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P. I Parution no.2, Hiver 2015 ISSN 2368-5875 (Imprimé) ISSN 2368-5883 (En ligne) Le Prométhée P. 2 Parution no. 2 Le Prométhée Table des matières « Prométhée, le « Prévoyant », est un titan, rebelle aux Olympiens, ingénieux et philanthrope. Les humains lui doivent tout : on dit même qu’il les a créés, en les façonnant dans la glaise. Et il leur a donné les outils du progrès et de la civilisation. Lors du premier sacrifice, où se décidait la répartition de l’animal entre les hommes et les dieux, il fait deux parts : d’un côté les bons morceaux cachés sous la peau, de l’autre les os, enrobés d’une graisse appétissante, que Zeus choisit, plus ou moins sciemment. Affectant alors le dépit, Zeus priva l’humanité du feu. Mais Prométhée déroba le feu d’Héphaïstos, ou celui du Soleil, et l’apporta aux mortels dans une tige creuse. C’est pour contrebalancer ce don que Zeus envoya aux hommes Pandora, la première femme. Et il punit férocement Prométhée en l’enchaînant sur le Caucase où un aigle venait chaque jour lui dévorer le foie, organe qui repousse. Mais Héraclès tua l’aigle et délivra Prométhée. Celui-ci se réconcilia avec Zeus en lui révélant le danger qu’il courait s’il épousait Thétis, et obtient l’immortalité par une transaction avec le centaure Chiron qui, souffrant d’une blesse incurable, désirait la mort. » Esclavage et servage au Moyen Âge Semblable à Icare et Sisyphe : audace insensée accompagnée d’une éternelle renommée. FRONTISI-DUCROUX, Françoise. L’ABCdaire de la Mythologie, Paris, Flammarion, 2004, p.101. par Benjamin Gagnon ................................................ 4 Pocahontas par Clothilde Crispino ................................................ 9 Les tavernes entre le xvie et le xixe siècle : divertissements et sociabilité au rendez-vous par Gabriel Cormier ................................................. 15 Les Amérindiens et le Régime britannique (1760-1867) par Caroline Motais et Camille Trudel ..................... 19 La toponymie autochtone au Québec par Éric Côté ............................................................. 33 William lloyd garrison : un visionnaire radical par Julie Bérubé ........................................................ 40 Henry David Thoreau, écrivain ou philosophe ? Par Jean-François Veilleux ....................................... 47 Tatanka Iyotake dit Sitting Bull par Alexandra LeGendre ........................................... 55 Le vote: une affaire de pouvoir par Laurence Perreault ............................................. 61 Comparaison entre le Dadaïsme et le Surréalisme par Gabriel Senneville .............................................. 69 L’influence de l’Église catholique sur la société québécoise du XIXe et XXe siècle. Analyse de la pièce de théâtre Tit-Coq (1948) par Sarah Lapré ........................................................ 74 Le Libraire (1960) de Gérard Bessette par Nicolas Lelièvre .................................................. 80 La Société du spectacle comme institution parallèle au postmodernisme Association des Étudiant(e)s en Histoire (A/S Secrétariat du Département d'Histoire) par Benjamin Picard-Joly ......................................... 85 Vous souhaitez publier dans Le Prométhée ? .............. 92 Université du Québec à Trois-Rivières C.P. 500, Trois-Rivières, Québec Canada, G9A 5H7 ISSN 2368-5875 (Imprimé) ISSN 2368-5883 (En ligne) Dépôt légal - Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2015 Dépôt légal - Bibliothèque et Archives Canada, 2015 2015 © Le Prométhée Le Prométhée est une propriété de l’Association des Étudiants en Histoire de l’Université du Québec à Trois-Rivières. Toute reproduction est interdite sans autorisation conformément aux lois sur la propriété intellectuelle du Canada. Parution no. 2 Le Prométhée P. 3 Éditorial Lecteur ! Il m’est très important de mentionner la joie et prédécesseur Jason Rivest (maintenant trésorier) qui est l’enthousiasme qui entourent ce projet qui s’est réalisé à la hauteur de son implication et de ces efforts. C’est et qui n’arrête pas de se peaufiner ! dans une vision large que Le Prométhée s’imbrique et vous qui le lisez faites partie de cette vision qui tente En mon nom, mais aussi en celui du comité de de promouvoir l’intégrité, par l’histoire, des Sciences rédaction de la revue, il me tarde de vous remercier de humaines en Mauricie. ce soutien qui rend vitale l’existence de ce médium, véritable produit de vos efforts. Le comité tente de Il est notable de remercier nos partenaires financiers manière proportionnelle d’exprimer ces efforts dans la sans quoi cette revue serait restée au stade de projet. représentation de ce produit tant culturel qu’intellectuel. Nous remercions donc le Service d’aide aux étudiants Nous pouvons tous être très fiers en temps qu’étudiants de l’UQTR (SAE), Coopsco, l’Association générale de cette qualité mainte fois acclamée lors de la première des étudiants de l’UQTR (AGEUQTR), l’Association parution. Le processus de parution ne peut être défini des étudiants en Histoire de l’UQTR (AEHUQTR) à comme un processus facile, des choix ont dû être qui nous sommes désormais affiliés et finalement le effectués. Ainsi, nous croyons en ce projet et tout est département d’Histoire de l’UQTR. Nous leur sommes mis à votre disposition pour que l’utilité vous en soit très reconnaissants d’exprimer leurs intérêts pour Le dûment rendue. Prométhée. En effet, dans un souci d’équité et de transparence, un comité de lecture (par intérim pour la présente parution) fut inauguré. À ce sujet, nous sommes très heureux d’inclure Amy Cournoyer dans nos rangs à titre de responsables au comité de lecture. De plus, je ne peux passer à côté de l’excellent travail de mon Le Prométhée s’inscrit ainsi dans un mouvement de fond où la diffusion est le reflet de grands changements. Ceux-ci sont nourris par l’atteinte d’une reconnaissance à parfaire ; ambitions et passions communes sont les créneaux de l’affirmation de notre importance. Très cordialement Benjamin Picard Joly, Rédacteur en chef Commanditaires de cette édition P. 4 Le Prométhée Esclavage et servage au Moyen Âge par Benjamin Gagnon La transformation de la condition servile au Moyen Âge demeure un sujet controversé. Certains historiens ont présenté le déclin de l’esclavage antique comme une transition vers le servage médiéval. Pour d’autres, il s’agit de deux formes de servitude complètement différentes, sans liens entre elles1. Cependant, lorsqu’il est question de délimiter et de situer la séparation entre esclave et serf, on constate un certain malaise chez les médiévistes. Dans l’un de ses récents articles, Nicolas Carrier résume clairement cette problématique qui, depuis le siècle dernier, alimente le débat parmi les spécialistes : La grande question est de savoir jusqu’à quand il faut parler d’esclaves et depuis quand, de serfs. Si l’on voit bien qu’il y a des non-libres au XIIe siècle aussi bien qu’au VIe, on sent toutefois qu’en sept siècles, il y a une évolution et qu’au bout d’un moment, les non-libres qu’on rencontre dans la documentation ne sont plus des esclaves comme ceux de l’Antiquité, sans être libres pour autant2. Comment la condition servile s’est-elle transformée de l’Antiquité tardive jusqu’à la fin du haut Moyen Âge? Si nous ne pouvons totalement écarter la théorie de la continuité, nous devons néanmoins la nuancer3. L’existence d’une zone ambiguë, ou plutôt, d’un stade intermédiaire dans l’évolution de la servitude ainsi que la persistance de l’esclavage au 1 Jacques Brasseul et Michel Herland, « Une énigme historique : La succession de l’esclavage antique et du servage médiéval », Économies et Sociétés, Cahiers de l›ISMÉA, série Histoire de la pensée économique, vol. 43, no 7-8 (2009), p. 1105. 2 Nicolas Carrier, « De l’esclavage au servage dans le royaume de Bourgogne (VIIIe-XIIe siècle) », HAL-SHS [En ligne], https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00973226/ (Page consultée le 12 novembre 2014). 3 En effet, certains historiens tels que Robert Fossier et Dominique Barthélemy remettent en question la thèse «mutationniste ». Pour eux, le servage n’est pas le prolongement de l’esclavage antique, il s’agit d’un système distinct. P. 1 Parution no. 2 Moyen Âge montrent la complexité du phénomène. La mutation de la condition servile est caractérisée d’une part, par le « casement » des esclaves et, d’autre part, par l’assujettissement progressif des paysans libres. La présente analyse comporte trois sections: dans la première, nous apporterons quelques précisions sur le statut d’esclave et sur les fondements de l’institution servile; dans la seconde partie, nous déterminerons les facteurs du déclin de l’esclavage; la dernière section portera sur la mutation de la servitude ainsi que sur les différences entre l’esclavage et le servage. 1. Préambule: le statut d’esclave et les fondements de l’institution servile Avant d’analyser l’évolution de la condition servile dans l’Antiquité tardive et au haut Moyen Âge, il semble pertinent de fournir quelques précisions générales sur l’esclavage. Tout d’abord, mentionnons que l’esclave est un dépendant qui occupe une place particulière dans la hiérarchie sociale. Si plusieurs historiens définissent l’esclavage en fonction du statut de propriété, d’autres s’appuient sur des notions juridiques. Cependant, ces définitions plutôt simplistes ne tiennent pas compte de la variabilité culturelle de cette pratique: le statut et le rôle de l’esclave varient d’une société à l’autre. Selon Alain Testart, l’exclusion constitue la principale caractéristique universelle de l’esclavage: « Qu’il s’agisse de la parenté dans les sociétés lignagères, de la citoyenneté dans l’Antiquité, ou de la communauté des croyants dans le droit islamique, l’esclave est toujours exclu d’une dimension considérée comme fondamentale par cette société4 ». Toutefois, l’esclave est toujours intégré à une nouvelle structure, par exemple un latifundium (exploitation agricole) ou un groupe spécifique tel que la domesticité. Ajoutons également que cette forme extrême de servitude conduit inévitablement à une perte d’identité et ultimement à la déshumanisation de l’individu. Dans l’Antiquité, tout comme au Moyen âge, le servus est un homme sans droit, il n’a aucune personnalité juridique. Le droit romain le décrit comme une chose (res mobilis), un objet qui appartient en totalité à son maître. Ainsi, il ne peut ni posséder de biens ni se 4 Alain Testart, « L’esclavage comme institution », L’Homme, vol. 38, no 145 (1998), p. 37. Le Prométhée Parution no. 2 marier5. Les esclaves sont pour la plupart des captifs de guerre réduits en servitude ou des esclaves de naissances. Suite à l’effondrement de l’Empire romain, les codes de lois germaniques conservèrent la notion de servitude. En outre, on retrouve plus d’une trentaine de lois concernant les conditions serviles dans le Bréviaire d’Alaric6. 2. De l’Antiquité tardive au haut facteurs du déclin de l’esclavage Moyen Âge: les P. 5 inévitablement une diminution de la population servile. Cependant, c’est avant tout l’incapacité des maîtres à continuer d’entretenir cette institution coûteuse qui engendra cette transformation. En effet, avec l’écroulement du marché, l’esclavage n’était plus rentable pour les grands propriétaires terriens qui devaient continuellement investir afin de pourvoir aux besoins d’une main-d’œuvre servile peu efficace et peu productive9. Alors que l’esclavage subsista dans le monde musulman, cette pratique disparu presque entièrement de l’Occident au Moyen Âge. Comment expliquer le recul du système esclavagiste? De l’interprétation économique de Marc Bloch jusqu’à l’explication à caractère social de Pierre Dockès, les thèses des historiens se contredisent à ce sujet7. Dans les faits, l’extinction de l’institution servile est un long processus qui s’étale sur plusieurs siècles. Il est donc nécessaire, afin de comprendre ce phénomène, de tenir compte d’une multitude de facteurs tels que le morcellement des domaines agricoles, la conjoncture économique de l’époque et la diffusion du christianisme. Parallèlement, l’institution esclavagiste devenait inapplicable sans un État puissant capable de mater les révoltes de plus en plus fréquentes à cette époque. Comme le mentionne Pierre Bonnassie: « [l’autorité des maîtres] a impérieusement besoin d’être soutenue par un appareil de répression efficace et cohérent.10 » Ainsi, le système de la tenure devait également permettre de réduire les risques d’insurrections, notamment en améliorant la situation des esclaves11. Par ailleurs, si l’affranchissement des esclaves ressemble au premier abord à une étape vers la liberté, ceux-ci demeurent en réalité grandement tributaires de leurs anciens maîtres. En effet, comme le mentionne Testart, l’affranchi n’acquiert pas pour autant la citoyenneté pleine et Vers la fin de l’Antiquité, l’affaiblissement entière puisque son statut est marqué par certaines de l’Empire romain, l’instabilité économique et incapacités12. Par conséquent, il n’appartient ni à la l’écroulement du marché incitèrent les grands catégorie des paysans libres, ni à celle des esclaves, il propriétaires à diviser leurs vastes domaines en petites devient une sorte de client. exploitations agricoles. Progressivement, ces terres furent confiées aux esclaves, qui en échange de leur Les grands propriétaires disposaient désormais affranchissement ou d’une plus grande autonomie, d’une main-d’œuvre plus efficace et moins coûteuse: s’engagèrent à exploiter le sol. Comme l’explique Marc les « nouveaux tenanciers » avaient avantage à accroitre Bloch, ce système n’était pas complètement inédit: « Il leur production d’abord pour payer les redevances, se rencontrait, notamment, depuis longtemps sur les mais aussi afin d’assurer leurs propres survies et celles moyennes propriétés dont les possesseurs ne pouvaient de leurs enfants13. En affranchissant leurs esclaves et en guère courir le risque de trop [grandes] entreprises. les « casant » sur de petites exploitations autonomes, [En revanche], sa généralisation était un fait nouveau8». les maîtres se déchargeaient des frais d’entretien tout L’augmentation du nombre d’affranchissements suggère en permettant la formation de nouvelles familles, assurant ainsi le renouvellement de la main-d’œuvre. 5 Au sujet de l’esclavage antique, voir Christian DelacaD’ailleurs, il existe une tendance dans l’historiographie mpagne, Histoire de l’esclavage : de l’antiquité à nos jours, Partraditionnelle qui consiste à expliquer le déclin de is, Librairie générale française, 2002, p. 73-74. l’esclavage par des facteurs démographiques et 6 Didier Bondue dans Michel Rouche et Bruno Dumézil, dir., Le Bréviaire d’Alaric, Aux origines du Code civil, Paris, militaires. La pax romana et la fin des conquêtes Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2008, p. 92. auraient entrainé une raréfaction du nombre d’esclaves 7 Pierre Bonnassie, « Survie et extinction du régime esclavagiste dans l’Occident du haut moyen âge (IVe-XIe s.) », Cahiers de civilisation médiévale, 28e année, no 112 (octobre-décembre 1985), p. 314. 8 Marc Bloch, « Comment et pourquoi finit l’esclavage antique », Annales ESC, vol. 2, no 1 (1947), p. 33. 9 10 11 12 13 Brasseul et Herland, loc. cit., p. 116. Bonnassie, loc. cit., p. 314. Brasseul et Herland, loc. cit., p. 1112. Testart, loc. cit., p. 54. Bloch, loc. cit., p. 34. P. 6 Le Prométhée Parution no. 2 ainsi qu’une augmentation de leur coût sur le marché. Dans ce contexte, le morcellement des terres et l’établissement des esclaves devenaient d’autant plus profitables pour les grands propriétaires terriens de l’Antiquité14. Malgré les limites de cet argument, il est fort probable que ce phénomène favorisa, à court terme, la transition vers le système de la tenure. En somme, le déclin du régime esclavagiste résulte d’une multitude de facteurs économiques, sociaux et religieux. Affaiblie par les mutations du monde agricole, l’institution servile était condamnée à s’éteindre d’elle-même. Certes, le système de la tenure ne remplacera pas complètement l’esclavage, mais il favorisa son déclin à long terme. Ainsi, l’établissement des fermiers-tenanciers se manifeste comme une étape De plus, il va sans dire que la diffusion du intermédiaire (ou plutôt comme une zone ambiguë) christianisme contribua au déclin de l’esclavage en entre l’esclavage et le servage. Occident. En effet, malgré la position ambivalente de l’Église à l’égard de cette pratique, la plupart des 3. Mutation de la condition servile: esclavage et historiens admettent que la religion joua un rôle servage important dans l’affranchissement des esclaves. Comme Malgré la persistance de l’esclavage au Moyen l’explique Duby, l’idéologie chrétienne, affirmant Âge, les premiers royaumes germaniques ne peuvent l’égalité des hommes devant Dieu, venait remettre en être considérés comme des sociétés esclavagistes; question la légitimité de l’institution servile : ce sont plutôt des sociétés avec esclaves, c’est à dire des collectivités dans lesquelles l’esclavage constitue La religion nouvelle proposait en effet comme un système de travail parmi tant d’autres. D’ailleurs, un acte de piété l’affranchissement des esclaves; les documents juridiques du haut Moyen Âge révèlent elle proclamait – et c’est là que réside sans doute l’existence de plusieurs formes de servitude plus ou l’essentiel de son intervention – que tous les êtres moins ambiguës: le système des fermiers-tenanciers est humains ont une âme et sont égaux devant Dieu, un premier exemple, mais il sera lentement substitué par qu’ils sont par conséquent soumis aux mêmes le servage. Dans le monde rural, la barrière qui séparait règles morales; elle fit ainsi peu à peu admettre le « libre » du « non-libre » s’effrite graduellement17. que les esclaves étaient eux aussi des personnes Comme le souligne Geary, il est pratiquement et reconnaître, modification capitale, qu’ils impossible de distinguer le servus (esclave) du colonus détenaient certains droits, notamment des droits (fermier) vers la fin de l’Antiquité18. Globalement, on 15 familiaux . constate que la condition du premier s’est améliorée alors que celle du second s’est détériorée. En outre, la diffusion du christianisme dans les différentes régions de l’Europe entravait les mécanismes D’ailleurs, les grands propriétaires terriens de la traite. En effet, l’interdiction de réduire des mettront tout en œuvre pour réduire la mobilité des chrétiens en esclavage obligeait à aller beaucoup plus paysans et les fixer à leur terre de façon permanente19. loin pour capturer des esclaves16. Si on retrouve des paysans libres qui possèdent une terre (les futurs alleutiers) dans la plupart des royaumes, la majorité de ceux-ci tomberont progressivement sous 14 Cependant, cette interprétation ne saurait justifier à elle seule le déclin de l’institution servile. Comme l’explique la sujétion des grands propriétaires au Moyen Âge. Marc Bloch, les migrations des peuples germaniques ainsi que la De plus, de nombreux travailleurs libres décideront de reprise des guerres ont engendré une recrudescence de la traite se placer sous la protection des seigneurs. Ce double esclavagiste. De plus, la conjoncture économique incite les plus mouvement, caractérisée à la fois par le « casement » démunis à rentrer en esclavage pour survivre. À ce sujet, voir des esclaves et par l’asservissement des paysans libres Bonnassie, loc. cit., p. 308. 15 Georges Duby, « Servage », Encyclopædia Universalis mènera à l’apparition d’un nouveau groupe entre le [En ligne], http://www.universalis.fr/encyclopedie/servage (Page consultée le 9 novembre 2014). 20. Duby, « Servage », Encyclopædia Universalis [En ligne], http://www.universalis.fr/encyclopedie/servage (Page consultée le 9 novembre 2014). 16 Bonnassie, loc. cit., p. 308. 17 Carrier, « De l’esclavage au servage dans le royaume de Bourgogne (VIIIe-XIIe siècle) », HAL-SHS [En ligne], https:// halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00973226 18 Geary, Naissance de la France : le monde mérovingien, Paris, Flammarion, 2011, p. 52. 19 Delacampagne, op. cit., p. 84. Parution no. 2 Le Prométhée P. 7 VIIIe et le IXe siècle: les serfs. Comme l’explique Duby, petit capital23. En outre, le serf est avant tout un paysan, le servage deviendra de plus en plus généralisé dans les il appartient à une communauté. Sa condition particulière n’aboutit pas à une perte d’identité ou à une déshucampagnes au Moyen Âge central: manisation, on le considère comme une personne. Son Tandis que s’estompait, avec l’affaissement des statut est certes marqué par certaines incapacités, mais institutions publiques [...], l’antique opposition il n’est aucunement considéré comme un étranger ou un entre liberté et servitude, le groupe des serfs, exclu, dans la mesure où progressivement la catégorie dont les contours devenaient plus flous, se des serfs tend à englober une grande partie de la paygonflait d’un apport considérable; il tendit sannerie au Moyen Âge. La notion de réciprocité nous au cours des XIe et XIIe siècles à englober et à permet également de différencier l’esclavage et le serconfondre avec les descendants d’esclaves des vage: le propriétaire concède une terre et en échange, hommes et des femmes d’ascendance libre qui se le serf lui donne une partie de sa production et paie des trouvaient enserrés, à l’égard d’un patron, dans redevances. La protection du seigneur est aussi un asune dépendance de nature analogue20. pect important de la transformation du lien de dépenCependant, l’esclavage et le servage sont, dance. Cette caractéristique est particulièrement visible eux-mêmes malgré leurs liens, deux systèmes totalement différents. dans le cas des hommes libres qui décident 24 Rappelons que les deux principales caractéristiques d’entrer en servage en période de crise . En résumé, spécifiques qui nous permettent de distinguer le servage ne résulte pas d’un assouplissement de l’esclavage de toutes les autres formes de servitudes l’esclavage; il est plutôt le résultat d’une lente mutation sont l’exclusion et la perte d’identité. Au Moyen Âge, de la condition servile, amorcé par le « casement » des tout comme dans l’Antiquité, l’esclave est un individu esclaves et l’assujettissement des paysans libres dans le dépendant dépourvu de personnalité juridique. Son monde rural. statut est comparable à celui d’un objet ou d’un bien mobilier; il appartient pleinement à son maître21. Ce dernier possède un droit quasi illimité sur le travail de son esclave, l’asservi n’est rien de plus qu’un outil de production. C’est le maître qui détermine la condition de l’esclave, il peut lui faire jouer le rôle de son choix. Bien que les statuts varient en fonction des sociétés et des régions, Brasseul affirme que la principale distinction entre l’esclavage et le servage réside dans le lien de dépendance: les différences entre esclave et serf peuvent se résumer au fait de posséder une personne dans le premier cas, ou d’avoir un pouvoir sur elle dans le second, d’exercer un droit de propriété direct dans le premier, indirect, passant par la terre, dans le second22 . En conclusion, l’analyse des interprétations historiques nous incite à écarter toute théorie qui tenterait d’expliquer le passage de l’esclavage au servage par un phénomène unique. Vers la fin de l’Antiquité, les grands propriétaires terriens en vinrent, pour diverses raisons, à diviser leurs domaines en petites exploitations agricoles autonomes. Parce que l’entretien d’une main-d’œuvre servile coûte cher, mais aussi parce que cette pratique devenait de plus en plus risquée avec la décentralisation du pouvoir, les maîtres délaissèrent progressivement l’esclavage pour le système de la tenure. En plus de lui permettre de bénéficier d’une réserve permanente de main-d’œuvre, l’établissement des esclaves sur les « manses » débarrassait le maître de plusieurs responsabilités dont celle de nourrir l’asservi et ses enfants. Ce phénomène, favorisant Contrairement à l’esclave, le serf a des droits l’affranchissement des esclaves, engendra une véritable familiaux et dispose d’une plus grande autonomie éco- mutation du lien de dépendance. En effet, le fermiernomique. En effet, il peut organiser son temps et sa tenancier, même s’il est toujours dépendant du maître, production, vendre les surplus au marché et amasser un n’est plus un esclave: celui-ci à des droits, peut fonder une famille, élever ses enfants et jouit d’une certaine 20 Duby, « Servage », Encyclopædia Universalis [En ligne], http://www.universalis.fr/encyclopedie/servage (Page consultée le 9 novembre 2014) 21 Delacampagne, op. cit., p. 73. 22 Brasseul et Herland, loc. cit., p. 1093. 23 Duby, « Servage », Encyclopædia Universalis [En ligne], http://www.universalis.fr/encyclopedie/servage (Page consultée le 9 novembre 2014). 24 Brasseul et Herland, loc. cit., p. 1092. Le Prométhée P. 8 indépendance économique. Ce système sera lentement substitué par le servage vers la fin du haut Moyen Âge. Parallèlement, dans le monde rural, les paysans deviendront de plus en plus dépendants des grands propriétaires. Cependant, si le servage se manifeste indéniablement comme une forme de servitude, il se distingue fondamentalement de l’esclavage. Ainsi, contrairement à ce qu’affirmaient certains historiens, l’esclave de l’Antiquité tardive n’est pas directement devenu un serf au Moyen Âge puisque les deux systèmes ont longtemps coexisté. La transformation de la condition servile entre le Ve et le XIIe siècle, caractérisée par le « casement » des esclaves, l’asservissement des paysans libres et l’apparition de nouvelles formes de dépendances, marque la fin du régime esclavagiste et la naissance du servage25. Bibliographie BLOCH, Marc. « Comment et pourquoi finit l’esclavage antique ». Annales ESC, vol. 2, no 1 (1947) : 30-44. BONNASSIE, Pierre. « Survie et extinction du régime esclavagiste dans l’Occident du haut moyen âge (IVe-XIe s.) ». Cahiers de civilisation médiévale, 28e année, no 112 (octobre-décembre 1985) : 307-343. BRASSEUL, Jacques et Michel Herland. « Une énigme historique : La succession de l’esclavage antique et du servage médiéval ». Économies et Sociétés, Cahiers de l’ISMÉA, série Histoire de la pensée économique, vol. 43, no 7-8 (2009) : 1089-1116. CARRIER, Nicolas. « De l’esclavage au servage dans le royaume de Bourgogne (VIIIe-XIIe siècle) ». HAL-SHS [En ligne]. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00973226/ (Page consultée le 12 novembre 2014) DELACAMPAGNE, Christian. Histoire de l’esclavage : de l’antiquité à nos jours. Paris, Librairie générale française, 2002, 319 p. DUBY, Georges. « Servage ». Encyclopædia Universalis [En ligne].http://www.universalis.fr/encyclopedie/servage (Page consultée le 9 novembre 2014) GEARY, Patrick J. Naissance de la France : le monde mérovingien. Paris, Flammarion, 2011, 292 p. ROUCHE, Michel et Bruno Dumézil, dir. Le Bréviaire d’Alaric. Aux origines du Code civil. Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2008, 371 p. 25 Bonnassie, loc. cit., p. 343. Parution no. 2 Parution no. 2 Le Prométhée Pocahontas par Clothilde Crispino Introduction La légende de Pocahontas n’aurait probablement pas eu une telle importance sans le légendaire sauvetage de John Smith au début du XVIIe siècle. En effet, au fil des époques, son histoire avec cet aventurier anglais a inspiré de nombreux artistes et écrivains qui ont plus ou moins enjolivé les faits pour les rendre attrayants et romantiques. Cependant, il ne faut pas oublier son mariage avec le cultivateur John Rolfe qui marque une alliance entre Amérindiens et Anglais, ou encore son effet pacificateur sur les peuples qu’elle a côtoyé. Aussi, elle n’est pas l’unique intermédiaire entre les deux mondes, mais l’histoire de cette princesse a eu une plus grande importance par ce qu’elle a réalisé de son vivant aussi bien par l’influence qu’elle a eue sur les gens après sa mort et ce que l’on a fait de son histoire. Par ailleurs, le manque d’informations dû à la culture orale des peuples algonquins et la subjectivité des contemporains ayant écrit à son sujet rend difficile la différenciation entre le mythe et la réalité de la vie de Pocahontas. En effet, comment croire un récit plutôt qu’un autre, et comment l’histoire a-t-elle modifié ce que l’on a retenu de cette jeune femme, symbole de l’occidentalisation des Amérindiens par les colons britanniques? Cette étude a pour objectif de différencier la vérité du mythe en établissant une biographie la plus proche possible de la réalité de cette princesse algonquine, comme ce que cette dernière a apporté aux peuples indiens et américains. Ainsi, nous essayerons de distinguer le vrai du faux en expliquant les erreurs faites au cours du temps. Pour cela, nous verrons dans un premier temps les histoires de Pocahontas et des principales personnes l’ayant côtoyé, puis nous verrons les nombreux mythes qui découlent de la rencontre des deux mondes à travers Pocahontas en tachant de comprendre pourquoi cette princesse a tant inspiré. P. 9 I-Biographie de Pocahontas Matoaka, mieux connue sous le nom de Pocahontas, était la fille la plus « chère et bien aimée1 » du chef algonquin Wahunsonacock2, chef de la tribu Powhatan dont il a pris le nom. Sa première rencontre avec l’« Ancien Monde » a eu lieu en 1607 lorsque les premiers colons anglais ont fondé Jamestown. Matoaka serait née aux alentours de 1595 à Werowocomoco, fille de Wahunsonacock et Pocahontas, première femme du chef. Matoaka est décrite comme la fille préférée de Wahunsonacock, à tel point que certains historiens s’accordent à dire que la seule grande histoire d’amour ayant compté dans sa vie est celle qu’elle partageait avec son père3. Cette princesse amérindienne a eu trois noms différents au cours de sa vie: Matoaka, son nom de naissance, Pocahontas son surnom et nom d’adulte, et Rebecca, nom qu’elle prit après sa conversion à Jamestown en 1614. 1-Rencontre avec le « Nouveau Monde » On ne pourrait faire de biographie de la « petite Pocahontas 4» sans mentionner le nom de John Smith. En effet, cet homme a contribué à construire la légende. Arrivé à l’été 1607, il serait parti en expédition avec quelques-uns de ses hommes en décembre de la même année et aurait été fait prisonnier par le frère de Wahusonacock. Emmené à Werowocomoco, le chef Powhatan l’aurait vu comme un allié potentiel contre les Espagnols « sons of the devil5 ». C’est la raison pour laquelle il lui aurait proposé d’intégrer les Anglais dans son empire et offert à Smith de devenir chef de son peuple. En échange de la protection des tribus de Wahunsonacock en cas d’attaque espagnole, les Anglais se voyaient consacrer des terres fertiles et l’autorisation de rester autant de temps qu’ils le souhaitaient sur ce nouveau territoire. En raison de cet intérêt tout particulier pour ces colons, la vie de Smith 1 « Pocahontas », dans Historic Jamestown [en ligne], http://apva.org/rediscovery/page.php?page_id=26 (page consultée le 12 mars 2013). 2 Bertrand Van Ruymbeke, « Pocahontas, femme immortelle », dans Audrey Bonnet, Pocahontas, princesse des deux mondes, Cahors, Les Perséides, 2006, préface. 3 Custalow Linwood, « Pocahontas : A Favorite Child », dans True Story of Pocahontas : The Other Side of History, Fulcrum Publishing, 2007, p. 5. 4 Ibid., p. 7. 5 Ibid., p. 15. P. 10 Le Prométhée n’aurait donc jamais été en danger6, contrairement à ce que la légende raconte. D’autre part, rien n’indique que Pocahontas aurait pu être au courant de la capture de Smith, ou l’aurait rencontré avant son « procès ». L’alliance entre ces deux peuples aurait été sellée par une cérémonie religieuse durant laquelle l’aventurier anglais devint werowance, c’est-à-dire nouveau membre de la tribu, tout comme tous les Britanniques de Jamestown. Dans la culture algonquine, les cérémonies religieuses étaient uniquement réservées aux Quiakros (prêtres) ainsi qu’à l’empereur (manière dont les Anglais nommaient Wahunsonacock). De ce fait, les femmes et les enfants n’étaient pas autorisés à y assister7. Il est donc très peu probable que Matoaka ait pu intervenir d’une quelconque façon sur la vie de Smith à ce moment. Ainsi lié avec les Powhatan par une alliance sacrée, Smith a rejoint Jamestown après quatre jours passés parmi les Amérindiens. Pour montrer son respect et sa confiance au nouveau werowance, Wahunsonacock a autorisé sa fille Matoaka à prendre le rôle d’intermédiaire entre ces deux tribus et apporter des cadeaux et de la nourriture aux colons. C’est ainsi que la fillette a commencé à nouer des liens avec la culture britannique dès 16088. Parution no. 2 après une blessure par balle, Smith est reconduit en Angleterre à la fin de l’année 1609. Plusieurs versions existent sur les raisons du déclin des relations entre Jamestown et Werowocomoco: certains disent que les Anglais, jaloux de l’amour porté à Smith auraient voulu plus de pouvoir10, d’autres que Wahunsonacock ne leur faisait plus confiance et refusait donc de continuer à leur apporter de la nourriture. Ce dont nous sommes sûrs, c’est qu’à partir de cet événement, Jamestown a connu une période de famine11, et les relations s’étant beaucoup dégradées, les voyages jusqu’à cette colonie n’étaient plus sécuritaires. Par conséquent, Matoaka n’a plus eu le droit de rendre visite aux colons. 2-Huskanasquaw En 1609, Matoaka avait entre 12 et 14 ans. Dans la culture algonquine, c’est à cette période que les jeunes hommes et femmes passaient de l’enfance à l’âge adulte. C’était le huskanasquaw12. En effet, les enfants amérindiens se différenciaient des adultes par leur tenue et leur comportement. Les quiakros organisaient donc une fois par année une grande cérémonie durant laquelle les adolescents devenaient officiellement adultes. De ce fait, ils changeaient de tenue vestimentaire, de comportement, pouvaient travailler au même titre que leurs parents et prendre un nouveau nom. Aussi, à la Cependant, comme tous les enfants, Matoaka suite de cette cérémonie avait lieu le powwow, grande était toujours très surveillée, et d’autant plus parce fête durant laquelle chaque nouvel adulte choisissait un qu’elle était la fille préférée de Wahunsonacock. Ainsi époux ou une épouse. elle était, pour tous ces voyages à Jamestown, entourée par des quiakros et des gardes du corps. La « petite Durant son huskanasquaw, Matoak prend donc Pocahontas » a très vite appris l’anglais et était très le nom de sa défunte mère, qui est aussi son surnom appréciée des colons, ce qui facilitait grandement les depuis toujours: Pocahontas. Bien qu’elle fût la fille échanges. De par sa compréhension rapide de l’anglais du chef, son passage d’enfant à adulte a été discret en et sa bonne entente avec les colons, elle devient une raison de rumeurs prédisant que les Anglais voulaient interprète et intermédiaire régulière entre deux peuples enlever Pocahontas13. Choisie par Kocoum, un guerrier que tout opposait. Matoaka est donc devenu un symbole respecté chargé de la protection du village, lors du de paix, et était mise en avant des adultes lors de chaque powwow, Pocahontas accepte de l’épouser. Leur visite officielle9. mariage est donc célébré au sein de la communauté en 1610 et de cette union est né un enfant. Pocahontas Les relations entre les Anglais et les Algonquins reste mariée à Kocoum pendant trois ans, jusqu’à son étaient donc bonnes, du moins jusqu’en 1609. En effet, enlèvement par les Anglais en 1613. 6 Ibid., p. 18. 7 Ibid., p. 19. 8 Shifflett Crandall, « Pocahontas (c. 1595-1617) », dans Virtual Jamestown [en ligne], http://www.virtualjamestown.org/ Pocahontas.html, (page consultée le 08 février 2013). 9 Linwood, op. cit., p. 26. 10 11 12 13 Ibid., p. 40. Bonnet, op. cit., p. 66-67. Linwood, op. cit., p. 41-43. Ibid., p.42. Parution no. 2 Le Prométhée 3-Vie à Jamestown et voyage en Angleterre En 1613, les colons britanniques ont enlevé Pocahontas et ont demandé une rançon ainsi que la libération de prisonniers anglais en échange de la jeune femme. Les Powhatan n’auraient pas accepté toutes les conditions, et Pocahontas est donc restée prisonnière. Cependant, rien n’indique qu’elle ait été maltraitée ou malheureuse à Jamestown. C’est durant sa captivité qu’elle a rencontré le cultivateur de tabac John Rolfe. Il est tombé amoureux d’elle et a demandé la permission au gouverneur de pouvoir l’épouser. Ce dernier a accepté. Afin de pouvoir épouser Rolfe, Pocahontas s’est convertie au christianisme en 1614 et a pris le nom de Rebecca14. Elle s’est donc mariée, pour une deuxième fois, cette même année. Ce mariage était également vu comme une alliance politique ayant pour but d’apporter la paix entre les deux peuples. D’ailleurs, une paix a régné entre les Powhatan et les Anglais depuis l’enlèvement de Pocahontas en 1613 jusqu’à la mort de Wahunsonacock en 161815. De cette union avec l’Anglais est né un enfant en 1615, Thomas Rolfe. En 1616, Pocahontas et sa famille ont été conviés en Angleterre afin de rencontrer le roi et la reine, et ainsi faire la promotion du « Nouveau Monde ». Elle est rapidement devenue le symbole du « bon sauvage », et du succès des Anglais aux Amériques. La jeune femme est tombée malade en mars 1617, peu de temps avant son retour prévu aux Amériques. Atteinte d’une pneumonie, elle décède le 21 mars de cette même année. Elle est enterrée à l’église St George à Gravesend au Royaume-Uni. Pocahontas a donc eu une grande importance dans la rencontre des deux mondes et, tout au long de sa vie, a été partagée entre eux. Née Indienne, une partie de sa vie a été consacrée à son peuple. L’autre concerne sa transformation en une « bonne sauvage », une femme du monde qui a eu une place à la cour royale d’Angleterre. Décédée en Angleterre et enterrée au même endroit, cette femme a un impact considérable aussi bien sur son peuple que sur les Anglais et incarne un symbole de paix durant le XVIIe siècle. 14 15 Crandall, op. cit. Ibid. P. 11 II-Pocahontas, tions de nombreux mythes et interpréta- L’histoire de Pocahontas remplit l’imaginaire de nombreux artistes depuis des siècles. En effet, parfaite incarnation de la sauvage prête à tout pour sauver un colon, fondateur de ce qui sera les ÉtatsUnis, Pocahontas n’est pas non plus un personnage historique, mais bien un mythe qui prend toute son importance dans le succès des Anglais aux Amériques. En effet, que serait devenu Jamestown si John Smith avait été tué par les Powhatan en hiver 1607? Et est-ce que les Anglais auraient pu s’installer de cette manière si elle n’avait pas eu un rôle de pacificatrice entre les Indiens et les Anglais? Cette jeune femme a donc un des rôles principaux dans la construction de l’Amérique du Nord par les Anglais. Le mythe rend ses actions plus spectaculaires encore et surpasse parfois la réalité. 