Mouézy-Éon, un Elstir postmoderne? - E

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Mouézy-Éon, un Elstir postmoderne? - E
Radu Toma
Mouézy-Éon, un Elstir postmoderne ?
« Ces jours-ci », Suzy Clair travaille « au rédactionnel d’un catalogue d’accessoires pour dames de luxe »1, redoublant ainsi les photos, qu’on doit supposer ruisselantes de couleurs et bien séduisantes, d’une pellicule de mots, qu’on doit supposer à leur tour accrocheurs. C’est un travail facile, dit le narrateur ; machinal, préciserais-je, car si elle travaille « vite et sans corriger » (84), c’est qu’elle ne réfléchit
pas trop à ce qu’elle fait ; elle est d’ailleurs très peu présente dans ce qu’elle est en
train d’écrire : n’y lit-on pas que « la machine écrivait presque toute seule » (50) ?
Il y a trop de coïncidences dans les romans d’Échenoz, trop d’allusions et trop de
clins d’œil complices pour que ce soit par pur hasard que, « punaisé[s] au-dessus du
bureau » auquel Suzy Clair est assise, « un paragraphe » de Saul Steinberg jouxte
« un port de mer » de Joseph Vernet (36). La tentation est grande de relier travail
rédactionnel, « paragraphe » et marine et de penser que Jean Échenoz place
(ironiquement ?) l’écriture – l’écriture de Suzy Clair ? sa propre écriture ? – sous le
haut patronage de l’illustre védutiste : Ut veduta poesis. Qui plus est, comme, d’une
part, l’un des dessins qui excitent l’enthousiasme de certains amateurs de Steinberg
pour une raison parfois non clairement aperçue par eux est une représentation de la
place Saint-Marc de Venise (The Passport, 1954) et que, d’autre part, Vernet est
présent dans l’appartement des Clair par un port de mer, place et marine éveillant,
« naturellement », le souvenir d’À la recherche du temps perdu, la tentation est
encore plus grande de penser non seulement qu’Échenoz met l’écriture sous le signe
du védutisme mais aussi qu’il le fait en « polémiquant » avec la conception proustienne de l’art (Vernet contre Elstir ?), voire, par-delà Proust, avec le projet esthétique
de la modernité.
A-t-on le droit de céder à cette double tentation, si grande qu’elle soit ? Est-ce
qu’il y a des éléments textuels nous autorisant vraiment à penser que le nom de
Steinberg renvoie à Proust ou que la marine de Vernet fait signe vers Elstir ? Aucun,
en apparence, car rien de plus ténu, en effet, que ces allusions ou ces illusions
d’allusion ! Et pourtant, pour peu qu’on s’y fie, tout un jeu de glissements placera
l’aquarelliste Mouézy-Éon au centre du roman et fera de ce dernier une réflexion
postmoderne sur l’art.
1
1 Jean Échenoz, Lac, Éditions de Minuit, 1989, p. 50.
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L’artiste au travail
Dans son appartement donc, la machine à écrire Suzy Clair travaille vite à son
rédactionnel. Elle partage la célérité avec Mouézy-Éon2, l’aquarelliste aux « doigts
volubiles » (91) qui, installé devant le Parc Palace, s’applique, avec une rapidité que
la lassitude de son regard ne laissait pas soupçonner, à en donner une « vue » devant
les clients de passage qui, ralentissant à sa hauteur, jettent « un coup d’œil critique
sur l’ouvrage puis un regard de contrôle sur la façade avant de s’éloigner ». Le voilà
au travail :
« trempant avec agilité le pinceau dans la couleur, il fit en quelques
traits s’ouvrir une fenêtre du premier étage, sur sa vitre un instant
zigzagua même un reflet de jour. Puis apparut dans l’embrasure un personnage furtif, mobile, très rapidement tracé […]. Le temps de changer
de couleur et par trois nouveaux traits la croisée se referma » – (90 –
91 ; je souligne)
Il n’y a pas que les doigts de Suzy et de Mouézy-Éon qui sont volubiles : ceux
de Joseph Vernet le sont aussi, et ce au plus haut degré. C’est tout au moins ce qu’on
peut lire, à maintes reprises, dans les pages, célèbres, que Diderot lui consacre, ce
Diderot qui regrette ne pas pouvoir « ressusciter les peintres de la Grèce et ceux tant
de Rome ancienne que de Rome nouvelle3 pour entendre ce qu’ils disent des
ouvrages de Vernet ! »4. En voilà deux passages :
« la fécondité de génie et la vitesse d’exécution de cet artiste », lit-on
dans le Salon de 1763, « sont inconcevables. Il eût employé deux ans
à peindre un seul de ces morceaux qu’on n’en serait point surpris, et il
y en a vingt de la même force. »5
« Vingt-cinq tableaux, mon ami, vingt-cinq tableaux6 ! Et quels
tableaux ! C’est comme le Créateur, pour la célérité ».7
Suzy Clair, Mouézy-Éon et Joseph Vernet ont encore ceci en commun qu’ils travaillent sur commande (Suzy pour le magazine féminin, Mouézy-Éon pour les services de surveillance du territoire, Joseph Vernet pour le marquis de Marigny,
directeur des Bâtiments royaux) et ce à des fins instructives : l’aquarelliste par
exemple doit fournir des renseignements sur l’appartement occupé par les espions
venus de l’Est et sur leurs allées et venues, alors que Joseph Vernet doit montrer au
Roi, à la Cour et à la Ville, bref à l’Univers tout entier, les vingt-deux merveilleux
ports de France.
