Première Partie Les années 1965-1966 : Gilles Aillaud donne le ton

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Première Partie Les années 1965-1966 : Gilles Aillaud donne le ton
Première Partie : Les années 1965-1966. a) Gilles Aillaud donne le ton
Première Partie
Les années 1965-1966 : Gilles Aillaud donne le ton
En 1964, Gilles Aillaud réalise avec Eduardo Arroyo et Antonio Recalcati, une œuvre
qui servira de base, si l’on peut dire, pour proclamer leur style artistique. C’est après
la lecture d’une nouvelle de Balzac, que le tableau prend forme. Intitulé une Passion
dans le désert, il sera exposé en 1965 à la galerie Saint-Germain à Paris. Les trois
artistes ont démontré à travers un ensemble de treize toiles, une lecture narrative de
l’œuvre, en s’éloignant du mode illustratif du Pop Art, par exemple, proche du
registre de la bande dessinée. Le tableau avait donc la possibilité de raconter des
histoires. A la même époque Aillaud entre au comité du Salon de la Jeune Peinture
et participe au Salon de mai.
Un an plus tard, il en est le Président. L’accompagneront Tisserand, Lucien Fleury,
qui sera le vice-président, Michel Paré, le trésorier, Cueco et Latil. À travers un texte
intitulé Juin 1965, c’est alors qu’il annonce les perspectives du Salon.
a) L’entreprise d’un Salon de la Jeune Peinture
Le texte est assez court mais explique le climat qui régnait. Lors de l’introduction,
l’artiste reparle du problème d’incompréhension de leur action au sein du Salon :
qui consistait à montrer sans entraves ce qu’il y a de plus vivant et de plus jeune dans l’art
d’aujourd’hui1.
Aussi, il établit d’emblée de nouvelles bases pour un nouveau départ, désormais il
affirme que le Salon sera objectif et partisan :
Le prochain Salon de la Jeune Peinture sera à la fois objectif et partisan au lieu d’être
éclectique et libéral comme tous les autres Salons. Il sera même d’autant plus objectif qu’il
sera partisan2 .
1
Extrait de l’introduction du texte 1 : Juin 1965, page 46.
Extrait du troisième paragraphe, idem.
2
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De nouvelles préoccupations vont susciter un vif intérêt au sein du groupe, qui, veut
se démarquer par une participation massive de nouveaux artistes d’horizons
diverses. Aillaud insiste notamment sur le fait que cette initiative est nouvelle pour
l’époque. Le Salon de la Jeune Peinture serait alors un précurseur en la matière de
confrontations de diverses cultures en art :
Si le comité, par exemple, souhaite obtenir la participation des peintres chinois, cubains,
algériens, russes, c’est parce que l’art dans ces pays se trouve placé dans une toute autre
situation qu’ici en Occident. Une confrontation sérieuse avec cet art n’a jamais été
entreprise3.
Didier Ottinger4, cite l’artiste au sujet de cette époque, lors d’un entretien avec
Suzanne Pagé :
Je me suis beaucoup essayé à travers la Jeune Peinture à éclairer ce rapport. C’est ce que
j’appelais mettre l’art en rapport avec l’histoire en le sortant d’un rapport d’enfermement à
l’histoire de l’art. C’est lutter pour que l’art soit effectivement une ouverture sur l’extérieur, sur
le monde, et non un fonctionnement en vase clos.
Le débat entre l’art et l’histoire, comme l’affirme l’artiste sera le point culminant du
Salon. L’artiste dans la suite de ses propos affirme que l’année précédente, le comité
avait invité des sculpteurs. Il faut que l’art prenne vie.
Il emploie l’expression : « intervention directe des œuvres dans la vie » et d’ajouter :
« au profit d’une confrontation de l’art avec autre chose que lui-même, et cela afin
que puisse être mise en question sa nécessité.5 ».
En somme, le Salon serait un salon ouvert à tous, où les jeunes peintres pourraient
exposer ce qu’ils voudraient. Une sorte d’entreprise artistique pluridisciplinaire qui
offre une nouvelle optique pour l’avenir des artistes. Plus loin dans son
argumentation, il explique alors la condition pour que l’objectif soit atteint : l’art doit se
libérer des codes qu’on lui a instauré. Aillaud emploie
l’expression de « lois
fondamentales ».
3
Extrait du quatrième paragraphe, idem.
Ottinger (Didier), Gilles Aillaud: la jungle des villes : Exposition : du 14 juillet au 9 septembre 2001,
Monaco ; du 22 septembre au 30 décembre 2001, Châteauroux, Actes Sud, Arles, 2001.Citation
extraite d’un entretien de Gilles Aillaud avec Suzanne Pagé, in catalogue de l’exposition Le Proche et
le lointain, ARC, musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 1980.
