téléchargez le no 2 (hiv. 2015) - Université du Québec à Trois

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téléchargez le no 2 (hiv. 2015) - Université du Québec à Trois
P. I
Parution no.2, Hiver 2015
ISSN 2368-5875 (Imprimé)
ISSN 2368-5883 (En ligne)
Le Prométhée
P. 2
Parution no. 2
Le Prométhée
Table des matières
« Prométhée, le « Prévoyant », est un titan,
rebelle aux Olympiens, ingénieux et philanthrope. Les
humains lui doivent tout : on dit même qu’il les a créés,
en les façonnant dans la glaise. Et il leur a donné les
outils du progrès et de la civilisation. Lors du premier
sacrifice, où se décidait la répartition de l’animal entre
les hommes et les dieux, il fait deux parts : d’un côté les
bons morceaux cachés sous la peau, de l’autre les os,
enrobés d’une graisse appétissante, que Zeus choisit,
plus ou moins sciemment. Affectant alors le dépit,
Zeus priva l’humanité du feu. Mais Prométhée déroba
le feu d’Héphaïstos, ou celui du Soleil, et l’apporta aux
mortels dans une tige creuse. C’est pour contrebalancer
ce don que Zeus envoya aux hommes Pandora, la
première femme. Et il punit férocement Prométhée en
l’enchaînant sur le Caucase où un aigle venait chaque
jour lui dévorer le foie, organe qui repousse. Mais
Héraclès tua l’aigle et délivra Prométhée. Celui-ci se
réconcilia avec Zeus en lui révélant le danger qu’il
courait s’il épousait Thétis, et obtient l’immortalité par
une transaction avec le centaure Chiron qui, souffrant
d’une blesse incurable, désirait la mort. »
Esclavage et servage au Moyen Âge Semblable à Icare et Sisyphe : audace insensée
accompagnée d’une éternelle renommée.
FRONTISI-DUCROUX, Françoise. L’ABCdaire de la Mythologie, Paris, Flammarion, 2004, p.101.
par Benjamin Gagnon ................................................ 4
Pocahontas par Clothilde Crispino ................................................ 9
Les tavernes entre le xvie et le xixe siècle :
divertissements et sociabilité au rendez-vous par Gabriel Cormier ................................................. 15
Les Amérindiens et le Régime britannique
(1760-1867) par Caroline Motais et Camille Trudel ..................... 19
La toponymie autochtone au Québec
par Éric Côté ............................................................. 33
William lloyd garrison : un visionnaire radical par Julie Bérubé ........................................................ 40
Henry David Thoreau, écrivain ou philosophe ?
Par Jean-François Veilleux ....................................... 47
Tatanka Iyotake dit Sitting Bull
par Alexandra LeGendre ........................................... 55
Le vote: une affaire de pouvoir par Laurence Perreault ............................................. 61
Comparaison entre le Dadaïsme et le Surréalisme
par Gabriel Senneville .............................................. 69
L’influence de l’Église catholique sur la société québécoise
du XIXe et XXe siècle. Analyse de la pièce de théâtre
Tit-Coq (1948) par Sarah Lapré ........................................................ 74
Le Libraire (1960) de Gérard Bessette par Nicolas Lelièvre .................................................. 80
La Société du spectacle comme institution parallèle au
postmodernisme Association des Étudiant(e)s en Histoire
(A/S Secrétariat du Département d'Histoire)
par Benjamin Picard-Joly ......................................... 85
Vous souhaitez publier dans Le Prométhée ? .............. 92
Université du Québec à Trois-Rivières
C.P. 500, Trois-Rivières, Québec
Canada, G9A 5H7
ISSN 2368-5875 (Imprimé)
ISSN 2368-5883 (En ligne)
Dépôt légal - Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2015
Dépôt légal - Bibliothèque et Archives Canada, 2015
2015 © Le Prométhée
Le Prométhée est une propriété de l’Association des Étudiants en Histoire de l’Université du Québec à Trois-Rivières.
Toute reproduction est interdite sans autorisation conformément aux lois sur la propriété intellectuelle du Canada.
Parution no. 2
Le Prométhée
P. 3
Éditorial
Lecteur ! Il m’est très important de mentionner la joie et prédécesseur Jason Rivest (maintenant trésorier) qui est
l’enthousiasme qui entourent ce projet qui s’est réalisé à la hauteur de son implication et de ces efforts. C’est
et qui n’arrête pas de se peaufiner !
dans une vision large que Le Prométhée s’imbrique et
vous qui le lisez faites partie de cette vision qui tente
En mon nom, mais aussi en celui du comité de
de promouvoir l’intégrité, par l’histoire, des Sciences
rédaction de la revue, il me tarde de vous remercier de
humaines en Mauricie.
ce soutien qui rend vitale l’existence de ce médium,
véritable produit de vos efforts. Le comité tente de Il est notable de remercier nos partenaires financiers
manière proportionnelle d’exprimer ces efforts dans la sans quoi cette revue serait restée au stade de projet.
représentation de ce produit tant culturel qu’intellectuel. Nous remercions donc le Service d’aide aux étudiants
Nous pouvons tous être très fiers en temps qu’étudiants de l’UQTR (SAE), Coopsco, l’Association générale
de cette qualité mainte fois acclamée lors de la première des étudiants de l’UQTR (AGEUQTR), l’Association
parution. Le processus de parution ne peut être défini des étudiants en Histoire de l’UQTR (AEHUQTR) à
comme un processus facile, des choix ont dû être qui nous sommes désormais affiliés et finalement le
effectués. Ainsi, nous croyons en ce projet et tout est département d’Histoire de l’UQTR. Nous leur sommes
mis à votre disposition pour que l’utilité vous en soit très reconnaissants d’exprimer leurs intérêts pour Le
dûment rendue.
Prométhée.
En effet, dans un souci d’équité et de transparence,
un comité de lecture (par intérim pour la présente
parution) fut inauguré. À ce sujet, nous sommes très
heureux d’inclure Amy Cournoyer dans nos rangs à
titre de responsables au comité de lecture. De plus,
je ne peux passer à côté de l’excellent travail de mon
Le Prométhée s’inscrit ainsi dans un mouvement de
fond où la diffusion est le reflet de grands changements.
Ceux-ci sont nourris par l’atteinte d’une reconnaissance
à parfaire ; ambitions et passions communes sont les
créneaux de l’affirmation de notre importance.
Très cordialement
Benjamin Picard Joly, Rédacteur en chef
Commanditaires de cette édition
P. 4
Le Prométhée
Esclavage et servage au
Moyen Âge
par Benjamin Gagnon
La transformation de la condition servile au
Moyen Âge demeure un sujet controversé. Certains
historiens ont présenté le déclin de l’esclavage antique
comme une transition vers le servage médiéval.
Pour d’autres, il s’agit de deux formes de servitude
complètement différentes, sans liens entre elles1.
Cependant, lorsqu’il est question de délimiter et de
situer la séparation entre esclave et serf, on constate un
certain malaise chez les médiévistes. Dans l’un de ses
récents articles, Nicolas Carrier résume clairement cette
problématique qui, depuis le siècle dernier, alimente le
débat parmi les spécialistes :
La grande question est de savoir jusqu’à quand il
faut parler d’esclaves et depuis quand, de serfs.
Si l’on voit bien qu’il y a des non-libres au XIIe
siècle aussi bien qu’au VIe, on sent toutefois
qu’en sept siècles, il y a une évolution et qu’au
bout d’un moment, les non-libres qu’on rencontre
dans la documentation ne sont plus des esclaves
comme ceux de l’Antiquité, sans être libres pour
autant2.
Comment la condition servile s’est-elle
transformée de l’Antiquité tardive jusqu’à la fin du haut
Moyen Âge? Si nous ne pouvons totalement écarter
la théorie de la continuité, nous devons néanmoins
la nuancer3. L’existence d’une zone ambiguë, ou
plutôt, d’un stade intermédiaire dans l’évolution de
la servitude ainsi que la persistance de l’esclavage au
1
Jacques Brasseul et Michel Herland, « Une énigme
historique : La succession de l’esclavage antique et du servage
médiéval », Économies et Sociétés, Cahiers de l›ISMÉA, série
Histoire de la pensée économique, vol. 43, no 7-8 (2009), p. 1105.
2
Nicolas Carrier, « De l’esclavage au servage dans le
royaume de Bourgogne (VIIIe-XIIe siècle) », HAL-SHS [En
ligne], https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00973226/ (Page
consultée le 12 novembre 2014).
3
En effet, certains historiens tels que Robert Fossier et
Dominique Barthélemy remettent en question la thèse «mutationniste ». Pour eux, le servage n’est pas le prolongement de l’esclavage antique, il s’agit d’un système distinct.
P. 1
Parution no. 2
Moyen Âge montrent la complexité du phénomène. La
mutation de la condition servile est caractérisée d’une
part, par le « casement » des esclaves et, d’autre part,
par l’assujettissement progressif des paysans libres.
La présente analyse comporte trois sections: dans la
première, nous apporterons quelques précisions sur le
statut d’esclave et sur les fondements de l’institution
servile; dans la seconde partie, nous déterminerons les
facteurs du déclin de l’esclavage; la dernière section
portera sur la mutation de la servitude ainsi que sur les
différences entre l’esclavage et le servage.
1. Préambule: le statut d’esclave et les fondements de l’institution servile
Avant d’analyser l’évolution de la condition
servile dans l’Antiquité tardive et au haut Moyen Âge,
il semble pertinent de fournir quelques précisions
générales sur l’esclavage. Tout d’abord, mentionnons
que l’esclave est un dépendant qui occupe une place
particulière dans la hiérarchie sociale. Si plusieurs
historiens définissent l’esclavage en fonction du
statut de propriété, d’autres s’appuient sur des notions
juridiques. Cependant, ces définitions plutôt simplistes
ne tiennent pas compte de la variabilité culturelle de
cette pratique: le statut et le rôle de l’esclave varient
d’une société à l’autre. Selon Alain Testart, l’exclusion
constitue la principale caractéristique universelle
de l’esclavage: « Qu’il s’agisse de la parenté dans
les sociétés lignagères, de la citoyenneté dans
l’Antiquité, ou de la communauté des croyants dans
le droit islamique, l’esclave est toujours exclu d’une
dimension considérée comme fondamentale par cette
société4 ». Toutefois, l’esclave est toujours intégré à
une nouvelle structure, par exemple un latifundium
(exploitation agricole) ou un groupe spécifique tel que
la domesticité.
Ajoutons également que cette forme extrême de
servitude conduit inévitablement à une perte d’identité
et ultimement à la déshumanisation de l’individu.
Dans l’Antiquité, tout comme au Moyen âge, le servus
est un homme sans droit, il n’a aucune personnalité
juridique. Le droit romain le décrit comme une chose
(res mobilis), un objet qui appartient en totalité à son
maître. Ainsi, il ne peut ni posséder de biens ni se
4
Alain Testart, « L’esclavage comme institution »,
L’Homme, vol. 38, no 145 (1998), p. 37.
Le Prométhée
Parution no. 2
marier5. Les esclaves sont pour la plupart des captifs
de guerre réduits en servitude ou des esclaves de
naissances. Suite à l’effondrement de l’Empire romain,
les codes de lois germaniques conservèrent la notion de
servitude. En outre, on retrouve plus d’une trentaine de
lois concernant les conditions serviles dans le Bréviaire
d’Alaric6.
2. De l’Antiquité
tardive au haut
facteurs du déclin de l’esclavage
Moyen Âge:
les
P. 5
inévitablement une diminution de la population servile.
Cependant, c’est avant tout l’incapacité des maîtres
à continuer d’entretenir cette institution coûteuse qui
engendra cette transformation. En effet,
avec
l’écroulement du marché, l’esclavage n’était plus
rentable pour les grands propriétaires terriens qui
devaient continuellement investir afin de pourvoir aux
besoins d’une main-d’œuvre servile peu efficace et peu
productive9.
Alors que l’esclavage subsista dans le monde
musulman, cette pratique disparu presque entièrement
de l’Occident au Moyen Âge. Comment expliquer le
recul du système esclavagiste? De l’interprétation
économique de Marc Bloch jusqu’à l’explication
à caractère social de Pierre Dockès, les thèses des
historiens se contredisent à ce sujet7. Dans les faits,
l’extinction de l’institution servile est un long processus
qui s’étale sur plusieurs siècles. Il est donc nécessaire,
afin de comprendre ce phénomène, de tenir compte
d’une multitude de facteurs tels que le morcellement
des domaines agricoles, la conjoncture économique de
l’époque et la diffusion du christianisme.
Parallèlement, l’institution esclavagiste devenait
inapplicable sans un État puissant capable de mater
les révoltes de plus en plus fréquentes à cette époque.
Comme le mentionne Pierre Bonnassie: « [l’autorité des
maîtres] a impérieusement besoin d’être soutenue par
un appareil de répression efficace et cohérent.10 » Ainsi,
le système de la tenure devait également permettre
de réduire les risques d’insurrections, notamment en
améliorant la situation des esclaves11. Par ailleurs, si
l’affranchissement des esclaves ressemble au premier
abord à une étape vers la liberté, ceux-ci demeurent en
réalité grandement tributaires de leurs anciens maîtres.
En effet, comme le mentionne Testart, l’affranchi
n’acquiert pas pour autant la citoyenneté pleine et
Vers la fin de l’Antiquité, l’affaiblissement entière puisque son statut est marqué par certaines
de l’Empire romain, l’instabilité économique et incapacités12. Par conséquent, il n’appartient ni à la
l’écroulement du marché incitèrent les grands catégorie des paysans libres, ni à celle des esclaves, il
propriétaires à diviser leurs vastes domaines en petites devient une sorte de client.
exploitations agricoles. Progressivement, ces terres
furent confiées aux esclaves, qui en échange de leur
Les grands propriétaires disposaient désormais
affranchissement ou d’une plus grande autonomie, d’une main-d’œuvre plus efficace et moins coûteuse:
s’engagèrent à exploiter le sol. Comme l’explique Marc les « nouveaux tenanciers » avaient avantage à accroitre
Bloch, ce système n’était pas complètement inédit: « Il leur production d’abord pour payer les redevances,
se rencontrait, notamment, depuis longtemps sur les mais aussi afin d’assurer leurs propres survies et celles
moyennes propriétés dont les possesseurs ne pouvaient de leurs enfants13. En affranchissant leurs esclaves et en
guère courir le risque de trop [grandes] entreprises. les « casant » sur de petites exploitations autonomes,
[En revanche], sa généralisation était un fait nouveau8». les maîtres se déchargeaient des frais d’entretien tout
L’augmentation du nombre d’affranchissements suggère en permettant la formation de nouvelles familles,
assurant ainsi le renouvellement de la main-d’œuvre.
5
Au sujet de l’esclavage antique, voir Christian DelacaD’ailleurs, il existe une tendance dans l’historiographie
mpagne, Histoire de l’esclavage : de l’antiquité à nos jours, Partraditionnelle qui consiste à expliquer le déclin de
is, Librairie générale française, 2002, p. 73-74.
l’esclavage par des facteurs démographiques et
6
Didier Bondue dans Michel Rouche et Bruno Dumézil,
dir., Le Bréviaire d’Alaric, Aux origines du Code civil, Paris,
militaires. La pax romana et la fin des conquêtes
Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2008, p. 92.
auraient entrainé une raréfaction du nombre d’esclaves
7
Pierre Bonnassie, « Survie et extinction du régime
esclavagiste dans l’Occident du haut moyen âge (IVe-XIe s.)
», Cahiers de civilisation médiévale, 28e année, no 112 (octobre-décembre 1985), p. 314.
8
Marc Bloch, « Comment et pourquoi finit l’esclavage
antique », Annales ESC, vol. 2, no 1 (1947), p. 33.
9
10
11
12
13
Brasseul et Herland, loc. cit., p. 116.
Bonnassie, loc. cit., p. 314.
Brasseul et Herland, loc. cit., p. 1112.
Testart, loc. cit., p. 54.
Bloch, loc. cit., p. 34.
P. 6
Le Prométhée
Parution no. 2
ainsi qu’une augmentation de leur coût sur le marché.
Dans ce contexte, le morcellement des terres et
l’établissement des esclaves devenaient d’autant plus
profitables pour les grands propriétaires terriens de
l’Antiquité14. Malgré les limites de cet argument, il est
fort probable que ce phénomène favorisa, à court terme,
la transition vers le système de la tenure.
En somme, le déclin du régime esclavagiste
résulte d’une multitude de facteurs économiques,
sociaux et religieux. Affaiblie par les mutations du
monde agricole, l’institution servile était condamnée à
s’éteindre d’elle-même. Certes, le système de la tenure
ne remplacera pas complètement l’esclavage, mais il
favorisa son déclin à long terme. Ainsi, l’établissement
des fermiers-tenanciers se manifeste comme une étape
De plus, il va sans dire que la diffusion du intermédiaire (ou plutôt comme une zone ambiguë)
christianisme contribua au déclin de l’esclavage en entre l’esclavage et le servage.
Occident. En effet, malgré la position ambivalente
de l’Église à l’égard de cette pratique, la plupart des 3. Mutation de la condition servile: esclavage et
historiens admettent que la religion joua un rôle servage
important dans l’affranchissement des esclaves. Comme
Malgré la persistance de l’esclavage au Moyen
l’explique Duby, l’idéologie chrétienne, affirmant Âge, les premiers royaumes germaniques ne peuvent
l’égalité des hommes devant Dieu, venait remettre en être considérés comme des sociétés esclavagistes;
question la légitimité de l’institution servile :
ce sont plutôt des sociétés avec esclaves, c’est à dire
des collectivités dans lesquelles l’esclavage constitue
La religion nouvelle proposait en effet comme
un système de travail parmi tant d’autres. D’ailleurs,
un acte de piété l’affranchissement des esclaves;
les documents juridiques du haut Moyen Âge révèlent
elle proclamait – et c’est là que réside sans doute
l’existence de plusieurs formes de servitude plus ou
l’essentiel de son intervention – que tous les êtres
moins ambiguës: le système des fermiers-tenanciers est
humains ont une âme et sont égaux devant Dieu,
un premier exemple, mais il sera lentement substitué par
qu’ils sont par conséquent soumis aux mêmes
le servage. Dans le monde rural, la barrière qui séparait
règles morales; elle fit ainsi peu à peu admettre
le « libre » du « non-libre » s’effrite graduellement17.
que les esclaves étaient eux aussi des personnes
Comme le souligne Geary, il est pratiquement
et reconnaître, modification capitale, qu’ils
impossible de distinguer le servus (esclave) du colonus
détenaient certains droits, notamment des droits
(fermier) vers la fin de l’Antiquité18. Globalement, on
15
familiaux .
constate que la condition du premier s’est améliorée
alors que celle du second s’est détériorée.
En outre, la diffusion du christianisme dans les
différentes régions de l’Europe entravait les mécanismes
D’ailleurs, les grands propriétaires terriens
de la traite. En effet, l’interdiction de réduire des mettront tout en œuvre pour réduire la mobilité des
chrétiens en esclavage obligeait à aller beaucoup plus paysans et les fixer à leur terre de façon permanente19.
loin pour capturer des esclaves16.
Si on retrouve des paysans libres qui possèdent une terre
(les futurs alleutiers) dans la plupart des royaumes, la
majorité de ceux-ci tomberont progressivement sous
14
Cependant, cette interprétation ne saurait justifier à
elle seule le déclin de l’institution servile. Comme l’explique
la sujétion des grands propriétaires au Moyen Âge.
Marc Bloch, les migrations des peuples germaniques ainsi que la
De plus, de nombreux travailleurs libres décideront de
reprise des guerres ont engendré une recrudescence de la traite
se placer sous la protection des seigneurs. Ce double
esclavagiste. De plus, la conjoncture économique incite les plus
mouvement, caractérisée à la fois par le « casement »
démunis à rentrer en esclavage pour survivre. À ce sujet, voir
des esclaves et par l’asservissement des paysans libres
Bonnassie, loc. cit., p. 308.
15
Georges Duby, « Servage », Encyclopædia Universalis
mènera à l’apparition d’un nouveau groupe entre le
[En ligne], http://www.universalis.fr/encyclopedie/servage (Page
consultée le 9 novembre 2014).
20. Duby, « Servage », Encyclopædia Universalis [En
ligne], http://www.universalis.fr/encyclopedie/servage (Page consultée le 9 novembre 2014).
16
Bonnassie, loc. cit., p. 308.
17
Carrier, « De l’esclavage au servage dans le royaume
de Bourgogne (VIIIe-XIIe siècle) », HAL-SHS [En ligne], https://
halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00973226
18
Geary, Naissance de la France : le monde mérovingien,
Paris, Flammarion, 2011, p. 52.
19
Delacampagne, op. cit., p. 84.
Parution no. 2
Le Prométhée
P. 7
VIIIe et le IXe siècle: les serfs. Comme l’explique Duby, petit capital23. En outre, le serf est avant tout un paysan,
le servage deviendra de plus en plus généralisé dans les il appartient à une communauté. Sa condition particulière n’aboutit pas à une perte d’identité ou à une déshucampagnes au Moyen Âge central:
manisation, on le considère comme une personne. Son
Tandis que s’estompait, avec l’affaissement des
statut est certes marqué par certaines incapacités, mais
institutions publiques [...], l’antique opposition
il n’est aucunement considéré comme un étranger ou un
entre liberté et servitude, le groupe des serfs,
exclu, dans la mesure où progressivement la catégorie
dont les contours devenaient plus flous, se
des serfs tend à englober une grande partie de la paygonflait d’un apport considérable; il tendit
sannerie au Moyen Âge. La notion de réciprocité nous
au cours des XIe et XIIe siècles à englober et à
permet également de différencier l’esclavage et le serconfondre avec les descendants d’esclaves des
vage: le propriétaire concède une terre et en échange,
hommes et des femmes d’ascendance libre qui se
le serf lui donne une partie de sa production et paie des
trouvaient enserrés, à l’égard d’un patron, dans
redevances. La protection du seigneur est aussi un asune dépendance de nature analogue20.
pect important de la transformation du lien de dépenCependant, l’esclavage et le servage sont, dance. Cette caractéristique est particulièrement visible
eux-mêmes
malgré leurs liens, deux systèmes totalement différents. dans le cas des hommes libres qui décident
24
Rappelons que les deux principales caractéristiques d’entrer en servage en période de crise . En résumé,
spécifiques qui nous permettent de distinguer le servage ne résulte pas d’un assouplissement de
l’esclavage de toutes les autres formes de servitudes l’esclavage; il est plutôt le résultat d’une lente mutation
sont l’exclusion et la perte d’identité. Au Moyen Âge, de la condition servile, amorcé par le « casement » des
tout comme dans l’Antiquité, l’esclave est un individu esclaves et l’assujettissement des paysans libres dans le
dépendant dépourvu de personnalité juridique. Son monde rural.
statut est comparable à celui d’un objet ou d’un bien
mobilier; il appartient pleinement à son maître21. Ce
dernier possède un droit quasi illimité sur le travail de
son esclave, l’asservi n’est rien de plus qu’un outil de
production. C’est le maître qui détermine la condition
de l’esclave, il peut lui faire jouer le rôle de son choix.
Bien que les statuts varient en fonction des sociétés
et des régions, Brasseul affirme que la principale
distinction entre l’esclavage et le servage réside dans le
lien de dépendance:
les différences entre esclave et serf peuvent se
résumer au fait de posséder une personne dans le
premier cas, ou d’avoir un pouvoir sur elle dans
le second, d’exercer un droit de propriété
direct dans le premier, indirect, passant par la
terre, dans le second22 .
En conclusion, l’analyse des interprétations
historiques nous incite à écarter toute théorie qui tenterait
d’expliquer le passage de l’esclavage au servage par un
phénomène unique. Vers la fin de l’Antiquité, les grands
propriétaires terriens en vinrent, pour diverses raisons, à
diviser leurs domaines en petites exploitations agricoles
autonomes. Parce que l’entretien d’une main-d’œuvre
servile coûte cher, mais aussi parce que cette pratique
devenait de plus en plus risquée avec la décentralisation
du pouvoir, les maîtres délaissèrent progressivement
l’esclavage pour le système de la tenure.
En plus de lui permettre de bénéficier d’une
réserve permanente de main-d’œuvre, l’établissement
des esclaves sur les « manses » débarrassait le maître
de plusieurs responsabilités dont celle de nourrir
l’asservi et ses enfants. Ce phénomène, favorisant
Contrairement à l’esclave, le serf a des droits l’affranchissement des esclaves, engendra une véritable
familiaux et dispose d’une plus grande autonomie éco- mutation du lien de dépendance. En effet, le fermiernomique. En effet, il peut organiser son temps et sa tenancier, même s’il est toujours dépendant du maître,
production, vendre les surplus au marché et amasser un n’est plus un esclave: celui-ci à des droits, peut fonder
une famille, élever ses enfants et jouit d’une certaine
20
Duby, « Servage », Encyclopædia Universalis [En
ligne],
http://www.universalis.fr/encyclopedie/servage
(Page consultée le 9 novembre 2014)
21
Delacampagne, op. cit., p. 73.
22
Brasseul et Herland, loc. cit., p. 1093.
23
Duby, « Servage », Encyclopædia Universalis [En
ligne], http://www.universalis.fr/encyclopedie/servage (Page consultée le 9 novembre 2014).
24
Brasseul et Herland, loc. cit., p. 1092.
Le Prométhée
P. 8
indépendance économique. Ce système sera lentement
substitué par le servage vers la fin du haut Moyen
Âge. Parallèlement, dans le monde rural, les paysans
deviendront de plus en plus dépendants des grands
propriétaires.
Cependant, si le servage se manifeste
indéniablement comme une forme de servitude, il se
distingue fondamentalement de l’esclavage. Ainsi,
contrairement à ce qu’affirmaient certains historiens,
l’esclave de l’Antiquité tardive n’est pas directement
devenu un serf au Moyen Âge puisque les deux systèmes
ont longtemps coexisté. La transformation de la
condition servile entre le Ve et le XIIe siècle, caractérisée
par le « casement » des esclaves, l’asservissement des
paysans libres et l’apparition de nouvelles formes de
dépendances, marque la fin du régime esclavagiste et la
naissance du servage25.
Bibliographie
BLOCH, Marc. « Comment et pourquoi finit l’esclavage antique ».
Annales ESC, vol. 2, no 1 (1947) : 30-44.
BONNASSIE, Pierre. « Survie et extinction du régime esclavagiste dans l’Occident du haut moyen âge (IVe-XIe s.) ».
Cahiers de civilisation médiévale, 28e année, no 112 (octobre-décembre 1985) : 307-343.
BRASSEUL, Jacques et Michel Herland. « Une énigme historique : La succession de l’esclavage antique et du servage
médiéval ». Économies et Sociétés, Cahiers de l’ISMÉA,
série Histoire de la pensée économique, vol. 43, no 7-8
(2009) : 1089-1116.
CARRIER, Nicolas. « De l’esclavage au servage dans le royaume
de Bourgogne (VIIIe-XIIe siècle) ». HAL-SHS [En ligne].
https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00973226/
(Page consultée le 12 novembre 2014)
DELACAMPAGNE, Christian. Histoire de l’esclavage : de l’antiquité à nos jours. Paris, Librairie générale française,
2002, 319 p.
DUBY, Georges. « Servage ». Encyclopædia Universalis [En
ligne].http://www.universalis.fr/encyclopedie/servage
(Page consultée le 9 novembre 2014)
GEARY, Patrick J. Naissance de la France : le monde mérovingien. Paris, Flammarion, 2011, 292 p.
ROUCHE, Michel et Bruno Dumézil, dir. Le Bréviaire d’Alaric.
Aux origines du Code civil. Paris, Presses de l’université
Paris-Sorbonne, 2008, 371 p.
25
Bonnassie, loc. cit., p. 343.
Parution no. 2
Parution no. 2
Le Prométhée
Pocahontas
par Clothilde Crispino
Introduction
La légende de Pocahontas n’aurait probablement
pas eu une telle importance sans le légendaire sauvetage
de John Smith au début du XVIIe siècle. En effet, au fil
des époques, son histoire avec cet aventurier anglais a
inspiré de nombreux artistes et écrivains qui ont plus
ou moins enjolivé les faits pour les rendre attrayants
et romantiques. Cependant, il ne faut pas oublier son
mariage avec le cultivateur John Rolfe qui marque une
alliance entre Amérindiens et Anglais, ou encore son
effet pacificateur sur les peuples qu’elle a côtoyé.
Aussi, elle n’est pas l’unique intermédiaire entre
les deux mondes, mais l’histoire de cette princesse a
eu une plus grande importance par ce qu’elle a réalisé
de son vivant aussi bien par l’influence qu’elle a eue
sur les gens après sa mort et ce que l’on a fait de son
histoire. Par ailleurs, le manque d’informations dû à la
culture orale des peuples algonquins et la subjectivité
des contemporains ayant écrit à son sujet rend difficile
la différenciation entre le mythe et la réalité de la vie de
Pocahontas.
En effet, comment croire un récit plutôt
qu’un autre, et comment l’histoire a-t-elle modifié ce
que l’on a retenu de cette jeune femme, symbole de
l’occidentalisation des Amérindiens par les colons
britanniques?
Cette étude a pour objectif de différencier
la vérité du mythe en établissant une biographie la
plus proche possible de la réalité de cette princesse
algonquine, comme ce que cette dernière a apporté aux
peuples indiens et américains. Ainsi, nous essayerons
de distinguer le vrai du faux en expliquant les erreurs
faites au cours du temps. Pour cela, nous verrons dans
un premier temps les histoires de Pocahontas et des
principales personnes l’ayant côtoyé, puis nous verrons
les nombreux mythes qui découlent de la rencontre
des deux mondes à travers Pocahontas en tachant de
comprendre pourquoi cette princesse a tant inspiré.
P. 9
I-Biographie de Pocahontas
Matoaka, mieux connue sous le nom de
Pocahontas, était la fille la plus « chère et bien aimée1 »
du chef algonquin Wahunsonacock2, chef de la tribu
Powhatan dont il a pris le nom. Sa première rencontre
avec l’« Ancien Monde » a eu lieu en 1607 lorsque les
premiers colons anglais ont fondé Jamestown. Matoaka
serait née aux alentours de 1595 à Werowocomoco, fille
de Wahunsonacock et Pocahontas, première femme
du chef. Matoaka est décrite comme la fille préférée
de Wahunsonacock, à tel point que certains historiens
s’accordent à dire que la seule grande histoire d’amour
ayant compté dans sa vie est celle qu’elle partageait
avec son père3. Cette princesse amérindienne a eu trois
noms différents au cours de sa vie: Matoaka, son nom
de naissance, Pocahontas son surnom et nom d’adulte,
et Rebecca, nom qu’elle prit après sa conversion à
Jamestown en 1614.
1-Rencontre avec le « Nouveau Monde »
On ne pourrait faire de biographie de la « petite
Pocahontas 4» sans mentionner le nom de John Smith.
En effet, cet homme a contribué à construire la légende.
Arrivé à l’été 1607, il serait parti en expédition avec
quelques-uns de ses hommes en décembre de la
même année et aurait été fait prisonnier par le frère
de Wahusonacock. Emmené à Werowocomoco, le
chef Powhatan l’aurait vu comme un allié potentiel
contre les Espagnols « sons of the devil5 ». C’est la
raison pour laquelle il lui aurait proposé d’intégrer les
Anglais dans son empire et offert à Smith de devenir
chef de son peuple. En échange de la protection des
tribus de Wahunsonacock en cas d’attaque espagnole,
les Anglais se voyaient consacrer des terres fertiles
et l’autorisation de rester autant de temps qu’ils le
souhaitaient sur ce nouveau territoire. En raison de cet
intérêt tout particulier pour ces colons, la vie de Smith
1
« Pocahontas », dans Historic Jamestown [en ligne],
http://apva.org/rediscovery/page.php?page_id=26 (page consultée
le 12 mars 2013).
2
Bertrand Van Ruymbeke, « Pocahontas, femme immortelle », dans Audrey Bonnet, Pocahontas, princesse des deux
mondes, Cahors, Les Perséides, 2006, préface.
3
Custalow Linwood, « Pocahontas : A Favorite Child »,
dans True Story of Pocahontas : The Other Side of History, Fulcrum Publishing, 2007, p. 5.
4
Ibid., p. 7.
5
Ibid., p. 15.
P. 10
Le Prométhée
n’aurait donc jamais été en danger6, contrairement à ce
que la légende raconte. D’autre part, rien n’indique que
Pocahontas aurait pu être au courant de la capture de
Smith, ou l’aurait rencontré avant son « procès ».
L’alliance entre ces deux peuples aurait été
sellée par une cérémonie religieuse durant laquelle
l’aventurier anglais devint werowance, c’est-à-dire
nouveau membre de la tribu, tout comme tous les
Britanniques de Jamestown. Dans la culture algonquine,
les cérémonies religieuses étaient uniquement réservées
aux Quiakros (prêtres) ainsi qu’à l’empereur (manière
dont les Anglais nommaient Wahunsonacock). De ce
fait, les femmes et les enfants n’étaient pas autorisés à
y assister7. Il est donc très peu probable que Matoaka
ait pu intervenir d’une quelconque façon sur la vie de
Smith à ce moment. Ainsi lié avec les Powhatan par une
alliance sacrée, Smith a rejoint Jamestown après quatre
jours passés parmi les Amérindiens. Pour montrer
son respect et sa confiance au nouveau werowance,
Wahunsonacock a autorisé sa fille Matoaka à prendre
le rôle d’intermédiaire entre ces deux tribus et apporter
des cadeaux et de la nourriture aux colons. C’est ainsi
que la fillette a commencé à nouer des liens avec la
culture britannique dès 16088.
Parution no. 2
après une blessure par balle, Smith est reconduit en
Angleterre à la fin de l’année 1609. Plusieurs versions
existent sur les raisons du déclin des relations entre
Jamestown et Werowocomoco: certains disent que les
Anglais, jaloux de l’amour porté à Smith auraient voulu
plus de pouvoir10, d’autres que Wahunsonacock ne leur
faisait plus confiance et refusait donc de continuer à
leur apporter de la nourriture. Ce dont nous sommes
sûrs, c’est qu’à partir de cet événement, Jamestown a
connu une période de famine11, et les relations s’étant
beaucoup dégradées, les voyages jusqu’à cette colonie
n’étaient plus sécuritaires. Par conséquent, Matoaka
n’a plus eu le droit de rendre visite aux colons.
2-Huskanasquaw
En 1609, Matoaka avait entre 12 et 14 ans.
Dans la culture algonquine, c’est à cette période que les
jeunes hommes et femmes passaient de l’enfance à l’âge
adulte. C’était le huskanasquaw12. En effet, les enfants
amérindiens se différenciaient des adultes par leur tenue
et leur comportement. Les quiakros organisaient donc
une fois par année une grande cérémonie durant laquelle
les adolescents devenaient officiellement adultes.
De ce fait, ils changeaient de tenue vestimentaire, de
comportement, pouvaient travailler au même titre que
leurs parents et prendre un nouveau nom. Aussi, à la
Cependant, comme tous les enfants, Matoaka suite de cette cérémonie avait lieu le powwow, grande
était toujours très surveillée, et d’autant plus parce fête durant laquelle chaque nouvel adulte choisissait un
qu’elle était la fille préférée de Wahunsonacock. Ainsi époux ou une épouse.
elle était, pour tous ces voyages à Jamestown, entourée
par des quiakros et des gardes du corps. La « petite Durant son huskanasquaw, Matoak prend donc
Pocahontas » a très vite appris l’anglais et était très le nom de sa défunte mère, qui est aussi son surnom
appréciée des colons, ce qui facilitait grandement les depuis toujours: Pocahontas. Bien qu’elle fût la fille
échanges. De par sa compréhension rapide de l’anglais du chef, son passage d’enfant à adulte a été discret en
et sa bonne entente avec les colons, elle devient une raison de rumeurs prédisant que les Anglais voulaient
interprète et intermédiaire régulière entre deux peuples enlever Pocahontas13. Choisie par Kocoum, un guerrier
que tout opposait. Matoaka est donc devenu un symbole respecté chargé de la protection du village, lors du
de paix, et était mise en avant des adultes lors de chaque powwow, Pocahontas accepte de l’épouser. Leur
visite officielle9.
mariage est donc célébré au sein de la communauté
en 1610 et de cette union est né un enfant. Pocahontas
Les relations entre les Anglais et les Algonquins reste mariée à Kocoum pendant trois ans, jusqu’à son
étaient donc bonnes, du moins jusqu’en 1609. En effet, enlèvement par les Anglais en 1613.
6
Ibid., p. 18.
7
Ibid., p. 19.
8
Shifflett Crandall, « Pocahontas (c. 1595-1617) », dans
Virtual Jamestown [en ligne], http://www.virtualjamestown.org/
Pocahontas.html, (page consultée le 08 février 2013).
9
Linwood, op. cit., p. 26.
10
11
12
13
Ibid., p. 40.
Bonnet, op. cit., p. 66-67.
Linwood, op. cit., p. 41-43.
Ibid., p.42.
Parution no. 2
Le Prométhée
3-Vie à Jamestown et voyage en Angleterre
En 1613, les colons britanniques ont enlevé
Pocahontas et ont demandé une rançon ainsi que la
libération de prisonniers anglais en échange de la jeune
femme. Les Powhatan n’auraient pas accepté toutes les
conditions, et Pocahontas est donc restée prisonnière.
Cependant, rien n’indique qu’elle ait été maltraitée ou
malheureuse à Jamestown.
C’est durant sa captivité qu’elle a rencontré le
cultivateur de tabac John Rolfe. Il est tombé amoureux
d’elle et a demandé la permission au gouverneur de
pouvoir l’épouser. Ce dernier a accepté. Afin de
pouvoir épouser Rolfe, Pocahontas s’est convertie au
christianisme en 1614 et a pris le nom de Rebecca14.
Elle s’est donc mariée, pour une deuxième fois, cette
même année. Ce mariage était également vu comme
une alliance politique ayant pour but d’apporter la
paix entre les deux peuples. D’ailleurs, une paix
a régné entre les Powhatan et les Anglais depuis
l’enlèvement de Pocahontas en 1613 jusqu’à la mort
de Wahunsonacock en 161815.
De cette union avec l’Anglais est né un enfant
en 1615, Thomas Rolfe. En 1616, Pocahontas et sa
famille ont été conviés en Angleterre afin de rencontrer
le roi et la reine, et ainsi faire la promotion du
« Nouveau Monde ». Elle est rapidement devenue le
symbole du « bon sauvage », et du succès des Anglais
aux Amériques. La jeune femme est tombée malade en
mars 1617, peu de temps avant son retour prévu aux
Amériques. Atteinte d’une pneumonie, elle décède
le 21 mars de cette même année. Elle est enterrée à
l’église St George à Gravesend au Royaume-Uni.
Pocahontas a donc eu une grande importance
dans la rencontre des deux mondes et, tout au long
de sa vie, a été partagée entre eux. Née Indienne, une
partie de sa vie a été consacrée à son peuple. L’autre
concerne sa transformation en une « bonne sauvage »,
une femme du monde qui a eu une place à la cour royale
d’Angleterre. Décédée en Angleterre et enterrée au
même endroit, cette femme a un impact considérable
aussi bien sur son peuple que sur les Anglais et incarne
un symbole de paix durant le XVIIe siècle.
14
15
Crandall, op. cit.
Ibid.
P. 11
II-Pocahontas,
tions
de nombreux mythes et interpréta-
L’histoire de Pocahontas remplit l’imaginaire
de nombreux artistes depuis des siècles. En effet,
parfaite incarnation de la sauvage prête à tout pour
sauver un colon, fondateur de ce qui sera les ÉtatsUnis, Pocahontas n’est pas non plus un personnage
historique, mais bien un mythe qui prend toute son
importance dans le succès des Anglais aux Amériques.
En effet, que serait devenu Jamestown si John Smith
avait été tué par les Powhatan en hiver 1607? Et est-ce
que les Anglais auraient pu s’installer de cette manière
si elle n’avait pas eu un rôle de pacificatrice entre les
Indiens et les Anglais? Cette jeune femme a donc un
des rôles principaux dans la construction de l’Amérique
du Nord par les Anglais. Le mythe rend ses actions plus
spectaculaires encore et surpasse parfois la réalité.
1-Célèbre sauveur et amante de John Smith
Le récit du sauvetage de Smith par la jeune
Pocahontas, âgée à l’époque de 10 ou 11 ans est apparu
en 1624, soit plus de 15 ans après les faits, et plusieurs
années après la mort de la principale intéressée. Ainsi,
Smith relate dans The Rescue qu’après avoir été
emmené à Werowocomoco, la tribu aurait festoyé en son
honneur durant un long moment. Ensuite, l’aventurier
aurait été agenouillé de force et eu la tête posée sur une
pierre, prête à se faire écraser par une autre. C’est à
ce moment qu’entre en scène la jeune Pocahontas: elle
se serait précipité sur l’homme et, le protégeant de ses
bras, lui aurait évité le coup fatal. Powhatan, par amour
pour sa fille et par bonté d’âme aurait laissé la vie sauve
à John Smith, qui a donc pu permettre la survie de
Jamestown16.
Pendant longtemps personne n’a remis en
question la véracité des faits relatés par Smith dans The
Rescue. Par ailleurs, la réalité des évènements importait
peu: Pocahontas faisait partie d’un mythe selon lequel
elle aurait sauvé les Indiens de l’hérésie et de la
sauvagerie en se convertissant et en devenant anglaise.
Grâce au récit de Smith, elle ne sauve pas uniquement
les Indiens, mais aussi tous les colons anglais d’une
mort certaine durant l’hiver 1607. Par ce geste, Smith
deviendra l’amant de Pocahontas dans l’imaginaire de
l’histoire et aura plus d’importance que son véritable
16
Bonnet, op. cit., p. 60.
P. 12
Le Prométhée
Parution no. 2
mari John Rolfe, ou encore que Kocoum qui n’a qu’une coutumes anglaises. De plus, elle a sauvé l’Amérique
infime place dans la vie de Pocahontas vue par les naissante en faisant office de pacificatrice entre les
Anglais.
peuples. Par ailleurs, la légende du sauvetage de Smith
prend une grande importance, car elle reflète quelque
2-Pocahontas, une protectrice secrète?
chose de très en vogue au XVIIe siècle: la sexualité
Pocahontas est décrite comme « l’ange gardien » convenable mythique des femmes indiennes20.
qui aurait contribué à la survie des Anglais en Virginie
en leur apportant des vivres en secret. Cependant encore III-Pourquoi elle?
une fois le mythe vient devancer la réalité. En effet, au moment des faits, Pocahontas n’était qu’une enfant. En Pocahontas n’est pas la seule à représenter
conséquence, elle était très surveillée et protégée par le mélange des cultures. En effet, à la même époque
les quiakros et certains guerriers. Elle n’aurait donc apparaît un jeune homme qui, tout comme elle,
pas pu s’échapper de son village pour rejoindre Smith représente un symbole de paix entre les deux peuples:
à Jamestown. De plus, Werowocomoco était loin de Thomas Savage (ou Salvage). Il faut donc se demander
la colonie anglaise, ce qui rendait presque impossible pourquoi cette jeune femme a eu une telle importance,
pour une enfant seule de faire le voyage17. Cependant, et pourquoi de tels mythes découlent de son histoire
les gardes du corps de la jeune fille étaient souvent alors que d’autres sont passés inaperçus.
camouflés et cachés, ce qui peut expliquer pourquoi
les Anglais ont pu penser que la jeune fille leur rendait 1-Thomas Savage
visite seule, et peut-être en cachette.
Thomas Savage était un jeune anglais envoyé
dans le « Nouveau Monde » pour travailler. Il a
Matoaka est vue comme une « mère protectrice » étrangement un destin proche de celui Pocahontas. En
parce qu’elle était amicale envers les Anglais. En effet, effet, né à la même époque, il a vite appris la langue
selon la culture algonquine, tout inconnu n’est qu’un de ses hôtes et est mort jeune à l’extérieur de son
ami que l’on n’a pas encore rencontré (« just friends pays d’origine. On ne sait pratiquement rien de sa vie
she had not met yet18 »). Pocahontas a donc contribué avant son départ en Angleterre, mis à part qu’il serait
à la protection de Jamestown, mais avec l’accord de né à Cheshire en 159421. Savage est arrivé en 1608 à
son père uniquement, et toujours protégée. Toutefois, Jamestown. Il n’avait pas de famille connue, mais s’est
dans la légende anglaise, il était probablement plus lié fortement avec le capitaine Christopher Newport,
séduisant de transformer cette enfant en une jeune qu’il considérait comme un père spirituel. Il aurait été
femme indépendante et fascinée par le « Nouveau échangé la même année par Newport contre un fidèle
Monde », au point de passer outre les ordres de sa tribu serviteur de Wahunsonacock en gage de paix et aurait
pour s’imprégner d’une tout autre culture que la sienne. été adopté de bonne foi par le chef des Powhatan.
Le mythe du bon sauvage vient légitimer l’installation C’est à partir de ce moment qu’il aurait rapidement
plutôt violente des Anglais en Amérique19.
appris l’algonquin, et aurait été envoyé régulièrement
à Jamestown en guise d’interprète22.
Ainsi, Pocahontas est donc un symbole pour
l’Angleterre, c’est une « princesse indienne » qui a Cependant, lorsque les relations entre les
sauvé son peuple en se convertissant et en prenant les Powhatan et les Anglais se sont détériorées, les
17
Linwwod, op. cit., p. 24.
18
Ibid., p. 27.
19
Bernard Vincent, « Pocahontas, ou le revers mythique
de la médaille », dans Observatoire réunionnais des arts, des civilisations et des littératures dans leur environnement [en ligne],
http:// laboratoires.univ-reunion.fr/oracle/documents/378.html
(page consultée le 03 mars 2013).
20. Katherine M.B. Osburn, « Native American Woman Across
Time », Journal of American Ethnic History, hiver/ printemps
2006.