Si on ne sait rien de précis quant à la qualité du travail de Suzy Clair – excepté
que son employeur devait en être content puisque « chaque petite sonnerie marquant
2
3
4
5
6
7
Elle partage également avec l’aquarelliste une partie de son prénom : SuZY – MoueZY.
Nouveau hasard ?
Pense-t-il aussi à Suzy Clair, dont l’appartement, qui accueille un Vernet, est sis rue de Rome ?
Salon de 1763 in Denis Diderot, Œuvres esthétiques, Éditions Garnier Frères, 1965, édition de
Paul Vernière, p. 562.
Op. cit., p. 564 ; je souligne.
En deux ans seulement !
Salon de 1765, in éd. cit., p. 568 ; je souligne.
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la fin d’une ligne faisait part de la naissance d’un banknote joufflu » (84) –, pour ce
qui est des ouvrages des deux védutistes il est clair qu’ils sont d’une fidélité optique
remarquable. Le colonel qui a embauché Mouézy-Éon justement pour cette raison
est élogieux à son égard. À sa façon, bien sûr8. Pour ce qui est de l’auteur des Ports
de France, pans de réalité et toiles de Vernet ont, si on en croit Diderot, des propriétés perceptives rigoureusement identiques – ce qui fait que si l’on connaît l’original on peut parfaitement se passer de la copie et vice versa – et sont donc, du point
de vue du spectateur, absolument interchangeables :
« Si vous avez vu la mer à cinq heures du soir, en automne, vous
connaissez ce tableau »;
« Allez à la campagne, tournez vos regards vers la voûte des cieux,
observez bien les phénomènes de l’instant, et vous jurerez qu’on a
coupé un morceau de la grande toile lumineuse que le soleil éclaire,
pour le transporter sur le chevalet de l’artiste ; ou fermez votre main,
et faites un tube qui ne vous laisse apercevoir qu’un espace limité de
la grande toile, et vous jurerez que c’est un tableau de Vernet, qu’on a
pris sur son chevalet et transporté dans le ciel »9.
Si ses tableaux peuvent se substituer au réel, c’est qu’ils sont, littéralement, vivants,
des tableaux qui s’animent, bougent :
« S’il suscite une tempête, vous entendez siffler les vents et mugir les
flots ; vous les voyez s’élever contre les rochers et les blanchir de leur
écume »10.
Comme ceux de Mouézy-Éon, d’ailleurs ; relisons pour nous en convaincre le passage déjà cité, en rétablissant bien sûr ce que j’ai coupé tout à l’heure :
« il fit en quelques traits s’ouvrir une fenêtre du premier étage, sur sa
vitre un instant zigzagua même un reflet de jour. Puis apparut dans
l’embrasure un personnage furtif, mobile, très rapidement tracé, brève
intrusion du dessin animé dans la nature morte, et qui disparut
presque aussitôt dans un rond noir comme font Loopy the Loop et
Woody Woodpecker à la fin de l’épisode (That’s all, folks !). Le temps
de changer de couleur et par trois nouveaux traits la croisée se referma » (90 – 91 ; je souligne).
Tous deux rivalisent avec le Créateur. Diderot le dit en toutes lettres au sujet de
Vernet :
« on dirait qu’il commence par créer le pays, et qu’il a des hommes et
des femmes, des enfants en réserve dont il peuple sa toile comme on
peuple une colonie ; puis il leur fait le temps, le ciel, la saison, le bonheur, le malheur qu’il lui plaît. C’est le Jupiter de Lucien qui, las d’entendre les cris lamentables des humains, se lève de table et dit : "De la
grêle en Thrace…" et l’on voit aussitôt les arbres dépouillés, les
moissons hachées et le chaume des cabanes dispersé : "la peste en
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9
10
« C'est bien, ce qu'il fait, jugea le colonel, non ? Un vrai charme, je trouve. Un vrai talent. »
– 106
Salon de 1765, in éd. cit., p. 571 et pp. 569 – 570; je souligne.
Ibidem, 562 – 563 ; je souligne.
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Asie…" et l’on voit les portes des maisons fermées, les rues désertes
et les hommes se fuyant […]. Jupiter appelle cela gouverner, et il a
tort ; Vernet appelle cela faire des tableaux, et il a raison »11.
