Voyage sans frontières vers l`infini, entretien avec Jean

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Voyage sans frontières vers l`infini, entretien avec Jean
Voyage sans frontières vers l’infini, entretien avec Jean-Pierre Luminet
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Voyage sans frontières vers l’infini
Jean-Pierre Luminet
De l’infini… Mystères et limites de l’Univers (Dunod, 2005) de Jean-Pierre Luminet et Marc
Lachièze-Rey, du CNRS, nous invite aux confins de la recherche que la cosmologie, les
mathématiques et la physique entretiennent avec la métaphysique. Un ouvrage qui réussit
l’exploit de rendre le mystère de l’infini accessible.
Votre ouvrage explore les trois énigmes de l’infini : celles du nombre, de l’espace et du
temps. Parler de l’infini au singulier a-t-il un sens ?
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En fait, non. Quand on parle de l’infini, il faut déjà distinguer l’infiniment grand et l’infiniment
petit qui posent des problèmes d’ordres différents. Dès l’origine de la pensée sur l’infini, cette
distinction était faite. D’un côté, Archimède (287-212) établit un système de numération qui
permet d’atteindre non pas l’infini mais des nombres extraordinairement grands. De l’autre,
Zénon (Ve siècle avant notre ère) pose le problème de la divisibilité à l’infini de l’espace, du
temps, et finalement de la matière et tend donc vers les nombres infiniment petits. C’est
pourquoi nous avons, dans le livre, clairement opéré cette distinction, tout en essayant de faire
la synthèse entre l’infini du nombre – c’est-à-dire l’infini mathématique, l’infini de l’espace et du
temps qui ont plutôt à voir avec la cosmologie –, et l’infini de la matière. Ce dernier infini est,
d’une certaine façon, impliqué par celui de l’espace et du temps à travers la liaison
matière-espace-temps qui se trouve dans la théorie de la relativité et les théories quantiques. Il
y donc bel et bien plusieurs infinis.
Quelles sont les origines de la pensée sur l’infini ?
Les origines de l’infini remontent à la pensée grecque. Zénon énonce ses fameux paradoxes à
propos de la course entre Achille et la tortue. Bien que courant dix fois plus vite que la tortue, si
Achille lui concède 10 mètres d’avance, celle-ci parcourra toujours un dixième de plus que la
distance franchie par Achille et ce, jusqu’à l’infini. Même exemple avec la flèche tirée vers une
cible : avant de l’atteindre, il lui faut parcourir la moitié du chemin, puis ayant atteint cette moitié,
il lui faut encore parcourir la moitié de la moitié, etc.
Ces apparents paradoxes ou sophismes, ne pouvaient pas être résolus à l’époque car les
mathématiques ne permettaient pas de comprendre qu’une somme infinie puisse tendre vers
un nombre fini. C’est là l’explication mathématique naturelle des paradoxes de Zénon qui ne
soulèvent plus aujourd’hui aucune contradiction. Mais les mathématiques d’alors posaient de
sérieux problèmes d’ordre philosophique et métaphysique notamment sur la divisibilité du
mouvement et du temps.
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La véritable origine de la pensée sur l’infini remonte à deux grands philosophes, Aristote
(384-322) et Démocrite (460-370), qui ont chacun fondé une école de pensée avec des visions
radicalement distinctes. Aristote a produit un célèbre commentaire des paradoxes de Zénon
tout en développant ses propres idées : il a abouti à une distinction philosophique essentielle
entre ce qu’il appelle l’infini actuel et l’infini potentiel. Le premier existerait réellement dans la
nature, le second ne serait qu’une création de l’esprit humain, éventuellement nécessaire pour
résoudre certains problèmes physiques ou mathématiques. Aristote prend nettement partie
pour ce type d’infini et dénie toute pertinence à l’infini actuel. À l’inverse, Démocrite et les autres
fondateurs de l’école des Atomistes mettent directement l’infini dans leur physique et dans leur
cosmologie. Ils élaborent un système général du monde constitué d’un espace infini et peuplé
d’un nombre infini de ce qu’ils appellent des atomes, sans oublier un vide infini lui aussi.
L’histoire va plutôt retenir la conception d’Aristote : celle-ci va s’imposer pendant des siècles
jusqu’à ce que l’on redécouvre, à partir du XVIe puis du XVIIIe siècle, la pensée très profonde
des atomistes.
Très tôt, les théoriciens distinguent donc un infini actuel d’un infini potentiel. Cette
distinction a-t-elle perduré ?
Oui, elle a perduré. Si la vision d’Aristote s’est longtemps imposée, certains savants et
notamment des mathématiciens en soulignaient les incohérences apparentes et tentaient de
reformuler la possibilité d’un infini actuel. Mais le sujet était délicat : les mathématiques n’étaient
pas claires et il était théologiquement dangereux de parler d’un infini actuel qui a longtemps été
« réservé » à Dieu. Giordano Bruno, pour avoir soutenu l’infinité du monde, a d’ailleurs été
immolé en 1600, à Rome. Mais à la fin du XIXe siècle, les grands travaux de Bolzano et de
Cantor ont remis sur le devant de la scène l’actualité de l’infini dans les mathématiques,
c’est-à-dire la nécessité absolue de l’utilisation actuelle de l’infini dans leurs démonstrations. À
partir de là, deux perceptions majeures s’affrontent. La première est celle des physiciens qui
veulent éliminer l’infini de leurs théories car, pour eux, l’infini ne peut se réaliser dans la nature.
