Cognition distribuée, groupe social et technologie cognitive

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Cognition distribuée, groupe social et technologie cognitive
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Cognition distribuée, groupe social et technologie cognitive
par Bernard CONEIN
| Lavoisi e r | Rése aux
2004/2 - n ° 124
ISSN 0751-7971 | pages 53 à 79
Pour citer cet article :
— Conein B., Cognition distribuée, groupe social et technologie cognitive, R éseaux 2004/2, n° 124, p. 53-79.
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COGNITION DISTRIBUÉE, GROUPE
SOCIAL ET TECHNOLOGIE COGNITIVE
Bernard CONEIN
© Réseaux n° 124 – FT R&D / Lavoisier – 2004
L’
hypothèse de cognition distribuée a été formulée dans un
contexte particulier où des chercheurs en sciences cognitives1
ont été amenés à se préoccuper de la conception d’artefacts
informatisés pour réaliser des tâches à plusieurs. Elle est devenue
progressivement un programme de recherche pour les sciences cognitives
dont l’objectif est d’élargir l’unité d’analyse des processus cognitifs. Elle ne
se réduit donc pas à une analyse des situations d’interaction entre un agent
humain et un outil informatisé car l’ambition du programme est de
comprendre comment fonctionne la cognition humaine2.
Pourtant une des originalités de l’hypothèse est bien l’importance qu’elle
accorde à la conception et à la diffusion des technologies cognitives pour
comprendre l’évolution des capacités cognitives humaines. Il y a en effet un
lien étroit entre l’idée d’extension de l’unité d’analyse et le rôle accordé aux
artefacts comme aides cognitives externes (scaffolding).
La coordination entre des aides cognitives externes de nature différente,
sociale ou technique, pour accomplir une tâche est donc essentielle dans
l’hypothèse distribuée. Le développement de l’hypothèse exige de penser
l’intégration entre les mécanismes sociaux et artificiels de la distribution.
Doit-on concevoir la distribution écologique de la cognition entre un agent et
un environnement comme dérivée d’une distribution sociale ou l’inverse,
dériver la distribution sociale d’une distribution écologique antécédente ?
Les deux modalités de la distribution reposent-elles sur une structure
commune ou concernent-elles des structures qui s’accordent mais à partir de
mécanismes distincts ?
Ces questions portent sur la cognition distribuée en tant qu’hypothèse sur le
fonctionnement de la cognition humaine. Elles ont évidemment des
1. NORMAN, 1988 ; HUTCHINS, 1995.
2. HUTCHINS, 2000 : « Comme toutes les autres branches des sciences cognitives, la
cognition distribuée cherche à comprendre l’organisation des systèmes cognitifs. Comme la
plupart des études sur la cognition, elle considère que les processus cognitifs mettent en jeu la
mémoire, la prise de décision, l’inférence, le raisonnement, l’apprentissage, etc. »
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implications sur le fonctionnement des technologies cognitives, en
particulier des artefacts informatisés, mais elles ne peuvent s’y réduire.
L’intérêt de l’hypothèse est justement que sa portée va au-delà de la
compréhension de l’impact des technologies informatisées sur la culture et
sur la cognition.
Je propose de montrer que la cognition distribuée est d’abord une hypothèse
sur un fonctionnement général de la cognition humaine. Dans ce cadre, je
souligne qu’il est nécessaire de prendre en compte, de façon concomitante, la
modification des technologies cognitives et la modification de la
coordination sociale. Ce qui est en jeu dans cette conception de l’hypothèse
distribuée, c’est sa capacité à rendre compte des phénomènes liés à la
diffusion des technologies et à l’accroissement de la coopération, dans des
contextes qui vont au-delà de l’interaction homme-ordinateur.
Pour défendre cette version de la cognition distribuée, il est nécessaire de
mieux contextualiser les mécanismes même de la distribution, c’est-à-dire de
penser, pour chaque contexte, au moins trois dimensions : le site comme
unité d’extension de la cognition individuelle (l’espace de travail), le modèle
de l’interaction et les propriétés fonctionnelles selon les technologies ou les
aides cognitives externes utilisées. Je défends en effet l’idée que la
distribution des processus cognitifs au sein d’un site ne peut pas se concevoir
à partir d’une figure unique de l’espace de travail ou de la tâche. Ainsi,
lorsqu’un paradigme technologique, informatique ou non, se modifie, il
devient, à chaque fois, nécessaire de repenser les frontières de la distribution
et le modèle de l’interaction sociale. A cette fin, je souligne quelques pistes
pour développer une approche cognitive distribuée pour comprendre
l’insertion de l’informatique dans le travail d’équipe et dans l’organisation
des coordinations en ligne.
Les aides externes de la cognition ou les deux versants de la distribution
Comment l’hypothèse de cognition distribuée est-elle devenue
progressivement une hypothèse sur le fonctionnement de la cognition
humaine ? La réponse à cette question passe par une meilleure
compréhension des relations entre la diversité des mécanismes de la
distribution cognitive.
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La distribution de la cognition est souvent présentée comme impliquant deux
versants3 :
– un versant écologique où des processus cognitifs se distribuent entre un
agent (ou plusieurs agents) et des artefacts (ustensiles, équipements, textes,
symboles, ordinateurs, etc.) ;
– un versant social où des processus cognitifs se distribuent entre plusieurs
agents se coordonnant au sein du même site.
Les deux versants peuvent être conçus comme des procédés humains pour
surmonter les limites des processus cognitifs individuels. Ils sont aussi une
manière de spécifier la cognition humaine comme une cognition adaptative
qui a coévolué biologiquement et culturellement.
Cette conception de l’évolution de la cognition critique les deux réductions
propres aux modèles classiques des sciences cognitives4 : la réduction de la
cognition à un système interne (neural ou mental) ou sa restriction à une
cognition individuelle. Les artefacts et les groupes sociaux sont conçus
comme des moyens d’étendre le système cognitif au-delà des limites d’un
organisme vivant :
On peut déplacer la frontière de l’unité cognitive d’analyse au-delà de
l’enveloppe corporelle de l’individu de façon à inclure le matériel et
l’environnement social comme composant d’un système cognitif plus
étendu5.