1-Célèbre sauveur et amante de John Smith Le récit du sauvetage de Smith par la jeune Pocahontas, âgée à l’époque de 10 ou 11 ans est apparu en 1624, soit plus de 15 ans après les faits, et plusieurs années après la mort de la principale intéressée. Ainsi, Smith relate dans The Rescue qu’après avoir été emmené à Werowocomoco, la tribu aurait festoyé en son honneur durant un long moment. Ensuite, l’aventurier aurait été agenouillé de force et eu la tête posée sur une pierre, prête à se faire écraser par une autre. C’est à ce moment qu’entre en scène la jeune Pocahontas: elle se serait précipité sur l’homme et, le protégeant de ses bras, lui aurait évité le coup fatal. Powhatan, par amour pour sa fille et par bonté d’âme aurait laissé la vie sauve à John Smith, qui a donc pu permettre la survie de Jamestown16. Pendant longtemps personne n’a remis en question la véracité des faits relatés par Smith dans The Rescue. Par ailleurs, la réalité des évènements importait peu: Pocahontas faisait partie d’un mythe selon lequel elle aurait sauvé les Indiens de l’hérésie et de la sauvagerie en se convertissant et en devenant anglaise. Grâce au récit de Smith, elle ne sauve pas uniquement les Indiens, mais aussi tous les colons anglais d’une mort certaine durant l’hiver 1607. Par ce geste, Smith deviendra l’amant de Pocahontas dans l’imaginaire de l’histoire et aura plus d’importance que son véritable 16 Bonnet, op. cit., p. 60. P. 12 Le Prométhée Parution no. 2 mari John Rolfe, ou encore que Kocoum qui n’a qu’une coutumes anglaises. De plus, elle a sauvé l’Amérique infime place dans la vie de Pocahontas vue par les naissante en faisant office de pacificatrice entre les Anglais. peuples. Par ailleurs, la légende du sauvetage de Smith prend une grande importance, car elle reflète quelque 2-Pocahontas, une protectrice secrète? chose de très en vogue au XVIIe siècle: la sexualité Pocahontas est décrite comme « l’ange gardien » convenable mythique des femmes indiennes20. qui aurait contribué à la survie des Anglais en Virginie en leur apportant des vivres en secret. Cependant encore III-Pourquoi elle? une fois le mythe vient devancer la réalité. En effet, au moment des faits, Pocahontas n’était qu’une enfant. En Pocahontas n’est pas la seule à représenter conséquence, elle était très surveillée et protégée par le mélange des cultures. En effet, à la même époque les quiakros et certains guerriers. Elle n’aurait donc apparaît un jeune homme qui, tout comme elle, pas pu s’échapper de son village pour rejoindre Smith représente un symbole de paix entre les deux peuples: à Jamestown. De plus, Werowocomoco était loin de Thomas Savage (ou Salvage). Il faut donc se demander la colonie anglaise, ce qui rendait presque impossible pourquoi cette jeune femme a eu une telle importance, pour une enfant seule de faire le voyage17. Cependant, et pourquoi de tels mythes découlent de son histoire les gardes du corps de la jeune fille étaient souvent alors que d’autres sont passés inaperçus. camouflés et cachés, ce qui peut expliquer pourquoi les Anglais ont pu penser que la jeune fille leur rendait 1-Thomas Savage visite seule, et peut-être en cachette. Thomas Savage était un jeune anglais envoyé dans le « Nouveau Monde » pour travailler. Il a Matoaka est vue comme une « mère protectrice » étrangement un destin proche de celui Pocahontas. En parce qu’elle était amicale envers les Anglais. En effet, effet, né à la même époque, il a vite appris la langue selon la culture algonquine, tout inconnu n’est qu’un de ses hôtes et est mort jeune à l’extérieur de son ami que l’on n’a pas encore rencontré (« just friends pays d’origine. On ne sait pratiquement rien de sa vie she had not met yet18 »). Pocahontas a donc contribué avant son départ en Angleterre, mis à part qu’il serait à la protection de Jamestown, mais avec l’accord de né à Cheshire en 159421. Savage est arrivé en 1608 à son père uniquement, et toujours protégée. Toutefois, Jamestown. Il n’avait pas de famille connue, mais s’est dans la légende anglaise, il était probablement plus lié fortement avec le capitaine Christopher Newport, séduisant de transformer cette enfant en une jeune qu’il considérait comme un père spirituel. Il aurait été femme indépendante et fascinée par le « Nouveau échangé la même année par Newport contre un fidèle Monde », au point de passer outre les ordres de sa tribu serviteur de Wahunsonacock en gage de paix et aurait pour s’imprégner d’une tout autre culture que la sienne. été adopté de bonne foi par le chef des Powhatan. Le mythe du bon sauvage vient légitimer l’installation C’est à partir de ce moment qu’il aurait rapidement plutôt violente des Anglais en Amérique19. appris l’algonquin, et aurait été envoyé régulièrement à Jamestown en guise d’interprète22. Ainsi, Pocahontas est donc un symbole pour l’Angleterre, c’est une « princesse indienne » qui a Cependant, lorsque les relations entre les sauvé son peuple en se convertissant et en prenant les Powhatan et les Anglais se sont détériorées, les 17 Linwwod, op. cit., p. 24. 18 Ibid., p. 27. 19 Bernard Vincent, « Pocahontas, ou le revers mythique de la médaille », dans Observatoire réunionnais des arts, des civilisations et des littératures dans leur environnement [en ligne], http:// laboratoires.univ-reunion.fr/oracle/documents/378.html (page consultée le 03 mars 2013). 20. Katherine M.B. Osburn, « Native American Woman Across Time », Journal of American Ethnic History, hiver/ printemps 2006. Amérindiens ne lui auraient plus fait confiance et il aurait été renvoyé en 1610 à Jamestown, où il serait 20 Katherine M.B. Osburn, « Native American Woman Across Time », Journal of American Ethnic History, hiver/printemps 2006. 21 Christopher Clausen, « Between Two Worlds : The familiar Story of Pocahontas was Mirrored by that of a Young Englishman given as a Hostage to her Father », American Scholar, Vol. 76, No 3, Été 2007. 22 Ibid. Parution no. 2 Le Prométhée resté jusqu’à sa mort en 1633. Savage était donc présent lors du kidnapping de Pocahontas et son mariage avec Rolfe en 1614. Cette même année, il aurait fait partie d’une expédition à Werowocomoco, où il aurait été accueilli comme un fils par Wahunsonacock (« still my child »). Savage aura participé aux traités de négociation entre les deux peuples tout au long de sa vie et est resté proche de la culture algonquine malgré ses nombreux changements de camps23. Au final, Thomas Savage a donc eu une certaine importance dans l’histoire de l’Amérique. Contemporain de Pocahontas, il l’a connue et a probablement traité avec elle. Cependant, il n’est que peu connu et ses actions n’ont pas trouvé d’écho dans la légende américaine, ou très peu. P. 13 Thomas Savage incarne l’adoption de mœurs considérées à l’époque comme « sauvages » alors que Pocahontas représente tout ce que la cour voulait, c’est-à-dire des Indiens obéissants et capables de s’occidentaliser, d’abandonner une partie de leur culture pour une plus estimée. Pocahontas prend son importance dans toutes les choses qu’elle a réalisées et qui lui sont arrivées. Elle n’aurait pas eu le même impact sans l’épisode avec John Smith, ou son mariage avec John Rolfe, ou encore si elle ne s’était pas convertie au christianisme. Conclusion L’histoire de Pocahontas est donc complexe. Algonquine de naissance, et malgré l’amour qu’elle portait à son père et son peuple, elle se convertit au christianisme et épouse un Anglais. Peu importe à quelle culture elle appartenait, elle avait un mari et un enfant, et n’a jamais oublié ses origines. Cette jeune femme représente tout ce que les Britanniques recherchaient chez un Autochtone, ce qui a contribué à faire sa célébrité à l’époque. 2-Question économique Le mariage de Pocahontas avec John Rolfe faisait partie d’une alliance entre les Amérindiens et les Anglais et a contribué à la légende de la jeune femme en Angleterre. En effet, cette union multiculturelle venait légitimer les actions anglaises en Amérique, mais plus que cela: elle rendait attirant un continent jusque-là vu Cependant, la légende est tout aussi importante, comme hostile. voire davantage, en raison de ce que l’on retient L’installation des Anglais en Amérique était aujourd’hui de cette princesse. En effet, tout le monde également une question économique: il fallait que connait le récit qu’en a fait Walt Disney dans lequel cela soit rentable, et donc que les gens aient envie de elle est une jeune femme amante du bel aventurier s’y installer. Le mariage de Rolfe avec Pocahontas a John Smith. Tout au long de l’histoire, les artistes ont permis de donner cette envie à certaines personnes. En contribué à la construction du mythe amérindien de effet, l’exotisme apporté par la jeune femme, et l’idée cette femme, et la scène du sauvetage de John Smith en que les « sauvages » peuvent également se civiliser, témoigne largement. Pendant des siècles, personne n’a donc qu’ils ne sont pas une menace, était séduisant. De cherché à remettre en cause la véracité de ces propos, plus, l’occidentalisation de la jeune femme montrait alors qu’aujourd’hui on en vient même à douter de également la capacité des Anglais à contrôler un peuple l’existence d’un quelconque sauvetage. afin de s’installer dans un cadre de paix, contrairement Le mythe de Pocahontas est donc une question aux Espagnols24.La question économique est donc également une raison du succès de Pocahontas en d’interprétations. Elle ne sauve pas Smith d’une mort Europe et dans la suite de l’histoire: il était bien vu certaine, mais des actions d’un peuple barbare, tout de mettre de l’avant une Indienne, qui plus est une comme Rolfe ne fait pas que l’épouser, mais la sauve princesse, qui a adopté les mœurs anglaises et qui a d’une culture sauvage pour la conduire vers un monde été capable de se civiliser ainsi que d’avoir une vie de meilleur et civilisé25. En somme, c’est une manière qu’a trouvée la Couronne anglaise de se donner bonne femme anglaise. conscience et légitimer les atrocités faites par la suite. 23 Ibid. 24 Michael Trainer, « Translating values! Mercantilism and the Many ‘’Biographies’’ of Pocahontas », Biography 32, No. 1, 2009, p. 130. 25 Vincent, op. cit. Le Prométhée P. 14 Finalement, Pocahontas n’est donc pas seulement une légende indienne, mais aussi, et surtout, l’incarnation du rêve anglais en Amérique: l’occidentalisation des peuples amérindiens et une transformation lente vers des comportements et coutumes plus conforment à ce qu’attendait la Couronne. De ce fait, l’histoire de Pocahontas a été modifiée pour correspondre aux besoins des sociétés au cours des époques, et les différentes romanisations de cette histoire ont construit un mythe puissant qui rattrape de plus en plus la réalité. Bibliographie BONNET, Audrey. Pocahontas, princesse des deux mondes. Cahors, Les Perséides, 2006. 152 p. CLAUSEN, Christopher. « Between Two World : The Familiar Story of Pocahontas was Mirrored by that of a Young Englishman given as a Hostage to her Father ». erican Scholar, Vol. 76, No. 3 (2007). CRANDALL, Shifflett. « Pocahontas (c. 1595-1617) ». Site Internet Virtual Jamestown. http://www.virtualjamestown.org/ Pocahontas.html (Page consultée le 8 février 2013). M. B. OSBURN, Katherine. « Native American Woman Across Time ». Journal of American Ethnic History, Hiver/Printemps (2006) : 289-293. LINWOOD, Custalow. True Story of Pocahontas : The Other Side of History. Fulcrum Publishing, 2007. 168 p. TRAINER, Michael. « Translating Values! Mercantilism and the Many ‘’Biographies’’ of Pocahontas ». Biography 32, No. 1 (2009). VINCENT, Bernard. « Pocahontas, ou le revers mythique de la médaille ». Site internet Observatoire réunionnais des arts, des civilisations et des littératures dans leur environnement. http://laboratoires.univ-reunion.fr/oracle/documents/378.html (Page consultée le 3 mars 2013). Pocahontas. Site Internet « Historic Jamestown ». http://apva.org/rediscovery/page.php?page_id=26 [en anglais]. Page consultée le 12 mars 2013. Parution no. 2 Parution no. 2 Le Prométhée Les tavernes entre le xvie et le xixe siècle : divertissements et sociabilité au rendez-vous par Gabriel Cormier Il est très difficile de situer l’apparition des tavernes au cours de l’Histoire. Certains auteurs remontent toutefois leurs origines aux XIIe et XIIIe siècles. Depuis ce temps, elles semblent avoir toujours fait partie du décor des villes et des villages. Il existe de nombreuses définitions de ce qu’est une taverne, mais celle de Julia Roberts sera avant tout retenue. Elle affirme que la taverne est un bâtiment ouvert au public qui peut fournir l’hébergement et d’autres services tels que la nourriture aux clients. Ces établissements sont également licenciés pour vendre de l’alcool, du vin et de la bière1. Les temps modernes et les années qui suivront permettront d’ailleurs aux tavernes de traverser un « âge d’or » important. Considérant cela, quels sont les facteurs qui attirent un nombre considérable de gens dans les tavernes du XVIe au XIXe siècle en Europe et en Amérique? Plusieurs historiens ont étudié la question et y ont amené de multiples réponses. Des auteurs tels que Roberts et Brennan soutiennent que les tavernes sont des endroits publics qui répondent à une variété de besoins pratiques, mais également sociaux, ce qui pousse les gens à s’y rendent. Les divertissements ont d’ailleurs une grande importance pour ces auteurs. D’autres spécialistes tels que Kümin et Tlusty affirment que les tavernes sont des centres sociaux au caractère multifonctionnel important dans les communautés de l’époque. P. 15 importants. Pour démontrer cette affirmation, une analyse des distractions disponibles sera tout d’abord effectuée, pour enchaîner avec l’étude des tavernes comme lieu de sociabilité. I. Des divertissements variés De nombreux individus ressentent le besoin de se rendre dans les tavernes pour se détendre, mais également pour se distraire. Les tavernes offrent une possibilité aux clients de relaxer du stress et des tensions de la vie quotidienne. La boisson devient alors un synonyme de relaxation et de distraction liée à d’autres types de divertissement. La grande majorité des tavernes offrent les mêmes services et le même genre d’activités. Les services exclusifs sont plutôt rares et l’on différencie les tavernes par la réputation de la clientèle et du tavernier, plutôt que par les services. La boisson, la sociabilité, les jeux, la chanson et les danses forment un lot de divertissements pour la clientèle qui désire se distraire. Il existe d’ailleurs une longue association entre les sports, les tavernes et l’alcool selon Borsay2. Ces nombreux divertissements sont souvent mis en place par des taverniers entreprenants qui désirent davantage de profits. Certains organisent même des compétitions. Michael Frank croit d’ailleurs que l’élément compétitif des jeux ainsi que les boissons alcoolisées ont un rôle important dans le processus de régénération quotidien3. La musique et la danse attirent fréquemment les gens dans les tavernes. Il n’est pas rare d’y rencontrer des musiciens ou des chanteurs faisant des spectacles. La chanson permet d’ailleurs de remplir régulièrement les tavernes. La musique peut également servir de moyen de séduction alors qu’un groupe d’hommes et un groupe de femmes se donnent la parole à tour de rôle dans le cadre d’une chanson qui comporte bien souvent des propos à caractère sexuel. D’autre part, certains musiciens de tavernes tentent de s’organiser eux Grâce à ce que nous avons vu, il est aussi possible mêmes dans une sorte de compagnie et font la tournée d’affirmer que la population est amenée à fréquenter les des tavernes, afin de trouver une assistance qui les tavernes pour le divertissement, mais également pour la sociabilité que l’on y retrouve. Ces établissements 2 Peter Borsay, A History of Leisure, The British Experiagissent en effet comme des centres socioculturels ence since 1500, New York, Palgrave Macmillan, 2006, p. 114. 1 Julia Roberts, Taverns and Tavern-goers in Upper Canada, the 1790s to the 1850s, Thèse de doctorat, Philosophie, Université de Toronto, 1999, p. ii. 3 Michael Frank, « Satan’s Servant or Authorities’ Agent? Publicans in Eighteenth-Century Germany », dans Beat Kümin et B. Ann Tlusty, dir., The World of the Tavern : Public Houses in Early Modern Europe, Burlington, Ashgate, 2002 p. 31. P. 16 Le Prométhée paiera pour jouer de la musique dans le but de danser4. L’importance de la musique et de la danse est d’ailleurs mentionnée par Roberts: « Music and dance created the company in these instances; it created the comradeship and good fellowship that the word company implies.5 » Ainsi, la danse, qu’elle soit spontanée ou organisée, permet de créer une atmosphère festive et agréable. La danse a donc un important rôle de sociabilité, puisqu’elle permet de rassembler les gens dans un espace restreint et de favoriser les rapprochements. Les jeux et les paris présents dans les tavernes attirent également une certaine clientèle. Certains jeux de quilles et quelques tables de billard peuvent s’y retrouver. Cependant, les cartes restent généralement le jeu le plus populaire à l’époque. Les jeux de hasard sont clairement illégaux, mais de nombreux clients s’y adonnent quand même6. Bien que chez les nobles et la haute bourgeoisie, les jeux de paris soient perçus comme une façon de montrer son argent et sa stature, sa fonction est tout autre chez le reste de la société: « Gambling for them had less to do with showing disdain for money than showing a willingness to share the costs of drink. »7. Ainsi, les pertes d’argent sont utilisées de part et d’autre pour payer la nourriture et la boisson de tout le monde. Certains hommes se rendent aussi à la taverne pour s’adonner à la lutte et à la boxe. Il s’agit généralement de confrontation à l’amiable, mais ce genre de combat peut facilement dégénérer. Les gagnants ressortent d’ailleurs avec une certaine reconnaissance sociale, puisque le public admire leur force, leur habileté et leur agilité8. Des combats de coqs et de chiens peuvent également être organisés dans les tavernes, mais il s’agit là d’un phénomène peu étudié. Cette masculinisation des divertissements passe également par les plaisirs sexuels. Certaines tavernes se rapprochent en effet des caractéristiques 4 Thomas Edward Brennan et al., Public drinking in the early modern world voices from the tavern, 1500-1800, Tome 1: General Introduction, France, London Pickering & Chatto, 2011, p. 295. 5 Julia Roberts, In Mixed Company, Taverns and Public Life in Upper Canada, Vancouver, UBC Press, 2009, p. 80. 6 Julia Roberts, Taverns and Tavern-goers ..., op. cit., p. 189. 7 Thomas Edward Brennan et al., op. cit., p. 279. 8 Julia Roberts, In Mixed Company…, op. cit., p. 83. Parution no. 2 des bordels. La démarcation reste toutefois floue entre les deux types d’établissements9. La prostitution pose d’ailleurs problème aux femmes qui veulent fréquenter les tavernes. Ainsi, les gens ressentant le besoin de relaxer et de se distraire se rendent régulièrement dans les tavernes. De nombreux types de divertissements tels que le chant, la danse et les jeux y sont d’ailleurs proposés et permettent aux gens de créer et de maintenir des liens sociaux, ainsi que le sentiment d’appartenance à un groupe. La musique et la danse permettent de créer une atmosphère festive, tandis que la boxe et la lutte permettent aux hommes de prouver leur force. Il ne faut toutefois pas oublier que la taverne permet aussi de combler d’autres besoins. II. Un lieu de sociabilité important Le besoin de sociabiliser attire un grand nombre de personnes dans les tavernes. Ces établissements agissent d’ailleurs comme point de rassemblement pour les individus qui désirent être en public et parler avec d’autres personnes. Les hommes s’y rendent pour discuter, créer des relations, pour manger et boire ainsi que pour jouer. La taverne devient alors une extension de l’espace domestique et tient lieu, pour la société populaire, de salon de socialisation au même titre que le salon des élites10. Ces établissements deviennent alors d’importants centres sociaux grâce à leur caractère multifonctionnel et à leur accessibilité qui permet la rencontre de plusieurs groupes sociaux. En campagne, les voyageurs se mélangent aux paysans, tandis qu’en ville, les ouvriers, les artisans et les grands marchands fréquentent les mêmes établissements, créant des relations entre les différents groupes. Les tavernes ont ainsi un rôle social primordial dans les communautés selon Kümin : « To describe them as “the great facilitators” of early modern social exchange seems to be the only meaningful generalization.11 » Ces établissements sont donc parmi les plus importants de l’époque et font partie intégrante de la sphère publique. 9 Beat Kümin, « Useful to Have, but Difficult to Govern : Inns and Taverns in early Modern Bern and Vaud », Journal of Early Modern History, Vol. 3, n°2 (1999), p. 162. 10 Thomas Edward Brennan et al., op. cit., p. 313. 11 Beat Kümin, Drinking Matters: Public Houses and Social Exchange in Early Modern Central Europe, New York, Palgrave Macmillan, 2007, p. 191. Parution no. 2 Le Prométhée Les tavernes sont également vues comme des centres d’information importants. Les gens s’y rendent pour obtenir de l’information et former leur opinion sur divers sujets. Dans cette optique, ces établissements peuvent servir de librairies, de bureaux de poste et de bureaux de placement. Toutes ces fonctions viennent en appui à la communication et à l’entretien des différents réseaux sociaux12. Les tavernes servent, entre autres, de point de rencontre avec le monde extérieur puisqu’on y rencontre régulièrement des étrangers. Généralement, les tavernes sont des lieux de vie communautaire où l’on prône la liberté d’expression. La plupart des conversations se font sur des questions publiques. Les discussions personnelles peuvent prendre d’autres aspects et s’adresser à un public plus large. La taverne peut ainsi devenir un forum de discussion où n’importe qui peut intervenir13. Les échanges verbaux peuvent d’ailleurs se faire sur une très large variété de sujets. Il n’y existe toutefois pas vraiment de frontière entre les sphères sociales, économiques, religieuses et politiques14. Les questions litigieuses ne sont pas toujours discutées de façon pacifique, mais elles le sont de manière relativement civilisée. Il ne faut cependant pas oublier que les gens allaient généralement à la taverne pour entretenir une simple sociabilité autour d’un verre. Les discussions ayant des visées économiques sont nombreuses. Plusieurs hommes d’affaires utilisent d’ailleurs la taverne comme centre d’opération de leurs affaires15. Scribner affirme que beaucoup d’entre eux se rendent dans les pièces privées des tavernes pour s’engager dans des clubs sophistiqués pour débattre de questions importantes avec des hommes de partout dans le monde tout en buvant des boissons généralement exotiques16. P. 17 Les tavernes servent aussi de lieu de réunion pour certaines assemblées politiques d’affaires publiques. De nombreuses questions y sont alors débattues. Degennaro affirme d’ailleurs que le système politique américain est né dans les tavernes17. Les années qui suivent la Révolution américaine marquent toutefois la fin des débats politiques dans ces établissements, puisque les discussions se font davantage dans la sphère privée plutôt qu’en public. La nourriture et la boisson forment l’un des plaisirs qui attirent le plus de gens dans les tavernes de l’époque. En général, ces établissements offrent des breuvages et quelques petits plats. Certaines tavernes offrent toutefois une sélection de nourriture plus large et des accommodations pour la nuit qui se rapprochent de ce que pourrait être une auberge. Les plaisirs de manger et de boire en compagnie d’autres gens forment d’ailleurs d’importants rituels traditionnels18. Un individu peut facilement en froisser un autre en refusant de lever son verre à la santé de quelqu’un ou en refusant d’acheter une bouteille de vin lorsqu’il se joint à un groupe de personnes. Finalement, la taverne attire de nombreuses personnes qui désirent sociabiliser, puisqu’elle permet la rencontre de plusieurs groupes sociaux. Elle facilite les échanges sociaux et permet de transmettre les nouvelles rapidement. Certains débats politiques peuvent être initiés tandis que de nombreux hommes d’affaires y discutent d’économie. D’autre part, plusieurs individus se rendent à la taverne seulement pour manger et boire en bonne compagnie. La taverne est ainsi un point de contact pour de nombreuses activités sociales et professionnelles. 12 B. Ann Tlusty, Bacchus and Civic Order : The Culture of Drinking in Early Modern Germany, Charlottesville/London, Univerity Press of Virignia, 2001, p. 162. 13 Julia Roberts, Taverns and Tavern-goers ..., op. cit., p. 184. American Taverns », Atlantic Studies : Global Currrents, Vol. 10, 14 Beat Kümin, « Useful to Have, but Difficult to n°4, (2013) p. 469. Govern… », op. cit., p. 166. 17 Jeremiah J. Degennaro, From Civic to Social : New 15 Peter John Thompson, A Social History of PhiladelYork’s Taverns, Inside and Outside the Political Sphere, Mémoire phia’s Taverns, 1683-1800, Thèse de doctorat, Philosophie, Unide maîtrise, Département des arts, Université de la Caroline du versité de Pennsylvanie, 1989, p. 265. Nord, 2008, p. 2. 16 Vaughn Scribner, « Cosmopolitan Colonists : Gen18 Beat Kümin, « Useful to Have, but Difficult to tlemen’s Pursuit of Cosmopolitanism and Hierarchy in British Govern… », op. cit., p. 161. P. 18 Le Prométhée Conclusion Un nombre considérable de personnes se rendent régulièrement dans les tavernes afin de se divertir et de sociabiliser. Le chant, les jeux et la danse forment un lot de divertissements qui permettent aux gens de se distraire et de créer des liens sociaux importants. La danse favorise, entre autres, les rapprochements grâce à une atmosphère festive. D’autre part, les jeux et les paris, malgré qu’ils soient pour la plupart interdits, permettent de créer un sentiment d’appartenance à un groupe. La lutte et la boxe attirent également de nombreux hommes qui désirent se mesurer les uns aux autres. Les tavernes permettent aussi aux individus qui s’y rendent de sociabiliser grâce à de nombreuses activités sociales et professionnelles. Ces établissements permettent la rencontre de plusieurs groupes sociaux ainsi que des échanges verbaux sur de nombreux sujets. Les hommes d’affaires se servent d’ailleurs régulièrement des tavernes pour discuter de leur affaire. Ainsi, les divertissements et le désir de sociabiliser forment les principaux facteurs attirant les gens dans les tavernes entre le XVIe et le XIXe siècle. Parution no. 2 Bibliographie Article d’un recueil de texte : FRANK, Michael. « Satan’s Servant or Authorities’ Agent? Publicans in Eighteenth-Century Germany ». Beat Kümin et B. Ann Tlusty, dir. The World of the Tavern : Public Houses in Early Modern Europe. Burlington, Ashgate, 2002 : 12 – 43. Articles de revue scientifique : KÜMIN, Beat. « Useful to Have, but Difficult to Govern : Inns and Taverns in early Modern Bern and Vaud ». Journal of Early Modern History, Vol. 3, n°2 (1999) : 153 – 175. SCRIBNER, Vaughn. « Cosmopolitan Colonists: Gentlemen’s Pursuit of Cosmopolitanism and Hierarchy in British American Taverns ». Atlantic Studies : Global Currrents. Vol. 10, n°4, (2013) : 467 – 496. Monographies : BRENNAN, Thomas Edward et al. Public drinking in the early modern world voices from the tavern, 1500-1800. Tome 1: General Introduction, France. London, London Pickering & Chatto, 2011. 430 p. Les révolutions économiques et politiques de KÜMIN, Beat. Drinking Matters: Public Houses and Social Exchange in Early Modern Central Europe. New York, l’époque contemporaine viendront toutefois fracturer Palgrave Macmillan, 2007. 283 p. le commerce hospitalier alors que les théâtres, les installations sportives et les cafés viendront ROBERTS, Julia. In Mixed Company, Taverns and Public Life in supplanter les tavernes comme centre local d’échanges Upper Canada. Vancouver, UBC Press, 2009. 228 p. socioculturels19. Il serait alors intéressant d’étudier le déclin des tavernes comme centres sociaux de premier TLUSTY, B. Ann. Bacchus and Civic Order : The Culture of Drinking in Early Modern Germany. Charlottesville/ plan. London, University Press of Virignia, 2001. 288 p. D’autre part, il faut noter qu’il existe un certain manque dans l’historiographie. Les œuvres de langue française sur le sujet sont en effet plutôt rares. Certains ouvrages comme celui de Catherine Ferland s’intéressent à l’importation et à la consommation d’alcool en Nouvelle-France, mais ceux s’intéressant plus précisément aux tavernes sont presque inexistants. Ouvrages de synthèse : BORSAY, Peter. A History of Leisure, The British Experience since 1500. New York, Palgrave Macmillan, 2006. 328 p. Mémoires et thèses : DEGENNARO, Jeremiah J.. From Civic to Social : New York’s Taverns, Inside and Outside the Political Sphere. Mémoire de maîtrise, Département des arts, Université de la Caroline du Nord, 2008. 122 p. ROBERTS, Julia. Taverns and Tavern-goers in Upper Canada, the 1790s to the 1850s. Thèse de doctorat, Philosophie, Université de Toronto, 1999. 344 p. 19 Beat Kümin. Drinking Matters…, op. cit., p. 195. THOMPSON, Peter John. A Social History of Philadelphia’s Taverns, 1683-1800. Thèse de doctorat, Philosophie, Université de Pennsylvanie, 1989. 556 p. Parution no. 2 Le Prométhée Les Amérindiens et le Régime britannique (1760-1867) par Caroline Motais et Camille Trudel Depuis les débuts de la colonisation en Amérique du Nord, les peuples amérindiens ont occupé une place prépondérante dans le développement économique, social, diplomatique et politique du territoire de la Nouvelle-France, d’abord, puis du Canada. En ce sens, «les premiers jalons de la “politique officielle” française furent définis par Samuel de Champlain et François Dupont-Gravé, lors d’une rencontre avec des Amérindiens de la vallée du Saint-Laurent, le 27 mai 1603 à Tadoussac.1» Au vu des tensions existantes entre les nations de la vallée du Saint-Laurent (Hurons, Algonquins et Montagnais) et les Iroquois, les administrateurs coloniaux durent pratiquer une politique de médiation dans le but de conserver le contrôle économique et géostratégique de la traite des fourrures, déjà sous le monopole du supérieur de Champlain et Dupont-Gravé, Pierre Du Gua de Monts. Or, cette politique de médiation avait des visées plus larges que strictement économiques. En effet, «dans la culture politique de l’Ancien Régime, la pratique de la médiation était considérée comme une importante source de “prestige” pour un monarque, lui permettant d’établir une certaine domination auprès de ses alliés.2» Cette domination était un moyen stratégique d’asseoir une certaine hégémonie territoriale. Profitant de la loyauté des Amérindiens, les autorités françaises ont forgé des alliances reposant «[…] sur la complémentarité et sur les besoins réciproques liés au commerce des fourrures, aux stratégies militaires, à l’adaptation du pays.3» L’objectif était ultimement d’inciter les Amérindiens à prendre les armes et à participer à la défense des intérêts français en Amérique, et ce, jusqu’au déclenchement de 1 Maxime Gohier, « Les politiques coloniales et anglaises à l’égard des Autochtones », dans Alain Beaulieu, Stéphan Gervais et Martin Papillon (dir.), Les Autochtones et le Québec, des premiers contacts au Plan Nord, Montréal, PUM, 2013, p. 115. 2 Ibid., p. 117. 3 Denys Delâge et Jean-Pierre Sawaya, Les traités des Sept-Feux avec les Britanniques, Sillery, Septentrion, 2001, p. 15. P. 19 la guerre de Conquête, que l’historiographie nomme aussi la French and Indian War. Hors de tout doute, le passage d’une gouvernance française à une gouvernance anglaise a eu de nombreuses conséquences non négligeables sur les peuples amérindiens de la colonie nouvellement britannique. Or, ces conséquences ne seront pas perceptibles d’entrée de jeu. En effet, «l’arrivée des Britanniques ne met pas non plus un terme à la logique d’alliance présente sous le Régime français. Cette logique se maintient pendant quelques décennies après la conquête de la Nouvelle-France. En 1760, les Amérindiens domiciles avaient négocié eux-mêmes les termes d’une alliance avec les nouveaux maîtres des lieux.4»À cet égard, la notion d’alliance est au cœur des relations entre les peuples amérindiens et les colonisateurs non seulement sous le Régime français, mais aussi pendant les premières décennies du Régime britannique. Pendant de nombreuses années, l’équilibre des forces entre les Premières Nations et les autorités coloniales permet les rapprochements et les compromis. Mais cet équilibre fragile est facilement brisé par la logique coloniale qu’affiche de plus en plus ouvertement Londres pendant le XIXe siècle pour asseoir sa souveraineté sur le territoire nord-américain. En plus de subir un déclin de leur influence militaire et économique, les Amérindiens doivent aussi conjuguer avec une nouvelle réalité: «La tutelle britannique remplace peu à peu la diplomatie et les alliances, favorisant un enfermement à la fois physique et culturel des peuples autochtones dans un carcan colonial de plus en plus rigide.5» Dans cette optique, il serait pertinent de tenter de comprendre non seulement la nature, mais aussi la portée des modifications des rapports de force entre les Amérindiens et les Britanniques, ainsi que leurs impacts sur les peuples amérindiens pendant le siècle qui s’écoule entre la Conquête et la Confédération. 4 Alain Beaulieu, Les Autochtones du Québec : des premières alliances aux revendications contemporaines, Montréal, Fides, 1997, p. 59. 5 Alain Beaulieu, Stéphan Gervais et Martin Papillon (dir.), Les Autochtones et le Québec, des premiers contacts au Plan Nord, Montréal, PUM, 2013, p. 17. P. 20 Le Prométhée Pour y arriver, l’analyse portera d’abord sur les lendemains de la Conquête (1760-1774) en abordant, successivement, les prémices des relations avec les Britanniques, la coalition militaire et les conflits territoriaux. Finalement, dans la troisième et dernière partie de ce travail, il sera question du territoire et du déclin de l’importance stratégique des Amérindiens entre 1774 et 1867. Il s’agira ici d’observer les conflits militaires et les enjeux territoriaux qui s’y rattachent ainsi que la politique et l’administration des Affaires indiennes. 1 - Les Sept-Nations et les lendemains de la Conquête (1760-1774) Jusqu’à la Conquête, les relations, les accords et les traités entre Autochtones et colons français étaient nombreux, notamment dans la vallée du St-Laurent. La région des Grands Lacs laissait les Amérindiens dans une situation de non-assujettissement, il s’agissait davantage de relations entre nations elles-mêmes. Si on reprend les idées des historiens comme Fernand Ouellet, pour qui la Conquête est une rupture socioéconomique, il n’est pas étonnant de constater que cette dernière, et par la suite la Proclamation royale de 1763, mettent «fin au pouvoir d’éteindre unilatéralement les droits territoriaux des Autochtones en Amérique du Nord.6» En soi, la Conquête modifie profondément les rapports de force entre les Autochtones et les autorités coloniales. Parution no. 2 indiennes et un an plus tard, «Johnson reçut une commission royale le nommant “Colonel des [...] Six Nations unies d’Indiens, et de leurs confédérés, dans les parties septentrionales de l’Amérique du Nord”, et “unique agent et surintendant desdits Indiens”.8» Johnson occupera ce poste jusqu’à sa mort en 1774. 1.1 - La Conquête et les (1760-1762) a. Le traité d’Oswegatchie prémices des relations Johnson s’assura que les Amérindiens restèrent neutres en 1759-1760. Il voulait couper les relations privilégiées que les Français avaient avec eux. En échange de cette neutralité, la Grande-Bretagne, après sa victoire, leur assurait la conservation de leurs terres de chasse. C’est ainsi qu’entre la prise de Québec et la capitulation de Montréal, le traité d’Oswegatchie fut signé le 30 août 17609. La fédération des Sept-Nations du Canada avait pour capitale le village des Iroquois de Kahnawake. Elle regroupait les Amérindiens dits «domiciliés» et était une organisation politique qui regroupait «les Amérindiens chrétiens des missions catholiques de la vallée du St-Laurent, les Iroquois, les Algonquins, les Nipissingues, les Abénaquis et les Hurons des villages d’Akwesasne, de Kahnawake, de Kanesatake, de Pointe-du-Lac, d’Odanak, de Wolinak et de Wendake.10» L’historiographie ne permet pas de déterminer si chaque nation de la fédération était représentée par un émissaire lors de ce traité dans la mesure où aucun document officiel n’a été retrouvé. Cependant, «à travers des allusions ou des références postérieures dans les archives11» ainsi qu’à travers les legs écrits de William Johnson, lui-même signataire de ce traité, il fut possible d’en reconstituer les ententes. Jusqu’à la guerre de Sept-Ans, les politiques à l’égard des Amérindiens étaient inexistantes. William Johnson, qui avait été très engagé avec les Amérindiens dès son arrivée dans les colonies, comprit rapidement que dans l’intérêt de la Grande-Bretagne, il fallait défendre les territoires indiens. En effet, dès 1754, «il préconisa l’augmentation des dépenses pour entretenir des garnisons chez les Indiens en des points stratégiques et exigea une véritable politique de paiement pour les Les principales sources écrites, permettant services que rendaient les Indiens.7» En 1755, il fut de reconstituer ce qui a été déterminé au cours de ce nommé premier des deux surintendants aux Affaires 6 Michel Morin, « Des nations libres sans territoire? Les Autochtones et la colonisation de l’Amérique française du XVIe au XVIIIe siècle », Journal of the History of International Law, vol. 12, no 1 (2010), p. 44. 7 Julian Gwyn, « Johnson, sir William », Dictionnaire biographique du Canada [En ligne], http://www.biographi.ca/ fr/bio/johnson_william_4F.html (page consultée le 5 décembre 2014). 8 Ibid. 9 Jean-Pierre Sawaya, Les Sept-Nations du Canada et les Britanniques, 1759-1774 : alliance et dépendance, Thèse de Ph.D. (histoire), Université Laval, 2001, p. 2. 10 Jean-Pierre Sawaya, Alliance et dépendance : comment la couronne britannique a obtenu la collaboration des Indiens de la vallée du Saint-Laurent entre 1760-1774, Sillery, Septentrion, 2002, p. 11-12. 