi des forces, Etat-Major des Armées (France), 1997.
Florian VILLALONGA, « La police internationale en stabilisation », Doctrine, n°12, mai 2007, pp. 25-28 ; Le
rôle de la Force de gendarmerie européenne, Rapport de l’Assemblée de l’UEO, Doc. A/1928, 21 juin 2006.
1345
Ex: Concept d’emploi des forces terrestres en stabilisation, Ministère de la défense (France), 2005.
1346
Ex: Doctrine d’emploi des forces terrestres en stabilisation, Ministère français de la défense, CDEF, 2006 ; The
military contribution to peace support operation, Joint Warefare Publication 3-50, UK, MOD 2004.
1347
Le concept est « l’énoncé des principes, des conditions et des modalités d’emploi des forces dans un contexte
géostratégique donné » (…). La doctrine, quant à elle, « exprime comment chaque niveau d’action conçoit et entend
conduire les campagnes, opérations, manoeuvres ou engagements, en cohérence avec les objectifs de niveau
supérieur, le contexte et les moyens dont elle dispose, à un moment donné » : Jean-Marc VEYRAT, « La pensée
militaire française : se préparer d’abord à la vraie guerre », Le Casoar, n°183, 2006.
1348
Lucien POIRIER, La nouvelle alliance du théoricien et du praticien, consulté le 07 juin 2007 sur le site
http:///gustave.club.fr/penser_strategiquement3.htm.
1349
ESDP : From Cologne to Berlin and Beyond, January 2007, op. cit.
1344
308
volonté des Européens dans ce domaine1350 tandis que d’autres s’interrogent sur l’utilité même
d’une telle entreprise qui serait de nature à renforcer la militarisation de l’Union1351.
A la différence des Nations Unies, l’UE ne s’est en tout cas pas lancée dans la rédaction d’un
document-cadre qui fixerait les grandes orientations en matière de stratégie opérationnelle1352.
La proposition du Groupe de Barcelone de doter l’UE d’une improbable « Doctrine de sécurité
humaine » (cf. Chapitre VI) est restée elle-même sans suite. Pour autant, l’Union produit depuis
1999 des Documents conceptuels et doctrinaux et des Documents légaux de forme et
d’importance variables. La démarche suivie est essentiellement flexible1353, les documents ayant
souvent été adoptés à l’occasion d’une opération conjoncturelle. A l’instar de la PESD, le
corpus militaire européen se constitue dès lors par touches graduelles1354, au travers de Living
documents, amendés et améliorés au fil des mois et des opérations.
L’édifice conceptuel du volet civil de la PESD reste lui-même constitué d’isolats mal raccordés.
Si les premiers textes reflétaient avant tout les préoccupations de la DG VIII, du CMUE et de
l’EMUE, les instances de la GCC sont désormais mieux impliquées : formulation d’avis par le
CivCom, publication de documents sous le timbre de la DG IX… La Cellule civilo-militaire est
supposée par ailleurs développer les réflexions sur des thématiques intéressant les deux volets
de la PESD : réforme du secteur de la sécurité, processus DDR...
Malgré de nombreux efforts sectoriels ou thématiques (analysés en fin de chapitre), on notera
l’absence d’un Concept d’emploi pour la GCC qui recouvrerait l’ensemble des documents
doctrinaux existants. Comme pour le volet militaire de la PESD, ce sont en fait les scénarios
d’engagement et les Options civiles ciblées de l’OGC 2008 qui fournissent la meilleure réponse
à la question du « pour faire quoi ? »1355. Or, le concept d’emploi relève de la stratégie
opérationnelle et non pas de la stratégie des moyens…
Enfin, il faut souligner l’importance de la terminologie et saluer l’adoption en 2007 d’un
document qui pose les bases d’une uniformisation des termes-clés de la GCC et des sigles
1350
Lawrence FREEDMAN, « Can EU develop an effective military doctrine ? », A European Way of War, Center
for European Reform, London 2004, p. 22. De fait, seule l’Allemagne se serait montrée intéressée par la rédaction
d’une vraie doctrine militaire européenne (entretien avec un militaire de haut rang, Bruxelles, juillet 2008).
1351
Giovanna BONO, « The EU’s Military Doctrine », International Peacekeeping, Volume 11, Number 3/Autumn
2004, pp. 439-456.
1352
Après plusieurs décennies de pratique du maintien de la paix, le DOMP cherche à définir son propre
édifice conceptuel: Capstone Doctrine for United Nations Peacekeeping Operations – Draft 3, New York, DPKO, 29
June 2007, op. cit. ; Cf. aussi Report on Integrated Missions - Practical Perspectives and Recommandations, UN
DPKO Best Practices Unit, New York, May 2005 ; Authority, command and control in United Nations
multidimensional peacekeeping operations, UN DPKO Policy Directive, 2007.
1353
Dennis GYLLENSPORRE, « L’évolution de la doctrine militaire de l’UE », Défense Nationale, février 2008, p.
74. Officier suédois, l’auteur est en charge de la branche « Doctrine et Concepts » de l’EMUE.
1354
Rien qu’en matière militaire, l’UE dispose néanmoins d’une cinquantaine de concepts. Cf. par exemple le
concept guidant l’emploi des Goupements tactiques : sur ce sujet, voir Gustav LINDSTROM, Enter the EU
Battlegroups, Chaillot Paper, n°97, Paris, ISS-EU, 2007 et Yves BOYER, The Battlegroups : Catalyst for a
European Defence Policy, Brussels, ISIS Europe/European Parlement, 2007. Voir aussi Lead State Concept, EU
Council, Doc. 10715/07, Brussels, 06 December 2007; Draft Concept for EU evacuation operations using military
means, EU Council, Doc. 16337/07, Brussels, 21 December 2007, op. cit. Un document récent mérite enfin une
attention particulière dans le cadre de ce chapitre : European Union Concept for Military Planning at the Political
and Strategic level, Doc. 10687/08, EU Council, Brussels, 16 June 2008.
1355
Rappel : les grandes hypothèses d’emploi de la GCC sont : la stabilisation & reconstruction (si nécessaire dans le
cadre de missions de substitution) ; la prévention des conflits (via des missions d’observation/surveillance et de
soutien aux bureaux des RSUE) ; le renforcement ciblé des institutions ; le soutien aux opérations humanitaires par
des moyens civils. Cf. Chapitre XI.
309
associés1356. L’usage de l’anglais comme langue opérationnelle de la PESD n’est pourtant pas
sans conséquence1358. A titre d’exemple, l’imprécision du mot anglais operationnal ne se
retrouve pas en français où l’on différencie plus clairement les divers niveaux de planification et
de conduite (cf. infra). De la même façon, le vocabulaire de la PESD évoque souvent
indifféremment la doctrine, les concepts, les lignes directrices et les procédures1359. Le langage
opérationnel n’est donc pas « neutre ». Dès lors, il ne faut pas s’étonner de la prépondérance des
conceptions anglo-saxonnes. Cet état de fait n’est pas sans appauvrir la « pensée civilo-militaire
européenne ».
S’affranchir du syndrome de POLYBE
Chaque appareil étatique et militaire génère sa propre pensée en matière de stratégie
opérationnelle. Pourtant, un corpus conceptuel et doctrinal correspond à une période donnée. Il
s’édifie autour d’une idée centrale ou d’un paradigme dominant1360.