Mouézy-Éon n’est pas comparé avec le Créateur, mais ne le voit-on pas procéder
exactement comme Vernet ? Ne le voit-on pas, dans la limousine le ramenant avec
ses chefs à Paris, tirer du fond de ses poches un carnet à dessin et dresser « de petits
croquis instantanés de tel ou tel point de vue du paysage qui défilait » (188) ? Ne se
constitue-t-il pas ainsi, en parfait védutiste, une « réserve » de « points de vue » dont
il pourra « peupler sa toile comme on peuple une colonie » ?
Si Joseph Vernet (et Mouézy-Éon, bien sûr) excelle dans la fidélité optique, si ses
toiles s’animent et vous dispensent du contact direct avec ce qu’elles représentent,
c’est, nous apprend Diderot, qu’il « a volé à la nature son secret : tout ce qu’elle produit, il peut le répéter »12. Certes, Diderot n’est pas dupe de l’image qu’il propose
et ce vol n’en est pas vraiment un : seule la nature crée, selon lui, au sens propre du
mot, c’est-à-dire ex nihilo, elle seule « pro-duit », conduit du non-être à l’être, et
« complète » ainsi ce dernier, comme disaient les Anciens, alors que l’artiste, même
l’artiste de génie, travaille sur du créé, qu’il ne fait que « répéter », multiplier. Dans
un langage un peu plus technique, on devrait dire que Vernet a trouvé le moyen de
puiser dans le stock de propriétés spécifiques dont la nature se sert dans la fabrication des choses et s’applique à multiplier ces dernières, qui commencent à ne plus
différer que numériquement13 : la mer à cinq heures du soir et la vue qu’en donne
Vernet ont la même identité spécifique, mais une identité numérique distincte, la mer
étant accrochée si j’ose dire à des continents, la marine de Vernet à un mur !
Le narrateur de Lac ne nous dit pas quel est le port de mer que Suzy Clair a
punaisé au-dessus de son bureau – Toulon, Rochefort, Dieppe, Marseille, un autre ?
–, mais, quel qu’il soit, il ne saurait être que très intellectuel et très analytique, au
sens qu’il ne se borne pas à être une vue unitaire de l’ensemble de tel ou tel port,
mais rend de plus lisible cet ensemble en y découpant une suite d’objets présentant
toutes les notes susceptibles de les rendre parfaitement et immédiatement intelligibles14 : une veduta est, certes, une vue, un endroit vu par nos yeux grâce à la
lumière du soleil (fût-il couchant), mais c’est aussi et surtout un endroit reproduit à
la lumière de la raison. Pour Vernet et ses contemporains, le port, avec sa bigarrure
ethnique, avec le déchargement ou le transbordement de ses marchandises venues
des quatre coins du monde, etc., était un « implicite musée ethnologique », pour
reprendre une expression d’Alain Corbin15, à « mission civilisatrice », et la tâche du
11
12
13
14
15
Ibidem, p. 570.
Ibidem, p. 562 ; je souligne
Cette distinction appartient à Aristote, Topiques, I, 7.
Joseph Vernet est absolument typique à cet égard d’une longue tradition dans la conception du
paysage. Constatant la très haute fréquence des mots représenter et voir dans les définitions
du paysage qu’il analyse, François-Pierre Tourneux commente : « le paysage n’est pas seulement une unité de vue, mais […] aussi quelque chose que l’on découpe, pour le faire ou pour
le lire, en une série d’objets : la perception des paysages est nettement analytique » – « De
l’espace vu au tableau ou les définitions du mot paysage dans les dictionnaires de langue
française du XVIIe au XIXe siècle » in Alain Roger (sous la direction de), La théorie du
paysage en France (1974 – 1994), Champ Vallon, 1995, p. 240 ; je souligne.
Alain Corbin, Le Territoire du vide : l’Occident et le désir du rivage, Flammarion, 1990,
p. 217 ; je souligne.
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peintre ne pouvait être que d’instruire le spectateur en en donnant une vue claire,
exacte et raisonnée. C’est ce que fait « le topographe Joseph Vernet », écrit Corbin,
qui « explique en images les techniques, l’architecture, la disposition des magasins
et des fabriques » ; sur son Port de Toulon, par exemple, « le spectateur peut lire les
gestes de l’abattage, les mouvements du bétail, le transvasement du vin, l’arrangement des légumes, de la farine, des fromages et du sucre prêts à l’embarquement »16.
De la même façon, sur l’aquarelle exacte et raisonnée de Mouézy-Éon, Chopin peut
identifier l’emplacement précis de l’appartement de Vital Veber, l’espion venu non
pas des quatre coins du monde mais d’un seul, de l’Est, et peut lire dans le « personnage furtif » que Mouézy-Éon fait apparaître pour quelques instants dans l’embrasure de la fenêtre quelque chose de son caractère.
Or, ce genre d’art, qu’il appelle de notations, est, selon Proust, le contraire de
l’art véritable.
