Télécharger l`article - Institut de l`entreprise
Transcription
Télécharger l`article - Institut de l`entreprise
Livres & Idées Revolution on my mind. Writing a diary under Stalin Jochen Hellbeck La psychologie totalitaire Stéphane Courtois Directeur de recherches au CNRS (Sophiapol-Paris X) L’ouverture, dans les années 1990, des archives ex-soviétiques à Moscou avait déjà permis d’éclairer des pans entiers des périodes léniniste et stalinienne de l’URSS. Un nouveau gisement d’archives est aujourd’hui mis à jour : celui des journaux intimes. Une documentation inédite qui permet d’opérer une plongée dans les pensées les plus intimes des citoyens du « paradis des travailleurs », loin de la propagande et des discours convenus de l’idéologie. E n 2005 est publié en France le journal de Nina Lougovskaïa, une écolière soviétique d’une famille moscovite de socialistes-révolutionnaires. Le 4 janvier 1937, le NKVD – la police politique de Staline – perquisitionne l’appartement des Lougovski et saisit le journal que Nina tient depuis l’âge de 13 ans, en 1932. Or celui-ci se révèle bientôt un terrible élément à charge : à l’été 1933, rendant compte d’un séjour à la campagne où elle a découvert la famine provoquée par le pouvoir contre les paysans ukrainiens qui résistaient à la collectivisation forcée, et ses « cinq millions de morts », Nina a rêvé « de tuer ces salauds », de « tuer le dictateur », à savoir Staline. Ce crime virtuel a valu à la mère et à ses trois filles une déportation au goulag de la Kolyma. Quant au père, il disparaîtra dans la tourmente. . Nina Lougovskaïa, Journal d’une écolière soviétique, préf. de Stéphane Courtois, Paris, Robert Laffont, 2005, 312 pages. 152 • Sociétal n°61 La psychologie totalitaire Pensée intime S’appuyant sur le même type de documents – des journaux intimes –, Jochen Hellbeck, historien à la Rutgers University, nous propose une autre plongée dans les pensées intimes de quatre communistes, activistes de la période stalinienne. La première est Zinaïda Denisevskaïa. Cette enseignante en sciences vit dans une grande solitude affective, moniale laïque très mélancolique. Âgée de 30 ans à la prise du pouvoir par les bolcheviks, elle condamne leur idéologie et leurs meurtres. Cependant, salariée dans une ferme expérimentale, elle délaisse son individualisme radical, attirée par la promesse d’une nouvelle vie collective, et retrouve l’éthique classique de l’intelligentsia russe d’avant 1917, tournée vers le service de la société À la fin des années 1920, le régime engage une violente campagne contre les « spécialistes bourgeois » – l’élite formée avant 1917 – et Denisevskaïa redoute cette menace qui frappe jusque dans son entourage. C’est alors que son aspiration à participer à une vie plus collective rencontre ses désirs les plus secrets : elle tombe amoureuse d’un de ses élèves, Aliocha, de 15 ans son cadet, qui devient pour elle à la fois le premier amant tant espéré et le modèle de « l’homme nouveau ». Désormais, la professeur cultivée va se consacrer à « l’éducation de classe » de son élève, et épouser en ce mari un partenaire idéologique. La première rencontre physique est rude, mais cette déception d’un amour personnel se transfigure en un amour « collectiviste » : Denisevskaïa se jette dans la lecture de Marx ! Elle est bientôt rattrapée par Staline, qui lance la collectivisation des campagnes et la « liquidation des koulaks », ces exploitants individuels pour lesquels les agronomes expérimentaient de nouvelles techniques. Alors que la répression frappe son directeur et ses collègues, elle s’enthousiasme pour la collectivisation. Elle finit par se convaincre que la famine est le résultat du sabotage des « spécialistes bourgeois » ! Face aux terribles pressions subies, elle capitule : ayant participé au défilé du 1er Mai, elle écrit : « Je me suis pour la première fois conçue comme un être humain, un membre de la société », ou encore : « Nous tous, nous étions un. […] J’étais une goutte dans la mer. » Elle se considère désormais comme une reborn, qui renaît à la vie dans la grande famille soviétique. Elle n’en profitera guère : elle meurt d’un cancer en mars 