Le projet d’élargir l’unité d’analyse est bien au cœur de l’idée de cognition
distribuée comme nouvelle manière d’étudier les processus cognitifs
humains.
Mais pourquoi la cognition ne peut-elle être réduite à des processus
individuels internes ?
L’idée n’a rien d’évidente car il semble bien qu’il existe des processus
cognitifs individuels. Un exemple classique de tâche cognitive individuelle
3. HUTCHINS, 2000.
4. Ce modèle est couramment désigné comme « cognitivisme ». L’hypothèse de la cognition
distribuée est souvent présentée comme une alternative au modèle standard de la cognition en
tant que processus intrinsèquement individuel et interne.
5. HOLLAND, HUTCHINS, KIRSH 2000, p. 175.
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est la reconnaissance visuelle d’un objet. Une raison avancée par Andy
Clark6 pour rejeter l’approche internaliste et individualiste est que lorsque
notre cognition s’appuie sur une aide externe, elle devient interactive et
relationnelle, c’est-à-dire non détachable d’un composant externe présent
dans l’environnement. Mais la notion d’aides externes reste relative à la
tâche que j’accomplis. On peut en effet admettre que dans certains cas, la
cognition est distribuée mais que dans des contextes simples lorsque l’agent
est seul ou qu’il n’utilise aucun artefact, la cognition n’est pas distribuée car
l’agent continue de percevoir et de faire des inférences sans aides externes.
Ainsi pour reconnaître le chat qui dort, je n’ai pas besoin de distribuer ou de
coordonner des informations pour agir. On peut même soutenir que la
distribution est une question de degré : si je suis seul dans une pièce, j’utilise
bien quelques indices externes pour me déplacer ou pour identifier une
forme mais ces indices restent trop faiblement mobilisés pour que je puisse
parler de distribution de processus cognitifs.
Pour certains auteurs comme Alvin Goldman7, admettre que certains
processus sont bien sociaux ne veut pas dire que tous les processus le sont.
Ainsi, il considère qu’il existe bien deux genres de processus cognitifs,
chacun ayant des régimes différents de fonctionnement. A côté des processus
simples qui restent intrinsèquement individuels, comme la plupart des
processus recognitionnels à base visuel, il existe d’autres processus de nature
distinctes qui sont des mécanismes cognitifs secondaires, qui tirent leur
information indirectement de l’environnement en s’appuyant sur des
structures de médiations ou des aides externes variées : des méthodes, des
heuristiques, des instruments et des conversations. Ces aides cognitives
externes sont en constante interaction avec une cognition individuelle
interne8.
Selon Clark9, il y aurait aussi un rapport étroit entre la notion d’extension
cognitive et les processus cognitifs complexes :
La plupart de la cognition avancée dépend de la mise en œuvre de réponses
adaptatives ajustée à des aides externes ou artificielles.
6. CLARK, 1997.
7. GOLDMAN, 1992.
8. « L’attention doit porter sur les mécanismes au moyen desquels les gens utilisent les
resources à la fois internes et externs pour organiser leurs actions. » HOLLAND,
HUTCHINS, KIRSH, 2000.
9. CLARK, 2001.
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Plusieurs arguments vont dans cette direction. Le programme de la cognition
distribuée a toujours signalé les cas de distribution en prenant des exemples
de tâches complexes réalisées dans des espaces de travail équipés (cockpit,
cuisine, bureau, supermarché, etc.).
Cependant s’il est incontestable que la mise en œuvre régulière de processus
cognitifs complexes est conditionnée par l’appui sur des aides externes, on
ne peut pas pour autant assimiler cognition complexe et cognition distribuée.
En effet, si la cognition individuelle présente des limites qui sont suppléées
par des aides externes, cette idée ne concerne pas seulement les processus
cognitifs complexes type résolution de problèmes. Toute action utilisant un
environnement familier équipé et stabilisé permet de distribuer sa cognition.
Donald Norman10 montre ainsi avec de nombreux exemples comment les
gestes les plus quotidiens utilisent les objets familiers comme appui pour des
tâches simples. Ces exemples concernent des actions liées aux usages
d’artefacts familiers dans les appartements, les cuisines et les bureaux qui
illustrent comment nous distribuons tous les jours notre cognition en utilisant
les ressources fournies par l’environnement.
L’exemple d’objet quotidien, qu’affectionne Norman, est celui du bouton de
porte. Selon l’auteur, si la forme de l’objet n’est pas familière (par exemple
un citoyen américain devant ouvrir une porte au Japon) l’agent ne peut
s’appuyer sur la forme familière de l’artefact car l’objet n’agit plus comme
une aide externe qui permet d’ouvrir une porte sans raisonner sur les formes
des matériaux. Dans ce cas, les deux pôles (l’agent et l’artefact) sont séparés.
Au contraire, dans une situation familière, la cognition est bien distribuée : le
bouton de porte est saisi et immédiatement tourné dans le bon sens.
Dans cet exemple, le bouton assure un couplage entre l’agent et
l’environnement pour l’action d’ouvrir la porte car il y a une affordance11
intentionnelle qui permet un couplage perception/action. Le bouton fait une
partie du travail bien coordonné avec la main qui saisit et tourne et qui
accomplit l’autre partie du travail. Dans cette « coalition » entre l’artefact et
10. NORMAN, 1998.
11. Une affordance est ce qu’« offre » l’environnement à l’agent, « ce qu’il octroie ou
fournit…L’affordance implique une complémentarité de l’animal et de l’environnement »,
GIBSON, 1979. Les affordances intentionnelles sont des offres conçus par les agents, des
adaptations de l’environnement à une tâche.
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l’agent12, on ne peut pas séparer les deux pôles car chacun accomplit
ensemble et de façon complémentaire l’action. Un système qui comporte
cette propriété de couplage est bien, selon Norman, un système distribué.
Assurer ce couplage est ce que doit chercher le concepteur d’un système
distribué.
Revenons donc à notre première question : quand un système cognitif peut
être dit distribué ?
Un système est distribué si l’environnement est bien adapté à la tâche à
accomplir. Les environnements culturels peuplés d’artefacts familiers
doivent être conçus comme des environnements qui assurent la distribution
de la cognition. Dans la conception de Norman de la cognition distribuée, le
point de départ n’est ni l’interaction homme-machine, ni la relation aux
ordinateurs mais la façon dont on doit concevoir nos interactions avec les
environnements artefactuels, c’est-à-dire l’essentiel de l’environnement des
humains depuis qu’ils ne sont plus des chasseurs-cueilleurs.