Artistes véritables et célibataires du monde
Tout écrivain voudrait être un peintre comme Vernet ou Mouézy-Éon, dit le
narrateur du Temps retrouvé ; tout écrivain est tenté de prendre des croquis, de noter
avec la plus grande exactitude les qualités de tel bruit de cloche entendu, de telle
matinée à Doncières, de tel hoquet du calorifère à eau pour utiliser ensuite ces croquis, ces notes dans son œuvre. Et il ajoute : « il est perdu s’il le fait »17, car
« La littérature qui se contente de "décrire les choses", d’en donner
seulement un misérable relevé de lignes et de surfaces, est celle qui,
tout en s’appelant réaliste, est la plus éloignée de la réalité »18.
S’il en est ainsi, c’est que l’« impression » est double, nous apprend-il. D’une
part, elle est « engainée » dans tel pan de réalité qui se donne à voir, à percevoir, qui
s’imprime en nous et qui, dans ce mouvement de donation, est « à peu près identique
pour chacun », témoin le fait que tout le monde comprend ce que des expressions
comme « un jardin en fleurs » ou « une station de voitures » veulent dire. D’autre
part, elle est engainée dans le sujet, avec ses souvenirs et ses projets, souvenirs et
projets qui s’emparent de ce qui est actuellement là, dans nos sens, et le déporte vers
des sensations passées ou vers ce que nous espérons pouvoir un jour ressentir,
l’amalgament avec ces sensations, l’enrichissent, le transfigurent, le « traduisent »
pour nous, lui donnant ainsi une signification absolument personnelle et faisant par
conséquent que ce vécu soit notre vécu. « Un jardin en fleurs » n’est plus alors,
« tout simplement », ce que notre raison nous dit qu’il est, un terrain clos cultivé de
fleurs actuellement épanouies, etc., pour devenir cet endroit-là où il y avait ces
aubépines qui… Certes, du point de vue de l’intellect, c’est une erreur que de
16
17
18
Ibidem, p. 217 – 218.
Marcel Proust, Le Temps retrouvé, édition présentée par Pierre-Louis Rey, établie par
Pierre-Edmond Robert et annotée par Jacques Robichez avec la collaboration de Brian
G. Rogers, p. 206.
Ibidem, p. 191.
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fondre ensemble la réalité à laquelle mon interlocuteur se rapporte lorsqu’il emploie
cette expression et mon expérience d’un espace fleuri, mais la vie même est une
erreur.19 Tout au moins la vraie vie. Celui qui se contente de ce qu’il voit, de ce qu’il
entend, de cette partie de son impression engainée dans le monde et qui n’est qu’un
« déchet de l’expérience », est un célibataire du monde, de la même manière que ces
vierges et paresseux amateurs de musique qui, au lieu de plonger en eux-mêmes
pour voir ce qui les pousse à aimer tel quatuor, au lieu d’examiner « l’organe permanent » de leur plaisir afin de l’éclaircir, se contentent, les pauvres, d’écouter et
d’écouter encore le quatuor, « objet variable » de « leur plaisir intellectuel », et
s’avèrent ainsi être des célibataires de l’art.20
On comprend dès lors pourquoi un art de notations n’est pas un véritable art :
« Comment la littérature de notations aurait-elle une valeur quelconque, puisque c’est sous de petites choses comme celles qu’elle note
que la réalité est contenue (la grandeur dans le bruit lointain d’un aéroplane, dans la ligne du clocher de Saint-Hilaire, le passé dans la saveur
d’une madeleine, etc.) et qu’elles sont sans signification par ellesmêmes si on ne l’en dégage pas ? ».21
« La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par
conséquent pleinement vécue, c’est la littérature. Cette vie qui, en un
sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez
l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés parce
que l’intelligence ne les a pas "développés" ».22
Le seul non célibataire est l’écrivain, et l’artiste en général, le véritable artiste: il
épouse le monde. Il s’empare de la chose qui est là, banale en elle-même, et qui n’est
que l’occasion lui permettant de jouir, de l’« accueillir joyeusement », si l’on suit
l’étymologie. Il déflore la vierge et paresseuse chose qui est là, qui se donne
actuellement sans se donner à proprement parler car n’ayant rien à donner (faut-il
rappeler l’apathie, chez Proust, du premier contact, du « simple » contact avec la
chose ?) et la remplit (et par là même l’anime) de souvenirs, de projets, de sons et
de climats, bref d’impressions venues d’ailleurs. La véritable expérience, la« vraie
vie » est dans ces noces du sujet et de l’objet et seul le véritable artiste, un artiste
comme Elstir, en est capable.