Amérindiens ne lui auraient plus fait confiance et il
aurait été renvoyé en 1610 à Jamestown, où il serait
20
Katherine M.B. Osburn, « Native American Woman Across Time », Journal of American Ethnic History, hiver/printemps 2006.
21
Christopher Clausen, « Between Two Worlds : The
familiar Story of Pocahontas was Mirrored by that of a Young
Englishman given as a Hostage to her Father », American Scholar, Vol. 76, No 3, Été 2007.
22
Ibid.
Parution no. 2
Le Prométhée
resté jusqu’à sa mort en 1633. Savage était donc présent
lors du kidnapping de Pocahontas et son mariage avec
Rolfe en 1614. Cette même année, il aurait fait partie
d’une expédition à Werowocomoco, où il aurait été
accueilli comme un fils par Wahunsonacock (« still
my child »). Savage aura participé aux traités de
négociation entre les deux peuples tout au long de sa
vie et est resté proche de la culture algonquine malgré
ses nombreux changements de camps23.
Au final, Thomas Savage a donc eu une
certaine importance dans l’histoire de l’Amérique.
Contemporain de Pocahontas, il l’a connue et a
probablement traité avec elle. Cependant, il n’est que
peu connu et ses actions n’ont pas trouvé d’écho dans
la légende américaine, ou très peu.
P. 13
Thomas Savage incarne l’adoption de mœurs
considérées à l’époque comme « sauvages » alors
que Pocahontas représente tout ce que la cour voulait,
c’est-à-dire des Indiens obéissants et capables de
s’occidentaliser, d’abandonner une partie de leur
culture pour une plus estimée. Pocahontas prend son
importance dans toutes les choses qu’elle a réalisées et
qui lui sont arrivées. Elle n’aurait pas eu le même impact
sans l’épisode avec John Smith, ou son mariage avec
John Rolfe, ou encore si elle ne s’était pas convertie au
christianisme.
Conclusion
L’histoire de Pocahontas est donc complexe.
Algonquine de naissance, et malgré l’amour qu’elle
portait à son père et son peuple, elle se convertit au
christianisme et épouse un Anglais. Peu importe à
quelle culture elle appartenait, elle avait un mari et
un enfant, et n’a jamais oublié ses origines. Cette
jeune femme représente tout ce que les Britanniques
recherchaient chez un Autochtone, ce qui a contribué à
faire sa célébrité à l’époque.
2-Question économique
Le mariage de Pocahontas avec John Rolfe
faisait partie d’une alliance entre les Amérindiens et les
Anglais et a contribué à la légende de la jeune femme en
Angleterre. En effet, cette union multiculturelle venait
légitimer les actions anglaises en Amérique, mais plus
que cela: elle rendait attirant un continent jusque-là vu
Cependant, la légende est tout aussi importante,
comme hostile.
voire davantage, en raison de ce que l’on retient
L’installation des Anglais en Amérique était aujourd’hui de cette princesse. En effet, tout le monde
également une question économique: il fallait que connait le récit qu’en a fait Walt Disney dans lequel
cela soit rentable, et donc que les gens aient envie de elle est une jeune femme amante du bel aventurier
s’y installer. Le mariage de Rolfe avec Pocahontas a John Smith. Tout au long de l’histoire, les artistes ont
permis de donner cette envie à certaines personnes. En contribué à la construction du mythe amérindien de
effet, l’exotisme apporté par la jeune femme, et l’idée cette femme, et la scène du sauvetage de John Smith en
que les « sauvages » peuvent également se civiliser, témoigne largement. Pendant des siècles, personne n’a
donc qu’ils ne sont pas une menace, était séduisant. De cherché à remettre en cause la véracité de ces propos,
plus, l’occidentalisation de la jeune femme montrait alors qu’aujourd’hui on en vient même à douter de
également la capacité des Anglais à contrôler un peuple l’existence d’un quelconque sauvetage.
afin de s’installer dans un cadre de paix, contrairement
Le mythe de Pocahontas est donc une question
aux Espagnols24.La question économique est donc également une raison du succès de Pocahontas en d’interprétations. Elle ne sauve pas Smith d’une mort
Europe et dans la suite de l’histoire: il était bien vu certaine, mais des actions d’un peuple barbare, tout
de mettre de l’avant une Indienne, qui plus est une comme Rolfe ne fait pas que l’épouser, mais la sauve
princesse, qui a adopté les mœurs anglaises et qui a d’une culture sauvage pour la conduire vers un monde
été capable de se civiliser ainsi que d’avoir une vie de meilleur et civilisé25. En somme, c’est une manière
qu’a trouvée la Couronne anglaise de se donner bonne
femme anglaise.
conscience et légitimer les atrocités faites par la suite.
23
Ibid.
24
Michael Trainer, « Translating values! Mercantilism and
the Many ‘’Biographies’’ of Pocahontas », Biography 32, No. 1,
2009, p. 130.
25
Vincent, op. cit.
Le Prométhée
P. 14
Finalement, Pocahontas n’est donc pas
seulement une légende indienne, mais aussi, et
surtout, l’incarnation du rêve anglais en Amérique:
l’occidentalisation des peuples amérindiens et
une transformation lente vers des comportements
et coutumes plus conforment à ce qu’attendait la
Couronne. De ce fait, l’histoire de Pocahontas a été
modifiée pour correspondre aux besoins des sociétés
au cours des époques, et les différentes romanisations
de cette histoire ont construit un mythe puissant qui
rattrape de plus en plus la réalité.
Bibliographie
BONNET, Audrey. Pocahontas, princesse des deux mondes. Cahors, Les Perséides, 2006. 152 p.
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Story of Pocahontas was Mirrored by that of a Young
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Parution no. 2
Parution no. 2
Le Prométhée
Les tavernes entre le
xvie et le xixe siècle :
divertissements et
sociabilité au rendez-vous
par Gabriel Cormier
Il est très difficile de situer l’apparition des
tavernes au cours de l’Histoire. Certains auteurs
remontent toutefois leurs origines aux XIIe et XIIIe
siècles. Depuis ce temps, elles semblent avoir toujours
fait partie du décor des villes et des villages. Il existe
de nombreuses définitions de ce qu’est une taverne,
mais celle de Julia Roberts sera avant tout retenue. Elle
affirme que la taverne est un bâtiment ouvert au public
qui peut fournir l’hébergement et d’autres services tels
que la nourriture aux clients. Ces établissements sont
également licenciés pour vendre de l’alcool, du vin
et de la bière1. Les temps modernes et les années qui
suivront permettront d’ailleurs aux tavernes de traverser
un « âge d’or » important. Considérant cela, quels sont
les facteurs qui attirent un nombre considérable de gens
dans les tavernes du XVIe au XIXe siècle en Europe et
en Amérique?
Plusieurs historiens ont étudié la question et
y ont amené de multiples réponses. Des auteurs tels
que Roberts et Brennan soutiennent que les tavernes
sont des endroits publics qui répondent à une variété
de besoins pratiques, mais également sociaux, ce qui
pousse les gens à s’y rendent. Les divertissements ont
d’ailleurs une grande importance pour ces auteurs.
D’autres spécialistes tels que Kümin et Tlusty affirment
que les tavernes sont des centres sociaux au caractère
multifonctionnel important dans les communautés de
l’époque.
P. 15
importants. Pour démontrer cette affirmation, une
analyse des distractions disponibles sera tout d’abord
effectuée, pour enchaîner avec l’étude des tavernes
comme lieu de sociabilité.
I. Des divertissements variés
De nombreux individus ressentent le besoin
de se rendre dans les tavernes pour se détendre, mais
également pour se distraire. Les tavernes offrent
une possibilité aux clients de relaxer du stress et des
tensions de la vie quotidienne. La boisson devient
alors un synonyme de relaxation et de distraction liée
à d’autres types de divertissement. La grande majorité
des tavernes offrent les mêmes services et le même
genre d’activités. Les services exclusifs sont plutôt rares
et l’on différencie les tavernes par la réputation de la
clientèle et du tavernier, plutôt que par les services. La
boisson, la sociabilité, les jeux, la chanson et les danses
forment un lot de divertissements pour la clientèle
qui désire se distraire. Il existe d’ailleurs une longue
association entre les sports, les tavernes et l’alcool
selon Borsay2. Ces nombreux divertissements sont
souvent mis en place par des taverniers entreprenants
qui désirent davantage de profits. Certains organisent
même des compétitions. Michael Frank croit d’ailleurs
que l’élément compétitif des jeux ainsi que les boissons
alcoolisées ont un rôle important dans le processus de
régénération quotidien3.
La musique et la danse attirent fréquemment les
gens dans les tavernes. Il n’est pas rare d’y rencontrer
des musiciens ou des chanteurs faisant des spectacles.
La chanson permet d’ailleurs de remplir régulièrement
les tavernes. La musique peut également servir de
moyen de séduction alors qu’un groupe d’hommes et
un groupe de femmes se donnent la parole à tour de rôle
dans le cadre d’une chanson qui comporte bien souvent
des propos à caractère sexuel. D’autre part, certains
musiciens de tavernes tentent de s’organiser eux
Grâce à ce que nous avons vu, il est aussi possible mêmes dans une sorte de compagnie et font la tournée
d’affirmer que la population est amenée à fréquenter les des tavernes, afin de trouver une assistance qui les
tavernes pour le divertissement, mais également pour
la sociabilité que l’on y retrouve. Ces établissements 2
Peter Borsay, A History of Leisure, The British Experiagissent en effet comme des centres socioculturels ence since 1500, New York, Palgrave Macmillan, 2006, p. 114.
1
Julia Roberts, Taverns and Tavern-goers in Upper Canada, the 1790s to the 1850s, Thèse de doctorat, Philosophie, Université de Toronto, 1999, p. ii.
3
Michael Frank, « Satan’s Servant or Authorities’ Agent?
Publicans in Eighteenth-Century Germany », dans Beat Kümin
et B. Ann Tlusty, dir., The World of the Tavern : Public Houses in
Early Modern Europe, Burlington, Ashgate, 2002 p. 31.
P. 16
Le Prométhée
paiera pour jouer de la musique dans le but de danser4.
L’importance de la musique et de la danse est d’ailleurs
mentionnée par Roberts: « Music and dance created the
company in these instances; it created the comradeship
and good fellowship that the word company implies.5 »
Ainsi, la danse, qu’elle soit spontanée ou organisée,
permet de créer une atmosphère festive et agréable. La
danse a donc un important rôle de sociabilité, puisqu’elle
permet de rassembler les gens dans un espace restreint
et de favoriser les rapprochements.
Les jeux et les paris présents dans les tavernes
attirent également une certaine clientèle. Certains jeux
de quilles et quelques tables de billard peuvent s’y
retrouver. Cependant, les cartes restent généralement
le jeu le plus populaire à l’époque. Les jeux de hasard
sont clairement illégaux, mais de nombreux clients
s’y adonnent quand même6. Bien que chez les nobles
et la haute bourgeoisie, les jeux de paris soient perçus
comme une façon de montrer son argent et sa stature,
sa fonction est tout autre chez le reste de la société:
« Gambling for them had less to do with showing
disdain for money than showing a willingness to share
the costs of drink. »7. Ainsi, les pertes d’argent sont
utilisées de part et d’autre pour payer la nourriture et la
boisson de tout le monde.
Certains hommes se rendent aussi à la
taverne pour s’adonner à la lutte et à la boxe. Il
s’agit généralement de confrontation à l’amiable,
mais ce genre de combat peut facilement dégénérer.
Les gagnants ressortent d’ailleurs avec une certaine
reconnaissance sociale, puisque le public admire leur
force, leur habileté et leur agilité8. Des combats de
coqs et de chiens peuvent également être organisés
dans les tavernes, mais il s’agit là d’un phénomène
peu étudié. Cette masculinisation des divertissements
passe également par les plaisirs sexuels. Certaines
tavernes se rapprochent en effet des caractéristiques
4
Thomas Edward Brennan et al., Public drinking in the
early modern world voices from the tavern, 1500-1800, Tome 1:
General Introduction, France, London Pickering & Chatto, 2011,
p. 295.
5
Julia Roberts, In Mixed Company, Taverns and Public
Life in Upper Canada, Vancouver, UBC Press, 2009, p. 80.
6
Julia Roberts, Taverns and Tavern-goers ..., op. cit., p.
189.
7
Thomas Edward Brennan et al., op. cit., p. 279.
8
Julia Roberts, In Mixed Company…, op. cit., p. 83.
Parution no. 2
des bordels. La démarcation reste toutefois floue entre
les deux types d’établissements9. La prostitution pose
d’ailleurs problème aux femmes qui veulent fréquenter
les tavernes.
Ainsi, les gens ressentant le besoin de relaxer
et de se distraire se rendent régulièrement dans les
tavernes. De nombreux types de divertissements tels
que le chant, la danse et les jeux y sont d’ailleurs
proposés et permettent aux gens de créer et de maintenir
des liens sociaux, ainsi que le sentiment d’appartenance
à un groupe. La musique et la danse permettent de créer
une atmosphère festive, tandis que la boxe et la lutte
permettent aux hommes de prouver leur force. Il ne
faut toutefois pas oublier que la taverne permet aussi de
combler d’autres besoins.
II. Un lieu de sociabilité important
Le besoin de sociabiliser attire un grand nombre
de personnes dans les tavernes. Ces établissements
agissent d’ailleurs comme point de rassemblement
pour les individus qui désirent être en public et parler
avec d’autres personnes. Les hommes s’y rendent
pour discuter, créer des relations, pour manger et
boire ainsi que pour jouer. La taverne devient alors
une extension de l’espace domestique et tient lieu,
pour la société populaire, de salon de socialisation au
même titre que le salon des élites10. Ces établissements
deviennent alors d’importants centres sociaux grâce à
leur caractère multifonctionnel et à leur accessibilité
qui permet la rencontre de plusieurs groupes sociaux.
En campagne, les voyageurs se mélangent aux paysans,
tandis qu’en ville, les ouvriers, les artisans et les grands
marchands fréquentent les mêmes établissements,
créant des relations entre les différents groupes. Les
tavernes ont ainsi un rôle social primordial dans les
communautés selon Kümin : « To describe them as
“the great facilitators” of early modern social exchange
seems to be the only meaningful generalization.11 » Ces
établissements sont donc parmi les plus importants de
l’époque et font partie intégrante de la sphère publique.
9
Beat Kümin, « Useful to Have, but Difficult to Govern :
Inns and Taverns in early Modern Bern and Vaud », Journal of
Early Modern History, Vol. 3, n°2 (1999), p. 162.
10
Thomas Edward Brennan et al., op. cit., p. 313.
11
Beat Kümin, Drinking Matters: Public Houses and
Social Exchange in Early Modern Central Europe, New York,
Palgrave Macmillan, 2007, p. 191.
Parution no. 2
Le Prométhée
Les tavernes sont également vues comme des
centres d’information importants. Les gens s’y rendent
pour obtenir de l’information et former leur opinion sur
divers sujets. Dans cette optique, ces établissements
peuvent servir de librairies, de bureaux de poste et de
bureaux de placement. Toutes ces fonctions viennent en
appui à la communication et à l’entretien des différents
réseaux sociaux12. Les tavernes servent, entre autres, de
point de rencontre avec le monde extérieur puisqu’on y
rencontre régulièrement des étrangers.
Généralement, les tavernes sont des lieux de vie
communautaire où l’on prône la liberté d’expression.
La plupart des conversations se font sur des questions
publiques. Les discussions personnelles peuvent prendre
d’autres aspects et s’adresser à un public plus large. La
taverne peut ainsi devenir un forum de discussion où
n’importe qui peut intervenir13. Les échanges verbaux
peuvent d’ailleurs se faire sur une très large variété de
sujets. Il n’y existe toutefois pas vraiment de frontière
entre les sphères sociales, économiques, religieuses
et politiques14. Les questions litigieuses ne sont pas
toujours discutées de façon pacifique, mais elles le sont
de manière relativement civilisée. Il ne faut cependant
pas oublier que les gens allaient généralement à la
taverne pour entretenir une simple sociabilité autour
d’un verre.
Les discussions ayant des visées économiques
sont nombreuses. Plusieurs hommes d’affaires utilisent
d’ailleurs la taverne comme centre d’opération de leurs
affaires15. Scribner affirme que beaucoup d’entre eux
se rendent dans les pièces privées des tavernes pour
s’engager dans des clubs sophistiqués pour débattre de
questions importantes avec des hommes de partout dans
le monde tout en buvant des boissons généralement
exotiques16.
P. 17
Les tavernes servent aussi de lieu de réunion pour
certaines assemblées politiques d’affaires publiques.
De nombreuses questions y sont alors débattues.
Degennaro affirme d’ailleurs que le système politique
américain est né dans les tavernes17. Les années qui
suivent la Révolution américaine marquent toutefois
la fin des débats politiques dans ces établissements,
puisque les discussions se font davantage dans la sphère
privée plutôt qu’en public.
La nourriture et la boisson forment l’un des
plaisirs qui attirent le plus de gens dans les tavernes
de l’époque. En général, ces établissements offrent des
breuvages et quelques petits plats. Certaines tavernes
offrent toutefois une sélection de nourriture plus large
et des accommodations pour la nuit qui se rapprochent
de ce que pourrait être une auberge. Les plaisirs de
manger et de boire en compagnie d’autres gens forment
d’ailleurs d’importants rituels traditionnels18. Un
individu peut facilement en froisser un autre en refusant
de lever son verre à la santé de quelqu’un ou en refusant
d’acheter une bouteille de vin lorsqu’il se joint à un
groupe de personnes.
Finalement, la taverne attire de nombreuses
personnes qui désirent sociabiliser, puisqu’elle permet la
rencontre de plusieurs groupes sociaux. Elle facilite les
échanges sociaux et permet de transmettre les nouvelles
rapidement. Certains débats politiques peuvent être
initiés tandis que de nombreux hommes d’affaires y
discutent d’économie. D’autre part, plusieurs individus
se rendent à la taverne seulement pour manger et boire
en bonne compagnie. La taverne est ainsi un point
de contact pour de nombreuses activités sociales et
professionnelles.
12
B. Ann Tlusty, Bacchus and Civic Order : The Culture
of Drinking in Early Modern Germany, Charlottesville/London,
Univerity Press of Virignia, 2001, p. 162.
13
Julia Roberts, Taverns and Tavern-goers ..., op. cit.,
p. 184.
American Taverns », Atlantic Studies : Global Currrents, Vol. 10,
14
Beat Kümin, « Useful to Have, but Difficult to
n°4, (2013) p. 469.
Govern… », op. cit., p. 166.
17
Jeremiah J. Degennaro, From Civic to Social : New
15
Peter John Thompson, A Social History of PhiladelYork’s Taverns, Inside and Outside the Political Sphere, Mémoire
phia’s Taverns, 1683-1800, Thèse de doctorat, Philosophie, Unide maîtrise, Département des arts, Université de la Caroline du
versité de Pennsylvanie, 1989, p. 265.
Nord, 2008, p. 2.
16
Vaughn Scribner, « Cosmopolitan Colonists : Gen18
Beat Kümin, « Useful to Have, but Difficult to
tlemen’s Pursuit of Cosmopolitanism and Hierarchy in British
Govern… », op. cit., p. 161.
P. 18
Le Prométhée
Conclusion
Un nombre considérable de personnes se rendent
régulièrement dans les tavernes afin de se divertir et de
sociabiliser. Le chant, les jeux et la danse forment un
lot de divertissements qui permettent aux gens de se
distraire et de créer des liens sociaux importants. La
danse favorise, entre autres, les rapprochements grâce à
une atmosphère festive. D’autre part, les jeux et les paris,
malgré qu’ils soient pour la plupart interdits, permettent
de créer un sentiment d’appartenance à un groupe.
La lutte et la boxe attirent également de nombreux
hommes qui désirent se mesurer les uns aux autres. Les
tavernes permettent aussi aux individus qui s’y rendent
de sociabiliser grâce à de nombreuses activités sociales
et professionnelles. Ces établissements permettent
la rencontre de plusieurs groupes sociaux ainsi que
des échanges verbaux sur de nombreux sujets. Les
hommes d’affaires se servent d’ailleurs régulièrement
des tavernes pour discuter de leur affaire. Ainsi, les
divertissements et le désir de sociabiliser forment les
principaux facteurs attirant les gens dans les tavernes
entre le XVIe et le XIXe siècle.
Parution no. 2
Bibliographie
Article d’un recueil de texte :
FRANK, Michael. « Satan’s Servant or Authorities’ Agent?
Publicans in Eighteenth-Century Germany ». Beat Kümin
et B. Ann Tlusty, dir. The World of the Tavern : Public
Houses in Early Modern Europe. Burlington, Ashgate,
2002 : 12 – 43.
Articles de revue scientifique :
KÜMIN, Beat. « Useful to Have, but Difficult to Govern : Inns
and Taverns in early Modern Bern and Vaud ». Journal
of Early Modern History, Vol. 3, n°2 (1999) : 153 – 175.
SCRIBNER, Vaughn. « Cosmopolitan Colonists: Gentlemen’s
Pursuit of Cosmopolitanism and Hierarchy in British
American Taverns ». Atlantic Studies : Global Currrents.
Vol. 10, n°4, (2013) : 467 – 496.
Monographies :
BRENNAN, Thomas Edward et al. Public drinking in the early
modern world voices from the tavern, 1500-1800. Tome
1: General Introduction, France. London, London
Pickering & Chatto, 2011. 430 p.
Les révolutions économiques et politiques de KÜMIN, Beat. Drinking Matters: Public Houses and Social
Exchange in Early Modern Central Europe. New York,
l’époque contemporaine viendront toutefois fracturer
Palgrave Macmillan, 2007. 283 p.
le commerce hospitalier alors que les théâtres,
les installations sportives et les cafés viendront ROBERTS, Julia. In Mixed Company, Taverns and Public Life in
supplanter les tavernes comme centre local d’échanges
Upper Canada. Vancouver, UBC Press, 2009. 228 p.
socioculturels19. Il serait alors intéressant d’étudier le
déclin des tavernes comme centres sociaux de premier TLUSTY, B. Ann. Bacchus and Civic Order : The Culture of
Drinking in Early Modern Germany. Charlottesville/
plan.
London, University Press of Virignia, 2001. 288 p.
D’autre part, il faut noter qu’il existe un
certain manque dans l’historiographie. Les œuvres de
langue française sur le sujet sont en effet plutôt rares.
Certains ouvrages comme celui de Catherine Ferland
s’intéressent à l’importation et à la consommation
d’alcool en Nouvelle-France, mais ceux s’intéressant
plus précisément aux tavernes sont presque inexistants.
Ouvrages de synthèse :
BORSAY, Peter. A History of Leisure, The British Experience
since 1500. New York, Palgrave Macmillan, 2006. 328 p.
Mémoires et thèses :
DEGENNARO, Jeremiah J.. From Civic to Social : New York’s
Taverns, Inside and Outside the Political Sphere.
Mémoire de maîtrise, Département des arts, Université
de la Caroline du Nord, 2008. 122 p.
ROBERTS, Julia. Taverns and Tavern-goers in Upper Canada,
the 1790s to the 1850s. Thèse de doctorat, Philosophie,
Université de Toronto, 1999. 344 p.
19
Beat Kümin. Drinking Matters…, op. cit., p. 195.
THOMPSON, Peter John. A Social History of Philadelphia’s
Taverns, 1683-1800. Thèse de doctorat, Philosophie,
Université de Pennsylvanie, 1989. 556 p.
Parution no. 2
Le Prométhée
Les Amérindiens et le
Régime britannique
(1760-1867)
par Caroline Motais et Camille Trudel
Depuis les débuts de la colonisation en Amérique
du Nord, les peuples amérindiens ont occupé une place
prépondérante dans le développement économique,
social, diplomatique et politique du territoire de la
Nouvelle-France, d’abord, puis du Canada. En ce
sens, «les premiers jalons de la “politique officielle”
française furent définis par Samuel de Champlain et
François Dupont-Gravé, lors d’une rencontre avec
des Amérindiens de la vallée du Saint-Laurent, le 27
mai 1603 à Tadoussac.1» Au vu des tensions existantes
entre les nations de la vallée du Saint-Laurent
(Hurons, Algonquins et Montagnais) et les Iroquois,
les administrateurs coloniaux durent pratiquer une
politique de médiation dans le but de conserver le
contrôle économique et géostratégique de la traite
des fourrures, déjà sous le monopole du supérieur de
Champlain et Dupont-Gravé, Pierre Du Gua de Monts.
Or, cette politique de médiation avait des visées
plus larges que strictement économiques. En effet, «dans
la culture politique de l’Ancien Régime, la pratique de la
médiation était considérée comme une importante source
de “prestige” pour un monarque, lui permettant d’établir
une certaine domination auprès de ses alliés.2» Cette
domination était un moyen stratégique d’asseoir une
certaine hégémonie territoriale. Profitant de la loyauté
des Amérindiens, les autorités françaises ont forgé des
alliances reposant «[…] sur la complémentarité et sur
les besoins réciproques liés au commerce des fourrures,
aux stratégies militaires, à l’adaptation du pays.3»
L’objectif était ultimement d’inciter les Amérindiens à
prendre les armes et à participer à la défense des intérêts
français en Amérique, et ce, jusqu’au déclenchement de
1
Maxime Gohier, « Les politiques coloniales et anglaises
à l’égard des Autochtones », dans Alain Beaulieu, Stéphan Gervais et Martin Papillon (dir.), Les Autochtones et le Québec, des
premiers contacts au Plan Nord, Montréal, PUM, 2013, p. 115.
2 Ibid., p. 117.
3
Denys Delâge et Jean-Pierre Sawaya, Les traités des
Sept-Feux avec les Britanniques, Sillery, Septentrion, 2001, p. 15.
P. 19
la guerre de Conquête, que l’historiographie nomme
aussi la French and Indian War.
Hors de tout doute, le passage d’une
gouvernance française à une gouvernance anglaise a
eu de nombreuses conséquences non négligeables sur
les peuples amérindiens de la colonie nouvellement
britannique. Or, ces conséquences ne seront pas
perceptibles d’entrée de jeu. En effet, «l’arrivée
des Britanniques ne met pas non plus un terme à la
logique d’alliance présente sous le Régime français.
Cette logique se maintient pendant quelques décennies
après la conquête de la Nouvelle-France. En 1760,
les Amérindiens domiciles avaient négocié eux-mêmes
les termes d’une alliance avec les nouveaux maîtres
des lieux.4»À cet égard, la notion d’alliance est au
cœur des relations entre les peuples amérindiens et les
colonisateurs non seulement sous le Régime français,
mais aussi pendant les premières décennies du
Régime britannique. Pendant de nombreuses années,
l’équilibre des forces entre les Premières Nations et les
autorités coloniales permet les rapprochements et les
compromis. Mais cet équilibre fragile est facilement
brisé par la logique coloniale qu’affiche de plus en
plus ouvertement Londres pendant le XIXe siècle pour
asseoir sa souveraineté sur le territoire nord-américain.
En plus de subir un déclin de leur influence militaire et
économique, les Amérindiens doivent aussi conjuguer
avec une nouvelle réalité:
«La tutelle britannique remplace peu à peu
la diplomatie et les alliances, favorisant un
enfermement à la fois physique et culturel des
peuples autochtones dans un carcan colonial de
plus en plus rigide.5»
Dans cette optique, il serait pertinent de tenter
de comprendre non seulement la nature, mais aussi la
portée des modifications des rapports de force entre
les Amérindiens et les Britanniques, ainsi que leurs
impacts sur les peuples amérindiens pendant le siècle
qui s’écoule entre la Conquête et la Confédération.
4
Alain Beaulieu, Les Autochtones du Québec : des
premières alliances aux revendications contemporaines, Montréal, Fides, 1997, p. 59.
5
Alain Beaulieu, Stéphan Gervais et Martin Papillon
(dir.), Les Autochtones et le Québec, des premiers contacts au
Plan Nord, Montréal, PUM, 2013, p. 17.
P. 20
Le Prométhée
Pour y arriver, l’analyse portera d’abord sur les
lendemains de la Conquête (1760-1774) en abordant,
successivement, les prémices des relations avec les
Britanniques, la coalition militaire et les conflits
territoriaux. Finalement, dans la troisième et dernière
partie de ce travail, il sera question du territoire et du
déclin de l’importance stratégique des Amérindiens
entre 1774 et 1867. Il s’agira ici d’observer les conflits
militaires et les enjeux territoriaux qui s’y rattachent
ainsi que la politique et l’administration des Affaires
indiennes.
1 - Les Sept-Nations et les lendemains de la
Conquête (1760-1774)
Jusqu’à la Conquête, les relations, les accords et
les traités entre Autochtones et colons français étaient
nombreux, notamment dans la vallée du St-Laurent.
La région des Grands Lacs laissait les Amérindiens
dans une situation de non-assujettissement, il s’agissait
davantage de relations entre nations elles-mêmes. Si
on reprend les idées des historiens comme Fernand
Ouellet, pour qui la Conquête est une rupture socioéconomique, il n’est pas étonnant de constater que cette
dernière, et par la suite la Proclamation royale de 1763,
mettent «fin au pouvoir d’éteindre unilatéralement les
droits territoriaux des Autochtones en Amérique du
Nord.6» En soi, la Conquête modifie profondément les
rapports de force entre les Autochtones et les autorités
coloniales.
Parution no. 2
indiennes et un an plus tard, «Johnson reçut une
commission royale le nommant “Colonel des [...] Six
Nations unies d’Indiens, et de leurs confédérés, dans
les parties septentrionales de l’Amérique du Nord”,
et “unique agent et surintendant desdits Indiens”.8»
Johnson occupera ce poste jusqu’à sa mort en 1774.
1.1 - La Conquête et les
(1760-1762)
a. Le traité d’Oswegatchie
prémices des relations
Johnson s’assura que les Amérindiens restèrent
neutres en 1759-1760. Il voulait couper les relations
privilégiées que les Français avaient avec eux. En
échange de cette neutralité, la Grande-Bretagne, après
sa victoire, leur assurait la conservation de leurs terres
de chasse. C’est ainsi qu’entre la prise de Québec et
la capitulation de Montréal, le traité d’Oswegatchie fut
signé le 30 août 17609.
La fédération des Sept-Nations du Canada avait
pour capitale le village des Iroquois de Kahnawake.
Elle regroupait les Amérindiens dits «domiciliés» et
était une organisation politique qui regroupait «les
Amérindiens chrétiens des missions catholiques de la
vallée du St-Laurent, les Iroquois, les Algonquins, les
Nipissingues, les Abénaquis et les Hurons des villages
d’Akwesasne, de Kahnawake, de Kanesatake, de
Pointe-du-Lac, d’Odanak, de Wolinak et de Wendake.10»
L’historiographie ne permet pas de déterminer si
chaque nation de la fédération était représentée par
un émissaire lors de ce traité dans la mesure où aucun
document officiel n’a été retrouvé. Cependant, «à
travers des allusions ou des références postérieures
dans les archives11» ainsi qu’à travers les legs écrits de
William Johnson, lui-même signataire de ce traité, il fut
possible d’en reconstituer les ententes.
Jusqu’à la guerre de Sept-Ans, les politiques à
l’égard des Amérindiens étaient inexistantes. William
Johnson, qui avait été très engagé avec les Amérindiens
dès son arrivée dans les colonies, comprit rapidement
que dans l’intérêt de la Grande-Bretagne, il fallait
défendre les territoires indiens. En effet, dès 1754, «il
préconisa l’augmentation des dépenses pour entretenir
des garnisons chez les Indiens en des points stratégiques
et exigea une véritable politique de paiement pour les Les principales sources écrites, permettant
services que rendaient les Indiens.7» En 1755, il fut de reconstituer ce qui a été déterminé au cours de ce
nommé premier des deux surintendants aux Affaires
6
Michel Morin, « Des nations libres sans territoire? Les
Autochtones et la colonisation de l’Amérique française du XVIe
au XVIIIe siècle », Journal of the History of International Law,
vol. 12, no 1 (2010), p. 44.
7 Julian Gwyn, « Johnson, sir William », Dictionnaire
biographique du Canada [En ligne], http://www.biographi.ca/
fr/bio/johnson_william_4F.html (page consultée le 5 décembre
2014).
8 Ibid.
9
Jean-Pierre Sawaya, Les Sept-Nations du Canada et
les Britanniques, 1759-1774 : alliance et dépendance, Thèse de
Ph.D. (histoire), Université Laval, 2001, p. 2.
10
Jean-Pierre Sawaya, Alliance et dépendance : comment
la couronne britannique a obtenu la collaboration des Indiens de
la vallée du Saint-Laurent entre 1760-1774, Sillery, Septentrion,
2002, p. 11-12.
11
Delâge et Sawaya, op.cit., p. 48.
Parution no. 2
Le Prométhée
traité, émergent de la correspondance entre Johnson et
l’officier militaire Daniel Claus, «l’agent que Johnson
posta à Montréal en 1760 et qui fut chargé des Affaires
indiennes pour la province de Québec jusqu’en 177412»
mais aussi dans la correspondance entre chefs Indiens et
les autorités coloniales. D’un point de vue politique, le
traité d’Oswegatchie revient constamment comme une
entente clé entre les peuples autochtones et les autorités
britanniques. Denys Delâge et Jean-Pierre Sawaya
retracent des extraits de ces multiples correspondances,
datant de 1761 à 182813, qui permettent de comprendre
les enjeux de ce traité. C’est ainsi, grâce aux archives,
que nous savons aujourd’hui que Claus, le 3 décembre
1761, dans une lettre à Johnson, assure son amitié aux
Sept-Nations dans la mesure où les Indiens travaillent
la terre, s’occupent de la chasse sur leurs territoires et
restent neutres.14 De 1763 à 1773, des porte-paroles
rappelleront à Johnson les ententes de cette alliance au
nom de la Fédération qui implique que le surintendant
«a enterré la hache de guerre», qu’il leur a promis la
conservation de leurs terres et de la religion en échange
de leur neutralité. Johnson passa les quatorze dernières
années de sa vie à régler des doléances et renouveler
des pactes d’amitié. C’est ainsi, en vertu de ce traité,
qu’en 1828, les domiciliés iroquois du Lac-des-DeuxMontagnes s’opposeront à l’octroi de leurs terres aux
Sulpiciens en s’adressant au gouverneur James Kempt:
Mon frère nous avons des terres dans les differents
vilages ou nous habitons, ainsi mon Frère nous
désirons les garder. De plus les Chefs ont dit
mon Frere, ne change pas notre Religion car
nous somme accoutumés dans notre manière de
prier, de plus nous garderons nos missions c’est
ce que les chefs ont dit. Sir William Johnson à dit
mes Frères tous ce que vous me demander vous
seras accorder, vous garderes vos terres et votre
religion, aussi bien que vos missionnaires15.
P. 21
b. Du traité de Murray à celui de Kahnawake
Entre le traité d’Oswegatchie et la capitulation
de Montréal, l’officier britannique James Murray
rencontra, sur la rive sud de Montréal, le 5 septembre
1760, un chef de la tribu des Hurons de Lorette. Cette
rencontre impromptue fut connue grâce au témoignage
d’un vieux Huron en 1828, alors présent sur les lieux,
ainsi que grâce au journal de Murray. Ce qui fut au
départ une simple rencontre consacrée entre Murray
et le chef des Hurons sera considéré comme un traité
«dans l’arrêt Siou du 24 mai 199016» par la Cour
Suprême du Canada. L’historien Denis Vaugeois, dans
son ouvrage La fin des alliances franco-indiennes
(Éditions Boréal, 1995), dira de cette entente qu’elle
est «un sauf-conduit analogue à une capitulation de
soldats français».17 Il appuie son argumentation sur le
fait qu’il manque plusieurs éléments accompagnant la
normalité d’un traité: des négociations, un décorum et
les signatures des parties concernées. Ce qui est connu
de ce traité est la volonté d’une paix et la soumission
des Hurons à Sa Majesté:
These are to certify that the chief of the Huron
tribe of Indians, having come to me in the name
of his Nation to submit to His Britannick Majesty
and make Peace, has been received under my
protection with his whole Tribe, and henceforth
no English Officer or party is to molest or
interrupt them in returning to their settlement
at Lorette and they are received upon the same
terms with the Canadians, being allowed the free
Exercice of their Religion, their Customs and
liberty of trading with the English Garrisons
recommending it to the officers commanding the
posts to treat them kindly18.
Les Hurons s’appuieront sur ce traité pour
revendiquer la Seigneurie de Sillery comme territoire
de chasse et de pêche en 1824 devant le comité
de la Chambre d’Assemblée du Bas-Canada. Bien
L’article 40 de la capitulation de Montréal, que ce traité n’abordait pas clairement les garanties
conclue entre les Britanniques et les Français le pour la propriété des terres, comme le faisait celui
8 septembre 1760, garantira aux Amérindiens les d’Oswegatchie, les Hurons se sont soumis aux
revendications accordées lors du traité d’Oswegatchie. autorités britanniques comprenant que la domination
et l’hégémonie venaient désormais des Britanniques.
12
Sawaya, Les Sept-Nations du Canada, p. 20.
13
Delâge et Sawaya, op.cit., p. 48-54.
14 Ibid.
15
Delâge et Sawaya, op.cit., p. 53.
16 Ibid., p. 56.
17 Ibid., p. 57.
18 Ibid., p. 56.
P. 22
Le Prométhée
Il convient de noter la différence entre le traitement
accordé aux Français comparativement à celui des
Amérindiens qui ne capitulent pas devant l’ennemi,
mais choisissent de se soumettre et d’enterrer la hache
de guerre.
Lorsque Montréal capitula, le 8 septembre
de la même année, l’acte signé entre les Français et
les Britanniques comprenait un article relatif aux
Amérindiens dictant des conditions qui n’apparaissaient
pas dans l’acte de capitulation de Québec. L’article
40 reconnaissait aux Amérindiens le droit de rester
sur leurs terres, «la liberté religieuse et le droit de
garder leurs missionnaires dont la relève pour l’avenir
n’était cependant pas garantie.19» Cet article fait une
transition entre le traité d’Oswegatchie et celui de
Kahnawake. Ce dernier renforce le premier dans le
sens où son but est de faire d’un traité de neutralité
un traité d’alliance. Ce second traité est l’issue d’une
conférence tenue à Kahnawake, les 15 et 16 septembre
1760, entre les ambassadeurs des Sept-Nations, «ceux
de la ligue iroquoise et les autorités britanniques
représentées par William Johnson et Jeffrey Amherst.20
Ratifié par Johnson, «ce traité est à la base de l’alliance
politique et militaire entre les Indiens et les Anglais
[et] constitue l’acte de fondation entre les Amérindiens
catholiques de la Vallée du St-Laurent et la Couronne
d’Angleterre.21» Les clauses principales de ce traité
peuvent se synthétiser comme telles:
Parution no. 2
6. La liberté de religion et le soutien matériel et
financier du clergé catholique romain par les Anglais;
7. La libération des prisonniers anglais;
8. La possession territoriale des espaces occupés par
les domiciliés;22
La clause d’assistance mutuelle (2e) permettra à
Johnson d’inciter les Sept-Nations à prendre les armes
lors de la révolte de Pontiac. Malgré toutes ces clauses
qui définissaient dès lors les relations réciproques
entre les Amérindiens et les Britanniques et devaient
assurer l’amitié et l’alliance entre eux, les premières
embûches débutèrent rapidement. Le gouverneur
général de Montréal, Thomas Gage, refusait la libre
circulation entre le Canada et la colonie de New York
sans possession de laissez-passer. Le général Amherst
refusa les dépenses supplémentaires imposées par la
clause no.6 et ne fit aucun compromis conciliant tant
que la 7e clause n’était pas respectée. William Johnson
s’indigna de ces agissements et il craignit que des
tensions mettent en péril la situation, d’autant plus que
les chefs indiens doutaient «de la sincérité des Anglais
et de la valeur de leur amitié.23» C’est dans ce contexte
de tensions et malgré les efforts diplomatiques de
Johnson qu’en 1762, «le mécontentement atteignit un
paroxysme.24»
1.2 - Coalition militaire (1763-1766)
1. L’engagement des domiciliés de ne plus s’allier Bien que les alliances et les traités avec les
militairement aux Français;
Britanniques se firent avec les Indiens de la vallée
du Saint-Laurent, ceux de la région des Grands Lacs
2. Le renouvellement et le renforcement de la Chaîne n’étaient pas prêts à se soumettre à la nouvelle autorité
du Covenant […], une alliance militaire, un pacte coloniale. Ainsi, «Pontiac galvanisa les nations des
anglo-iroquois d’assistance mutuelle; […]
Grands Lacs et de l’Ohio qui se résistèrent à l’occupation
britannique des Grands Lacs et du Mississippi jusqu’en
3. La libre circulation des domiciliés entre le Canada 1765.25»
et la colonie de New-York;
La politique austère menée par Amherst
4. La régulation du commerce;
à l’égard des Amérindiens provoqua une réaction
[…]
contestataire de la part des Autochtones de la région
des Grands Lacs, à l’instar des domiciliés de la vallée
19
Denys Delâge, « Les premières nations et la guerre de
du Saint-Laurent. Ces derniers étaient cependant liés
Conquête », Les Cahiers des dix, no 63(2009), p. 61.
20
Jean Tanguay, La liberté d’errer et de vaquer : les Hurons de Lorette et l’occupation du territoire : XVIIe-XIXe siècles,
Mémoire de maitrise (histoire), Université Laval, 1998, p. 94.
21
Sawaya, Alliance et dépendances, p. 23-24.
22 Ibid., p. 23.
23 Ibid., p. 29.
24
Sawaya, Les Sept-Nations du Canada, p. 133.
25
Delâge, loc.cit., p. 64.
Parution no. 2
Le Prométhée
aux autorités coloniales par le traité de Kahnawake.
Aller à l’encontre de ses clauses revenait à se mettre à
dos les Britanniques et risquer de se faire anéantir. Par
conséquent, la survie des domiciliés dépendait d’une
non-conspiration contre les Britanniques d’autant
plus face à cette menace grandissante, la stratégie de
Johnson se voulait de «la manipulation diplomatique
avec menace de destruction.26» La puissance militaire
britannique était sans cesse rappelée aux chefs
autochtones par Christian Daniel Claus, relevant à la
fois de Johnson et du gouvernement militaire local,
ainsi que les engagements que ces derniers avaient pris
lors du traité de Kahnawake :
I like wise enjoin the m frequentlyth at if they kept
firmly the Engagemte of Friendship entered into
with you , & would mind diligently their Hunting
and P lanting there would not be ahappier People
than they , assuring them at the same time in
the strongest Terms of the Continuation of our
Friend ship on the former condition. The are
sensible of it and the Sachems pleased to tell me
several times that if it was not for my clearing up
now & then some Points to them they should be
uneasy & suspect their New Friends of intending
to break their Promises27.
La révolte qui grondait dans la région des Grands
Lacs relevait essentiellement d’une insatisfaction de
l’expansion territoriale des Britanniques alors dans les
esprits des domiciliés, il s’agissait davantage du fait
qu’ils ne pouvaient être fournis en armes et en munitions
comme au temps des Français. William Johnson,
toujours dans une politique diplomatique, se servit
du traité de Kahnawake comme d’un instrument qui
«devait ultimement servir à s’assurer de la soumission
définitive de toutes les nations amérindiennes du
Canada.28» Dans ce contexte, et à la suite d’une rumeur
de rencontre pan amérindienne, Johnson reconduit
le traité de Kahnawake en juin 1762 et incluait dans
les clauses que toutes tentatives de complot seraient
sévèrement punies29.
26
Sawaya, Les Sept-Nations du Canada, p. 141.
27 Ibid., p. 142-143.
28 Ibid., p. 152.
29 Ibid., p. 153.
P. 23
L’évènement qui mit le feu aux poudres dans
les Grands Lacs fut la fin de la guerre de Sept-Ans,
la signature du traité de Paris le 10 février 1763, qui
assurait la cessation du Canada par la France à la
Grande-Bretagne. Les chefs autochtones de la région
des Grands Lacs accusèrent la France de céder des
territoires qui ne lui appartenaient pas. C’est ainsi
qu’au printemps 1763, «des Amérindiens des Grands
Lacs, des Outaouais et des Chippewas du lac Érié,
des Delawares, des Miamis, des Potéouatamis, des
Wyandots et des Tsonnontouans […] sous la gouverne
de Pontiac, commencèrent à attaquer des colons anglais
et à s’en prendre aux fortifications britanniques.30» À
plusieurs reprises, entre le printemps et l’automne
1763, les domiciliés de la vallée du Saint-Laurent
s’efforcèrent de maintenir la paix avec les nations des
Grands Lacs. Ils leur firent porter des messages par des
colliers, leur rappelant que désormais, l’autorité était
britannique, que les Français avaient perdu la guerre et
qu’un traité de paix avait été signé avec les Britanniques.
Ils ajoutèrent, dans leurs dépêches, qu’eux-mêmes
avaient signé un traité avec la Couronne et que les
nations domiciliées étaient tenues de le respecter. Par
l’intermédiaire de ces colliers, les nations domiciliées
encourageaient celles des Grands Lacs à enterrer la
hache de guerre et revenaient sur les conditions de la
paix en spécifiant à propos du roi d’Angleterre que :
He does not mean to Claim your Lands as His
Property; and desires no more Priveledges than
the King of France had, which is, to carry on
the Trade among You, for your own Good, and
Welfare31.
Lorsque le siège de Détroit fut levé à
l’automne 1763, plusieurs des nations des Grands
Lacs ont maintenu leur position quant à l’état
d’insurrection contre les Britanniques. C’est ainsi que
William Johnson fit appel au traité de Kahnawake et
obligea les domiciliés à prendre les armes contre les
insurgés, «à titre d’alliés militaires représentant la
confédération des Sept-Nations du Canada.32» Le titre
de confédération des Sept-Nations au sens politique
et militaire en revient à cette date du 7 septembre
1763. Jusqu’alors, elle n’était qu’une alliance de
30 Ibid., p. 159.
31
Delâge et Sawaya, op.cit., p. 92.