Comme Norman13 le souligne avec justesse, le problème du concepteur n’est
pas l’interaction homme-machine ou l’interaction homme-ordinateur mais la
façon dont il doit représenter nos interactions avec les objets quotidiens et
les environnements équipés.
Dans ce modèle, la base du processus de distribution est un genre particulier
d’interaction agent/objet qui se manifeste sous forme d’un couplage
perception/action. Particulièrement bien adapté à la manipulation, il
constitue le noyau central d’un premier modèle de la cognition distribuée et
de l’espace de travail. La cognition distribuée concerne toutes les
adaptations, simples et complexes, que nécessite la stabilisation des
environnements que nous utilisons fréquemment. Si Norman utilise la
théorie des affordances visuelles de Gibson, c’est qu’il veut mettre l’accent
sur le caractère structurant de nos environnements quotidiens au niveau du
contrôle de nos actions.
12. KIRSH, 1999.
13. NORMAN, 1991.
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Les espaces de travail : la cuisine et le bureau
La conception de la relation avec l’environnement qu’on trouve chez
Norman devient progressivement une manière de concevoir la distribution de
la cognition à partir du paradigme de l’ordinateur personnel. L’espace de
travail est conçu selon le modèle de la cuisine et du bureau, comme un
endroit où un agent utilise un environnement stabilisé par les divers objets
fonctionnellement assemblés.
Si le concept d’affordance intentionnelle apparaît central, c’est parce que le
modèle de l’interaction repose sur l’idée du contrôle du mouvement par un
objet immédiatement perçu. L’idée du sentiment de la manipulation directe
dans l’usage d’une souris ou d’une icône est une projection d’un type
d’espace de travail où la tâche s’accomplit comme dans une cuisine en
déplaçant des objets et en les rangeant selon la priorité du rôle qu’il occupe
dans la tâche qu’on est en train de réaliser.
Tout espace de travail est fragmentable en régions selon la localisation
physique des objets. L’espace public du rangement (arena) s’oppose à
l’espace égocentré (setting) de la zone manipulatoire des objets placés sous
la main14. L’environnement stabilisé par la localisation physique des objets
permet une compréhension indexicale des choses liée à la zone
manipulatoire, c’est-à-dire à la relation directe entre le mouvement exécuté
et la région des objets à proximité15.
La proximité des artefacts par rapport à la manipulation repose sur un
principe de localisation physique. L’éloignement de l’objet de la main
dessine des zones de stationnement où les artefacts sont posés selon leur
fonction par rapport au déroulement de l’action en cours16. La séquentialité
des actions est mise en rapport avec l’encodage de l’information sur la
localisation dans l’espace.
14. Je reprends à LAVE, 1988 l’idée que les environnements équipés se dédoublent en espace
stabilisé (arena) et en espace dynamique (setting) selon la nature des interactions que nous
avons avec les objets.
15. CONEIN, 1997.
16. Cela ne veut pas dire que ces indices spatiaux déterminent l’action en cours, en effet
aucun indice n’est suffisamment spécifié pour enclencher un type de mouvement. Les indices
spatiaux permettent dynamiquement de susciter un mouvement sur le champ mais rien
n’implique que ce soient les mêmes à chaque fois.
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Corridor
(à portée de main)
Espace manipulatoire
(sous la main)
Le corridor dessine un espace intermédiaire des objets à portée de main
utilisables pour le futur. Le corridor se situe au bord de la zone
manipulatoire où se trouvent les objets sous la main et à distance de la région
des objets non visibles rangés.
L’idée de projeter ce modèle des affordances sur l’écran de l’ordinateur est
au cœur du concept d’interface de manipulation directe17. Elle repose sur un
modèle de la cognition distribuée qui conçoit l’espace de travail comme une
surface qui est à la fois une zone informationnelle d’indications et une zone
de manipulation. Si l’interface de manipulation directe fait de l’ordinateur un
outil, c’est l’interaction avec l’outil ou les objets qui ne peut plus être pensée
uniquement selon le mode de l’exécution de l’action. Le principe de
localisation physique est à la fois informationnel et pragmatique. Le
placement de l’outil livre une information sur l’action mais selon un mode
qui le distingue des technologies cognitives classiques où l’espace
informationnel est spécialisé et séparé de l’espace de la manipulation comme
dans un panneau de signalisation. Mais l’existence de technologies
cognitives ne remet pas en cause le principe de localisation physique, dans le
cockpit le placement des instruments et des affichages joue un rôle
déterminant pour les pilotes :
17. HUTCHINS, HOLLAN, NORMAN, 1985.
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Les propriétés de la conception (design) qui influencent le plus le trajet de
l’information dans le cockpit résident dans la localisation physique des
affichages, des commandes et des pilotes. Le placement physique détermine
comment les items sont accessibles aux individus et le degré selon lequel les
interactions avec ces items peuvent être partagées entre les membres de
l’équipage18.
Ce modèle de l’interaction repose sur une idée simple : ce que renvoie un
objet à l’agent n’est pas un énoncé ou une communication mais une
information visuelle et spatiale. Cette information est utile à l’action car elle
est un support pour déclencher une routine d’exécution. Si notre
compréhension est indexicale, c’est qu’elle est orientée spatialement par
rapport à l’endroit où mes yeux regardent et où ma main se trouve. Comme
le soulignent Agre et Dokic19, les informations sur l’action sont toujours
représentées de façon incomplète par rapport à ma position dans l’espace,
c’est-à-dire de manière située : « à ma gauche sur le paquet de beurre se
trouve un couteau saisissable-de-cette-manière ».
L’interface graphique présente un modèle extrêmement efficace d’aide
externe parce qu’elle est à la fois un principe de conception des objets et une
manière de faciliter nos actions avec un objet complexe en réduisant la
complexité de la tâche.