Nous avons déjà souligné plus haut que le modèle dominant est celui de la Révolution des
affaires militaires et de la guerre réseau-centrée. Ce modèle techniciste est au cœur de la culture
stratégique américaine1361. Or, les armées européennes sont largement influencées par les
préférences développées aux Etats-Unis et par les choix qui en découlent. La diffusion de
concepts sans cesse nouveaux outre-atlantique alimente la peur du décrochage technologique et
donc, l’obsession de l’interopérabilité (via la « certification OTAN » notamment). Cet état de
fait crée une situation de dépendance dénoncée par le Général POIRIER comme le « syndrome
de Polybe » des Européens, volontiers enclins à reproduire la pensée stratégique de l’empire du
moment1362.
Le contexte sécuritaire international influe aussi directement sur les choix en matière stratégique
et militaire. Sur fond « d’après 11 septembre » et de « guerre contre le terrorisme », les
attentions des armées européennes sont ainsi portées sur les opérations de contre-insurrection et
de stabilisation. La pensée militaire ne peut enfin faire totalement abstraction des éléments
d’ordre idéologique (surtout lorsqu’ils sont mis en avant par la plus grande puissance mondiale):
Agenda de la liberté et de la démocratisation, diplomatie transformationnelle, shaping, Statebuilding, Nation-building… Tous ces éléments ont déjà été abordés plus haut et il n’y a pas lieu
d’y revenir.
1356
Standard language for planning documents and legal acts for Civilian ESDP operations, EU Council, Doc.
11073/07, Brussels, 21 June 2007, op. cit. En sus de la terminologie, on notera aussi la nécessité de développer une
symbologie particulière pour la GCC, au-delà des symboles militaires utilisés par l’OTAN.
1358
Il est toutefois plaisant de noter que l’UE présente EUPOL RDC comme une « French speaking mission ».
1359
GYLLENSPORRE, op. cit, p. 74.
1360
Lucien POIRIER, Sociologie, op. cit.
1361
Bruno COLSON, La culture stratégique américaine, 1993, op. cit. ; COLSON, Bruno, La stratégie américaine et
l’Europe, Paris, Economica, 1997.
1362
Historien de culture grecque, POLYBE s’était fait le propagantiste de l’empire romain.
1366
Grand commandement créé aux Etats-Unis pour conduire la réflexion doctrinale et la transformation des armées
américaines. On notera que l’USJFCOM est fusionné avec l’ACT (Allied Command Transformation) de l’OTAN.
Cette structure est basée à Norfolk (Virginie).
310
Sur le plan de la stratégie opérationnelle (militaire), le modèle est donc celui des interventions
expéditionnaires, « en coalition » et « multi-instruments » (face à un ennemi asymétrique). Dans
cette optique, la prépondérance américaine a permis au USJFCOM1366 d’impulser des
« expérimentations multinationales »1367 pour promouvoir le renforcement des approches
intégrées, du niveau interarmes (combined) au niveau interministériel (voire « interagences »),
en passant par « l’interarmisation » (jointness). Côté européen, sont notamment impliqués dans
ces travaux le Royaume-Uni, l’Allemagne, la France (qui a rejoint le groupe après des
réticences initiales). On notera par ailleurs la participation de la Suède et la Finlande, deux pays
non membres de l’OTAN. L’EMUE est associé pour sa part à ces expérimentations comme
observateur.
De façon générale, la « doxa » diffusée par la communauté stratégique américaine a des
répercussions directes sur la stratégie opérationnelle des Etats européens les plus influents et,
par ricochet, sur le corpus de la PESD1368. Se pose néanmoins un double défi pour les Etats
membres : comment promouvoir un ensemble doctrinal qui prenne en compte le génie propre
des armées européennes et les spécificités civilo-militaires de la PESD ? Comment répondre
simultanément aux exigences incontournables de l’interopérabilité ? En effet, les Etats
entendent bien garder leur liberté de choix pour pouvoir intervenir dans des cadres d’emploi
diversifiés : UE mais aussi OTAN, opérations en coalition, ONU…
Vers une doctrine civilo-militaire européenne ?
On retrouve ici la question de l’émergence d’une culture stratégique autonome (qui englobe et
dépasse d’ailleurs la culture militaire). Même en matière de stratégie opérationnelle, on bute une
fois encore sur le dilemme européen de « l’unité dans la diversité »1369…
Au-delà des luttes politiques sur le devenir de la PESD et sur son contrôle, quels seront les Etats
européens qui sauront faire prévaloir leurs vues et leur savoir-faire ? Nous avons déjà souligné
le rôle des pays neutres ainsi que l’apport spécifique des pays disposant de forces de police à
statut militaire. De façon générale, il semble toutefois que la stratégie opérationnelle de l’UE
porte à bien des égards la « marque britannique ».
Ainsi, dans le cadre des expérimentations multinationales conduites sous la houlette de
l’USJFCOM, c’est le Royaume-Uni qui avait été chargé de réfléchir aux applications possibles
au niveau de l’OTAN. Les propositions britanniques ont cependant rencontré la réticence des
Etats-Unis, peu enclins à renoncer à leur modèle technologique de la guerre réseau-centrée. A
l’aune de sa propre expérience, le Royaume-Uni a donc développé une approche particulière
dite « approche globale » qui accorde une plus large part aux aspects civils. On pense ici à
l’influence de Rupert SMITH et à son paradigme de la « guerre au milieu de populations » (qui
trouve lui-même ses sources dans la culture militaire britannique1370). En 2005, la Présidence
1367
Multinational experiments (MNE) conduits en 2001, 2003 et 2004 sur une base intergouvernementale pour
développer des nouvelles méthodologies coopératives de planification.
1368
Voir aussi MAKKI, in DELCOURT, MARTINELLI et KLIMIS, op. cit.
1369
Hervé COUTEAU-BEGARIE, « Unité et diversité des cultures stratégiques en Europe », in Jean KLEIN, Patrice
BUFFOTO et Nicole VILBOUX (dir.), Vers une politique européenne de sécurité et de défense, Economica, 2003,
pp. 119-128.
1370
Précurseurs de l’approche « winning the hearts and minds », les Britanniques ont une expertise reconnue en
matière de contre-insurrection (expérience acquise du temps de l’Empire colonial mais aussi en Irlande du Nord).
311
britannique de l’UE a en tout cas favorisé l’orientation de la PESD vers une meilleure
intégration des aspects civils dans la planification militaro/stratégique et opérationnelle PESD
(Concept de « planification globale », cf. infra). Cet effort a été poursuivi durant les présidences
tournantes suivantes. Au plan national, la France s’engage d’ailleurs sur la même voie en
cherchant à améliorer sa coopération interarmées et interministérielle1371. Les dynamiques
d’influence mutuelle s’exercent dès lors selon des configurations très variées. A l’avenir, les
solutions retenues au niveau européen pourraient être cependant de plus en plus
« dimensionnantes » pour les Etats membres.
On retiendra que les défis conceptuels et doctrinaux de la PESD sont multiples car il faut
dépasser les lectures nationales et les lectures militaires traditionnelles tout en inventant des
concepts nouveaux, propres au volet civil de la PESD (en lien avec les instruments mis en
œuvre par la Commission de surcroît). Il faut souligner par conséquent la différence entre les
deux volets de la PESD dans ce domaine. Sur le plan militaire, construire une doctrine PESD ne
présente un intérêt réel qu’au niveau politico-stratégique et au niveau de la stratégie générale
militaire, pour asseoir la stratégie d’influence de l’Union notamment. En revanche, plus on se
rapproche de l’échelon du terrain, plus les procédés militaires sont similaires à ceux développés
dans d’autres cadres d’intervention1372. Il en est tout autrement pour les éléments doctrinaux
spécifiques à la GCC qui doivent être intégrés dans un ensemble civilo-militaire puis, déclinés
jusqu’au plus bas niveau selon des modes d’action qui restent largement à inventer1373.