32 Ibid., p. 93.
P. 24
Le Prométhée
Parution no. 2
nations en vue de protéger leur territoire et assurer un proclamation:
consentement mutuel de solidarité. Tout au long de l’année 1764, les domiciliés firent partie intégrante
1. Un droit autochtone n’est reconnu sur le territoire
des marches et des expéditions contre les insurgés de
que par le bon vouloir du roi et non en vertu du droit
Pontiac. Cette lutte et ces engagements, qu’ils prirent
des gens ou des peuples;
au bénéfice des Britanniques, furent utilisés en 1828
par les chefs de Kahnawake «pour protester contre
2. Le droit reconnu aux autochtones ne l’est que pour
la perte de leurs terres aux mains des Jésuites.33» Ces
un temps;
derniers rappelèrent au gouverneur Dalhousie que lors
de la révolte de Pontiac, de la révolution américaine
3. Ce qui est reconnu, c’est un droit d’usage, jamais
et de la guerre de 1812, ils restèrent fidèles à leurs
n’est-il fait mention de propriété autochtone;
engagements militaires en vertu du traité signé le 16
septembre 1760. La ruse de la diplomatie britannique
4 .Les autochtones sont tous censés vivre de la chasse.
permit de faire des domiciliés des alliés militaires dont
Le fait qu’un grand nombre vivent de l’agriculture
ils pouvaient disposer à leur guise et tracer ainsi «la
est occulté. Implicitement cela signifie qu’un jour
34
voie de l’empire britannique. »
les chasseurs autochtones devront faire place aux
agriculteurs venus des colonies britanniques;
1.3 - Conflits territoriaux (1765-1774)
a. La Proclamation royale et ses conséquences
5. La Proclamation royale prévoit un mode formel
et officiel de transfert de terres des autochtones aux
Un mois après la prise des armes des domiciliés
colons. L’hypothèse d’un refus des autochtones n’est
contre les insurgés de Pontiac, la Proclamation royale
pas reconnue.39
fut officiellement adoptée. Elle créait un territoire
indien à l’ouest des Appalaches et «est certainement le Malgré ces restrictions, qui sont une liste
document le plus important en histoire des autochtones restreinte de celles existantes, la Proclamation fait
du Canada [puisqu’elle] crée une frontière entre le mention du fait que les autochtones ne peuvent être
territoire colonial et un territoire indien à l’intérieur du évincés sans recevoir une compensation et sans entente
continent.35» Elle est invoquée depuis dans de nombreux officielle avec la Couronne. De plus, ce document
cas de protection du territoire, notamment pour faire n’exclut aucune nation, qu’elle fasse partie ou non
«arrêter les travaux en vue de la construction des de la fédération des Sept-Nations, dans la mesure où
barrages à la Baie-James en novembre 1973 [de même ces dernières vivent dans la Province de Québec. Guy
qu’elle servit] en 1975 [pour] la convention de la Baie- Carleton affirmera que «les Sauvs. Abenaq. de St. Francs.
James et du Nord québécois.36» Les revendications aussi bien que touts les autres Nations & Tribus depdes.
autochtones concernant les droits sur des territoires [du gouvernement de ?] la Prove. de Quebec etant sous
font appel à ce texte et bien qu’elle fut «[…] abolie par la protectn. de sa Majé. ainsi qu’il l’a bien voulû declarer
l’Acte de Québec en 1774, la politique de protection par sa Proclamn. du 7e. Octe. 1763 […].40»
élaborée par Johnson37 fut maintenue jusqu’à la fin des
années 1820, notamment en raison du déclenchement Les droits territoriaux des Amérindiens sont protégés
de la guerre de l’Indépendance américaine et des par plusieurs traités depuis celui d’Oswegatchie en
tensions anglo-américaines qui perdurèrent jusqu’en 1760 jusqu’à cette Proclamation de 1763.
1815.38» Il existe des restrictions et des limites à cette
b. Les conséquences territoriales
33 Ibid., p. 95.
Depuis 1764, année où les premiers conflits
34 Ibid., p. 97.
35 Ibid., p. 100-101.
territoriaux apparaissent, les évocations à la
36 Ibid., p. 101.
Proclamation royale ainsi qu’à l’article 40 de la
37
Politique qui protégeait les possessions amérindiennes,
à savoir, leurs terres et leurs territoires de chasse. Delâge et
Sawaya, op.cit., p. 100.
38
Gohier, « Les politiques coloniales et anglaises à
l’égard des Autochtones », p. 123.
39
Sawaya et Delâge, op.cit., p. 101.
40 Ibid., p. 108.
Parution no. 2
Le Prométhée
P. 25
capitulation de Montréal et des autres traités ne cessent
d’être utilisées par les nations amérindiennes dans le but
de protéger leurs territoires. C’est ainsi, qu’en 1847, le
député de Saguenay adresse un mémoire au gouverneur
général Elgin au nom «[…] des Montagnais dépossédés
de leurs terres par la colonisation […]41» et vivant dans
la misère. Cette affaire fait suite à des revendications
adressées à Daniel Claus, dans la deuxième moitié du
XVIIIe siècle, qui avait dû faire appliquer la Proclamation
royale au bénéfice des Montagnais manifestant leur
désaccord sur le monopole de marchands de Québec
détenteurs de la ferme Kings Domain de Tadoussac. Le
domaine faisant partie du territoire indien, le Conseil
législatif de Québec, où l’affaire sera débattue, dû
interdire d’ériger des bâtiments sans autorisation et que
ceux qui y fussent construits soient détruits au même
titre qu’il fût interdit aux marchands de commercer sur
ce territoire sans y être autorisé par la Couronne.
celles des Iroquois de Kahnawake dont l’obtention de la
pleine possession de leurs terres leur avait été accordée,
au détriment des Jésuites en vertu des accords signés
avec les autorités coloniales.
42 Ibid., p. 122.
43 Ibid., p. 127.
44
45
La liste des réclamations, des pétitions et des
revendications à l’égard des autorités coloniales ne
s’arrête pas là. L’énumération de celles-ci ne fait pas
l’objet de cette partie de la recherche et, pour cette
raison, l’évolution de cette liste ne sera pas abordée.
Mais ce qu’il faut retenir concerne bien le fait que les
Amérindiens croyaient à la loyauté des Britanniques qui
ne respectèrent que dans certains cas les promesses faites
aux nations autochtones, et notamment lorsque l’enjeu
était de taille comme lors de la guerre d’Indépendance
des États-Unis, de la guerre de 1812 ou encore des
Rébellions de 1837-1838. En réalité, «cette ambiguïté
entre discours et pratique s’explique en grande partie
par le fait que l’objectif du Département des Affaires
Un autre exemple de ces tractations et de ces indiennes était moins de «protéger» réellement les
conflits territoriaux serait celui de 1773. Les Hurons Amérindiens que d’assurer le maintien de son autorité
s’adressent à Daniel Claus en revendiquant le fait auprès d’eux.44»
qu’il ne leur reste presque plus d’espace pour chasser
dans la région de Tadoussac et que les terres leur 2. Le territoire et le déclin de l’importance straappartenant sont investies par les «Blancs». En vertu tégique des Autochtones (1774-1867)
de la Proclamation royale, le commandant général des
troupes britanniques, Frédérick Haldimand, écrivit le 2.1 Conflits militaires et enjeux territoriaux
10 mars 1774 aux gouverneurs des deux Florides et (1774-1838)
de Québec leur rappelant l’interdiction de céder ou L’Acte de Québec, approuvé le 22 juin 1774,
d’acquérir des terres sur les terres des Amérindiens42.
apporte de nombreuses modifications au régime mis
en place en 1763 par la Proclamation royale. Un
En 1791, Lord Dorchester reçoit une pétition aspect non négligeable de ce remodelage de la colonie
signée par quatre chefs hurons. Ces derniers dénoncent implique un nouveau découpage territorial. Désormais,
la concession de leurs terres aux Jésuites par le général la province de Québec, en plus d’englober le Labrador,
Jeune Lorette. En s’appuyant une fois de plus sur la s’étend jusqu’aux Grands Lacs et à la vallée de l’Ohio.
Proclamation royale, ils demandent que les colons En plus de vouloir couper l’élan expansionniste des
installés sur les terres indiennes se retirent. Il ne s’agit treize colonies américaines vers l’Ouest, on souhaite
pas d’un cas isolé puisque le 12 janvier 1798, «les que ce territoire passe sous la coupe directe de Londres
Hurons adressaient à nouveau une pétition à Robert (par opposition à une gestion par les Amérindiens
Prescott, lieutenant-gouverneur de la province du Bas- eux-mêmes). À ce titre, «en raison de leur lien avec la
Canada, pour récupérer leur seigneurie. Ils estimaient géopolitique nord-américaine, l’année 1774 est aussi
s’en être injustement fait déposséder par les Jésuites, significative pour les Sept-Nations du Canada car elle se
dont ils dénonçaient les ambitions et les fourberies termine sur un nouveau chapitre de l’histoire coloniale,
[…].43» La fédération des Sept-Nations soutenait les celui de la rupture du monopole de la Couronne
revendications huronnes qui s’apparentaient de près à britannique en Amérique du Nord, provoquée par le
projet d’émancipation des colonies américaines.45» À
41 Ibid., p. 112.
Gohier, op.cit., p. 124.
Sawaya, Les Sept-Nations du Canada, p. 3.
P. 26
Le Prométhée
Parution no. 2
bien des égards, les Amérindiens auront un rôle actif ont l’impression d’avoir combattu en vain aux côtés
dans ce nouveau chapitre de l’histoire de la colonie, que des Britanniques pour défendre des terres qui, en fin de
ce soit d’un point de vue militaire ou pour la défense compte, ne leur appartiennent pas réellement.
de leur souveraineté sur leurs propres territoires.
Lorsque la Révolution américaine prend fin, les
a. La guerre d’Indépendance américaine et la autorités britanniques sont bien loin de s’empresser à
tenir leurs promesses quant à la protection des terres
participation des Amérindiens
amérindiennes. Ainsi, «bon nombre d’autres groupes
Les Amérindiens des Sept-Nations sont des combattants combattirent aux côtés des Britanniques et on ne tint
de l’Empire britannique depuis le traité de Kahnawake malgré cela aucun compte de leurs droits lors des
de 1760. Pour s’assurer l’entière collaboration négociations du traité de Paris en 1783, lorsqu’on
des Amérindiens en cas de conflits militaires, les céda les terres indiennes dans la vallée de l’Ohio aux
autorités britanniques ont dû faire un certain nombre Américains.49» Si les Amérindiens ne sont pas inclus
de concessions, du moins en théorie: lorsqu’on les dans le traité, ils constituent un facteur de négociation
appela à combattre, les autorités britanniques leur ont important entre les parties. Pour calmer la colère des
renouvelé les promesses concernant la protection de Amérindiens, le commandant Frederick Haldimand
leurs terres46. À cet égard, la guerre d’Indépendance offre des terres du Haut-Canada aux Iroquois alliés des
américaine (1775-1783) aura une influence certaine sur Britanniques.
les relations entre les Britanniques et les Amérindiens, Malgré la fin de la guerre d’Indépendance, les relations
en particulier ceux des Grands Lacs et de la Nouvelle- entre les Américains et les Britanniques au sujet des
Écosse. Contrairement aux Américains, «the British Amérindiens demeurent tout de même tendues. En ce
were more eager for Indian support in the early stages sens, les Britanniques n’hésitent pas à exploiter des
of the war and they placed much pressure on the Indians postes du côté américain de la frontière, notamment à
of Canada to declare themselves for the British and to Niagara et à Détroit. La manœuvre avait pour objectif
provide warriors to repulse the American invasion of de créer une zone tampon occupée par les Autochtones
entre l’Amérique du Nord britannique et les colonies
Canada.47»
américaines. Les Américains n’ont cependant pas tardé
En 1779, les Micmacs, qui appuyaient au à répliquer et «[…] entreprirent de déloger les tribus
commencement du conflit la cause américaine, signent vivant dans la vallée de l’Ohio, qui se défendirent
finalement un traité de neutralité en échange du respect contre l’intrusion, jusqu’à ce que les Britanniques ne
de leurs droits de chasse et de pêche. Cependant, le les abandonnent à nouveau en 1794, lors de la bataille
non-respect des promesses faites par les autorités de Fallen Timbers.50» Le traité de Jay de 1796 rend
britanniques n’a pas tardé à soulever la colère des finalement les postes de l’Ouest aux Américains, avec
Amérindiens. En effet, en 1781, les Iroquois du Lac- la garantie pour les Britanniques que les Amérindiens
des-deux-Montagnes protestent vivement contre auront le droit de traverser librement la frontière
l’usurpation de leurs terres: «Les Iroquois voulaient internationale.
louer leurs terres à des habitants pour qu’ils y fassent
paître leurs troupeaux, mais ne s’entendaient pas Pendant un temps, la gestion des terres
avec ceux-ci sur les prix. On soumit le différend à supplante les objectifs militaires comme question
l’arbitrage du missionnaire sulpicien dont la décision prioritaire dans les Affaires indiennes. En ce sens, dès
fut défavorable aux Amérindiens auxquels il niait la 1800, on transfère les responsabilités concernant les
possession de ces terres.48» À bien des égards, les Affaires indiennes des militaires aux dirigeants civils.
Amérindiens se sentent lésés, et à juste titre puisqu’ils Mais cette période de paix postrévolutionnaire n’est
46
Delâge et Sawaya, Les traités des Sept-Feux avec les
Britanniques, p. 197.
47
J.R. Miller, Sweet Promises : A Reader on Idian-White
Relations in Canada. Toronto, University of Toronto Press,
1991, p. 94.
48
Delâge et Sawaya, op. cit., p 197.
49
Archives nationales du Canada, Peuples autochtones et
archives : Bref historique des relations entre Autochtones et Européens au Canada, Ottawa, Archives nationale du Canada, 1997,
p. 10.
50 Ibid.
Parution no. 2
Le Prométhée
cependant pas synonyme d’un retour au calme pour
l’ensemble des Amérindiens. En effet: «with the coming
of peace, the Iroquois painstakingly tried to recapture
and rebuild what they had once known. They succeeded
only partially, for peace brought also land speculators
and white settlers in droves, gobblig up Iroquoia by the
millions of acres. The White man’s gain was, inevitably,
the Indian’s loss.51»
b. La guerre de 1812 et la fin des grandes alliances
militaires
Le début des guerres napoléoniennes en Europe
met en branle une nouvelle vague de tensions entre
les Britanniques et les Américains dans le Nouveau
Monde, tensions qui auront des conséquences néfastes
sur les Amérindiens. Lorsque la guerre de 1812 éclate,
le Département des affaires indiennes a atteint son
sommet d’activité; «on comptait alors une centaine
d’employés pour le Haut et le Bas-Canada, et le coût
des présents annuels dépassait les 325 000 livres par
an.52» Plus que jamais, le Département joue un rôle
primordial d’intermédiaire entre les Amérindiens et les
autorités coloniales.
Lorsque vint le temps de recruter les Amérindiens
pour combattre contre les Américains, les Britanniques
eurent, dans une certaine mesure, la tâche facile. En effet,
« the western tribes, in particular, had never ceased to
hate the Americans. They had refuse to lay down their
arms when the white men had stopped fighting in 1783,
preferring to carry on an unequal struggle to preserve
the Ohio as the boundary of the Indian territory until
they were finally defeated […] in 1795.53» C’est dans
cette même optique que certaines tribus amérindiennes,
sous les ordres de Tecumseh, ont pris les armes pour
combattre aux côtés des Américains54. Cet enthousiasme
n’est toutefois pas partagé par l’ensemble des tribus
amérindiennes, largement réticentes à l’idée de
s’impliquer dans les hostilités. Pour les Britanniques,
cependant, prendre les armes avec les Amérindiens
n’est pas toujours chose facile. En ce sens, bon nombre
de Britanniques considèrent que les Amérindiens, bien
que leurs services aient été utiles à Michillimakinac,
51
Miller, op. cit., p. 103.
52
Gohier, « Les politiques coloniales et anglaises à
l’égard des Autochtones », p. 125.
53
Miller, op. cit., p. 106.
54
Archives nationales du Canada, op.cit., p. 10.
P. 27
Browstown et Detroit, étaient des soldats largement
insatisfaisants, dépourvus de discipline, manquant de
ténacité et très facilement découragés par l’échec55.
Les Britanniques s’associent donc aux Amérindiens
davantage par nécessité que par plaisir.
Une réalité importante ne peut être passée sous
silence: «Après la guerre de 1812-1814, l’importance
stratégique des Autochtones décline rapidement sur la
scène nord-américaine. Les relations entre la GrandeBretagne et les États-Unis entrent dans une phase moins
agitée. Pour les Autochtones du Québec, une nouvelle
ère pointe à l’horizon.56» En effet, il résulte de la fin
de la guerre une diminution de la portée des alliances
militaires entre les Amérindiens et les Britanniques.
À bien des égards, la hausse démographique du HautCanada entraine un empiètement sur les terres occupées
par les Amérindiens, qui sont de plus en plus considérés
comme un obstacle à la colonisation européenne57.
Désormais, on souhaite plus que tout civiliser les
Amérindiens par l’apprentissage de l’agriculture et du
christianisme. Dans ce domaine, la politique américaine
eut une grande influence sur la politique canadienne: on
permet l’acquisition de terres par les Amérindiens en
échange des avantages réputés de la civilisation et de la
religion européennes58.
c. Les Rébellions de 1837-1838 et la loyauté des
Amérindiens
Le climat de tensions qui règne dans le BasCanada pendant la décennie 1830 ne sera pas sans
répercussions pour les peuples amérindiens. De prime
abord, lorsque les Rébellions patriotes de 1837-1838
éclatent, les Amérindiens sont considérés comme
foncièrement loyaux à la Couronne britannique. En
ce sens, l’historiographie traditionnelle a longtemps
qualifié cette coopération de naturelle, estimant que
les autochtones s’étaient «loyalement» rangés du côté
des plus forts59. Du fait que leur discours comporte une
tangente antimonarchique, une victoire des Patriotes
55
Miller, op. cit., p. 111.
56
Alain Beaulieu, Les Autochtones du Québec, p. 60.
57
Archives nationales du Canada, op. cit., p. 10.
58 Ibid.
59
David Dumouchel, « Au temps de la rébellion – les Iroquois se sont alliés à l’armée britannique », Le Devoir [En ligne],
22 mai 2010, http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/289401/au-temps-de-la-rebellion-les-iroquois-se-sont-alliesa-l-armee-britannique (page consultée le 3 décembre 2014).
P. 28
Le Prométhée
Parution no. 2
entrainerait inévitablement la fin des liens entre les – Les Iroquois se sont alliés à l’armée britannique»:
Amérindiens et le gouvernement de Londres. Le
spectre d’une éventuelle annexion aux États-Unis, où
Le message est alors clair: nous ne prenons
la situation des Amérindiens est guère d’enviable, est
ni pour les uns ni pour les autres, mais nous
aussi de très mauvais augure pour les Amérindiens qui
répondrons si vous nous attaquez, analyse
résident sur le territoire du Bas-Canada.
Matthieu Sossoyan. Kanesatake ne veut pas
participer au conflit; je crois qu’il en va de même
Cependant, il ne faut pas surestimer la profondeur
à Kahnawake.” Toutefois, l’automne de 1837
de l’attachement des Amérindiens à la Couronne
connaît une multiplication des rumeurs d’attaque,
britannique. En effet, «à cette époque, les Iroquois du
ce qui contribue à renforcer “la perception selon
Bas-Canada étaient en effet beaucoup «plus proches
laquelle les «gens de Papineau» sont dangereux.
des francophones que des anglophones», raconte Pierre
Certains Iroquois pensent même que les Patriotes
Trudel: “Les missionnaires parlaient français, plusieurs
viendront tout raser, chiens, vaches et cochons
autochtones étaient mariés à des francophones et des
inclus63!
liens importants — quoique souvent tendus — existaient
entre les différentes communautés.”60» On ne peut
Malgré le désir des Iroquois de demeurer
toutefois nier qu’un certain nombre de tensions existent relativement
neutre dans le conflit, il n’en reste pas
entre les francophones et les tribus amérindiennes,
notamment à ce qui a trait à la gestion du territoire. moins que leur crainte des Patriotes est bien réelle
Aussi, le discours égalitaire des Patriotes, largement et qu’elle vient compliquer la donne. Au fil des
semblable à celui de la campagne d’indépendance développements, il devient clair que les relations entre
américaine, rappelle aux Amérindiens que l’appétit des les Iroquois et les Patriotes sont tendues. De surcroît,
colons pour la terre est beaucoup plus grand que celui le contexte de suspicion et de peur dans lequel les
gens de Kahnawake sont venus à être plus conscients
de la monarchie britannique61.
des Rébellions a conduit à la formation d’un climat de
Lorsque les confrontations armées débutent profonde méfiance entre les habitants de Kahnawake et
64
en 1837, bon nombre d’Amérindiens, notamment les les Patriotes .
Iroquois de Kahnawake (Mission Saint-FrançoisXavier du Sault-Saint-Louis fondée en 1667 en face
de Montréal) semblent montrer un intérêt restreint
pour le conflit qui se profile entre les Patriotes et les
Britanniques. À bien des égards, «in the fall of 1837,
the people of Kahnawake seemed to be concerned
hardly with the start of the “Troubles”: sources seem to
indicate that they were mostly interested in their harvests
as well as their upcoming winter hunting trips.62» Les
Iroquois de Kahnawake ne ressentent pas l’urgence de
prêter main-forte aux troupes britanniques, préférant
plutôt continuer les préparatifs en prévision de l’hiver.
Certains chefs iroquois refusent même de prendre
parti dans le conflit, bien que les Patriotes cherchent
sans cesse à avoir leur appui. Comme le soulève David
Dumouchel dans son article «Au temps de la rébellion
Si la répression britannique entraine une défaite
des partisans des Rébellions en décembre 1837, le
mouvement patriote, loin d’être complètement éteint,
se soulève pour une seconde fois à l’automne 1838. En
effet, «on 3 November 1838, Patriote leader Robert
Nelson arrived in Napierville and issued a declaration
of independence. In an attempt to obtain Native support,
Nelson claimed that the “Indians shall no longer be
under any civil disqualification, but shall enjoy the
same rights as all other citizens of Lower Canada”.65»
Ainsi, les Patriotes cherchent toujours l’appui des
Amérindiens dans leur bataille contre les Britanniques,
allant même jusqu’à faire miroiter l’idée de leur donner
les mêmes droits que les autres citoyens blancs de la
colonie.
60 Ibid.
61 Ibid.
62
Matthieu Sossoyan, The Kahnawake Iroquois and the
Lower-Canadian Rebellions, 1837-1838, Thèse de Ph.D. (anthropologie), Université McGill, 1999, p. 32.
63
Dumouchel, loc. cit.
64 Ibid., p. 34.
65 Ibid., p. 43.
Parution no. 2
Le Prométhée
P. 29
Cela dit, d’un côté comme de l’autre, il existe aboli ou fusionné avec l’armée, le Département devait
un certain nombre de réticences, certes justifiables, à constamment justifier son existence en invoquant la
s’associer à l’autre partie:
“particularité” des Amérindiens : leur besoin d’être
protégés à titre d’alliés ou en tant que sujets incapables
«With many Iroquois men gone on their annual
de défendre leurs intérêts.69» En 1828, le surintendant
winter hunting trips, the people of Kahnawake
général des Affaires indiennes, le colonel Henry
became exposed to threats and this rapidly
Charles Darling, va même jusqu’à affirmer qu’il est
damaged their trust for the Patriotes. Possibly
du devoir de la Couronne britannique de les protéger
fearing that Indians might be employed against
et de mettre sur pied des mesures pour accroître non
them by the government, the threatening insurgents
seulement leur condition morale, mais aussi pour leur
may have simply intended to frighten the Iroquois
permettre d’acquérir les mêmes droits que les citoyens
66
into staying out of the insurrections. »
britanniques de la colonie70.
Or, bon gré, mal gré, les Amérindiens ont joué
un rôle prépondérant dans le mouvement patriote. Bien
que les Iroquois, et plus largement les Amérindiens, du
Bas-Canada aient majoritairement refusé de prendre les
armes aux côtés des Patriotes, il faut néanmoins souligner
que leur loyauté envers les autorités britanniques est
davantage stratégique qu’autre chose. Une fois de
plus, la question du territoire se trouve à l’épicentre
des décisions prises par les tribus amérindiennes de
la province. Avant d’être loyaux envers la Couronne
britannique, les Amérindiens sont d’abord et avant tout
loyaux envers eux-mêmes; ils ont des terres à protéger67
et, entre deux maux, ils ont choisi le moindre.
2.2 La politique et l’administration des Affaires indiennes (1820-1867)
Les années 1820 marquent le début d’une nouvelle
vision des rapports avec les Amérindiens. Si les peuples
amérindiens étaient auparavant considérés comme une
force guerrière forte utile en cas de conflits, on souhaite
désormais leur protection. Ce désir de protection a
cependant pour but de civiliser les Amérindiens, d’en
faire des gens moralement plus évolués. Cependant,
à cette époque, et ce jusqu’en 1860, «les politiques
étaient davantage négociées qu’imposées les chefs et
les conseils de bande, et pas seulement les responsables
du gouvernement, déterminaient l’ampleur et le
rythme des changements.68» Mais si le Département
des Affaires indiennes s’intéresse tant au sort des
Amérindiens, c’est d’abord et avant tout pour des
raisons pragmatiques: «Régulièrement menacé d’être
66 Ibid., p. 62.
67
Dumouchel, loc. cit.
68
Archives nationales du Canada, op. cit., p. 11.
À cette nouvelle mentalité s’ajoute l’expansion
coloniale sans cesse grandissante. La rareté des bonnes
terres agricoles dans la vallée du Saint-Laurent,
causée par la pression démographique, occasionne un
empiètement sur les lots octroyés aux XVIIe et XVIIIe
siècles pour l’établissement des missions indiennes71.
Pour tenter de contrer le phénomène, les Amérindiens
du Bas-Canada, avec les Algonquins et les Népissingues
de la mission du Lac-des-Deux-Montagnes, se lancent
dans un mouvement pétitionnaire d’envergure.
Dans les premières pétitions, «[…] ils demandent
surtout la protection de leurs terres de chasse et des
compensations pour celles qu’ils ont perdues au
profit des colons et de l’industrie forestière.72» Les
Amérindiens tiendront un discours semblable jusqu’au
milieu des années 1830. Mais dès la fin de la décennie,
les Amérindiens prennent conscience de la nécessité de
modifier leur propre discours pour se coller au discours
colonial. De ce fait, en 1839, pour la première fois, les
Algonquins et les Népissingues sont prêts à renoncer
à l’ensemble de leurs territoires de chasse (excluant
un site pour s’établir) en échange d’une compensation
annuelle semblable à celle versée aux nations du HautCanada qui avaient cédé leurs territoires de chasse au
gouvernement.73 À bien des égards, les Amérindiens
voient dans la sédentarisation une manière de préserver
leur culture, du moins en partie.
69
Gohier, op. cit., p. 124.
70 Ibid., p. 126.
71
Alain Beaulieu, « La création des réserves indiennes au
Québec », dans Alain Beaulieu, Stéphan Gervais et Martin Papillon (dir.), Les Autochtones et le Québec, des premiers contacts au
Plan Nord. Montréal, PUM, 2013, p. 137.
72 Ibid., p. 139.
73 Ibid., p. 140.
P. 30
Le Prométhée
Dans les années 1840, l’image stéréotypée de
l’Amérindien «non civilisé» devient de plus en plus
répandue. Ce phénomène est en grande partie dû aux
commissions d’enquête menée par le Département
des Affaires indiennes. En ce sens, la commission
Bagot (1845) conclu que les Amérindiens du BasCanada «[…] qui étaient pourtant en contact avec
des missionnaires catholiques depuis plus de 200 ans,
n’étaient encore qu’“à demi civilisés”, ce qui les rendait
“indolents à l’excès, intempérants, soupçonneux,
artificieux, avides et adonnés aux mensonges et à
la fraude”.74» Par le biais de ces commissions, le
Département cherche toujours à justifier son existence
auprès du gouvernement de Londres. Le passage d’un
gouvernement tory à un gouvernement whig à Londres
en 1846 marque cependant un tournant significatif dans
l’environnement politique colonial. Avec la mise en
place du gouvernement responsable en 1848, la colonie
dispose désormais d’une plus grande latitude sur la
question des affaires indiennes.
Dès 1850, le pouvoir colonial n’hésite pas à
préciser les contours de sa politique indienne en adoptant
l’Acte pour mieux protéger les terres et les propriétés des
Sauvages dans le Bas-Canada. Cette nouvelle politique
avait pour objectif principal de lever l’ambiguïté quant
au statut légal des terres concédées aux Amérindiens
pendant le Régime français. Cependant, «au lieu de
leur donner les moyens d’assumer directement leur
défense devant les tribunaux, la loi de 1850 officialisait
plutôt leur statut de mineurs aux yeux de loi, les privant
de tout rôle dans l’administration de leurs terres.75»
L’Acte donnait aussi une première ébauche de l’identité
juridique indienne, c’est-à-dire qu’il donnait une série
de critères permettant de distinguer les «Sauvages»
(ceux qui peuvent vivre dans les réserves) des autres.
En 1851, pour répondre aux nombreuses pétitions
des Amérindiens, le Parlement du Canada-Uni adopte
l’Acte pour mettre à part certaines étendues de terre
pour l’usage de certaines tribus de Sauvages dans le
Bas-Canada. Cette nouvelle loi, qui réservait 230 000
acres de territoires à l’usage exclusif des Amérindiens,
avait pour objectif, entre autres, de favoriser la
sédentarisation et le développement d’une économie
74
Gohier, op. cit., p. 128-129.
75
Beaulieu, « La création des réserves indiennes au Québec », p. 144.
Parution no. 2
agricole.76 Le partage officiel des terres eut lieu en 1853:
les Algonquins, les Népissingues, les Atikamekws et
les Montagnais du Saguenay-Lac-Saint-Jean et de la
Haute-Côte-Nord héritent de 65 % de territoire et le
reste est partagé entre les Amérindiens de la vallée du
Saint-Laurent77. Les lois de 1850 et 1851 marquent non
seulement l’acte de naissance des réserves modernes
au Québec, «elles sont l’expression d’un déplacement
de la logique coloniale, qui ne s’exerce plus à partir
de Londres sur un territoire éloigné, mais à partir
de l’intérieur de la colonie sur des populations qui
sont marginalisées dans le nouvel ordre juridique et
politique.78»
En 1857, la Commission Pennefather met
en lumière la contradiction qui existait entre une
politique visant à installer les Amérindiens dans des
réserves éloignées et l’objectif avoué de les convertir
aux usages de la civilisation européenne79. De cette
constatation découle l’adoption d’une nouvelle loi :
l’Acte pour encourager la civilisation graduelle des
tribus sauvages dans les Canadas. En plus de marquer
la volonté des autorités coloniales d’étendre leur
champ de compétence dans les Affaires indiennes,
«elle officialisait et formalisait, pour la première fois,
le statut juridique inférieur des Autochtones, qui,
pour s’émanciper, devaient prouver leur capacité à
s’intégrer dans la société coloniale.80» Désormais, les
Amérindiens, devenus des citoyens «semi-étrangers»,
ne se définissent plus par les présents reçus de
Londres annuellement, mais par la tutelle légale que
le gouvernement colonial exerce sur eux. Chez les
Amérindiens, cette nouvelle loi est perçue comme
une attaque en règle contre leur culture, voire une
tentative de «subversion» destinée à faire éclater leurs
communautés de l’intérieur81.
En mettant sur pied toutes ces mesures pour
civiliser les «Sauvages», le gouvernement colonial
avait un but ultime: montrer à Londres qu’il pouvait
gérer lui-même l’ensemble de ses affaires internes.
76
Beaulieu, Les Autochtones du Québec, p. 66.
77 Ibid.
78
Beaulieu, « La création des réserves indiennes au Québec », p. 146.
79
Archives nationales du Canada, op. cit., p. 15.
80
Beaulieu, « La création des réserves indiennes au Québec », p. 147.
81
Beaulieu, Les Autochtones du Québec, p. 71-72.
Parution no. 2
Le Prométhée
L’objectif est finalement atteint en 1860, année où
le Canada-Uni se voit confier officiellement l’entière
gestion des Affaires indiennes dans la colonie. Pendant
la décennie 1860, et même au-delà, libéré des entraves
de la métropole anglaise, «le gouvernement allait se
charger de parfaire les mécanismes d’assimilation
mis en œuvre avant la Confédération, réduisant
considérablement ainsi la capacité des peuples
autochtones à gérer leurs propres affaires.82»
Finalement, les rapports de tension qui existaient au
sein des nations amérindiennes avant la Conquête
ont eu des répercussions minimes, certes, dans les
relations entretenues avec les autorités coloniales tout
au long du Régime britannique. Pour mener à bien
leur rêve d’empire, les Britanniques ont considéré
les Amérindiens comme «[…] les principaux
intermédiaires dans le commerce des fourrures, de plus
ils pouvaient représenter un appui militaire de taille
lors des conflits entre puissances coloniales rivales.83»
Dans la logique de l’indirect rule, les autorités
britanniques ont cherché, par divers stratagèmes,
d’obtenir la loyauté et la confiance des Amérindiens.
Cependant, la stratégie politique des occupants à
leur égard ne fut pas toujours à leur avantage. En ce
sens, la vision unilatéraliste des alliances conclues a
eu des répercussions draconiennes sur l’occupation
territoriale de ces peuples. Si les Amérindiens
souhaitaient s’allier aux dirigeants, c’était d’abord et
avant tout pour légitimer et protéger leur liberté de
religion et leurs droits de possession sur les terres des
villages et territoires de chasse. En effet, «que ce soit à
travers la négociation d’alliances ou de traités […] les
politiques coloniales européennes, puis canadiennes,
ont façonné l’identité et le rapport au territoire des
peuples autochtones.84»
P. 31
contemporaines. Ces dernières ont mené, entre autres,
le gouvernement à adopter la loi sur les Indiens en 1876
reflétant l’importance accordée à la gestion des terres, à
l’appartenance aux Premières nations, à l’administration
locale et, enfin, à l’assimilation des Autochtones
du Canada. Le statut d’Indien, l’appartenance aux
bandes et leur administration, la fiscalité, les terres et
les ressources, la gestion de l’argent des Indiens, les
testaments et les successions et, enfin, l’éducation sont
régis par cette loi85.
Les droits accordés par cette loi, aussi imparfaits soientils, ne sont pas toujours facilement compréhensibles
et justifiables aux yeux de la société non autochtone
contemporaine. Au Québec, plus particulièrement, le
mythe de l’Autochtone qui vit grassement aux crochets
de l’État est tenace et doit être dénoncé86.
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et archives : Bref historique des relations entre
Autochtones et Européens au Canada. Ottawa, Archives
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au Plan Nord. Montréal, PUM, 2013. 405 p.
BEAULIEU, Alain. « La création des réserves indiennes au
Québec ». Alain Beaulieu, Stéphan Gervais et Martin
Papillon (dir.). Les Autochtones et le Québec, des premiers
contacts au Plan Nord. Montréal, PUM, 2013 : 135-151.
DELÂGE, Denys. «Les premières nations et la guerre de
Conquête». Les Cahiers des dix. no 63, 2009 : 1-67.
En conclusion, pendant le siècle qui s’écoule entre
la Conquête et la Confédération, il est indéniable
que les rapports de force entre les Amérindiens et
les Britanniques ont considérablement changé, au
désavantage des nations, et que les impacts qui en
découlent ont mené à des revendications territoriales
DELÂGE, Denys et Jean-Pierre SAWAYA. Les traités des SeptFeux avec les Britanniques : droits et pièges d’un héritage
colonial au Québec. Sillery, Septentrion, 2001. 292 p.
82
Archives nationales du Canada, op. cit., p. 15.
83
Tanguay, op. cit., p. 108.
84
Alain Beaulieu, Stéphan Gervais et Martin Papillon
(dir.), Les Autochtones et le Québec, des premiers contacts au
Plan Nord, Montréal, PUM, 2013, p. 21.
85 Mary C Hurley, La Loi sur les Indiens, Direction de la
recherche, Division du droit et du gouvernement, 4 octobre 1999
[En ligne], http://publications.gc.ca/Collection-R/LoPBdP/EB/
prb9923-f.htm (page consultée le 8 décembre 2014).
86
Beaulieu, Gervais et Papillon (dir.), op. cit., p. 24.
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les temps les plus lointains jusqu’à nos jours. Sillery,
Septentrion, 1996. 511 p.
P. 32
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Lorette et l’occupation du territoire : XVIIe-XIXe siècles.
Mémoire de maitrise (histoire), Université Laval, 1998.
142 p.
Parution no. 2
Parution no. 2
Le Prométhée
La toponymie autochtone
au Québec
par Éric Côté
Introduction
La toponymie a pour objet l’étude des noms
de lieux. L’encyclopédie universalis précise qu’elle
constitue l’une des deux branches de l’onomastique ou
étude des noms propres, l’autre étant l’anthroponymie
ou étude des noms propres. Elle comporte plusieurs
catégories, essentiellement: l’oronymie, ou étude des
noms de montagnes, l’hydronymie, ou étude des noms
de cours d’eau, la microtoponymie, ou étude des noms
de lieux-dits, l’odonymie, ou étude des noms de rues1.
P. 33
premiers à parcourir le territoire et à le nommer, la
plupart des lieux du Québec ont été renommés par les
blancs qui les ont colonisés. Les noms qui perdurent
encore aujourd’hui sont ceux qui se sont imposés
malgré une volonté de les remplacer en grand nombre
au début du siècle dernier.
Il existe trois types toponymiques principaux
au Québec. La toponymie descriptive est inspirée
d’une caractéristique inhérente au territoire qu’elle
définit. Celle formée d’après des noms d’hommes,
sert à honorer les exploits de personnages illustres.
Finalement, celle qui est inspirée de croyances,
notamment chrétiennes dans le cas des français
et mythiques pour les autochtones et qui rendent
hommage à une divinité ou à une croyance populaire.
Je donnerai plus tard des exemples de chacune d’entre
L’étude de la toponymie nous renseigne sur les elles et les décrirai plus en profondeur.
rapports entre les hommes et le territoire qu’ils occupent.
Ce texte a donc pour objectif de montrer
Le choix des noms qui sert à identifier les différents
lieux d’un pays est donc un phénomène sociologique l’apport de la culture autochtone dans la toponymie
comme l’indique Albert Dauzat: «La toponymie nous québécoise. Je montrerai les principaux types de
fait mieux comprendre l’âme populaire, ses tendances toponymie présents au Québec et donnerai des
exemples pour chacun d’entre eux. Par la suite,
mystiques ou réalistes, ses moyens d’expression2».
j’expliquerai comment et pourquoi ceux-ci ont été
Trois peuples ont laissé leur trace sur le paysage remplacés progressivement par des appellations
toponymique québécois. L’apport de l’élément français françaises et anglaises en montrant, entre autres, les
représente environ 60 % de toutes les appellations différents problèmes que comportent les toponymes
de la province. Les premiers noms ont commencé autochtones. Finalement, j’approfondirai différents
à s’implanter dès le XVIIe siècle grâce à l’arrivée toponymes utilisés présentement au Québec afin d’en
des missionnaires, des trafiquants de fourrures, des expliquer l’histoire. L’objectif global est de mieux
administrateurs et des colons. Les noms d’origines comprendre l’histoire de la toponymie québécoise en
anglo-saxonnes ne prennent forme qu’après la conquête s’attardant sur son aspect le plus ancien et le moins
de 1760, alors que les britanniques prennent en charge présent, l’apport autochtone.
l’administration de la colonie du Canada. Après une
courte expansion, l’anglomanie régresse depuis le
Héritage autochtone
début du XXe siècle pour faire place aux noms français.
L’héritage toponymique laissé par les
La présence de l’administration anglaise a cependant
autochtones est impressionnant. Parmi les noms de
laissé certaines traces de façon durable et la toponymie
lieux habités, nous pouvons penser à Chicoutimi, à
québécoise est constituée d’environ 20% de noms
Shawinigan, à Québec, à Chibougamau, à Tadoussac, à
anglais. Finalement, les appellations amérindiennes
l’Abitibi, au Saguenay, à Ottawa ou encore à Batiscan.
comptent pour près de 5% de tous les toponymes
Ces noms de lieux sont ceux qui se sont implantés
québécois3. Bien que les autochtones aient été les
les premiers, puisque les autochtones sont les plus
anciens habitants du Québec. Il est cependant difficile
1
Marianne Mulon, « Toponymie », Encyclopédie Universalis, http://www.universalis.fr/auteurs/Mariannemulon/ (Page
de connaître l’époque où ces noms ont été donnés
consultée le 15 novembre 2013).
puisque les autochtones n’ont laissé aucune trace. Le
2
Albert Dauzat, La toponymie française, Paris, Payot,
1960, p. 28.
3
Jean Poirier, Regard sur les noms des lieux, Direction
générale des publications gouvernementales, Ministère des Communications, Québec, 1982, p. 15.
P. 34
Le Prométhée
Parution no. 2
meilleur moyen pour obtenir de l’information est de
recourir aux récits de voyage des premiers explorateurs
européens afin de connaître le nom des lieux qui étaient
utilisés avant leur arrivée. En comparant les récits de
différentes époques, il peut être constaté que ces noms
ont changé pour diverses raisons. Notamment le fait
que les autochtones étaient nomades ou qu’ils faisaient
la guerre pour des questions territoriales.
la distinction entre eau et lac, l’Algonkin employait
les éléments gami et gama, le Micmac, goateg, le
Montagnais, kami, l’Abénaquis, magog, etc. Le second
élément, le déterminant, se plaçant devant le premier, a
bien souvent rapport à une particularité du lac. Il en est
ainsi pour Kénogami (Algonkin) lac Long, Témiscouata
(micmac) lac profond, Memphrémagog (Abénaquis)
grand Lac4. »
Quand Jacques Cartier (1491-1557) est venu
naviguer sur le Saint-Laurent pour en faire l’exploration,
il était accompagné de deux autochtones d’origine
iroquoise qu’il avait fait enlever à Percé et transporter
dans son bateau. Ceux-ci lui indiquèrent le nom des
différents endroits qu’ils parcouraient. L’endroit
aujourd’hui connu sous le nom de Québec s’appelait
alors Stadaconé. Par contre, lorsque Champlain a suivi
le même chemin 60 ans plus tard, le lieu s’appelait
maintenant Québec et le peuple qui y vivait n’était
plus iroquois. La même chose s’est produite à Gaspé:
les iroquois l’appelaient Honguédo alors que les
Algonquins, qui avaient pris leur place, l’ont nommé
Gaspay. Cela démontre que les lieux étaient nommés
différemment selon l’époque ou encore selon le fait
qu’un nouveau peuple y habitait. Il importe donc de
comprendre que la catégorie de nom topologique
d’origine autochtone est elle-même décomposable en
différentes familles de langues.
Toponymie descriptive et mythique
Les trois types de toponymie les plus courants
sont les descriptives, celles qui sont nommées d’après
un nom d’homme et celles qui expriment une croyance.
Cette règle s’applique également en ce qui concerne les
autochtones, bien que les lieux nommés d’après un nom
d’homme soient quasi inexistants. En effet, la plupart
des lieux autochtones ont une origine descriptive. Nous
en connaissons le sens grâce au travail des missionnaires
qui ont côtoyé les autochtones au XVIIe siècle.
Familles Linguistiques
Les autochtones du Québec se répartissent dans
deux familles de langues distinctes. Celles d’origine
algonquine et celles dont l’origine est iroquoise. La
famille algonquienne comprend les sous-groupes
Algonquins, Montagnais, Ojebwé, Naskapi, MicMac, Abénaquis et Malécite. Le sous-groupe iroquois
comprend pour sa part les langues iroquoises et
huronnes. Finalement, les Inuits possèdent également
une langue qui leur est propre ainsi qu’un territoire bien
défini. Chacun de ces groupes ethniques a laissé sa trace
sur l’empreinte topographique québécoise.
Québec, qui apparaît sur les premières cartes en
1601, signifie détroit en terme algonquien. Le père de
Charlevoix explique ainsi l’origine et la signification
du mot: « Ce fleuve se rétrécit tout à-coup de telle sorte
que, devant Québec il n’y a plus qu’un mille de largeur;
c’est ce qui a fait donner à cet endroit le nom de Québec,
qui en langue algonquine signifie rétrécissement. Les
Abénaquis, dont la langue est un dialecte algonquin, le
nomment Quelibec, qui veut dire ce qui est fermé5 ».
Abitibi, nom donné à une région du nord du
Québec ainsi qu’à un lac et une rivière de cette région,
est un mot d’origine crie qui signifie ligne de partage
des eaux. Il vient des termes Abitaw, le milieu ou la
moitié et nipi pour eau, c’est-à-dire le milieu des eaux.
Cela démontre que les autochtones de la région avaient
une bonne connaissance des lieux, car le lac Abitibi
est justement placé sur la ligne de partage des eaux
du bassin hydrographique du St-Laurent et de la Baie
d’Hudson.
Mistassini est aussi un mot montagnais dont le
Un lieu pouvait donc porter plusieurs noms sous sens est descriptif. Il provient de mistahe et assini qui
différentes langues. Un peuple ne parlant donc pas la veut dire grosse pierre. C’est un trait caractéristique
même langue peut donner un nom qui sonne différent, de cette région puisque le paysage est recouvert de
mais garde la même signification. Jean Poirier donne un
4
Ibid., p. 16.
bon exemple de cette réalité complexe: « Pour désigner 5
Père de Charlevoix, Histoire et description générale de
un lac, si on suppose que l’amérindien pouvait faire la Nouvelle France avec Le journal historique d’un voyage fait
par ordre du Roi, Paris, tome 3, 1744, p. 70.