Le lien entre affordance et espace de travail est complexe. L’affordance
n’est pas donnée, elle est intentionnelle car elle résulte d’une action. On ne
peut pas se contenter d’invoquer la dynamique d’un couplage sans parler de
son instanciation dans l’objet. C’est pour cette raison que ce premier modèle
de la cognition distribuée doit être complété selon Kirsh20 par une théorie
des actions complémentaires d’adaptation de l’environnement21.
La représentation de l’espace de travail préconisée par Kirsh22 complète le
modèle de Norman en introduisant une vision plus complexe de l’action sur
l’environnement et du rôle que les objets y jouent. Si les objets ont comme
18. HUTCHINS, 2000, p. 65.
19. AGRE, 1997 ; DOKIC, 1999.
20. KIRSH, 1999.
21. La fonction des actions complémentaires est de complémenter le système cognitif interne
de l’agent. Elles se manifestent sur des échelles de temps très courtes à l’intérieur du
déroulement d’un cycle d’action.
22. KIRSH, 1995.
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chez Norman, un rôle informationnel d’indices, leur fonction ne se limite
plus uniquement à faciliter l’exécution d’un mouvement. Si lorsque Kirsh23
examine l’effet de l’espace de travail dans une cuisine, il souligne
l’importance des activités de structuration en ligne liées au placement, au
groupement et au rangement des objets sur l’espace de travail. Ces activités
ont une autonomie et ne sont pas seulement liées à des mouvements
d’exécution. Les environnements qu’on habite sont structurés par nos
propres actions et les espaces où l’on travaille suscitent des représentations
d’action pour l’agent24. Cette vision dynamique de l’environnement comme
un espace qui se modifie progressivement en se fragmentant suppose que les
objets se déplacent en fonction de leur relation à l’action qui se déroule.
Chaque déplacement peut être ainsi interprété comme une action
d’adaptation et de stabilisation. Chaque action d’adaptation complémente la
cognition car elle vise en effet à stabiliser l’environnement pour faciliter un
mouvement d’exécution qu’elle précède à l’intérieur d’un cycle d’action.
Ces actions peuvent se transformer en tactiques routinisées, véritables
raccourcis pour aller plus vite en exploitant les interdépendances mutuelles
entre les objets familiers selon la façon dont ils sont groupés occupant une
région commune de l’espace de travail.
Ce modèle de la cognition distribuée s’appuie sur une conception de
l’interaction, de l’espace de travail et des aides externes. Son extension à
d’autres espaces de travail présente aujourd’hui des limites. D’abord une
limite historique car il est lié au paradigme technologique de l’ordinateur
personnel et aux interfaces de manipulation directe. Ensuite, une limite
conceptuelle car il ne prend en compte qu’un seul type d’interaction : les
actions motrices avec les artefacts.
Ce modèle pose donc la question de sa généralisation et de son extension à
des espaces de travail et à des artefacts qui reposent sur d’autres
architectures et, en particulier, à des architectures en réseaux. Les
technologies cognitives numériques en réseau et les nouveaux artefacts
23. Id.
24. Ces représentations d’action sont d’abord indexicales, c’est-à-dire centrées sur l’agent :
elles représentent les actions du point de vue celui qui les accomplit. Elles ne semblent pas
permettre de représenter les actions d’autrui car ce n’est pas leur fonction.
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digitalisés modifient l’architecture des sites et reposent sur des modes
d’interaction et des aménagements différents de ceux du bureau25.
Action conjointe et coordination : le versant social de la distribution
La structuration d’un espace de travail, son étendue comme son équipement,
est donc très dépendante de la façon dont un processus de cognition
distribuée intègre les modalités sociales et artificielles de l’aide externe. Les
exemples de tâches privilégiées par Norman et par Kirsh expriment un cas
spécifique d’architecture de l’espace de travail où les processus cognitifs
recouvrent une modalité de la distribution cognitive : des objets personnels,
une surface de travail et un agent individuel. Un tel site présente une
architecture bien délimitée par les frontières d’une pièce. Il est tout à fait
logique que dans ce cadre, le modèle de l’interaction soit de façon
prépondérante une interaction motrice et visuelle avec des objets
saisissables. Le système cognitif est limité à la fois par son site, par ses
composants et par les patterns d’interaction qui prédominent.
Lorsqu’Hutchins26 observe la façon dont une équipe de marins font le point
sur un bateau de guerre, il analyse un site dont l’extension est différente car
elle implique de façon essentielle un groupe social qui présente des
propriétés cognitives. Il sera ainsi un des premiers analystes de la cognition
distribuée à insister sur l’importance de la dimension cognitive du groupe
social :
Quand le travail qui est distribué est de nature cognitive, le système met en
jeu la distribution de deux types de travail cognitif : une cognition qui
concerne la tâche elle même et une cognition qui gouverne la coordination
des composants de la tâche. Dans ce cas, le groupe accomplissant la tâche
peut avoir des propriétés cognitives qui different des propriétés propres à
chaque individu27.
Dans le bateau de guerre, lorsque l’équipe fait le point, la réalisation de la
tâche, à la différence de la cuisine, mobilise un groupe social. Les marins
25. Cette réévaluation du modèle du desktop est explicitement revendiquée par HOLLAN,
HUTCHINS, KIRSH,2000 dans un article où ils proposent de ne plus concevoir les interfaces
selon le modèle du bureau.
26. HUTCHINS, 1995.
27. HUTCHINS, 1995, p. 176.
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restent cependant coordonnés d’une manière très particulière, moins en tant
qu’équipe dans un site unique que comme une sorte de ligne de production
où l’arrangement des équipements recoupe une allocation des tâches à des
sites au sein d’une division cognitive dépendante de la coordination des
artefacts. Dans cet exemple, la coordination avec et entre les instruments et
les objets reste prépondérante car l’interdépendance des artefacts reflète
l’interdépendance fonctionnelle des rôles et des computations locales
réalisées par les marins. Les technologies qui servent à faire le point assurent
bien une coopération sociale mais, dans cet exemple, selon un mode
spécifique28.
Reste donc à penser comment l’équipe et l’interaction sociale en tant que
telle, appuyée par des objets peut servir d’aide externe. Or cette question
n’est pas séparable d’une autre : de quel modèle de l’interaction sociale
disposent les chercheurs en cognition distribuée pour penser des dynamiques
d’interaction entre les personnes à côté des patterns d’interaction avec les
artefacts ?