Proust est loin d’être le seul à faire des noces du sujet et de l’objet l’essence de
l’art. Qu’est-ce que l’« art pur suivant la conception moderne ? », se demandait déjà
Baudelaire et sa réponse était presque identique à celle de Proust :
« une magie suggestive contenant à la fois l’objet et le sujet, le monde
extérieur à l’artiste et l’artiste lui-même. »23
19
20
21
22
23
V. à ce sujet le très beau livre de Serge Gaubert, « Cette erreur qui est la vie ». Proust et la
représentation, Presses Universitaires de Lyon, 2000.
V. Marcel Proust, Le Temps retrouvé, éd. cit., p. 198 – 199.
Ibidem, p. 201.
Ibidem, p. 202.
Charles Baudelaire, L’Art philosophique in Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, texte établi et annoté par Y.-G. Le Dantec, édition révisée, complétée et présentée par
Claude Pichois, 1961, p. 1099.
Mouézy-Éon, un Elstir postmoderne ? / 83
Je pourrai faire l’historique de cette définition et remonter, par exemple, jusqu’à
l’absolu des romantiques allemands, mais, puisque j’ai utilisé, en parlant de Proust,
le mot « occasion », j’en profite pour céder la parole à Carl Schmitt, un contemporain de Proust, qui, bien qu’ignorant, je suppose, ce dernier, et bien que traitant sans
aménité la tradition romantique, en a saisi mieux que nul autre, je crois, l’esprit et
l’a nommé « occasionnalisme ».
« [I]l n’est rien à quoi le romantisme tienne autant qu’à une sorte
d’amnistie générale qui suspende l’objectivité. Le romantisme ne voit
partout que des "incitations à des romans sans fin". Cette définition de
Novalis, qui rappelle la formation étymologique du "romantisme"
nous donne la plus exacte idée de la relation spécifique du romantique
au monde »24,
affirme Carl Schmitt. Et il ajoute :
« le romantisme est un occasionnalisme subjectivé ; le Sujet romantique traite le Monde comme un prétexte ou une occasion d’activité
romantique » ; « le romantisme consiste dans la réalisation de l’attitude
occasionnaliste par l’individu isolé et émancipé ».
« Pour [les œuvres romantiques], il suffit d’un quelconque donné
concret qui serve de prétexte, pour construire selon le tempérament
spécial du romantique, bonhomme ou démoniaque, dans l’illimité et
dans l’insaisissable. L’occasionnel est clairement la relation d’où jaillit l’idée fantastique du monde ou encore, selon l’individu romantique,
l’ivresse ou la rêverie, la veulerie, la fable ou l’ensorcellement. Toutes
les occasions donnent naissance à des mondes toujours nouveaux,
mais toujours occasionnels, sans substance, sans relations fonctionnelles, sans direction précise ni conclusion, ni définition, ni décision,
ni raison finale, qui se développent à l’infini, conduits, semble-t-il, par
la seule main magique du hasard. »25
Un dispositif de monstration
Mouézy-Éon, quant à lui, est bien loin d’injecter des souvenirs, des projets, des
sons et des climats, bref des impressions venues d’ailleurs, dans ces « enveloppes »,
éventuellement « amusantes, titillantes et apéritives » (c’est du Baudelaire26), que
sont les « occasions ». Le voilà, une fois de plus, au travail :
24
25
26
Carl Schmitt, Romantisme politique, Paris, Librairie Valois, 1928, traduit de l’allemand par
Pierre Linn, p. 34.
Op. cit., p. 31, respectivement 32 et 33.
« Le beau est fait d’un élément éternel, invariable, dont la quantité est excessivement difficile
à déterminer, et d’un élément relatif, circonstanciel, qui sera, si l’on veut, tour à tour ou tout
ensemble, l’époque, la mode, la morale, la passion. Sans ce second élément, qui est comme
l’enveloppe amusante, titillante, apéritive, du divin gâteau, le premier élément serait indigestible, inappréciable, non adapté et non approprié à la nature humaine. – « Le beau, la mode
et le bonheur », Le Peintre de la vie moderne, in Œuvres complètes, éd. cit. p. 1154.
84 / Radu Toma
« Il peignait, son regard las se déposant en alternance sur son modèle,
sur son ouvrage, avec une lueur d’étonnement navré comme qui
relèverait du knock-out. » (90)
Il est loin de s’élancer, à partir du moindre prétexte (façade d’hôtel, aubépines,
clochers de Martinville), dans un roman sans fin. Il est loin d’aspirer à une magie
suggestive contenant à la fois l’objet et le sujet, le monde extérieur à lui et lui-même.
Ses aquarelles, si l’on en croit Proust, sont le « double emploi […] ennuyeux et […]
vain de ce que nos yeux voient ».27 Mouézy-Éon est un célibataire de l’art et, cela
va sans dire, un célibataire du monde.
En se rapportant aux aquarelles de Mouézy-Éon (enfin, aux marines de Joseph
Vernet, mais cela revient au même), Alain Corbin, on se rappelle, parlait d’un
« implicite musée ethnologique ». Le mot transcrit en italiques nous fait voir que sa
sagacité lui a permis de déchiffrer dans le nom de l’aquarelliste l’anagramme de
museîon, le mot grec qui a donné notre moderne musée. Mouézy-Éon est un…
musée, un dispositif de monstration.