1933. Le second cas exploré par Jochen Hellbeck est celui de Stepan Pidlubny, un fils de paysans ukrainiens, né en 1914. Lors de la campagne de « liquidation des koulaks » de 1929-1930, la minuscule ferme de ses parents est confisquée, le père déporté au goulag, la mère et le fils jetés à la rue. Avec de faux papiers indiquant qu’il est d’origine ouvrière, Stepan s’enfuit à Moscou où il réussit à entrer en apprentissage à l’imprimerie de la Pravda. Bien décidé à s’en sortir et à s’intégrer au nouveau régime, 3 ème trimestre 2008 • 153 Livres & Idées Stepan devient un activiste du Komsomol – les jeunesses communistes –, chef d’une brigade de travailleurs et bientôt rédacteur d’un journal mural. En contrepartie, il adopte les normes soviétiques – dénonciation publique des « déviants ». Pourtant, alors qu’il rêve de devenir écrivain et de renaître dans la nouvelle vie soviétique, il est torturé par la conscience d’être « un fils de koulak » et la crainte d’être démasqué comme « ennemi de classe ». Son seul ami est son journal, commencé en 1931, à qui il confie ses angoisses et qui nous révèle sa véritable schizophrénie. Il espère que sa fréquentation quotidienne du prolétariat – à la Pravda ! – pourra le purifier de son « essence koulak » et lui faire acquérir l’idéologie prolétarienne. Contraint de contrôler en permanence son comportement, il copie en tout le secrétaire du Komsomol afin de mieux démontrer une conformité indispensable à sa survie sociale. Ironie de l’histoire : son application va le faire repérer par le NKVD qui l’oblige à devenir un informateur. Dès lors, sa tension psychologique est extrême en raison de l’opposition totale entre ses pensées intimes et son comportement social : « Mon secret quotidien et le secret de ma vie intérieure ne me permettent pas de devenir une personne au caractère indépendant. Je ne peux pas m’exprimer ouvertement et nettement, ni avec aucune pensée libre. » Son dégoût de lui-même, sa haine de soi s’accroissent lorsqu’en décembre 1932 le pouvoir instaure des passeports intérieurs qui seuls permettent de séjourner à Moscou : des dizaines de voisins de Stepan sont expulsés. Celui-ci est en train de craquer, mais il adhère avec sincérité au régime, ce qui le rend heureux. Et quand ses neveux, restés au village en Ukraine, lui envoient une lettre où ils crient famine et supplient pour qu’on les aide à survivre, Stepan souligne dans son journal qu’il a reçu la supplique avec un « calme » bolchevique. Ce bonheur est gâché en octobre 1934 : le NKVD a découvert sa véritable origine sociale, mais ne lui en tient pas rigueur, à condition qu’il continue de travailler pour « les organes ». Sa réaction relève du syndrome de Stockholm, l’amour du bourreau : « La pensée que j’ai été fait citoyen de la famille commune de l’URSS comme n’importe qui d’autre m’oblige à répondre avec amour à ceux qui m’ont fait ainsi. Je ne fais désormais plus partie des ennemis […]. » Les gratifications pleuvent : une amélioration de son logement, l’autorisation d’engager des études médicales. Début 1936, il est publiquement dénoncé comme fils de koulak, exclu du Komsomol et de l’université. Sa mère en décembre 1937, lui-même en octobre 1939 sont arrêtés et déportés au Goulag. Y ayant survécu, le père, la mère et le fils se retrouveront à Moscou après guerre. 154 • Sociétal n°61 La psychologie totalitaire Communistes sinon rien Le journal intime de Leonid Potemkine révèle le cas fort différent d’un garçon né en 1914 et possédé d’une véritable volonté de puissance, d’une aspiration forcenée à devenir un « chef ». À ce type d’hommes, le système soviétique offrait d’énormes potentialités et d’immenses satisfactions narcissiques – sans oublier les gratifications matérielles et symboliques. Entré au Komsomol en 1934, responsable syndical, puis agitateur politique en 1936, il devient un spécialiste de marxisme-léninisme, tout en étudiant la géologie. En 1947, il découvre un gisement de nickel. Cette découverte assure sa fortune politique et le propulse dans la haute nomenklatura. Il est d’abord secrétaire du Parti du district de Moscou en 1956, puis vice-ministre des Recherches minières