Doit-on penser ces dynamiques de façon juxtaposée comme une mise en
correspondance : l’interaction homme/homme selon le mode conversationnel
du face-à-face et du regard mutuel et l’interaction homme/artefact selon le
mode de l’affordance intentionnelle ?
Ce qui rend crucial le besoin de penser l’interaction sociale comme aide
externe, c’est l’existence d’autres modalités de la distribution cognitive liée à
la diffusion de nouvelles technologies digitalisées qui agencent, selon des
formes nouvelles des instruments, des surfaces de travail, des espaces et des
groupes d’agents. Les équipes de travail coordonnées au sein d’un même site
par un écran commun où un document numérique est affiché constituent un
cas d’usage collectif des artefacts diffèrent de la ligne de production29. Ces
sites se présentent superficiellement comme combinant deux patterns
d’interaction : des interactions coopératives en face-à-face au sein de
l’équipe et des interactions avec l’objet commun d’attention.
28. Les propriétés du système cognitif distribué analysées ici par Hutchins sont très
particulières à une configuration où la coordination entre des instruments et des agents
dispersés joue un rôle prépondérant.
29. Sur la ligne de production comme structure de coordination, voir KIRSH, 1999.
Cognition distribuée, groupe social et technologie cognitive
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L’insertion des interactions sociales dans un système cognitif distribué se
conçoit comme une mise en correspondance avec les processus d’interaction
avec la technologie. Les agents se coordonnent entre eux et ensuite avec les
artefacts. En fait ce modèle d’insertion de l’interaction sociale dans un site
équipé ne se présente pas toujours comme une double coordination qui
juxtapose, sur un même site, des conversations en face-à-face et des
interactions avec l’écran. L’insertion du groupe et de la coopération dans
l’usage de la technologie est beaucoup plus forte.
Hollan, Hutchins et Kirsh30 soulignent que « s’inspirer de la communication
en face-à-face restreint le travail sur l’interaction homme-machine comme
moyen d’aide à la communication informelle ». La conception
conversationnelle de l’interaction sociale trouve ici sa limite non seulement
parce qu’elle ne permet pas de concevoir l’interaction avec les objets mais
parce que le face-à-face n’est ni le modèle unique, ni le modèle principal de
l’interaction sociale pour la réalisation d’un tâche.
Des travaux récents en sciences cognitives sur l’attention sociale31 ont
souligné que la relation aux objets est inhérente à l’action conjointe et à la
coopération. Une action conjointe comporte une coordination triadique
30. HOLLAN, HUTCHINS, KIRSCH, 2000.
31. TOMASELLO, 1999.
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(agent1/agent2/objet) qui contraste avec la structure dyadique de l’action
mutuelle (agent1/agent2). Cette opposition entre les deux modes de
circulation de l’information visuelle a été analysée dans les études sur la
genèse de l’attention sociale chez les enfants. Cette dimension triadique
inclut l’objet comme un des pôles de l’interaction. Ces études distinguent en
effet deux mécanismes de coordination visuelle intrinsèquement sociale : le
regard déictique lié à l’attention conjointe et le regard mutuel lié à l’attention
mutuelle :
Après neuf mois, les aptitudes sociales des enfants vont bien au-delà de
l’attention mutuelle et du face-à-face car les enfants intègrent les objets dans
leur coordination avec autrui en cessant de juxtaposer les deux
coordinations. Les deux dynamiques visuelles de l’attention située
permettent de donner un argument à l’existence de deux genres d’interaction
sociale : une action conjointe coopérative basée sur un regard déictique
orienté vers un objet commun d’attention, et une action mutuelle en face-àface avec un regard mutuel coorienté sur le visage de l’autre.
Quelle leçon peut-on tirer de ces travaux sur l’attention sociale pour la
conception des relations homme-artefact ?
L’isolement de l’action conjointe comme structure triadique a une portée
importante pour la conceptualisation du composant social coopératif de la
cognition distribuée car elle permet de penser ensemble l’action avec les
personnes et l’action avec les objets de manière coordonnée. Dans ce modèle
sont en effet coordonnés un agent et un second agent qui sert de médiation
pour atteindre un objet-cible susceptible de devenir un objet commun.
La leçon principale est donc que la notion d’interaction sociale recouvre des
patterns différents d’interaction. Ces travaux distinguent implicitement deux
types d’interaction sociale : des interactions dyadiques en face-à-face, basées
sur l’attention mutuelle, et des interactions sociales coopératives avec des
objets, basées sur l’attention conjointe. Or l’attention conjointe présente des
mécanismes qui combinent les deux modalités de l’interaction car elle
intègre l’action avec les objets dans la coordination sociale.
Si le modèle du face-à-face n’est plus le modèle générique de l’interaction,
cela a des conséquences sur les conceptions de l’interaction homme-machine
et la façon dont on l’oppose à l’interaction homme-homme. A côté du
Cognition distribuée, groupe social et technologie cognitive
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modèle de l’action mutuelle dyadique de l’interaction face-à-face, chère à
Goffman32 développé dans Encounters, il existe un second mécanisme de
l’interaction sociale, celui de l’action conjointe basée sur l’attention partagée
et sur une vision coorientée par un objet. Cette distinction entre action
mutuelle et action conjointe permet de comprendre d’une part comment
l’action avec les objets s’insèrent au sein de la coordination sociale et d’autre
part de comprendre comment les interfaces des nouvelles technologies
numériques peuvent s’ancrer dans des activités coopératives et dans le
travail en équipe.
Ces patterns d’interaction présentent en effet des mécanismes visuels et
moteurs qui sont communs à l’interaction sociale et à l’interaction avec les
objets. Ces mécanismes sont autant situées, c’est-à-dire liés à des
dynamiques d’interaction avec l’environnement que les couplages
perception/action liés aux affordances intentionnelles et à la localisation
physique. Ils concernent la vision et la relation à l’environnement. Lorsqu’on
accomplit une tâche à plusieurs, le regard circule de façon complexe entre
les visages et les objets. Le regard porté sur une personne n’est pas détaché
mais coordonné au regard que l’on porte sur un document commun
lorsqu’on suit la direction du regard de l’autre vers l’objet commun
d’attention.