Il convient dès lors de confronter maintenant la GCC à la théorie militaire pour explorer les
apports et les limites des réflexions actuelles qui visent à favoriser les synergies entre les aspects
civils et militaires dans les plans de campagne (campaign planning) et la conduite des
manœuvres de gestion de crise.
Gestion civile des crises et théorie militaire
Le chapitre consacré à la stratégie fondamentale (Chapitre IX) a déjà fait le lien entre la GCC et
des notions qui appartiennent au vocabulaire stratégique : action directe et indirecte,
chronostratégie… Nous avons aussi souligné les « mirages de la victoire » dans le sens où
l’accumulation de succès sur le terrain peut annoncer paradoxalement une défaite stratégique.
La logique contradictoire et les limitations intrinsèques de la rationalité stratégique (la friction et
le brouillard) nous rappellent que la stratégie opérationnelle ne peut s’accommoder d’un
cartésianisme trop rigide. La stratégie opérationnelle est en effet tournée vers l’action en milieu
conflictuel. Elle traite tout autant de la « théorie militaire » que de « l’art de la guerre ». Cet art
repose lui-même sur le savoir et sur l’expérience du stratège mais aussi sur son « coup d’œil »
pour apprécier la situation et prendre à temps les bonnes décisions.
1371
Niagalé BAGAYOKO et Anne KOWACS, La gestion interministérielle des sorties de conflits, Paris, Documents
du C2SD, n° 87, 2007; RICHIER et MOREL, « La conception et la conduite d’une phase de stabilisation au niveau
interministériel », Doctrine, n°12, mai 2007 (op. cit.); Christian de SAINT CHAMAS, « l’approche globale des
crises », Doctrine, n°12, mai 2007, pp. 22-25.
1372
GYLLENSPORRE, op. cit. Par exemple, la tenue d’un point de contrôle par une section répondra aux mêmes
principes généraux, quel que soit le cadre d’emploi.
1373
Par exemple, l’organisation de patrouilles mixtes multiéthniques ne fait pas partie des tâches traditionnelles des
polices nationales européennes.
312
Que dire alors de la GCC et des opérations civiles PESD ? Quels sont les rapprochements
possibles avec « la chose militaire » et quelles sont les limites d’une telle entreprise ? Comparer
une mission limitée comme EUJUST THEMIS à une intervention militaire type EUFOR
Tchad/RCA peut laisser perplexe. L’analogie est en revanche beaucoup plus pertinente pour les
missions de substitution ou de contrôle/surveillance qui, quelle que soit leur ampleur, doivent
répondre aux principes généraux de l’agir stratégique. On peut en dire tout autant pour les
missions civiles multidimensionnelles (ex. EULEX Kosovo) qui induisent des enjeux
opérationnels toujours plus complexes.
GCC et principes de la guerre
Le raisonnement stratégique permet tout d’abord de relier la GCC aux trois « principes de la
guerre » : la liberté d’action, la concentration des efforts et l’économie des forces. Ces grands
principes ont été théorisés il y plus d’un siècle par le futur Maréchal FOCH1374.
Complémentaires et interdépendants, ils sont applicables en tout lieu et en tout temps, à tous les
étages de la stratégie.
En matière de gestion civile des crises, la liberté d’action repose tout d’abord sur l’autonomie.
Celle-ci est de nature politique (autonomie de décision) mais aussi capacitaire : personnel,
matériels, financement. Une mission civile PESD doit disposer également d’un cadre juridique
et éthique approprié : mandat clair (source de légitimité), immunités accordées aux agents... La
« juridiciarisation » croissante des interventions internationales est en effet une contrainte réelle
qui ne doit pas paralyser l’action. Une autre condition pour le succès de la mission est la
garantie de la liberté de mouvement pour les agents de la GCC. Cela suppose l’existence d’un
climat sécuritaire acceptable, assuré au besoin par le déploiement simultané de troupes
(européennes ou autres). La dissimulation et la ruse (cf. SUN TSU) participent par ailleurs à la
liberté d’action. Elles permettent notamment l’effet de surprise qui est l’un des principaux
facteurs d’efficacité de la manœuvre. Il est dès lors compréhensible que l’UE ne fasse pas
toujours preuve de transparence sur les buts réels de ses interventions, sur ses dispositifs, sur ses
modes opératoires…
Le principe de concentration repose pour sa part sur la nécessaire convergence des actions et des
efforts. Il ne s’agit pas de saupoudrer des ressources rares dans des zones isolées et dangereuses
mais de définir au contraire les points d’application les plus favorables pour les différentes
actions relevant de la GCC. Sur le plan opérationnel, l’UE doit choisir par conséquent avec
discernement l’emplacement de ses bureaux (capitale versus provinces voire échelon local) tout
en ciblant clairement les « bénéficiaires » dans les Etats hôtes : élites, leaders
intermédiaires1375… Les missions civiles PESD peuvent par ailleurs se focaliser sur la formation
et le tutorat des policiers/fonctionnaires ou se concentrer plutôt sur les réformes administratives
et financières (ex : EUSEC RDC). Les choix à opérer sont dans tous les cas difficiles d’où
l’importance des missions d’évaluation pour préparer les interventions avec minutie1376 .
1374
Ferdinand FOCH, Des principes de la guerre, Paris-Nancy, Berger-Levrault, 1903 (réédition, Paris, Imprimerie
nationale, 1996).
1375
On pense sur ces questions à l’apport de la géographie militaire mais aussi à la pyramide du Peacebuilding de
John-Paul LEDERACH, op. cit. Cf. également Carrie MANNING, « Local Level Challenges to Post-conflict Peacebuilding », International Peacekeeping, Vol.10, n°.3, 2003, pp. 25-43.
1376
EU Crisis Management and Conflict Prevention - Guidelines on Fact-finding Missions, EU Council, Doc.
15461/02, Brussels, 10 December 2002.
313
Enfin, le principe d’économie des forces suppose de n’engager que les moyens strictement
indispensables, en gardant les réserves nécessaires pour faire face à tout changement de
situation. Le terme « économie » doit se comprendre au sens large (système économique qui
met en lien différents éléments). Pour la GCC, on retiendra la nécessité d’optimiser les
ressources en favorisant la coordination au sein des missions et en organisant la rotation et la
mobilité du personnel. La possibilité de redéployer les CRT (et les matériels) d’un théâtre à un
autre sur court préavis participe ainsi à l’économie des forces.
En sus des principes de la guerre, il faut évoquer par ailleurs l’importance de l’unicité du
commandement qui garantit la cohérence de l’action (car la manœuvre est une !). Le triptyque
« un chef/des moyens/une mission », incontournable en matière militaire, s’applique pleinement
à la GCC et aux missions civiles PESD.
