Voix plurielles 11.1 (2014) 332 Andersen, Marguerite. La mauvaise

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Voix plurielles 11.1 (2014) 332 Andersen, Marguerite. La mauvaise
Voix plurielles 11.1 (2014)
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Andersen, Marguerite. La mauvaise mère. Sudbury : Prise de parole, 2013. 203 p.
Etre mère est une quête intérieure, un voyage vers une humanité insupportable à
accomplir seule. Un état où la femme choisit parfois de se suicider pour laisser place à la mère.
Cette dernière vit à travers ses enfants, par procuration. C’est un état où la mémoire des entrailles
prend le dessus ontologique sur l’être. C’est le mythe à l’envers de la mère éplorée face à la
croix. Celui, de la mère assistant à la crucifixion de la fille qu’elle a été, de la femme qu’elle est.
Sacrifice ultime sur l’autel de la maternité, de la vie conjugale, des taches et dépendances
quotidiennes.
Il peut aussi arriver, comme dans La mauvaise mère, que la femme étouffe la mère. Pour
respirer. Pour se souvenir qu’un jour, elle a eu faim pour elle et des rêves bien à elle qui
n’avaient aucun autre prolongement que sa personne.
Mais cet état semble contre nature puisque, en prise avec sa conscience qu’elle méprend
pour de l’amour, bien vite Marguerite éteint ce feu qui l’a embrasée l’espace fulgurant d’un acte
de rébellion. Elle revient à l’état d’amour-dépendance et enfouit son rêve de liberté dans le pan
de sa jupe d’un revers de la main.
Où commence l’amour d’une mère ? Quand devient-il ce besoin atavique de symbiose ?
On écoute, le souffle en suspens, Marguerite la mère, parler de la mère en sursis, l’épouse
résignée aux cris silencieux ; nous suivons son épopée de mère et d’épouse muette qui, « chaque
jour, vers l’enfer (conjugal) descend d’un pas à travers [l]es ténèbres » du quotidien. Comme
dans un film au ralenti, elle se dédouble. A la fois metteur en scène et actrice de sa vie, la
patience têtue, elle s’observe vivre et macérer dans la tiédeur et l’ennui de son ménage. Elle
touche, incrédule, le tissu de sa vie. Soi et autre cohabitent dans un espace familier et étrange en
dedans et en dehors. Acceptation passive. Refus énergique, violent.
Avec elle, le lecteur regarde défiler Marguerite la mère, Marguerite-sage belle fille,
Marguerite rêveuse, Marguerite farouche, Marguerite-silence, révoltée, rêveuse, nostalgique,
menteuse, fille, malade, libre, saine, récidiviste, naïve, folle amante, étudiante, nounou,
étrangère, vidangeuse, divorcée, amante, sœur, prof, mère divorcée, mère seule, mère
abandonnée, mère abandonnant, mère fuyant, mère malgré tout, face à l’océan, suicidaire le
temps d’une pensée, enleveuse d’enfant, ingrate, mère avortant, femme, condition humaine.
Doit-on s’excuser d’être femme et d’aspirer au bonheur à en avoir mal, à lui courir après,
de le vouloir si fort, ce bonheur, de le traquer « sur 3 continents et 6 pays » avec ou sans enfant ?
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Est-ce si mal ? Est-ce que le fait d’être une mauvaise mère justifie que notre progéniture décide
d’aller à la guerre ? Est-on responsable de nos enfants quand ils décident de devenir tueurs
professionnels ? Après tout, ne sommes-nous pas toutes de mauvaises mères ? Nous accouchons
du monde et de tout ce qu’il comporte. Etre mère, c’est être la nature. On emmène la vie à la vie
et la vie se multiplie dans son immense désir amoral de vivre et de perdurer.
Dans un murmure, Marguerite la matriarche parle de la violence de ses silences. De la
guerre des silences physiques, des non-dits, de l’indicible. Du silence-bourreau. On ferme les
yeux pour laisser pénétrer ces mots enfouis si longtemps et qui titubent sur les pages et on pleure
parce que ce sont des silences qui crissent et résonnent dans la solitude de la maternité éprouvée.
Etre mère est un état de solitude où les extrêmes se frôlent, se croisent, se côtoient et parfois se
mêlent sans que personne n’ait à y redire. La mère anthropophage dévore son enfant au sens
propre comme au sens figuré. L’enfant paie un prix élevé d’avoir une mère. Despote et heureuse,
c’est une créancière qui, le plus souvent, exige le même sacrifice – remboursement avec intérêt –
de sa progéniture.
A partir du moment où la femme accouche de l’enfant et de la mère, « le rêve est
terminé ». Elle endosse son sacerdoce maternel à vie. C’est un statut tyrannique qui, très souvent,
fait abstraction du statut d’épouse, d’amante, d’amie, de femme tout simplement. Les autres
statuts deviennent intermittents, des flashs, des rôles que la mère joue absente, pour faire taire la
femme.
Peut-on être une « bonne mère » si l’on se sent « mauvaise » femme ? Marguerite, elle,
dans son statut de mère s’est trouvé un ilot où elle redevient femme. Avec mauvaise conscience,
il est vrai, mais femme quand même, jusqu’au bout de ses choix. Ce sont ses poèmes parsemés
au gré du livre. Un lyrisme fluide qui dit la condition de mère, de femme, d’enfant. Le livre est à
la fois récit, journal, carnet de voyage, croquis, prose, confessions, poèmes, nouvelles. Tous les
genres se côtoient au fur et à mesure que les sentiments et les émotions de l’auteur se dévoilent.
Par ses diverses formes littéraires, déjà, cette dernière montre la complexité de sa personnalité.
On passe des chuchotements au cri et au silence. Respiration scandée, portée par les vagues de la
Méditerranée, de la Tamise, du Rhin et du Saint-Laurent.
Marguerite, tournesol géant, nous prend à témoin. Ne sommes-nous pas tout autant que
nous sommes, mauvais parents ? Notre survie individuelle réside aussi dans le refus d’accomplir
inlassablement le devoir d’amour de parent. Par amour, justement, pour l’enfant que nous avons
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nous-même un jour été, pour le rêve qui nous a porté et qui s’est échoué au pied des parents que
nous sommes devenus. N’est-ce pas là un droit intangible aussi puissant que celui de génitrice ?
Au final, il n’y aura personne d’autre que nous-même pour accepter ou refuser de nous donner
l’absolution puisque nous sommes juges et parties.
Nafée Faïgou

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