Si la réalisation d’une tâche conjointe avec un objet implique une interaction
sociale triadique, c’est parce que dans ce modèle, l’objet est conçu comme
un des composants de l’interaction sociale. L’action avec les objets devient
dans ce contexte, une action coopérative orientée vers un objet dans la
poursuite d’un but33.
Comment les processus d’action conjointe éclairent-t-ils la cognition
distribuée ?
Si les processus cognitifs distribués passent par ce qu’Hutchins appelle des
trajectoires d’information, les patterns triadiques liés à l’action conjointe
32. GOFFMAN, 1961.
33. GOFFMAN, 1981/1988, plus tardivement, considérait qu’il fallait abandonner l’idée de la
conversation comme modèle de référence. Le modèle de la tâche conjointe coopérative
dessinait une scène primitive d’usage du langage qui n’était plus la conversation : « S’il existe
une scène primitive du langage, c’est dans le grognement occasionnel aidant à coordonner une
action dans la communauté déjà établie d’une tâche conjointe qu’il faut la chercher plutôt que
dans la conversation. »
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Réseaux n° 124
constituent bien une structure de circulation de l’information coordonnée
autour d’interfaces ouvertes dans un espace attentionnel partagé par un
groupe. Une interface ouverte éclaire la coopération d’une manière nouvelle
car elle explique comment une information circule dans un groupe en
relation avec un objet commun. La connaissance de cette structure spatiale
ne sert pas seulement à comprendre une cognition socialement distribuée et
médiatisée, elle donne un nouvel objectif à la conception des interfaces :
concevoir des interfaces ouvertes pourvus des affordances intentionnelles
d’aide à la coopération et au travail d’équipe :
Il y a une interface ouverte (open interface) lorsque les items qui sont
localisés dans un espace partagé sont facilement accessibles à tous les
membres de l’équipage, de telle manière que chacun peut voir ce que fait
l’autre avec tel item34.
Une autre raison peut être invoquée pour justifier l’importance de l’action
conjointe pour la cognition distribuée. S’il y a un changement de paradigme
technologique dans les artefacts informatisés, il a des conséquences sur la
façon dont des nouvelles technologies s’insèrent dans des structures de
coordination sociale et des espaces de travail qui préexistent à leur insertion.
Si les technologies à base internet peuvent changer nos façons de travailler
ensemble, c’est qu’elles sont susceptibles de nous coordonner d’une autre
manière et de construire des nouveaux espaces de travail. Le modèle de
l’équipe de travail (teamwork), ou du brainstorming s’éloigne du travail
solitaire dans un bureau et il est favorisé par le développement de
technologies informatisées orientées vers l’aide au travail coopératif en
équipe. Ce contexte nouveau d’usages plus collectifs implique une autre
structuration de l’espace de travail ainsi que des interfaces « ouvertes ». Si le
tableau devient de plus en plus un écran, cela crée un nouveau problème de
coordination entre les aides externes : comment insérer une culture de
l’interface dans le travail de groupe ? Sans une meilleure connaissance des
mécanismes des interactions coopératives en groupe, il semble difficile de
répondre à cette question. Cette classe nouvelle de technologies cognitives
susceptibles de devenir des aides externes à des patterns d’interaction
triadique demande des interfaces ouvertes où le partage de l’attention vers un
objet commun au sein d’un groupe de travail est central.
34. HUTCHINS, 1995, p. 65.
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Ces interfaces ouvertes seront effectivement des aides externes à la
coordination que si elles reposent sur une compréhension des mécanismes
cognitifs de la coopération et de l’action conjointe, c’est-à-dire une analyse
du fonctionnement des dynamiques d’interaction à plusieurs. Une équipe
réalisant une tâche en réunion mobilise des activités complexes
d’agencement d’outils de coordination qui peuvent être des instruments de
coordination temporelle (agenda, planning, outils de synchronisation) et des
procédures de prise de parole. Mais elles reposent également sur des
nouvelles technologies de coordination plus directement orientées vers la
coopération. Le développement d’équipements et de technologies cognitives
pour faciliter la coorientation attentionnelle des personnes dans une réunion
vis-à-vis d’une information numérique partagée rend nécessaire une
connaissance des propriétés de l’action conjointe tout comme la technologie
de l’informatique personnelle nécessitait une bonne connaissance du rôle des
affordances dans la manipulation des objets. La technologie des interfaces
ouvertes pose un nouveau problème de coordination : comment partager un
foyer commun d’attention tout en conversant ?
Communauté et coordination en ligne :
une autre extension de la distribution ?
Je voudrais aborder maintenant un dernier aspect du programme de la
cognition distribuée qui concerne sa capacité à rendre compte des processus
de coordination en ligne. Ces processus sont incontestablement des
processus de dissémination d’information et de connaissance qui agencent
des artefacts, des agents et des espaces de travail. Or le développement de
technologies qui coordonnent des agents dans des sites dispersés au moyen
d’une interface commune en évitant les coûts de réunion tout en échangeant
des documents et des informations de qualité pose de nouveaux problèmes à
l’hypothèse distribuée.
La diffusion d’aides externes au travail en équipe montre que l’on peut
insérer une technologie cognitive dans un espace collectif de la même façon
que l’on insère une technologie cognitive pour soutenir un usage personnel.
La relation entre l’espace de travail, les artefacts et les groupes se modifie en
effet dès que de nouvelles technologies permettent effectivement de
coordonner différemment ces trois composants au sein d’un site.
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Réseaux n° 124
Les partisans de l’extension du modèle présentent les architectures en réseau
et les coordinations en ligne comme des systèmes qui seraient par nature
distribués. Cette idée soulève cependant des objections pour une conception
de l’approche distribuée bâtie sur des hypothèses cognitives et pas seulement
technologiques35. Pour certains chercheurs en intelligence distribuée, les
technologies à base internet seraient une manifestation type d’un processus
de distribution de la cognition : la distribution spatiale de représentations,
d’informations et de connaissances, publiques. Mais pour une hypothèse
distribuée qui repose sur une théorie de la cognition humaine, un processus
cognitif est effectivement distribué s’il ne repose pas uniquement sur les
propriétés fonctionnelles d’un artefact. Les seules propriétés fonctionnelles
qui sont pertinentes sont celles qui permettent de générer des dynamiques
souples de couplage. Une technologie uniquement conçue à partir des
critères fonctionnels crée ce que Norman36 appelle des gouffres dans le
contrôle de l’exécution et dans l’évaluation de l’information37.
