Treizième chapitre : La crinière et le désir

Transcription

Treizième chapitre : La crinière et le désir
- par Baron Millius - Illustration Pierre-Emmanuel Chatiliez -
« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde
tarde à apparaître et dans ce clair-obscur
surgissent les monstres »
Antonio Gramsci – Cahiers de prison
Treizième chapitre : La crinière et le désir
Résumé des chapitres précédents : Le docteur Gaston Ratner est appelé au chevet d’Albert Monk, veillé
par son petit-fils Alex et sa fille Rachel.
evant cette femme à la crinière si troublante, il n’avait rien osé dire. Elle était si belle. Depuis
longtemps, il n’osait plus regarder les femmes, lui, un modeste pou, un homme inexistant, une âme
faible, plus de grands sentiments, un petit médecin de la région parisienne aussi gris qu’elle, une
mélancolie marneuse, empierrée dans cet accident de voiture. Il avait baissé les yeux, exécuté les gestes
machinaux du médecin, les gestes qui protègent, toujours les mêmes. Palper le corps, les points d’appui, écouter
le cœur, prendre la tension, tâter le ventre, regarder les orifices, parler avec le patient, écouter ses mots, tenter de
comprendre, cataloguer le mal, le rattacher à quelque chose de connu, une catégorie, dire des « sûrement,
probablement, peut-être », surtout ne pas regarder cette femme qui l’observe, ne pas laisser voir le trouble chez
lui, la peur du traquenard, la peur de vouloir plaire, toutes les peurs que ce gamin est venu exhumer. L’esprit qui
tourne à plein régime pour l’identifier elle et puis la phrase « il n’a rien votre père » – une prise de risque - et ce
soupir parce qu’enfin c’était fini et parce qu’il faudrait bien lui parler, à cette femme. La regarder. Oser. Ses yeux,
ses yeux, ses yeux. Elle est soulagée. Oh il se damnerait pour ces yeux.
D
-
Vous pensez qu’il peut voyager ?
La question, sèche comme une trique. Réfléchir. Ne pas dire de conneries. Prendre le temps.
-
C’est important pour lui, avait-elle ajouté en prenant la main de son père qui dormait à nouveau.
-
Il faut attendre un peu mais ça devrait être possible. Il faudrait faire des analyses de sang.
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-
Il a un cancer vous savez.
La honte. Il aurait dû le voir que quelque chose clochait, qu’il était malade. Il cherchait une explication, un
mot pour justifier son erreur de diagnostic.
-
Vous ne pouviez pas le savoir. Je veux juste comprendre si d’après votre examen clinique, il peut voyager
-
Oui, je crois que oui, dit-il au risque de s’enfoncer. Mais par les temps qui courent, j’éviterais.
-
On ne vous demande pas vraiment votre avis.
Comment faisait-elle pour être aussi sèche ?
-
Où voulez-vous aller ? Ça n’est quand même pas très raisonnable.
- En Espagne, sur les bords de l’Èbre. Mon père est un grand nostalgique, je crois. Il veut mourir là où il a
combattu, là où il s’est vu mourir en 1938, dans les Brigades Internationales. Je ne sais pas bien en fait.
-
Vous savez que les frontières sont prises d’assaut ?
-
Oui je sais.
-
Et comment comptez-vous faire ?
-
Je ne sais pas, je n’ai pas eu le temps d’y réfléchir. Je ne veux pas y penser, je veux le FAIRE.
Cette manière d’insister, de transformer le sens des mots, de les faire agir. Dans la famille Ratner, les mots
servaient à tout et à rien, on s’essuyait dessus comme on les magnifiait, on en faisait de jolis gâteaux dans les
vitrines, des pâtisseries immangeables, gonflés à la crème et au vide. Les mots étaient des ballons remplis d’air,
rien de plus. Ils n’étaient pas l’expression d’une décision, l’orchestration d’une action, la rencontre d’une idée et
d’un désir.
Gaston Ratner contemplait ses chaussures. Elles avaient été de bonne facture autrefois, des chaussures
solides à la semelle épaisse. Maintenant le cuir était tout déformé, raviné par les années, buriné par l’absence de
soin, des chaussures comme on se méprise. Lourdes, comme lui. Il voyait les jeunes gars, de nos jours, avec
leurs bottines étroites et fines, des pieds de danseurs, des pieds légers, pas accablés par le poids des années. Il
devait relever la tête, la regarder dans les yeux, c’était possible après tout. Regarder, c’est pas baiser. Ça le faisait
doucement rigoler, lui.
Dans le journal, il y avait un sondage joliment intitulé « sexo, la panne ou le boom ». Dans la rue, les gens
dégoisaient « pas vraiment aphrodisiaque, la crise – j’ai pas la tête à ça » et patati et patata. Dix ans à voir des
corps et pas un gramme de sexe. Ce n’était plus une panne mais un désastre et là face à cette femme sublime, le
désir de plaire, si fort qu’il exsude de partout par les manches de la chemise, par le col, par le cuir de ses
chaussures. Elle va le voir, c’est sûr. Elle doit connaître ces regards, elle qui tient la main de son père cancéreux.
Pourquoi maintenant pour une femme comme elle, froide, forte, imposante. Pourquoi son FAIRE évoque-t-il
l’amour, le désir de la renverser sur le lit et de la prendre ? « Elle veut partir en Espagne, pas faire l’amour pauvre
idiot », se dit Ratner.
Il relève la tête comme un bœuf affronte l’abattoir. De mauvaise grâce, il la regarde par en-dessous. Elle
déteste ça les types au regard fuyant.
- Je pourrais peut-être vous aider avec votre père. Il faut que j’aille en Espagne, je dois retrouver ma fille, à
Barcelone. La France, c’est fini pour moi.
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