Parution no. 2
Le Prométhée
gros blocs laissés par les glaciers lors de la dernière
glaciation. La liste des noms de lieux descriptifs est très
longue et comporte de nombreux autres exemples qui
tirent leur sens de ce qui est observable dans la nature.
D’autres toponymes ont pour significations des
animaux de la forêt boréale. Probablement que ceuxci étaient fortement présents sur les lieux nommés.
Mascouche veut dire ourson, Mingan signifie loup et
Mékinac tortue. D’autres localités ont des noms qui
signifient poissons comme Maskinongé, Achigan et
Oka.
Les toponymes d’origines mythiques ou
surnaturelles sont beaucoup moins nombreux, mais
constituent tout de même une catégorie assez bien
représentée sur le territoire québécois. Les plus utilisés
sont Manitou qui signifie esprit, Manto qui signifie
génie, Windigo qui signifie un monstre fabuleux et
Wabano qui signifie sorcier. Chacun de ces toponymes
est utilisé à plusieurs endroits au Québec pour nommer
des lacs, des rivières et des localités. Jean Poirier
explique que pour bien comprendre le sens des noms
d’entités géographiques ayant une origine surnaturelle:
« Il faut se rappeler la mentalité de ces hommes
simples et primitifs. Ces tribus croyaient qu’il y avait
et croient encore qu’il y a des êtres surnaturels dans
les rivières, les lacs, les rapides, les îles et autres traits
géographiques, ces êtres surnaturels apparaissent
surtout sous la forme d’esprits, de monstres de géants,
d’animaux fantastiques, d’êtres anthropophages6 ».
Comme nous l’avons vu, les toponymes
autochtones sont bien présents sur le territoire
québécois. Leur utilisation a cependant régressée sur
les cartes modernes. Nous allons maintenant essayer de
comprendre les différents problèmes qu’ils présentent
pour la cartographie.
Problème de la toponymie autochtone
Les toponymes d’origine autochtones apportent
de nombreux problèmes pour la cartographie. Ces
problèmes ont d’ailleurs constitué de très bons
arguments aux nationalistes canadiens-français qui
voulaient se débarrasser des noms autochtones sur le
territoire québécois.
cueillette des noms de lieux amérindiens ait été faite par
des personnes qui ignoraient les langues autochtones.
Cela a pour résultat que plusieurs noms ont été transcrits
d’une façon où le mot perd le sens original devant
désigner le lieu en question. Par exemple, Chicoutimi
qui signifie jusque-là c’est profond, a été écrite de 40
façons différentes au cours de l’histoire. Selon le père
Albanel, dans son récit de voyage à la mer d’Hudson en
1671-1672, les montagnais prononçaient Tshekutimi,
mot qui vient de tsheku qui veut dire enfin et temiu qui
veut dire c’est profond.7
D’autres fois, le nom a été raccourci en raison
de leur lourdeur, leur longueur ou afin de faciliter la
prononciation. C’est le cas des lacs Quatawamkedgewick,
Kinojeviskaskatik et mazamasquahegon qui sont
devenue les lacs Kedgwick, Kiojévis et Mazana. Un
autre exemple est la rivière Manikouaganistikou qui
est devenue la rivière Manicouagan. Le plus complexe
que nous avons réussi à trouver est sans aucun doute
le portage Kaposhposhchichitichichikapogen qui est
devenu le portage Pieds-brûlants.
Il faut également noter que les autochtones
utilisaient parfois plusieurs termes pour nommer
un même territoire. L’hydrographe J-B Franquelin
notait en 1689: « Les noms sauvages ne font que de
la confusion, parce qu’ils changent très souvent et que
chaque nation comme les lieux et les rivières a sa langue,
ce qui fait qu’une chose a toujours divers noms8. »
Plusieurs formes orales pouvaient donc être utilisées
pour caractériser une même entité géographique.
Le passage de l’oralité à l’écrit pour les
lieux autochtones a donc entraîné de nombreuses
modifications dans le temps, faisant parfois perdre
le sens originel des mots utilisés. Certaines normes
ont été mises en place afin de conserver les termes et
de les mettre par écrit de façon la plus respectueuse
possible. C’est la raison pour laquelle la Commission
de géographie du Québec a établi des règles pour les
transcrire selon la pratique française. Néanmoins, Jean
Poirier juge qu’il est important que: « linguistes et
ethnolinguistes se mettent à la tâche le plus tôt possible
afin de proposer une graphie conforme à la structure
des langues amérindiennes, car il est manifeste que
Le principal problème provient du fait que la 7
6
Poirier, ibid., p. 140.
P. 35
Ibid., p. 133.
8
Jean-Baptiste Franquelin, Texte cité dans Bulletin des
recherches historiques, Lévis, 1895, p. 35.
P. 36
Le Prométhée
Parution no. 2
11
la toponymie québécoise tire son originalité de ces passer à l’état de manie? »
appellations aborigènes9 ».
Cette peur de l’envahisseur a amené les
autorités à légiférer afin de réduire la toponymie
Contact culturel
Plusieurs noms de lieux autochtones ont été d’origine autochtone. L’article 12 de la Commission
éliminés afin d’être remplacés par des noms européens de géographie du Québec écrite en 1917 précise de:
dès les premiers contacts. C’est le cas pour Hochelaga « N’accepter qu’avec réserve les noms géographiques
qui a été évincé par Ville-Marie ou de Métabéroutine formés de mots sauvages et rejeter autant que possible
qui est devenu Trois-Rivières lors de l’établissement ceux de ces noms dont l’orthographe et la prononciation
des Français. Les nombreux contacts culturels entre les sont difficile ou dont la signification est douteuse. »
populations autochtones et les populations européennes
a donné des noms hybrides à plusieurs localités et lieux
géographiques du Québec comme St-Roch de Mékinak
qui signifie tortue, la rivière Batiscan, ChicoutimiNord, etc. D’autres fois, les conquérants ont simplement
traduit le nom autochtone en français comme dans le
cas de la rivière du lièvre qui était appelée Wabozsipi
par les Algonquins. Finalement, et c’est le cas le plus
fréquent, des villes au nom autochtone ont été adaptées
pour mieux correspondre à la langue anglaise ou
française. C’est le cas de Chicoutimi, de Gaspé, de
Chibougamau, de Coaticook, ou bien Natashquan, dont
le nom a été adapté à la langue française pour être plus
facile à prononcer.
Conquête culturelle
bien que certains contacts aient été harmonieux,
il n’en va pas de même à chaque époque. Au contraire,
certains de nos ancêtres ont parfois perçu la topographie
d’origine autochtone comme un envahissement. Cette
affirmation peut sembler incohérente pour quiconque
possède un minimum de connaissance historique,
mais elle se révèle parfaitement dans cette citation:
« Depuis un siècle, de fréquentes explorations ont été
faites. Les Algonquins nous ont abandonné une si riche
succession que nous, leurs légataires universels, en
sommes quelque peu embarrassés. Cette succession se
chiffre par sept à huit mille noms topographiques, pour
ne parler que de ceux qui sont présentement connus10. »
La peur de l’envahissement lui fait ajouter plus loin
« Sommes-nous, dans cette province essentiellement
française, assez saturés de noms géographiques
sauvages, et existe-t-il des raisons majeures pour ne
pas vouloir rompre avec une coutume qui paraît vouloir
9
Poirier, ibid., p. 34.
10
Eugène Rouillard, « L’invasion des noms sauvages »,
Dans Le bulletin du parler français au Canada, vol. 7, 1909, p.
162-170.
Cette politique s’est notamment vue appliquée
lors de la colonisation de l’Abitibi, à l’époque du
retour à la terre prônée par les élites politiques et
religieuses afin de contrer les effets dévastateurs de la
crise économique au sein de la population canadiennefrançaise. La majorité des villes fondées ont été nommées
en l’honneur de généraux Français venus combattre en
Amérique 300 ans plus tôt, évinçant par le fait même
les noms autochtones des nouveaux territoires conquis:
« Et il y a à peine quelques décennies, les noms des
localités de Senneterre, Chapais, Amos et Barraute, en
Abitibi, ont succédé aux termes indigènes Nottaway,
Opémisca, Harricanaw et Natagan12 ».
Toutes ces raisons, bonnes ou mauvaises, font
en sorte qu’après 400 ans de cohabitation avec des
dominations françaises et anglaises, la carte du territoire
québécois, qui avait été entièrement nommée par des
peuples qui l’habitaient depuis plusieurs centaines
d’années, montre maintenant une réalité culturelle qui
laisse une part infime à l’héritage culturel autochtone.
Les noms géographiques amérindiens ont donc fait
l’objet d’une véritable politique d’élimination. Leur
écriture et leur prononciation ne sont pas les seuls
motifs que l’on peut utiliser pour justifier ce choix.
Un nationalisme exacerbé ainsi qu’un sentiment
d’envahissement par ceux qui étaient là les premiers
ont été les canalisateurs d’un mouvement qui a amené
la population, supportée par ses élites, à renommer les
lieux habités de la province du Québec.
Toponymie inuit
Ce travail a surtout porté sur la toponymie
amérindienne jusqu’à maintenant. La réalité évoquée
peut également s’appliquer au peuple Inuit à la différence
que celui-ci a été mis en contact plus tardivement avec
11
12
Ibidem.
Poirier, ibid., p. 131
Parution no. 2
Le Prométhée
P. 37
la Nouvelle-France Marc Lescarbot affirme également
que Québec a une origine autochtone. Il l’écrit en
1609: « noz mariniers se servent le plus souvent des
noms de l’imposition des Sauvages, comme … Kebec,
Bastican…. »14 Comme bien des noms de lieux, Québec
a un sens descriptif qui convient à la situation de la
ville. Le fleuve rétrécit à Québec et semble bouché.
La grande majorité des noms de lieux Inuits sont Le mot signifie rétrécissement en langue algonquine.
descriptifs comme c’est le cas pour les autochtones. Selon le Père de Charlevoix: « Les Abénaquis le
Plusieurs noms de lieux ne sont que la traduction de nomment Quelibec, qui veut dire ce qui est fermé. »15
ce qu’il représente comme la rivière Kuuagaq, le lac
Tasiat, la pointe Nuvuk ou la chute Qurlutuq. Ces mots
sont des répétitions dans les deux langues. D’autres Anticosti
Samuel de Champlain aurait été le premier à
toponymes évoquent la flore et la faune comme l’île
noter
ce
terme sur sa carte de 1603. La carte de Le
Urpilik qui signifie là où il y a des saules nains, l’île
Aivirtuuq qui signifie là où les morses abondent, le Vasseur faisait plutôt mention du nom Natiscosti
lac Mitiq qui signifie canard ou la colline Nanurtuuq pour identifier cette île. La première appellation avait
qui signifie où il y a beaucoup d’ours blancs. Les lieux cependant été faite par Cartier qui l’aurait nommé
peuvent aussi porter des noms qui montrent la relation Nadicousti. Tous ces termes se ressemblent et ont
avec son milieu comme la pointe Upirngivik qui signifie probablement la même origine, ce qui fait déduire
les lieux où l’on passe l’hiver. Ils peuvent finalement à Poirier que: « Une telle origine suggère l’idée que
évoquer des croyances comme la chaîne de montagnes Cartier a recueilli ce nom géographique, comme ceux
des monts Torngat à mi-chemin entre le Québec et le de Canada, Stadaconé, Honguedo et autres, des deux
Amérindiens pris à Gaspé en 1534. Ceci suggère aussi
Labrador qui signifie les esprits maléfiques.
que le nom Nadicousti serait d’origine iroquoise ou
huronne et non pas montagnaise.16 » La signification du
Étude de quelques noms
nous allons maintenant étudier un peu plus terme indien Nadicousti et de son dérivé Anticosti est
en profondeur quelques noms de lieux du territoire mal connue. Lescarbot parle de l’île dans son histoire
québécois. Nous tenterons de couvrir toute la province de la Nouvelle-France, mais n’en donne pas le sens.
et par le fait même, d’utiliser des noms provenant de Plusieurs historiens font venir le mot de Natiscouteck
toutes les cultures autochtones. Étant donné le grand qui signifie où l’on prend l’ours en Montagnais, mais
nombre, nous avons choisi celles qui paraissent le plus cette thèse ne fait pas l’unanimité.
intéressantes et le plus pertinentes pour servir d’exemple
à cette recherche sur la toponymie autochtone sur le Saguenay
territoire québécois. Nous allons aussi apporter une
L’origine du nom de cette rivière ne fait pas
importance particulière aux villes de la Mauricie.
l’unanimité non plus. Certains affirment qu’il signifie
les populations blanches et que, même après ce contact,
il n’a pas subi de colonisation à proprement parlé,
comme ce fut le cas de l’Abitibi. Pour cette raison,
l’utilisation de toponyme inuit est beaucoup plus
présente sur la carte du Nord-du-Québec que ce n’est le
cas pour les toponymes autochtones du Sud.
Québec
Québec est le nom de plusieurs entités et espaces
géographiques. Il a été orthographié pour la première
fois quebecq par Le Vasseur sur une carte qu’il a faite
en 1601. Champlain écrit la forme Quebec dès 1603. Il
écrit dans son récit de voyage en 1608: « ie cherchay lieu
propre pour nostre habitation: mais ie n’en peux trouver
de plus commode, n’y mieux scitué que la pointe de
Quebec, ainsi appelé des Sauvages… »13 L’historien de
13
Samuel De Champlain, « Les voyages fait au grand
fleuve Saint-Laurent, depuis l’année 1608 jusqu’en 1612 », dans
Œuvre de Champlain, tome 1, p. 148.
eau qui sort dans la langue des cris, de Sake qui veut
dire sortir et Nipi qui veut dire eau. Le témoignage du
père R.P. Arnaud lui donne plutôt le sens de la glace est
percée et trouée, dérivée du mot Shagahnen. Le premier
à avoir fait mention de ce mot est Jaques Cartier dans
ses récits de voyage.
14
Marc Lescarbot, « Histoire de la Nouvelle-France »,
Champlain Society, Toronto, vol. 2, (1911), p. 396.
15
Père de Charlevoix, ibid., p. 70.
16
Poirier, ibid., p. 121.
P. 38
Le Prométhée
Parution no. 2
Grand-mère
Batiscan
Grand-mère n’est pas un terme autochtone, bien
entendu, mais ce nom est tout de même intéressant en
raison du fait qu’il s’agit de la traduction de l’ancien
nom autochtone. Un rocher de près de 10 mètres de
haut était situé au centre des chutes de Grand-Mère et
représentait le visage de profil d’une grand-mère. Les
Abénaquis désignaient ce lieu Kokemesna, soit notre
grand-mère alors que les Algonquins l’appelaient
Kokomis, qui signifie ta grand-mère. Il s’agit d’un nom
servant à se repérer sur le territoire. Les blancs n’ont
donc fait que traduire le terme autochtone pour se le
réapproprier.
Le nom de cette rivière a été identifié pour la
première fois par Champlain en 1603. Il écrit à ce sujet:
« Du costé du nord, il y a une rivière qui s’appelle
Batiscan, qui va fort avant en terre, par où quelques
fois les Algoumequins viennent ». Encore une fois,
le terme Batiscan ne fait pas l’unanimité quant à son
origine. Le père Charles Arnaud propose Patiskan qui
voudrait dire os broyé qu’on fait bouillir pour en tirer
la graisse dont on compose le pémikan montagnais. Un
autre missionnaire lui donne le sens de « il fait un faut
pas », alors que Jean Poirier fait mention d’un capitaine
amérindien qui aurait porté ce nom.
Shawinigan
Ce lieu nécessitait un portage afin de monter
plus au nord sur la rivière St-Maurice. Le mot servait
à désigner le type de sentier à emprunter pour atteindre
le sommet des chutes et reprendre la voie navigable. Il
provient d’Achawenikam qui signifie portage anguleux
en algonquin et en cri. Chez les Abénaquis, la forme
Azawonigan signifie portage en pente.
Yamachiche
Ce nom m’intéresse en raison de l’exemple qu’il
procure sur la diversité dont les termes amérindiens
pouvaient être orthographiés. Yamachiche provient de
l’Abénaquis et signifie rivière vaseuse, probablement à
cause de son fond argileux. L’itinéraire toponymique de
la Mauricie, élaboré par le gouvernement du Québec fait
notamment mention, grâce aux actes notariés et autres
documents des graphies de Hyamachiche, Yabmachiche,
Yamachis, Yamachiste, Machiche, Machis, Mashis,
Amachiche, Amachis, Ouamachiche, Ouabmachiche,
Ogmachiche, Ogmachis, Augmachiche, etc.
Rivière windigo
Cette rivière, qui est un affluent du St-Maurice,
a une origine mythique. Le mot Windigo signifie
monstre fabuleux en langue algonquine. Selon le père
Joseph-Étienne Guinard, le Windigo est perçu par les
Attikameks et les Algonquins comme une personne
possédée du mauvais esprit. Il existait un bon nombre
de rivières portant ce nom sur le territoire québécois,
mais seulement quelques-unes ont été conservées dans
la toponymie.
Gaspé
Ce terme est probablement l’évolution du
terme micmac Gespeg, selon le père Pacifique qui lui
donne le sens de bout, fin ou extrémité. Avant de se
nommer Gaspé, le lieu était appelé, par les Iroquois
qui vivaient sur les rives du St-Laurent, Hongnedo tel
que le mentionnent les premiers explorateurs. Ce terme
est moins connu par contre et pourrait vouloir dire
peuplade type.
Conclusion
la toponymie du Québec tient compte de l’apport
culturel des trois peuples qui en sont les fondateurs,
mais d’une façon inéquitable. Au fil du temps, les
autochtones ont vu les noms qu’ils ont choisis pour les
lieux du Québec être fortement remplacés par des mots
d’origines européennes. La difficulté de mettre leur
langue par écrit, le manque d’uniformité, la longueur, la
lourdeur et un certain racisme des blancs qui voulaient
habiter un territoire où le nom des lieux correspondait à
leur culture sont autant de raisons qui ont été invoquées
pour effectuer ces changements.
Les quelques centaines de termes autochtones
qui ont survécu au temps se sont imposés d’eux-mêmes.
Ils constituent une richesse culturelle qu’il importe de
protéger et de connaître. Ce texte avait pour objectif
de mieux comprendre leur fonctionnement et leur
utilité, le sort qu’ils ont subi au contact des blancs et
d’apprendre la signification d’un certain nombre d’entre
eux. Ils reflètent notre passé et contribuent à donner
Parution no. 2
Le Prométhée
P. 39
une belle originalité aux noms des villes du Québec. La Bibliographie
disparition d’un grand nombre de noms est déplorable.
Nous avons le devoir de leur rendre hommage et de BOUCHARD, René. Itinéraire toponymique du chemin du Roy.
Commission de toponymie du Québec, Québec, 1981. 90 p.
nous éloigner de la manière de penser du passé comme
celle d’Eugène Rouillard:
CHAMPLAIN, Samuel De. Les voyages faits au grand fleuve
« Ces noms dont la bizarrerie le dispute au
pittoresque, l’hospitalité la plus large a été
accordée à d’innombrables noms indigènes et
nos cartographes, moins soucieux peut-être de
la tradition que partisan docile de la routine
ont impitoyablement badigeonné leurs cartes
de toutes les teintures primitives qu’ont leur
servait. En ce moment où nous sommes menacés
d’une formidable invasion de noms sauvages,
ne devrait-on pas tenter de nous protéger? Il y
aurait toute une croisade à entreprendre contre
ces milliers de noms barbares17 ».
Saint-Laurent, depuis l’année 1608 jusqu’en 1612. Dans
Œuvre de Champlain, tome 1, p. 148.
CHARLEVOIX, Père de. Histoire et description générale de la
Nouvelle-France avec Le journal historique d’un voyage
fait par ordre du Roi. Paris, tome 3, 1744. p. 70.
DAUZET, Albert. La toponymie française. Paris, Édition Payot,
1960. 335 p.
FRANQUELIN, Jean-Baptiste. Texte cité dans Bulletin des recherches historiques, Lévis, 1895. p. 35.
LESCARBOT, Marc. Histoire de la Nouvelle-France. Champlain
Society, vol. 2, Toronto, 1911. p. 396.
MORISSONNEAU, Christian. Itinéraire toponymique de la Mauricie. Gouvernement du Québec, Ministère de l’Énergie
et des Ressources, Québec, 1980. 172 p.
MULON, MARIANNE. « Toponymie ». Encyclopædia Universalis. [En ligne] http://www.universalis.fr/encyclopedie/
toponymie/ (Page consultée le 15 novembre 2013).
POIRIER, Jean. Regard sur les noms de lieux. Direction générale
des publications gouvernementales. Ministère des Communications, Québec, 1982. 174 p.
ROUILLARD, Eugène. Noms géographiques de la province de
Québec et du Canada. Les éditions des amitiés Franco-Québécoises, Québec, 1999. 141 p.
ROUILLARD, Eugène. « L’invasion des noms sauvages ». Dans
le bulletin du parler français au Canada, vol. 7, 1909. p.
162- 170.
17
Rouillard, ibid., p. 162-170.
P. 40
Le Prométhée
Parution no. 2
William lloyd garrison :
un visionnaire radical
l’impression, mais il a aussi la chance d’écrire quelques
articles et de se voir enseigner les rudiments de l’édition.
Lorsque sa formation se termine en 1825, Garrison se
sent déjà appelé par ce métier2.
Introduction
L’abolition de l’esclavage aux États-Unis a
été rendue possible par des décennies d’efforts menés
par les abolitionnistes et, même si sa contribution a
longtemps été laissée pour compte ou critiquée dans
l’historiographie, l’éditeur de journal William Lloyd
Garrison a joué un rôle prépondérant au sein de ce
mouvement. Sans avoir été le premier à proposer
de faire des esclaves des citoyens à part entière, il a
instigué une lutte qui a suscité un débat public sur
l’esclavage et qui a forcé la nation à cesser d’ignorer la
question. Il a milité activement pendant plus de trentecinq ans pour convaincre les Blancs de l’immoralité
de cette «institution particulière» en illustrant qu’elle
contredisait les valeurs chrétiennes et républicaines si
chères à l’Amérique. Avec son discours très radical
et parfois provocateur, il ne réclamait rien de moins
qu’une vaste réforme morale qui permettrait à sa société
de sortir de l’hypocrisie et du péché.
Il emménage à Boston en 1826 dans l’espoir
de s’y tailler une place en tant qu’éditeur, ce qu’il ne
parvient pas à faire: les trois journaux qu’il lance en
autant d’années se soldent par un échec. Or, son arrivée
à Boston constitue tout de même une étape marquante
puisque c’est à ce moment qu’il rencontre plusieurs
individus qui l’amènent à se positionner contre
l’esclavage. Cette idée fait rapidement son chemin dans
son esprit et il devient animé d’un grand enthousiasme
à la défendre3. En 1829, il se rend à Baltimore pour
éditer le journal The Genius of Universal Emancipation
en collaboration avec Benjamin Lundy4. Cet homme
contribue à l’élaboration des bases théologiques de
l’abolitionnisme de Garrison, mais les croyances que
celui-ci a héritées de sa mère ont aussi une influence
primordiale sur le façonnement de son idéologie. Même
s’il n’est pas un membre en règle de l’Église baptiste,
Garrison est un jeune homme très religieux. Il observe
strictement le sabbat, condamne l’intempérance et le
manque de piété, mémorise des passages bibliques et
estime que les dirigeants des communautés religieuses
sont institués par Dieu5. Il accorde également une grande
autorité à la Bible parce qu’il considère qu’elle contient
toutes les règles nécessaires pour diriger l’humanité
vers le bien. Garrison compte sur les Saintes Écritures
pour tenter d’atteindre sa propre perfection morale6,
tout en transposant cet objectif à un niveau social.
En effet, il estime que l’esclavage est un grand péché
duquel tous sont coupables, autant les propriétaires
d’esclaves que les citoyens des États libres qui acceptent
passivement son existence, et qu’il importe de susciter
une révolution morale pour ramener la nation dans
le droit chemin7. Il croit que cette transformation est
par Julie Bérubé
1. La genèse d’une vocation (1805-1830)
Né en décembre 1805 à Newburyport au
Massachusetts, William Lloyd Garrison voit son
enfance marquée par la pauvreté et l’instabilité. Son
père, un marin alcoolique, abandonne sa famille en
1808, laissant sa mère seule avec trois enfants en bas
âge. Cette dernière parvient à traverser cette épreuve
la tête haute en s’appuyant sur sa foi. Étant une femme
très pieuse, elle transmet son zèle à son fils dès son
plus jeune âge et lui montre à persévérer malgré les
embuches en chérissant les promesses de la providence
divine. Déterminée à lui offrir l’opportunité de se sortir
de la pauvreté, elle cherche à trouver un maître qui
voudra bien prendre son fils pour apprenti. Ses efforts
portent leurs fruits en 1818, car le jeune Garrison entre à
l’atelier d’Ephraim W. Allen, l’éditeur du Newburyport
Herald1 et entame sa longue carrière dans le domaine
du journalisme. Au cours de ses sept années comme
apprenti, il exécute d’abord plusieurs tâches reliées à
1
James Brewer Stewart, « Garrison, William Lloyd »,
dans John A. Garraty et C. Canes Mark (ed.), American National
Biography, New York, Oxford University Press, vol.8 (1999),
p.761.
2
Henry Mayer, All on Fire : William Lloyd Garrison
and the Abolition of Slavery, New York, St. Martin’s Press, 1998,
p.40.
3 Ibid., p.45 et 53.
4
Stewart, op cit., p.762.
5
William L Van Deburg, « William Lloyd Garrison and
the “Pro-Slavery Priesthood” : The Changing Beliefs of An Evangelical Reformer, 1830-1840 », Journal of the American Academy
of Religion, Vol. 43, No. 2 (Jun., 1975), p. 226.
6 Ibid., p. 228.
7 Ibid., p. 224.
Parution no. 2
Le Prométhée
P. 41
possible puisqu’il entretient une vision millénariste8 du
destin de la société.
Le 4 juillet 1829 à la Park Street Church de
Boston, Garrison exhorte les membres de l’American
Colonisation Society à tendre vers ce perfectionnisme.
Dans un des discours publics les plus marquants de
sa carrière, il souligne les contradictions entre la
Déclaration d’indépendance, un texte qu’il respecte
profondément, et l’esclavage en soulevant le malaise
qu’il ressent: «I am ashamed of my country. I am sick
of our unmeaning declamation in praise of liberty and
equality; of our hypocritical cant about the unalienable
rights of man9». Au terme de son allocution, il
invite son auditoire à multiplier les actions afin que
l’esclavage soit graduellement aboli. Quelque temps
après ce discours, il devient toutefois persuadé qu’il
est immoral d’accepter cette idée et il estime que
les esclaves doivent entièrement être libérés le plus
rapidement possible. Cette conviction se consolide
lorsqu’il effectue un séjour de 49 jours derrière les
barreaux en 1830 à Baltimore pour avoir proféré une
série d’insultes contre un marchand d’esclaves dans ses
articles10. À sa sortie de prison, il adhère radicalement
à l’immédiatisme et il est prêt à tout: «I am willing to
be persecuted, imprisoned and bound for advocating plupart, au gradualisme12. Le 1er janvier 1831, Garrison
African rights11».
ne recule devant rien et lance The Liberator, le premier
journal qui prône une fin immédiate et sans équivoque
2. Le libérateur qui voulait se faire entendre
de l’esclavage13. Le tout marque le début d’une longue
(1831-1858)
aventure, car, contrairement aux autres journaux de
À l’automne 1830, Garrison est de retour à Garrison, The Liberator acquiert rapidement une
Boston plus motivé que jamais à publier un journal popularité dans les milieux abolitionnistes.
abolitionniste puisqu’il constate à quel point ses
Dans les premiers mois, l’éditeur doit occuper
concitoyens sont indifférents de la cause qu’il défend.
En fait, l’anti-esclavagisme demeure une idée encore un emploi le jour et produire le journal la nuit, mais
peu répandue dans l’opinion publique et les quelques il est assez vite en mesure de vivre uniquement des
individus qui y sont sensibilisés adhèrent, pour la profits de sa publication14. Il dispose donc de davantage
de temps à consacrer au militantisme et il participe à
8
Croyance eschatologique selon laquelle « la société se la création de la New-England Anti-Slavery Society en
conformera de plus en plus aux normes divines, et que progres- 1832 ainsi que de l’American Anti-Slavery Society en
sivement un âge millénaire de paix et de justice apparaîtra sur la 183315. Au sein de ces groupes d’activistes, il est prêt à
terre. […] À la fin de cette période, le Christ reviendra sur la terre s’associer avec tous, peu importe leur couleur de peau,
[…] [et] le jugement dernier aura lieu ». Wayne Grudem, Théolo- leur dénomination religieuse, et même leur sexe, afin de
gie systématique, France, Éditions Excelsis, 2010, p. 1233-1234.
16
9
William Lloyd Garrison, « Adress to the Colonization défendre «the great cause of human rights ». Garrison
Society », Teaching American history, mise à jour en 2012 [En
ligne], http:// teachingamericanhistory.org/library/document/address-to-the-colonization-society/ (page consultée le 5 avril 2014).
10Mayer, op cit., p. 93.
11 Ibid., p. 94.
12 Ibid., p. 111.
13 Ibid., p. 209.
14 Ibid., p. 113.
15
Stewart, op cit., p.762.
16 Extrait d’une citation de Garrison. Van Deburg, op cit., p. 227
P. 42
Le Prométhée
estime que tous les êtres humains devraient jouir des
mêmes privilèges et que les femmes sont également
en droit de demander d’être émancipées17. Il suggère
toutefois, malgré la légitimité des revendications
féministes, que l’abolition doit demeurer le principal
objectif de leur lutte18. Dans la première moitié des
années 1830, Garrison vit, en quelque sorte, l’âge d’or
de son militantisme. L’abolitionnisme est alors en plein
essor et les sociétés anti-esclavagistes ainsi que les
journaux immédiatistes se multiplient19. Sa popularité
au sein du mouvement l’amène d’ailleurs à être son
porte-parole lors d’un voyage en Grande-Bretagne20 et,
pour couronner cette série de succès, il épouse sa chère
Helen en 183421.
Cela dit, dès 1834, Garrison et ses confrères
abolitionnistes doivent faire face à une opposition
provenant de divers milieux. D’une part, le clergé
protestant, contraint de se prononcer sur l’esclavage
puisque le sujet se fait de plus en plus important sur
la place publique, refuse de condamner «l’institution
particulière». Les baptistes affirment notamment que
leurs frères du Sud sont tout aussi chrétiens que ceux
du Nord. Ils ne veulent pas compromettre les relations
entre les communautés religieuses des deux régions
et ils encouragent leurs membres à ne pas adhérer
aux idées radicales des abolitionnistes22. Face à cela,
Garrison remet en question la confiance qu’il avait en
l’autorité des hommes d’Église et devient intransigeant
à leur égard, les traitant, entre autres, de «blind leaders
of the blind23». Il ne met pas sa foi de côté, mais ses
croyances se font de moins en moins conservatrices.
D’autre part, certains citoyens de Boston
s’opposent avec violence à ceux qui dénoncent
l’esclavage. Plusieurs abolitionnistes sont la cible
d’insultes et voient leurs demeures vandalisées,
17
Lois A. Brown, « Garrison and Emancipatory Feminism
in Nineteenth Century America », dans: James Brewer Stewart
(dir.), William Lloyd Garrison at Two Hundred: History, Legacy
and Memory, New Haven and London, Yale University Press,
2008, p. 46.
18 Ibid., p. 54.
19
En décembre 1835, on compte 36 journaux immédiatistes et plus de 500 sociétés anti-esclavagistes à travers les
États-Unis. Mayer, op cit., p. 209-210.
20 Ibid., p. 125.
21
Stewart, op cit., p.763.
22
Van Deburg, op cit., p. 230.
23 Ibid., p. 231.
Parution no. 2
pendant que Garrison passe à deux doigts de se faire
lyncher par une foule en colère en 183524. Il demeure
difficile de saisir exactement ce qui motive ces actes,
mais l’on peut supposer que la population n’apprécie
guère le danger que représentent les idées de Garrison
pour l’ordre social. En effet, le fait qu’il avance que
tous les êtres humains ont les mêmes droits remet en
question la supériorité des Blancs sur les Noirs, la
structure patriarcale de la société et l’idéologie des
sphères séparées25.
Les difficultés s’aggravent à partir de 1837
lorsque de profondes divisions naissent au sein
même du mouvement abolitionniste. L’idéologie de
Garrison se radicalise et l’amène à croire que toute
forme d’implication politique directe est à proscrire,
une position portée par certains et rejetée par d’autres.
La plupart des membres avaient soutenu Garrison
quelques années plus tôt, quand il s’était mis à critiquer
durement la Constitution en avançant qu’elle cautionne
un éternel compromis sur l’esclavage. Mais désormais,
plusieurs estiment qu’il va trop loin en refusant de
voter26. Garrison justifie cette position en exprimant
son désir de ne pas être impliqué dans un système
politique injuste et inefficace27. Il considère que la lutte
doit être menée par le biais de moyens de persuasion
morale, comme les pétitions et l’argumentation dans
les journaux, plutôt que par les voies politiques28. Ces
conflits mènent au schisme de l’American Anti-Slavery
Society en 1840: les membres radicaux demeurent
fidèles aux idées de Garrison et les plus conservateurs
quittent l’organisation pour fonder le Liberty party29.
24
Mayer, op cit., p. 188 et 203.
25
Le concept des sphères séparées est une idée répandue au XIXe siècle qui veut que les hommes ont leur place dans
la sphère publique et que les femmes doivent oeuvrer dans la
sphère privée. Le tout s’appuie sur une croyance en l’existence
de capacités innées distinctes selon le sexe. James Robert Britton, Reforming America and Its Men : Radical Social Reform
and the Ethics of Antebellum Manhood, Thèse de doctorat (Anglais), University of Miami, p. 25 et 29.
26
Ronald Osborn, « William Lloyd Garrison and the
United States Constitution : The Political Evolution of an American Radical », Journal of Law and Religion, Vol. 24, No. 1
(2008/2009), p. 75.
27
Stewart, op cit., p. 763.
28
Aileen S. Kraditor, Means and Ends in American Abolitionism : Garrison and his Critics on Strategy and Tactics,
1834-1850, New York, Pantheon Books, 1969, p. 134.
29
Osborn, op cit., p. 76.
Parution no. 2
Le Prométhée
Après cette division, Garrison poursuit sa
radicalisation idéologique et demande «nothing less
than a reformation in the religion and a revolution in
the government of the country30». Voyant que le Sud ne
semble pas prêt à coopérer pour mettre fin à l’esclavage,
il propose que les États du Nord se séparent de l’Union
afin de cesser de prendre part à ce péché et pour isoler
économiquement le Sud dans l’espoir que le système
de servitude s’effondre de luimême31. Sur le plan
religieux, la libéralisation des croyances de Garrison se
poursuit après 1840. Il s’inscrit alors en faux contre la
plupart des doctrines qu’il considérait autrefois comme
essentielles. Il en vient même à assumer qu’on le qualifie
d’hérétique, estimant qu’il vaut mieux être perçu ainsi
que d’adhérer à des dogmes qui tolèrent l’esclavage32.
P. 43
3. TANT DE COMPROMIS POUR UN SUCCÈS
PARTIEL (1859-1879)
Les événements qui entourent l’éclatement de la
Guerre civile poussent Garrison à adopter des positions
qu’il n’avait jamais tenues auparavant. En 1859, il choisit
d’abord de mettre de côté ses idées pacifistes, qui soustendent son idéologie depuis plus de trente ans, pour
affirmer que John Brown, cet abolitionniste exécuté pour
avoir tenté de mener une révolte armée, est un martyr36.
Il donne aussi son appui à toute insurrection d’esclaves,
tout en maintenant qu’il ne voudrait pas nécessairement
que l’abolition s’effectue dans la violence. À partir de
1861, il ne s’oppose pas à la guerre puisqu’il voit en
elle une punition divine qui s’abat sur un pays qui a
trop longtemps toléré l’esclavage37. Garrison supporte
également le président Lincoln et l’Union, lui qui
s’était montré méfiant à l’égard des politiciens depuis
1840, qui avait vu en l’affaire Dred Scott38 la preuve
que les esclavagistes se servent de la Constitution pour
contrôler le gouvernement et qui avait condamné les
tentatives de sauver l’Union suite à la sécession du Sud
en 186039. Il change même l’épithète de son journal, qui
était «No union with slaveholders» depuis les années
1840, pour «Proclaim liberty throughout the land, to
all inhabitants thereof40». Les explications proposées
par les historiens pour justifier ce soudain changement
de cap sont nombreuses, mais souvent fondées sur de
vagues suppositions. La plus plausible demeure celle
qui suggère que Garrison fait preuve de pragmatisme et
accepte d’effectuer de grands compromis idéologiques
afin de ne pas laisser passer une occasion unique de
parvenir à l’émancipation41.
Dans les années 1850, les abolitionnistes
militent activement pour rallier les gens des États
libres à l’idée de l’émancipation immédiate en
organisant des conventions, en donnant des séances
d’information ou en diffusant des pamphlets33 puisque
la question de l’esclavage devient finalement un grand
débat public. Malgré l’importance que prend le sujet
sur la scène politique, Garrison persiste à refuser de
s’y impliquer directement, ce qui ne l’empêche pas
d’exprimer son opinion sur les divers enjeux législatifs,
comme le compromis de 1850 ou la Loi sur le KansasNebraska. Le 4 juillet 1854, il va jusqu’à brûler
publiquement une copie de la Loi des esclaves fugitifs
et de la Constitution afin d’illustrer qu’il ne tolère aucun
«compromise […] with tyranny34». Ce genre d’initiative
a mené plusieurs historiens à voir en lui un agitateur qui
cherche inutilement à semer la controverse. Or, d’autres
le perçoivent plutôt comme un visionnaire qui n’aspire
Ce pari s’avère gagnant, car même si l’abolition
qu’à se faire entendre, ce qui s’avère l’hypothèse la
plus juste si l’on considère les propos qu’il tient dans le ne se produit pas entièrement comme il l’aurait
36 Ibid., p. 499.
tout premier numéro de The liberator:
«I am aware, that many object to the severity of
my language; but is there not cause for severity?
[…] I will be as harsh as truth, […] I will not
retreat a single inch – and i will be heard35».
30
Extrait d’une citation de Garrison. Mayer, op cit.,
p. 397.
31
Osborn, op cit., p. 80-81.
32
Van Deburg, op cit., p. 235 et 237
33
Mayer, op cit., p. 385.
34 Extrait d’une citation de Garrison. Osborn, op cit., p. 83.
35
Mayer, op cit., p. 111.
37
Osborn, op cit., p. 84.
38 Dred Scott v. John F.A. Sandford est un jugement de la
cour suprême prononcé en 1857 qui, s’appuyant sur divers articles
de la Constitution, affirme que les Noirs ne sont pas citoyens des
États-Unis et qu’ils sont des biens de propriété. L’interdiction de
l’esclavage dans les nouveaux territoires est donc déclarée inconstitutionnelle, car le droit à a propriété est un droit inaliénable.
The Library of Congress, « Dred Scott v. Sandford: Primary documents in American history », mise à jour le 2 décembre 2013 [En
ligne] http://www.loc.gov/rr/ program/ bib/ourdocs/DredScott.
html (page consultée le 9 avril 2014).
39
Mayer, op cit., p. 472 et 515.
40 Ibid., p. 525.
41 Ibid., p. 520.
P. 44
Le Prométhée
souhaité, soit par une réforme morale plutôt que par
une guerre civile, Garrison atteint son objectif après
plus de trois décennies de lutte et de confrontation.
L’esclavage est officiellement aboli en décembre
1865 lors de l’adoption du treizième amendement à la
Constitution. Dans ces circonstances, Garrison décide
de mettre fin à la publication de The Liberator42 et
de prendre partiellement sa retraite. Il intervient peu
dans la Reconstruction, mais ne cesse toutefois pas
d’exprimer son opinion sur divers sujets en publiant
quelques articles dans d’autres journaux où il dénonce,
notamment, le massacre des Amérindiens des plaines
de l’Ouest et les problèmes de corruption en politique43.
Malgré son âge avancé, Garrison est encore porté par
ce désir de voir sa société être transformée et il se
tourne vers la défense des droits civiques. Il milite pour
l’obtention du droit de vote par les Afro-Américains
jusqu’à ce qu’il leur soit accordé en 1870 et il se
joint ensuite aux groupes qui demandent le suffrage
universel. Il édite le Woman’s Journal pendant quelque
temps, écrit des articles et prononce des discours qui
supportent l’émancipation féminine44.
Bien qu’il s’investisse davantage dans
d’autres causes au cours des dernières années de sa
vie, Garrison n’est pas pour autant insensible au sort
des Noirs. Il demeure inquiet de les voir victimes de
violence, de ségrégation ainsi que de racisme et de
constater l’existence de groupes comme le KKK et la
White League. Il n’est cependant pas surpris par cette
situation qu’il attribue au fait que l’esclavage a été aboli
militairement et non par une volonté de la société de
se repentir pour avoir commis ce péché45. Garrison est
déçu de se rendre compte que le tout fait en sorte que
les anciens esclaves vivent encore dans des conditions
difficiles. Par contre, sa santé fragile ne lui permet
plus de militer avec autant d’ardeur qu’auparavant.
Impuissant, il se réfugie dans sa vie privée et passe
des jours paisibles auprès de ses cinq enfants avant de
s’éteindre à New York en mai 1879 à l’âge de 73 ans46.
42
Stewart, op cit., p. 765.
43
Mayer, op cit., p. 602.
44 Ibid., p. 614.
45 Ibid., p. 616-617.
46
Stewart, op cit.
Parution no. 2
Conclusion
Le rôle crucial joué par William Lloyd
Garrison en tant qu’abolitionniste et comme défenseur
des droits humains a longtemps été occulté dans
l’historiographie. Sa contribution a été peu considérée
avant les années 1960 et lorsque les historiens s’y sont
intéressés, la plupart l’ont critiquée47. Plusieurs ont
même accusé Garrison d’avoir eu une lourde part de
responsabilités dans l’éclatement de la Guerre civile
en affirmant que l’extrémisme de ses propos a suscité
un débat hargneux qui a empêché la nation d’abolir
l’esclavage dans la paix48. Des positions plus nuancées
et moins centrées sur son radicalisme ont émergé
durant les dernières décennies, mais certains critiquent
toujours ses changements idéologiques, lui reprochant
d’être inconstant.
Quoi qu’il en soit, il demeure possible de
croire que Garrison était un visionnaire avant d’être
un radical et que, malgré les nombreuses rectifications
de ses positions, il n’a jamais perdu de vue son
objectif: réformer la société pour libérer des millions
d’individus de la servitude. Le zèle avec lequel il a
défendu sa vision a inspiré certains activistes parmi
ses contemporains. De nos jours, à mesure que son
image est réhabilitée par le travail des historiens et de
ses descendants, il devient un modèle pour ceux qui
luttent encore afin que les Afro-Américains jouissent
d’une pleine égalité au sein de leur société49.
47
Mayer, op cit., p. 631.
48
Stewart, op cit.
49
Lloyd Mckim Garrison, « Garrison at Two Hundred :
The Family, the Legacy and the Question of Garrison’s Relevance in Contemporary America », dans James Brewer Stewart
(dir.), William Lloyd Garrison at Two Hundred: History, Legacy
and Memory, New Haven and London, Yale University Press,
2008, p. 128.
Parution no. 2
Le Prométhée
P. 45
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GRUDEM, Wayne, Théologie systématique, France, Éditions Excelsis, 2010, 1492 p.
KRADITOR, Aileen S. Means and Ends in American Abolitionism: Garrison and his Critics on Strategy and Tactics,
1834-1850. New York, Pantheon Books, 1969, 296 p.
PUB d’Éric, je ne sais qui !!!
Parution no. 2
Le Prométhée
Henry David Thoreau,
écrivain ou philosophe ?
Par Jean-François Veilleux
Au 19e siècle, nombreux sont les écrivains
nés aux États-Unis qui ont su marquer durablement
la littérature nationale américaine, quoique celle-ci
fût assez tardive: James Fenimore Cooper avec Le
dernier des Mohicans (1826), Edgard Allan Poe avec
Les aventures d’Arthur Gordon Pym (1838), Herman
Melville avec son Moby Dick (1851), Harriet Beecher
Stowe avec La Case de l’oncle Tom (1852). Mais
très peu d’écrivains américains peuvent alors mériter
le titre de « philosophe ». Dans ce court essai, nous
procèderons en trois temps afin de démontrer en quoi
l’œuvre de Thoreau peut s’inscrire durablement dans
le corpus philosophico-politique. Tout d’abord, une
chronologie des évènements biographiques de Thoreau
mettra en lumière ses écrits, ses exploits et ses rêves.
Nous avons privilégié le respect du sens irréversible de
la trame temporelle pour mieux inscrire cet auteur dans
son époque et les bouleversements sociaux et politiques
qui l’accompagnent. Ensuite, nous allons survoler en
bref la réception de son œuvre et ses nombreux héritiers.
Puis, une courte réflexion sur l’aspect philosophique de
ses valeurs sera entreprise afin de mieux saisir la nature
de ses idées et l’essence de son discours.
P. 47
indépendance et il resta toute sa vie un individualiste
acharné.»3 Rappelons que dès la fin du 17e siècle, les
Quakers s’opposent activement à l’esclavage et fondent
en 1775 la première société abolitionniste des ÉtatsUnis. En 1790, ils présentent d’ailleurs au Congrès
américain une première pétition pour l’émancipation
des Noirs.4
Dès 1818, la famille Thoreau traverse quelques
années de difficultés financières puis s’installe à
Chelmsford, au Massachusetts, où le père transfère
son commerce (une épicerie).5 Au même moment,
l’Illinois est admis dans l’Union qui compte maintenant
onze États esclavagistes et onze États libres. En 1820,
l’admission prochaine du Missouri dans l’Union
menace d’installer à la Chambre des représentants une
majorité esclavagiste: vote d’un compromis autorisant
l’esclavage au sud du 36e degré, 30 minutes de latitude
Nord. Finalement, le Missouri entre dans l’Union en
1821 alors que la famille Thoreau s’installe à Boston
où Henry David commence à aller en classe à l’âge de
cinq ans.