L’UE apporte ainsi un soin particulier à la désignation des Chefs de mission (HoM) qui doivent
avoir l’expérience et les compétences requises, au-delà du traditionnel marchandage
intergouvernemental pour se répartir des postes à haute visibilité. Tout comme le Commandant
d’une Force militaire, le Chef de mission reçoit des Etats membres le contrôle opérationnel
(OPCON) sur le personnel mis à disposition1378. Il lui revient également de conclure un contrat
avec la Commission pour couvrir les aspects budgétaires... En un mot, le Chef de mission est le
personnage-clé d’une action civile PESD sur le terrain. Il (ou elle) doit assurément correspondre
à la figure de stratège car son rôle ne se limite pas à des fonctions de représentation
diplomatique. EUSEC RDC et EULEX Kosovo ont d’ailleurs été confiées à d’anciens officiers
généraux tandis que les chefs des missions de police de l’UE sont souvent issus des forces de
type carabinieri1379 (nous avons déjà vu supra les différences de perception à ce sujet, certains
Etats membres étant totalement étrangers à la notion de « force de police »).
La création de la CPCC et du poste de CivOpCdr donne en tout cas au volet civil de la PESD
une chaîne de commandement claire et largement calquée sur les pratiques militaires (sans être
totalement identique, cf. Chapitre VII). Nous avons vu aussi que cette réforme organisationnelle
a conduit l’UE à « déposséder » le RSUE de ses attributs opérationnels même si ce dernier
garde un rôle général de coordination politique des actions européennes sur un théâtre
considéré1380. Les militaires refusaient en effet d’être mis directement sous le commandement
d’un civil comme c’est la pratique dans le cadre des opérations de l’ONU1381. En cas de
déploiement simultané d’une mission civile et d’une opération militaire, les deux chaînes de
commandement ne se rejoignent donc formellement qu’à Bruxelles, sous l’égide du COPS (et
donc, du contrôle exercé collectivement par les Etats).
1378
En adéquation avec la terminologie militaire, on distingue en matière de GCC le « commandement opérationnel »
(OPCOM) du « contrôle opérationnel » (OPCON). L’OPCON suppose une autorité moindre sur le personnel (sur le
plan disciplinaire par exemple). Dit autrement, les Etats membres restent souverains car ils gardent formellement le
commandement sur les experts qu’ils détachent dans les missions civiles PESD.
1379
MACHIAVEL (op. cit) conseillait aussi au Prince de bien choisir ses conseillers et ses gens de guerre.
1380
Ces questions renvoient à la « CMCO sur le terrain ». Voir aussi Co-Ordination and Coherence between the
EUSR, the EUFOR-Althea and the EUPM in Bosnia-Herzegovina : Case study and Recommendations for the Future,
EU Council, Doc. 16770/06, Brussels, 15 December 2006.
1381
Les armées européennes ont pu mesurer les limites de ce modèle onusien qui délègue en général la décision de
l’usage de la force au Représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies (SRSG).
314
L’UE prévoit en revanche la possibilité de placer des Unités de police intégrées sous
responsabilité militaire. Des exercices ont permis également de tester le transfert d’autorité d’un
commandement militaire vers un commandement civil. A l’inverse, nous avons vu qu’il n’est
pas envisagé sérieusement de placer des éléments civils (type CRT) au sein d’un Groupement
tactique militaire.
Trois niveaux d’action
Il faut maintenant s’intéresser aux différents étages de la stratégie opérationnelle et à leur apport
pour la GCC (cf. Fig. 27, page suivante). La pensée militaire traditionnelle distingue en effet
trois niveaux de planification et de conduite des opérations1387 : le niveau de l’action stratégique
(guerre), le niveau opératif (campagne) et le niveau tactique (bataille).
Le niveau de l’action stratégique (niveau militaro-stratégique selon le vocabulaire PESD) « vise
à neutraliser ou à détruire les centres vitaux de l'adversaire, éléments essentiels de la capacité
adverse de combattre ou d'entretenir le conflit, ou un fondement de sa volonté »1390. Pour l’UE,
cet étage correspond aux instances bruxelloises de la chaîne PESD, en lien avec les
gouvernements des Etats membres (COPS, SG/HR). Concernant la GCC, ce niveau implique
également le Commandant des opérations civiles (équivalent du Commandement de l’opération
ou OpCdr sur le plan militaire).
Le niveau opératif (operational level) est quant à lui « celui auquel une opération est planifiée,
conduite et soutenue sur un théâtre d'opérations, en vue d'atteindre un objectif militaire fixé.
C'est le niveau de coopération des actions interarmées sur ce théâtre sous la responsabilité de
son commandant. L'action opérative vise à détruire, neutraliser ou réduire les centres de gravité
de l'adversaire »1391. Pour une intervention militaire PESD, c’est le niveau du Commandant de la
Force (FCdr). Pour une mission civile ou de police, il correspond au niveau du Chef de Mission
(HoM). Comme expliqué plus haut, le RSUE intervient également à cet échelon sans agir
directement dans la chaîne opérationnelle.
Enfin, le niveau tactique est « celui où sont préparées, conduites et exécutées les manœuvres, en
vue d'atteindre les objectifs définis par le commandant de théâtre. La responsabilité de la
conduite de la manœuvre tactique, pour les forces terrestres, incombe au commandant de la
composante terrestre. La manœuvre tactique terrestre vise à détruire, neutraliser ou contrôler les
points décisifs adverses, en vue d'agir sur un ou plusieurs centres de gravité » 1392. Pour la GCC,
ce niveau renvoie aux sous-composantes des missions. Ainsi, les chefs des trois piliers de
EULEX Kosovo (police, justice et douanes) assument chacun leur part de responsabilité. Il en
est de même pour les chefs des bureaux provinciaux des différentes missions.
1387
Cf. la dimension verticale de la stratégie fondamentale selon LUTTWAK, op. cit.
Centre de Doctrine d'Emploi des Forces (France) : www.cdef.terre.defense.gouv.fr/cdef/grde_lignes3.htm. (site
consulté le 7 février 2008).
1391
Ibid.
1392
Ibid.
1390
315
Fig. 27 : la correspondance des niveaux de planification pour les deux volets de la PESD
1393
Source : schéma réalisé à partir de documents internes du Secrétariat Général du Conseil
1393
Source principale : European Security and Defence Policy - Civilian Crisis Management, e-learning center
Slovenian Armed Forces, op.cit.
316
Ce raisonnement pyramidal est particulièrement utile pour clarifier les liens hiérarchiques et les
liens fonctionnels, au sein des missions civiles PESD et dans une optique civilo-militaire plus
large. Certes, à l’époque du « caporal stratégique »1394, cette séparation peut sembler parfois
artificielle dans les interventions contemporaines. On constate en effet une interpénétration
croissante des échelons, certaines actions locales pouvant avoir des répercussions stratégiques
directes (effet CNN). Les chevauchements sont par ailleurs inévitables lorsque les engagements
se déroulent dans des zones géographiques restreintes (au Kosovo par exemple). En matière de
planification et de contrôle, il semble pourtant prudent de distinguer autant que possible ces
étages et surtout, de ne pas négliger le niveau opératif qui coordonne véritablement les actions sur
le théâtre1395. Chaque niveau correspond à un cadre espace-temps particulier et il convient de
préserver le principe de subsidiarité (adapter les missions à chaque échelon considéré, laisser les
marges d’initiative nécessaires). Il faut dès lors se féliciter que la chaîne de commandement de la
GCC soit désormais complète. Elle permet de relier dans une suite logique et hiérarchique les
différents acteurs/décideurs, du COPS jusqu’à l’agent de la GCC présent sur le terrain.
GCC et continuum des opérations
La gestion civile des crises doit maintenant être replacée dans le « continuum des opérations » tel
qu’il est conceptualisé dans le corpus doctrinal des Etats-Unis et des principales armées
européennes. Ce continuum repose sur la séquence intervention-stabilisation-normalisation qui
efface la distinction (en vigueur depuis les années 1990) entre deux grands modes opératoires :
l’action en coercition et la maîtrise de la violence1396.