Le musée a fondamentalement affaire à la présence des choses : c’est un dispositif de présentation d’objets en toute sorte qui, tels les pots d’argile poreuse, les
pointes de flèches, les charrettes ou les sabots de bois, ont ceci de commun qu’ils
risquent de ne plus être présents dans l’espace public, remplacés qu’ils sont par des
objets nouveaux, plus fonctionnels, plus performants, etc. ; ou, comme dans le cas
des œuvres d’art, pour nous autres Européens, objets de convoitise pour les collectionneurs, on ne saurait plus égoïstes comme chacun sait, des objets qui risquent par
conséquent de n’y être jamais présents.
Un bien étrange dispositif de présentation, à vrai dire, car il dépouille les objets
qu’il expose de leur hic et nunc, de « cet accompagnement qui en est la parure, de
ce concert de choses et d’idées, de formes et de sentiments, d’admiration publique,
d’affections, de sympathies, qui forment l’atmosphère des modèles du beau », pour
parler avec Quatremère de Quincy, cet adversaire si lucide de la spoliation de l’Italie
au bénéfice entre autres du musée du Louvre qu’on venait tout juste de créer.28 Si le
sculpteur, lorsqu’il façonne sa statue, la destine à un certain emplacement et à un
certain public, c’est qu’il entend que son ouvrage produise un certain effet
« moral », et ce n’est que ce public qui peut éprouver ce que l’artiste veut qu’il
éprouve et saisir la signification de la statue, le sens du bras levé, etc., car il est là
dans le cadre pour lequel elle a été conçue et il a « l’organe », pour reprendre le
terme de Proust, lui permettant de la « goûter », notamment ses croyances, ses
dogmes, ses « institutions pratiques », croyances, dogmes et institutions variables
d’un pays à l’autre, d’une époque à l’autre. Or, au musée, coupée de son hic et nunc
« d’origine », cette même statue n’est que du « marbre désenchanté » (le mot n’est
pas de Weber, mais toujours de Quatremère de Quincy) : n’étant pas imprégné par
les croyances qui ont présidé à sa naissance, le spectateur ne peut plus s’appuyer que
27
28
Marcel Proust, Le Temps retrouvé, éd. cit., p. 201.
Quatremère de Quincy, « Lettres au général Miranda sur le préjudice qu’occasionnens aux arts
et à la sciences le déplacement des monuments de l’art de l’Italie » (1796) in Considérations
morales sur la destination des ouvrages de l’art, Fayard, « Corpus des œuvres de philosophie
en langue française », 1989, p. 222. Je crois qu’on pourrait accuser Quatremère de Quincy de
plagiat par anticipation, car il me semble que ses idées sont très proches du célèbre concept
d’« aura » de Walter Benjamin.
Mouézy-Éon, un Elstir postmoderne ? / 85
sur son « sens externe », sur son œil de chair, sur son regard, qui se pose sur elle et
ne peut évidemment voir que du marbre, éventuellement bien façonné.
« Qui fera connaître à l’esprit ce que signifient ces statues, dont les
attitudes n’ont plus d’objet, dont les expressions ne sont que des grimaces, dont les accessoires sont devenues des énigmes ? Quel effet
produit actuellement sur notre âme le marbvre désenchanté de cette
femme feignant de pleurer sur l’urne vide, qui n’est plus l’entretien de
sa douleur ? Que me disent toutes ces effigies qui n’ont plus conservé
que leur matière ? Que me disent ces mausolées sans sépulture, ces
cénotaphes doublement vides, ces tombeaux que la mort n’anime
plus ? »29
Ce sont là, évidemment, autant de questions rhétoriques. Entouré d’une multitude
d’ouvrages « destitués d’emploi »30, déchus de leur fonction et donc sans raison
d’être, le visiteur du musée ne peut être qu’un célibataire de l’art, car il ne peut vivre
qu’un déchet d’expérience, pour parler une fois de plus le langage proustien : l’expérience d’un ensemble de formes, de lignes, de surfaces, de volumes, de couleurs que
rien ne lui permet de « développer ».
En est-il autrement de ceux qui regardent les aquarelles de Mouézy-Éon ?
Nullement ! Nous avons déjà vu les pensionnaires du Parc Palace ralentir à la hauteur de Mouézy-Éon qui s’escrime sur son chevalet et jeter « un coup d’œil critique
sur l’ouvrage puis un regard de contrôle sur la façade avant de s’éloigner ». Ils sont
loin de se sentir parfaitement heureux comme Marcel dans l’atelier d’Elstir, ils sont
loin d’éprouver la possibilité de s’élever à une connaissance poétique, féconde en
joies, de la réalité. Pour eux, ses aquarelles ne sont que ce qu’elle sont : le double
emploi ennuyeux et vain de ce que les yeux voient.