En visite chez sa grand-mère à Concord en
1822, il découvre l’étang de Walden qui deviendra
plus tard son havre de paix. L’année suivante, James
Monroe formule sa célèbre doctrine: «l’Amérique aux
Américains» (1823). En 1824, grâce au filon de graphite
que vient de découvrir le frère de sa femme, Charles
Dunbar, le père de Thoreau crée une fabrique de crayons
1 - Chronologie d’un poète aventurier!
à Concord. Prédestination pour le jeune intellectuel
Né sous le nom de David Henry Thoreau à ? En 1828, David et son frère aîné John entrent à
Concord (Massachusetts) le 12 juillet 1817, il est l’Académie de Concord, un nouvel établissement qui
aussitôt marqué par le paupérisme de son milieu malgré prépare à l’Université. Ils y apprennent le latin, le grec
ses origines: petits-fils d’un corsaire normand1. Son et le français. Âgé de 11 ans, Henry David y compose
père, John Thoreau (1787-1859), avait épousé Cynthia son premier poème intitulé «Les saisons».6
Dunbar (1787-1872), fille du colonel Elisha Jones,
Déjà en 1826, il existe à ce moment 143 sociétés
riche propriétaire et possesseur d’esclaves, dont les
er
quatorze fils se battirent du côté des Anglais pendant abolitionnistes aux États-Unis (103 dans le Sud). Le 1
la Révolution.2 Selon Pierre Goian, Thoreau serait janvier 1831, le journal abolitionniste The Liberator
aussi l’héritier «d’une ascendance à la fois française est fondé. En novembre, la première insurrection
et écossaise, dans une famille qui unissait la tradition d’esclaves a lieu en Virginie. Jusqu’aux années 1830,
Pierre Gioan, (dir.), Histoire générale des littératures,
puritaine à celle des Quakers. Très tôt il montra son 3
1
Henry David Thoreau, « Je vivais seul, dans les bois »,
Paris, Éditions Gallimard, 1922, 2012, p. 7.
2
Henry David Thoreau, Résister; à la tentation du laisser-faire, au réformisme, à l’esprit commercial des temps modernes, 2011, p.89. Chronologie d’après Laurence Vernet, revue
Europe, juillet-août 1967.
1848-1945 – Tome V, Paris, 1961, p. 110.
4
Cependant, il faut attendre 1808 pour voir une réelle
interdiction d’importer des esclaves aux États-Unis. Henry David
Thoreau, La désobéissance civile, Chronologie de Sylvie Chaput,
1994, p.95.
5
Ibid., p.96.
6 Ibid., p.97.
P. 48
Le Prométhée
les anti-esclavagistes veulent retourner les Noirs en
Afrique! Toutefois, de 1830 à 1840 – apogée du système
esclavagiste – la traite interétatique des esclaves prend
de l’ampleur.7 Mais en 1833, alors qu’à 16 ans Thoreau
entre à l’université Harvard (créée vers 1636) en
bénéficiant d’une bourse, Londres abolit l’esclavage
dans tout son empire.8
Parution no. 2
l’école publique de Concord, il donne rapidement sa
démission parce qu’il refuse de punir les élèves par des
châtiments corporels. Fidèle à lui-même, c’est à cette
époque qu’il change l’ordre de ses prénoms pour se
faire appeler Henry (David) et qu’il commence à tenir
son journal qu’il va poursuivre toute sa vie.11
Constatant la passion pour l’écriture chez
Thoreau, la belle-sœur d’Emerson le présente
au grand homme. Celui-ci est très connu et fait
controverse notamment parce que dès 1838, il «attaque
[publiquement] la religion formelle, niant la valeur des
dogmes et des rites religieux, et prônant l’expérience
spirituelle intuitive et individuelle.»12 Dans son essai
Compensation, Emerson résout le dualisme manichéen
du bien et du mal pour favoriser une philosophie taoïste
où chaque chose n’est que la moitié d’un tout, appelant
l’autre moitié pour la compléter dans une perpétuelle
mais saine opposition de forces.
En 1834, l’écrivain Ralph Waldo Emerson
(1803-1882), philosophe engagé sur la voie du nonconformisme intellectuel, revient de son voyage en
Europe et s’installe à Concord. Pendant ce temps, en
congé de l’université, en 1835, David Henry Thoreau
enseigne quelques mois à Canton, au Massachusetts,
où il habite chez le philosophe et pasteur unitarien
Orestes Brownson (1803-1876). Ce réformateur lui
apprend la langue allemande et l’initie à l’idéalisme
allemand (Kant, Fichte, Schelling, Hegel). Cette annéelà, Thoreau découvre aussi le transcendantalisme, une
doctrine faisant la promotion de l’unité du vivant et de la
En 1838, confiant de ses capacités pédagogiques
nature, la méditation, l’observation et la contemplation
et
de
sa
passion pour le savoir, Thoreau ouvre chez-lui
afin de parvenir à une conscience plus grande. Âgé de
sa propre école13 où il enseigne en compagnie de son
18 ans, ces idées le marquent pour la vie.
frère John (né en 1815), jusqu’en mars 1841, puis il
En 1837, Emerson, qui vient de faire paraître donne un premier discours, «La société», au Lyceum
sa première œuvre, Nature (1836), fait un discours à de Concord, la nouvelle salle de conférence inaugurée
l’Université de Harvard intitulé L’Étudiant Américain en 1829. Passionné du grand air et de la vie au cœur
(The American Scholar) qui mérite même d’être de la nature, il exécute sa première excursion dans le
nommé par un contemporain « notre Déclaration Maine à pied. Aimant séjourner dans les bois, il fait
d’indépendance intellectuelle ». Dans son adresse, l’année suivante, en 1839, une autre excursion de deux
Emerson défend le précepte «connais-toi toi-même» de semaines sur les rivières Concord et Merrimack avec
Socrate (chacun doit prendre sa vie en main), et insiste son frère aîné.
sur l’importance moderne d’étudier la nature et de ne
C’est en 1840 – alors que naît le Liberty Party
pas imiter les anciens auteurs, voire se couper d’eux et
pour
prendre
position contre l’esclavage, avec un
de la tradition, car selon lui «chaque époque doit écrire
succès très mitigé – qu’Henry publie un essai, «Aulus
ses propres livres»9.
Persius Flaccus» et un poème, «Sympathy», dédié à
Âgé de 20 ans, Thoreau reçoit son diplôme de son élève Edmund Sewall (jeune frère de la femme
Harvard en août 1837. Il prononce à cette occasion qu’il tente de séduire) dans le The Dial, une revue
«un discours qui contient l’essentiel de son attitude de transcendantaliste locale éditée par Emerson ainsi que
rebelle vis-à-vis de la société».10 Devenu instituteur à la journaliste, critique et activiste féministe Margaret
Fuller. Thoreau va y collaborer jusqu’en 1842. À partir
7
Marise Bachand, Introduction à l’histoire des ÉtatsUnis (notes du cours HST-1112), UQTR, 60 p.
8
Aux États-Unis, on fonde l’American Anti-Slavery
Society où l’on va aussi brimer les droits des femmes. Thoreau,
op.cit., p.99.
9Gioan, op.cit., p. 109.
10
Henry David Thoreau, Résister; à la tentation du
laisser-faire, au réformisme, à l’esprit commercial des temps
modernes, 2011, p.90. D’après Laurence Vernet, revue Europe,
juillet-août 1967.
11
Michel Granger, Henry David Thoreau, Paris, Éditions
Belin, 1999, p.121.
12
Gioan, op.cit., p. 110.
13
« Leçons de grammaire, de géographie, d’arithmétique
; dialogues et monologues sur des questions d’ordre moral :
jardinage et promenade dans les bois. » Thoreau, La désobéissance
civile, p.101.
Parution no. 2
Le Prométhée
de 1841, il séjourne même pendant deux ans chez
Emerson. Thoreau devient rapidement son «disciple»
car il savait bien illustrer les idées du maître. En plus
d’aider Emerson à la rédaction du Dial, Thoreau écrit
dans divers magazines et donne des conférences au
Lyceum où il va faire la connaissance du romancier
Nathaniel Hawthorne (1804-1864) qui va publier La
lettre écarlate en 1850.
P. 49
Au même moment, la tension sociale monte car
l’abolitionnisme commence à se radicaliser.
En 1846, alors qu’éclate la guerre du Mexique,
Thoreau rédige les premières pages de Walden. En
juillet, les autorités l’arrêtent puis l’emprisonne une
nuit pour avoir refusé de payer l’impôt. En fait, Henry
considérait moral de ne pas appuyer les entreprises
humaines de son État considérant qu’il admettait
Profondément affecté par la mort de son frère l’esclavage et faisait la guerre au Mexique. En
John Junior le 12 janvier 1842, à cause du tétanos, septembre, il décide de retourner en excursion dans le
ainsi que par celle de Waldo, le fils aîné d’Emerson, Maine.17
atteint d’une scarlatine, Henry David publie malgré
Ses premières conférences sur son séjour à
tout son «Histoire naturelle du Massachusetts». Ces
Walden
se sont tenues en 1847 alors qu’il envoie
évènements rapprochent beaucoup les deux familles.
De mai à décembre 1843, Thoreau devient précepteur des spécimens d’histoire naturelle à Harvard. Dès
des enfants du frère d’Emerson à Staten Island. La septembre, Thoreau quitte sa cabane dans le bois,
même année, il fait la connaissance d’un réformiste une courte version de Walden en poche, pour aller
politique, rédacteur en chef du New York Times, s’occuper de la maison d’Emerson pendant que celui-ci
Horace Greely (1811-1872), qui deviendra par la suite doit voyager en Grande-Bretagne. Âgé de 31 ans, sa vie
son agent littéraire puis, en 1854, co-fondateur du Parti prend une forme mature et plus définitive. Le 31 janvier
1848, il prononce au Lyceum de Concord sa célèbre
républicain.
conférence intitulée «La relation entre l’individu et
En avril 1844, Henry David met accidentellement l’État». En mai, l’État signe la ratification du traité qui
le feu aux bois de Concord: sa réputation dans la région met fin à la guerre du Mexique.18
est au plus bas. Réfugié dans sa famille, il aide son
Après être retourné vivre chez ses parents, il aide
père à construire une nouvelle maison familiale et
travaille à la fabrique de crayons. Ses talents manuels à la fabrique de crayons, mais fait aussi périodiquement
lui permettent de mettre au point un nouveau procédé des travaux d’arpentage. Préconisant la libération par
de broyage du graphite.14 Il en profite également pour le travail manuel, Thoreau repeint aussi des maisons.
entreprendre la lecture du texte religieux Bhagavad- À cette époque, il consacre beaucoup de son temps aux
promenades. Il publie des essais dans les magazines
Gîtâ15.
de la Nouvelle-Angleterre et donne chaque année
Cependant, ce n’est qu’en mars 1845 que quelques conférences à Concord, Boston et jusque dans
Thoreau débute l’exploit qui le fera connaître et qui le Maine.
le rapproche du pragmatisme philosophique. À l’aide
Toutefois, l’année charnière pour Henry David
d’Emerson et d’autres amis, il commence à construire
une cabane en bois de pin avec des matériaux recyclés est 1849: sa sœur Helen (née en 1812) meurt de
au bord de l’étang de Walden. En bon patriote, il s’y tuberculose. Malgré les malheurs, il publie à compte
installe le 4 juillet (!) puis il entame la rédaction de d’auteur « Une semaine sur les fleuves Concord et
son récit racontant ses aventures sur les deux rivières.16 Merrimack » (A Week on the Concord and Merrimack
Rivers), la première relation de ses expériences dans la
14
Granger, Henry David Thoreau, Paris, Éditions Belin,
nature brute, puis «Résistance au gouvernement civil»
1999, p.122.
– mieux connu sous le nom de Désobéissance civile
15
Partie centrale du poème épique Mahabharata, l’un des
à cause d’une réédition ultérieure – dans Aesthetic
écrits fondamentaux de l’Hindouisme, souvent considérée comme un « abrégé de toute la doctrine védique ». Terme sanskrit, la
Papers, une revue dirigée par Elizabeth Palmer
Bhagavad-Gîtâ (écrite en dix-huit chapitres) se traduit littéralePeabody. Dans ce texte célèbre, il proclame l’existence
ment par « chant du Bienheureux » ou « Chant du Seigneur ».
16
Thierry Gillyboeuf, La vie sans principes, France,
2004, p.61. Traducteur de l’œuvre de Thoreau.
17
18
Granger, op.cit., p.122.
Thoreau, La désobéissance civile, p.104.
P. 50
Le Prométhée
de lois injustes d’où la nécessité de résister.19 Il annonce
aussi la publication prochaine de Walden dont il a déjà
rédigé trois versions. Ces divers récits inaugurent «le
type des futurs écrits de Thoreau: l’amour presque
romantique qu’il nourrit pour la nature se joint au goût
des digressions sur les sujets les plus variés: histoire,
religion, philosophie, poésie, littératures classiques.»20
À cette époque, Thoreau rencontre Harrison
G.O. Blake (1818-1876), un instituteur avec qui il
entretiendra une correspondance. Blake deviendra plus
tard le représentant de l’Ohio (1859-1863). La même
année, Thoreau part aussi en excursion au cap Cod avec
le poète transcendantaliste William Ellery Channing
(1818-1901).21
Selon Pierre Gioan, les Journaux intimes
d’Emerson indiquent que dès 1850, il s’intéressa
fortement à la cause anti-esclavagiste alors que nous
l’avons vu, Thoreau s’y engage un an plus tôt. En 1850
– alors qu’on adopte la loi sur les esclaves fugitifs
mettant en accusation les complices de ces évasions
et qui défend l’idée que les noirs seraient équivalents
à des biens de propriétés – sa famille emménage dans
une maison de la rue principale de Concord. En juin,
Henry fait une deuxième excursion au cap Cod. En
juillet, il va à Fire Island, une île de l’État de New
York, pour y chercher la dépouille de Margaret Fuller
dont le navire a fait naufrage.22 Rappelons au passage
qu’à cette époque, c’est à New York que sont publiés
la majorité des journaux et magazines américains.
Puis, en compagnie de Channing, Thoreau en profite
pour voyager pendant huit jours au Québec: lac
Champlain, Sorel, Montréal, Québec, Beauport, la
chute Montmorency, Château-Richer, Sainte-Anne-deBeaupré, Lévis, Montréal et Varennes.23 À cet égard,
il serait intéressant d’approfondir la pensée d’Henry
sur sa vision du Canadien-français, déjà développée
19
« Par contre, si une loi, de par sa nature même, vous
oblige à commettre des injustices envers autrui, alors, je vous le
dis, enfreignez-la. […] Mon devoir est de veiller à tout prix à ne
pas être moi-même complice du mal que je condamne. » - Thoreau, op.cit, p.31.
20Gioan, op. cit., p. 110.
21
Attention : ne pas confondre avec le docteur William
Ellery Channing (1780-1842), l’un des plus ardents promoteurs
de l’abolition de l’esclavage dès 1831 et qui va publier un ouvrage sur l’Esclavage en 1841
22Granger, op. cit., p.122.
23Thoreau, op. cit., p. 105.
Parution no. 2
dans le récent ouvrage de Victor-Lévy Beaulieu intitulé
«Désobéir», dans lequel il dresse le portrait que Thoreau
a fait de son «ami» Alexandre Thérien.24
En 1851, Thoreau met sa théorie politique en
pratique et proteste contre les lois esclavagistes en plus
d’aider un esclave à s’enfuir au Canada. Par ses actions,
il est évident que cet écrivain s’inscrit davantage dans
la lignée des philosophes engagés. Sa pensée politique
se situerait, à notre avis, entre l’anarchisme (absence
d’autorité) et l’individualisme compétitif et égoïste du
«rêve américain». L’année suivante, Henry consacre
son temps à Walden (version IV) et au Journal.
Pendant ce temps, plusieurs personnes font paraître
un pamphlet pro-esclavagisme (The Pro-Slavery
Argument) soulignant que ce système est bon car
légitimé par la bible!25 Après une autre excursion dans
le Maine en 1853, il aide fréquemment des esclaves à
fuir vers le Canada. Il publie la première partie de Un
Yankee au Canada alors que l’entreprise familiale cesse
de fabriquer des crayons et ne produit plus que de la
plombagine, pour la typographie. Alors que son éditeur
lui rapporte 700 exemplaires invendus de «Concord et
Merrimack», Thoreau rédige la version cinq de Walden
et commence la suivante à la fin de l’année.
C’est en 1854 qu’Henry fait ses conférences sur
«L’esclavage au Massachusetts» (publiée dans le New
York Tribune et le Liberator) et «La vie sans principes»
– alors que se brise le compromis du Missouri de 1820
à cause de l’adoption de la Loi du Kansas-Nebraska.
Vers février-mars, Thoreau termine la septième version
de Walden ou La vie dans les bois, puis prépare en avrilmai le dernier manuscrit pour l’éditeur. Cette huitième
version démontre la volonté de perfectionnement de
cet homme qui considère l’écriture comme un véritable
métier. La nécessité de la relecture, du travail pour le
choix précis des mots et de leurs significations, sont des
éléments surs lesquels il a insisté avec brio. Publié à
2000 exemplaires en août chez Ticknor & Fields, avec
quelques extraits dans le New York Tribune, l’accueil
est excellent et l’ouvrage suscite l’admiration.
24 « Il serait difficile de trouver homme plus simple et
plus naturel. Le vice et la maladie, qui jettent sur le monde un
si sombre voile de tristesse morale, semblaient pour ainsi dire
ne pas exister en lui. » - Thoreau dans Walden ou la vie dans les
bois. Victor-Lévy Beaulieu, Désobéir, Éd. Trois-Pistoles, 2013,
p.71.
25
Thoreau, op.cit., p.106.
Parution no. 2
Le Prométhée
P. 51
Monthly publie son article intitulé « Chesuncook », du
nom d’un lac dans le Maine. À la mort de son père en
1859, Thoreau va diriger la fabrique de graphite. Très
actif pour la défense du rebelle John Brown lorsque
celui-ci est capturé à Harpers Ferry, il fait de nombreuses
conférences dont « Playdoyer pour le capitaine John
Brown » à Concord, Boston et Worcester. En décembre,
Thoreau fait un discours sur «Le martyre de John
Brown».27 En Juillet 1860, il publie «Les derniers jours
de John Brown», fait une ultime excursion au mont
Monadnock (New Hampshire) avec Channing, puis
donne une conférence sur «La succession des arbres
en forêt». Mais en décembre, alors que la Caroline du
Sud fait sécession, son état de santé se dégrade soudain
considérablement.
Grand voyageur, Thoreau décide de rendre visite à
Daniel Ricketson, un admirateur de New Belford (New
Jersey).26 Cette anecdote révèle un humanisme assortie
de curiosité par cette touchante proximité de l’écrivain
avec certains de ses lecteurs. En 1855, Thomas
Cholmondeley, un jeune Anglais, lui envoie une
quarantaine de livres orientaux. Appréciant déjà ce
genre de littérature depuis au moins dix ans, ce don de
livres va littéralement changer la vie de Thoreau en
précisant sa propre vision de la nature et spéculer sur
l’origine du monde. Après la publication des premiers
essais sur Le cap Cod, alors qu’apparaissent les premiers
signes de sa tuberculose, il en profite pour y faire une
troisième excursion. En 1856, après avoir fait son
premier portrait en daguerréotype (voir photo) à l’âge
de 39 ans, Henry rend visite au poète Walt Whitman à
Brooklyn, qui a fait paraître l’année précédente la
première édition de «Feuilles d’herbes».
Alors que débute la sanglante guerre de
sécession en 1861, le racisme est encore un phénomène
transnational malgré les efforts d’Angelina Grimké
d’unir les forces des noirs, des femmes et des
travailleurs.28 De mai à juillet 1861, Henry voyage dans
le Minnesota avec le botaniste Horace Mann Jr. dans
l’espoir de reprendre des forces. De retour à Concord,
avec l’aide de sa sœur Sophia, il prépare des manuscrits
en vue de leur publication pendant que le président
Lincoln recrute des volontaires. Malheureusement, en
pleine guerre civile, atteint à son tour de la tuberculose29,
Henry David Thoreau décède de manière précoce le
6 mai 1862 à Concord, le petit village qui l’avait vu
naître presque 45 ans plus tôt. Il n’aura vu ni la fin de
la pire guerre intérieure des États-Unis, ni l’abolition
législative de l’esclavage par Lincoln, ni l’apogée du
capitalisme industriel.
1 -Postérité, hommage et mémoire collective
Dès l’année de sa mort, Emerson publie un
ouvrage dédié à son ami, intitulé simplement « Thoreau »
(1862). Même si un recueil de 1866 rassemble La
Désobéisance civile et Un Yankee au Canada, il faut
attendre 1906, à Boston, pour la première publication
de ses œuvres complète, en vingt et un volumes, dont
quatorze consacrés à son journal. Puis, en 1921 et 1922,
Après une quatrième excursion à Cap Cod, en les premiers textes de Thoreau sont traduits en langue
1857, il fait un dernier séjour dans le Maine avec Joe française. Lors du centenaire de sa mort, en 1962, des
Polis, un guide indien. La même année, il rencontre à cérémonies ont lieu à l’Université Columbia de New
Concord le capitaine John Brown, un abolitionniste
27 Ibid.
notoire dont il va par la suite défendre l’honneur 28
Thoreau, op. cit., p.108.
publiquement à plusieurs reprises. En 1858, l’Atlantic 29
Vers 1882, la tuberculose est la cause d’un décès sur
26
Granger, op. cit., p.123.
sept en Europe P. 52
Le Prométhée
York alors qu’à Concord, des gens défilent dans les
rues jusqu’au cimetière Sleepy Hollow en portant des
fleurs sauvages. Ellen Emerson en a profité pour lire
quelques passages de l’oraison funèbre composée par
son arrière-arrière-grand-père, Ralph Waldo Emerson
(1803-1882).30
Nombreux sont ses héritiers intellectuels: Gandhi
prend connaissance du texte par l’entremise d’Henry
S. Salt, un des biographes de Thoreau, qu’il rencontre
dans un cercle de végétariens alors qu’il est étudiant en
droit à Oxford. Gandhi va d’ailleurs publier le texte de
Thoreau en 1907 dans le journal Indian Opinion. Aux
États-Unis, plusieurs militants sont arrêtés pour avoir
lu La désobéissance civile en public dont l’anarchiste et
féministe Emma Goldman en 1917, le romancier Upton
Sinclair en 1930 et Norman Thomas, candidat du Parti
Socialiste, à la fin des années 1930. Ce texte majeur
circulera aussi en Europe pendant la Deuxième Guerre
mondiale, notamment chez les antinazis au Danemark,
alors que Martin Luther King prend connaissance
de ce texte en 1944. « En 1955, le United States
Information Service publia à l’intention de nombreuses
bibliothèques du monde entier une anthologie de la
littérature américaine où figurait le texte de Thoreau.
Le sénateur Joseph McCarthy réussit à en arrêter la
diffusion. »31 Le dernier exemple concerne l’époque
des grandes manifestations contre la guerre du ViêtNam où plusieurs contribuables vont protester contre
la participation de leur pays à cette guerre en refusant
de payer leurs impôts. Dans certains cas, au lieu de leur
déclaration fiscale, les citoyens envoyèrent une copie
de La désobéissance civile au gouvernement!
Parution no. 2
différentes philosophies, certaines millénaires, reposent
principalement sur la promotion de la liberté humaine
et du pouvoir qu’ont les hommes d’atteindre, par euxmêmes, le bonheur et la paix de l’esprit (ataraxie).
D’emblée, le type d’écriture personnelle de
Thoreau, qui appartient davantage à la littérature de
«témoignage», permet d’ancrer la plupart de ses œuvres
(journaux intimes, correspondances) dans une tradition
philosophique qui comprend Les pensées de Pascal, les
Essais de Montaigne ou Les confessions de Rousseau.
Ce dernier prônait d’ailleurs un «retour à la nature» un
siècle avant Thoreau et croyait aussi que l’homme fait
fausse route en valorisant le superflu, le luxe et les faux
besoins. Ainsi, Thoreau ne fait pas dans la littérature de
l’imaginaire mais préfère plutôt, par ses confidences,
écrire sur les enjeux véritables de sa propre vie, de son
pays et sur les réalités de la nature qu’il observe.
En ce sens, il y aurait peut-être aussi un
rapprochement à faire entre le panthéisme de
Spinoza (1632-1677), où Dieu est présent dans toutes
les manifestations de la nature, et le mouvement
transcendantaliste auquel Thoreau appartient et qui
vénère le principe essentiel de «[…] cette grande
nature qui nous contient tous en une harmonieuse
unité, nous unissant les uns aux autres.»33 Chacun doit
donc comprendre son environnement pour bien saisir
les relations qui animent la nature pour enfin bâtir une
éthique issue du vivant. Celle-ci repose notamment sur
la valeur du travail qui doit être exécuté par amour, le
refus des contraintes et de l’injustice, le rejet des formes
viciées du capitalisme comme l’amour de l’argent
et la promotion d’une morale transcendantaliste où
2 - Racines et enjeux philosophiques chez Thoreau l’individu, par sa raison, sa force intérieure et sa
Selon Pierre Gioan, Henry se qualifie lui- conscience, reste le point de départ de l’être, du monde.
même de «mystique, transcendantaliste et philosopheQuoique Thoreau semble avoir vécu toute
né, de surcroît»32. Quoique ses œuvres fourmillent
de références à la culture classique antique et à une sa vie dans l’ombre de son maître, le «philosophe de
haute érudition, certains ne le considère pas comme l’optimisme», il est impossible de nier l’influence
le chef d’une nouvelle tradition littéraire. Or, malgré majeure qu’Emerson, fils d’un pasteur unitarien, va
son absence étonnante des divers dictionnaires de refléter sur son jeune élève: défense du sentiment inspiré
philosophie, Thoreau s’apparente à plusieurs registres de la nature, croyance dans la force infinie de l’individu
philosophiques: au stoïcisme (Cicéron, Épictète, et la nécessité de développer une nouvelle conscience
Sénèque, l’empereur Marc-Aurèle), au taoïsme et autonome, etc. Mais plusieurs méconnaissent que
même à l’existentialisme (Nietzsche, Sartre). Ces son œuvre est imprégnée de concepts philosophiques
que Nietzsche va mettre en branle à la fin du siècle,
30Thoreau, op. cit., p.109.
dont l’idée de «surhomme», conscient que son œuvre
31
Ibid., p.112.
32Gioan. op. cit., p. 110.
33
Ibidem.
Parution no. 2
Le Prométhée
serait peut-être comprise qu’un siècle après sa propre
mort. Cela s’exprime notamment dans les essais
d’Emerson Confiance en soi [Self-reliance] (1841) et
Hommes Représentatifs (1850) où il s’inspire de la
doctrine du culte de héros, chère à Carlyle, et présente
six personnages à célébrer: Platon, Swedenbord,
Montaigne, Shakespeare, Napoléon et Goethe.34
Admirant les trois derniers, Nietzsche ajoutait aussi
César et Beethoven, des modèles d’hommes qui ont
su créer de nouvelles valeurs à partir de leur existence,
leurs talents35 et leur «volonté de puissance». À son
tour, dans Résister, Thoreau dresse sa liste de héros
humains.36 Par ailleurs, tout comme Nietzsche, outre
quelques personnalités célèbres de son temps, Thoreau
va passer sa vie assez seul, sans femme ni enfants,
prenant son métier d’écrivain au sérieux.
Un troisième exemple démontre que par ses
études de l’idéalisme allemand avec Orestes Brownson,
la recherche scientifique de Thoreau s’accorde
aussi avec le système philosophique de Schelling,
qui s’intéresse particulièrement aux fondements
biologiques de notre comportement et aux limites de
notre liberté. Comme Schelling, qui publie entre autres
Idées pour une philosophie de la nature (1797) et
Introduction à l’Esquisse d’un système de philosophie
de la nature (1799), Thoreau utilise la science de son
époque pour étudier et comprendre les phénomènes
de la nature, afin de mieux connaître l’homme. De
plus, face au capitalisme, la nature doit être admirée et
appréciée plutôt qu’exploitée.
Enfin, tel que Jean-Paul Sartre au XXe siècle,
Thoreau est un ardent défenseur de la liberté humaine
mais surtout de la liberté individuelle. En effet, mû par
l’idée protestante de réformation et de la perfectibilité de
l’homme, Henry David s’inscrit dans le bouillonnement
social qui prend son apogée dans les années 1840-1850
en Nouvelle-Angleterre.37 Nous sommes condamnés
34
Ibidem.
35
« […] c’est en vain que nous regardons vers l’est ou
vers l’ouest à la surface de la terre pour trouver l’homme parfait
: chacun incarne seulement une excellence qui lui est propre. » Thoreau, Résister; à la tentation du laisser-faire, p.8.
36
« Les grands bienfaiteurs du genre humain ont été des
êtres solitaires et singuliers, et non une foule d’hommes. Que
ce soit dans la poésie ou dans l’histoire, c’est pareil : Minerve,
Cérès, Neptune, Prométhée, Socrate, Jésus, Luther, Christophe
Colomb, Arkwright. » - Thoreau, op. cit., p.30.
37Thoreau, op. cit., p.21.
P. 53
à être libre disait Sartre, et nous devons donc user de
notre liberté pour transformer le monde, chose qu’il a su
faire par ses conférences, ses écrits et son pragmatisme
politique qui soutient l’idée que «l’homme doit trouver
ses motifs en lui-même»38. En effet, la fidélité à ses
propres idéaux permet à l’homme de suivre la voie de
l’anticonformisme – caractéristique fondamentale selon
Emerson de l’esprit américain – et d’imposer au monde
son unicité, «sa propre fragrance»39.
Finalement, il serait très intéressant d’élaborer
davantage sur les idées politiques de Thoreau afin d’y
déceler un profond humanisme et une philosophie pour
libérer l’homme des excès du matérialisme. Malgré son
besoin naturel de solitude et son amour pour la nature, il
encourage le végétarisme et défend également la liberté
de pensée et les vertus comme la franchise, la sympathie,
la coopération, la dignité, l’authenticité, l’appel à
l’entraide et à la collaboration, valeurs-clés comme
piliers de la vie sociale et «facteurs indispensables au
progrès»40. Comme il faut être capable de se réinventer
soi-même en aiguisant au mieux sa conscience, avant
de changer le monde, la désobéissance civile repose sur
le noble concept d’agir par obligation selon ce qui nous
semble le plus juste.
Conclusion
Né dans le berceau de la production littéraire des
États-Unis41, entouré d’amis dont plusieurs écrivains,
militants ou activistes et très près des grands penseurs
de son époque tel qu’Emerson, Thoreau aura su, par
son œuvre littéraire originale et personnelle, défendre
des valeurs qui allaient notamment balayer l’Amérique
un siècle plus tard avec le mouvement écolo et pacifiste
flower power. Son témoignage sincère fut sensible
autant à l’observation scientifique, naturaliste ou
économique, qu’à la vision philosophique, intimiste ou
bien encore mystique de saisir notre place dans la nature.
Considérant son attachement pour certaines valeurs
liées au contexte puritain du Massachussetts, il serait
aussi intéressant d’approfondir sa vision religieuse ou
même sa conception de la divinité.
38
Beaulieu, Désobéir, Éditions Trois-Pistoles, 2013, p.53.
39 « Soyez fidèles à vous-même », « Soyez solidement
enraciné dans le sol natal de votre originalité et de votre
indépendance » Thoreau, op. cit., p. 33 et 38.
40
Gioan, op.cit., p.110.
41
« La première presse fut installée en 1638 à Cambridge, dans le Massachusetts ». Gioan, op. cit., p. 101.
P. 54
Le Prométhée
Parution no. 2
Toutefois, pour voir émerger une littérature
plus engagée dans le combat contre l’esclavage, il faut
attendre le roman de Mark Twain Les Aventures de
Huckleberry Finn (1884), où se profile «le rêve d’une
amitié possible (l’égalité raciale utopique?) entre le
Blanc et le Noir [ainsi que] les troubles et les angoisses
du pays qui n’a pas fini de se bâtir.»42 Néanmoins,
les idées d’autonomie, d’engagement et de liberté de
Thoreau vont inspirer tant les romanciers réalistes
comme le socialiste Jack London (1876-1916) et Upton
Sinclair (1878-1968), que la traversée initiatique du
continent de Twain, au travers sa quête d’or, ou son
héros adolescent fugueur, et Jack Kerouac dans Sur la
route (1957).
Bibliographie
Au final, il apparaît clairement qu’Henry David
Thoreau qui, au cours de sa vie, aura été entre autres
conférencier, professeur, marin et arpenteur, incarne
le modèle par excellence du self-made-man, celui qui
bâtit sa vie et son héritage de ses propres mains. Père de
l’écologisme et de la simplicité volontaire, il est aussi
parmi les pionniers d’une nouvelle littérature racontant
le pays américain et ses paysages, prenant d’ailleurs tout
autant la défense des activistes abolitionnistes de son
temps, car l’esclavage était le pire fléau de son époque.
C’est pourquoi son héritage littéraire, philosophique et
politique sera toujours présent, un peu partout sur la
planète, là où la résistance, la rébellion et l’indignation,
face à l’injustice, sont toujours parmi les premiers
devoirs du citoyen.
LABINE, Marcel. Le Roman américain en question. Québec
Amérique, 2002, 143 pages.
AJCHENBAUM, Yves Marc. Les États-Unis, gendarmes du
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GIOAN, Pierre dir. Histoire générale des littératures, 1848-1945:
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THOREAU, Henry David. « Je vivais seul, dans les bois » [1er
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Visiteurs [Propos sur un bûcheron canadien-français].
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Gillyboeuf, 2004, 63 pages.
THOREAU, Henry David. Résister; à la tentation du laisserfaire, au réformisme, à te l’esprit commercial des temps
modernes, traduction, notes et postface par Thierry Gillyboeuf, Éditions mille et une nuits, no.593, 2011, 93
pages.
Article ou chronique :
JONATHAN, Stéphane C. « Chez les rockers philosophes »,
journal Sud-Ouest, France, 3 janvier 2014. [En ligne,
consulté le 1er février 2014] : www.sudouest.fr
PARÉ, Jean. « In god we trust », Le fond de l’histoire, L’Actualité,
janvier 2010, p.16
42
Marcel Labine, Le Roman américain en question, Québec Amérique, 2002, 143 pages.
Parution no. 2
Le Prométhée
Tatanka Iyotake dit
Sitting Bull
par Alexandra LeGendre
Tatanka Iyotake dit Sitting Bull est né vers 1831
près de la région de Grand River dans le Dakota du Sud.
Certains disent de ce personnage qu’il incarne à lui seul
la résistance indienne de la conquête de l’Ouest1. Il fut
un très célèbre chef indien sioux qui contribua à étendre
leur territoire de chasse vers l’ouest des États-Unis2. Cet
homme ne désirait qu’une chose pour son peuple: une
vie libre. Tout au long de sa vie, Bull tente de trouver
un terrain d’entente avec les Blancs et le gouvernement
américain3. À partir de 1851, au moment où Bull est
reconnu comme un chef très important, il se donne
comme tâche de conduire son peuple et de le protéger4.
Sitting Bull gagne la réputation d’être un important
guerrier dès son jeune âge. En effet, dès l’âge de 14
ans, il participe à une expédition guerrière dans laquelle
il s’attire une réputation de combattant intrépide5.
À l’âge de 16 ans, il est blessé durant une bataille,
ce qui le laissera à jamais boiteux. Par la suite, Bull
devient un guérisseur. En 1862 eut lieu le «massacre
du Minnesota», durant lequel Sitting Bull fut l’un des
chefs qui permit de résister à la pénétration de l’armée
américaine dans le territoire sioux de 1865 à 18686. Il
devient le principal chef de la nation sioux en 1867,
car il était respecté pour son grand courage et sa
sagesse7. Durant les cinq années qui suivent, ce chef se
retrouve mêlé dans plusieurs oppositions avec l’armée
américaine durant lesquelles il fait office de chef de la
résistance indienne.
Plusieurs auteurs s’entendent pour dire que Sitting
1
Danièle Vazeilles, Serge Parquet et Priscille Touraille, «
Sitting Bull : Guerrier Mystique », Autrement : Collection Terre
indienne, no. 54 (mai 1991) : 67.
2
Universalis, « Tatanka Iyotake dit Sitting Bull (18311890) », Encyclopaedia Universalis [en ligne], http://www.
universalis-edu.com.biblioproxy.uqtr.ca/encyclopedie/tatanka-iyotake-sitting-bull/ (page consultée le 15 mars 2014).
3
Vazeilles, Parquet et Touraille, loc. cit. p. 67.
4
Ibid., p. 70.
5
Universalis, loc. cit.
6
J. W. Grant MacEwan, « Ta-Tanka I-Yotank », Dictionnaire biographique du Canada [en ligne], http://www.biographi.ca/fr/bio/ta_tanka_i_yotank_11F.html (page consultée le
15 mars 2014).
7
Universalis, loc. cit.
P. 55
Bull fut un être central dans la résistance indienne de
l’Ouest américain. Certains, comme Danièle Vazeilles,
Serge Paquet et Priscille Touraille, vont jusqu’à dire
que ce chef incarne à lui seul ce mouvement. D’autres
auteurs, comme George E. Hyde, présentent plutôt
Bull comme un être hostile et sans scrupule. James
Macfarlane, quant à lui, s’intéresse à la nature du statut
de Bull à l’intérieur de sa communauté. Bref, Sitting
Bull a fait couler beaucoup d’encre et c’est pourquoi
il est intéressant de mieux présenter ce personnage
important de l’histoire américaine. À la lumière de
l’historiographie consultée, une question émerge:
comment est-il possible d’affirmer que Sitting Bull soit
un symbole important de la résistance indienne dans
l’Ouest américain? C’est ce que nous allons découvrir
dans ce présent texte.
Afin de bien comprendre toute l’ampleur de la
résistance indienne et de son acteur emblématique, il
est primordial de faire état des événements entourant
l’expansion américaine vers l’ouest du continent. Ce
faisant, il sera plus facile de mettre en contexte la
situation indienne à l’époque de Sitting Bull et d’ainsi
comprendre les enjeux qui le motivent dans sa résistance
acharnée. Ensuite, le rôle important qu’il a occupé lors
de la bataille de Little Big Horn, son exil au Canada,
ainsi que la fin de sa vie seront traités. Enfin, c’est
cette résistance emblématique qui fera de lui un acteur
important dans l’histoire du XIXe siècle américain.
Conquête de l’Ouest
Au cours des deux derniers tiers du XIXe
siècle, du Missouri au Pacifique, des colons américains
se disputent le territoire des Indiens des Plaines. Que
ce soit pour la construction du chemin de fer ou pour
la chasse, ces hommes viennent empiéter sur les terres
ancestrales des Amérindiens présents sur le territoire.
Plus que de simples terres, chaque flanc de montagne et
tous les cours d’eau relevaient un caractère sacré pour
ces Indiens des Plaines. Cependant, avec l’arrivée en
masse des Blancs, il ne restait aux Amérindiens que
le souvenir d’une communion avec la nature8. Plus
de 400 traités ont été signés entre le gouvernement
américain et les tribus indiennes sur tout le territoire
des États-Unis. En 1787, le Congrès continental
stipule, par son ordonnance du Nord-Ouest, que «nul
8
Élise Marienstras, Wounded Knee ou l’Amérique fin de
siècle, Bruxelles, Éditions Complexe, 1992, p.15-17.
P. 56
Le Prométhée
Parution no. 2
Parmi ces Amérindiens de l’ouest du continent
se trouvaient les Sioux qui constituaient les peuples
les plus nombreux et les plus diversifiés. Durant cette
période, ces peuples constituent des groupes autonomes
et forment ce qui pourrait ressembler à une confédération
de sept tribus ou nations réparties d’est en ouest. Ces
tribus étaient divisées à nouveau en tiyospaye, qui
consistait en des bandes d’individus provenant d’une
même famille élargie. C’est ce type d’organisation qui
constitue la base de l’unité sociopolitique des Sioux
et qui explique la montée de Sitting Bull. Durant cette
époque, le terme Sioux est employé sans distinction des
termes Lakotas et Teton11. Sitting Bull était donc le chef
de la bande Hunkpapa tiyospaye12.
Au cours de leurs visées expansionnistes, les
Américains ont éliminé tous les troupeaux de bisons des
Plaines qui constituaient une ressource alimentaire très
importante pour les Autochtones, ainsi qu’un vecteur
culturel. En plus de faire des dommages écologiques
considérables, la disparition des bisons a sonné la fin
de l’ancienne existence tribale des Amérindiens13.
De plus, lors de leur expansion dans l’Ouest, les
Américains ont bâti de nombreux forts militaires qui
étaient considérés comme une provocation pour les
Indiens. Ces constructions étaient rendues possibles par
le Traité de Horse Creek (17 septembre 1851). Durant
les années 1860 à 1870, les Amérindiens concentrèrent
leurs efforts pour tenter d’écarter l’armée américaine de
leur territoire. Cependant, c’est à partir des années 1860
que ces peuples furent organisés sous forme de réserves.
Dans ces réserves, les individus étaient sous surveillance
des agents du Bureau des Affaires indiennes et c’est
précisément contre ce principe «d’emprisonnement»
que Sitting Bull va se battre durant toute sa vie14.
En 1868, les Américains proposent la paix avec
le second Traité de Fort Laramie qui devait garantir aux
Sioux une réserve dans le sud-ouest du Dakota du Sud15.
La rencontre de Fort Laramie a été faite de manière à
ce que les chefs des différentes tribus soient rencontrés
séparément. Les Sioux étaient très méfiants de cette
rencontre. D’ailleurs, certains chefs, dont Sitting
Bull, «refusèrent d’y assister et firent savoir qu’ils ne
signeraient jamais le papier des blancs»16. À partir de
cet épisode, Sitting Bull fut considéré comme hostile
et il obtint le surnom d’Indien-sans-traité. La Grande
Réserve sioux comprenait l’espace du futur Dakota du
Sud et les Black Hills.
Les Indiens-sans-traités, dont Sitting Bull,
s’installèrent dans les vallées entourant la Powder
River et les Black Hills. Tout laissait croire qu’il serait
maintenant possible pour tous ces peuples de vivre en
paix en demeurant chacun sur leur territoire. Cependant,
les Américains n’avaient pas encore découvert les
importants gisements d’or qui se trouvaient dans le
territoire des Black Hills, devenus territoires sioux grâce
au traité. C’est le 30 juillet 1874 que l’armée américaine
confirme bel et bien la présence d’or dans cette région17.
Les Américains proposèrent notamment aux Indiens
d’acheter les Black Hills, mais ceux-ci refusèrent,
parce qu’il s’agissait de leur terre sacrée et qu’ils en
avaient obtenu la possession pour toujours18. D’ailleurs,
Sitting Bull disait: «Les Black Hills m’appartiennent.
Si les Blancs essaient de les prendre, je me battrai.»19
Cela frustra au plus haut point le général Custer de
l’armée américaine, militaire très raciste en quête de
9 Ibid., p. 19-20.
10 Ibid., p. 24-25.
11
James Macfarlane, «“Chief of All the Sioux”: An Assessment of Sitting Bull and Lakota Unity, 1868-1876», American Nineteenth Century History, vol. 11, no. 3 (Septembre 2010) :
299-300.
12
Universalis, loc. cit.
13
Marienstras, op. cit., p. 29.
14 Ibid., p. 37-38.
15
Universalis, loc. cit.
16
Marienstras, op. cit., p. 41.
17 Ibid., p. 46.
18
Claude Fohlen, Les Indiens d’Amérique du Nord, Paris,
Éditions Le point des connaissances actuelles, 199, p. 82-83.
19
George E. Hyde, Histoire des Sioux : Le peuple de Red
Cloud, Monaco, Le Rocher, 1994, p. 348.
ne peut s’emparer des terres des nations indiennes sans
qu’elles y aient consenti ou sans qu’ait été au préalable
déclarée par le Congrès une guerre contre ces nations»9.
Le gouvernement américain reconnaissait donc la
souveraineté et la propriété indienne sur le territoire.
Cependant, cela ne les a pas arrêtés, au cours du XIXe
siècle, dans leur processus d’occupation des terres des
Autochtones à cause de l’afflux de plus en plus rapide
des nouveaux immigrants. Selon les Américains, la
propriété de la terre est un garant très important dans
l’idée de la liberté individuelle. Alors, la possession des
terres par les Amérindiens empêchait la liberté de se
répandre sur l’entièreté du continent10.
Parution no. 2
Le Prométhée
gloire et d’honneurs20. Entre 1865 et 1876 ont eu lieu
douze grands combats sioux durant lesquels les Indiens
dominaient, et qui se termineront par la célèbre bataille
de Little Big Horn21 en juin 187622. Sitting Bull envoya
des messages aux bandes Lakotas pour les inviter à
se joindre à lui pour mener ensemble «la plus grande
bataille jamais menée contre les Blancs»23.
Bataille de Little Big Horn
En novembre 1875, le gouvernement américain
prit la décision que les Sioux hostiles devaient se
présenter dans les agences des affaires indiennes avant
une certaine date, sinon ils seraient poursuivis par l’armée
qui les y amènerait de force. Le but du gouvernement
était de pouvoir avoir accès aux Black Hills et à l’or
qu’elles contenaient sans avoir à rencontrer d’Indiens
qui pourraient les attaquer24. Sitting Bull ne voulait pas
se rendre, alors il alla s’installer avec sa bande sur la
rivière Yellowstone. Il ne craignait aucunement l’armée
américaine, puisqu’il était convaincu qu’il allait pouvoir
repousser sans peine les soldats. Bull désirait plus que
tout conserver son mode de vie ancestral de chasseur
nomade25. Sitting Bull réussit à rassembler les tribus
cheyennes et sioux pour combattre les Blancs.