en 1965. Chez lui, appartenance au Parti signifie expression de sa volonté de puissance et donc liberté. Dans la vision héroïque et romantique qu’il entretient du communiste, il se voit en artiste et même en démiurge. Et chez cet activiste qui consacre son temps à démasquer les ennemis du Parti, l’amour du pouvoir soviétique a remplacé l’amour de la personne. Il a totalement intériorisé les valeurs staliniennes et n’exprime, in fine, ni regrets ni remords. Alexander Afinogenov est né en 1904. Dès l’âge de 13 ans, il est élu secrétaire de l’Union locale des étudiants communistes, près de Riazan, et se vante d’être allé en classe « en effrayant les professeurs avec mon attitude dominatrice et un revolver à la ceinture ». Admis au Parti bolchevique à 17 ans, il s’installe en 1927 à Moscou et devient l’un des leaders de l’organisation radicale nommée Association russe des écrivains prolétariens (la Rapp). Sa première pièce de style « réaliste prolétarien » – L’excentrique – est présentée devant Staline qui la recommande aux membres du Comité central. Sa pièce la plus connue – Peur – oppose une jeune communiste enthousiaste à un professeur de la vieille intelligentsia russe qu’elle pousse à rejoindre la construction du socialisme. Lorsqu’en octobre 1932 Staline réunit des intellectuels et les incite à se joindre à la campagne d’industrialisation du pays et à devenir des « ingénieurs des âmes », Afinogenov fait partie des invités. Et il est co-organisateur du congrès de fondation de l’Union des écrivains, qui deviendra la structure unique et obligatoire des intellectuels. Ces promotions s’accompagnent de gratifications : appartement de 4 pièces confortablement aménagé, salaire élevé, accès aux magasins spéciaux, autorisation de voyager à l’étranger et d’en rapporter une automobile, mise à disposition d’une datcha. Bref, Afinogenov appartient à la nouvelle élite du régime qu’il sert sans se poser de questions. D’ailleurs, son journal intime, tenu depuis 1926, ne recèle aucune angoisse sur la collectivisation forcée, la grande famine ukrainienne de 1932-1933 ou la création du goulag. Il est vrai que notre écrivain fréquente assidûment la datcha de Iagoda, le tout-puissant chef du NKVD… 3 ème trimestre 2008 • 155 Livres & Idées Pourtant, en 1933, quand Afinogenov écrit une pièce intitulée Mensonge, où il met en scène les doutes d’une jeune communiste qui s’interroge sur la pertinence de la « ligne générale » du Parti et sur l’indifférence aux hommes qui accompagne la construction du socialisme, Staline critique « ce baragouin ennuyeux » ; l’auteur est contraint de décommander par télégramme sa pièce auprès de trois cents théâtres ! Le coup de semonce a été si rude qu’Afinogenov s’interroge : n’est-il pas en train de sombrer dans le parasitisme ? Il décide d’utiliser son journal pour reconstituer son moi communiste, pour retrouver sa foi dans le sens de l’histoire, l’enthousiasme nécessaire à transformer en littérature les directives du Parti. Staline estime sans doute ne pas l’avoir suffisamment malaxé et, en 1936, il fait interdire toutes ses pièces, ce qui n’empêche pas Afinogenov de se féliciter dans son journal de la formidable purge engagée par son persécuteur pour purifier le Parti. Mais la purge le rejoint : le 4 avril 1937, la Pravda annonce l’arrestation de Iagoda. Toute l’ancienne direction de la Rapp est visée, son chef ayant épousé la sœur de Iagoda… Contraint à une autocritique publique, Afinogenov reconnaît que, à la fois comme personne, écrivain et communiste, il a « dégénéré », ce qui nécessite « une intervention chirurgicale » ; au cours d’une séance de plus de quatre jours, trente écrivains viennent le dénoncer. Il est exclu du Parti et chassé de son appartement, tandis que plusieurs de ses « complices » – qui ont refusé l’autocritique – sont exécutés. Réfugié dans sa datcha, Afinogenov se confie à son journal : se considérant innocent des crimes qu’on lui impute, il tente désespérément de donner un sens à son existence et pense être victime d’un vaste complot « fasciste » visant à détruire les artistes soviétiques les plus talentueux. Il est déchiré entre deux sentiments : dans