Pour cette hypothèse, en effet, le modèle de l’interaction est central.
L’évaluation des propriétés d’un artefact ne peut se faire qu’en référence à sa
capacité réelle à reposer sur des dynamiques naturelles d’interaction et à les
étendre. Pour qu’une technologie soit le support d’une coordination en ligne,
elle doit être effectivement un composant fortement coordonné avec les
actions des agents. Pour constituer un système cognitif commun qui coalise
les agents, les artefacts et l’environnement, ces technologies doivent avoir
des propriétés manifestes de contextualisation. Tel est du moins le modèle
que Norman défendait à propos de la relation avec les objets quotidiens.
Donc un programme de recherche comme celui de la cognition distribuée ne
peut être pleinement justifié que si ces hypothèses sur la distribution de la
cognition sont valides écologiquement. Le problème se pose de la même
manière que dans le cas de l’informatique personnelle et du modèles des
affordances intentionnelles : la qualité d’une interface implique que ses
propriétés soutiennent des dynamiques d’interaction, et toute structure de
médiation nouvelle doit pouvoir favoriser de nouvelles dynamiques locales.
35. Ces problèmes se posent aussi pour les concepteurs de ces technologies qui ne peuvent se
contenter de coordonner des espaces de travail sans se poser la question de la pertinence de
cette coordination pour les agents.
36. NORMAN, 1988.
37. Selon Norman, il y a un gouffre dans l’exécution quand l’agent ne peut agir
immédiatement et un gouffre dans l’évaluation lorsque l’agent ne peut interpréter
l’information qui provient de l’environnement.
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Les artefacts à base internet peuvent-ils susciter des couplages souples
agent/environnement présentant des propriétés dynamiques analogues à
celles qu’ont produit les interfaces de manipulation directe ?
Tout système qui réunit des objets, des espaces et des agents ne constitue pas
en tant que tel un système cognitif, il faut qu’il existe de façon manifeste
pour l’usager des interdépendances effectives entre les composants du
système. Ces conditions sont-elles réunies en ce qui concerne les
coordinations en ligne ? Si elles ne le sont pas, il n’y aurait aucune raison de
caractériser comme distribuées des architectures qui ne présentent pas des
propriétés d’interdépendance même s’il existe des ressemblances
superficielles.
Si l’hypothèse de la cognition distribuée a privilégié la distribution cognitive
dans un site réel, c’est que l’interaction avec la technologie repose sur un
principe de validité écologique des actions. Les technologies de la
coordination en ligne (e-mail, chat, liste, forum) ne sont pas conçues au
départ comme des technologies de construction d’espaces de travail, même
si elles interviennent de plus en plus dans la réalisation de tâches cognitives.
D’une certaine façon, la création de communautés d’usagers professionnels
comme les communautés Open-Source ou les communautés épistémiques de
chercheurs scientifiques sont des innovations provenant d’utilisateurs qui
utilisent les ressources, dans un contexte collégial, de la technologie des
listes. Rien n’indique cependant qu’un forum ou une liste parce qu’ils
coordonnent des personnes constituent un système dynamique distribué,
même si certains exemples manifestent des propriétés dynamiques.
Or les problèmes posés par l’extension du modèle de la cognition distribuée
aux coordinations en ligne sont particulièrement intéressants pour évaluer la
portée de l’hypothèse car ils concernent de façon essentielle l’articulation
entre les deux versants de la distribution, le versant technologique et le
versant collectif.
Le versant technologique porte sur la modification de la fonction de
l’interface dans un contexte d’usage collectif. L’interface devient beaucoup
plus complexe quand les espaces de travail se dédoublent. La technologie à
base internet présente des interfaces qui facilitent les coordinations sociales
en ligne en faisant communiquer des personnes présentes dans des espaces
de travail personnels dispersés à partir d’un espace de travail commun. Peut-
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Réseaux n° 124
il y avoir des espaces de travail communautaire ? Comment maintenir une
action conjointe coopérative en équipe dans une coordination en ligne ?
Peut-on construire un groupe de travail dans des sites dispersés ?
Le versant social concerne un problème de cognition sociale qui porte sur
l’extension de la coordination sociale. Ce problème est désigné par les
sociologues de l’internet comme le problème de la communauté38. Les
technologies de la coordination en ligne agencent un collectif qui s’élargit
bien au-delà du groupe ou de l’équipe. Mais ces technologies permettentelles effectivement d’étendre des coordinations locales interpersonnelles au
niveau communautaire sans que ces dernières perdent leurs propriétés
sociales ?
Poser la question en ces termes revient à formuler le problème de la
communauté en termes de cognition distribuée. La communauté en tant que
structure d’interaction doit répondre à des contraintes écologiques (de taille
et d’échelle) qui sont liées à des contraintes cognitives39. Il faut donc penser
en termes cognitifs les relations entre artefacts cognitifs de coordination
sociale et structures d’interaction.
Un groupe social comme un artefact repose sur un principe de validité
écologique et cognitive. A partir d’un certain seuil un groupement n’est plus
viable et se fragmente. Les contraintes cognitives concernent nos capacités
limitées de traitement des informations qui portent sur des relations sociales.
L’internet comme technologie sociale peut se concevoir comme une aide
cognitive externe à l’extension des relations sociales au-delà des limites d’un
groupe40. Selon les éthologues, les humains, comme certains primates, ont la
capacité à étendre leurs coordinations sociales au-delà de coordinations
locales. Or pour les analystes de la cognition sociale, ces aptitudes sociales
naturelles sont soumises à des limites cognitives qui se traduisent au niveau
de l’écologie des groupes.