A priori, les tâches civiles de la gestion des crises s’inscrivent plutôt dans le cadre de la maîtrise
de la violence1397. Celle-ci suppose des savoir-faire spécifiques en matière de « contrôle du
milieu ». Ce mode opératoire cherche à privilégier les mesures de prévention et de retour à la
normale en maintenant la violence à son plus bas niveau, parfois par le biais de mesures
d’exception, mais en enclenchant des processus vertueux pour le plus long terme.
Or, l’expérience récente a montré que les opérations de stabilisation ne sont pas linéaires. La
succession chronologique intervention-stabilisation-normalisation reste elle-même hypothétique.
Les opérations sont fondamentalement réversibles tandis que la théorie de la Three-blocks War
annonce des engagements où une troupe sera amenée simultanément à combattre, à stabiliser et à
normaliser (on parle de recouvrement des phases).
Ces nouvelles réalités opérationnelles ont des implications directes sur l’emploi des capacités
civiles de la PESD. Certes, la GCC actuelle est utilisée prioritairement sur un mode préventif ou
1394
Charles KRULAK, « The Strategic Corporal: Leadership in the Three Block War », Marines Magazine, January
1999.
1395
Loup FRANCART, « L’évolution des niveaux stratégique, opératif et tactique », Institut de Stratégie Comparée,
Paris, 2000, www.stratisc.org/strat/strat068_Francart.html ; Sur les limites de l’opératique, cf. Hervé COUTEAUBEGARIE, « Contre l’opératique », Objectif Doctrine, n°39, avril 2005, pp.1-3.
1396
Vincent DESPORTES, L’adieu aux armes – Anticiper et gèrer la sortie de crise, Doctrine, n° spécial 2007/01,
Ministère de la Défense, CDEF (France), pp.3-6; Vincent DESPORTES, « Stabilisation – Fonction stratégique, Phase
décisive », Doctrine, n°12, Centre de doctrine d’emploi des Forces (France), mai 2007.
1397
Cf. FRANCART et PATRY, Maîtriser la violence : une option stratégique, op. cit.
1400
Sur un plan théorique, cf. Michael BRECHER and Patrick JAMES, Crisis in World Politics: Theory and Reality,
Boulder, Westview, 1977 ; Patrick JAMES, « Systemism, Social Mechanisms, and Scientific Progress : A Case Study
of the International Crisis Behavior Project », Philosophy of the Social Sciences, Vol. 34, n°3, 2004, pp. 352-370.
317
lors de la phase de normalisation (réforme du secteur de la sécurité, etc.). En situation de postconflit, il s’agit toutefois d’assurer la transition entre la force militaire et les autres intervenants
(ex : la Commission européenne). En outre, les évolutions en cours montrent que les agents de la
GCC seront aussi engagés sur des théâtres « non stabilisés », parfois au côté d’une opération
militaire comportant des actions de combat violent (cas de l’Afghanistan avec le stationnement de
certains policiers dans les PRT de la FIAS). Cela rappelle la nécessité de bien peser les choix
pour actionner les moyens civils de la PESD au bon endroit et au moment propice.
Approches systémiques et lignes d’opérations
Dans cette analyse, il faut aborder également la question des potentialités et des limites des
approches systémiques pour la gestion des crises1400.
Ces approches ont été notamment mises en valeur aux Etats-Unis dans le prolongement de la
RMA et de l’Air power. Elles marquent aujourd’hui la pensée militaire des armées occidentales.
L’idée principale est de modéliser l’adversaire comme un système maillé que l’on peut découper
en sous-systèmes : dirigeants, fonctions vitales, infrastructure, populations et forces armées (selon
la théorie des cinq cercles de John WARDEN1401, cf. Fig. 28 page suivante).
Fig. 28 : les cinq cercles de WARDEN
Source : John WARDEN, Planification aérienne en vue du combat, Paris, Economica, 1998
Infrastructures
Fonctions
vitales
Dirigeants
Populations
1401
Forces
armées
John WARDEN, Planification aérienne en vue du combat, Paris, Economica, 1998.
318
L’objectif est de contraindre l’ennemi à la paralysie stratégique en attaquant son système nerveux
- ses centres vitaux - voire en le décapitant (l’analogie avec le corps humain est manifeste). Les
applications militaires de ces théories ne recourent pas uniquement à la violence. Elles supposent
de mener également des actions « non cinétiques » : « bombardements électroniques »,
démoralisation de l’ennemi par la propagande… A l’extrême, il sera possible de les utiliser pour
renverser le régime de l’entité adverse. A chaque fois, il faudra en tout cas déterminer le(s)
centre(s) de gravité de l’adversaire, c’est-à-dire le(s) point(s) où la convergence des efforts
permettra un rapport de force favorable (cf. le point culminant ou Schwerpunkt de
CLAUSEWITZ).
Les notions de centre de gravité et d’effet de masse sont au cœur de la stratégie opérationnelle
américaine, traditionnellement inspirée par CLAUSEWITZ et JOMINI. L’héritage jominien se
retrouve notamment au travers du concept de « lignes d’opérations ». Antoine de JOMINI1402,
fervent promoteur de l’offensive, avait en effet théorisé sur l’importance du choix de la base
d’opérations (base de départ) et sur la nécessité de définir des lignes mettant en lien les points
décisifs du terrain qui sont autant d’étapes vers le centre de gravité de l’ennemi (cf. Fig. 29).
Fig. 29 : les lignes d’opérations et le spectre DIME
Source : DIAZ, Mario, Prosperity or Perdition : Do Lines of Operations Apply in Stability Operations, Fort
Leavenworth, US Army Command and General Staff College, 2003
1402
Antoine-Henri JOMINI, Précis de l’art de la guerre, Paris, Perrin, 2001.
319
Il est aujourd’hui admis que ces lignes logiques et complémentaires peuvent être soit matérielles
soit immatérielles. Elles renvoient aux différentes dimensions du spectre DIME (Diplomatic,
Informational, Military, Economic) conceptualisé par l’armée américaine à la suite des travaux du
sociologue Michael MANN1404 sur les quatre sphères du pouvoir social : idéologie/culture,
économie, violence/armée, politique.
Le concept DIME a cependant été élargi1405 et l’on parle désormais de l’approche DIFEMIL ou
MIDLIFE : Military, Intelligence, Diplomatic, Law Enforcement, Information, Finance,
Economic1406. Cette approche est au centre des réflexions sur les aspects doctrinaux des
opérations de stabilisation1407. Les interventions contemporaines supposent donc d’intégrer à la
manœuvre des « lignes d’opérations multidisciplinaires ». Le systémisme utilisant volontiers le
langage graphique, la convergence des lignes et les progrès réalisés sont alors matérialisés sur des
tableaux de suivi grâce à des indicateurs de couleur.
Applications possibles pour la GCC
Les approches systémiques sont-elles applicables à la GCC ? Les conclusions que l’on peut
déduire à ce stade pour le volet civil de la PESD sont de plusieurs ordres.
Une première conclusion a trait à l’application de la notion de lignes d’opérations. Les domaines
de la GCC européenne ne correspondent pas exactement aux diverses facettes du spectre
MIDLIFE présenté plus haut. La gestion civile des crises peut cependant être considérée comme
une ligne d’opérations en soi dans un plan de campagne civilo-militaire qui dépasserait la
dichotomie très otanienne entre « actions cinétiques » et « actions non cinétiques ». Ce point est
une différence de poids entre la doctrine militaire « pure » et la doctrine PESD en devenir.
