les Français et l`europe : une question de leadership

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les Français et l`europe : une question de leadership
La France est condamnée à faire preuve de créativité pour retrouver un leadership
qui lui permette de faire oublier son incartade référendaire et son indiscipline
budgétaire.
Les Français et
l’Europe : une question
de leadership
Michel Brulé
L
es enquêtes d’opinion confirment l’attachement des Français à l’idée européenne, un attachement qui ne s’est pas démenti depuis soixante ans,
puisqu’il s’agit de l’un des sujets sur lesquels nous disposons de résultats
remontant au lendemain de la Libération. Née de la volonté d’empêcher le
retour des conflits qui venaient de déchirer l’Europe, l’idée de réunir comme partenaires dans une communauté à vocation économique les ennemis d’hier a tout de
suite recueilli l’assentiment des Français comme des Allemands.
Un attachement ambigu à l’Europe
Cette faveur reste inchangée puisque l’on compte aujourd’hui 80 % de Français pour
se dire favorables à l’unification de l’Europe. Mais il faut nuancer ce constat de la
largeur de l’adhésion à l’Europe par l’observation du caractère assez superficiel de
cet attachement. Le sentiment d’appartenance à l’Europe reste très en retrait du
sentiment d’appartenance national, et même du sentiment d’appartenance à sa ville.
La modeste participation aux élections désignant le Parlement européen suggère que
les institutions de Bruxelles demeurent relativement lointaines. L’ampleur et la rapidité de la chute des intentions de vote favorables aux traités européens que l’on a pu
observer en France lors des deux derniers référendums – Maastricht et le projet de
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Constitution – attestent cette fragilité. Elles montrent aussi à quel point l’enthousiasme pour l’union de l’Europe peut se refroidir quand la situation nationale – et
d’abord la marche de l’économie – se dégrade.
Les nombreuses enquêtes menées pendant notre récente campagne présidentielle sur
les priorités assignées au futur chef de l’État ont souligné à quel point la construction européenne, quel que soit l’assentiment qu’on lui accorde, se trouve très loin
dans les priorités des Français. Au sein d’une liste de dix-huit domaines d’action
possibles pour le futur président, elle venait en avant-dernière position, devançant
seulement de justesse la réforme des institutions. Et cette hiérarchie s’exprime par
des ordres de grandeur sans ambiguïté : deux Français sur trois attendent du chef
de l’État qu’il s’occupe du chômage, de la santé ou de l’éducation ; un sur cinq, de la
construction européenne.
Qu’attendent donc les Français de leur présidence européenne ? D’abord un regain
de notre influence au sein de l’Union, dont les deux tiers réalisent qu’elle a été affaiblie par notre non du 29 mai 2005. De même qu’un surcroît d’efficacité dans le
fonctionnement de l’Union européenne.
Les priorités qu’assignent nos concitoyens à la présidence française se caractérisent
par un contraste marqué avec leurs attentes à l’échelle nationale. Elles s’inscrivent
sous le signe de la demande de protection : défense de l’environnement, défense des
consommateurs, défense des entreprises européennes dans la compétition internationale, défense de l’Europe face à l’assaut de l’immigration clandestine favorisée par
les régularisations massives pratiquées par certains pays qui appartiennent comme
nous à l’espace de libre circulation de Schengen. Seule la défense, au sens militaire
traditionnel, ne fait pas partie de ces priorités protectrices, puisque le renforcement
du budget européen de la défense est rejeté par un Français sur deux. Le projet
d’union méditerranéenne est bien accueilli.
Si c’était à refaire
Est-ce à dire que les Français, qui souhaitent que notre présidence nous permette
de reprendre la main en Europe, regrettent leur non de 2005 ? Nullement, puisque
interrogés sur ce qu’ils voteraient si c’était à refaire, ils renouvellent leur non, dans
des proportions sensiblement identiques. C’est d’ailleurs un résultat dont la moitié
de nos concitoyens se déclarent satisfaits. Les agents publics sont particulièrement
nombreux à s’en réjouir, eux qui n’apprécient guère la volonté de Bruxelles d’ouvrir à
la concurrence les services publics aujourd’hui en situation de monopole.
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Pour comprendre ce qu’il y a de singulier dans l’attitude des Français, nous disposons de l’instrument d’observation de l’opinion mis en place par la Commission de
Bruxelles, il y a trente-cinq ans : l’Eurobaromètre, avec ses deux vagues d’enquêtes
annuelles. Qu’est-ce donc qui singularise aujourd’hui l’attitude des Français par rapport aux opinions de nos partenaires ?
Ce n’est pas sur le terrain de l’adhésion à l’Union que nous nous distinguons. Nous
avons vu que l’opinion française y reste largement acquise, et sur les indicateurs
globaux d’attachement à l’Union – est-elle une bonne chose pour le pays ? quels
bénéfices en retirons-nous ? – la France se situe un peu au-dessus de la moyenne
européenne. Nous nous situons certes à distance respectable des plus europhiles de
nos partenaires, Danois, Espagnols ou Irlandais, mais sans exprimer un scepticisme
comparable à celui des Suédois et surtout des Britanniques.