11 Delâge et Sawaya, op.cit., p. 48. Parution no. 2 Le Prométhée traité, émergent de la correspondance entre Johnson et l’officier militaire Daniel Claus, «l’agent que Johnson posta à Montréal en 1760 et qui fut chargé des Affaires indiennes pour la province de Québec jusqu’en 177412» mais aussi dans la correspondance entre chefs Indiens et les autorités coloniales. D’un point de vue politique, le traité d’Oswegatchie revient constamment comme une entente clé entre les peuples autochtones et les autorités britanniques. Denys Delâge et Jean-Pierre Sawaya retracent des extraits de ces multiples correspondances, datant de 1761 à 182813, qui permettent de comprendre les enjeux de ce traité. C’est ainsi, grâce aux archives, que nous savons aujourd’hui que Claus, le 3 décembre 1761, dans une lettre à Johnson, assure son amitié aux Sept-Nations dans la mesure où les Indiens travaillent la terre, s’occupent de la chasse sur leurs territoires et restent neutres.14 De 1763 à 1773, des porte-paroles rappelleront à Johnson les ententes de cette alliance au nom de la Fédération qui implique que le surintendant «a enterré la hache de guerre», qu’il leur a promis la conservation de leurs terres et de la religion en échange de leur neutralité. Johnson passa les quatorze dernières années de sa vie à régler des doléances et renouveler des pactes d’amitié. C’est ainsi, en vertu de ce traité, qu’en 1828, les domiciliés iroquois du Lac-des-DeuxMontagnes s’opposeront à l’octroi de leurs terres aux Sulpiciens en s’adressant au gouverneur James Kempt: Mon frère nous avons des terres dans les differents vilages ou nous habitons, ainsi mon Frère nous désirons les garder. De plus les Chefs ont dit mon Frere, ne change pas notre Religion car nous somme accoutumés dans notre manière de prier, de plus nous garderons nos missions c’est ce que les chefs ont dit. Sir William Johnson à dit mes Frères tous ce que vous me demander vous seras accorder, vous garderes vos terres et votre religion, aussi bien que vos missionnaires15. P. 21 b. Du traité de Murray à celui de Kahnawake Entre le traité d’Oswegatchie et la capitulation de Montréal, l’officier britannique James Murray rencontra, sur la rive sud de Montréal, le 5 septembre 1760, un chef de la tribu des Hurons de Lorette. Cette rencontre impromptue fut connue grâce au témoignage d’un vieux Huron en 1828, alors présent sur les lieux, ainsi que grâce au journal de Murray. Ce qui fut au départ une simple rencontre consacrée entre Murray et le chef des Hurons sera considéré comme un traité «dans l’arrêt Siou du 24 mai 199016» par la Cour Suprême du Canada. L’historien Denis Vaugeois, dans son ouvrage La fin des alliances franco-indiennes (Éditions Boréal, 1995), dira de cette entente qu’elle est «un sauf-conduit analogue à une capitulation de soldats français».17 Il appuie son argumentation sur le fait qu’il manque plusieurs éléments accompagnant la normalité d’un traité: des négociations, un décorum et les signatures des parties concernées. Ce qui est connu de ce traité est la volonté d’une paix et la soumission des Hurons à Sa Majesté: These are to certify that the chief of the Huron tribe of Indians, having come to me in the name of his Nation to submit to His Britannick Majesty and make Peace, has been received under my protection with his whole Tribe, and henceforth no English Officer or party is to molest or interrupt them in returning to their settlement at Lorette and they are received upon the same terms with the Canadians, being allowed the free Exercice of their Religion, their Customs and liberty of trading with the English Garrisons recommending it to the officers commanding the posts to treat them kindly18. Les Hurons s’appuieront sur ce traité pour revendiquer la Seigneurie de Sillery comme territoire de chasse et de pêche en 1824 devant le comité de la Chambre d’Assemblée du Bas-Canada. Bien L’article 40 de la capitulation de Montréal, que ce traité n’abordait pas clairement les garanties conclue entre les Britanniques et les Français le pour la propriété des terres, comme le faisait celui 8 septembre 1760, garantira aux Amérindiens les d’Oswegatchie, les Hurons se sont soumis aux revendications accordées lors du traité d’Oswegatchie. autorités britanniques comprenant que la domination et l’hégémonie venaient désormais des Britanniques. 12 Sawaya, Les Sept-Nations du Canada, p. 20. 13 Delâge et Sawaya, op.cit., p. 48-54. 14 Ibid. 15 Delâge et Sawaya, op.cit., p. 53. 16 Ibid., p. 56. 17 Ibid., p. 57. 18 Ibid., p. 56. P. 22 Le Prométhée Il convient de noter la différence entre le traitement accordé aux Français comparativement à celui des Amérindiens qui ne capitulent pas devant l’ennemi, mais choisissent de se soumettre et d’enterrer la hache de guerre. Lorsque Montréal capitula, le 8 septembre de la même année, l’acte signé entre les Français et les Britanniques comprenait un article relatif aux Amérindiens dictant des conditions qui n’apparaissaient pas dans l’acte de capitulation de Québec. L’article 40 reconnaissait aux Amérindiens le droit de rester sur leurs terres, «la liberté religieuse et le droit de garder leurs missionnaires dont la relève pour l’avenir n’était cependant pas garantie.19» Cet article fait une transition entre le traité d’Oswegatchie et celui de Kahnawake. Ce dernier renforce le premier dans le sens où son but est de faire d’un traité de neutralité un traité d’alliance. Ce second traité est l’issue d’une conférence tenue à Kahnawake, les 15 et 16 septembre 1760, entre les ambassadeurs des Sept-Nations, «ceux de la ligue iroquoise et les autorités britanniques représentées par William Johnson et Jeffrey Amherst.20 Ratifié par Johnson, «ce traité est à la base de l’alliance politique et militaire entre les Indiens et les Anglais [et] constitue l’acte de fondation entre les Amérindiens catholiques de la Vallée du St-Laurent et la Couronne d’Angleterre.21» Les clauses principales de ce traité peuvent se synthétiser comme telles: Parution no. 2 6. La liberté de religion et le soutien matériel et financier du clergé catholique romain par les Anglais; 7. La libération des prisonniers anglais; 8. La possession territoriale des espaces occupés par les domiciliés;22 La clause d’assistance mutuelle (2e) permettra à Johnson d’inciter les Sept-Nations à prendre les armes lors de la révolte de Pontiac. Malgré toutes ces clauses qui définissaient dès lors les relations réciproques entre les Amérindiens et les Britanniques et devaient assurer l’amitié et l’alliance entre eux, les premières embûches débutèrent rapidement. Le gouverneur général de Montréal, Thomas Gage, refusait la libre circulation entre le Canada et la colonie de New York sans possession de laissez-passer. Le général Amherst refusa les dépenses supplémentaires imposées par la clause no.6 et ne fit aucun compromis conciliant tant que la 7e clause n’était pas respectée. William Johnson s’indigna de ces agissements et il craignit que des tensions mettent en péril la situation, d’autant plus que les chefs indiens doutaient «de la sincérité des Anglais et de la valeur de leur amitié.23» C’est dans ce contexte de tensions et malgré les efforts diplomatiques de Johnson qu’en 1762, «le mécontentement atteignit un paroxysme.24» 1.2 - Coalition militaire (1763-1766) 1. L’engagement des domiciliés de ne plus s’allier Bien que les alliances et les traités avec les militairement aux Français; Britanniques se firent avec les Indiens de la vallée du Saint-Laurent, ceux de la région des Grands Lacs 2. Le renouvellement et le renforcement de la Chaîne n’étaient pas prêts à se soumettre à la nouvelle autorité du Covenant […], une alliance militaire, un pacte coloniale. Ainsi, «Pontiac galvanisa les nations des anglo-iroquois d’assistance mutuelle; […] Grands Lacs et de l’Ohio qui se résistèrent à l’occupation britannique des Grands Lacs et du Mississippi jusqu’en 3. La libre circulation des domiciliés entre le Canada 1765.25» et la colonie de New-York; La politique austère menée par Amherst 4. La régulation du commerce; à l’égard des Amérindiens provoqua une réaction […] contestataire de la part des Autochtones de la région des Grands Lacs, à l’instar des domiciliés de la vallée 19 Denys Delâge, « Les premières nations et la guerre de du Saint-Laurent. Ces derniers étaient cependant liés Conquête », Les Cahiers des dix, no 63(2009), p. 61. 20 Jean Tanguay, La liberté d’errer et de vaquer : les Hurons de Lorette et l’occupation du territoire : XVIIe-XIXe siècles, Mémoire de maitrise (histoire), Université Laval, 1998, p. 94. 21 Sawaya, Alliance et dépendances, p. 23-24. 22 Ibid., p. 23. 23 Ibid., p. 29. 24 Sawaya, Les Sept-Nations du Canada, p. 133. 25 Delâge, loc.cit., p. 64. Parution no. 2 Le Prométhée aux autorités coloniales par le traité de Kahnawake. Aller à l’encontre de ses clauses revenait à se mettre à dos les Britanniques et risquer de se faire anéantir. Par conséquent, la survie des domiciliés dépendait d’une non-conspiration contre les Britanniques d’autant plus face à cette menace grandissante, la stratégie de Johnson se voulait de «la manipulation diplomatique avec menace de destruction.26» La puissance militaire britannique était sans cesse rappelée aux chefs autochtones par Christian Daniel Claus, relevant à la fois de Johnson et du gouvernement militaire local, ainsi que les engagements que ces derniers avaient pris lors du traité de Kahnawake : I like wise enjoin the m frequentlyth at if they kept firmly the Engagemte of Friendship entered into with you , & would mind diligently their Hunting and P lanting there would not be ahappier People than they , assuring them at the same time in the strongest Terms of the Continuation of our Friend ship on the former condition. The are sensible of it and the Sachems pleased to tell me several times that if it was not for my clearing up now & then some Points to them they should be uneasy & suspect their New Friends of intending to break their Promises27. La révolte qui grondait dans la région des Grands Lacs relevait essentiellement d’une insatisfaction de l’expansion territoriale des Britanniques alors dans les esprits des domiciliés, il s’agissait davantage du fait qu’ils ne pouvaient être fournis en armes et en munitions comme au temps des Français. William Johnson, toujours dans une politique diplomatique, se servit du traité de Kahnawake comme d’un instrument qui «devait ultimement servir à s’assurer de la soumission définitive de toutes les nations amérindiennes du Canada.28» Dans ce contexte, et à la suite d’une rumeur de rencontre pan amérindienne, Johnson reconduit le traité de Kahnawake en juin 1762 et incluait dans les clauses que toutes tentatives de complot seraient sévèrement punies29. 26 Sawaya, Les Sept-Nations du Canada, p. 141. 27 Ibid., p. 142-143. 28 Ibid., p. 152. 29 Ibid., p. 153. P. 23 L’évènement qui mit le feu aux poudres dans les Grands Lacs fut la fin de la guerre de Sept-Ans, la signature du traité de Paris le 10 février 1763, qui assurait la cessation du Canada par la France à la Grande-Bretagne. Les chefs autochtones de la région des Grands Lacs accusèrent la France de céder des territoires qui ne lui appartenaient pas. C’est ainsi qu’au printemps 1763, «des Amérindiens des Grands Lacs, des Outaouais et des Chippewas du lac Érié, des Delawares, des Miamis, des Potéouatamis, des Wyandots et des Tsonnontouans […] sous la gouverne de Pontiac, commencèrent à attaquer des colons anglais et à s’en prendre aux fortifications britanniques.30» À plusieurs reprises, entre le printemps et l’automne 1763, les domiciliés de la vallée du Saint-Laurent s’efforcèrent de maintenir la paix avec les nations des Grands Lacs. Ils leur firent porter des messages par des colliers, leur rappelant que désormais, l’autorité était britannique, que les Français avaient perdu la guerre et qu’un traité de paix avait été signé avec les Britanniques. Ils ajoutèrent, dans leurs dépêches, qu’eux-mêmes avaient signé un traité avec la Couronne et que les nations domiciliées étaient tenues de le respecter. Par l’intermédiaire de ces colliers, les nations domiciliées encourageaient celles des Grands Lacs à enterrer la hache de guerre et revenaient sur les conditions de la paix en spécifiant à propos du roi d’Angleterre que : He does not mean to Claim your Lands as His Property; and desires no more Priveledges than the King of France had, which is, to carry on the Trade among You, for your own Good, and Welfare31. Lorsque le siège de Détroit fut levé à l’automne 1763, plusieurs des nations des Grands Lacs ont maintenu leur position quant à l’état d’insurrection contre les Britanniques. C’est ainsi que William Johnson fit appel au traité de Kahnawake et obligea les domiciliés à prendre les armes contre les insurgés, «à titre d’alliés militaires représentant la confédération des Sept-Nations du Canada.32» Le titre de confédération des Sept-Nations au sens politique et militaire en revient à cette date du 7 septembre 1763. Jusqu’alors, elle n’était qu’une alliance de 30 Ibid., p. 159. 31 Delâge et Sawaya, op.cit., p. 92. 32 Ibid., p. 93. P. 24 Le Prométhée Parution no. 2 nations en vue de protéger leur territoire et assurer un proclamation: consentement mutuel de solidarité. Tout au long de l’année 1764, les domiciliés firent partie intégrante 1. Un droit autochtone n’est reconnu sur le territoire des marches et des expéditions contre les insurgés de que par le bon vouloir du roi et non en vertu du droit Pontiac. Cette lutte et ces engagements, qu’ils prirent des gens ou des peuples; au bénéfice des Britanniques, furent utilisés en 1828 par les chefs de Kahnawake «pour protester contre 2. Le droit reconnu aux autochtones ne l’est que pour la perte de leurs terres aux mains des Jésuites.33» Ces un temps; derniers rappelèrent au gouverneur Dalhousie que lors de la révolte de Pontiac, de la révolution américaine 3. Ce qui est reconnu, c’est un droit d’usage, jamais et de la guerre de 1812, ils restèrent fidèles à leurs n’est-il fait mention de propriété autochtone; engagements militaires en vertu du traité signé le 16 septembre 1760. La ruse de la diplomatie britannique 4 .Les autochtones sont tous censés vivre de la chasse. permit de faire des domiciliés des alliés militaires dont Le fait qu’un grand nombre vivent de l’agriculture ils pouvaient disposer à leur guise et tracer ainsi «la est occulté. Implicitement cela signifie qu’un jour 34 voie de l’empire britannique. » les chasseurs autochtones devront faire place aux agriculteurs venus des colonies britanniques; 1.3 - Conflits territoriaux (1765-1774) a. La Proclamation royale et ses conséquences 5. La Proclamation royale prévoit un mode formel et officiel de transfert de terres des autochtones aux Un mois après la prise des armes des domiciliés colons. L’hypothèse d’un refus des autochtones n’est contre les insurgés de Pontiac, la Proclamation royale pas reconnue.39 fut officiellement adoptée. Elle créait un territoire indien à l’ouest des Appalaches et «est certainement le Malgré ces restrictions, qui sont une liste document le plus important en histoire des autochtones restreinte de celles existantes, la Proclamation fait du Canada [puisqu’elle] crée une frontière entre le mention du fait que les autochtones ne peuvent être territoire colonial et un territoire indien à l’intérieur du évincés sans recevoir une compensation et sans entente continent.35» Elle est invoquée depuis dans de nombreux officielle avec la Couronne. De plus, ce document cas de protection du territoire, notamment pour faire n’exclut aucune nation, qu’elle fasse partie ou non «arrêter les travaux en vue de la construction des de la fédération des Sept-Nations, dans la mesure où barrages à la Baie-James en novembre 1973 [de même ces dernières vivent dans la Province de Québec. Guy qu’elle servit] en 1975 [pour] la convention de la Baie- Carleton affirmera que «les Sauvs. Abenaq. de St. Francs. James et du Nord québécois.36» Les revendications aussi bien que touts les autres Nations & Tribus depdes. autochtones concernant les droits sur des territoires [du gouvernement de ?] la Prove. de Quebec etant sous font appel à ce texte et bien qu’elle fut «[…] abolie par la protectn. de sa Majé. ainsi qu’il l’a bien voulû declarer l’Acte de Québec en 1774, la politique de protection par sa Proclamn. du 7e. Octe. 1763 […].40» élaborée par Johnson37 fut maintenue jusqu’à la fin des années 1820, notamment en raison du déclenchement Les droits territoriaux des Amérindiens sont protégés de la guerre de l’Indépendance américaine et des par plusieurs traités depuis celui d’Oswegatchie en tensions anglo-américaines qui perdurèrent jusqu’en 1760 jusqu’à cette Proclamation de 1763. 1815.38» Il existe des restrictions et des limites à cette b. Les conséquences territoriales 33 Ibid., p. 95. Depuis 1764, année où les premiers conflits 34 Ibid., p. 97. 35 Ibid., p. 100-101. territoriaux apparaissent, les évocations à la 36 Ibid., p. 101. Proclamation royale ainsi qu’à l’article 40 de la 37 Politique qui protégeait les possessions amérindiennes, à savoir, leurs terres et leurs territoires de chasse. Delâge et Sawaya, op.cit., p. 100. 38 Gohier, « Les politiques coloniales et anglaises à l’égard des Autochtones », p. 123. 39 Sawaya et Delâge, op.cit., p. 101. 40 Ibid., p. 108. Parution no. 2 Le Prométhée P. 25 capitulation de Montréal et des autres traités ne cessent d’être utilisées par les nations amérindiennes dans le but de protéger leurs territoires. C’est ainsi, qu’en 1847, le député de Saguenay adresse un mémoire au gouverneur général Elgin au nom «[…] des Montagnais dépossédés de leurs terres par la colonisation […]41» et vivant dans la misère. Cette affaire fait suite à des revendications adressées à Daniel Claus, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, qui avait dû faire appliquer la Proclamation royale au bénéfice des Montagnais manifestant leur désaccord sur le monopole de marchands de Québec détenteurs de la ferme Kings Domain de Tadoussac. Le domaine faisant partie du territoire indien, le Conseil législatif de Québec, où l’affaire sera débattue, dû interdire d’ériger des bâtiments sans autorisation et que ceux qui y fussent construits soient détruits au même titre qu’il fût interdit aux marchands de commercer sur ce territoire sans y être autorisé par la Couronne. celles des Iroquois de Kahnawake dont l’obtention de la pleine possession de leurs terres leur avait été accordée, au détriment des Jésuites en vertu des accords signés avec les autorités coloniales. 42 Ibid., p. 122. 43 Ibid., p. 127. 44 45 La liste des réclamations, des pétitions et des revendications à l’égard des autorités coloniales ne s’arrête pas là. L’énumération de celles-ci ne fait pas l’objet de cette partie de la recherche et, pour cette raison, l’évolution de cette liste ne sera pas abordée. Mais ce qu’il faut retenir concerne bien le fait que les Amérindiens croyaient à la loyauté des Britanniques qui ne respectèrent que dans certains cas les promesses faites aux nations autochtones, et notamment lorsque l’enjeu était de taille comme lors de la guerre d’Indépendance des États-Unis, de la guerre de 1812 ou encore des Rébellions de 1837-1838. En réalité, «cette ambiguïté entre discours et pratique s’explique en grande partie par le fait que l’objectif du Département des Affaires Un autre exemple de ces tractations et de ces indiennes était moins de «protéger» réellement les conflits territoriaux serait celui de 1773. Les Hurons Amérindiens que d’assurer le maintien de son autorité s’adressent à Daniel Claus en revendiquant le fait auprès d’eux.44» qu’il ne leur reste presque plus d’espace pour chasser dans la région de Tadoussac et que les terres leur 2. Le territoire et le déclin de l’importance straappartenant sont investies par les «Blancs». En vertu tégique des Autochtones (1774-1867) de la Proclamation royale, le commandant général des troupes britanniques, Frédérick Haldimand, écrivit le 2.1 Conflits militaires et enjeux territoriaux 10 mars 1774 aux gouverneurs des deux Florides et (1774-1838) de Québec leur rappelant l’interdiction de céder ou L’Acte de Québec, approuvé le 22 juin 1774, d’acquérir des terres sur les terres des Amérindiens42. apporte de nombreuses modifications au régime mis en place en 1763 par la Proclamation royale. Un En 1791, Lord Dorchester reçoit une pétition aspect non négligeable de ce remodelage de la colonie signée par quatre chefs hurons. Ces derniers dénoncent implique un nouveau découpage territorial. Désormais, la concession de leurs terres aux Jésuites par le général la province de Québec, en plus d’englober le Labrador, Jeune Lorette. En s’appuyant une fois de plus sur la s’étend jusqu’aux Grands Lacs et à la vallée de l’Ohio. Proclamation royale, ils demandent que les colons En plus de vouloir couper l’élan expansionniste des installés sur les terres indiennes se retirent. Il ne s’agit treize colonies américaines vers l’Ouest, on souhaite pas d’un cas isolé puisque le 12 janvier 1798, «les que ce territoire passe sous la coupe directe de Londres Hurons adressaient à nouveau une pétition à Robert (par opposition à une gestion par les Amérindiens Prescott, lieutenant-gouverneur de la province du Bas- eux-mêmes). À ce titre, «en raison de leur lien avec la Canada, pour récupérer leur seigneurie. Ils estimaient géopolitique nord-américaine, l’année 1774 est aussi s’en être injustement fait déposséder par les Jésuites, significative pour les Sept-Nations du Canada car elle se dont ils dénonçaient les ambitions et les fourberies termine sur un nouveau chapitre de l’histoire coloniale, […].43» La fédération des Sept-Nations soutenait les celui de la rupture du monopole de la Couronne revendications huronnes qui s’apparentaient de près à britannique en Amérique du Nord, provoquée par le projet d’émancipation des colonies américaines.45» À 41 Ibid., p. 112. Gohier, op.cit., p. 124. Sawaya, Les Sept-Nations du Canada, p. 3. P. 26 Le Prométhée Parution no. 2 bien des égards, les Amérindiens auront un rôle actif ont l’impression d’avoir combattu en vain aux côtés dans ce nouveau chapitre de l’histoire de la colonie, que des Britanniques pour défendre des terres qui, en fin de ce soit d’un point de vue militaire ou pour la défense compte, ne leur appartiennent pas réellement. de leur souveraineté sur leurs propres territoires. Lorsque la Révolution américaine prend fin, les a. La guerre d’Indépendance américaine et la autorités britanniques sont bien loin de s’empresser à tenir leurs promesses quant à la protection des terres participation des Amérindiens amérindiennes. Ainsi, «bon nombre d’autres groupes Les Amérindiens des Sept-Nations sont des combattants combattirent aux côtés des Britanniques et on ne tint de l’Empire britannique depuis le traité de Kahnawake malgré cela aucun compte de leurs droits lors des de 1760. Pour s’assurer l’entière collaboration négociations du traité de Paris en 1783, lorsqu’on des Amérindiens en cas de conflits militaires, les céda les terres indiennes dans la vallée de l’Ohio aux autorités britanniques ont dû faire un certain nombre Américains.49» Si les Amérindiens ne sont pas inclus de concessions, du moins en théorie: lorsqu’on les dans le traité, ils constituent un facteur de négociation appela à combattre, les autorités britanniques leur ont important entre les parties. Pour calmer la colère des renouvelé les promesses concernant la protection de Amérindiens, le commandant Frederick Haldimand leurs terres46. À cet égard, la guerre d’Indépendance offre des terres du Haut-Canada aux Iroquois alliés des américaine (1775-1783) aura une influence certaine sur Britanniques. les relations entre les Britanniques et les Amérindiens, Malgré la fin de la guerre d’Indépendance, les relations en particulier ceux des Grands Lacs et de la Nouvelle- entre les Américains et les Britanniques au sujet des Écosse. Contrairement aux Américains, «the British Amérindiens demeurent tout de même tendues. En ce were more eager for Indian support in the early stages sens, les Britanniques n’hésitent pas à exploiter des of the war and they placed much pressure on the Indians postes du côté américain de la frontière, notamment à of Canada to declare themselves for the British and to Niagara et à Détroit. La manœuvre avait pour objectif provide warriors to repulse the American invasion of de créer une zone tampon occupée par les Autochtones entre l’Amérique du Nord britannique et les colonies Canada.47» américaines. Les Américains n’ont cependant pas tardé En 1779, les Micmacs, qui appuyaient au à répliquer et «[…] entreprirent de déloger les tribus commencement du conflit la cause américaine, signent vivant dans la vallée de l’Ohio, qui se défendirent finalement un traité de neutralité en échange du respect contre l’intrusion, jusqu’à ce que les Britanniques ne de leurs droits de chasse et de pêche. Cependant, le les abandonnent à nouveau en 1794, lors de la bataille non-respect des promesses faites par les autorités de Fallen Timbers.50» Le traité de Jay de 1796 rend britanniques n’a pas tardé à soulever la colère des finalement les postes de l’Ouest aux Américains, avec Amérindiens. En effet, en 1781, les Iroquois du Lac- la garantie pour les Britanniques que les Amérindiens des-deux-Montagnes protestent vivement contre auront le droit de traverser librement la frontière l’usurpation de leurs terres: «Les Iroquois voulaient internationale. louer leurs terres à des habitants pour qu’ils y fassent paître leurs troupeaux, mais ne s’entendaient pas Pendant un temps, la gestion des terres avec ceux-ci sur les prix. On soumit le différend à supplante les objectifs militaires comme question l’arbitrage du missionnaire sulpicien dont la décision prioritaire dans les Affaires indiennes. En ce sens, dès fut défavorable aux Amérindiens auxquels il niait la 1800, on transfère les responsabilités concernant les possession de ces terres.48» À bien des égards, les Affaires indiennes des militaires aux dirigeants civils. Amérindiens se sentent lésés, et à juste titre puisqu’ils Mais cette période de paix postrévolutionnaire n’est 46 Delâge et Sawaya, Les traités des Sept-Feux avec les Britanniques, p. 197. 47 J.R. Miller, Sweet Promises : A Reader on Idian-White Relations in Canada. Toronto, University of Toronto Press, 1991, p. 94. 48 Delâge et Sawaya, op. cit., p 197. 49 Archives nationales du Canada, Peuples autochtones et archives : Bref historique des relations entre Autochtones et Européens au Canada, Ottawa, Archives nationale du Canada, 1997, p. 10. 50 Ibid. Parution no. 2 Le Prométhée cependant pas synonyme d’un retour au calme pour l’ensemble des Amérindiens. En effet: «with the coming of peace, the Iroquois painstakingly tried to recapture and rebuild what they had once known. They succeeded only partially, for peace brought also land speculators and white settlers in droves, gobblig up Iroquoia by the millions of acres. The White man’s gain was, inevitably, the Indian’s loss.51» b. La guerre de 1812 et la fin des grandes alliances militaires Le début des guerres napoléoniennes en Europe met en branle une nouvelle vague de tensions entre les Britanniques et les Américains dans le Nouveau Monde, tensions qui auront des conséquences néfastes sur les Amérindiens. Lorsque la guerre de 1812 éclate, le Département des affaires indiennes a atteint son sommet d’activité; «on comptait alors une centaine d’employés pour le Haut et le Bas-Canada, et le coût des présents annuels dépassait les 325 000 livres par an.52» Plus que jamais, le Département joue un rôle primordial d’intermédiaire entre les Amérindiens et les autorités coloniales. Lorsque vint le temps de recruter les Amérindiens pour combattre contre les Américains, les Britanniques eurent, dans une certaine mesure, la tâche facile. En effet, « the western tribes, in particular, had never ceased to hate the Americans. They had refuse to lay down their arms when the white men had stopped fighting in 1783, preferring to carry on an unequal struggle to preserve the Ohio as the boundary of the Indian territory until they were finally defeated […] in 1795.53» C’est dans cette même optique que certaines tribus amérindiennes, sous les ordres de Tecumseh, ont pris les armes pour combattre aux côtés des Américains54. Cet enthousiasme n’est toutefois pas partagé par l’ensemble des tribus amérindiennes, largement réticentes à l’idée de s’impliquer dans les hostilités. Pour les Britanniques, cependant, prendre les armes avec les Amérindiens n’est pas toujours chose facile. En ce sens, bon nombre de Britanniques considèrent que les Amérindiens, bien que leurs services aient été utiles à Michillimakinac, 51 Miller, op. cit., p. 103. 52 Gohier, « Les politiques coloniales et anglaises à l’égard des Autochtones », p. 125. 53 Miller, op. cit., p. 106. 54 Archives nationales du Canada, op.cit., p. 10. P. 27 Browstown et Detroit, étaient des soldats largement insatisfaisants, dépourvus de discipline, manquant de ténacité et très facilement découragés par l’échec55. Les Britanniques s’associent donc aux Amérindiens davantage par nécessité que par plaisir. Une réalité importante ne peut être passée sous silence: «Après la guerre de 1812-1814, l’importance stratégique des Autochtones décline rapidement sur la scène nord-américaine. Les relations entre la GrandeBretagne et les États-Unis entrent dans une phase moins agitée. Pour les Autochtones du Québec, une nouvelle ère pointe à l’horizon.56» En effet, il résulte de la fin de la guerre une diminution de la portée des alliances militaires entre les Amérindiens et les Britanniques. À bien des égards, la hausse démographique du HautCanada entraine un empiètement sur les terres occupées par les Amérindiens, qui sont de plus en plus considérés comme un obstacle à la colonisation européenne57. Désormais, on souhaite plus que tout civiliser les Amérindiens par l’apprentissage de l’agriculture et du christianisme. Dans ce domaine, la politique américaine eut une grande influence sur la politique canadienne: on permet l’acquisition de terres par les Amérindiens en échange des avantages réputés de la civilisation et de la religion européennes58. c. Les Rébellions de 1837-1838 et la loyauté des Amérindiens Le climat de tensions qui règne dans le BasCanada pendant la décennie 1830 ne sera pas sans répercussions pour les peuples amérindiens. De prime abord, lorsque les Rébellions patriotes de 1837-1838 éclatent, les Amérindiens sont considérés comme foncièrement loyaux à la Couronne britannique. En ce sens, l’historiographie traditionnelle a longtemps qualifié cette coopération de naturelle, estimant que les autochtones s’étaient «loyalement» rangés du côté des plus forts59. Du fait que leur discours comporte une tangente antimonarchique, une victoire des Patriotes 55 Miller, op. cit., p. 111. 56 Alain Beaulieu, Les Autochtones du Québec, p. 60. 57 Archives nationales du Canada, op. cit., p. 10. 58 Ibid. 59 David Dumouchel, « Au temps de la rébellion – les Iroquois se sont alliés à l’armée britannique », Le Devoir [En ligne], 22 mai 2010, http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/289401/au-temps-de-la-rebellion-les-iroquois-se-sont-alliesa-l-armee-britannique (page consultée le 3 décembre 2014). P. 28 Le Prométhée Parution no. 2 entrainerait inévitablement la fin des liens entre les – Les Iroquois se sont alliés à l’armée britannique»: Amérindiens et le gouvernement de Londres. Le spectre d’une éventuelle annexion aux États-Unis, où Le message est alors clair: nous ne prenons la situation des Amérindiens est guère d’enviable, est ni pour les uns ni pour les autres, mais nous aussi de très mauvais augure pour les Amérindiens qui répondrons si vous nous attaquez, analyse résident sur le territoire du Bas-Canada. Matthieu Sossoyan. Kanesatake ne veut pas participer au conflit; je crois qu’il en va de même Cependant, il ne faut pas surestimer la profondeur à Kahnawake.” Toutefois, l’automne de 1837 de l’attachement des Amérindiens à la Couronne connaît une multiplication des rumeurs d’attaque, britannique. En effet, «à cette époque, les Iroquois du ce qui contribue à renforcer “la perception selon Bas-Canada étaient en effet beaucoup «plus proches laquelle les «gens de Papineau» sont dangereux. des francophones que des anglophones», raconte Pierre Certains Iroquois pensent même que les Patriotes Trudel: “Les missionnaires parlaient français, plusieurs viendront tout raser, chiens, vaches et cochons autochtones étaient mariés à des francophones et des inclus63! liens importants — quoique souvent tendus — existaient entre les différentes communautés.”60» On ne peut Malgré le désir des Iroquois de demeurer toutefois nier qu’un certain nombre de tensions existent relativement neutre dans le conflit, il n’en reste pas entre les francophones et les tribus amérindiennes, notamment à ce qui a trait à la gestion du territoire. moins que leur crainte des Patriotes est bien réelle Aussi, le discours égalitaire des Patriotes, largement et qu’elle vient compliquer la donne. Au fil des semblable à celui de la campagne d’indépendance développements, il devient clair que les relations entre américaine, rappelle aux Amérindiens que l’appétit des les Iroquois et les Patriotes sont tendues. De surcroît, colons pour la terre est beaucoup plus grand que celui le contexte de suspicion et de peur dans lequel les gens de Kahnawake sont venus à être plus conscients de la monarchie britannique61. des Rébellions a conduit à la formation d’un climat de Lorsque les confrontations armées débutent profonde méfiance entre les habitants de Kahnawake et 64 en 1837, bon nombre d’Amérindiens, notamment les les Patriotes . Iroquois de Kahnawake (Mission Saint-FrançoisXavier du Sault-Saint-Louis fondée en 1667 en face de Montréal) semblent montrer un intérêt restreint pour le conflit qui se profile entre les Patriotes et les Britanniques. À bien des égards, «in the fall of 1837, the people of Kahnawake seemed to be concerned hardly with the start of the “Troubles”: sources seem to indicate that they were mostly interested in their harvests as well as their upcoming winter hunting trips.62» Les Iroquois de Kahnawake ne ressentent pas l’urgence de prêter main-forte aux troupes britanniques, préférant plutôt continuer les préparatifs en prévision de l’hiver. Certains chefs iroquois refusent même de prendre parti dans le conflit, bien que les Patriotes cherchent sans cesse à avoir leur appui. Comme le soulève David Dumouchel dans son article «Au temps de la rébellion Si la répression britannique entraine une défaite des partisans des Rébellions en décembre 1837, le mouvement patriote, loin d’être complètement éteint, se soulève pour une seconde fois à l’automne 1838. En effet, «on 3 November 1838, Patriote leader Robert Nelson arrived in Napierville and issued a declaration of independence. In an attempt to obtain Native support, Nelson claimed that the “Indians shall no longer be under any civil disqualification, but shall enjoy the same rights as all other citizens of Lower Canada”.65» Ainsi, les Patriotes cherchent toujours l’appui des Amérindiens dans leur bataille contre les Britanniques, allant même jusqu’à faire miroiter l’idée de leur donner les mêmes droits que les autres citoyens blancs de la colonie. 60 Ibid. 61 Ibid. 62 Matthieu Sossoyan, The Kahnawake Iroquois and the Lower-Canadian Rebellions, 1837-1838, Thèse de Ph.D. (anthropologie), Université McGill, 1999, p. 32. 63 Dumouchel, loc. cit. 64 Ibid., p. 34. 65 Ibid., p. 43. Parution no. 2 Le Prométhée P. 29 Cela dit, d’un côté comme de l’autre, il existe aboli ou fusionné avec l’armée, le Département devait un certain nombre de réticences, certes justifiables, à constamment justifier son existence en invoquant la s’associer à l’autre partie: “particularité” des Amérindiens : leur besoin d’être protégés à titre d’alliés ou en tant que sujets incapables «With many Iroquois men gone on their annual de défendre leurs intérêts.69» En 1828, le surintendant winter hunting trips, the people of Kahnawake général des Affaires indiennes, le colonel Henry became exposed to threats and this rapidly Charles Darling, va même jusqu’à affirmer qu’il est damaged their trust for the Patriotes. Possibly du devoir de la Couronne britannique de les protéger fearing that Indians might be employed against et de mettre sur pied des mesures pour accroître non them by the government, the threatening insurgents seulement leur condition morale, mais aussi pour leur may have simply intended to frighten the Iroquois permettre d’acquérir les mêmes droits que les citoyens 66 into staying out of the insurrections. » britanniques de la colonie70. Or, bon gré, mal gré, les Amérindiens ont joué un rôle prépondérant dans le mouvement patriote. Bien que les Iroquois, et plus largement les Amérindiens, du Bas-Canada aient majoritairement refusé de prendre les armes aux côtés des Patriotes, il faut néanmoins souligner que leur loyauté envers les autorités britanniques est davantage stratégique qu’autre chose. Une fois de plus, la question du territoire se trouve à l’épicentre des décisions prises par les tribus amérindiennes de la province. Avant d’être loyaux envers la Couronne britannique, les Amérindiens sont d’abord et avant tout loyaux envers eux-mêmes; ils ont des terres à protéger67 et, entre deux maux, ils ont choisi le moindre. 2.2 La politique et l’administration des Affaires indiennes (1820-1867) Les années 1820 marquent le début d’une nouvelle vision des rapports avec les Amérindiens. Si les peuples amérindiens étaient auparavant considérés comme une force guerrière forte utile en cas de conflits, on souhaite désormais leur protection. Ce désir de protection a cependant pour but de civiliser les Amérindiens, d’en faire des gens moralement plus évolués. Cependant, à cette époque, et ce jusqu’en 1860, «les politiques étaient davantage négociées qu’imposées les chefs et les conseils de bande, et pas seulement les responsables du gouvernement, déterminaient l’ampleur et le rythme des changements.68» Mais si le Département des Affaires indiennes s’intéresse tant au sort des Amérindiens, c’est d’abord et avant tout pour des raisons pragmatiques: «Régulièrement menacé d’être 66 Ibid., p. 62. 67 Dumouchel, loc. cit. 68 Archives nationales du Canada, op. cit., p. 11. À cette nouvelle mentalité s’ajoute l’expansion coloniale sans cesse grandissante. La rareté des bonnes terres agricoles dans la vallée du Saint-Laurent, causée par la pression démographique, occasionne un empiètement sur les lots octroyés aux XVIIe et XVIIIe siècles pour l’établissement des missions indiennes71. Pour tenter de contrer le phénomène, les Amérindiens du Bas-Canada, avec les Algonquins et les Népissingues de la mission du Lac-des-Deux-Montagnes, se lancent dans un mouvement pétitionnaire d’envergure. Dans les premières pétitions, «[…] ils demandent surtout la protection de leurs terres de chasse et des compensations pour celles qu’ils ont perdues au profit des colons et de l’industrie forestière.72» Les Amérindiens tiendront un discours semblable jusqu’au milieu des années 1830. Mais dès la fin de la décennie, les Amérindiens prennent conscience de la nécessité de modifier leur propre discours pour se coller au discours colonial. De ce fait, en 1839, pour la première fois, les Algonquins et les Népissingues sont prêts à renoncer à l’ensemble de leurs territoires de chasse (excluant un site pour s’établir) en échange d’une compensation annuelle semblable à celle versée aux nations du HautCanada qui avaient cédé leurs territoires de chasse au gouvernement.73 À bien des égards, les Amérindiens voient dans la sédentarisation une manière de préserver leur culture, du moins en partie. 69 Gohier, op. cit., p. 124. 70 Ibid., p. 126. 71 Alain Beaulieu, « La création des réserves indiennes au Québec », dans Alain Beaulieu, Stéphan Gervais et Martin Papillon (dir.), Les Autochtones et le Québec, des premiers contacts au Plan Nord. Montréal, PUM, 2013, p. 137. 72 Ibid., p. 139. 