La GCC est ensuite elle-même décomposable en « lignes d’activité » 1411: police, renforcement de
l’Etat de droit… Chacune de ces lignes englobe des actions remplissant différentes fonctions (ex.
pour le domaine de l’administration civile : administration générale, fonctions sociales, fonctions
d’infrastructure, élections, administration locale). Les documents doctrinaux de la GCC évoquent
ces différentes fonctions mais sans aller jusqu’à adopter le vocabulaire jominien. Une exception
notable est l’opération EULEX Kosovo dont le CONOPS évoque pour la première fois
1404
Michael MANN, The Sources of Social Power (Vol. I and II), Cambridge, Cambridge University Press, 1986 and
1993.
1405
Jack KEM, Understanding the operationnal environment : The expansion of DIME, University of Military
Intelligence, http://universityofmilitaryintelligence.us/mipb/article_print.asp?articleID=578 (consulté le 14 mars 2008).
1406
L’Armée américaine utilise également l’acronyme ASCOPE pour prendre en compte les dimensions civiles dans la
planification militaire : Areas, Structures, Capabilities, Organizations, People, Events…
1407
Mario DIAZ, Prosperity or Perdition : Do Lines of Operations Apply in Stability Operations, Fort Leavenworth,
US Army Command and General Staff College, 2003.
1411
Sur le modèle de la doctrine CIMIC OTAN qui distingue différentes lignes d’activités pour faciliter leur suivi :
assistance humanitaire, sécurité civile, réhabilitation de l’infrastructure, économie et commerce, démocratisation.
320
l’existence de neuf lignes d’activité (non précisées)1412. Il semblerait toutefois que cette
innovation doctrinale soit essentiellement le résultat d’initiatives individuelles (rappel : le Chef de
la mission est lui-même un ancien militaire qui a commandé par ailleurs la KFOR). Surtout, ce
« glissement » vers des schémas de pensée issus du monde militaire a suscité de très vives
réticences au sein des structures de la GCC. Le CONOPS de EULEX Kosovo sera-t-il l’exception
qui confirme la règle ? Il est en tout cas intéressant de voir comment cette mission particulière
met aussi en œuvre une « approche programmatique »1413 inspirée des pratiques de la police
suédoise1414. Cette approche semble emprunter le langage et les méthodes du monde de
l’entreprise : « programmes »1415, « projets »1416, « comités de pilotage », « instruments de
mesure »…Le vocabulaire stratégique n’est-il pas pour finir plus adapté à la réalité ? Il faut en
effet rappeler que la mission vise avant tout à lutter contre la corruption et contre la criminalité
organisée. Elle doit en outre faire face à l’hostilité d’une forte minorité serbe1417. « L’approche
programmatique » résisterait-elle à une flambée soudaine de violence ou à une lente dégradation
de la situation ? On peut cependant considérer a minima qu’elle est utile dans le cadre de la
« communication opérationnelle » qui vise à vanter les « objectifs positifs » de la mission :
principe d’appropriation (ownership), nécessité de parvenir progressivement à une « plus grande
transparence », rôle des experts européens spécialisés dans la promotion des droits de
l’homme1418…
Pour revenir aux applications de la pensée systémique à la GCC, une deuxième remarque a trait à
la notion de centre de gravité, exagérément mise en valeur dans la pensée militaire américaine et,
par mimétisme, dans les doctrines nationales des pays membres de l’Alliance. Il serait dès lors
utile de distinguer les centres de gravité (niveau de l’action stratégique) des centres déterminants
(niveau opérationnel) et des points-clés du terrain (niveau tactique). Par ailleurs, l’effet de masse
compte peu dans les missions de la GCC qui visent avant tout à écarter les opposants et à
renforcer les éléments les plus favorables à l’UE. Les missions civiles PESD engagent en général
de petits effectifs. Si le rapport de force global est en principe favorable à l’Union (d’un point de
vue politique, militaire, financier), la réalité du terrain est tout autre : les agents de la GCC ne
bénéficient jamais de la supériorité numérique. On peut évoquer à cet égard une « dissymétrie à
l’envers » sur le plan tactique ou local. Il convient dès lors de développer des « stratégies
asymétriques » pour tirer parti de cette faiblesse. C’est là que l’on retrouve l’utilité de faire appel
aux diverses traditions européennes en matière de pensée stratégique. On pense en particulier à la
théorie de la manœuvre indirecte du britannique LIDDELL HART. Mais il convient d’explorer
également toutes les potentialités d’une notion spécifique à la pensée militaire française : l’effet
majeur.
L’effet majeur peut être défini comme la « condition essentielle à réaliser sur l’ennemi (ou malgré
lui), sur les amis, sur les protagonistes, ou sur le terrain, en un lieu, à un moment, pendant un
temps donnés, et qui concrétise le succès de la mission ». Etranger à la pensée militaire anglosaxonne, l’effet majeur garde en France une place importante dans la méthode d’élaboration de la
décision opérationnelle1419. En précisant l’intention du chef sous la forme d’un verbe à
1412
Draft CONOPS for the European Union Rule of Law mission in Kosovo, EU Council, Doc. 5978/08, Brussels, 27
March 2008.
1413
Source: www.eupt-kosovo.eu/new/index.php?id=23 (consulté le 21 mai 2008).
1414
Entretien avec un expert du Secrétariat Général du Conseil, août 2008.
1415
« Overall Mission Programme Portfolio ».
1416
Ainsi chaque composante de la mission est décrite comme un « projet » (Police, Justice, Douanes).
1417
L’approche programmatique évoque la question serbe sous l’expression de « non -majority issues »: la périphrase
méritait d’être soulignée...
1418
Cf, le page qui présente l’approche programmatique sur le site de la mission (op. cit) :
www.eupt-kosovo.eu/new/index.php?id=23.
1419
Méthode d’élaboration d’une décision opérationnelle, Armée de Terre, Ministère de la Défense (France), versions
321
l’impératif, il définit les conditions de la réussite de la mission à l’échelon tactique en découpant
l’action dans le temps. Identifier l’effet majeur permet ensuite de choisir le Mode d’action (MA)
selon le point d’application désigné. La notion d’effet majeur1420 privilégie de fait le principe du
levier amplificateur en considérant que la manœuvre relève plus de la mécanique que de
l’arithmétique1421. Sans rentrer dans les subtilités doctrinales, ce mode de pensée semble
particulièrement bien adapté à la réflexion opérationnelle en matière de GCC. La gestion civile
des crises relève en effet plus de la chimie fine que de la chimie lourde, plus du calcul que du
choc frontal. La démultiplication d’efficacité et la notion de « levier utile » sont au centre des
missions civiles PESD.
De façon générale, on retiendra que les approches systémiques ont leur pertinence mais aussi
leurs limites pour la GCC européenne. Il serait illusoire de croire que défis rencontrés sur le
terrain par les missions civiles PESD peuvent être modélisés dans des matrices informatisées et
« prêtes à l’emploi ».
Une piste possible serait dès lors d’explorer également les voies ouvertes par la sociologie du
risque1422 qui pense les crises dans leur complexité et leur globalité1423 (perspective utile
notamment dans le domaine « protection civile » de la GCC). La stratégie « classique » fournit
cependant des richesses qui méritent d’être redécouvertes. Ainsi, si CLAUSEWITZ est le
théoricien de l’effet de masse, il est aussi et surtout le penseur de la friction et du brouillard qui
caractérisent l’action en milieu conflictuel.