La bataille de Little Big Horn se déroula le
25 juin 1876. C’était le général George A. Custer qui
était à la tête du régiment qui attaqua le camp des
Indiens26. Custer croyait avoir affaire à des êtres faibles
sans effectifs. Pourtant, il se heurta à d’innombrables
Indiens armés et courageux et il périt avec la majorité
de ses hommes27. Custer s’attaqua à l’ensemble des
campements cheyennes, arapos et lakotas avec seulement
600 hommes28. Les hommes de Custer tombèrent tous
les uns après les autres. Cette défaite est une humiliation
intolérable des forces armées américaines. Cependant,
20
Vazeilles, Parquet et Touraille, loc. cit., p. 67.
21
Jean-François Lecaillon, Resistances indiennes en
Amérique, Paris, Éditions L’Harmattan, 1989, p.28.
22
Greg O’Brien, La grande histoire des indiens
d’Amérique : Chronologie complète des peuples indigènes
d’Amérique du Nord, Rome, Éditions Gremese, 2009, p. 178.
23
Marienstras, op. cit., p. 47.
24
Hyde, op. cit., p. 339.
25 Ibid., p. 343.
26
Wallace David Coburn, « The Battle of the Little Big
Horn », Montana : The Magazine of Western History, vol. 6, No.
3 (été 1956), p. 29.
27Lecailllon, op. cit.,p. 28.
28
O’Brien, op. cit., p. 178.
P. 57
du côté des Autochtones «cette bataille est l’un des
grands moments de la mémoire indienne»29.
Malgré cette victoire, les Américains désiraient
toujours prendre possession des Black Hills et se
vengèrent de l’humiliation et de la défaite subies par
le régiment de Custer. En effet, des renforts arrivèrent
à Little Big Horn pour capturer et tuer les Sioux restés
sur le territoire. Sitting Bull, chef reconnu vainqueur de
cette bataille, savait qu’il devrait maintenant faire face
à l’armée américaine au complet, ce qui engendrerait
un massacre épouvantable de ses populations. Il décida
donc de rencontrer le colonel Nelson Appleton Miles
au mois d’octobre de la même année, afin d’évaluer
des possibilités de paix. Ce dernier exigea des Indiens
qu’ils remettent leurs armes ainsi que leurs chevaux
pour ensuite aller dans les réserves. Sitting Bull
n’était pas d’accord ce qui fit en sorte que la guerre
continua30. Mais les Sioux n’ont pas réussi à gagner la
guerre contre les Américains. Avec la colonisation de
l’Ouest, les bisons se faisaient de plus en plus rares, ce
qui causait des famines dans les groupes indiens. Cela
a fait en sorte que de nombreux Sioux se rendaient au
gouvernement américain, mais pas Sitting Bull31. En
effet, il réussit à fuir avec une partie des Hunkpapas
(les membres de sa bande) vers le nord, pour finalement
trouver refuge au Canada32.
Sitting Bull au Canada
En mai 1877, ils arrivèrent au Canada, dans
la région de Wood Mountain, où les Sioux purent
retrouver une vie de famille normale33. Ils étaient 5000
Indiens installés dans cette région. James Morrow
Walsh, un membre de la police à cheval du Nord-Ouest,
rencontra Sitting Bull pour lui assurer qu’il obtiendrait
la protection de l’armée canadienne, à condition que
les Sioux obéissent aux lois canadiennes et qu’ils ne
préparent pas d’attaques vers les États-Unis. Le chef
sioux accepta ces conditions. Durant l’été de 1877,
des émissaires envoyés par les États-Unis furent
emprisonnés par les Sioux et libérés seulement grâce à
l’intervention de Walsh et de son collègue.
29
30
31
32
33
Marienstras, op. cit., p. 47.
MacEwan, loc. cit.
Universalis, loc. cit.
Marienstras, op. cit., p. 48.
Vazeilles, Parquet et Touraille, loc. cit., p. 74.
P. 58
Le Prométhée
Parution no. 2
Lors de son passage au Canada, Sitting Bull
noua une amitié avec Walsh (voir photo), ce qui explique
surement en grande partie pourquoi les Sioux n’ont
pas eu de problème à rester dans l’ouest du Canada.
Malgré cette amitié, Walsh ne réussit toujours pas à
convaincre Bull de retourner aux États-Unis. Lorsque
cette relation apparut au grand jour, Walsh fut transféré
dans un autre fort durant l’été de 1880. À partir de
ce moment, les conditions de vie de Sitting Bull et
des Sioux se compliquèrent puisque le gouvernement
canadien refusait de leur accorder une réserve ou de la
nourriture36. Si Sitting Bull et les siens se rendaient au
gouvernement américain, ils obtiendraient le pardon
et bénéficieraient du même traitement que tous ceux
qui s’étaient rendus dans les réserves jusqu’à présent,
c’est-à-dire de la nourriture, des vêtements et du
bétail. Sitting Bull ne se voyait vraiment pas rendre les
armes, il était un trop fier guerrier pour céder devant
les pressions américaines. Par contre, ce n’est pas tous
les Sioux qui étaient de cet avis. En effet, plusieurs
de ses hommes décidèrent de repartir dans leur pays
d’origine37. Constatant que plusieurs de ses partisans
l’abandonnaient et que la famine devenait de plus en
plus importante, il décida lui aussi de se rendre en
188138. Sitting Bull fut emprisonné à Fort Randall39. Le
gouvernement américain décida en 1883 de l’envoyer
dans la réserve de Standing Rock dans le Dakota du
Nord40.
Le climat était très tendu durant cet été, à cause
de plusieurs incidents et désaccords. De nombreuses
rumeurs planaient autour du personnage de Sitting
Bull, même celle d’une possible alliance avec le
métis Louis Riel34. Le gouvernement des prairies
canadiennes commençait à s’inquiéter du fait que
Bull lance des raids du côté des États-Unis, malgré
l’entente. Bref, le gouvernement canadien ne voulait
pas accueillir les Sioux sur son territoire, tandis que le
gouvernement américain voulait que Sitting Bull et ses
Sioux reviennent sur leur territoire, afin de pouvoir les
contrôler. Le 17 octobre 1877, lors d’une réunion au fort
Walsh en Saskatchewan, Sitting Bull refuse de retourner
aux États-Unis, puisqu’il se méfie des Américains et de
leur promesse de les traiter de manière équitable35.
34
MacEwan, loc. cit.
35 Ibid.
Les dernières années de la vie de Sitting Bull
À l’intérieur de cette réserve, Sitting Bull n’arrêta
jamais de tenir tête à l’agent du Bureau des Affaires
indiennes nommé James McLaughlin41. Le chef sioux
représentait aux yeux de cet agent «l’obstacle le plus
formidable à sa politique d’assimilation des Sioux»42.
Durant les quelques années qui suivirent, Bull fit partie
du Wild West Show de Buffalo Bill. Par exemple,
dans ce spectacle, Sitting Bull rejouait des scènes de
la bataille de Little Big Horn43. L’agent McLaughlin
36 Ibid.
37
Vazeilles, Parquet et Touraille, loc. cit., p. 74.
38
Universalis, loc. cit.
39
Marienstras, op. cit., p. 49.
40
Vazeilles, Parquet et Touraille, loc. cit., p. 75.
41
Marienstras, op. cit., p. 49.
42 Ibid., p.52.
43
Christina Welch, « Savagery on show: The popular
visual representation of Native American peoples and their
lifeways at the World’s Fairs (1851-1904) and in Buffalo Bill’s Wild
Parution no. 2
Le Prométhée
P. 59
n’apprécia pas du tout que ce Sioux fasse partie de cette de la résistance indienne et à partir de ce moment ceuxtournée, puisque cela lui donnait de la popularité auprès ci furent confinés «pour de bon» dans les réserves.
de la population américaine44.
Conclusion
Tout au long de sa vie, Sitting Bull s’est battu
Vers la fin des années 1880, Sitting Bull devient l’un des chefs de la nouvelle religion de la «danse des pour défendre les droits des Sioux sur leur territoire
esprits» dans l’espoir de retrouver son prestige et son ancestral. Toutes les décisions et les actions entreprises,
pouvoir45. Ce mouvement religieux annonçait l’arrivée que ce soit lors de l’arrivée massive des Blancs dans les
d’un messie indien qui serait venu pour chasser les territoires de l’Ouest pour la conquête des Black Hills,
Blancs et rétablir les anciennes traditions indiennes46. ou bien lors de l’épisode de la bataille de Little Big
Les Lakotas sioux, dans les réserves des Dakotas, Horn, de son exil au Canada et de son retour aux Étatstransformèrent le message spirituel de ce mouvement Unis, étaient faites pour permettre aux Indiens sioux
en un mouvement de résistance contre le contrôle de conserver leur liberté sur leurs terres et d’éviter leur
exercé par les Américains47. Par mesure de précaution, mise en réserve. Il s’est battu toute sa vie pour obtenir
la police indienne et l’armée seront envoyées pour justice et c’est d’ailleurs ce que son ami Walsh dira
54
arrêter la pratique de ces danses48. De plus, pour tenter en apprenant sa mort . La mise en réserve signifiait
d’empêcher un renouveau de l’influence de Sitting Bull, «la fin des traditions guerrières qui avaient joué un
un mandat d’arrêt sera lancé contre lui en décembre rôle primordial dans l’organisation tribale des Plaines
1890. C’est la police indienne qui était responsable comme dans un grand nombre de rites et de croyances
55
d’arrêter Sitting Bull. Lorsque la police arriva pour lakotas» et c’est exactement ce pour quoi Bull se
l’arrêter, les partisans du chef tentèrent de faire quelque battait: conserver la culture et la liberté des Indiens. Par
chose, mais en vain49. C’est le 15 décembre 1890, toutes les décisions prises à travers les étapes de sa vie,
après une longue vie à combattre l’anéantissement de Bull a su maintenir ses idéaux et à toujours prendre la
la culture sioux et de tout ce qu’ils possèdent, qu’est défense de son peuple, ce qui l’a d’ailleurs conduit à sa
tué, d’une balle dans la tête, Sitting Bull près de la mort violente.
Grand River50. La mort de cette icône entraîna une Sitting Bull est sans contredit un symbole central
forte émotion auprès des Indiens de toutes les tribus.51 dans la résistance indienne du XIXe siècle, peut-être
Quelques jours plus tard, le 29 décembre 1890, lorsque même son plus grand représentant. Considéré comme
les autorités demandèrent aux Indiens de Wounded un héros par certains, il est primordial de perpétuer la
Knee de céder leurs armes, il y eut une bousculade qui mémoire de ce personnage de l’histoire américaine,
poussa les soldats à ouvrir le feu, «trop contents de afin de ne pas oublier le sort subi par les Indiens de
l’occasion de se venger enfin des Sioux.»52 Plus de 300 l’Ouest américain.
Indiens, tant des hommes, des femmes que des enfants
moururent lors de ce massacre53. La mort de Sitting
Bull et le massacre de Wounded Knee marquèrent la fin
West (1884-1904) », Early Popular Visual Culture, vol. 9, no. 4 (2011),
p. 347.
44
Marienstras, op. cit., p. 52.
45
MacEwan, loc. cit.
46
Universalis, loc. cit.
47
O’Brien, loc. cit. : 185.
48
Universalis, loc. cit.
49
MacEwan, loc. cit.
50
Vazeilles, Parquet et Touraille, loc. cit., p. 77.
51
René Thévenin et Paul Coze, Mœurs et histoire des
Indiens d’Amérique du Nord, Paris, Éditions Payot et Rivages,
2004, p.301.
52
Philippe Jacquin, La Terre des Peaux-Rouges, Paris,
Éditions Gallimard, 1987, p. 119.
53 Ibid.
54
55
MacEwan, loc. cit.
Marienstras, op. cit., p. 54.
P. 60
Le Prométhée
Parution no. 2
Bibliographie
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Bill’s Wild West (1884-1904) ». Early Popular Visual
Culture, vol. 9, no. 4 (2011): 337-352.
Parution no. 2
Le Prométhée
Le vote: une affaire de
pouvoir
par Laurence Perreault
De nos jours, le Canada est une société
démocratique, c’est-à-dire une société où le système
politique donne le pouvoir au peuple. Ce pouvoir
s’exerce principalement par un droit politique: le droit
de vote. Cependant, la démocratie est un concept qui
a longtemps été galvaudé. Comme le souligne Francis
Dupuis-Déri, professeur en science politique à l’UQAM,
les Pères fondateurs de la Confédération canadienne
étaient clairement contre la démocratie1. À ce sujet, la
Confédération s’est concrétisée par un processus non
démocratique. Elle a été imposée par quelques hommes
dominants et grâce au bon vouloir de l’Angleterre.
Toutefois, il est clair que depuis l867 l’élargissement
du droit de vote est une caractéristique importante de
l’établissement d’un réel système démocratique. À
la création du pays, seulement 11 % de la population
fait partie de l’électorat, tandis qu’en 2006 c’est 75 %.
Plusieurs facteurs ont causé cet avancement, mais c’est
l’élargissement du droit de vote qui nous intéresse ici2.
P. 61
été aussi influents que ceux mentionnés précédemment.
De plus, nous sommes conscients que l’Angleterre
a joué un rôle déterminant dans l’établissement des
caractéristiques minimales requises pour déterminer
l’électorat de l’Amérique du Nord.
Dans cette perspective, nous allons démontrer
que les rapports sociaux de pouvoir ont influencé
l’avancement du droit de vote, en plus de certaines
considérations régionales et religieuses. D’abord, il
sera question de mettre en contexte la signification de la
citoyenneté, afin d’illustrer les types de domination qui
s’opèrent avant la Confédération. Puis, à partir de celleci, nous voulons démontrer l’évolution de ces rapports
qui s’opèrent jusqu’à la Première Guerre mondiale.
Enfin, les changements de mentalités et de législations
qui mènent à l’universalisation du droit de vote seront
abordés.
1. Le vote: l’affaire des hommes
a) La conception des Lumières sur la citoyenneté
Pour bien comprendre ce que représente
la reconnaissance citoyenne à part entière, il faut
d’abord s’interroger sur ce que signifie la citoyenneté.
Historiquement, la mise en place d’un ordre libéral
au Canada s’accompagne d’une négation du droit
de vote de certains groupes sociaux. Ainsi, pour être
reconnu comme un citoyen et pouvoir participer à la
chose politique, on doit d’abord être reconnu comme
un individu. La philosophie des Lumières est au cœur
de cette conception de l’individu et par conséquent
du citoyen. On peut distinguer trois aspects essentiels
pour définir l’individu. Ces concepts s’emboîtent et
se recoupent en formant une logique d’inclusion et
d’exclusion de certaines personnes.
L’objet de notre travail porte sur la
reconnaissance citoyenne reliée à l’enjeu démocratique
de l’accès au vote des minorités au Canada. Nous allons
donc retracer l’évolution de ce droit politique pour en
saisir les enjeux. La négation de ce droit, intimement
lié à la reconnaissance citoyenne, a longtemps été
pratiquée sur différents groupes sociaux. Nous voulons
ainsi faire ressortir les rapports sociaux de pouvoir qui
ont influencé l’évolution du droit de vote au Canada.
Selon nos recherches, il est clair que trois types de
rapports de domination entre les acteurs sociaux se
sont produits durant celle-ci: de genre, d’ethnie et de
Pour les penseurs des XVIIe et XVIIIe siècles, la
classes. D’autres rapports de ce type ont été présents sur
liberté définit l’individu. Cette liberté: « [...] se définit
le plan religieux, mais nous ne pensons pas qu’ils aient
d’abord comme une propriété de sa propre personne,
1
Francis Dupuis-Déri, « Histoire du mot «démocratie» au de sa propre vie et donc de son propre corps. »3. Cette
Canada et au Québec. Analyse politique des stratégies rhétoriques
conception de l’individu vient donc exclure toute
», Revue canadienne de science politique, vol. 42, no. 2 (juin
personne soumise à l’esclavage et celle qui serait
2009), p. 323.
condamnée de par sa condition sociale: le pauvre et
2
DIRECTEUR GÉNÉRAL DES ÉLECTIONS, L’histoire
du vote au Canada, Ottawa, Élections Canada, 2e édition, 2007,
p. 36 et 136.
3
Anne-Marie Daune-Richard, « Homme, femme, individualité et citoyenneté », Recherches féministes, vol. 21, no. 1
(2008), p. 40.
Le Prométhée
P. 62
Parution no. 2
la femme. En effet, la propriété vient s’amalgamer à le cloisonnement des particularismes.
la définition de qui est un citoyen. Le cens électoral a
longtemps prévalu pour déterminer qui avait accès au b) Une affaire d’hommes, mais pas de tous: des
droit de vote, car il était le signe d’indépendance et contextes différents pour exclure
donc de liberté.
Durant la première moitié du XIXe siècle, les
Aussi, le concept de liberté-propriété de sa colons britanniques ne se préoccupent que très peu
personne est important pour comprendre ce qui exclut de l’extension du suffrage. Les discours dominants
les femmes de l’individualité. D’abord, les femmes portant sur la représentation politique sont plutôt axés
sont perçues comme des êtres soumis à la nature, sans sur l’obtention de la responsabilité ministérielle. Elle
pouvoir sur leur propre corps. À l’inverse des hommes ne leur sera octroyée qu’en 1847 par Londres. La
qui sont dominés par la raison, les femmes sont des êtres même année, les assemblées coloniales obtiennent le
de passions. De plus, la femme répond aux préceptes de droit d’établir qui de leurs citoyens a accès au vote,
l’ordre domestique qui s’oppose à la sphère publique tout comme la fixation des réglementations reliées à
où la chose politique se construit. L’enjeu des sphères la naturalisation des nouveaux arrivants. Cependant,
séparées fait donc partie de la définition de la femme. l’héritage britannique pèse lourd dans les législations
N’ayant pas l’autonomie sociologique pour exercer une entourant le droit de vote. Les colonies du futur espace
liberté sur sa personne, la femme reste donc cloisonnée canadien copieront sensiblement les mesures anglaises.
dans un statut inféodé aux volontés patriarcales et Le droit de vote reste fondé sur le cens électoral, c’estmaritales. Finalement, sur le plan économique la femme à-dire qu’il est le privilège des propriétaires, des gens
n’a pas son autonomie et, de ce fait, elle est aussi exclue ayant une valeur de biens jugée suffisante ou de ceux
du monde du travail où prime le travail marchand. D’un qui ont la possibilité de payer un montant déterminé
côté, le travail domestique que fait la femme n’a pas par la loi. À ce niveau, les femmes sont privées du
de valeur, car il ne transite pas dans le marché. D’un droit de suffrage par une convention implicite du droit
autre côté, la femme n’étant pas un être libre, elle ne coutumier anglais. L’accès au suffrage est donc une
peut pas passer de contrat. Elle se voit donc illégitime affaire d’hommes possédants6.
face au monde du travail4. À ce niveau, les pauvres
De plus, l’appartenance religieuse de ces
vivants sous la charge d’autrui, par une aide financière
ou par la charité privée, n’ont pas une pleine autonomie hommes est un critère supplémentaire: les catholiques
et les jacobites n’ont pas le droit au suffrage. Jusqu’en
économique; ils ne sont pas libres.
1791, les catholiques n’ont pas le droit d’acquérir de
Bref, la philosophie des Lumières, qui est propriété, ce qui les exclut donc du droit électoral.
l’élément fondateur de la société moderne, exclut la Ce n’est qu’en 1829 qu’on leur confère le droit de
femme de la citoyenneté en ne la reconnaissant pas vote. Dans cette même logique d’exclusion, les juifs
comme un individu à part entière. Il y a donc un rapport ne peuvent pas voter, car l’État oblige un serment au
social de pouvoir fait par les hommes sur les femmes. nom de la foi chrétienne jusqu’en 18297. De manière
Cette conception de l’individu fait également préjudice générale, les critères communs pour avoir accès au
aux classes modestes qui n’ont pas une pleine liberté sur suffrage sont le cens électoral, l’âge minimum de 21
leur corps et une autonomie financière: « Dans l’esprit ans, ne jamais avoir été condamné criminellement et
de l’élite de l’époque, et de manière cohérente avec être sujet britannique. Il est important de mentionner que
l’héritage classique, la démocratie était ni plus ni moins les contextes de colonisation des différentes provinces
perçue comme une tyrannie des pauvres, incapables de du Canada ont influencé fortement les législations
prendre des décisions rationnelles compatibles avec le entourant le droit de vote. Selon les régions, on assiste à
bien commun et proies faciles pour les démagogues. »5 différents rapports sociaux de pouvoir qui s’affirment à
En somme, l’idéal moderne des droits et des libertés partir de 1867. La logique d’exclusion est portée par des
s’oppose clairement à certaines catégories sociales via préceptes de domination des hommes sur les femmes,
4
5
Ibid., : 40-43.
Francis Dupuis-Déri, loc. cit., p. 324.
6 DIRECTEUR GÉNÉRAL DES ÉLECTIONS, op. cit., p.4-6.
7
Ibid., p.6-8.
Parution no. 2
Le Prométhée
les moins nantis et les minorités ethniques. Ceci peut
s’expliquer par la vision de l’individu libéral moderne
que nous avons expliquée précédemment. Force est
de constater que l’homme blanc qui détient le pouvoir
politique exerce un rapport de force sur les personnes
qu’il juge inférieures.
La Nouvelle-Écosse, par exemple, a un
système de suffrage universel masculin en 1854.
Pourtant, à la veille de la Confédération, la valeur de
bien-fonds (propriété immobilière) y est un critère
nécessaire pour voter. Il est important de souligner que
les femmes, exclues du droit de vote selon les traditions
britanniques, les autochtones et les bénéficiaires d’une
aide financière n’auront pas accès au droit de vote8. Sur
l’Île-du-Prince-Édouard, le contexte de colonisation ne
permet pas qu’on octroie le droit de vote uniquement
aux propriétaires, car trop peu d’habitants le sont. En
1830, on resserre le droit de vote avec certains critères
de possession. Lorsque l’Île-du-Prince-Édouard entre
officiellement dans la Confédération, en 1873, la loi
électorale de cette dernière est considérée comme la
plus libérale de toutes les anciennes colonies. Pourtant
sont exclus les femmes, les immigrants arrivés depuis
moins de sept ans et les hommes de plus de 60 ans qui
ne sont pas propriétaires9.
Aux trois rapports sociaux de pouvoir
dominants, on peut ici ajouter un rapport de force basé
sur l’âge. Dans les sociétés traditionnelles, la vieillesse
est souvent perçue comme une richesse, mais dans le
présent cas, il semblerait qu’on craint l’influence de
celle-ci sur la finalité des élections. Pour ce qui est du
Nouveau-Brunswick, il faut tenir compte qu’en 1784
l’Angleterre fait de ce territoire une colonie distincte,
ce qui favorise l’installation des loyalistes et des
immigrants en provenance de la Grande-Bretagne.
À cela s’ajoutent les réfugiés acadiens qui ont réussi
à échapper à la déportation. Le Nouveau-Brunswick
est donc un amalgame hétérogène de communautés
qui agissent indépendamment les unes des autres. En
1791, la première loi électorale de cette colonie compte
parmi les plus strictes du territoire, car on cherche à
limiter l’électorat aux grands propriétaires fonciers. À
partir de 1810, on tente d’élargir le vote en supprimant
le serment d’allégeance, ce qui agrandit l’électorat aux
8
9
Ibid., p.9-11.
Ibid., p.12-15.
P. 63
catholiques et aux juifs et en 1855, le mode de scrutin
secret est établi10.
L’Acte constitutionnel de 1791 vient répondre
aux demandes des loyalistes qui s’installent en
Nouvelle-France depuis quelques années. Ainsi, on
divise le territoire en deux et chacun des Canadas est
légiféré par les lois respectives de chaque ensemble
culturel, mais l’exclusion reste la norme. Le droit de
vote est basé sur le cens électoral. Sous l’héritage de la
Coutume de Paris, les femmes du Bas-Canada pourront
voter si elles répondent aux critères d’admissibilité, car
l’Acte de 1791 ne stipule rien à ce sujet. Dans les années
1830, on voit apparaître, dans les discours politiques
des réformistes, l’idée de la dangerosité des élections
qui devraient justifier le retrait du droit de vote pour les
femmes.
À cette époque, une particularité est à noter dans
les luttes politiques au Bas-Canada. Comparativement
aux autres colonies, on voit davantage le rapport de
pouvoir lié à l’ethnicité, car la cohabitation des colons
français et anglais accentue les tensions sociales11.
Quant à lui, le Haut-Canada est légiféré par la common
law britannique. Dans le contexte d’immigration des
colons américains, le critère d’accès au vote, établi
selon l’identité de sujet britannique, pose problème.
L’arrivée des loyalistes fait craindre aux conservateurs
que l’électorat ait une tendance plus réformiste. Ainsi,
en 1800, l’Assemblée législative vote une mesure pour
restreindre le droit de vote de ces nouveaux arrivants.
Désormais, les immigrants américains doivent avoir
résidé un minimum de sept ans au Haut-Canada et se
soumettre au serment d’allégeance.
À partir de 1815 et jusque dans les années 1830,
les immigrants des îles Britanniques sont nombreux
à s’établir au Haut-Canada, mais ils restent exclus
du droit de vote, car il est difficile de répondre aux
exigences électorales. D’une part, l’assemblée du HautCanada met de l’avant la nécessité d’avoir un permis
d’occupation émis par le gouverneur du Bas-Canada
pour voter. De l’autre côté, la possibilité d’obtenir un
franc-alleu est de plus en plus limitée. En somme, les
querelles entre sujets britanniques et les sujets anglais
des États-Unis vont former ce qu’on appelle l’ère du
10
11
Ibid., p.16-18.
Ibid., p.18-22.
Le Prométhée
P. 64
Parution no. 2
Family Compact. En se liguant contre les nouveaux 2. Un pas vers l’universalité: l’entrée de la femme
immigrants britanniques, ils vont former une sorte et la législation fédérale
d’oligarchie au pouvoir12.
a) Vers l’uniformisation et l’inclusion
Puis, l’Acte d’union de 1840 vient unir ces
De 1867 à 1885, les provinces tentent d’élargir
deux Canadas. Selon le rapport de Durham, cette union permettra d’assimiler les colons français et limitera les le droit de vote, mais les réels changements ne seront
problèmes ethniques sur le territoire. Le gouvernement perceptibles qu’en Ontario, où on diminue le cens
responsable est donné en 1848 et l’année suivante on électoral et en Nouvelle-Écosse, où on étend le critère
normalise les lois électorales entre les deux Canadas de propriété aux locataires. En 1885, l’Acte du cens
ce qui supprime officiellement le droit de vote des électoral de John A. Macdonald fait un pas en avant
femmes et nuit à la représentation électorale de certains dans la centralisation des conditions minimales pour le
milieux. De 1844 à 1858, on exclut aussi de l’électorat droit de vote, tout en renforçant les rapports sociaux de
certaines catégories de travailleurs. Par ailleurs, à pouvoir:
certains moments, on augmente ou on limite l’électorat
[...] la résistance à l’élargissement du droit de
en augmentant le cens, surtout au Haut-Canada13. Enfin, la
vote témoigne de la difficulté qu’éprouve la
colonie de la Colombie-Britannique, même si elle est
société du XIXe siècle à concilier libéralisme et
créée plus tard, rencontre les mêmes rapports sociaux de
démocratie, le suffrage universel étant alors lié
pouvoir. La période de ruée vers l’or entre 1858 et 1862
à l’image de désordre et d’anarchie associée aux
encourage l’immigration européenne et américaine
masses urbaines15.
dans cette nouvelle colonie. Sur l’île de Vancouver,
seulement les sujets britanniques qui y résident depuis
trois mois et qui sont propriétaires ont le droit de vote.
Pour voter au fédéral, il faut être un homme
En Colombie-Britannique, les restrictions concernent
âgé
de
21 ans et plus et être reconnu comme un sujet
la ville de New Westminster où les Autochtones et les
britannique, par naissance ou naturalisation. À ce clair
Chinois y sont formellement exclus14.
rapport de domination des hommes, force est de constater
Dans ce bref portrait, nous avons vu que les que les minorités ethniques subissent également la
rapports sociaux de pouvoir étaient principalement domination de l’homme blanc qui détient le pouvoir.
présents à trois niveaux. Sur le plan ethnique, certains En effet, cette loi mentionne que les Mongoles et les
membres de minorités ethnoculturelles ont été privés Chinois sont exclus du droit de suffrage, tout comme
du droit de vote, pensons aux Amérindiens, aux Juifs et les Autochtones de certaines régions. En plus, les
aux Asiatiques. Sur le plan social, le rapport de classe Amérindiens habitant les réserves ne peuvent voter au
est d’autant plus perceptible que le cens électoral exclut fédéral que s’ils ont une terre qu’ils mettent en valeur
les classes populaires de l’électorat. Finalement, sauf d’au moins 150$ par an. Dans ce jeu politique, la loi
durant un court temps au Bas-Canada, la domination de établit que la confection des listes électorales est du
ressort du fédéral. Ces listes sont le fruit d’une énorme
genre a privé la femme de ce droit politique.
corruption, car leur falsification est possible grâce à
un système de favoritisme et de partisannerie16. C’est
dire que les rapports sociaux de pouvoir sont secondés
par les orientations fédérales. D’ailleurs, les dirigeants
politiques sont au fait du détournement que prennent
les listes électorales, mais ils laissent cours à cette
insuffisance administrative.
12
13
14
Ibid., p.22-26.
Ibid., p.26-33.
Ibid., p.33-34.
15
16
Ibid., p.XIV.
Ibid., p.47-53.
Parution no. 2
Le Prométhée
En 1898, avec les libéraux de Wilfrid Laurier,
on assiste à un élargissement du droit de vote au
Canada. D’abord, les provinces retrouvent leurs
compétences dans l’édification des listes électorales et
pour déterminer qui a le droit de vote au fédéral. Par
contre, on établit qu’il ne peut plus avoir de privations
statuaires pour le suffrage du gouvernement canadien.
La loi de 1898 reste floue en ce qui a trait au droit de vote
des Amérindiens. En contrepartie, il est clair qu’en 1915
et en 1919 on retire le droit de vote des Amérindiens
habitant les réserves au Québec et au Canada17. Par la
suite, un certain rapport social de pouvoir basé sur la
langue, un référent ethnique important, est à considérer.
En 1901, la Colombie-Britannique applique une loi qui
exclut du vote les personnes ne pouvant lire l’Anglais.
L’année suivante, le Manitoba décrète un même type de
loi. Bien entendu, ceci vise expressément l’exclusion
des Asiatiques à exercer une quelconque forme de
citoyenneté sur le territoire, tout comme elles visent
l’assimilation vers une conformité anglaise18.
Ce n’est qu’en 1917 qu’on voit une nette
progression du droit de vote. La Loi des élections
militaires, sous le conservateur Robert Laird Borden,
reconnaît le droit de suffrage aux femmes, aux
personnes de moins de 21 ans et aux Amérindiens
ayant servi dans l’armée. Concrètement, 2 000 femmes
seront incluses dans le processus électoral. La même
année, la Loi des élections en temps de guerre établit
que l’entourage féminin des soldats ayant servi le pays
pourra voter. Pourtant, les objecteurs de conscience
et les individus nés dans un pays ennemi après mars
1902 n’ont pas ce droit19. Ceci reflète bien la crainte
qu’on a envers la dissension politique; on veut protéger
à tout prix le système et les institutions du pays. Les
personnes jugées néfastes pour la cohésion de la Nation
sont donc exclues de la communauté des citoyens.
À un autre niveau, l’inclusion de certaines
femmes peut être perçue comme un outil électoraliste
des politiciens de l’époque. En leur donnant le droit de
vote, Borden s’attend à ce qu’elles votent pour son parti
et, par le fait même, on renforce le sentiment national
lié au patriotisme. Au Canada, il semblerait donc que
l’évolution du mot démocratie soit attribuable à la
motivation politique de certains acteurs qui participent
17
18
19
Ibid., p.53-58.
Ibid., p.58.
Ibid., p.59-60.
P. 65
à redéfinir et à replacer le terme dans son sens originel20.
a) Le droit de vote au féminin
À partir des années 1870, on assiste à
l’organisation de mouvements en faveur du suffrage des
femmes. La mise en place de tels mouvements est plus
tardive au Québec où une vague d’ultra conservatisme
tapisse la société. Sur différents aspects, le Québec est
plus réticent à élargir le droit de vote qu’ailleurs au
pays. Sur le plan municipal du Canada, les veuves et les
célibataires obtiennent le droit de vote en 1892, mais
seulement en 1899 au Québec. Ce n’est qu’en 1941
que toutes les femmes respectant les critères électoraux
du pays peuvent voter aux élections municipales, le
Québec étant le dernier à conférer ce droit. Tout comme
en 1940, il est la dernière province à inclure les femmes
dans l’élection de son gouvernement. Elles pourront
exercer ce droit en 194421.
Au Canada, comme ailleurs en Occident, on peut
observer trois aspects qui ressortent des revendications
des mouvements suffragistes: l’autonomie, l’égalité et
la différence. D’une part, on réclame l’autonomie face à
l’individualité nécessaire pour acquérir une citoyenneté
complète selon les principes de la citoyenneté moderne.
D’autre part, la femme veut obtenir les mêmes droits
que les hommes. Enfin, certaines acceptent la différence
de genre et l’utilisent pour faire valoir leur participation
dans le politique. C’est leur rôle de mère qui justifie
leur inclusion dans la sphère publique22.
En 1918, à la fin de la Première Guerre mondiale,
la Loi ayant pour objet de conférer le suffrage aux
femmes est adoptée. Ainsi, le gouvernement fédéral de
Borden octroie le droit de vote aux élections fédérales
aux femmes qui respectent les critères d’éligibilité
établis. En 1919, elles peuvent aussi se présenter
comme candidates. L’année 1920 marque le début d’une
période où tous les Canadiens âgés d’au moins 21 ans,
indépendamment de leur sexe et de leur ethnie, peuvent
voter au fédéral. C’est aussi un tournant dans la fin des
20
Francis Dupuis-Déri, loc. cit.,p. 321.
21
BUREAU DU STATUT DES FEMMES, Cinquante ans
de droit de vote des femmes au Québec, 1940-1990, Université
Concordia, janvier 1993, p.6-8.
22
Diane Lamoureux, Citoyennes? Femmes, droit de vote et
démocratie, Montréal, Éditions du remue-ménage, 1989, p.112114.
P. 66
Le Prométhée
Parution no. 2
compétences provinciales en matière de législation
électorale au niveau du gouvernement canadien.
Dans cet esprit d’élargir la participation citoyenne,
des réformes électorales sont appliquées. Sur le plan
administratif, un organisme indépendant du pouvoir
sera créé en 1920 pour établir les listes électorales. On
établit aussi la possibilité de voter par anticipation et
l’ouverture de bureaux de scrutin pour permettre à un
plus grand nombre de participer à la chose publique23.
obtenir accès au suffrage. En 1960, ils obtiennent enfin
ce droit de manière inconditionnelle à leur statut au
niveau fédéral26. Neuf ans plus tard, les Autochtones
sont inclus dans le processus électoral du Québec
qui, encore une fois, est la dernière province à élargir
l’inclusion du suffrage27.
À ce tableau idyllique persistent des rapports
sociaux de pouvoir. L’Acte des élections fédérales de
1920, qui met en place les bases de l’universalisation
du système électoral, rappelle que les critères raciaux
d’admissibilité au vote établis par les provinces sont
valides pour les élections fédérales. Ainsi, la ColombieBritannique se démarque dans l’exclusion ethnique de
certains groupes: les Autochtones et les Asiatiques. En
1871, ces communautés ethnoculturelles représentaient
à elles seules près de 62 % de la population de la
province. Cette exclusion, même si elle est contestée par
plusieurs, sera étendue en 1944. En fait, le Parlement
modifie l’Acte des élections fédérales de sorte que les
Asiatiques ayant quitté la Colombie-Britannique après
1938 ne pourront plus voter une fois installés ailleurs
dans le pays.
Le droit de vote est l’illustration même de la
citoyenneté politique qui est un levier pour acquérir la
citoyenneté sociale. On pourrait définir cette dernière
comme étant une base minimale de droits et de ressources
dont chaque individu peut utiliser pour se garantir une
indépendance sociale effective28. Cependant, ces deux
composantes de la citoyenneté sont dépendantes des
lois qui les encadrent. C’est pourquoi la Charte des
droits et libertés de 1947 est déterminante dans la réelle
universalisation du droit de vote au Canada.
Il faut aussi avouer que les tensions envers
l’«autre» atteindront un important niveau durant la
Deuxième Guerre mondiale. L’attaque de Pearl Harbor
le 7 décembre 1941 est un élément déclencheur dans
l’exclusion des Japonais à exercer leurs droits. Bref,
ce n’est qu’en 1948 que le Fédéral retire les critères
de discrimination raciale en lien avec le vote24. En
ce qui a trait au droit de suffrage des Autochtones,
c’est principalement leur implication militaire dans
la Deuxième Guerre mondiale qui accentue l’idée de
les inclure au droit politique. Il y a différents courants
d’opposition à cet élargissement au droit de vote: « […]
outre les attitudes paternalistes ou racistes typiques de
l’époque, est la crainte que les membres des Premières
Nations ne deviennent inféodés à des politiciens non
autochtones. »25 Du point de vue amérindien, on ne
souhaite pas avoir un droit de vote qui signifie la perte
de son identité, c’est-à-dire devoir s’émanciper pour
23
24
25
DIRECTEUR GÉNÉRAL DES ÉLECTIONS, op. cit., p.67-78.
Ibid., p.78-82.
Ibid., p. 80.
3. Droit
nadiens
de vote: droit universel des citoyens ca-
Dans une perspective plus contemporaine, le
gouvernement du Canada affirme que: « La citoyenneté
est une expérience à la fois publique et personnelle
pour chacun de nous.»29 Être un Canadien, c’est avoir
des droits légaux et reconnus par le gouvernement
du pays. Être un citoyen c’est aussi rattaché aux
sentiments individuels. Cela peut se percevoir dans
la fierté éprouvée d’une personne à appartenir à une
communauté, à un peuple et à un pays. Au Canada, la
Charte des droits et libertés de 1947 garantit aux citoyens
certains types de droits. Sur le plan civil et politique, on
y retrouve le droit de vote, le droit de participer aux
affaires publiques et le droit de circulation. Sur le plan
économique et social, il est question du droit au travail,
du droit au logement et du droit à l’éducation dans la
langue de la minorité30.
Le statut de citoyen canadien implique
également des responsabilités à l’égard des traditions
et des valeurs communes de la Nation: le citoyen doit
combattre la discrimination et l’injustice, soutenir la
26
Ibid., p.84-89.
27
BUREAU DU STATUT DES FEMMES, op. cit., p.8.
28
Robert Castel, « La citoyenneté sociale menacée »,
Cités, vol. 3, no.35 (2008), p. 135.
29
GOUVERNEMENT DU CANADA, La citoyenneté canadienne, c’est quoi au juste?, Ministère d’Approvisionnements
et Services Canada, 1992, p.1.
30
Ibid., p.4.
Parution no. 2
Le Prométhée
communauté et participer à la sphère politique, obéir
aux lois du Canada et participer à la préservation de
son patrimoine. Il doit également respecter la propriété
privée et publique puis respecter les droits d’autrui.
Être un citoyen actif c’est participer au renforcement
de la démocratie et à l’identité nationale, c’est répondre
à ses responsabilités et participer à la vie sociale et
politique31.
P. 67
un suffrage universel et que la démocratie a finalement
un sens, car tout un chacun peut voter s’il n’est pas sous
la tutelle d’autrui34.
Bien que le droit de vote soit désormais reconnu
à tous les individus, on assiste à une persistance des
inégalités et des rapports sociaux de pouvoir. En effet,
en 1991, le gouvernement fédéral instaure un ministère
du Multiculturalisme et de la Citoyenneté, afin de
Cette Charte, annexée à la Constitution limiter les obstacles à la participation citoyenne reliés
canadienne en 1982, met l’accent sur les valeurs et au racisme, à la discrimination et à l’analphabétisme35.
croyances que doivent avoir les Canadiens. L’article
II soutient que les libertés fondamentales des
Par ailleurs, la place effective de la femme en
citoyens canadiens sont la liberté de conscience et de politique reste un enjeu de taille. En 2009, le Canada
religion, la liberté de pensée, de croyance, d’opinion se trouve en 48e position dans le classement de l’Union
et d’expression, la liberté de réunion pacifique et la interparlementaire de la représentation des femmes
liberté d’association. De plus, l’article XV mentionne dans les parlements nationaux. Ce rang n’est guère
que la loi ne doit faire aucun préjudice à une personne reluisant, surtout qu’il se situe en deçà du Rwanda,
et qu’elle s’applique à tous. Chacun a le droit à la de l’Afghanistan, de l’Irak et du Pakistan36. La
même protection et au même bénéfice de la loi, représentation de la femme dans le système politique
indépendamment de toute discrimination fondée sur soulève des enjeux conséquents de son accès au vote
la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la et de son éligibilité: sa reconnaissance, son influence et
religion, le sexe, l’âge et les déficiences mentales ou sa participation active à toutes les sphères de la société.
physiques32. On comprend l’importance du principe de Loin de nous l’idée de promouvoir un renversement des
la transcendance des particularismes qui est un concept rapports sociaux de pouvoir liés au genre, mais il nous
clé de la citoyenneté actuelle, chose qui a longtemps apparaît révélateur de s’interroger sur la réelle entrée
fait défaut à la reconnaissance citoyenne au Canada33.
de la femme dans la sphère politique. La parité dans le
système politique canadien est-elle possible?
En conclusion, il est clair que les rapports
sociaux de pouvoir ont marqué l’évolution du droit
de vote au Canada. Nous avons également remarqué
que ces rapports de domination se sont opérés avec
certaines différences régionales et parfois avec des
considérations religieuses. Rappelons simplement que
la conception de la citoyenneté, héritée des Lumières,
a longtemps justifié l’exclusion de certains groupes
minoritaires face au pouvoir. L’ethnie, le genre et la
condition socio-économique étant au cœur de cette
négation. Aussi, ce sont les initiatives du gouvernement
fédéral qui ont largement contribué à l’élargissement
du droit de vote au début du XXe siècle. Finalement,
le long processus d’universalisation du droit politique
s’est légalement concrétisé avec la Charte de 1947. À la
fin des années 1980, on peut enfin dire que le Canada a
31
Ibid., p.5-10.
32
Ibid., p. 8.
33
Dominique Schnapper, Qu’est-ce que la citoyenneté?,
France, Gallimard, 2000, p.26.
34
BUREAU DU STATUT DES FEMMES, op. cit., p.9.
35
GOUVERNEMENT DU CANADA, op. cit., p.9.
36
Manon Tremblay, « Bilan des réformes électorales au
Canada: Quelle place pour la femme? », Revue canadienne de
science politique, vol. 43, no. 1 (mars 2010), p. 26.
P. 68
Le Prométhée
Bibliographie
Ouvrages
AMOUREUX, Diane. Citoyennes? Femmes, droit de vote et
démocratie. Montréal, Éditions du remue-ménage, 1989.
195p.
SCHNAPPER, Dominique. Qu’est-ce que la citoyenneté?. France,
Gallimard, 2000. 320p.
Documents officiels
BUREAU DU STATUT DES FEMMES. Cinquante ans de droit
de vote des femmes au Québec, 1940-1990. Université
Concordia, janvier 1993, 23p.
CLEMENT, D. et al. L’évolution des droits de la personne au
Canada. Ottawa, Commission canadienne des droits de
la personne, 2012.
DIRECTEUR GÉNÉRAL DES ÉLECTIONS. L’histoire du vote
au Canada. Ottawa, Élections Canada, 2e édition, 2007,
152p.
GOUVERNEMENT DU CANADA. La citoyenneté canadienne,
c’est quoi au juste?. Ministère d’Approvisionnements et
Services Canada, 1992. 34p.
Articles
CASTEL, Robert. « La citoyenneté sociale menacée ». Cités, vol.
3, no.35 (2008) : 133-141.
DAUNE-RICHARD, Anne-Marie. « Homme, femme, individualité
et citoyenneté ». Recherches féministes, vol. 21, no. 1
(2008) : 39-50.
DUPUIS-DÉRI, Francis. « Histoire du mot «démocratie» au
Canada et au Québec. Analyse politique des stratégies
rhétoriques ». Revue canadienne de science politique,
vol. 42, no. 2 (juin 2009) : 321-343.
TREMBLAY, Manon. « Bilan des réformes électorales au Canada:
Quelle place pour la femme? », Revue canadienne de
science politique, vol. 43, no. 1 (mars 2010) : 25-47.
Parution no. 2
Parution no. 2
Comparaison entre
le Dadaïsme et le
Surréalisme
par Gabriel Senneville
Le Prométhée
P. 69
I - L’avant-garde dadaïste de Zurich et le Surréalisme de Paris, un comparatif
Le Dadaïsme de Zurich
Tout d’abord, le mouvement dadaïste fut créé
comme étant une réaction aux excès de la Première
Guerre mondiale. L’évolution du dadaïsme est
étroitement liée à un aspect très précis, un aspect
géographique caractérisé par le statut de la Suisse durant
la Première Guerre mondiale. Le statut de neutralité de
l’État suisse durant le conflit a joué pour beaucoup dans
l’élaboration des idées de Dada, car les artistes voulant
échapper à la conscription ont été en mesure de se
réfugier en Suisse, mais plus particulièrement dans la
ville de Zurich1.