La seconde est celle des mathématiciens qui, avec Georg Cantor (1845-1918), considèrent que
l’infini actuel existe en mathématiques.
Mais l’infini actuel n’existerait-il qu’en mathématiques ?
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Une première remarque s’impose. Distinguer comme nous le faisons un infini mathématique et
un infini dans la nature pose un problème fondamental : les mathématiques, n’est-ce pas aussi
la nature ? Cette contradiction n’est toujours pas résolue.
Seconde remarque : il faut noter qu’au sein même des mathématiques, le statut actuel ou
potentiel de l’infini n’est pas clair. Certaines écoles réfléchissent d’ailleurs sur la philosophie des
mathématiques, sur le sens profond de cette démarche : est-ce une sorte de langage universel
ou une création de l’esprit humain ? On pourrait croire qu’avec les travaux fondamentaux de
Cantor ou de Gödel, par exemple, l’infini actuel en mathématiques est accepté par tous, mais il
n’en est rien. Il y a encore des écoles – rappelons-nous les Intuitionnistes au début du XXe
siècle – qui dénient toute actualité à l’infini. La très grande majorité des physiciens conteste
aussi toute réalité à l’infini actuel. Il n’existerait qu’en mathématiques. Toutefois, une branche
particulière de la physique qui est la cosmologie et dans laquelle les deux auteurs de cet
ouvrage travaillent, lui accorde une existence.
La cosmologie a un statut épistémologique un peu particulier. C’est, je pense, le seul domaine
de la physique où il y a, dans les modèles actuels, la possibilité d’un espace infini, d’un temps
éternel. Éternel dans le futur – et pas dans le passé, à cause du big-bang – c’est-à-dire d’un
espace en extension perpétuelle. Aucune autre théorie de la physique ne l’admet.
En cosmologie, les modèles récents plaident volontiers pour un univers fini mais sans
limites. Comment accepter cette apparente contradiction ?
La cosmologie admet la possibilité logique d’un espace infini et d’un temps éternel. Mais elle
reconnaît aussi la possibilité, d’ailleurs de plus en plus favorisée par les récentes observations,
d’un espace fini. Le temps, lui, peut rester éternel. Quelle est cette nouveauté qui permet
d’imaginer un espace fini mais sans limites ? Pour comprendre qu’il n’y a pas là de
contradiction, il convient d’intégrer un progrès fondamental de la géométrie, développé au XIXe
siècle : la géométrie non euclidienne. Issue notamment des travaux de Gauss, Batchevski ou
Riemann, elle permet de construire des espaces mathématiques qui ont une taille et un volume
finis mais qui n’ont pas de frontières. C’était évidemment tout à fait impensable dans le cas de
la géométrie euclidienne où l’on associait nécessairement l’infini avec l’illimité et le fini avec la
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limite. On trouve d’ailleurs cette erreur chez Kant.
Les outils mathématiques d’aujourd’hui, les géométries non euclidiennes et la topologie, qui est
une branche des mathématiques, permettent de construire d’une façon logique et sans aucune
contradiction des modèles d’espace qui sont finis et n’ont pas de frontière. Ces espaces ne sont
évidemment pas plongés dans un espace extérieur, ils sont en eux-mêmes et occupent tous les
lieux de l’Univers. On peut tenter de se les représenter sur un plan à deux dimensions, en
imaginant la surface d’une sphère. En tirant une ligne droite sur cette surface, on obtiendra un
cercle qui est de longueur finie et qui n’a pas de limite. On ne tombe jamais dans le vide. En
trois dimensions, l’équivalent de la sphère s’appelle l’hypersphère et offre une infinité d’autres
espaces possibles qui sont tous finis et sans limites. Aujourd’hui, toute contradiction est donc
levée quant à la correspondance entre la finitude et l’absence de limite.
On a mis du temps à évacuer l’existence d’un bord de l’espace et voilà que réapparaît,
avec les théories du big-bang et l’existence d’un temps zéro, la possibilité d’un bord
temporel. Ne risque-t-on pas de l’interpréter comme un bégaiement de la science ?
Plutôt qu’un bégaiement de la science, il y a d’abord peut-être là l’indice d’une limitation du
modèle. La théorie du big-bang n’est que l’une des conséquences de la théorie de la relativité
générale, issue des travaux d’Einstein, appliquée simplement à la description globale de
l’Univers. Elle fait effectivement apparaître un début de tout, une sorte de temps zéro. On peut
même mesurer avec une assez grande précision l’âge de l’Univers à partir de ce moment
singulier, probablement vieux de quatorze milliards d’années. Mais ce temps zéro pose un
énorme problème : comment admettre un bord temporel ? Si l’on s’en tient à ce cadre strict des
modèles de big-bang, le temps zéro n’a pas grand sens et pousse forcément à s’interroger sur
l’avant big-bang. Mais cette interrogation est-elle justifiée en ces termes ? « Avant », c’est déjà
un terme temporel. Or, si le big-bang a créé le temps, on ne peut pas parler d’un avant le
temps. Évidemment, cela heurte la physique et le bon sens.