Après avoir confronté la GCC à la théorie militaire, il est en tout cas temps de voir maintenant
l’état des travaux menés par l’UE pour donner à la PESD et à son volet civil une base
conceptuelle et doctrinale dans le cadre d’une approche civilo-militaire élargie à défaut d’être
totalement intégrée.
2001 et 2004. Il existe cependant des controverses (trop techniques pour être exposées ici) sur l’effacement progressif
de la notion d’effet majeur au profit du concept américain de centre de gravité. La France sacrifierait ainsi une partie de
son exception doctrinale au nom du dogme de l’interopérabilité. Cf. Loup FRANCART, « A propos des notions d’effet
majeur et de centres de gravité dans la nouvelle méthode de raisonnement tactique », Cahiers du CESAT, n°8,
Ministère de la Défense (France), juin 2007.
1420
L’effet majeur doit bien être distingué de l’état final recherché qui appartient au vocabulaire des niveaux
stratégique et opératif. Il faut donc différencier le End state (qui renvoie à un objectif politique) du but à atteindre (qui
correspond à l’objectif militaire): cf. le Zweck et le Ziel de CLAUSEWITZ.
1421
Jean-Pierre GAMBOTTI, « De la conception des opérations », Objectif Doctrine, n°40, CDEF, Ministère de la
Défense (France), 2005
1422
Voir notamment Rémi BAUDOUI, « Guerre et sociologie du risque », Les Cahiers internationaux de sociologie,
Paris, PUF, janvier-juin 2003, p. 161-174.
1423
Sur la sociologie du risque, voir aussi : Patrick LAGADEC, La civilisation du risque, Paris, Seuil, 1981; Patrick
LAGADEC, La gestion des crises - Outils de réflexion à l’usage des décideurs, Paris, Ediscience International, 1991;
Sur un plan plus théorique : Ulrich BECK, Risikogesellschaft- auf dem Weg in eine andere Moderne, Frankfurt am
Main, Suhrcamp, 1986.
1460
Initial views from CivCom on Comprehensive Planning, EU Council, Doc. 13306/05, 14 October 2005 (op. cit.) ;
Draft EU Concept for Comprehensive planning 2005, EU Council Secretariat, Doc. 13983/05, 03 November 2005 (op.
cit.) ; CivCom Advice on the draft Draft EU Concept for Comprehensive Planning, EU Council, Doc. 14240/05, 10
November 2005 (op. cit.).
322
Eléments doctrinaux de la GCC et chantiers en cours
Dans cette dernière partie de chapitre, il faut maintenant s’intéresser aux travaux menés
concrètement par l’UE en matière de stratégie opérationnelle. Le premier chantier a trait au
Concept de planification globale qui fait le lien entre le niveau de la décision politique et le
niveau des opérations. Il convient ensuite d’analyser les réflexions menées par l’AED pour
inscrire les interventions PESD dans le cadre du concept NEC (Network enabled capability) et
des Opérations basées sur les effets. Enfin, il faut dresser un bilan des efforts conduits jusqu’alors
pour donner une base conceptuelle et doctrinale minimale à chacun des domaines sectoriels de la
GCC européenne.
Le Concept de planification globale
Un Concept adopté fin 20051460 par le Conseil de l’UE définit la planification globale de la façon
suivante :
« Comprehensive Planning is a systematic approach designed to address the need for effective
intra-pillar and inter-pillar co-ordination of activity by all relevant EU actors in crisis
management planning. It contributes to the development and delivery of a co-ordinated and
coherent response to a crisis on the basis of an all-inclusive analysis of the situation, in particular
where more than one EU instrument is engaged. It includes identification and consideration of
interdependencies, priorities and sequence of activities and harnesses resources in an effective
and efficient manner, through a coherent framework that permits review of progress to be
made1461».
Plus largement, la planification globale a pour ambition de renforcer la capacité de l’UE à
affronter de façon cohérente des crises complexes par la définition d’un cadre pratique de
coordination, en accord avec les procédures décisionnelles de la PESD. L’idée est de prendre en
compte les multiples dimensions des opérations placées sous l’autorité du Conseil et du COPS
pour favoriser les synergies et le ciblage des actions1462 tout au long du processus de planification
et de conduite1463.
De fait, le concept de 2005 trouve ses sources dans une convergence de facteurs. Le premier
découle de la CMCO1464 et de « l’approche globale » des Procédures de gestion des crises (cf.
Chapitre VII). Cela renvoie aux aspects politiques et institutionnels déjà étudiés dans cette
recherche. Mais la planification globale a aussi des visées plus directement opérationnelles.
Un second facteur (lié à la conjoncture de fin 2005) est la création la Cellule civilo-militaire et de
son Centre opérationnel. Ces organes devaient pouvoir s’appuyer sur des méthodologies claires
pour préparer et assurer le suivi d’opérations diversifiées : « Comprehensive Planning is suitable
for all types of possible EU-led operations involving more than one EU instrument, including
fully integrated operations (civil-civil or civil-military), parallel operations, civilian operations
with military support and/or protection, and missions transitioning from military to civilian
1461
Draft EU Concept for Comprehensive planning 2005, op. cit.
Ibid.
1463
Planification de veille, détection de la crise, développement et finalisation du Concept de gestion de crise,
réorientation des actions voire conclusion de l’opération, Ibid.
1464
« Comprehensive Planning is part of CMCO, as defined in the Framework for CMCO », Ibid.
1462
323
elements1465». Il était notamment précisé que cette « approche de la planification » était
applicable à toutes les phases de la gestion de crise (de la prévention des conflits aux activités en
situation de post-conflit).
Un troisième facteur est enfin la volonté de la Présidence britannique du second semestre 2005
d’imprimer sa marque. Le Royaume-Uni était en effet désireux de garder le contrôle sur tout ce
qui pourrait aller vers la constitution d’un état-major européen de niveau stratégique. Il cherchait
par ailleurs à promouvoir une approche civilo-militaire inspirée de ses propres travaux sur la
coordination interarmées, interministérielle et interagences (cf. infra).
Sur le fond, le Concept de planification globale s’apparente donc à une application au niveau
européen de ces réflexions. Il souligne en particulier la nécessité d’améliorer la CMCO au niveau
du théâtre, c’est-à-dire la coordination à l’échelon opératif. Le document de 2005 évoque à ce
sujet plusieurs pistes : renforcement du rôle des RSUE et de leurs équipes, colocalisation
éventuelle des QG des différentes opérations/missions déployées sur un même territoire,
préparation opérationnelle (formation) conjointe…
Le Concept insiste également sur l’obligation de définir des critères et des échéanciers précis pour
évaluer en continu les progrès réalisés sur le terrain. Des indicateurs de performance doivent être
dès lors fixés pour tous les secteurs et toutes les tâches couvertes par les opérations PESD. On
retrouve ici l’idée des lignes d’opérations jominiennes bien que l’UE n’utilise pas expressément
ce terme. Le Concept met enfin en valeur le lien logique qui doit unir les différents étages : « The
rigour and validity of the review can be improved through establishing a connection from the
general endstate to tactical activities and tasks and by establishing benchmarks through
identifying interim objectives1466».