La première moitié du XXe siècle est marquée
par l’apparition de nombreux mouvements d’avantgardes artistiques qui vont être en mesure de redéfinir
certains aspects de l’art conventionnel. Ces mouvements
artistiques se voulaient les porte-étendards de valeurs
nouvelles au sein de la société. Certains d’entre eux
ont été influencés par le contexte dans lequel la société
était au moment de leur développement. En ce sens,
le contexte historique de la Première Guerre mondiale
L’un des pères fondateurs du dadaïsme est
a été l’élément déclencheur de certaines mouvances
le poète allemand Hugo Ball qui, ayant participé à
artistiques, dont le dadaïsme ainsi que le surréalisme.
la guerre, a été en mesure de quitter le front pour
Il est important de mentionner en quoi ces mouvements
rejoindre la Suisse en 1916.2 Il va notamment, à l’aide
ont une histoire ainsi qu’une origine commune.
de sa compagne, fonder le Cabaret Voltaire en 1916. Le
Cabaret Voltaire deviendra un lieu culte du mouvement
Le mouvement dadaïste, issu de la pensée de
dadaïste, car c’est à cet endroit qu’auront lieu de
Tristan Tzara et d’Hugo Ball, va influencer grandement
nombreuses soirées artistiques et littéraires ainsi que
le mouvement d’André Breton qui prendra la forme
des échanges d’idées. Afin de fonder cet endroit, Hugo
par la suite du surréalisme. Par conséquent, nous
Ball s’est inspiré des lieux qu’il a fréquentés avant la
sommes en mesure de nous demander en quoi ces deux
Guerre en Allemagne, dont à Berlin et à Munich3, car
mouvements ont joué conjointement un rôle d’une
au départ, Hugo Ball était fortement influencé par le
grande importance au sein de l’avant-garde, mais
mouvement expressionniste allemand.
plus particulièrement en quoi ils sont distinct l’un de
l’autre. En ce sens, il sera question dans ce texte d’une
De plus, l’une des caractéristiques propres à la
comparaison entre l’histoire du mouvement dadaïste
Suisse
de
l’époque est l’arrivée de nombreux artistes
ainsi que celle du mouvement surréaliste précédant le
second manifeste de Breton en 1929. Toutefois, nous fuyant la guerre. En effet, plusieurs artistes provenant
allons concentrer notre étude comparative sur trois de pays divers ont été en mesure de rejoindre le Cabaret
aspects forts importants de ces mouvements, d’une Voltaire. C’est le cas de Hans Arp ainsi que de Tristan
part, une comparaison entre le dadaïsme de Zurich et le Tzara. Par conséquent, le dadaïsme est issu d’une
surréalisme de Paris, par la suite, il sera question d’une multitude de mouvements, car l’apport de chacun
comparaison entre la vision de la Première Guerre des artistes dans l’élaboration du dadaïsme est très
le dadaïsme de Zurich est
mondiale au sein du mouvement dadaïste et surréaliste, important. Ce qui caractérise
4
ainsi qu’une comparaison entre l’engagement politique qu’il est cosmopolite . Cependant, il est important de
mentionner l’importance de la ville de Zurich comme
du Dadaïsme et du Surréalisme.
1
Henri Béhar et Michel Carassou, DADA, Histoire d’une
subversion, Paris, Fayard, 1990, p. 26.
2
Serge Fauchereau, Avant-Gardes du XXe siècle, Paris,
Flammarion, 2010, p.317.
3 Ibid.
4 Ibid., p.319.
P. 70
Le Prométhée
Parution no. 2
étant un élément rassembleur des idées d’avant-gardes économie de marché. Par conséquent, la population se
dadaïstes au cours de la guerre de 1914-18.
trouve dans un climat d’instabilité financière, puisque
les prix montent plus rapidement que les salaires, créant
Le Surréalisme de Paris.
ainsi une dépréciation du franc8. Le mécontentement
populaire va favoriser l’émergence du mouvement
En ce qui concerne le surréalisme, celui-ci dadaïste en France, mais plus particulièrement celui du
va se développer grandement dans la ville de Paris. surréalisme en 1924.
Le surréalisme est étroitement lié au dadaïsme, car
durant une certaine période, soit de 1919 et 1922, les Par ailleurs, Paris prend une toute autre
auteurs surréalistes font partie du mouvement dada5. Le importance au sein du surréalisme. Comparativement
contexte de création et d’implantation d’un dadaïsme et à Zurich, Paris va être le théâtre d’action du
d’un surréalisme en France est différent de celui présent surréalisme. Ainsi, Paris va être la source d’inspiration
à Zurich, car comparativement à la Suisse, la France est des surréalistes qui produisent de nombreux textes
en guerre.
en lien avec la ville. En effet, Paris est une source
d’inspiration et de mystère pour les surréalistes, que
Le contexte dans lequel les auteurs du ce soit les affiches de publicités, les portes SaintSurréalisme ont vécu n’a pas engendré la même Denis et Saint-Martin, etc. De plus, il est question de
volonté de remise en question des valeurs bourgeoises Montparnasse dans l’élaboration du Surréalisme, car
en un premier temps. En 1916, lorsqu’André Breton tout comme Zurich, c’est dans ce quartier de Paris
rencontre le poète français Jacques Vaché, tous deux au que se concentre un cosmopolitisme artistique. C’est
sein de l’armée française, il est question de la notion du à cet endroit que les surréalistes vont se rencontrer.
dadaïsme ainsi que de la remise en question des valeurs Cependant, très tôt, ils remettent en question la vision
modernes. Cependant, André Breton ne partage pas artistique de Montparnasse. Pour les surréalistes, il y
cette vision de l’art à ce moment6.
a une forte volonté de remettre en question les valeurs
artistiques de cette époque, c’est pourquoi ils favorisent
De plus, comparativement à la Suisse, la France la fréquentation des quartiers moins touristiques de la
vit deux crises sociales importantes durant la guerre, ville.
dues à l’impact de cette dernière sur les membres de
la classe moyenne. Par ailleurs, les artistes qui eux
En sommes, les surréalistes vont côtoyer de
occupaient des métiers de luxes vont, durant le conflit, nombreux artistes en raison du cosmopolitisme de
être dans une situation de sous-emploi. Cependant, on Paris de l’après-guerre, et c’est justement en raison de
assiste à un contraste important dans les villes comme ces échanges d’idées entre artistes issus de nombreux
Paris, car des membres de la bourgeoisie « nouveaux mouvements artistiques divers que le mouvement
riches » profitent de la guerre afin de s’enrichir, ce surréalisme a pu voir le jour9. Par la suite, les surréalistes
qui va favoriser par la suite une volonté surréaliste et ont une forte volonté de remettre en question les valeurs
dadaïste de remise en question de la bourgeoisie7.
artistiques dominantes. C’est pour cela que ceux-ci
vont s’éloigner de plus en plus du milieu artistique
Après le conflit, les Français vont vivre une de Montparnasse. Cependant, le groupe surréaliste va
seconde crise sociale en 1920. En effet, après la Première toutefois utiliser le quartier de Montparnasse comme
10
Guerre mondiale, on assiste à une augmentation du théâtre de l’action surréaliste .
chômage ainsi qu’à une instabilité économique, en lien
avec la reconversion de l’économie de guerre à une
5
Marie-Claire Bancquart, Paris des Surréalistes, Paris,
Seghers, 1972, p. 7.
6
Gérard Durozoi, Histoire du mouvement surréaliste,
Paris, Hazan, 1997, p. 10-11.
7
Maurice Agulhon, André Nouschi et Ralph Schor, La
France de 1914-1940, Paris, Armand Colin, 2005, p. 26.
8 Ibid., p. 44.
9
Jean-Marie Drot, et Polad-Hardouin Dominique, Les
heures chaudes de Montparnasse, Édition Harzan, Paris, 1999,
p.123-139.
10
Bancquart, op. cit., p.15.
Parution no. 2
Le Prométhée
II - Le spectre de la Première Guerre mondiale au
sein du mouvement dadaïste et surréaliste
Le dadaïsme et la Première Guerre mondiale
Tout d’abord, ce qui caractérise le mouvement
dadaïste, c’est qu’il est né directement de la Première
Guerre mondiale. En ce sens, Tristan Tzara affirmera:
«Dada est née exclusivement de la guerre et contre la
guerre»11. Par ailleurs, ce qui caractérise les artistes
dadaïstes, c’est la prise de conscience de l’absurdité
de leur époque12. En outre, le Dada est le résultat de
la guerre. Mais il s’agit de démontrer qu’il existe une
crise fondamentale des valeurs au sein de la société
qui, elle, est antérieure à la guerre. La Première Guerre
mondiale a servi de catalyseur pour les idées artistiques
du dadaïsme13.
Le refus ainsi que la négation prônée par Dada
ne sont pas simplement un refus de la guerre, mais bien
un refus des valeurs bourgeoises de l’époque, car une
simple réflexion sur la guerre aurait, chez les auteurs
dadaïstes, engendré des positions pacifistes. Cependant,
tel ne fut pas le cas durant les nombreuses années
d’existence du mouvement. L’une des volontés du
mouvement, mais plus particulièrement celle d’Hugo
Ball – qui fut grandement influencé par les auteurs
nihilistes tels que le philosophe allemand Friedrich
Nietzsche ainsi que l’anarchisme de Mikhaïl Bakounine
– était de favoriser l’émergence d’un mouvement de
négation où il serait question des enjeux de son époque:
« ce que nous appelons dada est une bouffonnerie du
néant dans laquelle toutes les plus graves questions
sont mêlées. Le dadaïste aime l’insolite, l’absurde, oui
... le dadaïste lutte contre l’agonie et l’ivresse de mort
de l’époque14». En ce sens, on voit l’apparition d’une
forte remise en question des valeurs établies, et l’un des
moyens qu’on entreprit les dadaïstes afin de divulguer
leur message, c’est le scandale.
P. 71
détruire les valeurs ainsi que les modes de pensées à
l’occidentale sans pour autant s’en prendre aux individus
ainsi qu’aux institutions directement. Le plus important
était de scandaliser le plus possible15. Malgré la volonté
de négation du dadaïsme, le mouvement va peu à peu
s’estomper à Zurich, car la fin de la guerre ainsi que le
retour en force de la bourgeoisie font en sorte que le
scandale a de moins en moins d’impact sur la société
bourgeoise qui ne voit en Dada aucune crainte réelle.
Le dadaïsme de Zurich est essentiellement nihiliste et
anarchiste et ne propose pas de changement réel. C’est
pourquoi, le dadaïsme issu de Zurich veut engendrer
une destruction des valeurs occidentales, mais il n’est
pas en mesure de proposer quelque chose. C’est tout
le contraire du mouvement surréaliste qui est issu du
mouvement dada.
Le surréalisme et la Première Guerre mondiale
Comparativement au dadaïsme, les futurs
auteurs surréalistes n’ont pas la même vision de la
relation entre l’artiste et la guerre. Comme nous l’avons
mentionné, les dadaïstes vont s’insurger contre la guerre
par leurs œuvres et leurs scandales. Mais il en est tout
autrement pour les surréalistes de l’après-guerre. Selon
eux, ce qui doit primer en guise de contestation, c’est le
silence. Par conséquent, le silence des surréalistes face
à la guerre ne signifie pas une indifférence ou bien un
détachement envers les évènements, mais il traduit un
profond traumatisme historique qui fut en mesure de les
affecter tous16.
En ce sens, comme le démontre Paul Valéry
dans son texte de 1919, La Crise de l’esprit, il est
question de l’abime de l’histoire et de la fragilité de
la civilisation. En conséquence, Paul Valéry démontre
que les excès de la guerre vont engendrer une remise
en question des valeurs de la société occidentale et que
l’histoire est désormais considérée comme un précipice
qui peut mener à la perte de la civilisation. Malgré
Pour le dadaïsme, l’objectif principal était la cette vision nihiliste qui se rapproche beaucoup plus de
destruction totale des fondements de la civilisation Dada, les surréalistes ne seront pas en mesure d’adhérer
occidentale. Pour eux, ce qui est important, c’est de totalement à cette vision, puisqu’ils vont y ajouter une
forte violence et une révolte qui est en lien direct avec
11
Louis Janover, La révolution surréaliste, Paris, Plon,
leur expérience liée à la Première Guerre mondiale.
1989, p. 21.
12
Béhar et Carassou, op. cit., p.28.
13 Ibid., p.26.
14
Fauchereau, op.cit., p.318.
15
Béhar et Carassou, op.cit., p.34.
16
Philippe Forest, Le mouvement surréaliste, Poésie, Roman, Théâtre, Paris, Thémathèque Lettres, 1994, p. 28.
Le Prométhée
P. 72
Quelques années plus tard, le 19 mars 1919, trois
hommes, Breton, Aragon et Soupault, vont publier une
revue intitulée Littérature dans laquelle il est question
d’une remise en question des valeurs artistiques17. Il
s’agit en fait d’effectuer un art qui pratique la dérision
ainsi que l’ironie18. Elle a aussi pour but de s’insurger
contre l’«establishment» intellectuel de l’époque19. Ces
auteurs recherchent une manière de détruire l’art par
l’art, mais Breton se refuse à croire qu’il pourrait luimême être un «homme de lettres».
Cependant, comme nous l’avons mentionné,
le surréalisme va se développer conjointement en
lien avec l’influence de Dada à Paris. C’est pourquoi,
lorsque Jacques Vaché, l’une des figures marquantes de
Breton, meurt en 1919, c’est au tour de Tristan Tzara
de devenir l’un des modèles de révolte et de dérision
des futurs surréalistes20. C’est dans ce contexte que les
auteurs de littérature et des Champs Magnétiques vont
adhérer au dadaïsme. Pour Breton, le manifeste Dada
de 1918 écrit par Tzara représente parfaitement cet acte
artistique de négation21.
Parution no. 2
l’Allemagne d’après-guerre. Contrairement à Zurich
qui n’était pas dans un contexte de crise, ils devaient
promouvoir une remise en question de l’état des choses
qui semblait être accepté par la masse berlinoise23.
En ce sens, bien qu’ils ne désiraient pas être associés
au parti communiste, les dadaïstes de Berlin tels que
le principal représentant, Raoul Hausmann24, ne
purent pas rester indifférents vis-à-vis de l’actualité
berlinoise dont l’assassinat des chefs spartakistes, Karl
Liebknecht et Rosa Luxembourg: « Il fallait accentuer
l’action contre un monde qui ne réagissait même pas
visiblement contre des horreurs impardonnables25».
réalisme
L’engagement politique et révolutionnaire des
dadaïstes en Allemagne est très important. En effet, bien
qu’ils affirment toujours leur indépendance artistique
face au communisme, ils vont promouvoir d’une part
une union internationale et révolutionnaire de tous les
hommes et les femmes de toutes classes fondées sur
un communisme radical ainsi que l’abolition de la
notion de droit de propriété. En ce sens, contrairement
au dadaïsme qui se voulait un mouvement de négation
anarchiste et nihiliste, l’exemple de Dada en Allemagne
démontre que celui-ci, contrairement à celui de Zurich,
a été en mesure d’évoluer sous une forme non seulement
artistique, mais politique.
Le Dadaïsme allemand et l’engagement politique
Le Surréalisme de Paris et l’engagement politique
Tandis que le mouvement dadaïste perd de
l’importance à Zurich, il n’en est rien en Allemagne,
mais plus particulièrement à Berlin, car contrairement
à la Suisse, l’Allemagne traverse une importante crise
sociale après la fin de la Première Guerre mondiale.
Ceci a pour effet que contrairement aux artistes Dada
de Zurich, ceux de l’Allemagne vont être en mesure
de s’associer au Parti communiste. En ce sens, ce
qui distingue le dadaïsme de Zurich est qu’il n’est
pas fondamentalement nihiliste et apolitique, mais
il est bien question ici d’un engagement politique22.
L’engagement révolutionnaire des dadaïstes de
Berlin est dû au contexte politique et économique de
C’est en janvier 1921 que Tristan Tzara
va effectuer un voyage en France, mais plus
particulièrement à Paris afin de rencontrer les dadaïstes
parisiens qui, à cette époque, étaient formés des membres
du groupe Littérature, dont André Breton, fondateur du
surréalisme26. Cependant, il est important de mentionner
qu’à l’origine, les surréalistes sont étroitement liés
au dadaïsme. Malgré cela, à la suite de nombreuses
divergences artistiques, le groupe d’André Breton va se
définir en tant que surréaliste. Contrairement au dadaïste
de Zurich, les futurs surréalistes de Paris n’étaient pas en
mesure de comprendre réellement l’aspect fondamental
du dadaïsme qu’est le scandale, puisqu’ils étaient
préoccupés par des aspects proprement artistiques. Pour
III - L’engagement politique du Dadaïsme et du Sur-
17
18
19
20
21
22
Durozoi, op.cit., p.8-9.
Forest, op.cit., p.31.
Forest, op.cit., p.30.
Ibid., p.33.
Ibid.
Béhar et Carassou, op.cit., p.48.
23
24
Ibid., p.50.
Marc Dachy, Archives Dada; chronique, Paris, Hazan,
2005, p.92.
25
Béhar et Carassou, op.cit., p.33.
26 Durozoi, op.cit., p.8-9.
Parution no. 2
Le Prométhée
P. 73
les futurs surréalistes, ce qui comptait était de remettre Breton. Il fut également question d’une comparaison
en question l’art dans son ensemble.
entre les deux centres culturels dadaïste et surréaliste
que furent Zurich et Paris, deux villes étant le point
Dès la création du mouvement surréaliste de départ de ces mouvements et en quoi cela permis
en 1924 avec la publication du Manifeste surréaliste l’élaboration de tels mouvements. Par ailleurs, il fut
d’André Breton, celui-ci va se dissocier des dadaïstes question de la notion d’engagement politique au sein
en prenant une position révolutionnaire27. Les derniers de ces mouvements d’avant-garde. Dans un premier
articles de la revue Littérature qui date de 1924 vont temps, nous avons comparé l’engagement politique du
en ce sens, et c’est dans l’aspect révolutionnaire que le dadaïsme allemand au sein du parti communiste et le
surréalisme va se dissocier du dadaïsme28.
dadaïsme apolitique de Zurich et Paris. Par la suite, nous
avons comparé l’engagement politique du dadaïsme
Pour Breton, la révolution surréaliste doit passer avec celle du surréalisme en ce qui a trait à la volonté
par une révolution sociale. Par conséquent, les membres révolutionnaire et l’adhésion au parti communiste.
du groupe surréaliste vont s’associer au journal Clarté, Ainsi, nous sommes en mesure de nous demander en
associé au parti communiste français29. En sommes, quoi le second manifeste de Breton va changer la vision
Breton va affirmer que la révolution surréaliste doit du surréalisme au cours de la décennie des années 1930.
être en mesure de passer par une révolution sociale
en lien avec le communisme. L’adhésion au parti
communiste d’une partie du groupe surréaliste avait Bibliographie
pour but de concentrer les forces révolutionnaires sous
un même ensemble. Par conséquent, certains membres AGULHON, Maurice, NOUSCHI, André et SCHOR, Ralph. La
France de 1914-1940. Paris, Armand Colin, 2005, 297 p.
du groupe surréaliste vont adhérer au parti communiste
le 14 janvier 1927, et selon lui, il est nécessaire pour le BANCQUART, Marie-Claire. Paris des Surréalistes. Paris,
Seghers, 1972, 230 p.
mouvement d’adhérer au communisme afin de passer
d’un idéalisme absolu au matérialisme historique30. Par
BÉHAR, Henri et CARASSOU, Michel. DADA, Histoire d’une
conséquent, les membres du groupe surréaliste croient
subversion. Paris, Fayard, 1990, 261 p.
que cette association au communisme va être en mesure
DACHY, Marc. Archives Dada; Chronique. Paris, Hazan, 2005,
de concrétiser la révolution surréaliste.
Conclusion
Finalement, le dadaïsme ainsi que le surréalisme
sont tous les deux des mouvements d’avant-gardes qui
ont suivi la Première Guerre mondiale. En ce sens, il
fut intéressant d’effectuer une comparaison entre ces
deux mouvements. Nous avons constaté qu’il existe
de nombreuses différences d’une part dans l’origine du
mouvement, notamment en ce qui concerne l’influence
de la Première Guerre mondiale dans l’élaboration du
dadaïsme par Hugo Ball et Tristan Tzara. De plus, nous
avons constaté qu’il existe une forte influence issue de
la Première Guerre mondiale ainsi que du mouvement
dadaïste dans l’élaboration du surréalisme par André
27 Ibid., p.82-83.
28
Maurice Nadeau, Histoire du Surréalisme; suivie de
documents surréalistes, Paris, Du Seuil, 1964, p.65.
29
Nicole Racine-Furlaud, « Une revue d’intellectuels
communistes dans les années vingt : Clarté (1921-1928)», Revue
française de science politique, 17e année, n°3, 1967, p. 484.
30
Durozoi, op.cit., p.142.
574 p.
DROT, Jean-Marie & POLAD-HARDOUIN, Dominique. Les
heures chaudes de Montparnasse. Paris, Harzan, 1999,
261 p.
DUROZOI, Gérard. Histoire du mouvement surréaliste. Paris,
Hazan, 1997, 759 p.
FAUCHEREAU, Serge. Avant-Gardes du XXe siècle. Paris,
Flammarion, 2010, 587 p.
FOREST, Philippe. Le mouvement surréaliste, Poésie, Roman,
Théâtre. Paris, Thémathèque Lettres, 1994, 148 p.
JANOVER, Louis. La révolution surréaliste. Paris, Plon, 1989,
282 p.
NADEAU, Maurice. Histoire du Surréalisme; suivie de documents
surréalistes. Paris, Du Seuil, 1964, 526 p.
RACINE-FURLAUD, Nicole. « Une revue d’intellectuels
communistes dans les années vingt : Clarté (19211928) ». Revue française de science politique, 17e année,
n°3, 1967 : 484-519.
P. 74
Le Prométhée
Parution no. 2
L’influence de l’Église
catholique sur la société
québécoise du XIXe et
XXe siècle. Analyse de la
pièce de théâtre Tit-Coq
(1948)
par Sarah Lapré
Introduction Au Québec, les publications artistiques depuis
la Confédération jusqu’à la Révolution tranquille ont
fait longuement mention du problème identitaire de la
société québécoise, de l’importance du monde rural
et de la présence de l’Église catholique1. Les auteurs
en littérature, en théâtre et en cinéma au milieu du
XXe siècle mirent effectivement l’accent sur ce
dernier élément. Tel est le cas de la pièce de Théâtre
Tit-Coq (1948), produite par Gratien Gélinas, auteur
de théâtre et de cinéma et figure importante dans le
milieu populaire par ses Fridolinades, avec lesquelles il
remporte beaucoup de succès2.
À quel point la représentation de l’Église
catholique, à travers le personnage du Padre, et son
influence sur la société québécoise dans la pièce de
théâtre Tit-Coq sont-elles conformes à l’historiographie
portant sur l’Église catholique au Québec aux XIXe et
XXe siècles? L’influence de l’Église durant ces deux
siècles est présentée de façon presque conforme à la
réalité, nous verrons pourquoi à travers les aspects
suivants: la présence de l’Église dans la société,
son influence à travers son discours et nous verrons
finalement l’état de la société québécoise à l’aube de
la Révolution tranquille. Nous verrons ces thèmes à
travers la pièce de théâtre et l’historiographie.
1
Serge Provencher, Quête identitaire et littérature – de
Canadien à Québécois, Saint-Laurent, Éditions du Renouveau
Pédagogique inc., 2010, p. 38-43.
2
Marcel Jean, Le cinéma québécois, Montréal, Éditions
Boréal, 2005, p. 29
Source : Collection Canada, Bibliothèque et Archives du Canada.
L’influence de la religion dans la vie quotidienne:
A. Présence dans la société
Au Québec, l’influence de la religion dans
toutes les sphères de la société se maintient jusqu’au
XXe siècle, alors qu’elle est toujours très influente au
début du siècle. Dans la pièce de théâtre Tit-Coq, les
références à la religion, en dehors du personnage du
Padre, sont très présentes dans le personnage même de
Tit-Coq, de son vrai nom Arthur St-Jean. Né à la crèche,
baptisé le jour de la St-Jean et élevé par des Sœurs; c’est
un orphelin, il représente donc l’enfant abandonné, au
même titre que le Saint Jean-Baptiste, patron du Canada
français depuis 1908. Les Québécois se reconnaissent
facilement dans cette figure en quête d’identité et de
liens familiaux: figure seule, abandonnée, qui se fait
surnommer Tit-Coq, nom anonyme, mais familier, pour
les Québécois3.
Dans la pièce de théâtre Tit-Coq, Gratien
Gélinas nous démontre que la religion est très présente
dans le milieu militaire des années 1940-1950. En effet,
le personnage du Padre suit l’armée canadienne durant
la Seconde Guerre mondiale. En plus d’être présent,
le Padre exerce également une certaine influence sur
le Commandant, comme on peut le voir ici:
« Commandant. – Ce n’est pas moi qu’il faut remercier,
c’est le Padre… qui a mis son nez dans mes affaires
encore une fois. » Est-ce que la religion était présente
3
Heinz Weinmann, Tit-Coq : le Québec de la table rase.
Dans le livre Cinéma de l’imaginaire québécois - de La petite
Aurore à Jésus de Montréal, Montréal, Éditions Hexagone, 1990,
p. 51-66
Parution no. 2
Le Prométhée
dans l’armée canadienne au XXe siècle et est-ce que les
figures religieuses avaient une influence sur les autorités
militaires? Effectivement, la religion était présente dans
les forces armées canadiennes à travers l’aumônier
militaire: le mémoire de Pierre R. Bergeron en 2007
nous permet de comprendre l’évolution de l’aumônerie
depuis la Confédération de 1867. L’auteur, qui exerce
lui-même le métier d’aumônier, nous explique que ce
dernier avait un rôle de soutien en accompagnant les
troupes durant la guerre pour les soutenir spirituellement
et devait « conseiller les commandants sur les questions
de nature religieuse, spirituelle, morale ou éthique 4».
Bergeron nous dit donc que l’aumônier devait conseiller
les commandants; ainsi, la figure religieuse avait une
influence certaine sur les autorités militaires; ce qui
confirme le rôle du Padre dans la pièce de théâtre.
P. 75
Coq, alors que ce dernier n’a aucune famille ni ami
proche pour livrer ses pensées. Il le confirme lorsqu’il
dit ceci au Padre: « je me demande pourquoi je me
déboutonne comme ça. […] Mais je n’ai personne avec
qui me débourrer le cœur 8».
Au XXe siècle, les membres du clergé agissent
comme des guides pour la population; depuis la
Nouvelle-France et la découverte du Nouveau Monde,
l’Église catholique guide les Canadiens dans la religion
chrétienne. Les multiples menaces de la modernité,
au XXe siècle, demandent un effort grandissant
des membres du clergé pour protéger la population
des vices de l’industrialisation et de l’urbanisation;
leur rôle de confident et de guide les aide ainsi dans
cette voie. Comme on peut le lire dans le document
de travail sur la conférence des évêques catholiques
américains, l’un des devoirs des évêques auprès des
paroissiens est de « les assister dans l’identification
de leurs difficultés et, en relation d’aide, de les aider
à les surmonter. 9» Aussi, « l’Église catholique […]
travaille avec les familles dans l’accomplissement de
leurs tâches fondamentales 10»; que ce soit aux ÉtatsUnis ou au Canada, l’Église catholique a toujours
mis de l’importance au développement de la famille
québécoise, que ce soit pour des raisons morales,
spirituelles ou économiques. Ainsi, le rôle de soutien
moral et de confident au sein de l’armée et de la paroisse
est un élément présent dans la pièce de théâtre qui est
conforme avec l’historiographie.
B. Discours religieux
À travers la figure de l’aumônier, on retrouve le
second élément démontrant l’importance de la présence
religieuse sur la vie quotidienne: la confession. En
effet, la confession chrétienne « consistait à ouvrir sa
conscience à un ‘‘ancien’’ », reconnu pour son don de
discernement, pour lui soumettre tous les manquements,
y compris les pensées les plus secrètes. 5» Dans son
mémoire, Bergeron nous explique que l’aumônier
militaire est une figure « d’accompagnement et de
conseil 6», il est là pour écouter le soldat et sa famille
et les aider à surmonter les difficultés apportées par le
chaos de la guerre. Dans la pièce de théâtre, certains
extraits démontrent l’importance de la confession chez
les paroissiens: « Tit-Coq. – Je comprends à présent
pourquoi il y a des gars qui viennent se confesser si
souvent! 7»
Un second aspect démontrant l’influence de la
religion sur la vie quotidienne est visible à travers le
D’autres extraits démontrent à quel point la figure discours propagé par les figures religieuses. Dans la
religieuse agit comme confident auprès des paroissiens, pièce de théâtre, cela se voit donc à travers le discours
autant du côté confessionnal au sein de l’institution de du Padre. En plus d’être confident, le Padre a un
l’Église, que dans une structure moins ecclésiastique discours très moralisateur auprès des militaires et des
comme l’armée. En effet, on peut voir que le personnage paroissiens:
du Padre reçoit la plupart des confidences du personnage
principal, même en dehors du strict lieu privé habituel.
Le personnage religieux est un réel confident pour Tit4
Pierre R. Bergeron, Le partenariat au coeur de l’aumônerie militaire, Québec, mémoire présenté à la faculté des études
supérieures de l’Université Laval, 2007, p. 95.
5
Sachot Maurice, « La confession », Médium, vol. 4, N°
37-38 (2013) : 128-138.
6
Bergeron, op. cit., p. 2.
7
Gélinas, op. cit., p. 44.
8
Ibid., p. 44.
9
« Penser famille » en Église et en Société, Conférence
nationale des évêques catholique des États-Unis - Comité des
évêques pour le mariage et la famille, Traduit par l’Office de la
faille de Montréal. Document de travail, mai 1988: p.24.
10
« Penser famille » en Église et en Société. op. cit., p. 89.
P. 76
Le Prométhée
« Le Padre. – L’apparence physique n’est pas tout
ce qui compte dans la vie, tu sais. Le Bon Dieu
est juste, alors il répartit les qualités. […] Aux
uns, il accorde l’harmonie des traits, l’élégance
de la taille; aux autres, la beauté des sentiments
et le charme qui donne la sincérité du cœur.11» Le
discours moralisateur est visible encore ici: « Le
Padre. – Tu n’es pas responsable de la faute des
autres. C’est sur tes actes à toi qu’on te jugera. 12»
La dernière scène de la pièce [p. 123-145]
est celle où Tit-Coq confronte Marie-Ange après que
celle-ci se soit mariée avec un autre homme durant
son absence. Alors que les deux amoureux se mettent
en tête de fuir ensemble pour affirmer leur amour, le
Padre intervient et trouve les arguments pour faire
changer l’avis de Marie-Ange. Même si le Padre met
de côté les arguments religieux pour faire comprendre
aux jeunes l’immoralité de leurs actions, il convainc
Marie-Ange en mettant de l’avant la valeur symbolique
de la famille aux yeux de Tit-Coq, tout en insérant les
difficultés du divorce et les conséquences morales de
leur action. Il conclut ainsi: « Le Padre. - J’ai essayé
de faire la lumière: vous êtes libres de voir clair ou de
fermer les yeux. 13» Le Padre amène la morale religieuse
et démontre l’infaillibilité de la parole chrétienne, il
compare ses paroles avec la lumière et la clarté, donc la
véracité.
L’analyse d’Anne-Marie Sicotte sur la pièce
présente un extrait de l’article de Louis-Philippe Roy
dans l’Action catholique, revue religieuse de l’époque:
« La morale est sauve […] : ‘‘Canayen’’, ce théâtre
l’est par le thème, par l’allure, par la langue, par la
propreté morale […]. La pièce demeure moralisatrice
dans son déroulement et ses conclusions. 14» Ainsi,
c’est la moralité religieuse qui prime dans la pièce de
théâtre. Le discours moralisateur est donc un exemple
de l’influence de la religion sur la société, présent dans
la pièce et confirmé par l’historiographie.
11
Gélinas, op. cit., p. 46.
12
Ibid., p. 48.
13
Ibid., p. 143.
14
Anne-Marie Sicotte et Gratien Gélinas, La ferveur et le
doute, Montréal, Typo, 2010, p. 150.
Parution no. 2
Dans son discours, le Padre met également
de l’importance sur les bonnes valeurs familiales des
citoyens:
« Le Padre. – Il faudra que tu la respectes [en
parlant de Marie-Ange]. […] Enfin, quel que
soit l’idéal qui t’anime, l’essentiel est que tu te
conduises bien avec elle. Tit-Coq. – C’est ça!
[…] la fille que j’aimerai au point de lui glisser
le jonc dans le doigt, je lui serai fidèle de la tête
aux pieds et d’un dimanche à l’autre, laissez-moi
vous le dire! 15»
On voit donc ici, à travers la réponse de Tit-Coq, que
les valeurs familiales et chrétiennes sont présentes
chez la population québécoise. En plus de transmettre
les bonnes valeurs, l’Église tente de transmettre son
idéologie à la société: comme le dit Lucia Ferretti, la
société est conduite, durant la première moitié du XXe
siècle, par l’« idée du monolithisme idéologique de
la société canadienne-française et de la prééminence
absolue de l’idéologie cléricale.16 » Ferretti confirme
donc l’imposition de l’idéologie de l’Église à la
société; la vision de l’Église et la promotion des valeurs
familiales et chrétiennes ainsi véhiculées dans la pièce
par le discours du Padre sont donc d’autres aspects de
l’influence de l’Église conformes avec l’historiographie.
Le discours religieux se ressent également, au
Québec, sur la question du mariage et de la relation
conjugale: dans la pièce, ces éléments se reflètent
effectivement dans le discours du Padre qui encourage
le personnage principal à se marier avec sa douce,
Marie-Ange, après quelques mois de fréquentations et
c’est alors que la guerre fait rage. Dans l’historiographie
sur l’Église catholique au XXe siècle, on découvre
qu’effectivement, l’Église insiste beaucoup sur la
question du mariage. Lors de la conférence des évêques
catholiques américains dans les années 1980, on
explique d’où vient l’importance du mariage:
« Maintes et maintes fois Dieu a fait une
promesse […] [le] pacte réalisé par la mort et
la résurrection du sauveur, est le modèle de
15
Gélinas. op. cit., p. 46-47.
16
Lucia Ferretti, « L’Église de Montréal (1900-1950) dans
les Mémoires et les thèses depuis 1980 », Études d’histoire religieuse, vol. 59, 1999, p. 115.
Parution no. 2
Le Prométhée
la vie conjugale et familiale. Cet engagement
matrimonial […] se concrétise dans le mariage
et la vie familiale. 17»
P. 77
Tante Clara est l’incarnation de la génération très
religieuse du début du XXe siècle, cette génération
continuant d’aller à la messe régulièrement,
d’envoyer de l’argent au presbytère ou de faire partie
des associations religieuses. En effet, Tante Clara
participait à une association bien connue à Montréal:
« La Tante. – J’en causais encore hier avec madame
Grondin, la présidente des Dames de Sainte-Anne de
la paroisse de Saint-Alphonse. 22» Selon Lucia Ferretti,
ces associations « ont joué un rôle crucial dans la
conformation de l’Église montréalaise23 », elles ont
participé à l’élaboration et la maintenance des systèmes
d’éducation et de santé québécois24. La présence de la
religion par le discours insistant du Padre à propos du
mariage ainsi que l’influence que ce dernier a sur les
femmes sont donc des bons exemples de pression que
l’Église a sur la vie quotidienne des paroissiens et qui
sont conformes avec l’historiographie.
Il est donc primordial pour le clergé de garder un
contrôle sur la population et l’un de ces moyens est
d’encourager le mariage dans les règles de la religion
chrétienne. En effet, comme le dit l’auteur Benoit
Moore: au Bas-Canada « la célébration du mariage y
demeure l’apanage du religieux et est […] le monopole
de l’Église catholique18. » L’auteur Martine Tremblay
dit aussi qu’« au Québec, jusqu’à la fin des années
1960, l’Église détient seule le pouvoir de légitimer
la formation du couple.19 » Ainsi, en 1950, toutes les
sphères du mariage sont régularisées par l’Église: les
vêtements, la mise en scène, la publicité, le protocole
d’entrée, les paroles à prononcer, etc. Ce n’est qu’après
1960 que la rigidité des structures s’est désagrégée, mais
les prêtres « reconnaissent que si la cérémonie religieuse
du mariage a conservé son pouvoir d’attraction, c’est 2. L’Église face à la société, à l’aube de la Révolution
parce que les rites religieux [étaient] ancrés dans la tranquille.
culture. 20»
Le discours religieux se reflète également à
travers les femmes. Dans l’esprit des personnages
féminins de la pièce de théâtre, l’importance de se
marier tôt est présente; à cette époque, les femmes se
devaient de choisir entre la vie de femmes mariées
ou de religieuses cloitrées. Si elles ne faisaient pas de
choix, les femmes devenaient comme la tante de MarieAnge, de vieilles filles. Voici un extrait où tante Clara
lui explique ce qui arrive si elle ne se marie pas bientôt:
« La Tante. - Parce que si tu savais, ma belle,
ce que ça passe vite, notre jeune temps. […] Tu
t’endors un beau soir, fraîche comme une rose,
sans te douter de rien : le lendemain matin,
tu te réveilles vieille fille. […] Et tu peux me
croire : la vie de vieille fille, c’est rose par bouts
seulement. 21»
17
« Penser famille » en Église et en Société, op. cit., p. 40.
18
Benoit Moore, « Culture et droit de la famille : de l’institution à l’autonomie individuelle », McGill Law Journal/Revue
de droit de McGill, vol. 54, n° 2 (2009), p. 259.
19
Martine Tremblay, « Cérémonies de mariage dans la
vallée du Haut-Richelieu au XXe siècle : le faste et le sacré »,
Études d’histoire religieuse, vol. 67 (2001), p. 94.
20
Tremblay, loc. cit., p. 105.
21
Gélinas, op. cit., p. 82-83.
L’influence de l’Église catholique au Québec est mise
de l’avant par Gratien Gélinas dans la pièce de théâtre
Tit-Coq en 1948. Tous les éléments sont conformes
avec la réalité de la société au XIXe et au début du XXe
siècle, mais si la société québécoise se révolte et rejette
l’Église en 1960, il est peu probable que les assises de
cette dernière étaient clairement solides à l’aube de
la Révolution tranquille. Selon Jean-Yves Marchand,
avant les années 1960, la société québécoise était
effectivement une société sous le contrôle de l’Église
catholique, et il y avait très peu de remise en question
de l’importance de cette institution:
« l’Église s’occupait d’à peu près tout ce qui
touchait les Canadiens français : [le] système
d’éducation […] et [les] systèmes sociaux;
[les] registres de l’état civil; [les] interventions
notables dans les domaines de l’économie et de
la démographie; [l’] encadrement d’un grand
nombre d’institutions politico-culturelles et de
loisirs. 25»
22
Ibid., p. 82..
23
Ferretti, loc.. cit., p. 111. .
24
Ibid., p. 110.
25
Jean-Yves Marchand, Christianisme et identité québécoise, Québec, Éditions Bellarmin, 2008, p. 30-31.
P. 78
Le Prométhée
Mais à l’aube de la Révolution tranquille, alors
que l’Église va bientôt être mise de côté par la population,
peut-on dire qu’elle est toujours une figure dominante
dans les années 50? Non, en réalité, l’Église catholique
est sur le point de céder. Elle ne supporte plus tous les
rôles qu’elle doit accomplir: financièrement elle est dans
un pénible état, et socialement, elle n’a plus la même
influence sur la société et sur les nouvelles générations
de Québécois. Comme nous apprend l’historienne
Lucia Ferretti, la société québécoise au milieu du
siècle est traversée par une série de nouveaux courants
idéologiques et à l’aube de la Révolution tranquille des
années 1960, la société est très instable: l’Église laisse
doucement sa place à l’État dans sa « lutte de plus en
plus inégale contre la modernité triomphante.26» Il faut
donc dire que l’importance de l’Église est en constante
régression à partir de la deuxième moitié du XXe siècle
et que cet aspect ne semble pas être présenté dans la
pièce de théâtre.
En fait, comme nous l’explique l’historien
Benoit Moore, la société québécoise voit « la diminution,
voire la disparition progressive de l’autorité sociale et
politique de la religion.27» L’Église avait une vision
familiale basée sur le mariage et l’institution civil où
« le corps familial échappait à la volonté individuelle
en constituant l’institution centrale de la société dont le
chef absolu était le mari. 28» À la veille de la Révolution
tranquille, la société québécoise « ressen[t] l’urgence
de se défaire de leur impuissance collective 29» définie
par l’Église et ses instances religieuses. Ici, les auteurs
Hamelin et Gagnon, dans le second tome de l’histoire
du catholicisme québécois, parlent de « l’aliénation
culturelle30 » de la société québécoise. Les auteurs
Mager et Meunier démontrent que l’Église, face à la
modernité, ne pouvait continuer à garder la population
dans ses traditions rurales et paysannes: ce fut la
naissance d’ « une sorte de nouveau paradigme national
[…] [où] le fait religieux, quel qu’il soit, allait peu à
peu être rapporté au vecteur unique de la tradition dont
il fallait désormais se débarrasser. 31»
26
Gélinas, op. cit., p. 82-83. p. 112.
27
Moore, op. cit., p. 260.
28
Ibid., p. 272.
29
Jean Hamelin et Nicole Gagnon, Histoire du catholicisme québécois – le XXe siècle – Tome 1, 1898-1940, Montréal,
Éditions Boréal Express, 1984, p. 413.
30
Ibid., p. 413.
31
Robert Mager et E.-Martin Meunier, « L’intrigue de
Parution no. 2
Selon l’auteur Anne Fortin, c’est après le concile
de 1966 que deux visions se sont opposées au Québec,
l’une plus individualiste, l’autre plus collective, mais
les deux voulaient « la séparation de la sphère privée
et de la sphère publique impliquant la privatisation de
la foi32», ce qui implique nécessairement le recul de
l’Église. Selon Lucia Ferretti: « Le Canada français a
pu être «jadis, une société religieuse, […] [aujourd’hui]
l’Église [est] non seulement hors de la vie collective des
jeunes Québécois, mais aussi hors des représentations
intellectuelles du Québec. 33» L’Église québécoise
connaît donc une rupture en 1960, et plus précisément
avec Vatican II en 1966. C’est ce concile qui change
la situation de l’Église catholique au Québec, c’est
une mutation qui arrive en temps de crise où « l’État
façonne une nouvelle organisation sociale qu’il place
sous le signe de la neutralité. 34» La sécularisation de
la société, la laïcisation de l’éducation et l’émergence
de diverses autres confessions sont des éléments de
mutations de la société québécoise à travers lesquelles
l’Église ne peut s’intégrer. Il devient donc nécessaire
de revoir complètement la place de la religion dans
les cœurs de paroissiens et de trouver une nouvelle
approche pour assurer la survivance de la foi catholique
au Québec.
Conclusion
La pièce de théâtre Tit-Coq, à la lumière de ce
que nous avons vu, présente l’Église catholique comme
étant très importante auprès de la société québécoise,
et nous avons pu voir que l’historiographie sur le sujet
confirmait le tout. L’Église a longtemps agi comme
figure dominante de la société québécoise: présente
dans tous les secteurs, que ce soit l’éducation, la santé,
l’économie, ou encore, tel que vu plus haut, le milieu
militaire; elle a agi comme confident, comme soutien et
comme guide pour la société et les familles québécoises.
Le discours du personnage du Padre dans la pièce de
théâtre démontre bien l’influence de l’Église catholique
la production moderne du religieux au Québec », Globe : revue
internationale d’études québécoises, vol. 11, n° 1, 2008, p.15.
32
Anne Fortin, « De l’absence et de l’horreur du vide. Essai théologique sur la nature du catholicisme québécois contemporain », Globe: revue internationale d’études québécoises, vol.
11, n° 1, 2008, p.138-139.
33
Ferretti, op. cit., p. 105.
34
Jean Hamelin et N. Voisine (dir.), Histoire du catholicisme québécois – le XXe siècle – Tome 2, de 1940 à nos jours,
Montréal, Éditions Boréal Express, 1984, p. 272.
Parution no. 2
Le Prométhée
sur la société, que ce soit par la morale religieuse, le
mariage ou les valeurs chrétiennes et familiales. Par
contre, la représentation de l’Église catholique dans la
pièce de théâtre Tit-Coq est légèrement biaisée. L’Église
n’a pu survivre à la Révolution tranquille: son influence
n’est plus acceptée par la société québécoise, et elle ne
peut pas se battre contre l’avancée de l’industrialisation
et la modernité imposante. Ces éléments, c’est-à-dire
le déclin de l’Église en tant qu’institution au cours des
années 1950 et la remise en question de celle-ci par la
société elle-même lors des années 1960, ne sont pas
présents dans la pièce de théâtre, qui se déroule pourtant
durant la Seconde Guerre mondiale, donc à l’aube de
ces changements profonds. C’est peut-être un choix
volontaire de la part de Gratien Gélinas, soit d’exclure
totalement ces éléments pour amadouer la critique
des autorités religieuses, ou un choix involontaire, en
présentant son point de vue personnel. En ce sens, TitCoq amène une représentation de l’influence de l’Église
légèrement biaisée.
Bibliographie
Monographies et ouvrages généraux :
GAGNON, Serge. Familles et presbytères. Québec, Presses de
l’Université Laval, 2013. 174 p.
HAMELIN, Jean, Gagnon, Nicole. Histoire du catholicisme
québécois – le XXe siècle – Tome 1, 1898-1940. Montréal,
Éditions Boréal Express, 1984. 504 p.
HAMELIN, Jean, Voisine, N. (dir.) Histoire du catholicisme
québécois – le XXe siècle – Tome 2, de 1940 à nos jours.
Montréal, Éditions Boréal Express, 1984. 425 p.
JEAN, Marcel. Le Cinéma québécois. Montréal, Éditions du
Boréal, 2005. 127 p.
MARCHAND, Jean-Yves. Christianisme et identité québécoise.
Québec, Éditions Bellarmin, 2008. 110 p.