73 Ibid., p. 140. P. 30 Le Prométhée Dans les années 1840, l’image stéréotypée de l’Amérindien «non civilisé» devient de plus en plus répandue. Ce phénomène est en grande partie dû aux commissions d’enquête menée par le Département des Affaires indiennes. En ce sens, la commission Bagot (1845) conclu que les Amérindiens du BasCanada «[…] qui étaient pourtant en contact avec des missionnaires catholiques depuis plus de 200 ans, n’étaient encore qu’“à demi civilisés”, ce qui les rendait “indolents à l’excès, intempérants, soupçonneux, artificieux, avides et adonnés aux mensonges et à la fraude”.74» Par le biais de ces commissions, le Département cherche toujours à justifier son existence auprès du gouvernement de Londres. Le passage d’un gouvernement tory à un gouvernement whig à Londres en 1846 marque cependant un tournant significatif dans l’environnement politique colonial. Avec la mise en place du gouvernement responsable en 1848, la colonie dispose désormais d’une plus grande latitude sur la question des affaires indiennes. Dès 1850, le pouvoir colonial n’hésite pas à préciser les contours de sa politique indienne en adoptant l’Acte pour mieux protéger les terres et les propriétés des Sauvages dans le Bas-Canada. Cette nouvelle politique avait pour objectif principal de lever l’ambiguïté quant au statut légal des terres concédées aux Amérindiens pendant le Régime français. Cependant, «au lieu de leur donner les moyens d’assumer directement leur défense devant les tribunaux, la loi de 1850 officialisait plutôt leur statut de mineurs aux yeux de loi, les privant de tout rôle dans l’administration de leurs terres.75» L’Acte donnait aussi une première ébauche de l’identité juridique indienne, c’est-à-dire qu’il donnait une série de critères permettant de distinguer les «Sauvages» (ceux qui peuvent vivre dans les réserves) des autres. En 1851, pour répondre aux nombreuses pétitions des Amérindiens, le Parlement du Canada-Uni adopte l’Acte pour mettre à part certaines étendues de terre pour l’usage de certaines tribus de Sauvages dans le Bas-Canada. Cette nouvelle loi, qui réservait 230 000 acres de territoires à l’usage exclusif des Amérindiens, avait pour objectif, entre autres, de favoriser la sédentarisation et le développement d’une économie 74 Gohier, op. cit., p. 128-129. 75 Beaulieu, « La création des réserves indiennes au Québec », p. 144. Parution no. 2 agricole.76 Le partage officiel des terres eut lieu en 1853: les Algonquins, les Népissingues, les Atikamekws et les Montagnais du Saguenay-Lac-Saint-Jean et de la Haute-Côte-Nord héritent de 65 % de territoire et le reste est partagé entre les Amérindiens de la vallée du Saint-Laurent77. Les lois de 1850 et 1851 marquent non seulement l’acte de naissance des réserves modernes au Québec, «elles sont l’expression d’un déplacement de la logique coloniale, qui ne s’exerce plus à partir de Londres sur un territoire éloigné, mais à partir de l’intérieur de la colonie sur des populations qui sont marginalisées dans le nouvel ordre juridique et politique.78» En 1857, la Commission Pennefather met en lumière la contradiction qui existait entre une politique visant à installer les Amérindiens dans des réserves éloignées et l’objectif avoué de les convertir aux usages de la civilisation européenne79. De cette constatation découle l’adoption d’une nouvelle loi : l’Acte pour encourager la civilisation graduelle des tribus sauvages dans les Canadas. En plus de marquer la volonté des autorités coloniales d’étendre leur champ de compétence dans les Affaires indiennes, «elle officialisait et formalisait, pour la première fois, le statut juridique inférieur des Autochtones, qui, pour s’émanciper, devaient prouver leur capacité à s’intégrer dans la société coloniale.80» Désormais, les Amérindiens, devenus des citoyens «semi-étrangers», ne se définissent plus par les présents reçus de Londres annuellement, mais par la tutelle légale que le gouvernement colonial exerce sur eux. Chez les Amérindiens, cette nouvelle loi est perçue comme une attaque en règle contre leur culture, voire une tentative de «subversion» destinée à faire éclater leurs communautés de l’intérieur81. En mettant sur pied toutes ces mesures pour civiliser les «Sauvages», le gouvernement colonial avait un but ultime: montrer à Londres qu’il pouvait gérer lui-même l’ensemble de ses affaires internes. 76 Beaulieu, Les Autochtones du Québec, p. 66. 77 Ibid. 78 Beaulieu, « La création des réserves indiennes au Québec », p. 146. 79 Archives nationales du Canada, op. cit., p. 15. 80 Beaulieu, « La création des réserves indiennes au Québec », p. 147. 81 Beaulieu, Les Autochtones du Québec, p. 71-72. Parution no. 2 Le Prométhée L’objectif est finalement atteint en 1860, année où le Canada-Uni se voit confier officiellement l’entière gestion des Affaires indiennes dans la colonie. Pendant la décennie 1860, et même au-delà, libéré des entraves de la métropole anglaise, «le gouvernement allait se charger de parfaire les mécanismes d’assimilation mis en œuvre avant la Confédération, réduisant considérablement ainsi la capacité des peuples autochtones à gérer leurs propres affaires.82» Finalement, les rapports de tension qui existaient au sein des nations amérindiennes avant la Conquête ont eu des répercussions minimes, certes, dans les relations entretenues avec les autorités coloniales tout au long du Régime britannique. Pour mener à bien leur rêve d’empire, les Britanniques ont considéré les Amérindiens comme «[…] les principaux intermédiaires dans le commerce des fourrures, de plus ils pouvaient représenter un appui militaire de taille lors des conflits entre puissances coloniales rivales.83» Dans la logique de l’indirect rule, les autorités britanniques ont cherché, par divers stratagèmes, d’obtenir la loyauté et la confiance des Amérindiens. Cependant, la stratégie politique des occupants à leur égard ne fut pas toujours à leur avantage. En ce sens, la vision unilatéraliste des alliances conclues a eu des répercussions draconiennes sur l’occupation territoriale de ces peuples. Si les Amérindiens souhaitaient s’allier aux dirigeants, c’était d’abord et avant tout pour légitimer et protéger leur liberté de religion et leurs droits de possession sur les terres des villages et territoires de chasse. En effet, «que ce soit à travers la négociation d’alliances ou de traités […] les politiques coloniales européennes, puis canadiennes, ont façonné l’identité et le rapport au territoire des peuples autochtones.84» P. 31 contemporaines. Ces dernières ont mené, entre autres, le gouvernement à adopter la loi sur les Indiens en 1876 reflétant l’importance accordée à la gestion des terres, à l’appartenance aux Premières nations, à l’administration locale et, enfin, à l’assimilation des Autochtones du Canada. Le statut d’Indien, l’appartenance aux bandes et leur administration, la fiscalité, les terres et les ressources, la gestion de l’argent des Indiens, les testaments et les successions et, enfin, l’éducation sont régis par cette loi85. Les droits accordés par cette loi, aussi imparfaits soientils, ne sont pas toujours facilement compréhensibles et justifiables aux yeux de la société non autochtone contemporaine. Au Québec, plus particulièrement, le mythe de l’Autochtone qui vit grassement aux crochets de l’État est tenace et doit être dénoncé86. Bibliographie ARCHIVES NATIONALES DU CANADA. Peuples autochtones et archives : Bref historique des relations entre Autochtones et Européens au Canada. Ottawa, Archives nationales du Canada, 1997. 27 p. BEAULIEU, Alain. Les Autochtones du Québec : des premières alliances aux revendications contemporaines. Montréal, Fides, 1997. 183 p. BEAULIEU, Alain, Stéphan GERVAIS et Martin PAPILLON (dir.). Les Autochtones et le Québec, des premiers contacts au Plan Nord. Montréal, PUM, 2013. 405 p. BEAULIEU, Alain. « La création des réserves indiennes au Québec ». Alain Beaulieu, Stéphan Gervais et Martin Papillon (dir.). Les Autochtones et le Québec, des premiers contacts au Plan Nord. Montréal, PUM, 2013 : 135-151. DELÂGE, Denys. «Les premières nations et la guerre de Conquête». Les Cahiers des dix. no 63, 2009 : 1-67. En conclusion, pendant le siècle qui s’écoule entre la Conquête et la Confédération, il est indéniable que les rapports de force entre les Amérindiens et les Britanniques ont considérablement changé, au désavantage des nations, et que les impacts qui en découlent ont mené à des revendications territoriales DELÂGE, Denys et Jean-Pierre SAWAYA. Les traités des SeptFeux avec les Britanniques : droits et pièges d’un héritage colonial au Québec. Sillery, Septentrion, 2001. 292 p. 82 Archives nationales du Canada, op. cit., p. 15. 83 Tanguay, op. cit., p. 108. 84 Alain Beaulieu, Stéphan Gervais et Martin Papillon (dir.), Les Autochtones et le Québec, des premiers contacts au Plan Nord, Montréal, PUM, 2013, p. 21. 85 Mary C Hurley, La Loi sur les Indiens, Direction de la recherche, Division du droit et du gouvernement, 4 octobre 1999 [En ligne], http://publications.gc.ca/Collection-R/LoPBdP/EB/ prb9923-f.htm (page consultée le 8 décembre 2014). 86 Beaulieu, Gervais et Papillon (dir.), op. cit., p. 24. DICKASON, P Olive. Les premières nations du Canada depuis les temps les plus lointains jusqu’à nos jours. Sillery, Septentrion, 1996. 511 p. P. 32 Le Prométhée DUMOUCHEL, David. « Au temps de la rébellion – les Iroquois se sont alliés à l’armée britannique », Le Devoir, [En ligne], 22 mai 2010, http://www.ledevoir.com/societe/ actualites-en-societe/289401/au-temps-de-la-rebellionles-iroquois-se-sont-allies-a-l-armee-britannique. 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Parution no. 2 Parution no. 2 Le Prométhée La toponymie autochtone au Québec par Éric Côté Introduction La toponymie a pour objet l’étude des noms de lieux. L’encyclopédie universalis précise qu’elle constitue l’une des deux branches de l’onomastique ou étude des noms propres, l’autre étant l’anthroponymie ou étude des noms propres. Elle comporte plusieurs catégories, essentiellement: l’oronymie, ou étude des noms de montagnes, l’hydronymie, ou étude des noms de cours d’eau, la microtoponymie, ou étude des noms de lieux-dits, l’odonymie, ou étude des noms de rues1. P. 33 premiers à parcourir le territoire et à le nommer, la plupart des lieux du Québec ont été renommés par les blancs qui les ont colonisés. Les noms qui perdurent encore aujourd’hui sont ceux qui se sont imposés malgré une volonté de les remplacer en grand nombre au début du siècle dernier. Il existe trois types toponymiques principaux au Québec. La toponymie descriptive est inspirée d’une caractéristique inhérente au territoire qu’elle définit. Celle formée d’après des noms d’hommes, sert à honorer les exploits de personnages illustres. Finalement, celle qui est inspirée de croyances, notamment chrétiennes dans le cas des français et mythiques pour les autochtones et qui rendent hommage à une divinité ou à une croyance populaire. Je donnerai plus tard des exemples de chacune d’entre L’étude de la toponymie nous renseigne sur les elles et les décrirai plus en profondeur. rapports entre les hommes et le territoire qu’ils occupent. Ce texte a donc pour objectif de montrer Le choix des noms qui sert à identifier les différents lieux d’un pays est donc un phénomène sociologique l’apport de la culture autochtone dans la toponymie comme l’indique Albert Dauzat: «La toponymie nous québécoise. Je montrerai les principaux types de fait mieux comprendre l’âme populaire, ses tendances toponymie présents au Québec et donnerai des exemples pour chacun d’entre eux. Par la suite, mystiques ou réalistes, ses moyens d’expression2». j’expliquerai comment et pourquoi ceux-ci ont été Trois peuples ont laissé leur trace sur le paysage remplacés progressivement par des appellations toponymique québécois. L’apport de l’élément français françaises et anglaises en montrant, entre autres, les représente environ 60 % de toutes les appellations différents problèmes que comportent les toponymes de la province. Les premiers noms ont commencé autochtones. Finalement, j’approfondirai différents à s’implanter dès le XVIIe siècle grâce à l’arrivée toponymes utilisés présentement au Québec afin d’en des missionnaires, des trafiquants de fourrures, des expliquer l’histoire. L’objectif global est de mieux administrateurs et des colons. Les noms d’origines comprendre l’histoire de la toponymie québécoise en anglo-saxonnes ne prennent forme qu’après la conquête s’attardant sur son aspect le plus ancien et le moins de 1760, alors que les britanniques prennent en charge présent, l’apport autochtone. l’administration de la colonie du Canada. Après une courte expansion, l’anglomanie régresse depuis le Héritage autochtone début du XXe siècle pour faire place aux noms français. L’héritage toponymique laissé par les La présence de l’administration anglaise a cependant autochtones est impressionnant. Parmi les noms de laissé certaines traces de façon durable et la toponymie lieux habités, nous pouvons penser à Chicoutimi, à québécoise est constituée d’environ 20% de noms Shawinigan, à Québec, à Chibougamau, à Tadoussac, à anglais. Finalement, les appellations amérindiennes l’Abitibi, au Saguenay, à Ottawa ou encore à Batiscan. comptent pour près de 5% de tous les toponymes Ces noms de lieux sont ceux qui se sont implantés québécois3. Bien que les autochtones aient été les les premiers, puisque les autochtones sont les plus anciens habitants du Québec. Il est cependant difficile 1 Marianne Mulon, « Toponymie », Encyclopédie Universalis, http://www.universalis.fr/auteurs/Mariannemulon/ (Page de connaître l’époque où ces noms ont été donnés consultée le 15 novembre 2013). puisque les autochtones n’ont laissé aucune trace. Le 2 Albert Dauzat, La toponymie française, Paris, Payot, 1960, p. 28. 3 Jean Poirier, Regard sur les noms des lieux, Direction générale des publications gouvernementales, Ministère des Communications, Québec, 1982, p. 15. P. 34 Le Prométhée Parution no. 2 meilleur moyen pour obtenir de l’information est de recourir aux récits de voyage des premiers explorateurs européens afin de connaître le nom des lieux qui étaient utilisés avant leur arrivée. En comparant les récits de différentes époques, il peut être constaté que ces noms ont changé pour diverses raisons. Notamment le fait que les autochtones étaient nomades ou qu’ils faisaient la guerre pour des questions territoriales. la distinction entre eau et lac, l’Algonkin employait les éléments gami et gama, le Micmac, goateg, le Montagnais, kami, l’Abénaquis, magog, etc. Le second élément, le déterminant, se plaçant devant le premier, a bien souvent rapport à une particularité du lac. Il en est ainsi pour Kénogami (Algonkin) lac Long, Témiscouata (micmac) lac profond, Memphrémagog (Abénaquis) grand Lac4. » Quand Jacques Cartier (1491-1557) est venu naviguer sur le Saint-Laurent pour en faire l’exploration, il était accompagné de deux autochtones d’origine iroquoise qu’il avait fait enlever à Percé et transporter dans son bateau. Ceux-ci lui indiquèrent le nom des différents endroits qu’ils parcouraient. L’endroit aujourd’hui connu sous le nom de Québec s’appelait alors Stadaconé. Par contre, lorsque Champlain a suivi le même chemin 60 ans plus tard, le lieu s’appelait maintenant Québec et le peuple qui y vivait n’était plus iroquois. La même chose s’est produite à Gaspé: les iroquois l’appelaient Honguédo alors que les Algonquins, qui avaient pris leur place, l’ont nommé Gaspay. Cela démontre que les lieux étaient nommés différemment selon l’époque ou encore selon le fait qu’un nouveau peuple y habitait. Il importe donc de comprendre que la catégorie de nom topologique d’origine autochtone est elle-même décomposable en différentes familles de langues. Toponymie descriptive et mythique Les trois types de toponymie les plus courants sont les descriptives, celles qui sont nommées d’après un nom d’homme et celles qui expriment une croyance. Cette règle s’applique également en ce qui concerne les autochtones, bien que les lieux nommés d’après un nom d’homme soient quasi inexistants. En effet, la plupart des lieux autochtones ont une origine descriptive. Nous en connaissons le sens grâce au travail des missionnaires qui ont côtoyé les autochtones au XVIIe siècle. Familles Linguistiques Les autochtones du Québec se répartissent dans deux familles de langues distinctes. Celles d’origine algonquine et celles dont l’origine est iroquoise. La famille algonquienne comprend les sous-groupes Algonquins, Montagnais, Ojebwé, Naskapi, MicMac, Abénaquis et Malécite. Le sous-groupe iroquois comprend pour sa part les langues iroquoises et huronnes. Finalement, les Inuits possèdent également une langue qui leur est propre ainsi qu’un territoire bien défini. Chacun de ces groupes ethniques a laissé sa trace sur l’empreinte topographique québécoise. Québec, qui apparaît sur les premières cartes en 1601, signifie détroit en terme algonquien. Le père de Charlevoix explique ainsi l’origine et la signification du mot: « Ce fleuve se rétrécit tout à-coup de telle sorte que, devant Québec il n’y a plus qu’un mille de largeur; c’est ce qui a fait donner à cet endroit le nom de Québec, qui en langue algonquine signifie rétrécissement. Les Abénaquis, dont la langue est un dialecte algonquin, le nomment Quelibec, qui veut dire ce qui est fermé5 ». Abitibi, nom donné à une région du nord du Québec ainsi qu’à un lac et une rivière de cette région, est un mot d’origine crie qui signifie ligne de partage des eaux. Il vient des termes Abitaw, le milieu ou la moitié et nipi pour eau, c’est-à-dire le milieu des eaux. Cela démontre que les autochtones de la région avaient une bonne connaissance des lieux, car le lac Abitibi est justement placé sur la ligne de partage des eaux du bassin hydrographique du St-Laurent et de la Baie d’Hudson. Mistassini est aussi un mot montagnais dont le Un lieu pouvait donc porter plusieurs noms sous sens est descriptif. Il provient de mistahe et assini qui différentes langues. Un peuple ne parlant donc pas la veut dire grosse pierre. C’est un trait caractéristique même langue peut donner un nom qui sonne différent, de cette région puisque le paysage est recouvert de mais garde la même signification. Jean Poirier donne un 4 Ibid., p. 16. bon exemple de cette réalité complexe: « Pour désigner 5 Père de Charlevoix, Histoire et description générale de un lac, si on suppose que l’amérindien pouvait faire la Nouvelle France avec Le journal historique d’un voyage fait par ordre du Roi, Paris, tome 3, 1744, p. 70. Parution no. 2 Le Prométhée gros blocs laissés par les glaciers lors de la dernière glaciation. La liste des noms de lieux descriptifs est très longue et comporte de nombreux autres exemples qui tirent leur sens de ce qui est observable dans la nature. D’autres toponymes ont pour significations des animaux de la forêt boréale. Probablement que ceuxci étaient fortement présents sur les lieux nommés. Mascouche veut dire ourson, Mingan signifie loup et Mékinac tortue. D’autres localités ont des noms qui signifient poissons comme Maskinongé, Achigan et Oka. Les toponymes d’origines mythiques ou surnaturelles sont beaucoup moins nombreux, mais constituent tout de même une catégorie assez bien représentée sur le territoire québécois. Les plus utilisés sont Manitou qui signifie esprit, Manto qui signifie génie, Windigo qui signifie un monstre fabuleux et Wabano qui signifie sorcier. Chacun de ces toponymes est utilisé à plusieurs endroits au Québec pour nommer des lacs, des rivières et des localités. Jean Poirier explique que pour bien comprendre le sens des noms d’entités géographiques ayant une origine surnaturelle: « Il faut se rappeler la mentalité de ces hommes simples et primitifs. Ces tribus croyaient qu’il y avait et croient encore qu’il y a des êtres surnaturels dans les rivières, les lacs, les rapides, les îles et autres traits géographiques, ces êtres surnaturels apparaissent surtout sous la forme d’esprits, de monstres de géants, d’animaux fantastiques, d’êtres anthropophages6 ». Comme nous l’avons vu, les toponymes autochtones sont bien présents sur le territoire québécois. Leur utilisation a cependant régressée sur les cartes modernes. Nous allons maintenant essayer de comprendre les différents problèmes qu’ils présentent pour la cartographie. Problème de la toponymie autochtone Les toponymes d’origine autochtones apportent de nombreux problèmes pour la cartographie. Ces problèmes ont d’ailleurs constitué de très bons arguments aux nationalistes canadiens-français qui voulaient se débarrasser des noms autochtones sur le territoire québécois. cueillette des noms de lieux amérindiens ait été faite par des personnes qui ignoraient les langues autochtones. Cela a pour résultat que plusieurs noms ont été transcrits d’une façon où le mot perd le sens original devant désigner le lieu en question. Par exemple, Chicoutimi qui signifie jusque-là c’est profond, a été écrite de 40 façons différentes au cours de l’histoire. Selon le père Albanel, dans son récit de voyage à la mer d’Hudson en 1671-1672, les montagnais prononçaient Tshekutimi, mot qui vient de tsheku qui veut dire enfin et temiu qui veut dire c’est profond.7 D’autres fois, le nom a été raccourci en raison de leur lourdeur, leur longueur ou afin de faciliter la prononciation. C’est le cas des lacs Quatawamkedgewick, Kinojeviskaskatik et mazamasquahegon qui sont devenue les lacs Kedgwick, Kiojévis et Mazana. Un autre exemple est la rivière Manikouaganistikou qui est devenue la rivière Manicouagan. Le plus complexe que nous avons réussi à trouver est sans aucun doute le portage Kaposhposhchichitichichikapogen qui est devenu le portage Pieds-brûlants. Il faut également noter que les autochtones utilisaient parfois plusieurs termes pour nommer un même territoire. L’hydrographe J-B Franquelin notait en 1689: « Les noms sauvages ne font que de la confusion, parce qu’ils changent très souvent et que chaque nation comme les lieux et les rivières a sa langue, ce qui fait qu’une chose a toujours divers noms8. » Plusieurs formes orales pouvaient donc être utilisées pour caractériser une même entité géographique. Le passage de l’oralité à l’écrit pour les lieux autochtones a donc entraîné de nombreuses modifications dans le temps, faisant parfois perdre le sens originel des mots utilisés. Certaines normes ont été mises en place afin de conserver les termes et de les mettre par écrit de façon la plus respectueuse possible. C’est la raison pour laquelle la Commission de géographie du Québec a établi des règles pour les transcrire selon la pratique française. Néanmoins, Jean Poirier juge qu’il est important que: « linguistes et ethnolinguistes se mettent à la tâche le plus tôt possible afin de proposer une graphie conforme à la structure des langues amérindiennes, car il est manifeste que Le principal problème provient du fait que la 7 6 Poirier, ibid., p. 140. P. 35 Ibid., p. 133. 8 Jean-Baptiste Franquelin, Texte cité dans Bulletin des recherches historiques, Lévis, 1895, p. 35. P. 36 Le Prométhée Parution no. 2 11 la toponymie québécoise tire son originalité de ces passer à l’état de manie? » appellations aborigènes9 ». Cette peur de l’envahisseur a amené les autorités à légiférer afin de réduire la toponymie Contact culturel Plusieurs noms de lieux autochtones ont été d’origine autochtone. L’article 12 de la Commission éliminés afin d’être remplacés par des noms européens de géographie du Québec écrite en 1917 précise de: dès les premiers contacts. C’est le cas pour Hochelaga « N’accepter qu’avec réserve les noms géographiques qui a été évincé par Ville-Marie ou de Métabéroutine formés de mots sauvages et rejeter autant que possible qui est devenu Trois-Rivières lors de l’établissement ceux de ces noms dont l’orthographe et la prononciation des Français. Les nombreux contacts culturels entre les sont difficile ou dont la signification est douteuse. » populations autochtones et les populations européennes a donné des noms hybrides à plusieurs localités et lieux géographiques du Québec comme St-Roch de Mékinak qui signifie tortue, la rivière Batiscan, ChicoutimiNord, etc. D’autres fois, les conquérants ont simplement traduit le nom autochtone en français comme dans le cas de la rivière du lièvre qui était appelée Wabozsipi par les Algonquins. Finalement, et c’est le cas le plus fréquent, des villes au nom autochtone ont été adaptées pour mieux correspondre à la langue anglaise ou française. C’est le cas de Chicoutimi, de Gaspé, de Chibougamau, de Coaticook, ou bien Natashquan, dont le nom a été adapté à la langue française pour être plus facile à prononcer. Conquête culturelle bien que certains contacts aient été harmonieux, il n’en va pas de même à chaque époque. Au contraire, certains de nos ancêtres ont parfois perçu la topographie d’origine autochtone comme un envahissement. Cette affirmation peut sembler incohérente pour quiconque possède un minimum de connaissance historique, mais elle se révèle parfaitement dans cette citation: « Depuis un siècle, de fréquentes explorations ont été faites. Les Algonquins nous ont abandonné une si riche succession que nous, leurs légataires universels, en sommes quelque peu embarrassés. Cette succession se chiffre par sept à huit mille noms topographiques, pour ne parler que de ceux qui sont présentement connus10. » La peur de l’envahissement lui fait ajouter plus loin « Sommes-nous, dans cette province essentiellement française, assez saturés de noms géographiques sauvages, et existe-t-il des raisons majeures pour ne pas vouloir rompre avec une coutume qui paraît vouloir 9 Poirier, ibid., p. 34. 10 Eugène Rouillard, « L’invasion des noms sauvages », Dans Le bulletin du parler français au Canada, vol. 7, 1909, p. 162-170. Cette politique s’est notamment vue appliquée lors de la colonisation de l’Abitibi, à l’époque du retour à la terre prônée par les élites politiques et religieuses afin de contrer les effets dévastateurs de la crise économique au sein de la population canadiennefrançaise. La majorité des villes fondées ont été nommées en l’honneur de généraux Français venus combattre en Amérique 300 ans plus tôt, évinçant par le fait même les noms autochtones des nouveaux territoires conquis: « Et il y a à peine quelques décennies, les noms des localités de Senneterre, Chapais, Amos et Barraute, en Abitibi, ont succédé aux termes indigènes Nottaway, Opémisca, Harricanaw et Natagan12 ». Toutes ces raisons, bonnes ou mauvaises, font en sorte qu’après 400 ans de cohabitation avec des dominations françaises et anglaises, la carte du territoire québécois, qui avait été entièrement nommée par des peuples qui l’habitaient depuis plusieurs centaines d’années, montre maintenant une réalité culturelle qui laisse une part infime à l’héritage culturel autochtone. Les noms géographiques amérindiens ont donc fait l’objet d’une véritable politique d’élimination. Leur écriture et leur prononciation ne sont pas les seuls motifs que l’on peut utiliser pour justifier ce choix. Un nationalisme exacerbé ainsi qu’un sentiment d’envahissement par ceux qui étaient là les premiers ont été les canalisateurs d’un mouvement qui a amené la population, supportée par ses élites, à renommer les lieux habités de la province du Québec. Toponymie inuit Ce travail a surtout porté sur la toponymie amérindienne jusqu’à maintenant. La réalité évoquée peut également s’appliquer au peuple Inuit à la différence que celui-ci a été mis en contact plus tardivement avec 11 12 Ibidem. Poirier, ibid., p. 131 Parution no. 2 Le Prométhée P. 37 la Nouvelle-France Marc Lescarbot affirme également que Québec a une origine autochtone. Il l’écrit en 1609: « noz mariniers se servent le plus souvent des noms de l’imposition des Sauvages, comme … Kebec, Bastican…. »14 Comme bien des noms de lieux, Québec a un sens descriptif qui convient à la situation de la ville. Le fleuve rétrécit à Québec et semble bouché. La grande majorité des noms de lieux Inuits sont Le mot signifie rétrécissement en langue algonquine. descriptifs comme c’est le cas pour les autochtones. Selon le Père de Charlevoix: « Les Abénaquis le Plusieurs noms de lieux ne sont que la traduction de nomment Quelibec, qui veut dire ce qui est fermé. »15 ce qu’il représente comme la rivière Kuuagaq, le lac Tasiat, la pointe Nuvuk ou la chute Qurlutuq. Ces mots sont des répétitions dans les deux langues. D’autres Anticosti Samuel de Champlain aurait été le premier à toponymes évoquent la flore et la faune comme l’île noter ce terme sur sa carte de 1603. La carte de Le Urpilik qui signifie là où il y a des saules nains, l’île Aivirtuuq qui signifie là où les morses abondent, le Vasseur faisait plutôt mention du nom Natiscosti lac Mitiq qui signifie canard ou la colline Nanurtuuq pour identifier cette île. La première appellation avait qui signifie où il y a beaucoup d’ours blancs. Les lieux cependant été faite par Cartier qui l’aurait nommé peuvent aussi porter des noms qui montrent la relation Nadicousti. Tous ces termes se ressemblent et ont avec son milieu comme la pointe Upirngivik qui signifie probablement la même origine, ce qui fait déduire les lieux où l’on passe l’hiver. Ils peuvent finalement à Poirier que: « Une telle origine suggère l’idée que évoquer des croyances comme la chaîne de montagnes Cartier a recueilli ce nom géographique, comme ceux des monts Torngat à mi-chemin entre le Québec et le de Canada, Stadaconé, Honguedo et autres, des deux Amérindiens pris à Gaspé en 1534. Ceci suggère aussi Labrador qui signifie les esprits maléfiques. que le nom Nadicousti serait d’origine iroquoise ou huronne et non pas montagnaise.16 » La signification du Étude de quelques noms nous allons maintenant étudier un peu plus terme indien Nadicousti et de son dérivé Anticosti est en profondeur quelques noms de lieux du territoire mal connue. Lescarbot parle de l’île dans son histoire québécois. Nous tenterons de couvrir toute la province de la Nouvelle-France, mais n’en donne pas le sens. et par le fait même, d’utiliser des noms provenant de Plusieurs historiens font venir le mot de Natiscouteck toutes les cultures autochtones. Étant donné le grand qui signifie où l’on prend l’ours en Montagnais, mais nombre, nous avons choisi celles qui paraissent le plus cette thèse ne fait pas l’unanimité. intéressantes et le plus pertinentes pour servir d’exemple à cette recherche sur la toponymie autochtone sur le Saguenay territoire québécois. Nous allons aussi apporter une L’origine du nom de cette rivière ne fait pas importance particulière aux villes de la Mauricie. l’unanimité non plus. Certains affirment qu’il signifie les populations blanches et que, même après ce contact, il n’a pas subi de colonisation à proprement parlé, comme ce fut le cas de l’Abitibi. Pour cette raison, l’utilisation de toponyme inuit est beaucoup plus présente sur la carte du Nord-du-Québec que ce n’est le cas pour les toponymes autochtones du Sud. Québec Québec est le nom de plusieurs entités et espaces géographiques. Il a été orthographié pour la première fois quebecq par Le Vasseur sur une carte qu’il a faite en 1601. Champlain écrit la forme Quebec dès 1603. Il écrit dans son récit de voyage en 1608: « ie cherchay lieu propre pour nostre habitation: mais ie n’en peux trouver de plus commode, n’y mieux scitué que la pointe de Quebec, ainsi appelé des Sauvages… »13 L’historien de 13 Samuel De Champlain, « Les voyages fait au grand fleuve Saint-Laurent, depuis l’année 1608 jusqu’en 1612 », dans Œuvre de Champlain, tome 1, p. 148. eau qui sort dans la langue des cris, de Sake qui veut dire sortir et Nipi qui veut dire eau. Le témoignage du père R.P. Arnaud lui donne plutôt le sens de la glace est percée et trouée, dérivée du mot Shagahnen. Le premier à avoir fait mention de ce mot est Jaques Cartier dans ses récits de voyage. 14 Marc Lescarbot, « Histoire de la Nouvelle-France », Champlain Society, Toronto, vol. 2, (1911), p. 396. 15 Père de Charlevoix, ibid., p. 70. 16 Poirier, ibid., p. 121. P. 38 Le Prométhée Parution no. 2 Grand-mère Batiscan Grand-mère n’est pas un terme autochtone, bien entendu, mais ce nom est tout de même intéressant en raison du fait qu’il s’agit de la traduction de l’ancien nom autochtone. Un rocher de près de 10 mètres de haut était situé au centre des chutes de Grand-Mère et représentait le visage de profil d’une grand-mère. Les Abénaquis désignaient ce lieu Kokemesna, soit notre grand-mère alors que les Algonquins l’appelaient Kokomis, qui signifie ta grand-mère. Il s’agit d’un nom servant à se repérer sur le territoire. Les blancs n’ont donc fait que traduire le terme autochtone pour se le réapproprier. Le nom de cette rivière a été identifié pour la première fois par Champlain en 1603. Il écrit à ce sujet: « Du costé du nord, il y a une rivière qui s’appelle Batiscan, qui va fort avant en terre, par où quelques fois les Algoumequins viennent ». Encore une fois, le terme Batiscan ne fait pas l’unanimité quant à son origine. Le père Charles Arnaud propose Patiskan qui voudrait dire os broyé qu’on fait bouillir pour en tirer la graisse dont on compose le pémikan montagnais. Un autre missionnaire lui donne le sens de « il fait un faut pas », alors que Jean Poirier fait mention d’un capitaine amérindien qui aurait porté ce nom. Shawinigan Ce lieu nécessitait un portage afin de monter plus au nord sur la rivière St-Maurice. Le mot servait à désigner le type de sentier à emprunter pour atteindre le sommet des chutes et reprendre la voie navigable. Il provient d’Achawenikam qui signifie portage anguleux en algonquin et en cri. Chez les Abénaquis, la forme Azawonigan signifie portage en pente. Yamachiche Ce nom m’intéresse en raison de l’exemple qu’il procure sur la diversité dont les termes amérindiens pouvaient être orthographiés. Yamachiche provient de l’Abénaquis et signifie rivière vaseuse, probablement à cause de son fond argileux. L’itinéraire toponymique de la Mauricie, élaboré par le gouvernement du Québec fait notamment mention, grâce aux actes notariés et autres documents des graphies de Hyamachiche, Yabmachiche, Yamachis, Yamachiste, Machiche, Machis, Mashis, Amachiche, Amachis, Ouamachiche, Ouabmachiche, Ogmachiche, Ogmachis, Augmachiche, etc. Rivière windigo Cette rivière, qui est un affluent du St-Maurice, a une origine mythique. Le mot Windigo signifie monstre fabuleux en langue algonquine. Selon le père Joseph-Étienne Guinard, le Windigo est perçu par les Attikameks et les Algonquins comme une personne possédée du mauvais esprit. Il existait un bon nombre de rivières portant ce nom sur le territoire québécois, mais seulement quelques-unes ont été conservées dans la toponymie. Gaspé Ce terme est probablement l’évolution du terme micmac Gespeg, selon le père Pacifique qui lui donne le sens de bout, fin ou extrémité. Avant de se nommer Gaspé, le lieu était appelé, par les Iroquois qui vivaient sur les rives du St-Laurent, Hongnedo tel que le mentionnent les premiers explorateurs. Ce terme est moins connu par contre et pourrait vouloir dire peuplade type. Conclusion la toponymie du Québec tient compte de l’apport culturel des trois peuples qui en sont les fondateurs, mais d’une façon inéquitable. Au fil du temps, les autochtones ont vu les noms qu’ils ont choisis pour les lieux du Québec être fortement remplacés par des mots d’origines européennes. La difficulté de mettre leur langue par écrit, le manque d’uniformité, la longueur, la lourdeur et un certain racisme des blancs qui voulaient habiter un territoire où le nom des lieux correspondait à leur culture sont autant de raisons qui ont été invoquées pour effectuer ces changements. Les quelques centaines de termes autochtones qui ont survécu au temps se sont imposés d’eux-mêmes. Ils constituent une richesse culturelle qu’il importe de protéger et de connaître. Ce texte avait pour objectif de mieux comprendre leur fonctionnement et leur utilité, le sort qu’ils ont subi au contact des blancs et d’apprendre la signification d’un certain nombre d’entre eux. Ils reflètent notre passé et contribuent à donner Parution no. 2 Le Prométhée P. 39 une belle originalité aux noms des villes du Québec. La Bibliographie disparition d’un grand nombre de noms est déplorable. Nous avons le devoir de leur rendre hommage et de BOUCHARD, René. Itinéraire toponymique du chemin du Roy. Commission de toponymie du Québec, Québec, 1981. 90 p. nous éloigner de la manière de penser du passé comme celle d’Eugène Rouillard: CHAMPLAIN, Samuel De. Les voyages faits au grand fleuve « Ces noms dont la bizarrerie le dispute au pittoresque, l’hospitalité la plus large a été accordée à d’innombrables noms indigènes et nos cartographes, moins soucieux peut-être de la tradition que partisan docile de la routine ont impitoyablement badigeonné leurs cartes de toutes les teintures primitives qu’ont leur servait. En ce moment où nous sommes menacés d’une formidable invasion de noms sauvages, ne devrait-on pas tenter de nous protéger? Il y aurait toute une croisade à entreprendre contre ces milliers de noms barbares17 ». Saint-Laurent, depuis l’année 1608 jusqu’en 1612. Dans Œuvre de Champlain, tome 1, p. 148. CHARLEVOIX, Père de. Histoire et description générale de la Nouvelle-France avec Le journal historique d’un voyage fait par ordre du Roi. Paris, tome 3, 1744. p. 70. DAUZET, Albert. La toponymie française. Paris, Édition Payot, 1960. 335 p. FRANQUELIN, Jean-Baptiste. Texte cité dans Bulletin des recherches historiques, Lévis, 1895. p. 35. LESCARBOT, Marc. Histoire de la Nouvelle-France. Champlain Society, vol. 2, Toronto, 1911. p. 396. MORISSONNEAU, Christian. Itinéraire toponymique de la Mauricie. Gouvernement du Québec, Ministère de l’Énergie et des Ressources, Québec, 1980. 172 p. MULON, MARIANNE. « Toponymie ». Encyclopædia Universalis. [En ligne] http://www.universalis.fr/encyclopedie/ toponymie/ (Page consultée le 15 novembre 2013). POIRIER, Jean. Regard sur les noms de lieux. Direction générale des publications gouvernementales. Ministère des Communications, Québec, 1982. 174 p. ROUILLARD, Eugène. Noms géographiques de la province de Québec et du Canada. Les éditions des amitiés Franco-Québécoises, Québec, 1999. 141 p. ROUILLARD, Eugène. « L’invasion des noms sauvages ». Dans le bulletin du parler français au Canada, vol. 7, 1909. p. 162- 170. 