Lettre sur un portrait François Isidore Wathiez Versailles, mars 1852

Transcription

Lettre sur un portrait François Isidore Wathiez Versailles, mars 1852
Lettre sur un portrait
François Isidore Wathiez
à
son épouse Francine (aux eaux de Baden)
Versailles, mars 1852
Ma très chère,
Depuis que vous êtes partie prendre les eaux de Baden, je vis reclus à Versailles, dans notre
maison trop grande pour moi, car vous vous êtes envolée. Je vous imagine passablement occupée
par les soins que l’on donne à votre arthrose, l’eau fade que l’on vous fait boire à la Trinkhalle, les
petits concerts du dimanche sous le kiosque à musique du Kurpark, quelques promenades le long de
l’Oos, ce petit cours d’eau au gargouillis si distingué. Faites-vous de temps en temps une partie de
whist avec des colonels à la retraite? Tout cela suffit-il à vous désennuyer, mon amie? Pas sûr. En fait,
vous et moi, nous nous ennuyons chacun de notre côté.
Ici, rien à signaler sur le front des troupes. Nos gens sont toujours aussi paresseux, et parfois
revendicateurs. 1848 les a rendus arrogants. Ils parlent de leur dignité, de leurs droits, réclament des
augmentations sur leurs gages, et même des congés payés. Les souris, quant à elles, mènent grande
vie: elles dansent la sarabande toute la nuit au-dessus du plafond de ma chambre. Hier je suis monté
au grenier pour installer des pièges. En fouillant dans une malle pour mettre un peu d’ordre, j’ai
retrouvé un portrait que je n’ai pas reconnu d’abord, tant il était couvert de poussière: c’était mon
portrait, peint par Lefèvre, en 1819 ! Ce fut un choc pour moi. D’abord j’ai constaté combien j’avais
changé: ce jeune homme au teint frais, aux cheveux bouclés, aux yeux verts très vifs, se peut-il que
ce soit moi? Le peintre m’a fait un front haut, exempt de toute cicatrice, sur lequel il a fait tomber
toute la lumière du tableau. Vous savez que c’est ce front qui a reçu une balle à Burgos devant les
Espagnols, et qui m’a valu la Légion d’Honneur. On me voit sur ce tableau dans l’uniforme des soldats
de la Grande Armée, boutons dorés, col montant jusqu’aux oreilles, échappe rouge de ma Légion
d’Honneur en travers, épaulettes dorées ornées des étoiles d’argent de mon grade. Général de
division ! Je n’ai jamais pu monter plus haut…A l’époque j’étais fier de cet uniforme (qui plaisait aux
dames) et de ces décorations (qui en imposaient à mes hommes). Je croyais à la gloire militaire, je
pensais, en servant l’Empereur, servir la France. J’ai revécu en pensée ces moments de griserie que
j’ai connus, lorsque, à la tête de mes soldats, je donnais l’assaut à la cavalerie espagnole. La musique
militaire, l’impatience de mon cheval et quelques gorgées de rhum nous poussaient irrésistiblement
en avant, au mépris de la mort. Et tant pis si mon cheval piétinait au passage ceux des nôtres qui
agonisaient à terre…
Devant ce portrait, je m’interroge: Suis encore le même qu’il y a 45 ans? Et la France, est-elle
encore cette patrie glorieuse? J’ai cru que je l’avais servie. Même encore aujourd’hui je l’aime. Et
pourtant….mon idole, Napoléon Bonaparte, après avoir allumé cet héroïque feu de paille, dans quel
état l’a-t-il laissée? Il a laissé un pays exsangue, plus petit qu’il ne l’avait reçu. Les cosaques à Paris,
rentrant en hâte dans leurs casernes le soir, saoulés d’eau de vie dans nos …bistrots ! (Comme je hais
ce mot nouveau, qu’ils nous ont apporté!). Et l’Empereur humilié, embastillé, détesté de l’Europe
entière qui a cru voir en lui l’Antéchrist ! Il fallait bien exporter la révolution me direz-vous. Et
pourquoi cela? N’avait-elle pas causé assez d’horreurs chez nous?
Mais je n’avais à l’époque aucune conscience politique. On ne demande pas au militaire de
penser. Ce que j’aimais à l’armée, c’était le fracas des armes, la musique militaire, la fraternité des
soldats, l’exaltation du combat. Je n’ai eu aucun état d’âme, plus tard, à servir Louis XVIII, Louis
Philippe, Charles X, et enfin à toucher une confortable retraite du prince Louis Napoléon, arrivé au
pouvoir par un nocturne coup d’Etat, qui a fait tirer sur la foule, tuant au passage un enfant de sept
ans, qui s’appuie sur les évêques et sur les banques, et ne manquera pas, un jour, de nous
embarquer dans une guerre impréparée, que nous perdrons lamentablement. Avec ce capitaine de
pédalo, nous sommes aux antipodes des idéaux de la Grande Armée, pour lesquels j’ai été blessé
cinq fois au cours de quinze campagnes ! C’est que Dieu m’avait donné le goût de la castagne, mais
non l’intelligence politique. Vous voyez, mon amie, celle-ci m’est venue sur le tard, bien tard…
Mais je ne veux pas vous ennuyer davantage, très chère, avec ces considérations amères d’un
vieux soldat rhumatisant. Mais une question se pose: que faire de ce tableau? Si je le laisse au
grenier, les souris vont continuer de le grignoter. Si je le suspends dans ma chambre, il va me donner
des cauchemars. Dans le salon ou la salle à manger, il risque de couper l’appétit à nos invités. Car
l’époque n’est plus à la gloire militaire. « Aux armes ! » nous disait l’oncle. « Enrichissez-vous! » nous
dit le neveu. Aujourd’hui, il faut faire son droit, fréquenter les églises, et arrondir son compte en
banque. A cette pensée, mon glorieux front rougit de honte. Le neveu me fait regretter l’oncle. Après
tout, c’est grâce à Napoléon Ier que je suis devenu baron. Sous l’Ancien Régime, je serais resté
roturier et n’aurais pas pu faire carrière dans l’armée. Bonaparte s’est révélé, pour tous les Français,
un formidable accélérateur de particules !
Tout compte fait, puisqu’il faut faire un sort à ce tableau, je propose d’en faire cadeau à ce
farfelu de Victor Hugo, pour décorer sa maison de Guernesey. Ce type est un original qui ne manque
pas d’un certain talent littéraire. Il est en train, paraît-il, dans un décor grandiose, debout face à
l’océan, d’écrire contre Napoléon III, un pamphlet qui promet d’être jubilatoire et de faire vaciller
l’imposteur sur son trône. Mais il est aussi collectionneur de meubles et de tableaux. En flânant dans
les marchés aux puces et les vide-greniers, il s’est constitué un ameublement bizarre avec des objets
récupérés de partout. Mon portrait pourra veiller sur ce bric-à-brac.
Qu’en pensez-vous mon amie? Dites-le moi dans votre prochaine lettre.
Votre dévoué mari, François Isidore
Odile Almès