On retrouve cette position moyenne pour ce qui est de
l’attitude envers la Commission de Bruxelles. 54 % des
Français lui accordent leur confiance, contre 25 % qui la
lui refusent. Ce qui nous situe à mi-chemin des Belges,
dont les deux tiers font confiance à la Commission, et
des Anglais, avec qui la confiance tombe à 22 %. Nos
réponses sur ces questions de niveau d’adhésion au principe de l’Union et de confiance à ses organes se situent
souvent à un niveau voisin de celui des Allemands.
Les Français
renouvellent
leur non, dans
des proportions
sensiblement
identiques.
Ce qui singularise profondément l’opinion française dans le dernier Eurobaromètre,
c’est l’ampleur de son pessimisme dans l’appréciation qu’elle porte sur l’état de l’économie nationale. Un Français sur quatre le juge bon, là où les réponses de nos partenaires sont d’un tout autre ordre : l’économie nationale se porte bien pour neuf
Scandinaves et Hollandais sur dix, trois Irlandais sur quatre, deux Allemands et
Britanniques sur trois, un Espagnol sur deux.
Ce pessimisme et le fossé qu’il creuse avec les autres Européens traduisent une
inquiétude qui n’est sûrement pas étrangère à la priorité accordée à la recherche de la
sécurité dans les attentes des Français envers l’Union européenne. Il est à rapprocher
des nombreuses réactions d’appréhension de l’opinion française ces dernières années
face à des phénomènes aussi variés que l’élargissement de l’Union aux anciennes
démocraties populaires, la culture des OGM ou la mondialisation. Sur chacun de
ces sujets, les Français se sont montrés les plus inquiets des Européens, parfois de
fort loin1. L’exemple le plus spectaculaire est la mondialisation, nos compatriotes y
1. Sur ces appréhensions de l’opinion française, on consultera la chronique « Le moral des Français » dans les nos 34,
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voyant surtout une menace, là où nos partenaires distinguent plus de chances à saisir
que de risques à conjurer.
Une France inquiète
Au total, la multiplication de ces inquiétudes aboutit à donner aux Français le sentiment que leur modèle de société est menacé par l’évolution du monde, ce qui les
conduit à vouloir dresser autour des barrières protectrices. Au niveau européen, ces
barrières prennent la forme des « exceptions » en tout genre dont nous demandons la mise en œuvre : exception agricole, exception culturelle, rejet de la directive
Bolkestein, reconnaissance de la spécificité du « service public à la française »…
Notre attitude à l’égard de la concurrence – dont nous avons fait retirer l’évocation
dans le traité européen simplifié – résume cette posture défensive que nos partenaires ont souvent du mal à comprendre ou à admettre.
à qui incombe la responsabilité de cette mentalité d’assiégés, peu propice à la mise
en œuvre de réformes ? Aux dirigeants ou aux dirigés ? Il faut naturellement faire
la part de la singularité de nos débats politiques et idéologiques. On a pu dire que
le centre de gravité de notre vie politique est tel que des dirigeants sociaux-démocrates comme Tony Blair ou Gerhard Schröder se situeraient chez nous à la droite
de notre droite de gouvernement, du moins lorsqu’il s’agit du rôle à attribuer aux
marchés dans le fonctionnement de l’économie de l’Union. Nos responsables politiques doivent composer avec ce paysage idéologique particulier. Mais ils ont souvent
fait jouer à Bruxelles – aujourd’hui à la BCE – le rôle de bouc émissaire dans nos
difficultés nationales, celles-là même que les réformes promises sur le thème de la
rupture devraient soulager.
Aujourd’hui, électeurs et dirigeants confondus, la France tend à renier les inspirations qui étaient celles des pères fondateurs de l’Europe, sur le rôle de la liberté des
échanges tant dans la prospérité économique que dans le rapprochement des peuples. Et ceci au moment où les handicaps de l’économie française rendraient particulièrement nécessaire de s’en inspirer. Nous aurions en tout cas beaucoup de profit
à tirer de l’exemple donné par ceux de nos partenaires, nombreux, qui ont remis leur
économie sur la voie de la croissance, en assainissant leurs finances publiques, en
maîtrisant mieux leur État providence, et en s’ouvrant résolument à la concurrence.
Il est certain que si nous avions suivi le même chemin, la présidence française serait
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en meilleure posture pour prendre des initiatives, tant il est vrai que pour être crédible, un leadership a d’abord besoin de pouvoir s’appuyer sur des réalisations convaincantes. Si le général de Gaulle pouvait se permettre de parler haut et fort à Bruxelles,
c’est qu’il avait au préalable rétabli chez nous la paix civile en mettant fin à la guerre
d’Algérie et remis en ordre les finances et l’économie nationales.
Principales sources
• Eurobaromètre, n  68, octobre 2007;
• Enquête TNS Sofres, avril 2006 ;
• Enquêtes CSA, Le Parisien et L’Humanité dimanche, mai 2006, janvier et
o
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octobre 2007 ;
Enquête Ifop-Centre d’information sur l’Europe, janvier 2008.
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