17 Rouillard, ibid., p. 162-170. P. 40 Le Prométhée Parution no. 2 William lloyd garrison : un visionnaire radical l’impression, mais il a aussi la chance d’écrire quelques articles et de se voir enseigner les rudiments de l’édition. Lorsque sa formation se termine en 1825, Garrison se sent déjà appelé par ce métier2. Introduction L’abolition de l’esclavage aux États-Unis a été rendue possible par des décennies d’efforts menés par les abolitionnistes et, même si sa contribution a longtemps été laissée pour compte ou critiquée dans l’historiographie, l’éditeur de journal William Lloyd Garrison a joué un rôle prépondérant au sein de ce mouvement. Sans avoir été le premier à proposer de faire des esclaves des citoyens à part entière, il a instigué une lutte qui a suscité un débat public sur l’esclavage et qui a forcé la nation à cesser d’ignorer la question. Il a milité activement pendant plus de trentecinq ans pour convaincre les Blancs de l’immoralité de cette «institution particulière» en illustrant qu’elle contredisait les valeurs chrétiennes et républicaines si chères à l’Amérique. Avec son discours très radical et parfois provocateur, il ne réclamait rien de moins qu’une vaste réforme morale qui permettrait à sa société de sortir de l’hypocrisie et du péché. Il emménage à Boston en 1826 dans l’espoir de s’y tailler une place en tant qu’éditeur, ce qu’il ne parvient pas à faire: les trois journaux qu’il lance en autant d’années se soldent par un échec. Or, son arrivée à Boston constitue tout de même une étape marquante puisque c’est à ce moment qu’il rencontre plusieurs individus qui l’amènent à se positionner contre l’esclavage. Cette idée fait rapidement son chemin dans son esprit et il devient animé d’un grand enthousiasme à la défendre3. En 1829, il se rend à Baltimore pour éditer le journal The Genius of Universal Emancipation en collaboration avec Benjamin Lundy4. Cet homme contribue à l’élaboration des bases théologiques de l’abolitionnisme de Garrison, mais les croyances que celui-ci a héritées de sa mère ont aussi une influence primordiale sur le façonnement de son idéologie. Même s’il n’est pas un membre en règle de l’Église baptiste, Garrison est un jeune homme très religieux. Il observe strictement le sabbat, condamne l’intempérance et le manque de piété, mémorise des passages bibliques et estime que les dirigeants des communautés religieuses sont institués par Dieu5. Il accorde également une grande autorité à la Bible parce qu’il considère qu’elle contient toutes les règles nécessaires pour diriger l’humanité vers le bien. Garrison compte sur les Saintes Écritures pour tenter d’atteindre sa propre perfection morale6, tout en transposant cet objectif à un niveau social. En effet, il estime que l’esclavage est un grand péché duquel tous sont coupables, autant les propriétaires d’esclaves que les citoyens des États libres qui acceptent passivement son existence, et qu’il importe de susciter une révolution morale pour ramener la nation dans le droit chemin7. Il croit que cette transformation est par Julie Bérubé 1. La genèse d’une vocation (1805-1830) Né en décembre 1805 à Newburyport au Massachusetts, William Lloyd Garrison voit son enfance marquée par la pauvreté et l’instabilité. Son père, un marin alcoolique, abandonne sa famille en 1808, laissant sa mère seule avec trois enfants en bas âge. Cette dernière parvient à traverser cette épreuve la tête haute en s’appuyant sur sa foi. Étant une femme très pieuse, elle transmet son zèle à son fils dès son plus jeune âge et lui montre à persévérer malgré les embuches en chérissant les promesses de la providence divine. Déterminée à lui offrir l’opportunité de se sortir de la pauvreté, elle cherche à trouver un maître qui voudra bien prendre son fils pour apprenti. Ses efforts portent leurs fruits en 1818, car le jeune Garrison entre à l’atelier d’Ephraim W. Allen, l’éditeur du Newburyport Herald1 et entame sa longue carrière dans le domaine du journalisme. Au cours de ses sept années comme apprenti, il exécute d’abord plusieurs tâches reliées à 1 James Brewer Stewart, « Garrison, William Lloyd », dans John A. Garraty et C. Canes Mark (ed.), American National Biography, New York, Oxford University Press, vol.8 (1999), p.761. 2 Henry Mayer, All on Fire : William Lloyd Garrison and the Abolition of Slavery, New York, St. Martin’s Press, 1998, p.40. 3 Ibid., p.45 et 53. 4 Stewart, op cit., p.762. 5 William L Van Deburg, « William Lloyd Garrison and the “Pro-Slavery Priesthood” : The Changing Beliefs of An Evangelical Reformer, 1830-1840 », Journal of the American Academy of Religion, Vol. 43, No. 2 (Jun., 1975), p. 226. 6 Ibid., p. 228. 7 Ibid., p. 224. Parution no. 2 Le Prométhée P. 41 possible puisqu’il entretient une vision millénariste8 du destin de la société. Le 4 juillet 1829 à la Park Street Church de Boston, Garrison exhorte les membres de l’American Colonisation Society à tendre vers ce perfectionnisme. Dans un des discours publics les plus marquants de sa carrière, il souligne les contradictions entre la Déclaration d’indépendance, un texte qu’il respecte profondément, et l’esclavage en soulevant le malaise qu’il ressent: «I am ashamed of my country. I am sick of our unmeaning declamation in praise of liberty and equality; of our hypocritical cant about the unalienable rights of man9». Au terme de son allocution, il invite son auditoire à multiplier les actions afin que l’esclavage soit graduellement aboli. Quelque temps après ce discours, il devient toutefois persuadé qu’il est immoral d’accepter cette idée et il estime que les esclaves doivent entièrement être libérés le plus rapidement possible. Cette conviction se consolide lorsqu’il effectue un séjour de 49 jours derrière les barreaux en 1830 à Baltimore pour avoir proféré une série d’insultes contre un marchand d’esclaves dans ses articles10. À sa sortie de prison, il adhère radicalement à l’immédiatisme et il est prêt à tout: «I am willing to be persecuted, imprisoned and bound for advocating plupart, au gradualisme12. Le 1er janvier 1831, Garrison African rights11». ne recule devant rien et lance The Liberator, le premier journal qui prône une fin immédiate et sans équivoque 2. Le libérateur qui voulait se faire entendre de l’esclavage13. Le tout marque le début d’une longue (1831-1858) aventure, car, contrairement aux autres journaux de À l’automne 1830, Garrison est de retour à Garrison, The Liberator acquiert rapidement une Boston plus motivé que jamais à publier un journal popularité dans les milieux abolitionnistes. abolitionniste puisqu’il constate à quel point ses Dans les premiers mois, l’éditeur doit occuper concitoyens sont indifférents de la cause qu’il défend. En fait, l’anti-esclavagisme demeure une idée encore un emploi le jour et produire le journal la nuit, mais peu répandue dans l’opinion publique et les quelques il est assez vite en mesure de vivre uniquement des individus qui y sont sensibilisés adhèrent, pour la profits de sa publication14. Il dispose donc de davantage de temps à consacrer au militantisme et il participe à 8 Croyance eschatologique selon laquelle « la société se la création de la New-England Anti-Slavery Society en conformera de plus en plus aux normes divines, et que progres- 1832 ainsi que de l’American Anti-Slavery Society en sivement un âge millénaire de paix et de justice apparaîtra sur la 183315. Au sein de ces groupes d’activistes, il est prêt à terre. […] À la fin de cette période, le Christ reviendra sur la terre s’associer avec tous, peu importe leur couleur de peau, […] [et] le jugement dernier aura lieu ». Wayne Grudem, Théolo- leur dénomination religieuse, et même leur sexe, afin de gie systématique, France, Éditions Excelsis, 2010, p. 1233-1234. 16 9 William Lloyd Garrison, « Adress to the Colonization défendre «the great cause of human rights ». Garrison Society », Teaching American history, mise à jour en 2012 [En ligne], http:// teachingamericanhistory.org/library/document/address-to-the-colonization-society/ (page consultée le 5 avril 2014). 10Mayer, op cit., p. 93. 11 Ibid., p. 94. 12 Ibid., p. 111. 13 Ibid., p. 209. 14 Ibid., p. 113. 15 Stewart, op cit., p.762. 16 Extrait d’une citation de Garrison. Van Deburg, op cit., p. 227 P. 42 Le Prométhée estime que tous les êtres humains devraient jouir des mêmes privilèges et que les femmes sont également en droit de demander d’être émancipées17. Il suggère toutefois, malgré la légitimité des revendications féministes, que l’abolition doit demeurer le principal objectif de leur lutte18. Dans la première moitié des années 1830, Garrison vit, en quelque sorte, l’âge d’or de son militantisme. L’abolitionnisme est alors en plein essor et les sociétés anti-esclavagistes ainsi que les journaux immédiatistes se multiplient19. Sa popularité au sein du mouvement l’amène d’ailleurs à être son porte-parole lors d’un voyage en Grande-Bretagne20 et, pour couronner cette série de succès, il épouse sa chère Helen en 183421. Cela dit, dès 1834, Garrison et ses confrères abolitionnistes doivent faire face à une opposition provenant de divers milieux. D’une part, le clergé protestant, contraint de se prononcer sur l’esclavage puisque le sujet se fait de plus en plus important sur la place publique, refuse de condamner «l’institution particulière». Les baptistes affirment notamment que leurs frères du Sud sont tout aussi chrétiens que ceux du Nord. Ils ne veulent pas compromettre les relations entre les communautés religieuses des deux régions et ils encouragent leurs membres à ne pas adhérer aux idées radicales des abolitionnistes22. Face à cela, Garrison remet en question la confiance qu’il avait en l’autorité des hommes d’Église et devient intransigeant à leur égard, les traitant, entre autres, de «blind leaders of the blind23». Il ne met pas sa foi de côté, mais ses croyances se font de moins en moins conservatrices. D’autre part, certains citoyens de Boston s’opposent avec violence à ceux qui dénoncent l’esclavage. Plusieurs abolitionnistes sont la cible d’insultes et voient leurs demeures vandalisées, 17 Lois A. Brown, « Garrison and Emancipatory Feminism in Nineteenth Century America », dans: James Brewer Stewart (dir.), William Lloyd Garrison at Two Hundred: History, Legacy and Memory, New Haven and London, Yale University Press, 2008, p. 46. 18 Ibid., p. 54. 19 En décembre 1835, on compte 36 journaux immédiatistes et plus de 500 sociétés anti-esclavagistes à travers les États-Unis. Mayer, op cit., p. 209-210. 20 Ibid., p. 125. 21 Stewart, op cit., p.763. 22 Van Deburg, op cit., p. 230. 23 Ibid., p. 231. Parution no. 2 pendant que Garrison passe à deux doigts de se faire lyncher par une foule en colère en 183524. Il demeure difficile de saisir exactement ce qui motive ces actes, mais l’on peut supposer que la population n’apprécie guère le danger que représentent les idées de Garrison pour l’ordre social. En effet, le fait qu’il avance que tous les êtres humains ont les mêmes droits remet en question la supériorité des Blancs sur les Noirs, la structure patriarcale de la société et l’idéologie des sphères séparées25. Les difficultés s’aggravent à partir de 1837 lorsque de profondes divisions naissent au sein même du mouvement abolitionniste. L’idéologie de Garrison se radicalise et l’amène à croire que toute forme d’implication politique directe est à proscrire, une position portée par certains et rejetée par d’autres. La plupart des membres avaient soutenu Garrison quelques années plus tôt, quand il s’était mis à critiquer durement la Constitution en avançant qu’elle cautionne un éternel compromis sur l’esclavage. Mais désormais, plusieurs estiment qu’il va trop loin en refusant de voter26. Garrison justifie cette position en exprimant son désir de ne pas être impliqué dans un système politique injuste et inefficace27. Il considère que la lutte doit être menée par le biais de moyens de persuasion morale, comme les pétitions et l’argumentation dans les journaux, plutôt que par les voies politiques28. Ces conflits mènent au schisme de l’American Anti-Slavery Society en 1840: les membres radicaux demeurent fidèles aux idées de Garrison et les plus conservateurs quittent l’organisation pour fonder le Liberty party29. 24 Mayer, op cit., p. 188 et 203. 25 Le concept des sphères séparées est une idée répandue au XIXe siècle qui veut que les hommes ont leur place dans la sphère publique et que les femmes doivent oeuvrer dans la sphère privée. Le tout s’appuie sur une croyance en l’existence de capacités innées distinctes selon le sexe. James Robert Britton, Reforming America and Its Men : Radical Social Reform and the Ethics of Antebellum Manhood, Thèse de doctorat (Anglais), University of Miami, p. 25 et 29. 26 Ronald Osborn, « William Lloyd Garrison and the United States Constitution : The Political Evolution of an American Radical », Journal of Law and Religion, Vol. 24, No. 1 (2008/2009), p. 75. 27 Stewart, op cit., p. 763. 28 Aileen S. Kraditor, Means and Ends in American Abolitionism : Garrison and his Critics on Strategy and Tactics, 1834-1850, New York, Pantheon Books, 1969, p. 134. 29 Osborn, op cit., p. 76. Parution no. 2 Le Prométhée Après cette division, Garrison poursuit sa radicalisation idéologique et demande «nothing less than a reformation in the religion and a revolution in the government of the country30». Voyant que le Sud ne semble pas prêt à coopérer pour mettre fin à l’esclavage, il propose que les États du Nord se séparent de l’Union afin de cesser de prendre part à ce péché et pour isoler économiquement le Sud dans l’espoir que le système de servitude s’effondre de luimême31. Sur le plan religieux, la libéralisation des croyances de Garrison se poursuit après 1840. Il s’inscrit alors en faux contre la plupart des doctrines qu’il considérait autrefois comme essentielles. Il en vient même à assumer qu’on le qualifie d’hérétique, estimant qu’il vaut mieux être perçu ainsi que d’adhérer à des dogmes qui tolèrent l’esclavage32. P. 43 3. TANT DE COMPROMIS POUR UN SUCCÈS PARTIEL (1859-1879) Les événements qui entourent l’éclatement de la Guerre civile poussent Garrison à adopter des positions qu’il n’avait jamais tenues auparavant. En 1859, il choisit d’abord de mettre de côté ses idées pacifistes, qui soustendent son idéologie depuis plus de trente ans, pour affirmer que John Brown, cet abolitionniste exécuté pour avoir tenté de mener une révolte armée, est un martyr36. Il donne aussi son appui à toute insurrection d’esclaves, tout en maintenant qu’il ne voudrait pas nécessairement que l’abolition s’effectue dans la violence. À partir de 1861, il ne s’oppose pas à la guerre puisqu’il voit en elle une punition divine qui s’abat sur un pays qui a trop longtemps toléré l’esclavage37. Garrison supporte également le président Lincoln et l’Union, lui qui s’était montré méfiant à l’égard des politiciens depuis 1840, qui avait vu en l’affaire Dred Scott38 la preuve que les esclavagistes se servent de la Constitution pour contrôler le gouvernement et qui avait condamné les tentatives de sauver l’Union suite à la sécession du Sud en 186039. Il change même l’épithète de son journal, qui était «No union with slaveholders» depuis les années 1840, pour «Proclaim liberty throughout the land, to all inhabitants thereof40». Les explications proposées par les historiens pour justifier ce soudain changement de cap sont nombreuses, mais souvent fondées sur de vagues suppositions. La plus plausible demeure celle qui suggère que Garrison fait preuve de pragmatisme et accepte d’effectuer de grands compromis idéologiques afin de ne pas laisser passer une occasion unique de parvenir à l’émancipation41. Dans les années 1850, les abolitionnistes militent activement pour rallier les gens des États libres à l’idée de l’émancipation immédiate en organisant des conventions, en donnant des séances d’information ou en diffusant des pamphlets33 puisque la question de l’esclavage devient finalement un grand débat public. Malgré l’importance que prend le sujet sur la scène politique, Garrison persiste à refuser de s’y impliquer directement, ce qui ne l’empêche pas d’exprimer son opinion sur les divers enjeux législatifs, comme le compromis de 1850 ou la Loi sur le KansasNebraska. Le 4 juillet 1854, il va jusqu’à brûler publiquement une copie de la Loi des esclaves fugitifs et de la Constitution afin d’illustrer qu’il ne tolère aucun «compromise […] with tyranny34». Ce genre d’initiative a mené plusieurs historiens à voir en lui un agitateur qui cherche inutilement à semer la controverse. Or, d’autres le perçoivent plutôt comme un visionnaire qui n’aspire Ce pari s’avère gagnant, car même si l’abolition qu’à se faire entendre, ce qui s’avère l’hypothèse la plus juste si l’on considère les propos qu’il tient dans le ne se produit pas entièrement comme il l’aurait 36 Ibid., p. 499. tout premier numéro de The liberator: «I am aware, that many object to the severity of my language; but is there not cause for severity? […] I will be as harsh as truth, […] I will not retreat a single inch – and i will be heard35». 30 Extrait d’une citation de Garrison. Mayer, op cit., p. 397. 31 Osborn, op cit., p. 80-81. 32 Van Deburg, op cit., p. 235 et 237 33 Mayer, op cit., p. 385. 34 Extrait d’une citation de Garrison. Osborn, op cit., p. 83. 35 Mayer, op cit., p. 111. 37 Osborn, op cit., p. 84. 38 Dred Scott v. John F.A. Sandford est un jugement de la cour suprême prononcé en 1857 qui, s’appuyant sur divers articles de la Constitution, affirme que les Noirs ne sont pas citoyens des États-Unis et qu’ils sont des biens de propriété. L’interdiction de l’esclavage dans les nouveaux territoires est donc déclarée inconstitutionnelle, car le droit à a propriété est un droit inaliénable. The Library of Congress, « Dred Scott v. Sandford: Primary documents in American history », mise à jour le 2 décembre 2013 [En ligne] http://www.loc.gov/rr/ program/ bib/ourdocs/DredScott. html (page consultée le 9 avril 2014). 39 Mayer, op cit., p. 472 et 515. 40 Ibid., p. 525. 41 Ibid., p. 520. P. 44 Le Prométhée souhaité, soit par une réforme morale plutôt que par une guerre civile, Garrison atteint son objectif après plus de trois décennies de lutte et de confrontation. L’esclavage est officiellement aboli en décembre 1865 lors de l’adoption du treizième amendement à la Constitution. Dans ces circonstances, Garrison décide de mettre fin à la publication de The Liberator42 et de prendre partiellement sa retraite. Il intervient peu dans la Reconstruction, mais ne cesse toutefois pas d’exprimer son opinion sur divers sujets en publiant quelques articles dans d’autres journaux où il dénonce, notamment, le massacre des Amérindiens des plaines de l’Ouest et les problèmes de corruption en politique43. Malgré son âge avancé, Garrison est encore porté par ce désir de voir sa société être transformée et il se tourne vers la défense des droits civiques. Il milite pour l’obtention du droit de vote par les Afro-Américains jusqu’à ce qu’il leur soit accordé en 1870 et il se joint ensuite aux groupes qui demandent le suffrage universel. Il édite le Woman’s Journal pendant quelque temps, écrit des articles et prononce des discours qui supportent l’émancipation féminine44. Bien qu’il s’investisse davantage dans d’autres causes au cours des dernières années de sa vie, Garrison n’est pas pour autant insensible au sort des Noirs. Il demeure inquiet de les voir victimes de violence, de ségrégation ainsi que de racisme et de constater l’existence de groupes comme le KKK et la White League. Il n’est cependant pas surpris par cette situation qu’il attribue au fait que l’esclavage a été aboli militairement et non par une volonté de la société de se repentir pour avoir commis ce péché45. Garrison est déçu de se rendre compte que le tout fait en sorte que les anciens esclaves vivent encore dans des conditions difficiles. Par contre, sa santé fragile ne lui permet plus de militer avec autant d’ardeur qu’auparavant. Impuissant, il se réfugie dans sa vie privée et passe des jours paisibles auprès de ses cinq enfants avant de s’éteindre à New York en mai 1879 à l’âge de 73 ans46. 42 Stewart, op cit., p. 765. 43 Mayer, op cit., p. 602. 44 Ibid., p. 614. 45 Ibid., p. 616-617. 46 Stewart, op cit. Parution no. 2 Conclusion Le rôle crucial joué par William Lloyd Garrison en tant qu’abolitionniste et comme défenseur des droits humains a longtemps été occulté dans l’historiographie. Sa contribution a été peu considérée avant les années 1960 et lorsque les historiens s’y sont intéressés, la plupart l’ont critiquée47. Plusieurs ont même accusé Garrison d’avoir eu une lourde part de responsabilités dans l’éclatement de la Guerre civile en affirmant que l’extrémisme de ses propos a suscité un débat hargneux qui a empêché la nation d’abolir l’esclavage dans la paix48. Des positions plus nuancées et moins centrées sur son radicalisme ont émergé durant les dernières décennies, mais certains critiquent toujours ses changements idéologiques, lui reprochant d’être inconstant. Quoi qu’il en soit, il demeure possible de croire que Garrison était un visionnaire avant d’être un radical et que, malgré les nombreuses rectifications de ses positions, il n’a jamais perdu de vue son objectif: réformer la société pour libérer des millions d’individus de la servitude. Le zèle avec lequel il a défendu sa vision a inspiré certains activistes parmi ses contemporains. De nos jours, à mesure que son image est réhabilitée par le travail des historiens et de ses descendants, il devient un modèle pour ceux qui luttent encore afin que les Afro-Américains jouissent d’une pleine égalité au sein de leur société49. 47 Mayer, op cit., p. 631. 48 Stewart, op cit. 49 Lloyd Mckim Garrison, « Garrison at Two Hundred : The Family, the Legacy and the Question of Garrison’s Relevance in Contemporary America », dans James Brewer Stewart (dir.), William Lloyd Garrison at Two Hundred: History, Legacy and Memory, New Haven and London, Yale University Press, 2008, p. 128. Parution no. 2 Le Prométhée P. 45 Bibliographie BRITTON, James Robert. Reforming America and Its Men: Radical Social Reform and the Ethics of Antebellum Manhood. Thèse de doctorat (Anglais), University of Miami, 288 p. BROWN, Lois A. «Garrison and Emancipatory Feminism in Nineteenth Century America», dans: STEWART, James Brewer (dir.). William Lloyd Garrison at Two Hundred: History, Legacy and Memory. 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Par Jean-François Veilleux Au 19e siècle, nombreux sont les écrivains nés aux États-Unis qui ont su marquer durablement la littérature nationale américaine, quoique celle-ci fût assez tardive: James Fenimore Cooper avec Le dernier des Mohicans (1826), Edgard Allan Poe avec Les aventures d’Arthur Gordon Pym (1838), Herman Melville avec son Moby Dick (1851), Harriet Beecher Stowe avec La Case de l’oncle Tom (1852). Mais très peu d’écrivains américains peuvent alors mériter le titre de « philosophe ». Dans ce court essai, nous procèderons en trois temps afin de démontrer en quoi l’œuvre de Thoreau peut s’inscrire durablement dans le corpus philosophico-politique. Tout d’abord, une chronologie des évènements biographiques de Thoreau mettra en lumière ses écrits, ses exploits et ses rêves. Nous avons privilégié le respect du sens irréversible de la trame temporelle pour mieux inscrire cet auteur dans son époque et les bouleversements sociaux et politiques qui l’accompagnent. Ensuite, nous allons survoler en bref la réception de son œuvre et ses nombreux héritiers. Puis, une courte réflexion sur l’aspect philosophique de ses valeurs sera entreprise afin de mieux saisir la nature de ses idées et l’essence de son discours. P. 47 indépendance et il resta toute sa vie un individualiste acharné.»3 Rappelons que dès la fin du 17e siècle, les Quakers s’opposent activement à l’esclavage et fondent en 1775 la première société abolitionniste des ÉtatsUnis. En 1790, ils présentent d’ailleurs au Congrès américain une première pétition pour l’émancipation des Noirs.4 Dès 1818, la famille Thoreau traverse quelques années de difficultés financières puis s’installe à Chelmsford, au Massachusetts, où le père transfère son commerce (une épicerie).5 Au même moment, l’Illinois est admis dans l’Union qui compte maintenant onze États esclavagistes et onze États libres. En 1820, l’admission prochaine du Missouri dans l’Union menace d’installer à la Chambre des représentants une majorité esclavagiste: vote d’un compromis autorisant l’esclavage au sud du 36e degré, 30 minutes de latitude Nord. Finalement, le Missouri entre dans l’Union en 1821 alors que la famille Thoreau s’installe à Boston où Henry David commence à aller en classe à l’âge de cinq ans. En visite chez sa grand-mère à Concord en 1822, il découvre l’étang de Walden qui deviendra plus tard son havre de paix. L’année suivante, James Monroe formule sa célèbre doctrine: «l’Amérique aux Américains» (1823). En 1824, grâce au filon de graphite que vient de découvrir le frère de sa femme, Charles Dunbar, le père de Thoreau crée une fabrique de crayons 1 - Chronologie d’un poète aventurier! à Concord. Prédestination pour le jeune intellectuel Né sous le nom de David Henry Thoreau à ? En 1828, David et son frère aîné John entrent à Concord (Massachusetts) le 12 juillet 1817, il est l’Académie de Concord, un nouvel établissement qui aussitôt marqué par le paupérisme de son milieu malgré prépare à l’Université. Ils y apprennent le latin, le grec ses origines: petits-fils d’un corsaire normand1. Son et le français. Âgé de 11 ans, Henry David y compose père, John Thoreau (1787-1859), avait épousé Cynthia son premier poème intitulé «Les saisons».6 Dunbar (1787-1872), fille du colonel Elisha Jones, Déjà en 1826, il existe à ce moment 143 sociétés riche propriétaire et possesseur d’esclaves, dont les er quatorze fils se battirent du côté des Anglais pendant abolitionnistes aux États-Unis (103 dans le Sud). Le 1 la Révolution.2 Selon Pierre Goian, Thoreau serait janvier 1831, le journal abolitionniste The Liberator aussi l’héritier «d’une ascendance à la fois française est fondé. En novembre, la première insurrection et écossaise, dans une famille qui unissait la tradition d’esclaves a lieu en Virginie. Jusqu’aux années 1830, Pierre Gioan, (dir.), Histoire générale des littératures, puritaine à celle des Quakers. Très tôt il montra son 3 1 Henry David Thoreau, « Je vivais seul, dans les bois », Paris, Éditions Gallimard, 1922, 2012, p. 7. 2 Henry David Thoreau, Résister; à la tentation du laisser-faire, au réformisme, à l’esprit commercial des temps modernes, 2011, p.89. Chronologie d’après Laurence Vernet, revue Europe, juillet-août 1967. 1848-1945 – Tome V, Paris, 1961, p. 110. 4 Cependant, il faut attendre 1808 pour voir une réelle interdiction d’importer des esclaves aux États-Unis. Henry David Thoreau, La désobéissance civile, Chronologie de Sylvie Chaput, 1994, p.95. 5 Ibid., p.96. 6 Ibid., p.97. P. 48 Le Prométhée les anti-esclavagistes veulent retourner les Noirs en Afrique! Toutefois, de 1830 à 1840 – apogée du système esclavagiste – la traite interétatique des esclaves prend de l’ampleur.7 Mais en 1833, alors qu’à 16 ans Thoreau entre à l’université Harvard (créée vers 1636) en bénéficiant d’une bourse, Londres abolit l’esclavage dans tout son empire.8 Parution no. 2 l’école publique de Concord, il donne rapidement sa démission parce qu’il refuse de punir les élèves par des châtiments corporels. Fidèle à lui-même, c’est à cette époque qu’il change l’ordre de ses prénoms pour se faire appeler Henry (David) et qu’il commence à tenir son journal qu’il va poursuivre toute sa vie.11 Constatant la passion pour l’écriture chez Thoreau, la belle-sœur d’Emerson le présente au grand homme. Celui-ci est très connu et fait controverse notamment parce que dès 1838, il «attaque [publiquement] la religion formelle, niant la valeur des dogmes et des rites religieux, et prônant l’expérience spirituelle intuitive et individuelle.»12 Dans son essai Compensation, Emerson résout le dualisme manichéen du bien et du mal pour favoriser une philosophie taoïste où chaque chose n’est que la moitié d’un tout, appelant l’autre moitié pour la compléter dans une perpétuelle mais saine opposition de forces. En 1834, l’écrivain Ralph Waldo Emerson (1803-1882), philosophe engagé sur la voie du nonconformisme intellectuel, revient de son voyage en Europe et s’installe à Concord. Pendant ce temps, en congé de l’université, en 1835, David Henry Thoreau enseigne quelques mois à Canton, au Massachusetts, où il habite chez le philosophe et pasteur unitarien Orestes Brownson (1803-1876). Ce réformateur lui apprend la langue allemande et l’initie à l’idéalisme allemand (Kant, Fichte, Schelling, Hegel). Cette annéelà, Thoreau découvre aussi le transcendantalisme, une doctrine faisant la promotion de l’unité du vivant et de la En 1838, confiant de ses capacités pédagogiques nature, la méditation, l’observation et la contemplation et de sa passion pour le savoir, Thoreau ouvre chez-lui afin de parvenir à une conscience plus grande. Âgé de sa propre école13 où il enseigne en compagnie de son 18 ans, ces idées le marquent pour la vie. frère John (né en 1815), jusqu’en mars 1841, puis il En 1837, Emerson, qui vient de faire paraître donne un premier discours, «La société», au Lyceum sa première œuvre, Nature (1836), fait un discours à de Concord, la nouvelle salle de conférence inaugurée l’Université de Harvard intitulé L’Étudiant Américain en 1829. Passionné du grand air et de la vie au cœur (The American Scholar) qui mérite même d’être de la nature, il exécute sa première excursion dans le nommé par un contemporain « notre Déclaration Maine à pied. Aimant séjourner dans les bois, il fait d’indépendance intellectuelle ». Dans son adresse, l’année suivante, en 1839, une autre excursion de deux Emerson défend le précepte «connais-toi toi-même» de semaines sur les rivières Concord et Merrimack avec Socrate (chacun doit prendre sa vie en main), et insiste son frère aîné. sur l’importance moderne d’étudier la nature et de ne C’est en 1840 – alors que naît le Liberty Party pas imiter les anciens auteurs, voire se couper d’eux et pour prendre position contre l’esclavage, avec un de la tradition, car selon lui «chaque époque doit écrire succès très mitigé – qu’Henry publie un essai, «Aulus ses propres livres»9. Persius Flaccus» et un poème, «Sympathy», dédié à Âgé de 20 ans, Thoreau reçoit son diplôme de son élève Edmund Sewall (jeune frère de la femme Harvard en août 1837. Il prononce à cette occasion qu’il tente de séduire) dans le The Dial, une revue «un discours qui contient l’essentiel de son attitude de transcendantaliste locale éditée par Emerson ainsi que rebelle vis-à-vis de la société».10 Devenu instituteur à la journaliste, critique et activiste féministe Margaret Fuller. Thoreau va y collaborer jusqu’en 1842. À partir 7 Marise Bachand, Introduction à l’histoire des ÉtatsUnis (notes du cours HST-1112), UQTR, 60 p. 8 Aux États-Unis, on fonde l’American Anti-Slavery Society où l’on va aussi brimer les droits des femmes. Thoreau, op.cit., p.99. 9Gioan, op.cit., p. 109. 10 Henry David Thoreau, Résister; à la tentation du laisser-faire, au réformisme, à l’esprit commercial des temps modernes, 2011, p.90. D’après Laurence Vernet, revue Europe, juillet-août 1967. 11 Michel Granger, Henry David Thoreau, Paris, Éditions Belin, 1999, p.121. 12 Gioan, op.cit., p. 110. 13 « Leçons de grammaire, de géographie, d’arithmétique ; dialogues et monologues sur des questions d’ordre moral : jardinage et promenade dans les bois. » Thoreau, La désobéissance civile, p.101. Parution no. 2 Le Prométhée de 1841, il séjourne même pendant deux ans chez Emerson. Thoreau devient rapidement son «disciple» car il savait bien illustrer les idées du maître. En plus d’aider Emerson à la rédaction du Dial, Thoreau écrit dans divers magazines et donne des conférences au Lyceum où il va faire la connaissance du romancier Nathaniel Hawthorne (1804-1864) qui va publier La lettre écarlate en 1850. P. 49 Au même moment, la tension sociale monte car l’abolitionnisme commence à se radicaliser. En 1846, alors qu’éclate la guerre du Mexique, Thoreau rédige les premières pages de Walden. En juillet, les autorités l’arrêtent puis l’emprisonne une nuit pour avoir refusé de payer l’impôt. En fait, Henry considérait moral de ne pas appuyer les entreprises humaines de son État considérant qu’il admettait Profondément affecté par la mort de son frère l’esclavage et faisait la guerre au Mexique. En John Junior le 12 janvier 1842, à cause du tétanos, septembre, il décide de retourner en excursion dans le ainsi que par celle de Waldo, le fils aîné d’Emerson, Maine.17 atteint d’une scarlatine, Henry David publie malgré Ses premières conférences sur son séjour à tout son «Histoire naturelle du Massachusetts». Ces Walden se sont tenues en 1847 alors qu’il envoie évènements rapprochent beaucoup les deux familles. De mai à décembre 1843, Thoreau devient précepteur des spécimens d’histoire naturelle à Harvard. Dès des enfants du frère d’Emerson à Staten Island. La septembre, Thoreau quitte sa cabane dans le bois, même année, il fait la connaissance d’un réformiste une courte version de Walden en poche, pour aller politique, rédacteur en chef du New York Times, s’occuper de la maison d’Emerson pendant que celui-ci Horace Greely (1811-1872), qui deviendra par la suite doit voyager en Grande-Bretagne. Âgé de 31 ans, sa vie son agent littéraire puis, en 1854, co-fondateur du Parti prend une forme mature et plus définitive. Le 31 janvier 1848, il prononce au Lyceum de Concord sa célèbre républicain. conférence intitulée «La relation entre l’individu et En avril 1844, Henry David met accidentellement l’État». En mai, l’État signe la ratification du traité qui le feu aux bois de Concord: sa réputation dans la région met fin à la guerre du Mexique.18 est au plus bas. Réfugié dans sa famille, il aide son Après être retourné vivre chez ses parents, il aide père à construire une nouvelle maison familiale et travaille à la fabrique de crayons. Ses talents manuels à la fabrique de crayons, mais fait aussi périodiquement lui permettent de mettre au point un nouveau procédé des travaux d’arpentage. Préconisant la libération par de broyage du graphite.14 Il en profite également pour le travail manuel, Thoreau repeint aussi des maisons. entreprendre la lecture du texte religieux Bhagavad- À cette époque, il consacre beaucoup de son temps aux promenades. Il publie des essais dans les magazines Gîtâ15. de la Nouvelle-Angleterre et donne chaque année Cependant, ce n’est qu’en mars 1845 que quelques conférences à Concord, Boston et jusque dans Thoreau débute l’exploit qui le fera connaître et qui le Maine. le rapproche du pragmatisme philosophique. À l’aide Toutefois, l’année charnière pour Henry David d’Emerson et d’autres amis, il commence à construire une cabane en bois de pin avec des matériaux recyclés est 1849: sa sœur Helen (née en 1812) meurt de au bord de l’étang de Walden. En bon patriote, il s’y tuberculose. Malgré les malheurs, il publie à compte installe le 4 juillet (!) puis il entame la rédaction de d’auteur « Une semaine sur les fleuves Concord et son récit racontant ses aventures sur les deux rivières.16 Merrimack » (A Week on the Concord and Merrimack Rivers), la première relation de ses expériences dans la 14 Granger, Henry David Thoreau, Paris, Éditions Belin, nature brute, puis «Résistance au gouvernement civil» 1999, p.122. – mieux connu sous le nom de Désobéissance civile 15 Partie centrale du poème épique Mahabharata, l’un des à cause d’une réédition ultérieure – dans Aesthetic écrits fondamentaux de l’Hindouisme, souvent considérée comme un « abrégé de toute la doctrine védique ». Terme sanskrit, la Papers, une revue dirigée par Elizabeth Palmer Bhagavad-Gîtâ (écrite en dix-huit chapitres) se traduit littéralePeabody. Dans ce texte célèbre, il proclame l’existence ment par « chant du Bienheureux » ou « Chant du Seigneur ». 16 Thierry Gillyboeuf, La vie sans principes, France, 2004, p.61. Traducteur de l’œuvre de Thoreau. 17 18 Granger, op.cit., p.122. Thoreau, La désobéissance civile, p.104. P. 50 Le Prométhée de lois injustes d’où la nécessité de résister.19 Il annonce aussi la publication prochaine de Walden dont il a déjà rédigé trois versions. Ces divers récits inaugurent «le type des futurs écrits de Thoreau: l’amour presque romantique qu’il nourrit pour la nature se joint au goût des digressions sur les sujets les plus variés: histoire, religion, philosophie, poésie, littératures classiques.»20 À cette époque, Thoreau rencontre Harrison G.O. Blake (1818-1876), un instituteur avec qui il entretiendra une correspondance. Blake deviendra plus tard le représentant de l’Ohio (1859-1863). La même année, Thoreau part aussi en excursion au cap Cod avec le poète transcendantaliste William Ellery Channing (1818-1901).21 Selon Pierre Gioan, les Journaux intimes d’Emerson indiquent que dès 1850, il s’intéressa fortement à la cause anti-esclavagiste alors que nous l’avons vu, Thoreau s’y engage un an plus tôt. En 1850 – alors qu’on adopte la loi sur les esclaves fugitifs mettant en accusation les complices de ces évasions et qui défend l’idée que les noirs seraient équivalents à des biens de propriétés – sa famille emménage dans une maison de la rue principale de Concord. En juin, Henry fait une deuxième excursion au cap Cod. En juillet, il va à Fire Island, une île de l’État de New York, pour y chercher la dépouille de Margaret Fuller dont le navire a fait naufrage.22 Rappelons au passage qu’à cette époque, c’est à New York que sont publiés la majorité des journaux et magazines américains. Puis, en compagnie de Channing, Thoreau en profite pour voyager pendant huit jours au Québec: lac Champlain, Sorel, Montréal, Québec, Beauport, la chute Montmorency, Château-Richer, Sainte-Anne-deBeaupré, Lévis, Montréal et Varennes.23 À cet égard, il serait intéressant d’approfondir la pensée d’Henry sur sa vision du Canadien-français, déjà développée 19 « Par contre, si une loi, de par sa nature même, vous oblige à commettre des injustices envers autrui, alors, je vous le dis, enfreignez-la. […] Mon devoir est de veiller à tout prix à ne pas être moi-même complice du mal que je condamne. » - Thoreau, op.cit, p.31. 20Gioan, op. cit., p. 110. 21 Attention : ne pas confondre avec le docteur William Ellery Channing (1780-1842), l’un des plus ardents promoteurs de l’abolition de l’esclavage dès 1831 et qui va publier un ouvrage sur l’Esclavage en 1841 22Granger, op. cit., p.122. 23Thoreau, op. cit., p. 105. Parution no. 2 dans le récent ouvrage de Victor-Lévy Beaulieu intitulé «Désobéir», dans lequel il dresse le portrait que Thoreau a fait de son «ami» Alexandre Thérien.24 En 1851, Thoreau met sa théorie politique en pratique et proteste contre les lois esclavagistes en plus d’aider un esclave à s’enfuir au Canada. Par ses actions, il est évident que cet écrivain s’inscrit davantage dans la lignée des philosophes engagés. Sa pensée politique se situerait, à notre avis, entre l’anarchisme (absence d’autorité) et l’individualisme compétitif et égoïste du «rêve américain». L’année suivante, Henry consacre son temps à Walden (version IV) et au Journal. Pendant ce temps, plusieurs personnes font paraître un pamphlet pro-esclavagisme (The Pro-Slavery Argument) soulignant que ce système est bon car légitimé par la bible!25 Après une autre excursion dans le Maine en 1853, il aide fréquemment des esclaves à fuir vers le Canada. Il publie la première partie de Un Yankee au Canada alors que l’entreprise familiale cesse de fabriquer des crayons et ne produit plus que de la plombagine, pour la typographie. Alors que son éditeur lui rapporte 700 exemplaires invendus de «Concord et Merrimack», Thoreau rédige la version cinq de Walden et commence la suivante à la fin de l’année. C’est en 1854 qu’Henry fait ses conférences sur «L’esclavage au Massachusetts» (publiée dans le New York Tribune et le Liberator) et «La vie sans principes» – alors que se brise le compromis du Missouri de 1820 à cause de l’adoption de la Loi du Kansas-Nebraska. Vers février-mars, Thoreau termine la septième version de Walden ou La vie dans les bois, puis prépare en avrilmai le dernier manuscrit pour l’éditeur. Cette huitième version démontre la volonté de perfectionnement de cet homme qui considère l’écriture comme un véritable métier. La nécessité de la relecture, du travail pour le choix précis des mots et de leurs significations, sont des éléments surs lesquels il a insisté avec brio. Publié à 2000 exemplaires en août chez Ticknor & Fields, avec quelques extraits dans le New York Tribune, l’accueil est excellent et l’ouvrage suscite l’admiration. 24 « Il serait difficile de trouver homme plus simple et plus naturel. Le vice et la maladie, qui jettent sur le monde un si sombre voile de tristesse morale, semblaient pour ainsi dire ne pas exister en lui. » - Thoreau dans Walden ou la vie dans les bois. Victor-Lévy Beaulieu, Désobéir, Éd. Trois-Pistoles, 2013, p.71. 