5
Extrait du sixième paragraphe, ibid.
4
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(…) Qui ne font en réalité que maintenir depuis des années la peinture dans le domaine de
le domaine rhétorique du langage des formes et des couleurs, comme elles maintiennent la
sculpture dans le domaine rhétorique de l’organisation des volumes (…)6.
Enfin, à la fin du texte, le Comité dresse une problématique au sujet de l’art et de son
avenir. En fait, il cherche à savoir quel est son devenir dans la société actuelle, mais
surtout s’il peut contribuer à l’actualité historique. Aussi, le Salon va tenter d’y
répondre à travers les bulletins qui vont suivre cette année-là. Henri Cueco7
affirmera :
Les premiers écrits ou travaux de la Jeune Peinture témoignent dès 1966 de la conscience
claire d’une crise idéologique et de la nécessité de repenser le rôle des artistes et de leurs
œuvres en termes politiques.
Ce texte est introductif. Gilles Aillaud en quelques lignes, donne une ligne directrice
de son engagement artistique. Il dresse un bilan objectif des échecs et des points à
améliorer. Les bulletins suivants démontreront son combat pour que l’art soit
considéré autrement et surtout qu’il atteigne une autre liberté et un autre statut.
b) L’attaque conte Marcel Duchamp
La même époque, la Figuration Narrative va faire du bruit en raison d’une œuvre,
constituée d’un ensemble de huit toiles, réalisée par Gilles Aillaud, Arroyo et
Recalcati, intitulée , Vivre et laisser mourir ou la Fin tragique de Marcel Duchamp8.
Dans ce polyptyque, les trois compères deviennent des tortionnaires, des
« assassins », d’un artiste adulé par toute une génération : Marcel Duchamp. C’est
en 1965, lors de l’exposition la Figuration Narrative dans l’art contemporain que la
galerie Creuze montre cette toile. Le scandale fut immédiat. Reprenant, le même
système que la toile Une passion dans le désert, exécutée un an auparavant, il
6
Extrait du septième paragraphe (avant-dernier), ibid.
Citation in Chalumeau (Jean-Luc), La Nouvelle Figuration, Une histoire, de 1953 à nos jours,
Figuration narrative, Jeune Peinture, Figuration critique, éd. Cercle d’art, Paris, 2003. Sous-chapitre :
« L’accélération de l’action collective 1966-1967 ».
8
Œuvre page 47.
7
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ajoute un texte9 qu’il joint au tableau signé par les trois artistes. Ce texte phare est un
texte engagé. Le climat de l’époque n’est pas à négliger. En quelque sorte, il amène
à faire connaître la Figuration Narrative au moment où le Pop Art, l’Art Abstrait et l’Art
Conceptuel suscitent de l’engouement.
Gilles Aillaud, par son écriture virulente,
soutient sa position artistique et défend ses convictions. L’idée essentielle de ce
texte réside dans le fait, que les trois peintres remettent en cause la position qu’ils
jugent « usurpatrice » de Marcel Duchamp. La notion d’acte créateur théorisée par
ce dernier est de suite critiquée en début de texte10 :
La brusque rupture de Marcel Duchamp avec la peinture à l’huile ne s’accompagne, en effet,
d’aucun renversement de perspective. De l’objet cubiste, entièrement construit par l’action
constituante du peintre, à l’objet manufacturé touché seulement, comme à distance par la
signature, il n’y a pas de dépassement de la notion traditionnellement démiurgique de
« l’acte créateur ».
Le ready-made, quant à lui, n’est pas oublié. Le peintre assure qu’il incarne la mort
de la peinture :
Comment peut-on n’avoir pas compris que « la personnalité du choix préférée à la
personnalité du métier » n’est, au contraire, qu’un pas de plus dans l’exaltation de la toutepuissance et de l’idéalité de l’acte créateur ?11
Sur un ton ironique, Gilles Aillaud enchaîne les mots ou expressions pour qualifier sa
« victime » et son art :
(…) Enfin la liberté magique. On est parvenu à un subjectivisme absolu : à toute chose, le
sens n’est donné que par l’homme. Son pouvoir est tel sur les choses qu’il ne les touche
même pas. (…)12
Jean-Luc Chalumeau13 cite une phrase de Fromanger à cette époque, qu’Aillaud
reprend d’ailleurs:
9
Texte 2: Vivre et laisser mourir ou la Fin tragique de Marcel Duchamp, page 48.
Extrait du deuxième paragraphe, ibid.
11
Ib.
12
Id.
13
Idem.
