sentier de saute ruisseau
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sentier de saute ruisseau
SENTIER DE SAUTE RUISSEAU PREMIERE PAUSE Mon grand-père l’appelle le chemin de saute ruisseau ou bien le chemin des quatre ruisseaux, et quelquefois il ajoute : « Nous avons de la chance, petit, il a beaucoup plu ces temps derniers, nous en aurons un cinquième à traverser ». Mon grand-père a emprunté mille fois le chemin de saute ruisseau, mais il s’émerveille toujours comme un enfant..., si je peux me permettre ! « Tiens, dit-il, je te parie qu’aujourd’hui nous verrons un héron cendré, deux truites fario (tu sais, celles qui ont des points rouges) et une bonne dizaine de colverts ». Moi, je mise sur le grèbe castagneux, le rouge-gorge et les vairons. Nous gagnons chacun à notre tour. Mon grand-père a ses petites manies : « Quand tu t’engages sur le chemin de saute ruisseau, petit, il faut toujours commencer par aller saluer la reine des prés, au bord du lac ». Comme tu voudras grand-père ! DEUXIEME PAUSE « Tu vois, petit, dit mon grand-père, je rêve parfois de vivre comme ces fleurs : les pieds dans l’eau et la tête au soleil. Mais, dans ces conditions, je préférerais avoir aussi une canne à pêche et un chapeau ». Puis il redevient sérieux : « Ne va pas prendre tout cela à la lettre ; pour aller voir les arbres, nous passerons sur le petit pont. Il ne manquerait plus que tu rentres chez grand-mère les pieds mouillés ! TROISIEME PAUSE « Sais-tu, petit, qu’un peuplier adulte, lorsqu’il est en feuilles, consomme près de deux tonnes d’eau par jour ? Un sacré soiffard, le peuplier ! » « Il faut aussi que je te parle de l’aulne, qu’on appelle ici le vergne. Ses racines s’enchevêtrent le long des berges et forment d’excellentes cachettes pour la truite, le campagnol amphibie, ... J’espère qu’un jour la loutre viendra à nouveau s’y dissimuler ». Mon grand-père est un puits de science. QUATRIEME PAUSE « Tiens, la voilà, la fario ! » s’exclame mon grand-père dès qu’il arrive au pont qui enjambe le Couzon. « Ici, non là, là-bas dans l’ombre de la berge ». Et quant manifestement la fario n’est pas au rendez-vous, il dit, comme pour se venger : « Tu sais que grand-mère les cuisine très bien, les truites fario ». Le Couzon prend sa source au Puy Bien (à 1 022 mètres d’altitude), « traverse » le lac d’Aubusson d’Auvergne, se jette dans la Dore qui se jette dans l’Allier qui se jette dans la Loire. CINQUIEME PAUSE Attention ! Avant de franchir le petit ruisseau, vous devez absolument vous arrêter quelques instants. Le temps que mon grand-père vous déclame « son » poème... « Que veux-tu, petit, c’est la seule poésie que je connaisse encore par cœur. Et puis, dit-il comme pour s’excuser, grâce à Verhaeren, j’ai l’impression d’avoir l’oreille plus fine ». Le ruisseau L’entendez-vous, l’entendez-vous Le menu flot sur les cailloux ? Il passe et court et glisse, Et doucement dédie aux branches Qui, sur son cours, se penchent, Sa chanson lisse. Là-bas, Le petit bois de cornouillers, Où l’on disait que Mélusine Jadis, sur un tapis de perles fines, Au clair de lune, en blancs souliers, Dansa. Le petit bois de cornouillers, Et tous ses hôtes familiers, Et les putois, et les fouines, Et les souris, et les mulots, Ecoutent, Loin des sentes et loin des routes, S’en aller l’eau. Emile VERHAEREN SIXIEME PAUSE Souvent, j’ai l’impression que mon grand-père et le héron cendré font un concours de patience. Le héron, parfaitement immobile, guette les grenouilles, et mon grand-père, avec ses jumelles, guette le héron. Quelquefois, il m’arrive de commettre une gaffe : « Regarde, grand-père ! Là, à droite, j’aperçois une mouette rieuse ». « Et pourquoi pas un chevalier gambette ou une sarcelle d’hiver, me répond-il. Tu vois bien que ce n’est pas la saison ». Si jamais le héron a profité de ce court instant pour s’éclipser, alors j’ai droit à un reproche : « Tiens ! Tu m’as fait perdre la partie ». SEPTIEME PAUSE Tsip tsap, tsip tsap... Le chant du pouillot véloce est un peu monotone. Mais le pic épeiche fait entendre son cri : kikgik, kikgik..., une sorte de rire aigu qu’il ponctue d’un tambourinage sur le tronc d’un arbre mort : poc, poc, poc... Certains jours, mon grand-père joue à diriger le concert des oiseaux du bois : « Un peu plus de vivacité, le pinson ! Allegro ma non tropo, monsieur le troglodyte mignon ! Et vous, la fauvette ? Je ne vous entends pas. » Après le dernier mouvement, je lui dirai qu’aujourd’hui, grâce aux rouges-gorges, j’ai gagné mon pari. HUITIEME PAUSE Autrefois, le lac d’Aubusson d’Auvergne n’était qu’une petite vallée traversée par un maigre ruisseau. Les vaches venaient y paître, on y cueillait aussi le chanvre. Ces prairies humides ne sont pas d’un grand rapport, disaient les paysans. Dans les années 80 (au vingtième siècle), il y eut un grand débat : • Il faudrait arrêter le cours du Couzon et créer un grand lac, dit l’un. • L’été, les gens des villes viendraient nous voir et ils découvriraient notre beau pays, approuva un autre. • Mais le lac servirait aussi aux gens d’ici, renchérit un troisième. Il y aurait un théâtre de verdure... • Il faudra aménager un coin tranquille pour les oiseaux, exigea un ami des bêtes. Ce pourrait être tout au long du chemin de saute ruisseau. Mon grand-père haussait les épaules : « Les petits ruisseaux font les grandes rivières, mais jamais ils ne formeront un lac. En tout cas, pas chez nous. » Néanmoins, la décision fut prise (par un syndicat qui regroupe douze communes : Aubusson d’Auvergne, Augerolles, Le Brugeron, Courpière, Escoutoux, Olliergues, Olmet, La Renaudie, Sauviat, Sermentizon, Vollore-Montagne et Vollore-Ville). On bâtit une digue pour emprisonner le débit du Couzon. D’abord, la rivière jeta rageusement ses eaux vives contre le mur de béton, puis elle se fit à l’idée de dormir dans un grand lit. En une saison, elle emplit cette cuvette qu’avaient créé, pour elle, les hommes et le relief. Mon grand-père hausse les épaules : « On aurait dû y penser plus tôt. Le pays est bien plus beau avec ce lac au milieu des forêts. Et tu vois, petit, nous avons maintenant des oiseaux migrateurs qui, autrefois, ne s’arrêtaient pas chez nous, c’est comme si nous leur avions aménagé une station service. » Pourtant, mon grand-père n’aime pas se contredire.