25 Thoreau, op.cit., p.106. Parution no. 2 Le Prométhée P. 51 Monthly publie son article intitulé « Chesuncook », du nom d’un lac dans le Maine. À la mort de son père en 1859, Thoreau va diriger la fabrique de graphite. Très actif pour la défense du rebelle John Brown lorsque celui-ci est capturé à Harpers Ferry, il fait de nombreuses conférences dont « Playdoyer pour le capitaine John Brown » à Concord, Boston et Worcester. En décembre, Thoreau fait un discours sur «Le martyre de John Brown».27 En Juillet 1860, il publie «Les derniers jours de John Brown», fait une ultime excursion au mont Monadnock (New Hampshire) avec Channing, puis donne une conférence sur «La succession des arbres en forêt». Mais en décembre, alors que la Caroline du Sud fait sécession, son état de santé se dégrade soudain considérablement. Grand voyageur, Thoreau décide de rendre visite à Daniel Ricketson, un admirateur de New Belford (New Jersey).26 Cette anecdote révèle un humanisme assortie de curiosité par cette touchante proximité de l’écrivain avec certains de ses lecteurs. En 1855, Thomas Cholmondeley, un jeune Anglais, lui envoie une quarantaine de livres orientaux. Appréciant déjà ce genre de littérature depuis au moins dix ans, ce don de livres va littéralement changer la vie de Thoreau en précisant sa propre vision de la nature et spéculer sur l’origine du monde. Après la publication des premiers essais sur Le cap Cod, alors qu’apparaissent les premiers signes de sa tuberculose, il en profite pour y faire une troisième excursion. En 1856, après avoir fait son premier portrait en daguerréotype (voir photo) à l’âge de 39 ans, Henry rend visite au poète Walt Whitman à Brooklyn, qui a fait paraître l’année précédente la première édition de «Feuilles d’herbes». Alors que débute la sanglante guerre de sécession en 1861, le racisme est encore un phénomène transnational malgré les efforts d’Angelina Grimké d’unir les forces des noirs, des femmes et des travailleurs.28 De mai à juillet 1861, Henry voyage dans le Minnesota avec le botaniste Horace Mann Jr. dans l’espoir de reprendre des forces. De retour à Concord, avec l’aide de sa sœur Sophia, il prépare des manuscrits en vue de leur publication pendant que le président Lincoln recrute des volontaires. Malheureusement, en pleine guerre civile, atteint à son tour de la tuberculose29, Henry David Thoreau décède de manière précoce le 6 mai 1862 à Concord, le petit village qui l’avait vu naître presque 45 ans plus tôt. Il n’aura vu ni la fin de la pire guerre intérieure des États-Unis, ni l’abolition législative de l’esclavage par Lincoln, ni l’apogée du capitalisme industriel. 1 -Postérité, hommage et mémoire collective Dès l’année de sa mort, Emerson publie un ouvrage dédié à son ami, intitulé simplement « Thoreau » (1862). Même si un recueil de 1866 rassemble La Désobéisance civile et Un Yankee au Canada, il faut attendre 1906, à Boston, pour la première publication de ses œuvres complète, en vingt et un volumes, dont quatorze consacrés à son journal. Puis, en 1921 et 1922, Après une quatrième excursion à Cap Cod, en les premiers textes de Thoreau sont traduits en langue 1857, il fait un dernier séjour dans le Maine avec Joe française. Lors du centenaire de sa mort, en 1962, des Polis, un guide indien. La même année, il rencontre à cérémonies ont lieu à l’Université Columbia de New Concord le capitaine John Brown, un abolitionniste 27 Ibid. notoire dont il va par la suite défendre l’honneur 28 Thoreau, op. cit., p.108. publiquement à plusieurs reprises. En 1858, l’Atlantic 29 Vers 1882, la tuberculose est la cause d’un décès sur 26 Granger, op. cit., p.123. sept en Europe P. 52 Le Prométhée York alors qu’à Concord, des gens défilent dans les rues jusqu’au cimetière Sleepy Hollow en portant des fleurs sauvages. Ellen Emerson en a profité pour lire quelques passages de l’oraison funèbre composée par son arrière-arrière-grand-père, Ralph Waldo Emerson (1803-1882).30 Nombreux sont ses héritiers intellectuels: Gandhi prend connaissance du texte par l’entremise d’Henry S. Salt, un des biographes de Thoreau, qu’il rencontre dans un cercle de végétariens alors qu’il est étudiant en droit à Oxford. Gandhi va d’ailleurs publier le texte de Thoreau en 1907 dans le journal Indian Opinion. Aux États-Unis, plusieurs militants sont arrêtés pour avoir lu La désobéissance civile en public dont l’anarchiste et féministe Emma Goldman en 1917, le romancier Upton Sinclair en 1930 et Norman Thomas, candidat du Parti Socialiste, à la fin des années 1930. Ce texte majeur circulera aussi en Europe pendant la Deuxième Guerre mondiale, notamment chez les antinazis au Danemark, alors que Martin Luther King prend connaissance de ce texte en 1944. « En 1955, le United States Information Service publia à l’intention de nombreuses bibliothèques du monde entier une anthologie de la littérature américaine où figurait le texte de Thoreau. Le sénateur Joseph McCarthy réussit à en arrêter la diffusion. »31 Le dernier exemple concerne l’époque des grandes manifestations contre la guerre du ViêtNam où plusieurs contribuables vont protester contre la participation de leur pays à cette guerre en refusant de payer leurs impôts. Dans certains cas, au lieu de leur déclaration fiscale, les citoyens envoyèrent une copie de La désobéissance civile au gouvernement! Parution no. 2 différentes philosophies, certaines millénaires, reposent principalement sur la promotion de la liberté humaine et du pouvoir qu’ont les hommes d’atteindre, par euxmêmes, le bonheur et la paix de l’esprit (ataraxie). D’emblée, le type d’écriture personnelle de Thoreau, qui appartient davantage à la littérature de «témoignage», permet d’ancrer la plupart de ses œuvres (journaux intimes, correspondances) dans une tradition philosophique qui comprend Les pensées de Pascal, les Essais de Montaigne ou Les confessions de Rousseau. Ce dernier prônait d’ailleurs un «retour à la nature» un siècle avant Thoreau et croyait aussi que l’homme fait fausse route en valorisant le superflu, le luxe et les faux besoins. Ainsi, Thoreau ne fait pas dans la littérature de l’imaginaire mais préfère plutôt, par ses confidences, écrire sur les enjeux véritables de sa propre vie, de son pays et sur les réalités de la nature qu’il observe. En ce sens, il y aurait peut-être aussi un rapprochement à faire entre le panthéisme de Spinoza (1632-1677), où Dieu est présent dans toutes les manifestations de la nature, et le mouvement transcendantaliste auquel Thoreau appartient et qui vénère le principe essentiel de «[…] cette grande nature qui nous contient tous en une harmonieuse unité, nous unissant les uns aux autres.»33 Chacun doit donc comprendre son environnement pour bien saisir les relations qui animent la nature pour enfin bâtir une éthique issue du vivant. Celle-ci repose notamment sur la valeur du travail qui doit être exécuté par amour, le refus des contraintes et de l’injustice, le rejet des formes viciées du capitalisme comme l’amour de l’argent et la promotion d’une morale transcendantaliste où 2 - Racines et enjeux philosophiques chez Thoreau l’individu, par sa raison, sa force intérieure et sa Selon Pierre Gioan, Henry se qualifie lui- conscience, reste le point de départ de l’être, du monde. même de «mystique, transcendantaliste et philosopheQuoique Thoreau semble avoir vécu toute né, de surcroît»32. Quoique ses œuvres fourmillent de références à la culture classique antique et à une sa vie dans l’ombre de son maître, le «philosophe de haute érudition, certains ne le considère pas comme l’optimisme», il est impossible de nier l’influence le chef d’une nouvelle tradition littéraire. Or, malgré majeure qu’Emerson, fils d’un pasteur unitarien, va son absence étonnante des divers dictionnaires de refléter sur son jeune élève: défense du sentiment inspiré philosophie, Thoreau s’apparente à plusieurs registres de la nature, croyance dans la force infinie de l’individu philosophiques: au stoïcisme (Cicéron, Épictète, et la nécessité de développer une nouvelle conscience Sénèque, l’empereur Marc-Aurèle), au taoïsme et autonome, etc. Mais plusieurs méconnaissent que même à l’existentialisme (Nietzsche, Sartre). Ces son œuvre est imprégnée de concepts philosophiques que Nietzsche va mettre en branle à la fin du siècle, 30Thoreau, op. cit., p.109. dont l’idée de «surhomme», conscient que son œuvre 31 Ibid., p.112. 32Gioan. op. cit., p. 110. 33 Ibidem. Parution no. 2 Le Prométhée serait peut-être comprise qu’un siècle après sa propre mort. Cela s’exprime notamment dans les essais d’Emerson Confiance en soi [Self-reliance] (1841) et Hommes Représentatifs (1850) où il s’inspire de la doctrine du culte de héros, chère à Carlyle, et présente six personnages à célébrer: Platon, Swedenbord, Montaigne, Shakespeare, Napoléon et Goethe.34 Admirant les trois derniers, Nietzsche ajoutait aussi César et Beethoven, des modèles d’hommes qui ont su créer de nouvelles valeurs à partir de leur existence, leurs talents35 et leur «volonté de puissance». À son tour, dans Résister, Thoreau dresse sa liste de héros humains.36 Par ailleurs, tout comme Nietzsche, outre quelques personnalités célèbres de son temps, Thoreau va passer sa vie assez seul, sans femme ni enfants, prenant son métier d’écrivain au sérieux. Un troisième exemple démontre que par ses études de l’idéalisme allemand avec Orestes Brownson, la recherche scientifique de Thoreau s’accorde aussi avec le système philosophique de Schelling, qui s’intéresse particulièrement aux fondements biologiques de notre comportement et aux limites de notre liberté. Comme Schelling, qui publie entre autres Idées pour une philosophie de la nature (1797) et Introduction à l’Esquisse d’un système de philosophie de la nature (1799), Thoreau utilise la science de son époque pour étudier et comprendre les phénomènes de la nature, afin de mieux connaître l’homme. De plus, face au capitalisme, la nature doit être admirée et appréciée plutôt qu’exploitée. Enfin, tel que Jean-Paul Sartre au XXe siècle, Thoreau est un ardent défenseur de la liberté humaine mais surtout de la liberté individuelle. En effet, mû par l’idée protestante de réformation et de la perfectibilité de l’homme, Henry David s’inscrit dans le bouillonnement social qui prend son apogée dans les années 1840-1850 en Nouvelle-Angleterre.37 Nous sommes condamnés 34 Ibidem. 35 « […] c’est en vain que nous regardons vers l’est ou vers l’ouest à la surface de la terre pour trouver l’homme parfait : chacun incarne seulement une excellence qui lui est propre. » Thoreau, Résister; à la tentation du laisser-faire, p.8. 36 « Les grands bienfaiteurs du genre humain ont été des êtres solitaires et singuliers, et non une foule d’hommes. Que ce soit dans la poésie ou dans l’histoire, c’est pareil : Minerve, Cérès, Neptune, Prométhée, Socrate, Jésus, Luther, Christophe Colomb, Arkwright. » - Thoreau, op. cit., p.30. 37Thoreau, op. cit., p.21. P. 53 à être libre disait Sartre, et nous devons donc user de notre liberté pour transformer le monde, chose qu’il a su faire par ses conférences, ses écrits et son pragmatisme politique qui soutient l’idée que «l’homme doit trouver ses motifs en lui-même»38. En effet, la fidélité à ses propres idéaux permet à l’homme de suivre la voie de l’anticonformisme – caractéristique fondamentale selon Emerson de l’esprit américain – et d’imposer au monde son unicité, «sa propre fragrance»39. Finalement, il serait très intéressant d’élaborer davantage sur les idées politiques de Thoreau afin d’y déceler un profond humanisme et une philosophie pour libérer l’homme des excès du matérialisme. Malgré son besoin naturel de solitude et son amour pour la nature, il encourage le végétarisme et défend également la liberté de pensée et les vertus comme la franchise, la sympathie, la coopération, la dignité, l’authenticité, l’appel à l’entraide et à la collaboration, valeurs-clés comme piliers de la vie sociale et «facteurs indispensables au progrès»40. Comme il faut être capable de se réinventer soi-même en aiguisant au mieux sa conscience, avant de changer le monde, la désobéissance civile repose sur le noble concept d’agir par obligation selon ce qui nous semble le plus juste. Conclusion Né dans le berceau de la production littéraire des États-Unis41, entouré d’amis dont plusieurs écrivains, militants ou activistes et très près des grands penseurs de son époque tel qu’Emerson, Thoreau aura su, par son œuvre littéraire originale et personnelle, défendre des valeurs qui allaient notamment balayer l’Amérique un siècle plus tard avec le mouvement écolo et pacifiste flower power. Son témoignage sincère fut sensible autant à l’observation scientifique, naturaliste ou économique, qu’à la vision philosophique, intimiste ou bien encore mystique de saisir notre place dans la nature. Considérant son attachement pour certaines valeurs liées au contexte puritain du Massachussetts, il serait aussi intéressant d’approfondir sa vision religieuse ou même sa conception de la divinité. 38 Beaulieu, Désobéir, Éditions Trois-Pistoles, 2013, p.53. 39 « Soyez fidèles à vous-même », « Soyez solidement enraciné dans le sol natal de votre originalité et de votre indépendance » Thoreau, op. cit., p. 33 et 38. 40 Gioan, op.cit., p.110. 41 « La première presse fut installée en 1638 à Cambridge, dans le Massachusetts ». Gioan, op. cit., p. 101. P. 54 Le Prométhée Parution no. 2 Toutefois, pour voir émerger une littérature plus engagée dans le combat contre l’esclavage, il faut attendre le roman de Mark Twain Les Aventures de Huckleberry Finn (1884), où se profile «le rêve d’une amitié possible (l’égalité raciale utopique?) entre le Blanc et le Noir [ainsi que] les troubles et les angoisses du pays qui n’a pas fini de se bâtir.»42 Néanmoins, les idées d’autonomie, d’engagement et de liberté de Thoreau vont inspirer tant les romanciers réalistes comme le socialiste Jack London (1876-1916) et Upton Sinclair (1878-1968), que la traversée initiatique du continent de Twain, au travers sa quête d’or, ou son héros adolescent fugueur, et Jack Kerouac dans Sur la route (1957). Bibliographie Au final, il apparaît clairement qu’Henry David Thoreau qui, au cours de sa vie, aura été entre autres conférencier, professeur, marin et arpenteur, incarne le modèle par excellence du self-made-man, celui qui bâtit sa vie et son héritage de ses propres mains. Père de l’écologisme et de la simplicité volontaire, il est aussi parmi les pionniers d’une nouvelle littérature racontant le pays américain et ses paysages, prenant d’ailleurs tout autant la défense des activistes abolitionnistes de son temps, car l’esclavage était le pire fléau de son époque. C’est pourquoi son héritage littéraire, philosophique et politique sera toujours présent, un peu partout sur la planète, là où la résistance, la rébellion et l’indignation, face à l’injustice, sont toujours parmi les premiers devoirs du citoyen. LABINE, Marcel. Le Roman américain en question. Québec Amérique, 2002, 143 pages. AJCHENBAUM, Yves Marc. Les États-Unis, gendarmes du monde: pour le meilleur et pour le pire [1917-2000]. France, recueils de 18 articles du journal Le Monde, Éditions Librio no.578 (Inédit), 2003, 95 pages. BEAULIEU, Victor-Lévy. Désobéissez! Éditions Trois-Pistoles (Québec), 2013, 182 p. GIOAN, Pierre dir. Histoire générale des littératures, 1848-1945: fluctuations, résurrections, naissances, découvertes – Tome V. Paris, Librairie Aristide Quillet, chapitre trois: « littérature américaine (États-Unis) », 1961, p.101 à 111. GRANGER, Michel. Henry David Thoreau. Paris, Éditions Belin, 1999, 127 pages. THOREAU, Henry David. « Je vivais seul, dans les bois » [1er chapitre de Walden ou La vie dans les bois: L’Imaginaire no.239]. Paris, Éditions Gallimard, Collection Folio no.4745, traduit par Louis Fabulet, 1922, 2008, 2012, 121 pages. THOREAU, Henry David. La désobéissance civile suivi de Visiteurs [Propos sur un bûcheron canadien-français]. Traduction, introduction, notes et chronologie de Sylvie Chaput, postface de Marc Chabot, Éditions Typo (Quebecor Media), 1994, 121 pages. THOREAU, Henry David. La vie sans principes. France, Éditions Mille et une nuits, traduction, notes et postface par Thierry Gillyboeuf, 2004, 63 pages. THOREAU, Henry David. Résister; à la tentation du laisserfaire, au réformisme, à te l’esprit commercial des temps modernes, traduction, notes et postface par Thierry Gillyboeuf, Éditions mille et une nuits, no.593, 2011, 93 pages. Article ou chronique : JONATHAN, Stéphane C. « Chez les rockers philosophes », journal Sud-Ouest, France, 3 janvier 2014. [En ligne, consulté le 1er février 2014] : www.sudouest.fr PARÉ, Jean. « In god we trust », Le fond de l’histoire, L’Actualité, janvier 2010, p.16 42 Marcel Labine, Le Roman américain en question, Québec Amérique, 2002, 143 pages. Parution no. 2 Le Prométhée Tatanka Iyotake dit Sitting Bull par Alexandra LeGendre Tatanka Iyotake dit Sitting Bull est né vers 1831 près de la région de Grand River dans le Dakota du Sud. Certains disent de ce personnage qu’il incarne à lui seul la résistance indienne de la conquête de l’Ouest1. Il fut un très célèbre chef indien sioux qui contribua à étendre leur territoire de chasse vers l’ouest des États-Unis2. Cet homme ne désirait qu’une chose pour son peuple: une vie libre. Tout au long de sa vie, Bull tente de trouver un terrain d’entente avec les Blancs et le gouvernement américain3. À partir de 1851, au moment où Bull est reconnu comme un chef très important, il se donne comme tâche de conduire son peuple et de le protéger4. Sitting Bull gagne la réputation d’être un important guerrier dès son jeune âge. En effet, dès l’âge de 14 ans, il participe à une expédition guerrière dans laquelle il s’attire une réputation de combattant intrépide5. À l’âge de 16 ans, il est blessé durant une bataille, ce qui le laissera à jamais boiteux. Par la suite, Bull devient un guérisseur. En 1862 eut lieu le «massacre du Minnesota», durant lequel Sitting Bull fut l’un des chefs qui permit de résister à la pénétration de l’armée américaine dans le territoire sioux de 1865 à 18686. Il devient le principal chef de la nation sioux en 1867, car il était respecté pour son grand courage et sa sagesse7. Durant les cinq années qui suivent, ce chef se retrouve mêlé dans plusieurs oppositions avec l’armée américaine durant lesquelles il fait office de chef de la résistance indienne. Plusieurs auteurs s’entendent pour dire que Sitting 1 Danièle Vazeilles, Serge Parquet et Priscille Touraille, « Sitting Bull : Guerrier Mystique », Autrement : Collection Terre indienne, no. 54 (mai 1991) : 67. 2 Universalis, « Tatanka Iyotake dit Sitting Bull (18311890) », Encyclopaedia Universalis [en ligne], http://www. universalis-edu.com.biblioproxy.uqtr.ca/encyclopedie/tatanka-iyotake-sitting-bull/ (page consultée le 15 mars 2014). 3 Vazeilles, Parquet et Touraille, loc. cit. p. 67. 4 Ibid., p. 70. 5 Universalis, loc. cit. 6 J. W. Grant MacEwan, « Ta-Tanka I-Yotank », Dictionnaire biographique du Canada [en ligne], http://www.biographi.ca/fr/bio/ta_tanka_i_yotank_11F.html (page consultée le 15 mars 2014). 7 Universalis, loc. cit. P. 55 Bull fut un être central dans la résistance indienne de l’Ouest américain. Certains, comme Danièle Vazeilles, Serge Paquet et Priscille Touraille, vont jusqu’à dire que ce chef incarne à lui seul ce mouvement. D’autres auteurs, comme George E. Hyde, présentent plutôt Bull comme un être hostile et sans scrupule. James Macfarlane, quant à lui, s’intéresse à la nature du statut de Bull à l’intérieur de sa communauté. Bref, Sitting Bull a fait couler beaucoup d’encre et c’est pourquoi il est intéressant de mieux présenter ce personnage important de l’histoire américaine. À la lumière de l’historiographie consultée, une question émerge: comment est-il possible d’affirmer que Sitting Bull soit un symbole important de la résistance indienne dans l’Ouest américain? C’est ce que nous allons découvrir dans ce présent texte. Afin de bien comprendre toute l’ampleur de la résistance indienne et de son acteur emblématique, il est primordial de faire état des événements entourant l’expansion américaine vers l’ouest du continent. Ce faisant, il sera plus facile de mettre en contexte la situation indienne à l’époque de Sitting Bull et d’ainsi comprendre les enjeux qui le motivent dans sa résistance acharnée. Ensuite, le rôle important qu’il a occupé lors de la bataille de Little Big Horn, son exil au Canada, ainsi que la fin de sa vie seront traités. Enfin, c’est cette résistance emblématique qui fera de lui un acteur important dans l’histoire du XIXe siècle américain. Conquête de l’Ouest Au cours des deux derniers tiers du XIXe siècle, du Missouri au Pacifique, des colons américains se disputent le territoire des Indiens des Plaines. Que ce soit pour la construction du chemin de fer ou pour la chasse, ces hommes viennent empiéter sur les terres ancestrales des Amérindiens présents sur le territoire. Plus que de simples terres, chaque flanc de montagne et tous les cours d’eau relevaient un caractère sacré pour ces Indiens des Plaines. Cependant, avec l’arrivée en masse des Blancs, il ne restait aux Amérindiens que le souvenir d’une communion avec la nature8. Plus de 400 traités ont été signés entre le gouvernement américain et les tribus indiennes sur tout le territoire des États-Unis. En 1787, le Congrès continental stipule, par son ordonnance du Nord-Ouest, que «nul 8 Élise Marienstras, Wounded Knee ou l’Amérique fin de siècle, Bruxelles, Éditions Complexe, 1992, p.15-17. P. 56 Le Prométhée Parution no. 2 Parmi ces Amérindiens de l’ouest du continent se trouvaient les Sioux qui constituaient les peuples les plus nombreux et les plus diversifiés. Durant cette période, ces peuples constituent des groupes autonomes et forment ce qui pourrait ressembler à une confédération de sept tribus ou nations réparties d’est en ouest. Ces tribus étaient divisées à nouveau en tiyospaye, qui consistait en des bandes d’individus provenant d’une même famille élargie. C’est ce type d’organisation qui constitue la base de l’unité sociopolitique des Sioux et qui explique la montée de Sitting Bull. Durant cette époque, le terme Sioux est employé sans distinction des termes Lakotas et Teton11. Sitting Bull était donc le chef de la bande Hunkpapa tiyospaye12. Au cours de leurs visées expansionnistes, les Américains ont éliminé tous les troupeaux de bisons des Plaines qui constituaient une ressource alimentaire très importante pour les Autochtones, ainsi qu’un vecteur culturel. En plus de faire des dommages écologiques considérables, la disparition des bisons a sonné la fin de l’ancienne existence tribale des Amérindiens13. De plus, lors de leur expansion dans l’Ouest, les Américains ont bâti de nombreux forts militaires qui étaient considérés comme une provocation pour les Indiens. Ces constructions étaient rendues possibles par le Traité de Horse Creek (17 septembre 1851). Durant les années 1860 à 1870, les Amérindiens concentrèrent leurs efforts pour tenter d’écarter l’armée américaine de leur territoire. Cependant, c’est à partir des années 1860 que ces peuples furent organisés sous forme de réserves. Dans ces réserves, les individus étaient sous surveillance des agents du Bureau des Affaires indiennes et c’est précisément contre ce principe «d’emprisonnement» que Sitting Bull va se battre durant toute sa vie14. En 1868, les Américains proposent la paix avec le second Traité de Fort Laramie qui devait garantir aux Sioux une réserve dans le sud-ouest du Dakota du Sud15. La rencontre de Fort Laramie a été faite de manière à ce que les chefs des différentes tribus soient rencontrés séparément. Les Sioux étaient très méfiants de cette rencontre. D’ailleurs, certains chefs, dont Sitting Bull, «refusèrent d’y assister et firent savoir qu’ils ne signeraient jamais le papier des blancs»16. À partir de cet épisode, Sitting Bull fut considéré comme hostile et il obtint le surnom d’Indien-sans-traité. La Grande Réserve sioux comprenait l’espace du futur Dakota du Sud et les Black Hills. Les Indiens-sans-traités, dont Sitting Bull, s’installèrent dans les vallées entourant la Powder River et les Black Hills. Tout laissait croire qu’il serait maintenant possible pour tous ces peuples de vivre en paix en demeurant chacun sur leur territoire. Cependant, les Américains n’avaient pas encore découvert les importants gisements d’or qui se trouvaient dans le territoire des Black Hills, devenus territoires sioux grâce au traité. C’est le 30 juillet 1874 que l’armée américaine confirme bel et bien la présence d’or dans cette région17. Les Américains proposèrent notamment aux Indiens d’acheter les Black Hills, mais ceux-ci refusèrent, parce qu’il s’agissait de leur terre sacrée et qu’ils en avaient obtenu la possession pour toujours18. D’ailleurs, Sitting Bull disait: «Les Black Hills m’appartiennent. Si les Blancs essaient de les prendre, je me battrai.»19 Cela frustra au plus haut point le général Custer de l’armée américaine, militaire très raciste en quête de 9 Ibid., p. 19-20. 10 Ibid., p. 24-25. 11 James Macfarlane, «“Chief of All the Sioux”: An Assessment of Sitting Bull and Lakota Unity, 1868-1876», American Nineteenth Century History, vol. 11, no. 3 (Septembre 2010) : 299-300. 12 Universalis, loc. cit. 13 Marienstras, op. cit., p. 29. 14 Ibid., p. 37-38. 15 Universalis, loc. cit. 16 Marienstras, op. cit., p. 41. 17 Ibid., p. 46. 18 Claude Fohlen, Les Indiens d’Amérique du Nord, Paris, Éditions Le point des connaissances actuelles, 199, p. 82-83. 19 George E. Hyde, Histoire des Sioux : Le peuple de Red Cloud, Monaco, Le Rocher, 1994, p. 348. ne peut s’emparer des terres des nations indiennes sans qu’elles y aient consenti ou sans qu’ait été au préalable déclarée par le Congrès une guerre contre ces nations»9. Le gouvernement américain reconnaissait donc la souveraineté et la propriété indienne sur le territoire. Cependant, cela ne les a pas arrêtés, au cours du XIXe siècle, dans leur processus d’occupation des terres des Autochtones à cause de l’afflux de plus en plus rapide des nouveaux immigrants. Selon les Américains, la propriété de la terre est un garant très important dans l’idée de la liberté individuelle. Alors, la possession des terres par les Amérindiens empêchait la liberté de se répandre sur l’entièreté du continent10. Parution no. 2 Le Prométhée gloire et d’honneurs20. Entre 1865 et 1876 ont eu lieu douze grands combats sioux durant lesquels les Indiens dominaient, et qui se termineront par la célèbre bataille de Little Big Horn21 en juin 187622. Sitting Bull envoya des messages aux bandes Lakotas pour les inviter à se joindre à lui pour mener ensemble «la plus grande bataille jamais menée contre les Blancs»23. Bataille de Little Big Horn En novembre 1875, le gouvernement américain prit la décision que les Sioux hostiles devaient se présenter dans les agences des affaires indiennes avant une certaine date, sinon ils seraient poursuivis par l’armée qui les y amènerait de force. Le but du gouvernement était de pouvoir avoir accès aux Black Hills et à l’or qu’elles contenaient sans avoir à rencontrer d’Indiens qui pourraient les attaquer24. Sitting Bull ne voulait pas se rendre, alors il alla s’installer avec sa bande sur la rivière Yellowstone. Il ne craignait aucunement l’armée américaine, puisqu’il était convaincu qu’il allait pouvoir repousser sans peine les soldats. Bull désirait plus que tout conserver son mode de vie ancestral de chasseur nomade25. Sitting Bull réussit à rassembler les tribus cheyennes et sioux pour combattre les Blancs. La bataille de Little Big Horn se déroula le 25 juin 1876. C’était le général George A. Custer qui était à la tête du régiment qui attaqua le camp des Indiens26. Custer croyait avoir affaire à des êtres faibles sans effectifs. Pourtant, il se heurta à d’innombrables Indiens armés et courageux et il périt avec la majorité de ses hommes27. Custer s’attaqua à l’ensemble des campements cheyennes, arapos et lakotas avec seulement 600 hommes28. Les hommes de Custer tombèrent tous les uns après les autres. Cette défaite est une humiliation intolérable des forces armées américaines. Cependant, 20 Vazeilles, Parquet et Touraille, loc. cit., p. 67. 21 Jean-François Lecaillon, Resistances indiennes en Amérique, Paris, Éditions L’Harmattan, 1989, p.28. 22 Greg O’Brien, La grande histoire des indiens d’Amérique : Chronologie complète des peuples indigènes d’Amérique du Nord, Rome, Éditions Gremese, 2009, p. 178. 23 Marienstras, op. cit., p. 47. 24 Hyde, op. cit., p. 339. 25 Ibid., p. 343. 26 Wallace David Coburn, « The Battle of the Little Big Horn », Montana : The Magazine of Western History, vol. 6, No. 3 (été 1956), p. 29. 27Lecailllon, op. cit.,p. 28. 28 O’Brien, op. cit., p. 178. P. 57 du côté des Autochtones «cette bataille est l’un des grands moments de la mémoire indienne»29. Malgré cette victoire, les Américains désiraient toujours prendre possession des Black Hills et se vengèrent de l’humiliation et de la défaite subies par le régiment de Custer. En effet, des renforts arrivèrent à Little Big Horn pour capturer et tuer les Sioux restés sur le territoire. Sitting Bull, chef reconnu vainqueur de cette bataille, savait qu’il devrait maintenant faire face à l’armée américaine au complet, ce qui engendrerait un massacre épouvantable de ses populations. Il décida donc de rencontrer le colonel Nelson Appleton Miles au mois d’octobre de la même année, afin d’évaluer des possibilités de paix. Ce dernier exigea des Indiens qu’ils remettent leurs armes ainsi que leurs chevaux pour ensuite aller dans les réserves. Sitting Bull n’était pas d’accord ce qui fit en sorte que la guerre continua30. Mais les Sioux n’ont pas réussi à gagner la guerre contre les Américains. Avec la colonisation de l’Ouest, les bisons se faisaient de plus en plus rares, ce qui causait des famines dans les groupes indiens. Cela a fait en sorte que de nombreux Sioux se rendaient au gouvernement américain, mais pas Sitting Bull31. En effet, il réussit à fuir avec une partie des Hunkpapas (les membres de sa bande) vers le nord, pour finalement trouver refuge au Canada32. Sitting Bull au Canada En mai 1877, ils arrivèrent au Canada, dans la région de Wood Mountain, où les Sioux purent retrouver une vie de famille normale33. Ils étaient 5000 Indiens installés dans cette région. James Morrow Walsh, un membre de la police à cheval du Nord-Ouest, rencontra Sitting Bull pour lui assurer qu’il obtiendrait la protection de l’armée canadienne, à condition que les Sioux obéissent aux lois canadiennes et qu’ils ne préparent pas d’attaques vers les États-Unis. Le chef sioux accepta ces conditions. Durant l’été de 1877, des émissaires envoyés par les États-Unis furent emprisonnés par les Sioux et libérés seulement grâce à l’intervention de Walsh et de son collègue. 29 30 31 32 33 Marienstras, op. cit., p. 47. MacEwan, loc. cit. Universalis, loc. cit. Marienstras, op. cit., p. 48. Vazeilles, Parquet et Touraille, loc. cit., p. 74. P. 58 Le Prométhée Parution no. 2 Lors de son passage au Canada, Sitting Bull noua une amitié avec Walsh (voir photo), ce qui explique surement en grande partie pourquoi les Sioux n’ont pas eu de problème à rester dans l’ouest du Canada. Malgré cette amitié, Walsh ne réussit toujours pas à convaincre Bull de retourner aux États-Unis. Lorsque cette relation apparut au grand jour, Walsh fut transféré dans un autre fort durant l’été de 1880. À partir de ce moment, les conditions de vie de Sitting Bull et des Sioux se compliquèrent puisque le gouvernement canadien refusait de leur accorder une réserve ou de la nourriture36. Si Sitting Bull et les siens se rendaient au gouvernement américain, ils obtiendraient le pardon et bénéficieraient du même traitement que tous ceux qui s’étaient rendus dans les réserves jusqu’à présent, c’est-à-dire de la nourriture, des vêtements et du bétail. Sitting Bull ne se voyait vraiment pas rendre les armes, il était un trop fier guerrier pour céder devant les pressions américaines. Par contre, ce n’est pas tous les Sioux qui étaient de cet avis. En effet, plusieurs de ses hommes décidèrent de repartir dans leur pays d’origine37. Constatant que plusieurs de ses partisans l’abandonnaient et que la famine devenait de plus en plus importante, il décida lui aussi de se rendre en 188138. Sitting Bull fut emprisonné à Fort Randall39. Le gouvernement américain décida en 1883 de l’envoyer dans la réserve de Standing Rock dans le Dakota du Nord40. Le climat était très tendu durant cet été, à cause de plusieurs incidents et désaccords. De nombreuses rumeurs planaient autour du personnage de Sitting Bull, même celle d’une possible alliance avec le métis Louis Riel34. Le gouvernement des prairies canadiennes commençait à s’inquiéter du fait que Bull lance des raids du côté des États-Unis, malgré l’entente. Bref, le gouvernement canadien ne voulait pas accueillir les Sioux sur son territoire, tandis que le gouvernement américain voulait que Sitting Bull et ses Sioux reviennent sur leur territoire, afin de pouvoir les contrôler. Le 17 octobre 1877, lors d’une réunion au fort Walsh en Saskatchewan, Sitting Bull refuse de retourner aux États-Unis, puisqu’il se méfie des Américains et de leur promesse de les traiter de manière équitable35. 34 MacEwan, loc. cit. 35 Ibid. Les dernières années de la vie de Sitting Bull À l’intérieur de cette réserve, Sitting Bull n’arrêta jamais de tenir tête à l’agent du Bureau des Affaires indiennes nommé James McLaughlin41. Le chef sioux représentait aux yeux de cet agent «l’obstacle le plus formidable à sa politique d’assimilation des Sioux»42. Durant les quelques années qui suivirent, Bull fit partie du Wild West Show de Buffalo Bill. Par exemple, dans ce spectacle, Sitting Bull rejouait des scènes de la bataille de Little Big Horn43. L’agent McLaughlin 36 Ibid. 37 Vazeilles, Parquet et Touraille, loc. cit., p. 74. 38 Universalis, loc. cit. 39 Marienstras, op. cit., p. 49. 40 Vazeilles, Parquet et Touraille, loc. cit., p. 75. 41 Marienstras, op. cit., p. 49. 42 Ibid., p.52. 43 Christina Welch, « Savagery on show: The popular visual representation of Native American peoples and their lifeways at the World’s Fairs (1851-1904) and in Buffalo Bill’s Wild Parution no. 2 Le Prométhée P. 59 n’apprécia pas du tout que ce Sioux fasse partie de cette de la résistance indienne et à partir de ce moment ceuxtournée, puisque cela lui donnait de la popularité auprès ci furent confinés «pour de bon» dans les réserves. de la population américaine44. Conclusion Tout au long de sa vie, Sitting Bull s’est battu Vers la fin des années 1880, Sitting Bull devient l’un des chefs de la nouvelle religion de la «danse des pour défendre les droits des Sioux sur leur territoire esprits» dans l’espoir de retrouver son prestige et son ancestral. Toutes les décisions et les actions entreprises, pouvoir45. Ce mouvement religieux annonçait l’arrivée que ce soit lors de l’arrivée massive des Blancs dans les d’un messie indien qui serait venu pour chasser les territoires de l’Ouest pour la conquête des Black Hills, Blancs et rétablir les anciennes traditions indiennes46. ou bien lors de l’épisode de la bataille de Little Big Les Lakotas sioux, dans les réserves des Dakotas, Horn, de son exil au Canada et de son retour aux Étatstransformèrent le message spirituel de ce mouvement Unis, étaient faites pour permettre aux Indiens sioux en un mouvement de résistance contre le contrôle de conserver leur liberté sur leurs terres et d’éviter leur exercé par les Américains47. Par mesure de précaution, mise en réserve. Il s’est battu toute sa vie pour obtenir la police indienne et l’armée seront envoyées pour justice et c’est d’ailleurs ce que son ami Walsh dira 54 arrêter la pratique de ces danses48. De plus, pour tenter en apprenant sa mort . La mise en réserve signifiait d’empêcher un renouveau de l’influence de Sitting Bull, «la fin des traditions guerrières qui avaient joué un un mandat d’arrêt sera lancé contre lui en décembre rôle primordial dans l’organisation tribale des Plaines 1890. C’est la police indienne qui était responsable comme dans un grand nombre de rites et de croyances 55 d’arrêter Sitting Bull. Lorsque la police arriva pour lakotas» et c’est exactement ce pour quoi Bull se l’arrêter, les partisans du chef tentèrent de faire quelque battait: conserver la culture et la liberté des Indiens. Par chose, mais en vain49. C’est le 15 décembre 1890, toutes les décisions prises à travers les étapes de sa vie, après une longue vie à combattre l’anéantissement de Bull a su maintenir ses idéaux et à toujours prendre la la culture sioux et de tout ce qu’ils possèdent, qu’est défense de son peuple, ce qui l’a d’ailleurs conduit à sa tué, d’une balle dans la tête, Sitting Bull près de la mort violente. Grand River50. La mort de cette icône entraîna une Sitting Bull est sans contredit un symbole central forte émotion auprès des Indiens de toutes les tribus.51 dans la résistance indienne du XIXe siècle, peut-être Quelques jours plus tard, le 29 décembre 1890, lorsque même son plus grand représentant. Considéré comme les autorités demandèrent aux Indiens de Wounded un héros par certains, il est primordial de perpétuer la Knee de céder leurs armes, il y eut une bousculade qui mémoire de ce personnage de l’histoire américaine, poussa les soldats à ouvrir le feu, «trop contents de afin de ne pas oublier le sort subi par les Indiens de l’occasion de se venger enfin des Sioux.»52 Plus de 300 l’Ouest américain. Indiens, tant des hommes, des femmes que des enfants moururent lors de ce massacre53. La mort de Sitting Bull et le massacre de Wounded Knee marquèrent la fin West (1884-1904) », Early Popular Visual Culture, vol. 9, no. 4 (2011), p. 347. 44 Marienstras, op. cit., p. 52. 45 MacEwan, loc. cit. 46 Universalis, loc. cit. 47 O’Brien, loc. cit. : 185. 48 Universalis, loc. cit. 49 MacEwan, loc. cit. 50 Vazeilles, Parquet et Touraille, loc. cit., p. 77. 51 René Thévenin et Paul Coze, Mœurs et histoire des Indiens d’Amérique du Nord, Paris, Éditions Payot et Rivages, 2004, p.301. 52 Philippe Jacquin, La Terre des Peaux-Rouges, Paris, Éditions Gallimard, 1987, p. 119. 53 Ibid. 54 55 MacEwan, loc. cit. Marienstras, op. cit., p. 54. P. 60 Le Prométhée Parution no. 2 Bibliographie COBURN, Wallace David. « The Battle of the Little Big Horn ». Montana: The Magazine of Western History, vol. 6, No. 3 (été 1956) : 28-41. O’BRIEN, Greg. La grande histoire des Indiens d’Amérique : Chronologie complète des peuples indigènes d’Amérique du Nord. Rome, Éditions Gremese, 2009. 224 p. 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Cependant, la démocratie est un concept qui a longtemps été galvaudé. Comme le souligne Francis Dupuis-Déri, professeur en science politique à l’UQAM, les Pères fondateurs de la Confédération canadienne étaient clairement contre la démocratie1. À ce sujet, la Confédération s’est concrétisée par un processus non démocratique. Elle a été imposée par quelques hommes dominants et grâce au bon vouloir de l’Angleterre. Toutefois, il est clair que depuis l867 l’élargissement du droit de vote est une caractéristique importante de l’établissement d’un réel système démocratique. À la création du pays, seulement 11 % de la population fait partie de l’électorat, tandis qu’en 2006 c’est 75 %. Plusieurs facteurs ont causé cet avancement, mais c’est l’élargissement du droit de vote qui nous intéresse ici2. P. 61 été aussi influents que ceux mentionnés précédemment. De plus, nous sommes conscients que l’Angleterre a joué un rôle déterminant dans l’établissement des caractéristiques minimales requises pour déterminer l’électorat de l’Amérique du Nord. Dans cette perspective, nous allons démontrer que les rapports sociaux de pouvoir ont influencé l’avancement du droit de vote, en plus de certaines considérations régionales et religieuses. D’abord, il sera question de mettre en contexte la signification de la citoyenneté, afin d’illustrer les types de domination qui s’opèrent avant la Confédération. Puis, à partir de celleci, nous voulons démontrer l’évolution de ces rapports qui s’opèrent jusqu’à la Première Guerre mondiale. Enfin, les changements de mentalités et de législations qui mènent à l’universalisation du droit de vote seront abordés. 