Mais il y a pire, dans cet art de notations du désormais célèbre védutiste. Non
seulement ses ouvrages sont faits des déchets de l’expérience mais le réel qu’ils
représentent avec une fidélité optique si remarquable s’en trouve lui aussi, et par là
même, « destitué d’emploi ».
Je disais tout à l’heure, en m’appuyant sur Diderot, que Mouézy-Éon et Vernet
ont vraisemblablement trouvé le moyen de puiser dans le stock de propriétés spécifiques dont la nature se sert dans la production des choses. Et j’ajoutais qu’ils
s’ingénient à multiplier ces dernières : le port de Vernet ne diffère du port qu’il
représente que parce qu’il est punaisé au mur des Clair et la façade du Parc Palace
du Lac ne diffère de la vue que Mouézy-Éon en donne qu’en ceci qu’elle est solidaire entre autres des murs latéraux dudit hôtel alors que l’aquarelle est provisoirement posée sur un chevalet.
Or, il n’y a aucune raison à ce que deux choses ne diffèrent que numériquement,
affirme énergiquement Leibniz. Pour lui, « rien n’est sans raison » est un principe à
la fois logique et ontologique : « il n’y a aucune raison à ce que deux choses ne dif29
30
Ibidem, p. 48. On pourrait mettre en parallèle ce passage avec l’une des phrases de Lac : « à
gauche, dominant le portail du Muséum d’histoire naturelle orné de fauves et de fougères,
homards et lézards, un aigle de pierre jetait un long coup d’œil sur la gare d’Austerlitz »
(p. 16). Est-ce le passage transcrit en italiques qui a inspiré Quatremère de Quincy ?
Ibidem, p. 33. Doit-on y voir un deuxième plagiat par anticipation, dont la victime est cette
fois Carl Schmitt ?
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fèrent que numériquement » veut dire « il n’est pas deux choses identiques ». Le réel
– tout ce qui est – doit être. C’est tout au moins la manière dont l’homme moderne
appréhende, selon Heidegger, le monde :
« depuis Descartes, suivi par Leibniz et par toute la pensée moderne,
[…] le moi se rapporte au monde de telle sorte qu’il se l’adjoint sous
la forme de connexions exactes établies entre ses représentations,
c’est-à-dire sous la forme de jugements et qu’en face de lui même il
place ainsi le monde comme objet. Jugements et assertions ne sont
exacts, c’est-à-dire vrais, que si la raison de la connexion entre sujet et
prédicat est fournie, "rendue" au moi qui se représente. La raison n’est
telle que si elle est une ratio, un compte relatif à une chose et qui est
présenté, rendu, à l’homme et pour lui en sa qualité de moi qui juge.
Le compte n’est compte que s’il est rendu. C’est pourquoi la ratio est,
en elle-même, ratio reddenda ; la raison, comme telle, est la raison
qu’il faut rendre. La raison, qui justifie la liaison des représentations,
est ainsi rendue au moi, elle lui est spécialement fournie; et c’est seulement par cette raison que la chose représentée en vient à se tenir,
qu’elle est assurée comme ob-stant (Gegenstand), c’est-à-dire comme
objet (Objekt) pour le sujet qui se la représente. »31
« Nihil est sine ratione : ce qui est non seulement est mais doit être. C’était
probablement vrai avant les ports de Joseph Vernet et les façades de Mouézy-Éon :
ce ne l’est plus ! En complétant le réel d’objets en tous points identiques à des objets
y figurant déjà, les deux védutistes privent de leur pourquoi et les uns et les autres.
« Si vous avez vu la mer à cinq heures du soir, en automne, vous connaissez ce
tableau », disait Diderot au sujet de Vernet : son tableau n’a donc aucune raison
d’être. L’inverse est tout aussi vrai : si vous avez déjà regardé le tableau à quoi bon
aller regarder aussi la mer ? Il n’y aucune raison à ce que la mer existe. La copie
prive de sa raison d’être l’original alors que celui-ci, a son tour, « destitue d’emploi »
la copie.
Il n’y a pas que les originaux et leurs copies qui sont affectés par le faire des deux
védutistes : le monde entier s’en trouve perturbé. Si une chose concrète, avant qu’il
n’y ait son double, est naturellement engainée dans un hic et nunc, l’apparition d’une
chose ayant la même identité spécifique mais une identité numérique distincte
« libère » les choses de leur enracinement dans l’espace et dans le temps. N’étant
nulle part à leur place, les choses se mettent à bouger, à tourbillonner, à vibrionner
d’un endroit à l’autre, comme bon leur semble. Ce que Diderot ne faisait qu’imaginer – prendre une toile sur le chevalet de Vernet et la coller sur le ciel – dans Lac
s’accomplit : après avoir regardé Mouézy-Éon au travail, après l’avoir vu faire apparaître un personnage furtif, « très rapidement tracé », dans l’embrasure de la fenêtre
de son dessin (bien plus animé que l’aquarelliste), Chopin remonte vers l’hôtel
« sans un regard vers la fenêtre où venait de s’agiter, sous les doigts volubiles de
Mouézy-Éon, l’effigie de Vital Veber » (91). Le temps donc de tourner le dos au
chevalet et l’aquarelle qui s’y trouvait (provisoirement, disais-je) a changé de place,
a délogé la façade « réelle », s’est logée dans l’hôtel « réel » donnant naissance à
31
Martin Heidegger, « Le principe de raison » in Le principe de raison, Gallimard, Tel, 1962,
p. 251 – 252.