Au niveau du groupe, il existe un seuil au-delà duquel les humains ne
peuvent plus maintenir des relations sur une base d’interconnaissance des
personnes41. Lorsque ce seuil est dépassé, les coordinations entre les
38. WELLMAN, GIULA 1999.
39. DUNBAR, 1993.
40. CONEIN, 2004.
41. DUNBAR, 1993.
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personnes ne peuvent se maintenir et donc ne sont plus des relations
communautaires. Bien avant l’internet, les humains ont développé des
technologies d’extension des coordinations sociales. De fait les technologies
à base internet présentent incontestablement des propriétés qui facilitent
l’extension des échelles de coordination. Mais elles ne peuvent devenir des
supports à la communauté que si elles sont susceptibles d’étendre des
coordinations locales en maintenant un minimum d’interconnaissance et de
buts communs. Il existe en effet un rapport entre la densité relationnelle des
sous-structures que constituent les équipes coopératives et la possibilité
d’étendre et de maintenir des coordinations à un niveau intermédiaire.
Au niveau de la tâche, il faut que les agents se donnent un minimum
d’objectifs communs pour qu’une communauté se structure. Or la
construction d’un objectif commun suppose de pouvoir sélectionner ses
partenaires. La sélection des partenaires donne un autre motif à l’extension
des coordinations au-delà de l’équipe. Le modèle de l’action conjointe
s’avère, de ce point de vue, insuffisant pour penser une tâche dans un cadre
communautaire car il ne pose pas le problème de la sélection des partenaires.
Par contre, la prise en compte de la qualité des partenaires s’avère un facteur
important de l’extension des coopérations locales.
Les technologies à base internet sont-elles susceptibles d’obtenir cet effet de
support à l’extension des coordinations ? Sont-elles une aide cognitive
efficace à la sélection des partenaires et au maintien de relations durables ?
Les interfaces d’aide aux coordinations sociales étendues représentent-elles
des propriétés de souplesse analogues à celles que l’on trouve dans la
conversation et dans l’action conjointe coopérative ?
Cette exigence de dynamique est en effet une condition pour une approche
distribuée des coordinations en ligne. Bien que l’hypothèse de cognition
distribuée n’ait pas été appliquée ni pour analyser, ni pour concevoir des
interfaces qui agencent des coordinations en ligne, il n’existe cependant pas
d’arguments de principe pour refuser cette application. Les obstacles,
comme nous venons de le souligner, concernent une interrogation sur les
propriétés actuelles limitées des technologies de communication en réseau
pour coordonner en ligne aussi bien les petits groupes que les coordinations
étendues.
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Si on conçoit la notion de communauté de façon cognitive, c’est-à-dire à
partir d’un modèle de nos capacités sociales naturelles, proprement
humaines, à la coordination étendue, les technologies cognitives doivent
présenter des propriétés susceptibles de soutenir et de développer les
interactions sociales aussi bien au niveau micro- (équipe) qu’au niveau
intermédiaire (communauté).
Les structures de fils de discussion initiées par des requêtes postées dans les
listes constituent un exemple intéressant pour évaluer les propriétés sociales
de cette technologie communicationnelle. Les fils présentent
incontestablement des propriétés dynamiques nouvelles intéressantes. Ils
soutiennent, dans les relations d’entraide, des mécanismes d’échange
généralisé basés sur l’autosélection des partenaires et le volontariat. Ces
propriétés sont innovantes pour l’ouverture de coopérations occasionnelles
mais limitées pour le maintien des relations sociales sur le long-terme et
pour la sélection des partenaires. Or la sélection de partenaires de qualité est
essentielle pour la coopération cognitive. Le système apparaît donc restreint
sur ce plan. Sa trop grande souplesse peut donc devenir un obstacle à la
persistance des coordinations. En effet les principes d’autosélection dans les
réponses aux requêtes dans les listes limitent la possibilité ordinaire de
consulter une personne de confiance pour demander un conseil. En même
temps, l’autosélection des répondeurs fonde une dynamique d’expertise
collective qui permet d’obtenir rapidement plusieurs conseils lorsque les fils
s’étendent en rassemblant des conseillers de qualité concurrents.
Conclusion
La cognition distribuée n’est pas une hypothèse sur l’interaction hommemachine. Elle concerne tous les mécanismes susceptibles d’étendre les
capacités cognitives au-delà des limites d’un organisme naturel, les procédés
artificiels comme les procédures sociales. Elle n’est pas limitée à un type de
paradigme technologique. Elle inclut aussi bien les contextes liés à
l’informatique en réseau (networked computer), à l’organisation d’une
caserne de pompiers, à la traversée des piétons sur une voie, à l’usage des
ustensiles dans une cuisine ou à la promenade de randonneurs sur un GR.
Dans tous ces exemples, un environnement fortement structuré, peuplé
d’artefacts divers et de supports humains, permet aux agents d’exécuter des
actions en coordination avec des ressources multiples.
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La notion d’aide cognitive externe permet de comprendre pourquoi les
artefacts ont cette fonction nodale de permettre de faire évoluer la cognition
humaine au-delà des capacités individuelles. Pour Clark42, l’aide cognitive est
première, car on ne peut pas réduire les mécanismes de distribution à la
coordination à un seul genre d’aides externes : les artefacts. La distribution de
la cognition repose sur une coordination complexe entre des aides externes
multiples, redondantes ou complémentaires, qui permettent d’étendre la
cognition, au-delà de l’organisme, dans le temps et dans l’espace. Un
processus cognitif est en effet distribué dans la mesure où l’agent s’appuie sur
des supports externes qui sont généralement des artefacts quand l’agent
accomplit seul sa tâche mais qui peuvent aussi être un autre agent qui coopère
à la réalisation d’une tâche. Autrui traité comme témoin ou comme expert est
un outil cognitif comme le sont un traitement de texte ou un instrument de
mesure. Communiquer avec autrui est un moyen de distribuer un processus
cognitif aussi puissant que l’emploi d’un outil ou d’un ordinateur.
Le développement de technologies cognitives qui permettent d’étendre la
taille des collectifs en coordonnant rapidement des individus dispersés
constitue un cas nouveau de modalité de la distribution des processus
cognitifs parmi d’autres.
Si donc la cognition distribuée est bien d’abord une hypothèse sur un
mécanisme de la cognition humaine, cela revêt deux implications :
– la cognition distribuée n’est pas attachée à un paradigme technologique
particulier ;
– la cognition distribuée n’est pas uniquement une théorie de l’effet des
artefacts sur l’architecture de la cognition ; même si la relation aux
technologies cognitives est centrale, elle a un composant social important.
42. CLARK, 1999.
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