1. Le vote: l’affaire des hommes a) La conception des Lumières sur la citoyenneté Pour bien comprendre ce que représente la reconnaissance citoyenne à part entière, il faut d’abord s’interroger sur ce que signifie la citoyenneté. Historiquement, la mise en place d’un ordre libéral au Canada s’accompagne d’une négation du droit de vote de certains groupes sociaux. Ainsi, pour être reconnu comme un citoyen et pouvoir participer à la chose politique, on doit d’abord être reconnu comme un individu. La philosophie des Lumières est au cœur de cette conception de l’individu et par conséquent du citoyen. On peut distinguer trois aspects essentiels pour définir l’individu. Ces concepts s’emboîtent et se recoupent en formant une logique d’inclusion et d’exclusion de certaines personnes. L’objet de notre travail porte sur la reconnaissance citoyenne reliée à l’enjeu démocratique de l’accès au vote des minorités au Canada. Nous allons donc retracer l’évolution de ce droit politique pour en saisir les enjeux. La négation de ce droit, intimement lié à la reconnaissance citoyenne, a longtemps été pratiquée sur différents groupes sociaux. Nous voulons ainsi faire ressortir les rapports sociaux de pouvoir qui ont influencé l’évolution du droit de vote au Canada. Selon nos recherches, il est clair que trois types de rapports de domination entre les acteurs sociaux se sont produits durant celle-ci: de genre, d’ethnie et de Pour les penseurs des XVIIe et XVIIIe siècles, la classes. D’autres rapports de ce type ont été présents sur liberté définit l’individu. Cette liberté: « [...] se définit le plan religieux, mais nous ne pensons pas qu’ils aient d’abord comme une propriété de sa propre personne, 1 Francis Dupuis-Déri, « Histoire du mot «démocratie» au de sa propre vie et donc de son propre corps. »3. Cette Canada et au Québec. Analyse politique des stratégies rhétoriques conception de l’individu vient donc exclure toute », Revue canadienne de science politique, vol. 42, no. 2 (juin personne soumise à l’esclavage et celle qui serait 2009), p. 323. condamnée de par sa condition sociale: le pauvre et 2 DIRECTEUR GÉNÉRAL DES ÉLECTIONS, L’histoire du vote au Canada, Ottawa, Élections Canada, 2e édition, 2007, p. 36 et 136. 3 Anne-Marie Daune-Richard, « Homme, femme, individualité et citoyenneté », Recherches féministes, vol. 21, no. 1 (2008), p. 40. Le Prométhée P. 62 Parution no. 2 la femme. En effet, la propriété vient s’amalgamer à le cloisonnement des particularismes. la définition de qui est un citoyen. Le cens électoral a longtemps prévalu pour déterminer qui avait accès au b) Une affaire d’hommes, mais pas de tous: des droit de vote, car il était le signe d’indépendance et contextes différents pour exclure donc de liberté. Durant la première moitié du XIXe siècle, les Aussi, le concept de liberté-propriété de sa colons britanniques ne se préoccupent que très peu personne est important pour comprendre ce qui exclut de l’extension du suffrage. Les discours dominants les femmes de l’individualité. D’abord, les femmes portant sur la représentation politique sont plutôt axés sont perçues comme des êtres soumis à la nature, sans sur l’obtention de la responsabilité ministérielle. Elle pouvoir sur leur propre corps. À l’inverse des hommes ne leur sera octroyée qu’en 1847 par Londres. La qui sont dominés par la raison, les femmes sont des êtres même année, les assemblées coloniales obtiennent le de passions. De plus, la femme répond aux préceptes de droit d’établir qui de leurs citoyens a accès au vote, l’ordre domestique qui s’oppose à la sphère publique tout comme la fixation des réglementations reliées à où la chose politique se construit. L’enjeu des sphères la naturalisation des nouveaux arrivants. Cependant, séparées fait donc partie de la définition de la femme. l’héritage britannique pèse lourd dans les législations N’ayant pas l’autonomie sociologique pour exercer une entourant le droit de vote. Les colonies du futur espace liberté sur sa personne, la femme reste donc cloisonnée canadien copieront sensiblement les mesures anglaises. dans un statut inféodé aux volontés patriarcales et Le droit de vote reste fondé sur le cens électoral, c’estmaritales. Finalement, sur le plan économique la femme à-dire qu’il est le privilège des propriétaires, des gens n’a pas son autonomie et, de ce fait, elle est aussi exclue ayant une valeur de biens jugée suffisante ou de ceux du monde du travail où prime le travail marchand. D’un qui ont la possibilité de payer un montant déterminé côté, le travail domestique que fait la femme n’a pas par la loi. À ce niveau, les femmes sont privées du de valeur, car il ne transite pas dans le marché. D’un droit de suffrage par une convention implicite du droit autre côté, la femme n’étant pas un être libre, elle ne coutumier anglais. L’accès au suffrage est donc une peut pas passer de contrat. Elle se voit donc illégitime affaire d’hommes possédants6. face au monde du travail4. À ce niveau, les pauvres De plus, l’appartenance religieuse de ces vivants sous la charge d’autrui, par une aide financière ou par la charité privée, n’ont pas une pleine autonomie hommes est un critère supplémentaire: les catholiques et les jacobites n’ont pas le droit au suffrage. Jusqu’en économique; ils ne sont pas libres. 1791, les catholiques n’ont pas le droit d’acquérir de Bref, la philosophie des Lumières, qui est propriété, ce qui les exclut donc du droit électoral. l’élément fondateur de la société moderne, exclut la Ce n’est qu’en 1829 qu’on leur confère le droit de femme de la citoyenneté en ne la reconnaissant pas vote. Dans cette même logique d’exclusion, les juifs comme un individu à part entière. Il y a donc un rapport ne peuvent pas voter, car l’État oblige un serment au social de pouvoir fait par les hommes sur les femmes. nom de la foi chrétienne jusqu’en 18297. De manière Cette conception de l’individu fait également préjudice générale, les critères communs pour avoir accès au aux classes modestes qui n’ont pas une pleine liberté sur suffrage sont le cens électoral, l’âge minimum de 21 leur corps et une autonomie financière: « Dans l’esprit ans, ne jamais avoir été condamné criminellement et de l’élite de l’époque, et de manière cohérente avec être sujet britannique. Il est important de mentionner que l’héritage classique, la démocratie était ni plus ni moins les contextes de colonisation des différentes provinces perçue comme une tyrannie des pauvres, incapables de du Canada ont influencé fortement les législations prendre des décisions rationnelles compatibles avec le entourant le droit de vote. Selon les régions, on assiste à bien commun et proies faciles pour les démagogues. »5 différents rapports sociaux de pouvoir qui s’affirment à En somme, l’idéal moderne des droits et des libertés partir de 1867. La logique d’exclusion est portée par des s’oppose clairement à certaines catégories sociales via préceptes de domination des hommes sur les femmes, 4 5 Ibid., : 40-43. Francis Dupuis-Déri, loc. cit., p. 324. 6 DIRECTEUR GÉNÉRAL DES ÉLECTIONS, op. cit., p.4-6. 7 Ibid., p.6-8. Parution no. 2 Le Prométhée les moins nantis et les minorités ethniques. Ceci peut s’expliquer par la vision de l’individu libéral moderne que nous avons expliquée précédemment. Force est de constater que l’homme blanc qui détient le pouvoir politique exerce un rapport de force sur les personnes qu’il juge inférieures. La Nouvelle-Écosse, par exemple, a un système de suffrage universel masculin en 1854. Pourtant, à la veille de la Confédération, la valeur de bien-fonds (propriété immobilière) y est un critère nécessaire pour voter. Il est important de souligner que les femmes, exclues du droit de vote selon les traditions britanniques, les autochtones et les bénéficiaires d’une aide financière n’auront pas accès au droit de vote8. Sur l’Île-du-Prince-Édouard, le contexte de colonisation ne permet pas qu’on octroie le droit de vote uniquement aux propriétaires, car trop peu d’habitants le sont. En 1830, on resserre le droit de vote avec certains critères de possession. Lorsque l’Île-du-Prince-Édouard entre officiellement dans la Confédération, en 1873, la loi électorale de cette dernière est considérée comme la plus libérale de toutes les anciennes colonies. Pourtant sont exclus les femmes, les immigrants arrivés depuis moins de sept ans et les hommes de plus de 60 ans qui ne sont pas propriétaires9. Aux trois rapports sociaux de pouvoir dominants, on peut ici ajouter un rapport de force basé sur l’âge. Dans les sociétés traditionnelles, la vieillesse est souvent perçue comme une richesse, mais dans le présent cas, il semblerait qu’on craint l’influence de celle-ci sur la finalité des élections. Pour ce qui est du Nouveau-Brunswick, il faut tenir compte qu’en 1784 l’Angleterre fait de ce territoire une colonie distincte, ce qui favorise l’installation des loyalistes et des immigrants en provenance de la Grande-Bretagne. À cela s’ajoutent les réfugiés acadiens qui ont réussi à échapper à la déportation. Le Nouveau-Brunswick est donc un amalgame hétérogène de communautés qui agissent indépendamment les unes des autres. En 1791, la première loi électorale de cette colonie compte parmi les plus strictes du territoire, car on cherche à limiter l’électorat aux grands propriétaires fonciers. À partir de 1810, on tente d’élargir le vote en supprimant le serment d’allégeance, ce qui agrandit l’électorat aux 8 9 Ibid., p.9-11. Ibid., p.12-15. P. 63 catholiques et aux juifs et en 1855, le mode de scrutin secret est établi10. L’Acte constitutionnel de 1791 vient répondre aux demandes des loyalistes qui s’installent en Nouvelle-France depuis quelques années. Ainsi, on divise le territoire en deux et chacun des Canadas est légiféré par les lois respectives de chaque ensemble culturel, mais l’exclusion reste la norme. Le droit de vote est basé sur le cens électoral. Sous l’héritage de la Coutume de Paris, les femmes du Bas-Canada pourront voter si elles répondent aux critères d’admissibilité, car l’Acte de 1791 ne stipule rien à ce sujet. Dans les années 1830, on voit apparaître, dans les discours politiques des réformistes, l’idée de la dangerosité des élections qui devraient justifier le retrait du droit de vote pour les femmes. À cette époque, une particularité est à noter dans les luttes politiques au Bas-Canada. Comparativement aux autres colonies, on voit davantage le rapport de pouvoir lié à l’ethnicité, car la cohabitation des colons français et anglais accentue les tensions sociales11. Quant à lui, le Haut-Canada est légiféré par la common law britannique. Dans le contexte d’immigration des colons américains, le critère d’accès au vote, établi selon l’identité de sujet britannique, pose problème. L’arrivée des loyalistes fait craindre aux conservateurs que l’électorat ait une tendance plus réformiste. Ainsi, en 1800, l’Assemblée législative vote une mesure pour restreindre le droit de vote de ces nouveaux arrivants. Désormais, les immigrants américains doivent avoir résidé un minimum de sept ans au Haut-Canada et se soumettre au serment d’allégeance. À partir de 1815 et jusque dans les années 1830, les immigrants des îles Britanniques sont nombreux à s’établir au Haut-Canada, mais ils restent exclus du droit de vote, car il est difficile de répondre aux exigences électorales. D’une part, l’assemblée du HautCanada met de l’avant la nécessité d’avoir un permis d’occupation émis par le gouverneur du Bas-Canada pour voter. De l’autre côté, la possibilité d’obtenir un franc-alleu est de plus en plus limitée. En somme, les querelles entre sujets britanniques et les sujets anglais des États-Unis vont former ce qu’on appelle l’ère du 10 11 Ibid., p.16-18. Ibid., p.18-22. Le Prométhée P. 64 Parution no. 2 Family Compact. En se liguant contre les nouveaux 2. Un pas vers l’universalité: l’entrée de la femme immigrants britanniques, ils vont former une sorte et la législation fédérale d’oligarchie au pouvoir12. a) Vers l’uniformisation et l’inclusion Puis, l’Acte d’union de 1840 vient unir ces De 1867 à 1885, les provinces tentent d’élargir deux Canadas. Selon le rapport de Durham, cette union permettra d’assimiler les colons français et limitera les le droit de vote, mais les réels changements ne seront problèmes ethniques sur le territoire. Le gouvernement perceptibles qu’en Ontario, où on diminue le cens responsable est donné en 1848 et l’année suivante on électoral et en Nouvelle-Écosse, où on étend le critère normalise les lois électorales entre les deux Canadas de propriété aux locataires. En 1885, l’Acte du cens ce qui supprime officiellement le droit de vote des électoral de John A. Macdonald fait un pas en avant femmes et nuit à la représentation électorale de certains dans la centralisation des conditions minimales pour le milieux. De 1844 à 1858, on exclut aussi de l’électorat droit de vote, tout en renforçant les rapports sociaux de certaines catégories de travailleurs. Par ailleurs, à pouvoir: certains moments, on augmente ou on limite l’électorat [...] la résistance à l’élargissement du droit de en augmentant le cens, surtout au Haut-Canada13. Enfin, la vote témoigne de la difficulté qu’éprouve la colonie de la Colombie-Britannique, même si elle est société du XIXe siècle à concilier libéralisme et créée plus tard, rencontre les mêmes rapports sociaux de démocratie, le suffrage universel étant alors lié pouvoir. La période de ruée vers l’or entre 1858 et 1862 à l’image de désordre et d’anarchie associée aux encourage l’immigration européenne et américaine masses urbaines15. dans cette nouvelle colonie. Sur l’île de Vancouver, seulement les sujets britanniques qui y résident depuis trois mois et qui sont propriétaires ont le droit de vote. Pour voter au fédéral, il faut être un homme En Colombie-Britannique, les restrictions concernent âgé de 21 ans et plus et être reconnu comme un sujet la ville de New Westminster où les Autochtones et les britannique, par naissance ou naturalisation. À ce clair Chinois y sont formellement exclus14. rapport de domination des hommes, force est de constater Dans ce bref portrait, nous avons vu que les que les minorités ethniques subissent également la rapports sociaux de pouvoir étaient principalement domination de l’homme blanc qui détient le pouvoir. présents à trois niveaux. Sur le plan ethnique, certains En effet, cette loi mentionne que les Mongoles et les membres de minorités ethnoculturelles ont été privés Chinois sont exclus du droit de suffrage, tout comme du droit de vote, pensons aux Amérindiens, aux Juifs et les Autochtones de certaines régions. En plus, les aux Asiatiques. Sur le plan social, le rapport de classe Amérindiens habitant les réserves ne peuvent voter au est d’autant plus perceptible que le cens électoral exclut fédéral que s’ils ont une terre qu’ils mettent en valeur les classes populaires de l’électorat. Finalement, sauf d’au moins 150$ par an. Dans ce jeu politique, la loi durant un court temps au Bas-Canada, la domination de établit que la confection des listes électorales est du ressort du fédéral. Ces listes sont le fruit d’une énorme genre a privé la femme de ce droit politique. corruption, car leur falsification est possible grâce à un système de favoritisme et de partisannerie16. C’est dire que les rapports sociaux de pouvoir sont secondés par les orientations fédérales. D’ailleurs, les dirigeants politiques sont au fait du détournement que prennent les listes électorales, mais ils laissent cours à cette insuffisance administrative. 12 13 14 Ibid., p.22-26. Ibid., p.26-33. Ibid., p.33-34. 15 16 Ibid., p.XIV. Ibid., p.47-53. Parution no. 2 Le Prométhée En 1898, avec les libéraux de Wilfrid Laurier, on assiste à un élargissement du droit de vote au Canada. D’abord, les provinces retrouvent leurs compétences dans l’édification des listes électorales et pour déterminer qui a le droit de vote au fédéral. Par contre, on établit qu’il ne peut plus avoir de privations statuaires pour le suffrage du gouvernement canadien. La loi de 1898 reste floue en ce qui a trait au droit de vote des Amérindiens. En contrepartie, il est clair qu’en 1915 et en 1919 on retire le droit de vote des Amérindiens habitant les réserves au Québec et au Canada17. Par la suite, un certain rapport social de pouvoir basé sur la langue, un référent ethnique important, est à considérer. En 1901, la Colombie-Britannique applique une loi qui exclut du vote les personnes ne pouvant lire l’Anglais. L’année suivante, le Manitoba décrète un même type de loi. Bien entendu, ceci vise expressément l’exclusion des Asiatiques à exercer une quelconque forme de citoyenneté sur le territoire, tout comme elles visent l’assimilation vers une conformité anglaise18. Ce n’est qu’en 1917 qu’on voit une nette progression du droit de vote. La Loi des élections militaires, sous le conservateur Robert Laird Borden, reconnaît le droit de suffrage aux femmes, aux personnes de moins de 21 ans et aux Amérindiens ayant servi dans l’armée. Concrètement, 2 000 femmes seront incluses dans le processus électoral. La même année, la Loi des élections en temps de guerre établit que l’entourage féminin des soldats ayant servi le pays pourra voter. Pourtant, les objecteurs de conscience et les individus nés dans un pays ennemi après mars 1902 n’ont pas ce droit19. Ceci reflète bien la crainte qu’on a envers la dissension politique; on veut protéger à tout prix le système et les institutions du pays. Les personnes jugées néfastes pour la cohésion de la Nation sont donc exclues de la communauté des citoyens. À un autre niveau, l’inclusion de certaines femmes peut être perçue comme un outil électoraliste des politiciens de l’époque. En leur donnant le droit de vote, Borden s’attend à ce qu’elles votent pour son parti et, par le fait même, on renforce le sentiment national lié au patriotisme. Au Canada, il semblerait donc que l’évolution du mot démocratie soit attribuable à la motivation politique de certains acteurs qui participent 17 18 19 Ibid., p.53-58. Ibid., p.58. Ibid., p.59-60. P. 65 à redéfinir et à replacer le terme dans son sens originel20. a) Le droit de vote au féminin À partir des années 1870, on assiste à l’organisation de mouvements en faveur du suffrage des femmes. La mise en place de tels mouvements est plus tardive au Québec où une vague d’ultra conservatisme tapisse la société. Sur différents aspects, le Québec est plus réticent à élargir le droit de vote qu’ailleurs au pays. Sur le plan municipal du Canada, les veuves et les célibataires obtiennent le droit de vote en 1892, mais seulement en 1899 au Québec. Ce n’est qu’en 1941 que toutes les femmes respectant les critères électoraux du pays peuvent voter aux élections municipales, le Québec étant le dernier à conférer ce droit. Tout comme en 1940, il est la dernière province à inclure les femmes dans l’élection de son gouvernement. Elles pourront exercer ce droit en 194421. Au Canada, comme ailleurs en Occident, on peut observer trois aspects qui ressortent des revendications des mouvements suffragistes: l’autonomie, l’égalité et la différence. D’une part, on réclame l’autonomie face à l’individualité nécessaire pour acquérir une citoyenneté complète selon les principes de la citoyenneté moderne. D’autre part, la femme veut obtenir les mêmes droits que les hommes. Enfin, certaines acceptent la différence de genre et l’utilisent pour faire valoir leur participation dans le politique. C’est leur rôle de mère qui justifie leur inclusion dans la sphère publique22. En 1918, à la fin de la Première Guerre mondiale, la Loi ayant pour objet de conférer le suffrage aux femmes est adoptée. Ainsi, le gouvernement fédéral de Borden octroie le droit de vote aux élections fédérales aux femmes qui respectent les critères d’éligibilité établis. En 1919, elles peuvent aussi se présenter comme candidates. L’année 1920 marque le début d’une période où tous les Canadiens âgés d’au moins 21 ans, indépendamment de leur sexe et de leur ethnie, peuvent voter au fédéral. C’est aussi un tournant dans la fin des 20 Francis Dupuis-Déri, loc. cit.,p. 321. 21 BUREAU DU STATUT DES FEMMES, Cinquante ans de droit de vote des femmes au Québec, 1940-1990, Université Concordia, janvier 1993, p.6-8. 22 Diane Lamoureux, Citoyennes? Femmes, droit de vote et démocratie, Montréal, Éditions du remue-ménage, 1989, p.112114. P. 66 Le Prométhée Parution no. 2 compétences provinciales en matière de législation électorale au niveau du gouvernement canadien. Dans cet esprit d’élargir la participation citoyenne, des réformes électorales sont appliquées. Sur le plan administratif, un organisme indépendant du pouvoir sera créé en 1920 pour établir les listes électorales. On établit aussi la possibilité de voter par anticipation et l’ouverture de bureaux de scrutin pour permettre à un plus grand nombre de participer à la chose publique23. obtenir accès au suffrage. En 1960, ils obtiennent enfin ce droit de manière inconditionnelle à leur statut au niveau fédéral26. Neuf ans plus tard, les Autochtones sont inclus dans le processus électoral du Québec qui, encore une fois, est la dernière province à élargir l’inclusion du suffrage27. À ce tableau idyllique persistent des rapports sociaux de pouvoir. L’Acte des élections fédérales de 1920, qui met en place les bases de l’universalisation du système électoral, rappelle que les critères raciaux d’admissibilité au vote établis par les provinces sont valides pour les élections fédérales. Ainsi, la ColombieBritannique se démarque dans l’exclusion ethnique de certains groupes: les Autochtones et les Asiatiques. En 1871, ces communautés ethnoculturelles représentaient à elles seules près de 62 % de la population de la province. Cette exclusion, même si elle est contestée par plusieurs, sera étendue en 1944. En fait, le Parlement modifie l’Acte des élections fédérales de sorte que les Asiatiques ayant quitté la Colombie-Britannique après 1938 ne pourront plus voter une fois installés ailleurs dans le pays. Le droit de vote est l’illustration même de la citoyenneté politique qui est un levier pour acquérir la citoyenneté sociale. On pourrait définir cette dernière comme étant une base minimale de droits et de ressources dont chaque individu peut utiliser pour se garantir une indépendance sociale effective28. Cependant, ces deux composantes de la citoyenneté sont dépendantes des lois qui les encadrent. C’est pourquoi la Charte des droits et libertés de 1947 est déterminante dans la réelle universalisation du droit de vote au Canada. Il faut aussi avouer que les tensions envers l’«autre» atteindront un important niveau durant la Deuxième Guerre mondiale. L’attaque de Pearl Harbor le 7 décembre 1941 est un élément déclencheur dans l’exclusion des Japonais à exercer leurs droits. Bref, ce n’est qu’en 1948 que le Fédéral retire les critères de discrimination raciale en lien avec le vote24. En ce qui a trait au droit de suffrage des Autochtones, c’est principalement leur implication militaire dans la Deuxième Guerre mondiale qui accentue l’idée de les inclure au droit politique. Il y a différents courants d’opposition à cet élargissement au droit de vote: « […] outre les attitudes paternalistes ou racistes typiques de l’époque, est la crainte que les membres des Premières Nations ne deviennent inféodés à des politiciens non autochtones. »25 Du point de vue amérindien, on ne souhaite pas avoir un droit de vote qui signifie la perte de son identité, c’est-à-dire devoir s’émanciper pour 23 24 25 DIRECTEUR GÉNÉRAL DES ÉLECTIONS, op. cit., p.67-78. Ibid., p.78-82. Ibid., p. 80. 3. Droit nadiens de vote: droit universel des citoyens ca- Dans une perspective plus contemporaine, le gouvernement du Canada affirme que: « La citoyenneté est une expérience à la fois publique et personnelle pour chacun de nous.»29 Être un Canadien, c’est avoir des droits légaux et reconnus par le gouvernement du pays. Être un citoyen c’est aussi rattaché aux sentiments individuels. Cela peut se percevoir dans la fierté éprouvée d’une personne à appartenir à une communauté, à un peuple et à un pays. Au Canada, la Charte des droits et libertés de 1947 garantit aux citoyens certains types de droits. Sur le plan civil et politique, on y retrouve le droit de vote, le droit de participer aux affaires publiques et le droit de circulation. Sur le plan économique et social, il est question du droit au travail, du droit au logement et du droit à l’éducation dans la langue de la minorité30. Le statut de citoyen canadien implique également des responsabilités à l’égard des traditions et des valeurs communes de la Nation: le citoyen doit combattre la discrimination et l’injustice, soutenir la 26 Ibid., p.84-89. 27 BUREAU DU STATUT DES FEMMES, op. cit., p.8. 28 Robert Castel, « La citoyenneté sociale menacée », Cités, vol. 3, no.35 (2008), p. 135. 29 GOUVERNEMENT DU CANADA, La citoyenneté canadienne, c’est quoi au juste?, Ministère d’Approvisionnements et Services Canada, 1992, p.1. 30 Ibid., p.4. Parution no. 2 Le Prométhée communauté et participer à la sphère politique, obéir aux lois du Canada et participer à la préservation de son patrimoine. Il doit également respecter la propriété privée et publique puis respecter les droits d’autrui. Être un citoyen actif c’est participer au renforcement de la démocratie et à l’identité nationale, c’est répondre à ses responsabilités et participer à la vie sociale et politique31. P. 67 un suffrage universel et que la démocratie a finalement un sens, car tout un chacun peut voter s’il n’est pas sous la tutelle d’autrui34. Bien que le droit de vote soit désormais reconnu à tous les individus, on assiste à une persistance des inégalités et des rapports sociaux de pouvoir. En effet, en 1991, le gouvernement fédéral instaure un ministère du Multiculturalisme et de la Citoyenneté, afin de Cette Charte, annexée à la Constitution limiter les obstacles à la participation citoyenne reliés canadienne en 1982, met l’accent sur les valeurs et au racisme, à la discrimination et à l’analphabétisme35. croyances que doivent avoir les Canadiens. L’article II soutient que les libertés fondamentales des Par ailleurs, la place effective de la femme en citoyens canadiens sont la liberté de conscience et de politique reste un enjeu de taille. En 2009, le Canada religion, la liberté de pensée, de croyance, d’opinion se trouve en 48e position dans le classement de l’Union et d’expression, la liberté de réunion pacifique et la interparlementaire de la représentation des femmes liberté d’association. De plus, l’article XV mentionne dans les parlements nationaux. Ce rang n’est guère que la loi ne doit faire aucun préjudice à une personne reluisant, surtout qu’il se situe en deçà du Rwanda, et qu’elle s’applique à tous. Chacun a le droit à la de l’Afghanistan, de l’Irak et du Pakistan36. La même protection et au même bénéfice de la loi, représentation de la femme dans le système politique indépendamment de toute discrimination fondée sur soulève des enjeux conséquents de son accès au vote la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la et de son éligibilité: sa reconnaissance, son influence et religion, le sexe, l’âge et les déficiences mentales ou sa participation active à toutes les sphères de la société. physiques32. On comprend l’importance du principe de Loin de nous l’idée de promouvoir un renversement des la transcendance des particularismes qui est un concept rapports sociaux de pouvoir liés au genre, mais il nous clé de la citoyenneté actuelle, chose qui a longtemps apparaît révélateur de s’interroger sur la réelle entrée fait défaut à la reconnaissance citoyenne au Canada33. de la femme dans la sphère politique. La parité dans le système politique canadien est-elle possible? En conclusion, il est clair que les rapports sociaux de pouvoir ont marqué l’évolution du droit de vote au Canada. Nous avons également remarqué que ces rapports de domination se sont opérés avec certaines différences régionales et parfois avec des considérations religieuses. Rappelons simplement que la conception de la citoyenneté, héritée des Lumières, a longtemps justifié l’exclusion de certains groupes minoritaires face au pouvoir. L’ethnie, le genre et la condition socio-économique étant au cœur de cette négation. Aussi, ce sont les initiatives du gouvernement fédéral qui ont largement contribué à l’élargissement du droit de vote au début du XXe siècle. Finalement, le long processus d’universalisation du droit politique s’est légalement concrétisé avec la Charte de 1947. À la fin des années 1980, on peut enfin dire que le Canada a 31 Ibid., p.5-10. 32 Ibid., p. 8. 33 Dominique Schnapper, Qu’est-ce que la citoyenneté?, France, Gallimard, 2000, p.26. 34 BUREAU DU STATUT DES FEMMES, op. cit., p.9. 35 GOUVERNEMENT DU CANADA, op. cit., p.9. 36 Manon Tremblay, « Bilan des réformes électorales au Canada: Quelle place pour la femme? », Revue canadienne de science politique, vol. 43, no. 1 (mars 2010), p. 26. P. 68 Le Prométhée Bibliographie Ouvrages AMOUREUX, Diane. Citoyennes? Femmes, droit de vote et démocratie. Montréal, Éditions du remue-ménage, 1989. 195p. SCHNAPPER, Dominique. Qu’est-ce que la citoyenneté?. France, Gallimard, 2000. 320p. Documents officiels BUREAU DU STATUT DES FEMMES. Cinquante ans de droit de vote des femmes au Québec, 1940-1990. Université Concordia, janvier 1993, 23p. CLEMENT, D. et al. L’évolution des droits de la personne au Canada. Ottawa, Commission canadienne des droits de la personne, 2012. DIRECTEUR GÉNÉRAL DES ÉLECTIONS. L’histoire du vote au Canada. Ottawa, Élections Canada, 2e édition, 2007, 152p. GOUVERNEMENT DU CANADA. La citoyenneté canadienne, c’est quoi au juste?. Ministère d’Approvisionnements et Services Canada, 1992. 34p. Articles CASTEL, Robert. « La citoyenneté sociale menacée ». Cités, vol. 3, no.35 (2008) : 133-141. DAUNE-RICHARD, Anne-Marie. « Homme, femme, individualité et citoyenneté ». Recherches féministes, vol. 21, no. 1 (2008) : 39-50. DUPUIS-DÉRI, Francis. « Histoire du mot «démocratie» au Canada et au Québec. Analyse politique des stratégies rhétoriques ». Revue canadienne de science politique, vol. 42, no. 2 (juin 2009) : 321-343. TREMBLAY, Manon. « Bilan des réformes électorales au Canada: Quelle place pour la femme? », Revue canadienne de science politique, vol. 43, no. 1 (mars 2010) : 25-47. Parution no. 2 Parution no. 2 Comparaison entre le Dadaïsme et le Surréalisme par Gabriel Senneville Le Prométhée P. 69 I - L’avant-garde dadaïste de Zurich et le Surréalisme de Paris, un comparatif Le Dadaïsme de Zurich Tout d’abord, le mouvement dadaïste fut créé comme étant une réaction aux excès de la Première Guerre mondiale. L’évolution du dadaïsme est étroitement liée à un aspect très précis, un aspect géographique caractérisé par le statut de la Suisse durant la Première Guerre mondiale. Le statut de neutralité de l’État suisse durant le conflit a joué pour beaucoup dans l’élaboration des idées de Dada, car les artistes voulant échapper à la conscription ont été en mesure de se réfugier en Suisse, mais plus particulièrement dans la ville de Zurich1. La première moitié du XXe siècle est marquée par l’apparition de nombreux mouvements d’avantgardes artistiques qui vont être en mesure de redéfinir certains aspects de l’art conventionnel. Ces mouvements artistiques se voulaient les porte-étendards de valeurs nouvelles au sein de la société. Certains d’entre eux ont été influencés par le contexte dans lequel la société était au moment de leur développement. En ce sens, le contexte historique de la Première Guerre mondiale L’un des pères fondateurs du dadaïsme est a été l’élément déclencheur de certaines mouvances le poète allemand Hugo Ball qui, ayant participé à artistiques, dont le dadaïsme ainsi que le surréalisme. la guerre, a été en mesure de quitter le front pour Il est important de mentionner en quoi ces mouvements rejoindre la Suisse en 1916.2 Il va notamment, à l’aide ont une histoire ainsi qu’une origine commune. de sa compagne, fonder le Cabaret Voltaire en 1916. Le Cabaret Voltaire deviendra un lieu culte du mouvement Le mouvement dadaïste, issu de la pensée de dadaïste, car c’est à cet endroit qu’auront lieu de Tristan Tzara et d’Hugo Ball, va influencer grandement nombreuses soirées artistiques et littéraires ainsi que le mouvement d’André Breton qui prendra la forme des échanges d’idées. Afin de fonder cet endroit, Hugo par la suite du surréalisme. Par conséquent, nous Ball s’est inspiré des lieux qu’il a fréquentés avant la sommes en mesure de nous demander en quoi ces deux Guerre en Allemagne, dont à Berlin et à Munich3, car mouvements ont joué conjointement un rôle d’une au départ, Hugo Ball était fortement influencé par le grande importance au sein de l’avant-garde, mais mouvement expressionniste allemand. plus particulièrement en quoi ils sont distinct l’un de l’autre. En ce sens, il sera question dans ce texte d’une De plus, l’une des caractéristiques propres à la comparaison entre l’histoire du mouvement dadaïste Suisse de l’époque est l’arrivée de nombreux artistes ainsi que celle du mouvement surréaliste précédant le second manifeste de Breton en 1929. Toutefois, nous fuyant la guerre. En effet, plusieurs artistes provenant allons concentrer notre étude comparative sur trois de pays divers ont été en mesure de rejoindre le Cabaret aspects forts importants de ces mouvements, d’une Voltaire. C’est le cas de Hans Arp ainsi que de Tristan part, une comparaison entre le dadaïsme de Zurich et le Tzara. Par conséquent, le dadaïsme est issu d’une surréalisme de Paris, par la suite, il sera question d’une multitude de mouvements, car l’apport de chacun comparaison entre la vision de la Première Guerre des artistes dans l’élaboration du dadaïsme est très le dadaïsme de Zurich est mondiale au sein du mouvement dadaïste et surréaliste, important. Ce qui caractérise 4 ainsi qu’une comparaison entre l’engagement politique qu’il est cosmopolite . Cependant, il est important de mentionner l’importance de la ville de Zurich comme du Dadaïsme et du Surréalisme. 1 Henri Béhar et Michel Carassou, DADA, Histoire d’une subversion, Paris, Fayard, 1990, p. 26. 2 Serge Fauchereau, Avant-Gardes du XXe siècle, Paris, Flammarion, 2010, p.317. 3 Ibid. 4 Ibid., p.319. P. 70 Le Prométhée Parution no. 2 étant un élément rassembleur des idées d’avant-gardes économie de marché. Par conséquent, la population se dadaïstes au cours de la guerre de 1914-18. trouve dans un climat d’instabilité financière, puisque les prix montent plus rapidement que les salaires, créant Le Surréalisme de Paris. ainsi une dépréciation du franc8. Le mécontentement populaire va favoriser l’émergence du mouvement En ce qui concerne le surréalisme, celui-ci dadaïste en France, mais plus particulièrement celui du va se développer grandement dans la ville de Paris. surréalisme en 1924. Le surréalisme est étroitement lié au dadaïsme, car durant une certaine période, soit de 1919 et 1922, les Par ailleurs, Paris prend une toute autre auteurs surréalistes font partie du mouvement dada5. Le importance au sein du surréalisme. Comparativement contexte de création et d’implantation d’un dadaïsme et à Zurich, Paris va être le théâtre d’action du d’un surréalisme en France est différent de celui présent surréalisme. Ainsi, Paris va être la source d’inspiration à Zurich, car comparativement à la Suisse, la France est des surréalistes qui produisent de nombreux textes en guerre. en lien avec la ville. En effet, Paris est une source d’inspiration et de mystère pour les surréalistes, que Le contexte dans lequel les auteurs du ce soit les affiches de publicités, les portes SaintSurréalisme ont vécu n’a pas engendré la même Denis et Saint-Martin, etc. De plus, il est question de volonté de remise en question des valeurs bourgeoises Montparnasse dans l’élaboration du Surréalisme, car en un premier temps. En 1916, lorsqu’André Breton tout comme Zurich, c’est dans ce quartier de Paris rencontre le poète français Jacques Vaché, tous deux au que se concentre un cosmopolitisme artistique. C’est sein de l’armée française, il est question de la notion du à cet endroit que les surréalistes vont se rencontrer. dadaïsme ainsi que de la remise en question des valeurs Cependant, très tôt, ils remettent en question la vision modernes. Cependant, André Breton ne partage pas artistique de Montparnasse. Pour les surréalistes, il y cette vision de l’art à ce moment6. a une forte volonté de remettre en question les valeurs artistiques de cette époque, c’est pourquoi ils favorisent De plus, comparativement à la Suisse, la France la fréquentation des quartiers moins touristiques de la vit deux crises sociales importantes durant la guerre, ville. dues à l’impact de cette dernière sur les membres de la classe moyenne. Par ailleurs, les artistes qui eux En sommes, les surréalistes vont côtoyer de occupaient des métiers de luxes vont, durant le conflit, nombreux artistes en raison du cosmopolitisme de être dans une situation de sous-emploi. Cependant, on Paris de l’après-guerre, et c’est justement en raison de assiste à un contraste important dans les villes comme ces échanges d’idées entre artistes issus de nombreux Paris, car des membres de la bourgeoisie « nouveaux mouvements artistiques divers que le mouvement riches » profitent de la guerre afin de s’enrichir, ce surréalisme a pu voir le jour9. Par la suite, les surréalistes qui va favoriser par la suite une volonté surréaliste et ont une forte volonté de remettre en question les valeurs dadaïste de remise en question de la bourgeoisie7. artistiques dominantes. C’est pour cela que ceux-ci vont s’éloigner de plus en plus du milieu artistique Après le conflit, les Français vont vivre une de Montparnasse. Cependant, le groupe surréaliste va seconde crise sociale en 1920. En effet, après la Première toutefois utiliser le quartier de Montparnasse comme 10 Guerre mondiale, on assiste à une augmentation du théâtre de l’action surréaliste . chômage ainsi qu’à une instabilité économique, en lien avec la reconversion de l’économie de guerre à une 5 Marie-Claire Bancquart, Paris des Surréalistes, Paris, Seghers, 1972, p. 7. 6 Gérard Durozoi, Histoire du mouvement surréaliste, Paris, Hazan, 1997, p. 10-11. 7 Maurice Agulhon, André Nouschi et Ralph Schor, La France de 1914-1940, Paris, Armand Colin, 2005, p. 26. 8 Ibid., p. 44. 9 Jean-Marie Drot, et Polad-Hardouin Dominique, Les heures chaudes de Montparnasse, Édition Harzan, Paris, 1999, p.123-139. 