Mouézy-Éon, un Elstir postmoderne ? / 87
une sorte de collage. Collage à rebours, car, si dans les collages « classiques » c’est
du réel qui est serti dans de l’artificiel, ici c’est l’artificiel qui est intégré au réel.
Mouézy-Éon n’est pas, dans Lac, le seul museîon, le seul à multiplier les choses
et à provoquer cette synthèse du réel et de l’artificiel. Partout il y a des dispositifs
de monstration/multiplication : des photomatons, des téléviseurs, etc. Il y a même
une miroiterie, une fabrique de dispositifs de monstration. Voilà un exemple de
l’amalgame qu’ils peuvent provoquer. Frank Chopin « sort de la chambre pendant
que Shirley McLaine descend de l’autocar, sa peluche sous son bras, et commence
à courir après Frank Sinatra” (131) : inutile de dire que Shirley McLaine court après
Sinatra sur l’écran du téléviseur. Lorsqu’il rentre, il croise Marianne, un ancien
amour, qui lui souhaite une excellente nuit « toute sourire sur l’écran » (137).
Exactement comme Mouézy-Éon, la télévision multiplie les choses et les doubles
qu’elle produit ont autant de réalité, sinon davantage, que les « originaux ».
L’univers tout entier de Lac semble d’ailleurs être constitué de répliques. Les
meubles des Clair, par exemple, sont tous des copies : « la copie d’un fauteuil de
Marcel Breuer, d’une étagère d’Eugène Schoen ou d’un bureau de René Prou, une
lampe d’Édourad-Wilfrid Burquet », etc. (30). Qui plus est, dans ce cas précis, ce
sont des copies sans être pour autant des contrefaçons, des faux : ce que Marcel
Breuer a fait a été d’imaginer une chaise en S et de la dessiner, son dessin étant un
ensemble d’instructions de fabrication d’une série indéfinie de chaises dont aucune
n’est l’original.
Le principe qui se trouve à la base de cet univers semble être la prolifération par
réflexion : tout se reflète, les avions gris dans l’eau du lac, « miroir piqueté de
dériveurs légers” (89), Chopin dans les boucles d’oreille de Suzy, les ouvriers âgés
dans les longues psychés qu’ils transportent, « sans se regarder dedans, sans plus
vouloir s’intéresser à la réflexion de leur personne, de leur travail et de tout ce qui
s’ensuit ». Ce monde est une fabrique de reflets.
Dans cette réflexion généralisé d’une part les reflets prennent de la consistance,
d’autre part le réel s’exténue ou, mieux, devient tout simplement un effet de réel,
pour reprendre le terme de Barthes. Lisons le passage suivant :
En contrebas de la terrasse, posé sur son pliant, un aquarelliste d’âge
mûr tachait à petits coups de brosse un format raisin fixé sur un
trépied. […] Chopin se détacha de l’entrée du Parc Palace, traversa la
terrasse et descendit les marches dans la même direction (90 ; je
souligne),
passage extrêmement intéressant car il suggère que le monde dans lequel Chopin
évolue et Chopin lui-même sont en fait de simples images. L’aquarelliste fait donc
des taches sur du papier raisin, alors que Chopin se détache : Chopin (et avec lui
Mouézy-Éon, Suzy Clair, Vito Piranese, le colonel Seck, etc.) ne serait-il donc
qu’une tache sur un autre papier ? Un dessin ? Un dessin en trompe-l’œil ? Quelle
est alors la main qui l’a dessinée ? La main d’Échenoz ? Et s’il en est ainsi, la main
d’Échenoz, qui est-ce qui l’a dessinée ?
Mouézy-Éon n’est donc que l’un des dispositifs de monstration présents dans
Lac : son faire s’inscrit dans cette réflexion générale qui semble être la caractéristique fondamentale du monde construit par Échenoz. L’art, son art, est donc une
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sorte de miroir que l’on promène le long des rues. Un miroir que l’on promène
inutilement d’ailleurs, vu que, on se rappelle, les ouvriers qui transportent les
longues psychés ne s’intéressent guère « à la réflexion de leur personne, de leur travail et de tout ce qui s’ensuit » et que, de toute façon, dans ce décor qu’est le monde,
« nulle forme sur nul fond, ne [fait] sens ».

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