10
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Si l’on veut que l’art cesse d’être individuel, mieux vaut travailler sans signer que signer sans
travailler.
Il dénonce14 l’art conceptuel qui se fonde sur la toute-puissance et l’autonomie du
geste artistique ainsi que tous les mouvements qui conçoivent l’art comme Marcel
Duchamp, c’est-à-dire l’Art Minimal, l’Arte Povera, l’Op Art et l’Art cinétique :
(…) Ce monde où nous mourons est un chaos, en face duquel l’homme est seul et doit, pour
vivre, tout prendre, en lui-même. En face de ce monde, il s’efforce donc d’en dresser un
autre, à l’abri du temps, un monde humain, son « Œuvre ». Entreprise en soi grandiose, et si
elle n’a pas de sens sa grandeur est de n’en avoir pas.
Il faut tout de même rappeler la théorie de Marcel Duchamp. En effet, il était dadaïste
c’est-à-dire anti-art, et à la tête du mouvement nommé « Dada ». Pour lui, l’artiste
crée dans une liberté totale. Et surtout, il pense que la peinture15 :
ne doit pas être exclusivement visuelle ou rétinienne. Elle doit intéresser aussi la matière
grise.
Dans la suite de son argumentation, dans les deux derniers paragraphes, Aillaud
énonce un ensemble de croyances, qui seront la base du discours du Salon de la
Jeune Peinture , puis, deux ans plus tard, de l’atelier populaire.
Pour nous , qui entendons nous manifester comme de véritables individus dans le temps et
dans l’espace, il ne s’agit donc pas d’inventer ou de découvrir de nouvelles formes
d’expression artistique mais de donner davantage à penser.16
Dans son second texte, Comment s’en débarrasser ou un an plus tard17 de 1966
l’artiste ne va pas hésiter à défendre davantage ses certitudes. Duchamp, la
bourgeoisie, seront critiqués ouvertement et mis sur le même plan. Toujours rédigé
en collaboration avec ses deux compères, il est surtout une réponse manifeste à
toutes les invectives lancées par les défenseurs de Marcel Duchamp.
14
Extrait du quatrième paragraphe, ibid.
Extrait des maîtres de la peinture de Patricia Frida-Carranat, éd.Larousse. Chapitre consacré à
Marcel Duchamp.
16
Extrait du dernier paragraphe, page 49.
17
Texte 3: Comment s’en débarrasser ou un an plus tard, page 51.
15
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D’entrée de jeu, Gilles Aillaud annonce bien qu’il s’attaque toujours au même artiste
et qu’il n’a pas changé de position. De plus, il n’hésite pas à s’adresser à ses
attaquants. Son style est similaire au texte précédent. Avec la même fougue, il
critique son « ennemi » :
(…) Personne ne s’est trompé. C’est bien la culture comme « noblesse du monde », notre
culture occidentale elle-même que nous visions à travers l’œuvre et la personne de l’homme
qui l’incarne le mieux aujourd’hui parce qu’il l’incarne de manière masquée. 18
Il n’en reste pas là dans son propos. Dans les paragraphes qui vont suivre, il va faire
une critique sérieuse de la culture. Dans un premier temps, il ne croit pas aux notions
de liberté culturelle, et, dans un second temps à celle de l’artiste depuis que
Duchamp est entré dans l’ère artistique. Bien au contraire, l’art, par la conception
Duchampienne, est toujours réservé à une élite conservatrice :
(...)Mais en nous proposant de la liberté cette image magique, c’est-à-dire l’image de la toute
puissance de l’esprit, on veut en réalité nous faire comprendre que nous sommes déjà libres.
C’est en ce sens que Duchamp est un défenseur particulièrement efficace de la culture
bourgeoise. Il avalise toutes les falsifications par lesquelles la culture anesthésie les
énergies vitales et fait vivre dans l’illusion, autorisant ainsi la confiance dans l’avenir.19
Et d’ajouter 20:
(…)Collaboratrice insidieuse de la rationalité technique, en défendant la liberté comme
liberté individuelle, la culture ne défend que des droits qui ne sont pas menacés puisqu’ils ne
sont pas menaçants. Le « droit de se contredire » par exemple, revendiqué par Duchamp,
est le type même de provocation inoffensive car l’irrationnel ne remet pas en cause le
rationnel. Seule une pensée indifférente à la distinction du rationnel et de l’irrationnel pourrait
menacer la rationalité. De même, l’irréalisation d’un objet industriel, comme la pissotière, ne
menace en rien la réalité des structures de la production industrielle. En face de l’histoire
réelle, du jeu des conflits dont dépend l’avenir, le « triomphe de la liberté de la pensée » est
aussi innocent qu’un barrissement dans la nuit.