Beaucoup de gens considèrent en fait que la théorie du big-bang n’est qu’une théorie
approchée. Aussi belle soit-elle, la théorie de la relativité générale sur laquelle celle du big-bang
est fondée n’est pas complète puisqu’elle n’inclut pas les préceptes de la physique quantique,
c’est-à-dire les propriétés de l’infiniment petit… Beaucoup de physiciens fondamentaux
cherchent donc aujourd’hui à unifier relativité générale et physique quantique, au sein de
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théories que l’on appelle déjà de gravité quantique. L’un des buts poursuivis serait justement
d’éliminer la notion de bord temporel et celle de temps zéro sans évincer pour autant l’idée
générale d’un big-bang. Parti d’une phase très chaude et comprimée, l’Univers serait en
expansion. Mais le temps zéro au sens strict du terme et le point infiniment petit originel
seraient éliminés.
Plutôt qu’un bégaiement, voyons-y un signe intéressant : l’apparition de l’infini fait progresser la
physique.
Finalement, l’infini n’est-il pas cet horizon inaccessible qu’il faut à la fois toujours
repousser et ne jamais voir sous peine de faire s’écrouler la validité des théories ?
L’infini, un peu comme le sphinx, renaît toujours de ses cendres. C’est un moteur : l’élimination
de l’infini par la physique, je ne parle pas des mathématiques, permet de fabriquer des théories
toujours plus perfectionnées. Mais jusqu’où ? Il y a aujourd’hui des physiciens, dont certains
sont très connus, comme Stephen Hawking, qui prétendent que l’on aura très bientôt une
théorie dite de tout. Elle permettrait de comprendre en une poignée d’équation l’ensemble des
phénomènes... Je ne partage absolument pas ce point de vue et je pense que toutes les
théories, aussi perfectionnées soient-elles, comprendront toujours des zones d’ombre dans
lesquelles l’infini viendra en général se cacher. C’est un fait heureux pour les physiciens : la
recherche ne va pas s’arrêter dans cinquante ans ! On peut d’ailleurs trouver un sens profond
derrière tout cela : si l’infini ne peut être éliminé de la physique, cela ne vient-il pas réactiver la
réalité de son actualité ? Pourquoi pas ? Je pense que mon co-auteur et moi faisons partie des
physiciens idéalistes : nous accordons un statut fondamental au rôle des mathématiques dans
la modélisation de l’Univers. À partir du moment où l’infini est démontré comme étant actuel
dans les mathématiques, pourquoi ne le serait-il pas également dans la physique ? Peut-être
pas de façon directe, dans un espace infini avec un nombre infini d’atomes, etc. Mais sans
doute d’une autre façon, plus subtile et déguisée...
Votre ouvrage fait preuve d’un réel souci pédagogique et vulgarisateur tout en brassant
des thèmes, des idées et des théories complexes. À quels publics le destinez-vous ?
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Il s’agit ici de faire de la culture scientifique. Nous essayons donc de toucher tous les publics
possibles et en particulier les jeunes. Mes précédents ouvrages abordaient aussi des concepts
de la cosmologie un peu compliqués. Pourtant, sans forcément tout y comprendre, nombre de
jeunes lecteurs y ont trouvé un grand intérêt jusqu’à parfois se découvrir une vocation. Les
disciplines scientifiques sont un peu en désaffection aujourd’hui dans les études supérieures.
Montrer aux jeunes à quel point faire de la physique et de la recherche scientifique ne revient
pas uniquement à résoudre des équations et à acquérir une technique purement mathématique
me paraît indispensable. C’est pourquoi nous mettons également en avant le rôle fondamental
de l’imagination, de l’imaginaire, de la poésie et de la créativité dans l’élaboration des théories.
Nous essayons donc de donner chair à ces savants, auteurs de grandes révolutions
scientifiques. Nous nous attachons aussi à bâtir des ponts entre la pensée abstraite et sa
traduction artistique et enrichissons l’ouvrage de nombreuses citations littéraires...
Ces réflexions sur des thèmes a priori complexes s’insèrent en fait dans une culture
extrêmement large qui doit se débarrasser des clivages entre les scientifiques, les littéraires, les
philosophes, etc. L’approche scientifique du monde a toujours eu des résonances avec les
grandes questions philosophiques et métaphysiques. D’une certaine façon, faire de la science
revient à reformuler des questions irrésolues de la philosophie et de la métaphysique jusqu’à
obtenir une réponse possible.
© DUNOD EDITEUR, 1er Octobre 2005
Visitez le site Internet associé à cette interview !
Le site de JP Luminter :
http://www.luth.obspm.fr/luminet.html
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