Trois aspects doivent en tout cas être pris en compte dans l’évaluation de la situation. Le premier
a trait au « contexte stratégique ». L’UE doit s’interroger sur la légitimité internationale de
l’action PESD engagée (sur le plan des perceptions notamment). Dans ce cadre, le Concept de
planification intégrée invoque aussi les « libertés » et les « contraintes » qui s’appliquent aux
acteurs de terrain. On retrouve ici le principe de la liberté d’action qui suppose, a minima, la
bonne prédisposition des populations locales à l’égard de l’intervention européenne. Le deuxième
aspect à prendre en compte est par ailleurs la capacité des acteurs locaux à se prendre en charge.
Cela suppose l’existence de forces capables d’assurer la sécurité publique et le fonctionnement du
système judiciaire. Enfin, le troisième aspect est la capacité de l’action PESD à participer à la
résolution des « causes profondes » (pour éviter en particulier à l’UE de devoir se ressaisir de la
question...).
Pour finir, le Concept de planification globale transcrit bien le souci de l’UE de mener des
interventions PESD cohérentes et efficaces, en adéquation avec la rationalité stratégique. Sa
matérialisation concrète reste cependant encore à prouver avec l’usage1467. Pour cela, il faudra
certainement attendre qu’une crise nécessite de déclencher simultanément une opération militaire
et une mission civile. Or, pour diverses raisons (coût, visibilité…), l’UE préférera en général
choisir l’une ou l’autre option.
1465
Ibid.
Ibid.
1467
Sur le plan purement militaire, voir aussi European Union Concept for Military Planning at the Political and
Strategic level, Doc. 10687/08, EU Council, Brussels, 16 June 2008 (op. cit.).
1466
324
Du concept NEC aux Opérations basées sur les effets
Il faut maintenant aller plus en profondeur en étudiant comment l’UE cherche à appliquer
concrètement dans le cadre de la PESD le concept d’Opérations basées sur les effets. Ces
questions sont pour l’instant débattues pour l’essentiel dans les cercles militaires et au sein de
l’AED. Elles pourraient toutefois impliquer de plus en plus le volet civil de la PESD (sous réserve
que les Etats « les moins militaristes » ne tuent pas la réflexion dans l’œuf quant aux
répercussions possibles sur la GCC).
Le document sur la planification globale de 2005 s’inscrit clairement dans le prolongement de la
SES et de la CMCO. Néanmoins, il est avant tout tourné vers l’action et les résultats
opérationnels. Il faut ainsi montrer comment la planification intégrée de la PESD trouve aussi ses
sources dans les expérimentations multinationales organisées sous l’impulsion du USJFCOM
pour dynamiser les synergies civilo-militaires1469. En effet, suite à ces expérimentations, le
Royaume-Uni a développé un concept NEC1470 (Network enabling capability) et une Approche
des opérations basées sur les effets (EBAO) qui ont été repris ensuite par l’Agence européenne de
défense dans le cadre du projet LTV sur les défis futurs de la PESD1471.
Une fois encore, il faut regarder d’abord du côté des Etats-Unis. La notion d’Opérations basées
sur les effets (Effects Based Operations ou EBO) est issue de la Révolution des affaires militaires
et des réflexions sur la guerre réseau-centrée1484. Edward SMITH1485 a ainsi conceptualisé un
« cycle des EBO » (planification par les effets, conduite par les effets, évaluation par les effets)
intégré ensuite par l’Armée américaine dans sa stratégie opérationnelle.
Les EBO supposent l’élaboration de nouvelles façons de penser et de combattre grâce à la mise
en œuvre de modes d’action systémiques et alternatifs. Le but n’est pas la destruction per se de
l’adversaire mais l’accomplissement d’objectifs via des effets (« premiers » ou « secondaires ») à
obtenir en attaquant le comportement, la cohérence et la volonté de l’adversaire1486. On cherche
plus généralement à exploiter les avantages de l’asymétrie par la connaissance, la précision et la
mobilité. Le succès est mesuré ainsi en terme de comportement induit. Les EBO supposent par
ailleurs d’agir aussi sur les amis et sur les « neutres ». Pour finir, il s’agit d’appliquer différentes
capacités militaires et non militaires aux niveaux tactique, opératif et stratégique. Les effets
1469
Méthodes collaboratives de coordination interarmes, interarmées, interagences et en multinational. Cf. supra.
Network Enabled Capability, Joint Service Publication 777, UK MOD, 2005. La Suède a développé quant à elle un
concept similaire dit Network-Based Defense.
1471
An Initial Long-term Vision (LTV), Rapport de l’AED, op. cit. p. 25.
1484
Philippe COQUET, Opérations basées sur les effets : rationalité et réalité, IFRI, Focus Stratégique, n°1, Octobre
2007.
1485
Edward SMITH, Effects-Based Operations : Applying Network Centric Warfare in Peace, Crisis and War,
Washingron D.C., CCRP Publications Series, 2002.
1486
Jean MARGUIN, Approche systémique des crises et aide à la décision stratégique, Paris, Fondation pour la
Recherche Stratégique, 2005.
1470
325
recherchés sont donc tout à la fois synergétiques, multiplicatifs, cumulatifs, physiques,
fonctionnels et psychologiques.
L’Agence européenne de défense - soutenue d’ailleurs par l’OTAN1487 - a repris à son compte la
notion de planification basée sur les effets 1488 par le truchement du concept NEC mis en avant
par les Britanniques. On notera au passage que l’approche EBO n’est pas adoptée officiellement
par toutes les armées européennes (en France notamment où elle soulève débats et
interrogations1489). La PESD sert en ce sens de cadre expérimental. De façon générale, le rapport
LTV de l’AED reflète en tout cas le dilemme de la PESD déjà étudié au début de ce chapitre :
comment concilier l’exigence de l’interopérabilité avec les Etats-Unis et avec l’OTAN tout en
prenant mieux en compte les particularités européennes, en matière civile notamment1492 ?
« Network-enabled capability must be a fundamental development priority for ESDP operations.
It will be essential to ensure interoperability with the leading efforts of the US in this area,
interpreted through NATO. But a more characteristically European approach may need to be
developed, different in ambition and character (for example, with a stronger emphasis on civilmilitary interoperability, and on the tactical level), albeit nested within NATO conceptual
frameworks and standards1493 ».
Sur le plan des opérations, le projet LTV prévoit ainsi un usage proportionné de la force face à
des groupes locaux, régionaux voire transnationaux qui n’auront ni les mêmes objectifs ni les
mêmes règles que l’UE. Ces groupes chercheront à utiliser les faiblesses « perçues » de l’Union
(contraintes politiques et juridiques, nécessité d’épargner les populations). L’idée est donc d’agir
sur les attitudes et les comportements : « Future analysis, linked to a comprehensive (civilian &
military) EU operational lessons learned process, may need to measure the effects on behaviour
and attitudes of opposing leadership, forces and populations1495». Cela supposera de recourir le
cas échéant à la « Deception » c’est-à-dire à la ruse et à la dissimulation, au travers des actions
psychologiques (PSYOPS) notamment. Il faudra de même conserver l’initiative et savoir se saisir
des opportunités par la vitesse et la surprise en visant la dislocation des forces adverses.
Dans la même veine, le rapport de l’AED souligne également l’importance du renseignement
d’origine humaine et la nécessité de miser sur l’infodominance1496. Cette supériorité de la maîtrise
1487
EDA NEC Seminar, Analyse Operational Aspects of ESDP CMO, 25 April 06.
An Initial Long-term Vision (LTV), op. cit. p. 14 et p. 16.
1489
L’impact du concept d’opérations réseaux centrées sur les capacités de notre futur appareil de défense, Centre des
Hautes Etudes de l’Armement (France), 41ème session 2004/2005 ;