PROVENCHER, Serge. Quête identitaire et littérature – de
Canadien à Québécois. Saint-Laurent, Éditions du
Renouveau Pédagogique inc., 2010. 218 p.
SCHOR, Ralph. L’Église catholique au XXe siècle, Synthèse.
Paris, Éditions Armand Colin, 1999. 95 p.
SICOTTE, Anne-Marie, Gratien Gélinas. La ferveur et le doute.
Montréal, Typo, 2010 : p. 268-282
WEINMANN, Heinz. Tit-Coq : le Québec de la table rase. Dans
le livre Cinéma de l’imaginaire québécois - de La petite
P. 79
Aurore à Jésus de Montréal, Montréa, Éditions Hexagone,
1990 : p. 51-66.
Articles de périodiques:
BERGERON, Pierre R. Le partenariat au cœur de l’aumônerie
militaire canadienne, mémoire présenté à la faculté des
études supérieures de l’Université Laval. Québec, 2007 :
102 pages.
FERRETTI, Lucia. « L’Église de Montréal (1900-1950) dans les
Mémoires et les thèses depuis 1980 ». Études d’histoire
religieuse, vol. 59, 1999 : 105-12.
FORTIN, Anne. « De l’absence et de l’horreur du vide. Essai
théologique sur la nature du catholicisme québécois
contemporain ». Globe : revue internationale d’études
québécoises, vol. 11, n° 1, 2008 : 133-149.
MAGER, Robert, Meunier, E.-Martin. « L’intrigue de la
production moderne du religieux au Québec ». Globe :
revue internationale d’études québécoises, vol. 11, n° 1,
2008 : 13-20.
MOORE, Benoit. « Culture et droit de la famille : de l’institution à
l’autonomie individuelle ». McGill Law Journal / Revue
de droit de McGill, vol. 54, n° 2, 2009 : 257-272.
TREMBLAY, Martine. « Cérémonies de mariage dans la vallée
du Haut-Richelieu au XXe siècle : le faste et le sacré »
Études d’histoire religieuse , vol. 67, 2001, p. 93-104.
Autres :
Penser famille en Église et en société : document de travail.
Conférence nationale des évêques catholique des ÉtatsUnis - Comité des évêques pour le mariage et la famille.
Traduit par l’Office de la faille de Montréal. Document de
travail, mai 1988. 144 p.
P. 80
Le Prométhée
Le Libraire (1960) de
Gérard Bessette
par Nicolas Lelièvre
La Révolution tranquille est considérée par
l’imaginaire collectif québécois comme l’époque de la
formation d’une nouvelle société moderne, plus ouverte
sur le monde, prônant la démocratie, le pluralisme et
la raison. L’époque la précédant, celle de la «Grande
Noirceur» (1945-1959), est qualifiée de période où la
société québécoise fut arriérée, où la domination de
l’Église était sans merci, et où seuls les préceptes de
cette dernière dictaient la façon de vivre. C’est dans
cette ère et avec cette vision que Le Libraire, roman
de Gérard Bessette apparaît. Traitant de la censure au
Québec durant cette «sombre période», l’auteur fera
lui-même les frais de cette dernière, puisqu’il devra
passer par la France pour faire publier ce titre au début
de la décennie.
Le roman narre la vie d’Hervé Jodoin, obtenant
un poste dans la paroisse de Saint-Joachin au sein de
la Librairie Léon, qui propose des objets religieux,
des jouets, de la papeterie et des livres. Son patron,
monsieur Chicoine, lui avoue qu’il possède une réserve
de «livres à ne pas mettre entre toutes les mains» dans
une arrière-salle nommée le capharnaüm. Les deux
hommes se mettent d’accord pour que Jodoin vende
discrètement ces livres. La vente d’un de ces derniers
au jeune Martin Guérard, étudiant au collège SaintRock, met le feu aux poudres. Jodoin se retrouve alors
pris dans un conflit qu’il ne pensait nullement arriver à
son époque.
Ce roman nous servira à étudier à quel point la
représentation de la pratique du clergé dans la paroisse
de Saint-Joachin, c’est-à-dire de pratiquer la censure
d’œuvres littéraires, dans le roman Le Libraire, est
conforme à l’historiographie des pratiques de la censure
de l’Église catholique dans la province de Québec.
Pour cela, nous diviserons notre étude en trois parties
avec la réalité de l’Index, la censure dans les villes et les
campagnes au Québec et la censure comme argument
de déclassement économique et social.
Parution no. 2
I – La réalité sur l’Index et la censure
Au début du roman, Chicoine et Jodoin,
«partisans de la liberté de pensée» s’accordent pour
que ce dernier vende les livres du capharnaüm à
des personnes sérieuses de façon discrète. Ces ouvrages
sont tous mis à l’Index1.
L’Index, institué en Europe au milieu du XVIe
siècle, fut créé pour appuyer une censure préalable
des livres à l’état de manuscrit avant leur publication.
Prenant son essor à l’apparition du Schisme de Luther
en 1517, il se modifie tout au long de son histoire. La
constitution Officiorum ac munerum de Léon XIII
instaure de nouvelles règles concernant la censure et
permet l’apparition, en 1900, d’un nouvel Index de
livres interdits considérablement réduit par rapport aux
éditions précédentes. Il est bon de noter que l’édition
romaine n’est pas aussi stricte que sa version espagnole
parue durant l’Inquisition2.
Alors que le clergé ne put entreprendre de
censure vis-à-vis de «l’affaire Chaboillez» en 18233
ainsi que pour les activités plus ou moins licites de
l’abbé Pigeon en ce qui concerne sa publication de
pamphlets à l’égard de membres de l’Église (1823 à
1829)4, la censure cléricale au Québec commence à
s’appliquer de façon rigoureuse au moment de l’arrivée
de Mgr Bourget en 1840. Celui-ci oriente la littérature
naissante dans la voie d’un discours moralisant en créant
des outils d’encadrement tels les Mélanges religieux et
l’Œuvre des bons livres (1844). Auparavant au cas par
cas, la censure montrait une incapacité à développer
une stratégie viable de contrôle et d’encadrement. À
part le cas Sénécal5, il n’existe, durant la période, aucun
éditeur réellement dissident, puisque ceux-ci font
approuver leurs livres à Mgr Bruchési afin qu’ils soient
autorisés dans les écoles catholiques de la province. Les
1
Gérard. Bessette, Le Libraire, Montréal, Cercle du livre
de France, 1966, chapitre 4, p. 41 à 56.
2
J.M. de Bujanda et M. Richter, Index librorum prohibitorum : 1600-1966, Université de Sherbrooke, Montréal, Médiaspaul, 2002, p. 27 à 32.
3
Pierre Hébert, Le clergé et la censure de l’imprimé au
Québec: les années décisives (1820-1840), Voix et Images, vol.
15, n°2, 1990. p. 182 à 186.
4
Pierre Hébert et Patrick Nicol, Censure et littérature au
Québec, T. 1, Québec, Fides, 1997-2004, p. 50.
5
Jacques Michon, Histoire de l’édition littéraire au Québec au XXe siècle, T. 1, Québec, Fides, 2010, p. 198.
Parution no. 2
Le Prométhée
ouvrages jugés dangereux sont publiés à l’insu des
autorités religieuses, sans mention de maison connue
et de nom d’éditeur. Après la mise à l’Index du Clergé
canadien, sa mission, son œuvre, de Laurent-Olivier
David accusant les prêtres d’influence indue6, le clergé
change de stratégie au tournant du siècle et affirme la
volonté de former les consciences et l’opinion par la
production d’un contre-discours dans la formation de
périodiques et de maisons d’édition.
Avant 1914, seuls six livres sont interdits
au Québec en plus des journaux et des écrits contre
l’Université Laval7, ainsi qu’une interdiction officielle
du cardinal Villeneuve sur Les Demi-civilisés de J.-C.
Harvey en 1934. Entre 1920 et 1929, on se situe dans la
nationalisation de l’imaginaire littéraire entreprise par
C. Roy, L. Groulx et l’abbé Casgrain. Les auteurs se
plient à cette idée, et aucun cas de censure n’apparut
à cette époque8. De la fin des années 1930 aux années
1950, la censure cléricale commence de nouveau à
se modifier. Constatant que l’interdiction n’est pas
l’action la plus viable, elle se tourne vers un contrôle
idéologique efficace sur les institutions du livre et de la
lecture. C’est au Québec, avec les revues Mes Fiches
en 1937 et Lectures en 1946, que les premiers essais
de cotations morales des livres, prolongeant les règles
édictées par les textes de droit canonique et le catalogue
de l’Index, furent publiés9. Cela permit au clergé de
continuer sa surveillance alors que l’État s’imposait de
façon croissante dans le contrôle de la société10. Mais
l’édition laïque, le roman populaire et l’accroissement
des genres montrent une évolution dans les mentalités
des écrivains et des éditeurs, remettant en cause les
fondements de l’ordre établi11. Progressivement, la
censure qu’exerçaient les membres du clergé perdit
de son efficacité. Ils se virent submerger par une
littérature qu’ils ne pouvaient accepter, mais dont ils
6
Jacques Michon., Éditions et pouvoir, Québec, Presses
de l’Université Laval, 1995, p. 118.
7
Pierre Hébert,, La littérature québécoise et les fruits
amers de la censure, Montréal, Fides, 2010, p. 77-79.
8
Pierre Hébert, Une censure totale? L’Église québécoise et la nationalisation de l’imaginaire littéraire (1920-1929),
Études d’histoire religieuse, vol. 67, 2001. p 293 à 300.
9
Pierre Hébert, Chant du cygne de la censure cléricale
au Québec, la revue Lectures (1946-1966), Bulletin des bibliothèques de France, t. 48, n°6, 2003, p. 30-31.
10
Jacques Michon, opt. cit., p. 396.
11
Fernande Roy, Histoire de la librairie au Québec, Montréal, Leméac, 2000, p. 175 à 179.
P. 81
n’avaient plus les moyens de freiner la circulation12.
De 1857 à 1966, on dénombra 25 cas de censure, dont
17 «non officiels», actions d’autocensure entremêlées
d’interdictions locales et non globales13.
Comme nous le remarquons, la censure
littéraire n’est pas aussi stricte que le laisse imaginer
le roman, puisque celle-ci possède de nombreuses
conditions pour s’appliquer. Les ouvrages interdits sont
majoritairement des livres européens du fait de l’année
de la création de l’Index, et peu de livres canadiens
s’intègrent réellement dans celui-ci, puisqu’au Québec,
ils connurent la plupart du temps des interdictions nonofficielles. L’idée de la présence de vieux auteurs au sein
du capharnaüm est correctement décrite, mais celle-ci
n’est pas assez détaillée pour que le lecteur se rende
compte de la réalité des choses. Après avoir constaté
les exactitudes sur l’Index, constatons la censure dans
la province québécoise.
II – La censure dans les villes et les campagnes
Acceptant la vente de ces écrits, Jodoin nous
relate qu’un collégien vient lui acheter L’Essai sur les
mœurs de Voltaire, et que quelques jours plus tard, Mr le
Curé se présente à la librairie afin d’inspecter la totalité
des livres présents dans la boutique. Le questionnant
sur la présence de manuels dangereux, il lui demande
s’il ne possède pas un guide concernant la cote morale
des ouvrages qu’il vend tel Le père Sage-homme ou
l’abbé Bethléem14. À la fin du roman, nous apprenons
que Jodoin quitte le village en vidant préalablement
le capharnaüm de ces livres, qu’il vendra à la librairie
Sénésac de Montréal15.
Au XVIIe siècle, la censure se pose déjà en 1626
en Nouvelle-France avec la condamnation du pamphlet
contre les Jésuites: L’Anti-Coton16. Après la Conquête,
les imprimés provenant de l’étranger circulent librement
au Canada, même si les livres français connaissent une
augmentation de prix après leur contrôle. Bien que leur
12
Ghislain Labbé,, L’église, le loisir et la censure au
Québec, avant 1960, Trois-Rivières, Université du Québec à
Trois-Rivières, 1983, p. 112 à 121.
13
Pierre Hébert, La littérature québécoise et les fruits
amers de la censure, p. 10.
14
Gérard. Bessette, Op. Cit., chapitre 5, p. 57 à 88.
15
Ibid., chapitre 10, p. 161 à 173.
16
Claude-Marie Gagnon, La censure au Québec, Voix et
Images, vol. 9, n°1, 1983. p. 103.
P. 82
Le Prométhée
vente soit considérée comme une activité secondaire
par les imprimeurs, on constate des publicités au sein
des journaux telles celles de la Gazette de Montréal,
où Mesplet énonce la présence sur le territoire de «La
Henriade de Voltaire, avec ses variantes». Jacques
Perrault, de Québec, annonce la vente de livres français
et anglais tels les Lettres persanes. Les Frères Panet
annoncent eux aussi en 1787 l’arrivée de livres français
tels des livres de dévotion, des œuvres de Rousseau et
«un grand nombre d’autres Livres curieux»17. De 1764 à
1805, nombre d’ouvrages interdits figurent au palmarès
des succès de librairie chez les vendeurs bas-canadiens
évoluant en même temps que les transformations socioéconomiques et politiques du monde atlantique18.
C’est au début du XIXe siècle que l’on constate
la présence d’un public lecteur intéressé à la littérature
en général. La librairie Bossange est la première librairie
francophone apparaissant à Montréal et elle propose
des séries d’œuvres «complètes» et de «morceaux
choisis» de Racine et de Voltaire. En 1819, insatisfait
de l’envoie de «mauvais livres» de son patron, Dufort,
ancien commis de Bossange, ouvre une librairie
française affirmant qu’il a «soin d’épurer ce qui pouvait
s’y rencontrer d’immoral et d’irréligieux»19.
Parution no. 2
mise à l’Index de journaux à Rome21.
Mais entre 1895 à 1918, on remarque qu’en
dépit des interdits et des avertissements du clergé
adressés aux libraires, les livres continuent de circuler et
qu’un marché noir se met en place. Au sein du Quartier
latin de Montréal, certaines boutiques ne se soucient
aucunement de ces interdits. Vendant des manuels aux
étudiants et aux professeurs, elles deviennent des lieux
de rencontres intellectuelles22. Ce genre de librairies
spécialisées, possédant un «enfer», ne semblent pas
exister en dehors de la ville23.
De plus, nous pouvons affirmer que les «cotes
morales» accompagnant les bibliographies courantes
doivent beaucoup à l’exemple de Louis Bethléem et à
son Romans à lire et romans à proscrire de 1904, que
le pape Pie X appuiera. L’abbé Sagehomme le prendra
comme modèle et rédige un Répertoire alphabétique de
15 000 auteurs avec 50 000 de leurs ouvrages (romans
et pièces de théâtre) qu’il juge quant à leur valeur
morale24. Même si la diffusion des livres importés
connaît une surveillance accrue, ils continuent d’affluer
en ville, où les librairies sont dispersées sur un vaste
territoire, ce qui empêche les contrôles efficaces.
C’est durant l’ère Bourget que la censure se fit
plus intense en ce qui concerne ces livres dangereux. Au
sein de Montréal, la librairie anglaise de John McCoy,
qui possède de la littérature française contemporaine,
publie entre 1847 et 1848 dans son catalogue, des
livres mis à l’Index tels ceux de Balzac et de Dumas.
Concernant les libraires francophones, on peut citer le
cas de J.-B. Rolland qui, percevant un renforcement de
la vigilance des autorités ecclésiastiques à propos des
livres jugés «mauvais», entreprend, avec la supervision
d’un prêtre du séminaire de la ville, d’épurer son
inventaire de 1500 ouvrages «d’un mauvais esprit et
qui n’offraient qu’une lecture dangereuse»20. Cette
campagne connut son apogée après 1858 avec la
condamnation de l’Institut canadien de Montréal et la
Comme nous le constatons, la pratique des
livres dangereux n’est pas quelque chose de nouveau
au Québec. Majoritairement urbaine, nous possédons
peu de sources la concernant en milieu rural. Nous
ne pouvons alors qu’émettre l’hypothèse que l’auteur
devait percevoir la campagne québécoise comme
un lieu plus conservateur que la ville, et qu’il voulut
retranscrire cette forte censure cléricale au sein d’un
petit village. Ayant une connaissance des hommes
entretenant une «cote morale» dans ce domaine, sa
vision de Montréal est erronée par rapport à ce que nous
avons constaté, puisqu’elle possède des livres interdits
que le clergé tente de contrôler en vain. Par conséquent,
demandons-nous comment les individus surpris étaient
perçus et quelles sanctions ils pouvaient recevoir.
III – La censure comme argument de déclassement
17
Denis Saint-Jacques et Lucie Robert (dir.), La vie littéraire au Québec, Tome 1, Québec, Presses de l’Université Laval, 1991, p. 249.
18
Claude-Marie Gagnon, Op. Cit., p. 104.
19
Denis Saint-Jacques et Lucie Robert (dir.)., La vie littéraire au Québec, Tome 2, p. 195 à 200.
20
Denis Saint-Jacques et Lucie Robert (dir.), La vie littéraire au Québec, Tome 3, p. 223.
21
Jacques Michon, Histoire de l’édition littéraire au Québec au XXe siècle, T. 1, p. 192.
22
Fernande Roy, Op. Cit., p. 35.
23
Denis Saint-Jacques et Lucie Robert (dir.), La vie littéraire au Québec, T. 4, p. 216 à 218.
24
P. Hébert, Y. Lever et K. L. Saint-Laurent, Dictionnaire
de la censure au Québec: littérature et cinéma, Québec, Fides,
2006, p. 74 à 78.
Parution no. 2
Le Prométhée
économique et social
Dans leur premier entretien sur le capharnaüm,
son patron l’informe qu’au vu du risque qu’il encourt, il
vend ses ouvrages plus chers25. Après la vente du livre
au collégien, Chicoine lui annonce que M. le Curé lui
a rendu visite26. Jodoin est alors assimilé par le reste du
village à un débaucheur de collégien. Décidant de se
rencontrer à l’extérieur de Saint-Joachin, son supérieur
lui avoue que le jeune acheteur les a dénoncés sous
la menace des pères, qui voyaient en lui un «liseur
dangereux, doublé d’un anticlérical en herbe.» Hervé
lui affirme alors qu’il estime que ce genre de nouvelle
ne provoquera qu’«un léger fléchissement» des ventes
au sein de la paroisse. Réfutant cette interprétation,
Chicoine lui déclare qu’il va tout droit à la ruine. Ce
dernier en profite pour lui énoncer qu’une querelle entre
le curé et les pères du collège Saint-Rock, jansénistes,
a lieu depuis 1930. Ces derniers avaient construit une
nouvelle chapelle et, au fil du temps, les Joachinois
prirent l’habitude d’aller davantage dans cette église
plutôt que celle du village. Entraînant une diminution
des revenus pour le curé, l’affaire engendrerait une
nouvelle attaque déstabilisatrice à son égard27.
Bien qu’elle fût présente dès le Régime
français, cette idée de déclassement est grandement
constatée à l’époque de Mgr Bourget, où l’Église
renforça son chantage sur le refus d’absolution et de
culpabilisation, permettant de devenir un moyen de
contrôle des consciences. Elle touche l’auteur, le
libraire et le lecteur. Dans l’espace public, le discrédit
ou l’atteinte à la réputation représente un moyen
efficace de rendre suspect un citoyen. On constate aussi
des menaces d’excommunication. Cette idée peut être
appuyée par le fait qu’en 1889, la Semaine religieuse
de Québec affirme que «certaines librairies […] sont
de véritables foyers pestilentiels […] où l’on peut se
procurer à peu près tous les poisons du jour28.» Ce
genre de délation permit la plupart du temps d’identifier
une librairie dangereuse. Elle se retrouve aussi dans
une des directives de l’Inquisition, qui imposait à tous
l’obligation de dénoncer les livres et les propositions
25
Gérard. Bessette, Op. Cit., chapitre 4, p. 41 à 56.
26
Ibid., chapitre 8, p. 109 à 128.
27
Ibid., chapitre 9, p. 129 à 160.
28
Jacques Michon., Histoire de l’édition littéraire au Québec au XXe siècle, T. 1, p. 205.
P. 83
qui, à leur avis, pouvaient être contraires à la foi et aux
bonnes mœurs.
Quant à lui, l’Index tentait la prévention en
essayant d’empêcher les fidèles d’avoir accès aux livres
dangereux. Par exemple, l’individu lisant un livre étant
au sein de celui-ci commettait un péché mortel. Pour
réparer sa faute, il doit se confesser et dénoncer ceux
possédant des livres défendus29. Encore au milieu du
XXe siècle, les bibliothèques des institutions catholiques
d’enseignement possédaient au sein de leur «enfer»
des ouvrages défendus et dangereux. Par ailleurs, si
nous prenons comme exemple la librairie Fabre, nous
constatons qu’entre 1832 et 1837, le rayon Religion
représente 62% des achats30, faisant de ce domaine le
premier marché au sein des librairies. À partir de l’ère
Bourget, on constate que celle-ci montre vers 1845 dans
son catalogue que le secteur religieux prend davantage
d’ampleur. Par ailleurs, concernant le prix des livres
importés, toutes nos recherches les annoncent comme
dispendieux. Le prix d’entrée se composait ainsi: 50%
du prix d’achat; 20% de frais de transport; 25% pour
le transit d’argent en France. Le volume français coûte
donc à Montréal près du double de son prix en librairie
parisienne31.
Concernant le déclassement religieux, celuici peut être interprété avec l’exemple du Schisme de
Maskinongé où la paroisse connaît un glissement de
population du centre du village vers le «Pont», lieu
connaissant un accroissement économique au vu de la
forte implantation des industries et des exploitations
de l’époque en ce lieu. Le village, se divisant en deux,
connaît des querelles entre les villageois pour savoir où
la nouvelle église doit être construite32.
Avec nos sources, nous pouvons prouver que
l’idée concernant la dénonciation du collégien, la
réputation de Jodoin comme individu corrupteur et
la vision apocalyptique de Chicoine concernant sa
prochaine faillite sont en accord avec nos recherches.
29
J.M. de Bujanda et M. Richter, Université de Sherbrooke., Op. Cit., p. 41 à 43.
30
M. Lemire, D. Saint-Jacques et D. Robert, La vie littéraire au Québec, T. 2, p. 201.
31
M. Lemire, D. Saint-Jacques et D. Robert, La vie littéraire au Québec, T. 3, p. 250.
32
Sandrine Bellier., Le schisme de Maskinongé : 18921920, Rennes, Presses de l’Université, 1994, p. 4 à 35.
P. 84
Le Prométhée
Parution no. 2
Quant à l’homme d’Église, Bessette retranscrit Bibliographie
correctement l’idée du conflit avec les jansénistes
construisant le second bâtiment religieux du village au Œuvre étudiée :
sein de leur collège.
BESSETTE G., Le Libraire. Montréal, Cercle du livre de France,
Conclusion
Le roman Le Libraire critique les trois points
que nous venons d’exposer de façon maladroite. Sa
vision de l’Index offre une interprétation trop simpliste
de la question, et l’auteur se contente d’entretenir son
aspect le plus âpre et le plus réducteur. Il en est de même
concernant sa notion de Liberté entre le milieu rural et le
milieu urbain. Pour autant, l’idée de déclassement social
des individus dans la société québécoise de l’époque
par rapport à la censure cléricale est correctement
retranscrite.
Concernant l’œuvre en elle-même, nous
remarquons qu’elle offre une vision biaisée de
notre sujet. Se basant sur la mémoire collective et se
souvenant uniquement des cas de censure et des interdits
publics, Bessette est bien ancré dans la mentalité de
l’époque, à savoir, la critique de la Religion catholique,
décomplexée par la Révolution tranquille. Dénonçant
la précédente mainmise de l’Église sur la société, nous
pouvons souligner que, durant le XIXe et le XXe siècle,
même si l’Église possède une forte influence sur le
monde culturel, elle ne gère pas la totalité de la société
québécoise comme nous l’assure insidieusement
l’auteur. Souhaitant simplement défendre sa vision de
la société, sa censure ne fut pas aussi forte qu’on nous
le laisse entendre et, pour constater de réelles attaques
cléricales, il faut se tourner du côté de la presse. Sachant
comment le clergé avait accueilli son précédent roman,
on peut même se demander si celui-ci n’a pas forcé
les traits de certains passages. Au final, le père Gay le
critiqua à sa sortie, et la revue Lectures le considéra
comme un livre «Dangereux».
1966. 173 p.
Sources :
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Presses de l’Université de Rennes 2, 1994. 104 p.
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ROY F., Histoire de la librairie au Québec. Montréal, Leméac,
2000. 238 p.
Parution no. 2
Le Prométhée
P. 85
La Société du
spectacle comme
institution parallèle au
postmodernisme
d’avant-gardes, tant artistiques qu’intellectuels, ont
émergé de ce contexte riche. Parmi ces avant-gardes,
les lettristes, qui se veulent être les dépositaires du
dadaïsme, deviennent très actifs dès 1950. Leur présence
à Cannes en 1952 ne tarde pas à faire des vagues. C’est
un terreau fertile pour plusieurs esprits réactionnaires,
notamment Guy Debord. De manière prophétique, sept
mois avant les événements de mai 1968, Debord publie
par Benjamin Picard-Joly
La Société du spectacle. Par ce fait, il est légitime de
se questionner, à savoir: est-ce que les représentations
La pensée moderne est au cœur d’une pluralité de La Société du spectacle de 1967 et de son long
de débats qui se perpétuent. Terme qui est associé métrage de 1973 peuvent être considérées comme
à la continuité de la pensée des Lumières, il sera dès postmodernes ?
le premier quartile du XIXe siècle un centre d’intérêt
Devant la complexité sémantique et inhérente
grandissant. Ainsi, plusieurs intellectuels se penchent aux
débats
qui ont encore lieu, l’historiographie ne cesse
sur les tenants du progrès et du futur de l’Homme, ce
de se diversifier et d’amener des nuances dans les idées
qui pousse à une diversification de la pensée1.
modernes et postmodernes. Les tenants de la sauvegarde
3
Tout en redorant une nouvelle métaphysique et des Lumières, entre autres l’École de Francfort ,
en combattant l’hyper-rationalisme, Friedrich Nietzsche admirent l’échec du modernisme. Cependant, ils
et Søren Kierkegaard accentuent alors la parcellisation insèrent cette dernière comme un but à atteindre. Pour
parmi
d’interprétations à teneur individuelles, notamment en ce qui est du postmodernisme, il sera couvert
4
philosophie et dans les arts. En outre, cela est dans le les ouvrages de Jean-François Lyiotard et l’analyse
but de s’attaquer à la production intellectuelle élitiste de de Perry Anderson. De plus, l’œuvre de Guy Debord
l’époque. La critique de la raison et de la métaphysique nécessite une attention particulière parmi les nombreux
est un des éléments clés, débutant au XIXe siècle, qui analystes (une volonté de ne pas laisser de sources
l’organisation
se perpétue au XXe siècle tant dans les facteurs de sera systématiquement effectuée dans
5
légitimation du régime nazi que dans les événements où Debord sera le centre théorique) : Henri Lefebvre,
6
de mai 1968. Au début du siècle, les expériences dadas Cornelius Castoriadis, Isidore Isou, Tristan Tzara ,
sont aussi la manifestation de cette modernité qui Jean-Christophe Angaut, Jean-Marie Apostolidès,
semble rapidement s’institutionnaliser. Ce paradoxe
venant s’ajouter à la dialectique de la raison, le projet
de perpétuer les idées des Lumières semble s’affaiblir
avec l’accentuation des crises de l’art et de l’intellectuel
dans les années de l’après-Deuxième Guerre mondiale.
C’est dans cette perspective que la
postmodernité s’est vue être l’expression de ces
crises. Les réactions face à l’institutionnalisation de
l’art moderne dans un esthétisme nouveau et aux
paradigmes de la métaphysique ont vu s’élever nombre
de philosophes et d’artistes remettant en question la
légitimité des métadiscours2. Ainsi, des mouvements
1
Etienne, Ganty, Penser la modernité, Presses Universitaires de Namur, 1997, p. 797. Ce livre servira de base pour
définir la modernité lors de cette analyse.
2
Jean-François, Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979, p. 7-8.
3
Jürgen, Habermas, Le discours philosophique de la
modernité, Paris, Gallimard (Tel), 1988, 484 p. Cet ouvrage sera
important lors de cette analyse par sa volonté à s’intégrer dans le
débat en critiquant de front le postmodernisme et aussi Theodor
W. Adorno et Max Horkheimer à un degré moindre.
4
Dans un degré moindre Deleuze, Derrida et Zizek (Lacan et en tant que critique hégélien).
5
Jean-Marie Apostolidès, « Guy Debord : Imagier d’un
enfant perdu », Critique, vol.12, no691 (2004) : p. 947-948. Il
est à noter que l’interprétation de l’œuvre de Debord est divisée
« entre un parti dévot, numériquement le plus important, et celui
des libres penseurs. Le premier refuse de considérer l’œuvre de
Guy Debord comme une œuvre littéraire ou philosophique qu’on
pourrait faire dialoguer avec d’autres œuvres [comme certains
puristes, adeptes de Nietzsche] et la pose comme un absolu. »
Ainsi, la présente analyse prendra davantage en considération
l’analyse de ces libres penseurs.
6
Guy Debord, Œuvre, Gallimard, Paris, 2006, Préface de
Vincent Kaufmann : p. 9-22. Ces quatre derniers sont davantage
des modèles structurels pour l’élaboration de la pensée et des
applications faites par Guy Debord.
P. 86
Le Prométhée
Boris Donné, Bernard Gumb, Vincent Kaufmann, Anna
Trespeuch-Berthelot, Raoul Vaneigem.
À la lumière de ce contexte, nous pouvons
affirmer que La Société du spectacle fut influencée
par le postmodernisme, bien que fondamentalement
l’ouvrage soit davantage une manifestation du
modernisme. Par conséquent, l’époque permit une
description du postmodernisme dans l’optique de
permettre l’intégration d’avant-gardes et puis suivra
l’analyse du phénomène situationniste et de sa synthèse:
La Société du Spectacle.
I. Le postmodernisme comme trame de fond.
D’abord, la corrélation entre le postmoderne et
la mise en place d’avant-gardes artistiques à l’époque de
l’après-guerre constitue une des bases de la continuité
des idées de contestation qui animera par la suite
l’Internationale situationniste. Ainsi, un important
apport par le contexte d’émergence est alors le fait de
l’évolution de Guy Debord dans son œuvre, bien que,
par définition, le situationnisme soit largement divergent
de la pensée postmoderne. D’autre part, la philosophie
postmoderne s’insère dans un discours qui apparait de
1951 à 1959, selon les diverses analyses. Selon Perry
Anderson, bien que ce soit dans les années 1970 que
le terme devient une référence collective, « [il] désigne
une rupture avec les modèles d’après-guerre dominés
par un État-providence avec ses avant-gardes culturelles
imaginant l’avenir.7 » L’émergence de ces mouvements
culturels fortement influencés par la transgression
éthique8 vient à sortir du cadre purement idéologique
et théorique et se tourne vers un radicalisme politique9.
Le simple relativisme qu’Anderson laisse paraitre du
postmodernisme néglige pourtant des facettes, sans
pour le moins relativistes, que Lyotard amène à la
définition:
[Il présente] la postmodernité comme changement
général de la situation humaine et entend étudier
7
Norbert Bandier, « Perry Anderson, les origines de la
postmodernité », Sociologie de l’Art, vol.18, no3 (2011) : p. 117118.
8
Et entre autres de manière artistique : le futurisme, le
dadaïsme et le surréalisme.
9
Éric Brun, « L’avant-garde totale. La forme d’engagement de l’Internationale situationniste », Actes de la recherche en
sciences sociales, vol.1, no176-177 (2009) : p. 33.
Parution no. 2
les implications épistémologiques des récentes
avancées dans les sciences naturelles. Selon
son analyse, la société ne peut plus être conçue
comme un tout organique ou comme un champ
de luttes binaires, mais bien comme un réseau de
communications linguistiques.10
D’autre part, la contestation du milieu artistique
contre la fabrication de barèmes qualifiés rapidement
de bourgeois amène à une crise de l’esthétique et sur
la capacité de se révolutionner. Rattaché à l’esprit de
rébellion ayant débutant en 184811, le postmodernisme
artistique en vient à être implicitement redevable à l’art
moderne dans la structure axée sur l’individu que celleci déploie. L’exemple de l’abandon de l’Aufklärung
« pour un ‘’dogmatisme’’ et un ‘’rigorisme moral’’12 »
du surréalisme éclaire sur les désirs de changements
à même l’art moderne. En revanche, cela accentue
manifestement les désirs de renouvellement total
à travers de nouveaux paradigmes en réaction au
dogmatisme grandissant. La brisure s’intensifie
alors par l’abandon de la Raison et de sa capacité à
améliorer l’homme pour en devenir à être une des
valeurs fondamentales de l’art postmoderne et puis de
la postmodernité philosophique.
Les mouvements avant-gardistes vont alors
se nourrir grandement de ces divergences à l’intérieur
du nouvel académisme et de l’élaboration de nouvelles
tentatives expérimentales. Ces dernières reviennent
à une échelle individuelle qui tend déjà vers une
représentation de l’art par les techniques encourues plus
que des grands mouvements. Par ce fait, le lettrisme
englobe divers détracteurs de leurs mouvements
artistiques respectifs. La forte réappropriation de
procédés dadas amène un rayonnement vite élargi
de leurs agissements provocateurs13. Le mouvement
lettriste met en scène une jeunesse qui, par le goût de
la révolte dérivé du dadaïsme et d’autres mouvements
10Bandier, loc.cit., p.119.
11
Emmanuelle Loyer, « Mai 68 dans le monde : internationales, transnationalisme et jeux d’échelle », Patrick Dramé et
Jean Lamarre, dir. 1968. Des sociétés en crise : une perspective
globale, Les Presses de l’Université Laval, 2009 : p. 7-17.
12
Maxence Alcalde, « L’art postmoderne comme idéologie réactionnaire. Un symptôme du rejet intellectuel de l’art contemporain », Marges, no3 (2004) : p. 2.
13
L’écriture automatique ou sous effets narcotiques en
sont des exemples.
Parution no. 2
Le Prométhée
artistiques comme Cobra14, est amenée à s’approfondir
et polir les idées de l’art moderne provocateur. Ainsi,
un agglomérat de mouvements débute dès 1950 et
l’Internationale lettriste en est un stade pour Debord
qui, davantage sur les bases dadas et surréalistes, va
former l’Internationale situationniste en 1957.
Souvent mené par les tenants du structuralisme
et du déconstructivisme comme Gilles Deleuze, le
postmodernisme reste à faire. Par contre, il est intéressant
d’observer que selon les termes du philosophe
Habermas, le modernisme est aussi inachevé, ce qui
place les penseurs modernes dans un déséquilibre
fondamental et très difficile à analyser globalement.
Ainsi, les moments proto situationnistes de Debord sont
irrémédiablement inclus dans cette effervescence de la
culture contemporaine instable et en questionnement
face aux métadiscours. En conséquence, ce refus de la
société engendrera pour l’ultragauche une redéfinition
constante de leurs buts qui seront confrontés à un
relativisme grandissant.
II. Guy Debord, l’Internationale situationniste.
Guy Debord, étant le pilier du situationnisme,
entre dans la structure de remise en question de la linéarité
des Lumières, caractéristique phare du postmoderne
à l’époque d’après-guerre qui amène de manière
personnelle une coupure avec le concept d’héritage.
Dès son adolescence, le polissage de ce monde qui ne
laisse rien ni à lui ni même à ses générations futures
devient un modèle de pensée. Cela en vient à élaborer
une pensée très contrôlante sur le point de vue de sa
propre image15: « Se peaufine ainsi l’image (sainte) d’un
individu sans dette, sans inconscient, sans traumatisme,
d’un être sans passé et dont la vie se déroule dans
un perpétuel présent.16 » De son adolescence aux
justifications faites lors de son Commentaire sur La
Société du spectacle, il exprimera cette idée de l’enfant
perdu (sans influences), étrangement en lien avec la
remise en question et la relecture des structures du
«moi» en psychologie, théorie abondamment utilisée
14
Comme Asger Jorn dans son apport à l’avant-garde
culturelle.
15
Cela sera remarquable lors du durcissement « bureaucratique » du mouvement et de sa détermination dans un lexique
en concordance avec le message exprimé.
16
Apostolidès, loc.cit., p. 949-950.
P. 87
par Jacques Lacan. À partir de cet abandon, Debord va
reproduire la structure de ce Moi mythologique dans
l’Internationale situationniste.
Ainsi, par cette structure ultra-centralisée
au cœur de ces groupes qu’il formera et influencera
grandement, il ne peut être inclus dans la destruction
des métadiscours. Debord érige par ses pensées
protosituationnistes un désir personnel et autoréférentiel
à l’intérieur de ces groupes. Certes, les désirs de
destruction des métadiscours sont présents, mais c’est
dans le but d’imposer par le discours et la dialectique
une autre sorte de métadiscours. Ce discours qui
ne peut être compris que par des convertis érige
un métadiscours alternatif qui est très actif dans la
critique du métadiscours dominant. Une correction
du modernisme est alors créée par la nécessité d’une
critique interne dans les valeurs fondamentales de
cette dernière: le métadiscours, la linéarité, la raison.
Cette correction est incluse dans les écrits de plusieurs
philosophes de l’École de Francfort, notamment chez
Habermas qui définit le modernisme comme incomplet,
non final17.
L’idée que le situationnisme c’est fait de
lui-même et que Debord est là pour le théoriser est
très présente dans le mouvement et chez les autres
acteurs qui en font partie, comme Raoul Vaneigem. Le
situationnisme est d’influence marxiste (la théorisation
d’Henri Lefebvre), hégélienne et surtout lettriste étant
dérivé du dadaïsme. Nonobstant le certain culte de la
personnalité, frôlant l’hagiographie des applications de
Debord, Apostolidès critique fortement Kaufmann qui
érige justement l’œuvre de Debord en catéchisme lors
de l’analyse catégorisée de libre penseur qu’il fait des
incidences de Debord dans l’après-situationnisme:
La révolution au service de la poésie s’est
prolongée en une sorte de petit catéchisme dans
lequel est résumé en quelques « cartes » tout ce
qu’il faut savoir du héros pour ne pas succomber
aux tentations du spectacle : le Portfolio Guy
Debord, espèce de Petit livre rouge où tout est dit
d’emblée.18
17
Aussi, dans son refus de « après »-modernisme qui est à
ses yeux une dichotomie du terme, ne pouvant qu’être interprétée
par sa linéarité et sa continuité, donc, hypermoderne.
18
Apostolidès, loc.cit., p. 952.
P. 88
Le Prométhée
Parution no. 2
Debord revient à un art et à un procédé
expérimental (autant qu’expérimental peut être utilisé
lorsqu’il y a reprise des idées et méthodes dadas). Par
ailleurs, les thèses de Hambourg ont produit l’effet
de n’avoir aucune ou très peu de traces de « la garde
rapprochée de 1961 » de l’Internationale situationniste19.
Il est donc plausible d’affirmer que les manifestations
du situationnisme, les revues et les publications
officielles comme La Société du Spectacle sont le fait
d’une dialectique commune sous les bannières d’une
théorisation et une application explicitement moderne.
à la compréhension de son œuvre23, Guy Debord jette
les bases de ce désir en reprenant dans l’esprit de la
répétition les aphorismes, procédé fortement utilisé
par Nietzsche24. Loin d’approcher le naturalisme
de ce dernier, Debord reste conscient de l’influence
de son ouvrage en termes de base idéologique de
la résistance quant à la modification de la société
vers le postmodernisme. Ceci est la synthèse du
situationnisme de sa création jusqu’à son écriture en
196725. Prise de manière globale, c’est la synthèse de
l’idée situationniste, mais ce qui n’inclus pas toutes
les situations possibles que le situationnisme pourrait
En fait, le situationnisme est, de manière engendrer.
simplifiée, la synthèse de trois idées et mouvances20.
De plus, La Société du spectacle est aussi
Premièrement, elle est le dérivé de l’ultragauche et du du contrôle de son image à travers son
communisme de conseil21. Cette pensée est issue d’une l’expression
26
œuvre
.
L’œuvre
majeure de Debord reste son œuvre
reprise des valeurs véhiculées dans le groupe Socialisme
ou Barbarie initiée par Cornelius Castoriadis. C’est globale et non La Société du spectacle comprise dans
une volonté de réorganiser la société au-delà du ses propres limites. Par contre, lorsqu’analysée sous
capitalisme et le combat contre le capitalisme autour le couvert de la finalité de la revue de l’Internationale
du pouvoir autonome des ouvriers et des prolétaires22. situationniste, La Société du spectacle est la synthèse
Deuxièmement, le marxisme d’Henri Lefebvre et la la plus complète du mouvement qui se rapporte à la
théorie critique dérivée d’Adorno et de Horkheimer sont construction de situations. Par ailleurs, les procédés
mis de l’avant par la structure de pensée que Debord comme le déplacement audio et visuel utilisés
impose au situationnisme. Troisièmement, les avant- précédemment par les dadas, tout comme avancer
gardes artistiques amènent l’idée dans un prolongement le texte présenté par Debord avec poésie pour ainsi
du futurisme, du dadaïsme et du surréalisme. L’art doit l’intégrer le plus possible à la vie quotidienne, sont très
être intégré à la vie quotidienne en l’englobant plutôt présents. Les inclusions de tendances artistiques sont
qu’être une activité spécialisée qui s’exerce sur des grandes et sont davantage reprises de l’ancien sentiment
objets. L'idée situationniste est ici que l'œuvre d'art de révolte du dadaïsme et du surréalisme (sans Breton)
que de la crise de la linéarité moderniste. La Société du
supérieure est une création de situations.
spectacle, qui est dans son ensemble plus qu’un dérivé
III. Synthèse non absolue de l’œuvre de Debord: La de l’Internationale situationniste, est imprégnée du
sentiment de révolte.
Société du Spectacle.
La Société du spectacle s’intègre bien à cette
rupture linéaire que représente le modernisme, mais
l’œuvre reste éminemment habitée par le refus de la
postmodernité qui émerge. Outre un certain désir de
se faire interpréter par une masse qui peut avoir accès
19 Ibid., p. 958-959.
20
Anna Trespeuch, « L’internationale situationniste :
d’autres horizons de révolte », Matériaux pour l’histoire de notre
temps, vol.2, no94 (2009) : p. 10. À voir sur la question de la mise
en concordance avec l’effervescence situationniste et mai 1968
dans son intégration internationale.
21
Brun, p. 33-34.
22 Idem.
23
Debord, « Commentaires sur La Société du Spectacle »,
Œuvre : 1593-1646. Dans ce dernier, il est remarquable qu’une
certaine justification face à La Société du Spectacle soit présente.
Ainsi, la compréhension de l’œuvre face aux critiques et à la difficulté d’interprétation large est une trame de fond de cette mise à
jour de l’état du spectacle dans la société qui a fortement changé
entre les deux parutions.
24
Bien qu’inexistant dans l’historiographie, il est clair
qu’une corrélation pourrait être plausible entre les procédés appliqués dans les deux œuvres, celles de Nietzsche et celles reprises
de ce dernier par Debord.
25
Trespeuche, « Les vies successives de la société du
spectacle de Guy Debord », Vingtième Siècle, vol.2, no122 (2014)
: p. 135-152. Il est intéressant dans ce texte d’avoir accès à l’analyse de l’élaboration des idées et pensées de Debord à travers son
œuvre.
26
Apostolidès, loc.cit., p. 953-954.
Parution no. 2
Le Prométhée
Conclusion
Finalement, La Société du spectacle de Guy
Debord n’est pas postmoderne. Cela est fortement à
nuancer par l’apport que le postmodernisme a eu sur
l’œuvre entière de Debord. Une influence certaine
de la postmodernité s’est exercée sur les manières et
structures que s’est données Debord dans l’élaboration
de son œuvre et dans le situationnisme. Son œuvre
émerge à l’époque où le postmodernisme prend
racine philosophiquement dans le structuralisme, une
critique de l’humanité se laissant soumettre aux forces
du spectacle, imbriquée solidement. Par contre, toute
son œuvre s’insère davantage dans la poursuite du
modernisme, mais adaptée aux besoins critiques de
Debord. Il reste que cela s’accompagne d’un maintien
d’une raison qu’il noue d’un esprit communiste, dérivé
de Socialisme ou Barbarie, explicitement dialectique
ce qui démontre un rejet fort en la postmodernité:
« Debord s’est suicidé. […] À moins que l’on change de
cap et que l’on croit reconnaître dans la postmodernité,
avec son hédonisme et sa valorisation du quotidien,
une manifestation situationniste. Cependant, la postmodernité est anti-utopique et anti-marxiste.27 »
En conséquence, Debord n’incarne pas
seulement le théoricien de La Société du spectacle élevé
au rang d’artiste comme un grand pan des nouvelles
relectures semble le démontrer. Il est avant tout un
militant qui a excellé dans le refus de son époque et qui
s’est efforcé de donner des armes idéologiques, mais
surtout pragmatiques, pour faire face au consumérisme
et au capitalisme qui se cache derrière le spectacle28.
La récusation du spectacle est l’ensemble de son
œuvre. L’intériorisation des normes mondiales dans la
consommation comme système homogène ne se peut
pas dans un monde où l’État-providence, l’hétérogénéité
et un certain progrès social ont été autrefois paradigme.
Le postmodernisme a pour meilleur ennemi la mémoire
de cet autrefois, ouvriers de chaines de montage
postfordiste29.
27
Juremir Machado da Silva, « Pour déborder le Spectacle : À propos de la réédition des ‘’œuvres’’ de Guy Debord »,
Hermès, vol.1, no47 (2007) : p. 190.
28
Debord, loc.cit., p. 17.
29
Ali Akay, « Depuis quand le postmodernisme fait-il
débat ? », Tumultes, vol.1, no34 (2010) : p. 100.
P. 89
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Parution no. 2
Parution no. 2
Le Prométhée
P. 91
P. 92
Le Prométhée
Parution no. 2
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