la crainte permanente de l’arrestation, il médite sur Cervantès et Dostoïevski, et rêve d’une existence loin de ce monde de bruit et de fureur ; mais en même temps, il rêve d’être réintégré au Parti. « Je commence à avoir peur de perdre l’esprit », écrit-il. Au point de rédiger son propre interrogatoire imaginaire pour un officier du NKVD à qui il propose une « évaluation politico-morale » approfondie pour vérifier la pureté de sa conscience de communiste ! Finalement, dans une sorte d’extase quasi religieuse, il se félicite d’un « miracle » : l’autocritique a provoqué la mort de son vieux moi et l’a fait renaître en « homme nouveau » soviétique. Désormais, l’épanouissement de sa personnalité doit passer par l’adoption de l’identité sociale voulue par le régime. Afinogenov a tué en lui ce qui restait de l’ethos traditionnel de l’intelligentsia russe. Il se soumet à la purge et justifie le fait qu’elle puisse le broyer, ultime service à rendre au Parti – confirmant 156 • Sociétal n°61 La psychologie totalitaire ainsi les analyses d’Arthur Koestler. Il se considère comme « l’encrier » du génial Staline qui s’exprime à travers lui. Il a pourtant sous les yeux l’exemple de son voisin de datcha, Boris Pasternak, qui, détaché des circonstances tragiques du moment, écrit Le Docteur Jivago sans se soucier des menaces. En décembre 1937, convaincu que le « miracle » lui a rendu toute sa pureté communiste, Afinogenov demande sa réintégration au Parti, qu’il obtient dès janvier 1938, bénéficiant de la résolution du Comité central qui regrette que trop de bons communistes aient été épurés. Ce qu’Annie Kriegel, dans une analyse pénétrante, nommait la « pédagogie infernale » de la terreur a parfaitement fonctionné : au lieu de s’interroger sur les ressorts inquisitoriaux de la purge, Afinogenov n’a pas de mots assez forts pour remercier Staline et le NKVD qui, dans leur grande sagesse – leur « humaine sensibilité » ! –, ont su lui faire confiance. À peine réhabilité, l’écrivain se lance dans la campagne contre les « opportunistes » qui ont dénoncé les « bons communistes ». Pour le Nouvel An 1939, son bonheur est à son comble : il reçoit un mot de Staline, adressé au « camarade Afinogenov » et s’excusant de ne pas avoir le temps de lire le manuscrit qu’il lui a envoyé. Néanmoins, il reste au purgatoire : sa nouvelle pièce n’est pas mise au répertoire. La guerre va l’envoyer au paradis socialiste : le 29 octobre 1941, alors qu’il se trouve au siège du Comité central, une bombe allemande le tue et en fait un martyr. La fin de l’histoire reflète à la perfection la morale communiste de cette époque : le 29 octobre 1946, pour le cinquième anniversaire de sa mort, la Maison des écrivains de Moscou lui consacre une soirée présidée par celui-là même qui avait été le premier à le dénoncer en 1937 ! Équilibre instable Les journaux présentés par Jochen Hellbeck montrent par quels processus intimes un citoyen soviétique pouvait, sous Staline, devenir un activiste communiste : volonté de pouvoir sur les autres, recherche de gratifications matérielles et symboliques, mais aussi crainte permanente d’être désigné comme « ennemi de classe » et de tomber sous le hachoir. Dès lors, le persécuté-persécuteur était contraint d’intérioriser les valeurs du parti unique et de proclamer son adhésion à l’idéologie communiste qui, seule, lui permettait de justifier sa participation à un régime de terreur. Ainsi, non content d’avoir mis en œuvre une ingénierie sociétale – en déportant ou exterminant . Arthur Koestler, Le zéro et l’infini, Paris, Calmann-Lévy, rééd. 2005. . Annie Kriegel, Les grands procès dans les systèmes communistes. La pédagogie infernale, Paris, Gallimard, « Idées », 1972, 190 pages. 3 ème trimestre 2008 • 157 Livres & Idées des groupes sociaux ou nationaux entiers –, Staline avait également mis au point une ingénierie mentale et psychologique assurant la participation d’une partie des citoyens à la grande machinerie totalitaire. Le livre et son auteur Jochen Hellbeck : Revolution on my mind. Writing a diary under Stalin, Cambridge (Mass.)/Londres, Harvard University Press, 2006, 436 pages. 158 • Sociétal n°61