Diemer Stéphane, Embarque-moi

Transcription

Diemer Stéphane, Embarque-moi
EMBARQUE-MOI
Dans un port sans bateau, à marée basse.
Elle, entre 18 et 75 ans.
— Oh, là là, j’en peux plus de cette chaleur.
Lui, on sait pas trop son âge.
— Tu n’es jamais contente.
Elle
Lui
— Si, ça m’arrive. Tu dis n’importe quoi.
— Non, seulement je dis pas n’importe quoi et en plus ça t’arrive.
Elle, à part.
— C’est vrai, ça n’arrive qu’à moi de rencontrer des cons pareils.
Lui
Elle
Lui
Elle
— Quoi ?
— Je disais que ça marine.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ?
— Je macère dans la marinade.
Lui
— Mais qu’est-ce que ça veut dire ?
Elle
— Je transpire, quoi ! Tu manques vraiment de vocabulaire ! « Là avec femme, gosse et
malles, j’ai mariné longtemps ; dans quel état ! » c’est de qui ?
Lui, haussant les épaules.
— Ah ! Toujours avec tes citations, madame se veut lettrée ! Charles de Gaulle ?
Elle, pouffant de rire.
— Quel rapport ! Mais non, grand bêta ! C’est du Paul Valéry.
Lui
— Je me rappelle deux vers de son Cimetière marin « Zénon ! Cruel Zénon ! Zénon d’Élée ! /
M’as-tu percé de cette flèche ailée »
Elle
— C’est vraiment mauvais.
Lui
— Au moins, on est d’accord sur quelque chose. « Guenon ! Cruelle guenon ! Guenon ailée/
M’as-tu baisé avec cette flèche au lait ? ».
Elle
Lui
Elle
Lui
Elle
Lui
— Très drôle. En parlant de cimetière marin, nous pourrions visiter celui de cette ville.
— Y en a pas.
— Comment tu le sais ?
— C’est pas écrit dans le guide. S’ils en parlent pas, c’est qu’y a pas de cimetière marin.
— Mais on pourrait tout de même chercher.
— À quoi bon chercher quelque chose qui n’existe pas ? Et puis, tu as chaud.
Elle, essuyant la sueur qui lui dégouline du front.
— Mais qu’est-ce qu’on est venu faire ici ?
Lui
— Je t’avais pourtant prévenue ! Les voyages organisés, c’est nul.
Elle
— Je pouvais pas refuser, pour une fois que je gagne quelque chose. Vivement qu’on rentre
chez nous.
Lui
Elle
Lui
— Mais où est le groupe ?
— Tu sais bien, ils visitent la pyramide. T’as pas voulu y aller.
— Tu sais, les pyramides, elles sont toutes pareilles. Et puis, je voulais voir les bateaux.
Elle
— Y en a pas. Dis-moi…
Lui
— Quoi, Marguerite ?
Elle, rougissant pour de faux (rappel : elle transpire)
— J’aimerais que tu m’e…
Lui
Elle
— Quoi, Marguerite ?
— J’aimerais que tu m’em…
Lui
— Quoi, Marguerite ?
Elle
— J’aimerais que tu m’embarques.
Lui, regardant autour de lui, en prenant un air offusqué.
— Là, maintenant ?
Elle
— Oh, oui ! Embarque-moi !
Lui, se métamorphosant en voilier comme dans les Métamorphoses d’Ovide.
— Je suis un voilier.
Elle, un peu hystérique comme cela peut arriver le samedi soir pendant les congés payés.
— Embarque-moi, embarque-moi loin d’ici, gonfle ta voile, emmène-moi dans l’océan.
Lui, bruits de cordages et vents alizés soufflant dans les voiles.
— Creucreu, cricri, creucreu, cricri. Vou-vou-vou…
Elle
— Oh, oui ! Embarque-moi plus loin, plus fort ! Oh, morse, vieux capillaire, levons l’ancre !
Verse ton sang de ton artériole à ta veinule ! Partons au large ! Fuyons la routine ! Oh, mon Dieu,
faites que mes impératifs se diluent dans le mode indicatif !
Lui, bruits de cordages et vents alizés soufflant dans les voiles.
— Creucreu, cricri, creucreu, cricri. Vou-vou-vou…
Elle, exténuée.
— Je suis vieille et en nage. Je suis veule et sans âge. Je suis une meule sans affinage. Etc.
Lui, bruits de cordages et vents alizés soufflant dans les voiles.
— Creucreu, cricri, creucreu, cricri. Vou-vou-vou…
Elle, allongée nue sur le parquet en teck du voilier, radotant comme une mauvaise romancière.
— Oh, mon amour, quel embarquement ! Tu me fais du bien. Comment me serais-je doutée
que ce bateau était fait à la taille de l’amour ? Comment me serais-je doutée que ta quille était faite à
la taille de mon corps même ? Tu me plais. Quel embarquement ! Tu me plais. Quelle lenteur tout à
coup. Quelle douceur. Tu ne peux pas savoir. Tu me tousses dessus. Tu me fais du bien. Tu me tousses
dessus. Tu me fais du bien. J’ai le temps. Je t’en prie. Dévore-moi. Déforme-moi jusqu’aux alizés.
Pourquoi pas toi ? Pourquoi pas toi dans ce bateau et dans cette nuit pareille aux autres au point de s’y
méprendre ? Je t’en prie… Embarque-moi.
Lui, bruits de cordages et vents alizés soufflant dans les voiles.
— Creucreu, cricri, creucreu, cricri. Vou-vou-vou…
Le rideau en forme de voile de bateau se baisse puis remonte : le vent des alizés le secoue. Les
spectateurs remontent de la cale et quittent le navire-théâtre alors que retentissent des bruits de cordages
et vents alizés soufflant dans les voiles.
— Creucreu, cricri, creucreu, cricri. Vou-vou-vou…
Et pendant ce temps, sur le pont, elle ronfle en rêvant d’écrire un grand livre qui ne verra jamais le jour.