Gilles Aillaud pense que la culture demande avant tout à être libre, et à ne pas
appartenir qu’à un certain nombre de personnes. En annonçant le triomphe d’une
pensée individuelle, Duchamp place l’art et la culture dans un système bourgeois et
18
Extrait du quatrième paragraphe, ibid.
Extrait du cinquième paragraphe, ibid.
20
Extrait du septième paragraphe, page 52.
19
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ne menace en rien. Au contraire, il interdit toute émancipation artistique et réfute21
donc la thèse du maître de l’Art Conceptuel :
Comment en serrai-t-il autrement lorsqu’on en est arrivé à penser en termes de liberté ce
qu’il faudrait penser en termes de servitude ? Comment la culture pourrait-elle être un
instrument de libération alors qu’elle postule la liberté ?
Et d’ajouter 22:
(…) Naturellement attaquer ou contester dans son fond la culture ne peut pas être une action
elle-même culturelle.
Et pour terminer, Gilles Aillaud explique sa position23 :
(…) Il s’agissait au contraire de réussir à mener en peinture un discours qui ne puisse pas
être apprécié comme une suite de tableaux, c’est-à-dire comme le produit d’une activité
culturelle.
Pour reprendre Jean-Luc Chalumeau24, Gilles Aillaud refuse d’être un otage et est
contre « l’oppression de la culture bourgeoise et les instruments récupérés par elle ».
Il est évident qu’il entend par là, Duchamp et ses partisans. Après tout ce fracas
autour de ce tournant dans l’histoire de la peinture, Aillaud n’en restera pas là. Des
années après, il rédige un texte assez bref : Post-scriptum25. Il annonce26 qu’il ne
s’est pas rétracté et qu’il assume et conserve sa position antérieure, malgré un
changement de situation :
Aujourd’hui en novembre 1973, je ne vois rien à modifier ni à ajouter à ce texte écrit en 1966.
(…)
Puis, il dresse un bilan positif des actions entreprises autrefois et voit une
amélioration sur le plan artistique. Terminant le texte par une interrogation
concernant la peinture matérialiste et son avenir.
21
Extrait du huitième paragraphe, ibid.
Extrait du neuvième paragraphe, ibid.
23
Extrait du dernier paragraphe, ibid.
24
Op. Cit.p.9.
25
Texte 4: Post-scriptum, page 53.
26
Idem, extrait du premier paragraphe, ibid.
22
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(…) Un réconfort certain nous est venu de voir nos idées capables de se traduire en action
dans le soutien aux grévistes de mai 68 et de trouver alors un écho même auprès de gens
de notre profession.27
Et d’ajouter28 :
Mais le monde artistique, un instant troublé, est peu à peu rentré dans l’ordre. (…)
Les années 1965-1966 sont primordiales pour comprendre la naissance d’une
époque et d’un mouvement. Les remous perpétrés par l’œuvre d’Aillaud et de ses
confrères sont une ouverture à un art qui veut s’affirmer, à un courant qui veut
exprimer librement sa façon de penser. Par le biais de ses textes, l’artiste donne le
ton le plus percutant qu’il soit et, ainsi, le rythme de ses phrases, permet de faire
travailler les consciences. Cette manière de procéder, qui passe par un texte joint à
une œuvre , a été inspiré à Aillaud, par l’artiste Hélion, à qui il vouait une admiration
sans borne. Cécile Debray29 raconte que c’est sa toile, A rebours, triptyque, datant
aux environs de 1947, où figurent un autoportrait du peintre jouxté à un corps nu
d’une femme, qui aurait inspiré Gilles Aillaud. En effet, Hélion avait fait le choix d’un
texte d’accompagnement. Ce retour à la figuration et cette pratique fut alors une
sorte de révélation.
Cependant, ces écrits-là d’Aillaud étudiés semblent bien n’appartenir qu’à ce climat
social de 1965-1966. On remarque d’ailleurs, que le peintre en fait lui-même la
constatation en 1973. Toutefois, en 1968, tout va s’accélérer, une bataille est menée
où le mot d’ordre d’antan ne cesse de gronder. Plus acérée, la plume d’Aillaud, ne
cesse de se démener. Cette fois-ci on va entrer dans un autre débat : un débat
politique.
27
Idem, extrait de l’avant-dernier paragraphe, ibid.
Idem, extrait du dernier paragraphe, ibid.
29
Op.Cit. p. 8.Texte de Cécile Debray : « Donner davantage à penser, vivre ou laisser mourir ou la fin
tragique de Marcel Duchamp ». Sous-chapitre : « Le tableau est la preuve matérielle de la justesse de
l’idée ».
28