10 Bancquart, op. cit., p.15. Parution no. 2 Le Prométhée II - Le spectre de la Première Guerre mondiale au sein du mouvement dadaïste et surréaliste Le dadaïsme et la Première Guerre mondiale Tout d’abord, ce qui caractérise le mouvement dadaïste, c’est qu’il est né directement de la Première Guerre mondiale. En ce sens, Tristan Tzara affirmera: «Dada est née exclusivement de la guerre et contre la guerre»11. Par ailleurs, ce qui caractérise les artistes dadaïstes, c’est la prise de conscience de l’absurdité de leur époque12. En outre, le Dada est le résultat de la guerre. Mais il s’agit de démontrer qu’il existe une crise fondamentale des valeurs au sein de la société qui, elle, est antérieure à la guerre. La Première Guerre mondiale a servi de catalyseur pour les idées artistiques du dadaïsme13. Le refus ainsi que la négation prônée par Dada ne sont pas simplement un refus de la guerre, mais bien un refus des valeurs bourgeoises de l’époque, car une simple réflexion sur la guerre aurait, chez les auteurs dadaïstes, engendré des positions pacifistes. Cependant, tel ne fut pas le cas durant les nombreuses années d’existence du mouvement. L’une des volontés du mouvement, mais plus particulièrement celle d’Hugo Ball – qui fut grandement influencé par les auteurs nihilistes tels que le philosophe allemand Friedrich Nietzsche ainsi que l’anarchisme de Mikhaïl Bakounine – était de favoriser l’émergence d’un mouvement de négation où il serait question des enjeux de son époque: « ce que nous appelons dada est une bouffonnerie du néant dans laquelle toutes les plus graves questions sont mêlées. Le dadaïste aime l’insolite, l’absurde, oui ... le dadaïste lutte contre l’agonie et l’ivresse de mort de l’époque14». En ce sens, on voit l’apparition d’une forte remise en question des valeurs établies, et l’un des moyens qu’on entreprit les dadaïstes afin de divulguer leur message, c’est le scandale. P. 71 détruire les valeurs ainsi que les modes de pensées à l’occidentale sans pour autant s’en prendre aux individus ainsi qu’aux institutions directement. Le plus important était de scandaliser le plus possible15. Malgré la volonté de négation du dadaïsme, le mouvement va peu à peu s’estomper à Zurich, car la fin de la guerre ainsi que le retour en force de la bourgeoisie font en sorte que le scandale a de moins en moins d’impact sur la société bourgeoise qui ne voit en Dada aucune crainte réelle. Le dadaïsme de Zurich est essentiellement nihiliste et anarchiste et ne propose pas de changement réel. C’est pourquoi, le dadaïsme issu de Zurich veut engendrer une destruction des valeurs occidentales, mais il n’est pas en mesure de proposer quelque chose. C’est tout le contraire du mouvement surréaliste qui est issu du mouvement dada. Le surréalisme et la Première Guerre mondiale Comparativement au dadaïsme, les futurs auteurs surréalistes n’ont pas la même vision de la relation entre l’artiste et la guerre. Comme nous l’avons mentionné, les dadaïstes vont s’insurger contre la guerre par leurs œuvres et leurs scandales. Mais il en est tout autrement pour les surréalistes de l’après-guerre. Selon eux, ce qui doit primer en guise de contestation, c’est le silence. Par conséquent, le silence des surréalistes face à la guerre ne signifie pas une indifférence ou bien un détachement envers les évènements, mais il traduit un profond traumatisme historique qui fut en mesure de les affecter tous16. En ce sens, comme le démontre Paul Valéry dans son texte de 1919, La Crise de l’esprit, il est question de l’abime de l’histoire et de la fragilité de la civilisation. En conséquence, Paul Valéry démontre que les excès de la guerre vont engendrer une remise en question des valeurs de la société occidentale et que l’histoire est désormais considérée comme un précipice qui peut mener à la perte de la civilisation. Malgré Pour le dadaïsme, l’objectif principal était la cette vision nihiliste qui se rapproche beaucoup plus de destruction totale des fondements de la civilisation Dada, les surréalistes ne seront pas en mesure d’adhérer occidentale. Pour eux, ce qui est important, c’est de totalement à cette vision, puisqu’ils vont y ajouter une forte violence et une révolte qui est en lien direct avec 11 Louis Janover, La révolution surréaliste, Paris, Plon, leur expérience liée à la Première Guerre mondiale. 1989, p. 21. 12 Béhar et Carassou, op. cit., p.28. 13 Ibid., p.26. 14 Fauchereau, op.cit., p.318. 15 Béhar et Carassou, op.cit., p.34. 16 Philippe Forest, Le mouvement surréaliste, Poésie, Roman, Théâtre, Paris, Thémathèque Lettres, 1994, p. 28. Le Prométhée P. 72 Quelques années plus tard, le 19 mars 1919, trois hommes, Breton, Aragon et Soupault, vont publier une revue intitulée Littérature dans laquelle il est question d’une remise en question des valeurs artistiques17. Il s’agit en fait d’effectuer un art qui pratique la dérision ainsi que l’ironie18. Elle a aussi pour but de s’insurger contre l’«establishment» intellectuel de l’époque19. Ces auteurs recherchent une manière de détruire l’art par l’art, mais Breton se refuse à croire qu’il pourrait luimême être un «homme de lettres». Cependant, comme nous l’avons mentionné, le surréalisme va se développer conjointement en lien avec l’influence de Dada à Paris. C’est pourquoi, lorsque Jacques Vaché, l’une des figures marquantes de Breton, meurt en 1919, c’est au tour de Tristan Tzara de devenir l’un des modèles de révolte et de dérision des futurs surréalistes20. C’est dans ce contexte que les auteurs de littérature et des Champs Magnétiques vont adhérer au dadaïsme. Pour Breton, le manifeste Dada de 1918 écrit par Tzara représente parfaitement cet acte artistique de négation21. Parution no. 2 l’Allemagne d’après-guerre. Contrairement à Zurich qui n’était pas dans un contexte de crise, ils devaient promouvoir une remise en question de l’état des choses qui semblait être accepté par la masse berlinoise23. En ce sens, bien qu’ils ne désiraient pas être associés au parti communiste, les dadaïstes de Berlin tels que le principal représentant, Raoul Hausmann24, ne purent pas rester indifférents vis-à-vis de l’actualité berlinoise dont l’assassinat des chefs spartakistes, Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg: « Il fallait accentuer l’action contre un monde qui ne réagissait même pas visiblement contre des horreurs impardonnables25». réalisme L’engagement politique et révolutionnaire des dadaïstes en Allemagne est très important. En effet, bien qu’ils affirment toujours leur indépendance artistique face au communisme, ils vont promouvoir d’une part une union internationale et révolutionnaire de tous les hommes et les femmes de toutes classes fondées sur un communisme radical ainsi que l’abolition de la notion de droit de propriété. En ce sens, contrairement au dadaïsme qui se voulait un mouvement de négation anarchiste et nihiliste, l’exemple de Dada en Allemagne démontre que celui-ci, contrairement à celui de Zurich, a été en mesure d’évoluer sous une forme non seulement artistique, mais politique. Le Dadaïsme allemand et l’engagement politique Le Surréalisme de Paris et l’engagement politique Tandis que le mouvement dadaïste perd de l’importance à Zurich, il n’en est rien en Allemagne, mais plus particulièrement à Berlin, car contrairement à la Suisse, l’Allemagne traverse une importante crise sociale après la fin de la Première Guerre mondiale. Ceci a pour effet que contrairement aux artistes Dada de Zurich, ceux de l’Allemagne vont être en mesure de s’associer au Parti communiste. En ce sens, ce qui distingue le dadaïsme de Zurich est qu’il n’est pas fondamentalement nihiliste et apolitique, mais il est bien question ici d’un engagement politique22. L’engagement révolutionnaire des dadaïstes de Berlin est dû au contexte politique et économique de C’est en janvier 1921 que Tristan Tzara va effectuer un voyage en France, mais plus particulièrement à Paris afin de rencontrer les dadaïstes parisiens qui, à cette époque, étaient formés des membres du groupe Littérature, dont André Breton, fondateur du surréalisme26. Cependant, il est important de mentionner qu’à l’origine, les surréalistes sont étroitement liés au dadaïsme. Malgré cela, à la suite de nombreuses divergences artistiques, le groupe d’André Breton va se définir en tant que surréaliste. Contrairement au dadaïste de Zurich, les futurs surréalistes de Paris n’étaient pas en mesure de comprendre réellement l’aspect fondamental du dadaïsme qu’est le scandale, puisqu’ils étaient préoccupés par des aspects proprement artistiques. Pour III - L’engagement politique du Dadaïsme et du Sur- 17 18 19 20 21 22 Durozoi, op.cit., p.8-9. Forest, op.cit., p.31. Forest, op.cit., p.30. Ibid., p.33. Ibid. Béhar et Carassou, op.cit., p.48. 23 24 Ibid., p.50. Marc Dachy, Archives Dada; chronique, Paris, Hazan, 2005, p.92. 25 Béhar et Carassou, op.cit., p.33. 26 Durozoi, op.cit., p.8-9. Parution no. 2 Le Prométhée P. 73 les futurs surréalistes, ce qui comptait était de remettre Breton. Il fut également question d’une comparaison en question l’art dans son ensemble. entre les deux centres culturels dadaïste et surréaliste que furent Zurich et Paris, deux villes étant le point Dès la création du mouvement surréaliste de départ de ces mouvements et en quoi cela permis en 1924 avec la publication du Manifeste surréaliste l’élaboration de tels mouvements. Par ailleurs, il fut d’André Breton, celui-ci va se dissocier des dadaïstes question de la notion d’engagement politique au sein en prenant une position révolutionnaire27. Les derniers de ces mouvements d’avant-garde. Dans un premier articles de la revue Littérature qui date de 1924 vont temps, nous avons comparé l’engagement politique du en ce sens, et c’est dans l’aspect révolutionnaire que le dadaïsme allemand au sein du parti communiste et le surréalisme va se dissocier du dadaïsme28. dadaïsme apolitique de Zurich et Paris. Par la suite, nous avons comparé l’engagement politique du dadaïsme Pour Breton, la révolution surréaliste doit passer avec celle du surréalisme en ce qui a trait à la volonté par une révolution sociale. Par conséquent, les membres révolutionnaire et l’adhésion au parti communiste. du groupe surréaliste vont s’associer au journal Clarté, Ainsi, nous sommes en mesure de nous demander en associé au parti communiste français29. En sommes, quoi le second manifeste de Breton va changer la vision Breton va affirmer que la révolution surréaliste doit du surréalisme au cours de la décennie des années 1930. être en mesure de passer par une révolution sociale en lien avec le communisme. L’adhésion au parti communiste d’une partie du groupe surréaliste avait Bibliographie pour but de concentrer les forces révolutionnaires sous un même ensemble. Par conséquent, certains membres AGULHON, Maurice, NOUSCHI, André et SCHOR, Ralph. La France de 1914-1940. Paris, Armand Colin, 2005, 297 p. du groupe surréaliste vont adhérer au parti communiste le 14 janvier 1927, et selon lui, il est nécessaire pour le BANCQUART, Marie-Claire. Paris des Surréalistes. Paris, Seghers, 1972, 230 p. mouvement d’adhérer au communisme afin de passer d’un idéalisme absolu au matérialisme historique30. Par BÉHAR, Henri et CARASSOU, Michel. DADA, Histoire d’une conséquent, les membres du groupe surréaliste croient subversion. Paris, Fayard, 1990, 261 p. que cette association au communisme va être en mesure DACHY, Marc. Archives Dada; Chronique. Paris, Hazan, 2005, de concrétiser la révolution surréaliste. Conclusion Finalement, le dadaïsme ainsi que le surréalisme sont tous les deux des mouvements d’avant-gardes qui ont suivi la Première Guerre mondiale. En ce sens, il fut intéressant d’effectuer une comparaison entre ces deux mouvements. Nous avons constaté qu’il existe de nombreuses différences d’une part dans l’origine du mouvement, notamment en ce qui concerne l’influence de la Première Guerre mondiale dans l’élaboration du dadaïsme par Hugo Ball et Tristan Tzara. De plus, nous avons constaté qu’il existe une forte influence issue de la Première Guerre mondiale ainsi que du mouvement dadaïste dans l’élaboration du surréalisme par André 27 Ibid., p.82-83. 28 Maurice Nadeau, Histoire du Surréalisme; suivie de documents surréalistes, Paris, Du Seuil, 1964, p.65. 29 Nicole Racine-Furlaud, « Une revue d’intellectuels communistes dans les années vingt : Clarté (1921-1928)», Revue française de science politique, 17e année, n°3, 1967, p. 484. 30 Durozoi, op.cit., p.142. 574 p. DROT, Jean-Marie & POLAD-HARDOUIN, Dominique. Les heures chaudes de Montparnasse. Paris, Harzan, 1999, 261 p. DUROZOI, Gérard. Histoire du mouvement surréaliste. Paris, Hazan, 1997, 759 p. FAUCHEREAU, Serge. Avant-Gardes du XXe siècle. Paris, Flammarion, 2010, 587 p. FOREST, Philippe. Le mouvement surréaliste, Poésie, Roman, Théâtre. Paris, Thémathèque Lettres, 1994, 148 p. JANOVER, Louis. La révolution surréaliste. Paris, Plon, 1989, 282 p. NADEAU, Maurice. Histoire du Surréalisme; suivie de documents surréalistes. Paris, Du Seuil, 1964, 526 p. RACINE-FURLAUD, Nicole. « Une revue d’intellectuels communistes dans les années vingt : Clarté (19211928) ». Revue française de science politique, 17e année, n°3, 1967 : 484-519. P. 74 Le Prométhée Parution no. 2 L’influence de l’Église catholique sur la société québécoise du XIXe et XXe siècle. Analyse de la pièce de théâtre Tit-Coq (1948) par Sarah Lapré Introduction Au Québec, les publications artistiques depuis la Confédération jusqu’à la Révolution tranquille ont fait longuement mention du problème identitaire de la société québécoise, de l’importance du monde rural et de la présence de l’Église catholique1. Les auteurs en littérature, en théâtre et en cinéma au milieu du XXe siècle mirent effectivement l’accent sur ce dernier élément. Tel est le cas de la pièce de Théâtre Tit-Coq (1948), produite par Gratien Gélinas, auteur de théâtre et de cinéma et figure importante dans le milieu populaire par ses Fridolinades, avec lesquelles il remporte beaucoup de succès2. À quel point la représentation de l’Église catholique, à travers le personnage du Padre, et son influence sur la société québécoise dans la pièce de théâtre Tit-Coq sont-elles conformes à l’historiographie portant sur l’Église catholique au Québec aux XIXe et XXe siècles? L’influence de l’Église durant ces deux siècles est présentée de façon presque conforme à la réalité, nous verrons pourquoi à travers les aspects suivants: la présence de l’Église dans la société, son influence à travers son discours et nous verrons finalement l’état de la société québécoise à l’aube de la Révolution tranquille. Nous verrons ces thèmes à travers la pièce de théâtre et l’historiographie. 1 Serge Provencher, Quête identitaire et littérature – de Canadien à Québécois, Saint-Laurent, Éditions du Renouveau Pédagogique inc., 2010, p. 38-43. 2 Marcel Jean, Le cinéma québécois, Montréal, Éditions Boréal, 2005, p. 29 Source : Collection Canada, Bibliothèque et Archives du Canada. L’influence de la religion dans la vie quotidienne: A. Présence dans la société Au Québec, l’influence de la religion dans toutes les sphères de la société se maintient jusqu’au XXe siècle, alors qu’elle est toujours très influente au début du siècle. Dans la pièce de théâtre Tit-Coq, les références à la religion, en dehors du personnage du Padre, sont très présentes dans le personnage même de Tit-Coq, de son vrai nom Arthur St-Jean. Né à la crèche, baptisé le jour de la St-Jean et élevé par des Sœurs; c’est un orphelin, il représente donc l’enfant abandonné, au même titre que le Saint Jean-Baptiste, patron du Canada français depuis 1908. Les Québécois se reconnaissent facilement dans cette figure en quête d’identité et de liens familiaux: figure seule, abandonnée, qui se fait surnommer Tit-Coq, nom anonyme, mais familier, pour les Québécois3. Dans la pièce de théâtre Tit-Coq, Gratien Gélinas nous démontre que la religion est très présente dans le milieu militaire des années 1940-1950. En effet, le personnage du Padre suit l’armée canadienne durant la Seconde Guerre mondiale. En plus d’être présent, le Padre exerce également une certaine influence sur le Commandant, comme on peut le voir ici: « Commandant. – Ce n’est pas moi qu’il faut remercier, c’est le Padre… qui a mis son nez dans mes affaires encore une fois. » Est-ce que la religion était présente 3 Heinz Weinmann, Tit-Coq : le Québec de la table rase. Dans le livre Cinéma de l’imaginaire québécois - de La petite Aurore à Jésus de Montréal, Montréal, Éditions Hexagone, 1990, p. 51-66 Parution no. 2 Le Prométhée dans l’armée canadienne au XXe siècle et est-ce que les figures religieuses avaient une influence sur les autorités militaires? Effectivement, la religion était présente dans les forces armées canadiennes à travers l’aumônier militaire: le mémoire de Pierre R. Bergeron en 2007 nous permet de comprendre l’évolution de l’aumônerie depuis la Confédération de 1867. L’auteur, qui exerce lui-même le métier d’aumônier, nous explique que ce dernier avait un rôle de soutien en accompagnant les troupes durant la guerre pour les soutenir spirituellement et devait « conseiller les commandants sur les questions de nature religieuse, spirituelle, morale ou éthique 4». Bergeron nous dit donc que l’aumônier devait conseiller les commandants; ainsi, la figure religieuse avait une influence certaine sur les autorités militaires; ce qui confirme le rôle du Padre dans la pièce de théâtre. P. 75 Coq, alors que ce dernier n’a aucune famille ni ami proche pour livrer ses pensées. Il le confirme lorsqu’il dit ceci au Padre: « je me demande pourquoi je me déboutonne comme ça. […] Mais je n’ai personne avec qui me débourrer le cœur 8». Au XXe siècle, les membres du clergé agissent comme des guides pour la population; depuis la Nouvelle-France et la découverte du Nouveau Monde, l’Église catholique guide les Canadiens dans la religion chrétienne. Les multiples menaces de la modernité, au XXe siècle, demandent un effort grandissant des membres du clergé pour protéger la population des vices de l’industrialisation et de l’urbanisation; leur rôle de confident et de guide les aide ainsi dans cette voie. Comme on peut le lire dans le document de travail sur la conférence des évêques catholiques américains, l’un des devoirs des évêques auprès des paroissiens est de « les assister dans l’identification de leurs difficultés et, en relation d’aide, de les aider à les surmonter. 9» Aussi, « l’Église catholique […] travaille avec les familles dans l’accomplissement de leurs tâches fondamentales 10»; que ce soit aux ÉtatsUnis ou au Canada, l’Église catholique a toujours mis de l’importance au développement de la famille québécoise, que ce soit pour des raisons morales, spirituelles ou économiques. Ainsi, le rôle de soutien moral et de confident au sein de l’armée et de la paroisse est un élément présent dans la pièce de théâtre qui est conforme avec l’historiographie. B. Discours religieux À travers la figure de l’aumônier, on retrouve le second élément démontrant l’importance de la présence religieuse sur la vie quotidienne: la confession. En effet, la confession chrétienne « consistait à ouvrir sa conscience à un ‘‘ancien’’ », reconnu pour son don de discernement, pour lui soumettre tous les manquements, y compris les pensées les plus secrètes. 5» Dans son mémoire, Bergeron nous explique que l’aumônier militaire est une figure « d’accompagnement et de conseil 6», il est là pour écouter le soldat et sa famille et les aider à surmonter les difficultés apportées par le chaos de la guerre. Dans la pièce de théâtre, certains extraits démontrent l’importance de la confession chez les paroissiens: « Tit-Coq. – Je comprends à présent pourquoi il y a des gars qui viennent se confesser si souvent! 7» Un second aspect démontrant l’influence de la religion sur la vie quotidienne est visible à travers le D’autres extraits démontrent à quel point la figure discours propagé par les figures religieuses. Dans la religieuse agit comme confident auprès des paroissiens, pièce de théâtre, cela se voit donc à travers le discours autant du côté confessionnal au sein de l’institution de du Padre. En plus d’être confident, le Padre a un l’Église, que dans une structure moins ecclésiastique discours très moralisateur auprès des militaires et des comme l’armée. En effet, on peut voir que le personnage paroissiens: du Padre reçoit la plupart des confidences du personnage principal, même en dehors du strict lieu privé habituel. Le personnage religieux est un réel confident pour Tit4 Pierre R. Bergeron, Le partenariat au coeur de l’aumônerie militaire, Québec, mémoire présenté à la faculté des études supérieures de l’Université Laval, 2007, p. 95. 5 Sachot Maurice, « La confession », Médium, vol. 4, N° 37-38 (2013) : 128-138. 6 Bergeron, op. cit., p. 2. 7 Gélinas, op. cit., p. 44. 8 Ibid., p. 44. 9 « Penser famille » en Église et en Société, Conférence nationale des évêques catholique des États-Unis - Comité des évêques pour le mariage et la famille, Traduit par l’Office de la faille de Montréal. Document de travail, mai 1988: p.24. 10 « Penser famille » en Église et en Société. op. cit., p. 89. P. 76 Le Prométhée « Le Padre. – L’apparence physique n’est pas tout ce qui compte dans la vie, tu sais. Le Bon Dieu est juste, alors il répartit les qualités. […] Aux uns, il accorde l’harmonie des traits, l’élégance de la taille; aux autres, la beauté des sentiments et le charme qui donne la sincérité du cœur.11» Le discours moralisateur est visible encore ici: « Le Padre. – Tu n’es pas responsable de la faute des autres. C’est sur tes actes à toi qu’on te jugera. 12» La dernière scène de la pièce [p. 123-145] est celle où Tit-Coq confronte Marie-Ange après que celle-ci se soit mariée avec un autre homme durant son absence. Alors que les deux amoureux se mettent en tête de fuir ensemble pour affirmer leur amour, le Padre intervient et trouve les arguments pour faire changer l’avis de Marie-Ange. Même si le Padre met de côté les arguments religieux pour faire comprendre aux jeunes l’immoralité de leurs actions, il convainc Marie-Ange en mettant de l’avant la valeur symbolique de la famille aux yeux de Tit-Coq, tout en insérant les difficultés du divorce et les conséquences morales de leur action. Il conclut ainsi: « Le Padre. - J’ai essayé de faire la lumière: vous êtes libres de voir clair ou de fermer les yeux. 13» Le Padre amène la morale religieuse et démontre l’infaillibilité de la parole chrétienne, il compare ses paroles avec la lumière et la clarté, donc la véracité. L’analyse d’Anne-Marie Sicotte sur la pièce présente un extrait de l’article de Louis-Philippe Roy dans l’Action catholique, revue religieuse de l’époque: « La morale est sauve […] : ‘‘Canayen’’, ce théâtre l’est par le thème, par l’allure, par la langue, par la propreté morale […]. La pièce demeure moralisatrice dans son déroulement et ses conclusions. 14» Ainsi, c’est la moralité religieuse qui prime dans la pièce de théâtre. Le discours moralisateur est donc un exemple de l’influence de la religion sur la société, présent dans la pièce et confirmé par l’historiographie. 11 Gélinas, op. cit., p. 46. 12 Ibid., p. 48. 13 Ibid., p. 143. 14 Anne-Marie Sicotte et Gratien Gélinas, La ferveur et le doute, Montréal, Typo, 2010, p. 150. Parution no. 2 Dans son discours, le Padre met également de l’importance sur les bonnes valeurs familiales des citoyens: « Le Padre. – Il faudra que tu la respectes [en parlant de Marie-Ange]. […] Enfin, quel que soit l’idéal qui t’anime, l’essentiel est que tu te conduises bien avec elle. Tit-Coq. – C’est ça! […] la fille que j’aimerai au point de lui glisser le jonc dans le doigt, je lui serai fidèle de la tête aux pieds et d’un dimanche à l’autre, laissez-moi vous le dire! 15» On voit donc ici, à travers la réponse de Tit-Coq, que les valeurs familiales et chrétiennes sont présentes chez la population québécoise. En plus de transmettre les bonnes valeurs, l’Église tente de transmettre son idéologie à la société: comme le dit Lucia Ferretti, la société est conduite, durant la première moitié du XXe siècle, par l’« idée du monolithisme idéologique de la société canadienne-française et de la prééminence absolue de l’idéologie cléricale.16 » Ferretti confirme donc l’imposition de l’idéologie de l’Église à la société; la vision de l’Église et la promotion des valeurs familiales et chrétiennes ainsi véhiculées dans la pièce par le discours du Padre sont donc d’autres aspects de l’influence de l’Église conformes avec l’historiographie. Le discours religieux se ressent également, au Québec, sur la question du mariage et de la relation conjugale: dans la pièce, ces éléments se reflètent effectivement dans le discours du Padre qui encourage le personnage principal à se marier avec sa douce, Marie-Ange, après quelques mois de fréquentations et c’est alors que la guerre fait rage. Dans l’historiographie sur l’Église catholique au XXe siècle, on découvre qu’effectivement, l’Église insiste beaucoup sur la question du mariage. Lors de la conférence des évêques catholiques américains dans les années 1980, on explique d’où vient l’importance du mariage: « Maintes et maintes fois Dieu a fait une promesse […] [le] pacte réalisé par la mort et la résurrection du sauveur, est le modèle de 15 Gélinas. op. cit., p. 46-47. 16 Lucia Ferretti, « L’Église de Montréal (1900-1950) dans les Mémoires et les thèses depuis 1980 », Études d’histoire religieuse, vol. 59, 1999, p. 115. Parution no. 2 Le Prométhée la vie conjugale et familiale. Cet engagement matrimonial […] se concrétise dans le mariage et la vie familiale. 17» P. 77 Tante Clara est l’incarnation de la génération très religieuse du début du XXe siècle, cette génération continuant d’aller à la messe régulièrement, d’envoyer de l’argent au presbytère ou de faire partie des associations religieuses. En effet, Tante Clara participait à une association bien connue à Montréal: « La Tante. – J’en causais encore hier avec madame Grondin, la présidente des Dames de Sainte-Anne de la paroisse de Saint-Alphonse. 22» Selon Lucia Ferretti, ces associations « ont joué un rôle crucial dans la conformation de l’Église montréalaise23 », elles ont participé à l’élaboration et la maintenance des systèmes d’éducation et de santé québécois24. La présence de la religion par le discours insistant du Padre à propos du mariage ainsi que l’influence que ce dernier a sur les femmes sont donc des bons exemples de pression que l’Église a sur la vie quotidienne des paroissiens et qui sont conformes avec l’historiographie. Il est donc primordial pour le clergé de garder un contrôle sur la population et l’un de ces moyens est d’encourager le mariage dans les règles de la religion chrétienne. En effet, comme le dit l’auteur Benoit Moore: au Bas-Canada « la célébration du mariage y demeure l’apanage du religieux et est […] le monopole de l’Église catholique18. » L’auteur Martine Tremblay dit aussi qu’« au Québec, jusqu’à la fin des années 1960, l’Église détient seule le pouvoir de légitimer la formation du couple.19 » Ainsi, en 1950, toutes les sphères du mariage sont régularisées par l’Église: les vêtements, la mise en scène, la publicité, le protocole d’entrée, les paroles à prononcer, etc. Ce n’est qu’après 1960 que la rigidité des structures s’est désagrégée, mais les prêtres « reconnaissent que si la cérémonie religieuse du mariage a conservé son pouvoir d’attraction, c’est 2. L’Église face à la société, à l’aube de la Révolution parce que les rites religieux [étaient] ancrés dans la tranquille. culture. 20» Le discours religieux se reflète également à travers les femmes. Dans l’esprit des personnages féminins de la pièce de théâtre, l’importance de se marier tôt est présente; à cette époque, les femmes se devaient de choisir entre la vie de femmes mariées ou de religieuses cloitrées. Si elles ne faisaient pas de choix, les femmes devenaient comme la tante de MarieAnge, de vieilles filles. Voici un extrait où tante Clara lui explique ce qui arrive si elle ne se marie pas bientôt: « La Tante. - Parce que si tu savais, ma belle, ce que ça passe vite, notre jeune temps. […] Tu t’endors un beau soir, fraîche comme une rose, sans te douter de rien : le lendemain matin, tu te réveilles vieille fille. […] Et tu peux me croire : la vie de vieille fille, c’est rose par bouts seulement. 21» 17 « Penser famille » en Église et en Société, op. cit., p. 40. 18 Benoit Moore, « Culture et droit de la famille : de l’institution à l’autonomie individuelle », McGill Law Journal/Revue de droit de McGill, vol. 54, n° 2 (2009), p. 259. 19 Martine Tremblay, « Cérémonies de mariage dans la vallée du Haut-Richelieu au XXe siècle : le faste et le sacré », Études d’histoire religieuse, vol. 67 (2001), p. 94. 20 Tremblay, loc. cit., p. 105. 21 Gélinas, op. cit., p. 82-83. L’influence de l’Église catholique au Québec est mise de l’avant par Gratien Gélinas dans la pièce de théâtre Tit-Coq en 1948. Tous les éléments sont conformes avec la réalité de la société au XIXe et au début du XXe siècle, mais si la société québécoise se révolte et rejette l’Église en 1960, il est peu probable que les assises de cette dernière étaient clairement solides à l’aube de la Révolution tranquille. Selon Jean-Yves Marchand, avant les années 1960, la société québécoise était effectivement une société sous le contrôle de l’Église catholique, et il y avait très peu de remise en question de l’importance de cette institution: « l’Église s’occupait d’à peu près tout ce qui touchait les Canadiens français : [le] système d’éducation […] et [les] systèmes sociaux; [les] registres de l’état civil; [les] interventions notables dans les domaines de l’économie et de la démographie; [l’] encadrement d’un grand nombre d’institutions politico-culturelles et de loisirs. 25» 22 Ibid., p. 82.. 23 Ferretti, loc.. cit., p. 111. . 24 Ibid., p. 110. 25 Jean-Yves Marchand, Christianisme et identité québécoise, Québec, Éditions Bellarmin, 2008, p. 30-31. P. 78 Le Prométhée Mais à l’aube de la Révolution tranquille, alors que l’Église va bientôt être mise de côté par la population, peut-on dire qu’elle est toujours une figure dominante dans les années 50? Non, en réalité, l’Église catholique est sur le point de céder. Elle ne supporte plus tous les rôles qu’elle doit accomplir: financièrement elle est dans un pénible état, et socialement, elle n’a plus la même influence sur la société et sur les nouvelles générations de Québécois. Comme nous apprend l’historienne Lucia Ferretti, la société québécoise au milieu du siècle est traversée par une série de nouveaux courants idéologiques et à l’aube de la Révolution tranquille des années 1960, la société est très instable: l’Église laisse doucement sa place à l’État dans sa « lutte de plus en plus inégale contre la modernité triomphante.26» Il faut donc dire que l’importance de l’Église est en constante régression à partir de la deuxième moitié du XXe siècle et que cet aspect ne semble pas être présenté dans la pièce de théâtre. En fait, comme nous l’explique l’historien Benoit Moore, la société québécoise voit « la diminution, voire la disparition progressive de l’autorité sociale et politique de la religion.27» L’Église avait une vision familiale basée sur le mariage et l’institution civil où « le corps familial échappait à la volonté individuelle en constituant l’institution centrale de la société dont le chef absolu était le mari. 28» À la veille de la Révolution tranquille, la société québécoise « ressen[t] l’urgence de se défaire de leur impuissance collective 29» définie par l’Église et ses instances religieuses. Ici, les auteurs Hamelin et Gagnon, dans le second tome de l’histoire du catholicisme québécois, parlent de « l’aliénation culturelle30 » de la société québécoise. Les auteurs Mager et Meunier démontrent que l’Église, face à la modernité, ne pouvait continuer à garder la population dans ses traditions rurales et paysannes: ce fut la naissance d’ « une sorte de nouveau paradigme national […] [où] le fait religieux, quel qu’il soit, allait peu à peu être rapporté au vecteur unique de la tradition dont il fallait désormais se débarrasser. 31» 26 Gélinas, op. cit., p. 82-83. p. 112. 27 Moore, op. cit., p. 260. 28 Ibid., p. 272. 29 Jean Hamelin et Nicole Gagnon, Histoire du catholicisme québécois – le XXe siècle – Tome 1, 1898-1940, Montréal, Éditions Boréal Express, 1984, p. 413. 30 Ibid., p. 413. 31 Robert Mager et E.-Martin Meunier, « L’intrigue de Parution no. 2 Selon l’auteur Anne Fortin, c’est après le concile de 1966 que deux visions se sont opposées au Québec, l’une plus individualiste, l’autre plus collective, mais les deux voulaient « la séparation de la sphère privée et de la sphère publique impliquant la privatisation de la foi32», ce qui implique nécessairement le recul de l’Église. Selon Lucia Ferretti: « Le Canada français a pu être «jadis, une société religieuse, […] [aujourd’hui] l’Église [est] non seulement hors de la vie collective des jeunes Québécois, mais aussi hors des représentations intellectuelles du Québec. 33» L’Église québécoise connaît donc une rupture en 1960, et plus précisément avec Vatican II en 1966. C’est ce concile qui change la situation de l’Église catholique au Québec, c’est une mutation qui arrive en temps de crise où « l’État façonne une nouvelle organisation sociale qu’il place sous le signe de la neutralité. 34» La sécularisation de la société, la laïcisation de l’éducation et l’émergence de diverses autres confessions sont des éléments de mutations de la société québécoise à travers lesquelles l’Église ne peut s’intégrer. Il devient donc nécessaire de revoir complètement la place de la religion dans les cœurs de paroissiens et de trouver une nouvelle approche pour assurer la survivance de la foi catholique au Québec. Conclusion La pièce de théâtre Tit-Coq, à la lumière de ce que nous avons vu, présente l’Église catholique comme étant très importante auprès de la société québécoise, et nous avons pu voir que l’historiographie sur le sujet confirmait le tout. L’Église a longtemps agi comme figure dominante de la société québécoise: présente dans tous les secteurs, que ce soit l’éducation, la santé, l’économie, ou encore, tel que vu plus haut, le milieu militaire; elle a agi comme confident, comme soutien et comme guide pour la société et les familles québécoises. Le discours du personnage du Padre dans la pièce de théâtre démontre bien l’influence de l’Église catholique la production moderne du religieux au Québec », Globe : revue internationale d’études québécoises, vol. 11, n° 1, 2008, p.15. 32 Anne Fortin, « De l’absence et de l’horreur du vide. Essai théologique sur la nature du catholicisme québécois contemporain », Globe: revue internationale d’études québécoises, vol. 11, n° 1, 2008, p.138-139. 33 Ferretti, op. cit., p. 105. 34 Jean Hamelin et N. Voisine (dir.), Histoire du catholicisme québécois – le XXe siècle – Tome 2, de 1940 à nos jours, Montréal, Éditions Boréal Express, 1984, p. 272. Parution no. 2 Le Prométhée sur la société, que ce soit par la morale religieuse, le mariage ou les valeurs chrétiennes et familiales. Par contre, la représentation de l’Église catholique dans la pièce de théâtre Tit-Coq est légèrement biaisée. L’Église n’a pu survivre à la Révolution tranquille: son influence n’est plus acceptée par la société québécoise, et elle ne peut pas se battre contre l’avancée de l’industrialisation et la modernité imposante. Ces éléments, c’est-à-dire le déclin de l’Église en tant qu’institution au cours des années 1950 et la remise en question de celle-ci par la société elle-même lors des années 1960, ne sont pas présents dans la pièce de théâtre, qui se déroule pourtant durant la Seconde Guerre mondiale, donc à l’aube de ces changements profonds. C’est peut-être un choix volontaire de la part de Gratien Gélinas, soit d’exclure totalement ces éléments pour amadouer la critique des autorités religieuses, ou un choix involontaire, en présentant son point de vue personnel. En ce sens, TitCoq amène une représentation de l’influence de l’Église légèrement biaisée. Bibliographie Monographies et ouvrages généraux : GAGNON, Serge. Familles et presbytères. Québec, Presses de l’Université Laval, 2013. 174 p. HAMELIN, Jean, Gagnon, Nicole. Histoire du catholicisme québécois – le XXe siècle – Tome 1, 1898-1940. Montréal, Éditions Boréal Express, 1984. 504 p. HAMELIN, Jean, Voisine, N. (dir.) Histoire du catholicisme québécois – le XXe siècle – Tome 2, de 1940 à nos jours. Montréal, Éditions Boréal Express, 1984. 425 p. JEAN, Marcel. Le Cinéma québécois. Montréal, Éditions du Boréal, 2005. 127 p. MARCHAND, Jean-Yves. Christianisme et identité québécoise. Québec, Éditions Bellarmin, 2008. 110 p. PROVENCHER, Serge. Quête identitaire et littérature – de Canadien à Québécois. Saint-Laurent, Éditions du Renouveau Pédagogique inc., 2010. 218 p. SCHOR, Ralph. L’Église catholique au XXe siècle, Synthèse. Paris, Éditions Armand Colin, 1999. 95 p. SICOTTE, Anne-Marie, Gratien Gélinas. La ferveur et le doute. Montréal, Typo, 2010 : p. 268-282 WEINMANN, Heinz. Tit-Coq : le Québec de la table rase. Dans le livre Cinéma de l’imaginaire québécois - de La petite P. 79 Aurore à Jésus de Montréal, Montréa, Éditions Hexagone, 1990 : p. 51-66. Articles de périodiques: BERGERON, Pierre R. Le partenariat au cœur de l’aumônerie militaire canadienne, mémoire présenté à la faculté des études supérieures de l’Université Laval. Québec, 2007 : 102 pages. FERRETTI, Lucia. « L’Église de Montréal (1900-1950) dans les Mémoires et les thèses depuis 1980 ». Études d’histoire religieuse, vol. 59, 1999 : 105-12. FORTIN, Anne. « De l’absence et de l’horreur du vide. Essai théologique sur la nature du catholicisme québécois contemporain ». Globe : revue internationale d’études québécoises, vol. 11, n° 1, 2008 : 133-149. MAGER, Robert, Meunier, E.-Martin. « L’intrigue de la production moderne du religieux au Québec ». Globe : revue internationale d’études québécoises, vol. 11, n° 1, 2008 : 13-20. MOORE, Benoit. « Culture et droit de la famille : de l’institution à l’autonomie individuelle ». McGill Law Journal / Revue de droit de McGill, vol. 54, n° 2, 2009 : 257-272. TREMBLAY, Martine. « Cérémonies de mariage dans la vallée du Haut-Richelieu au XXe siècle : le faste et le sacré » Études d’histoire religieuse , vol. 67, 2001, p. 93-104. Autres : Penser famille en Église et en société : document de travail. Conférence nationale des évêques catholique des ÉtatsUnis - Comité des évêques pour le mariage et la famille. Traduit par l’Office de la faille de Montréal. Document de travail, mai 1988. 144 p. P. 80 Le Prométhée Le Libraire (1960) de Gérard Bessette par Nicolas Lelièvre La Révolution tranquille est considérée par l’imaginaire collectif québécois comme l’époque de la formation d’une nouvelle société moderne, plus ouverte sur le monde, prônant la démocratie, le pluralisme et la raison. L’époque la précédant, celle de la «Grande Noirceur» (1945-1959), est qualifiée de période où la société québécoise fut arriérée, où la domination de l’Église était sans merci, et où seuls les préceptes de cette dernière dictaient la façon de vivre. C’est dans cette ère et avec cette vision que Le Libraire, roman de Gérard Bessette apparaît. Traitant de la censure au Québec durant cette «sombre période», l’auteur fera lui-même les frais de cette dernière, puisqu’il devra passer par la France pour faire publier ce titre au début de la décennie. Le roman narre la vie d’Hervé Jodoin, obtenant un poste dans la paroisse de Saint-Joachin au sein de la Librairie Léon, qui propose des objets religieux, des jouets, de la papeterie et des livres. Son patron, monsieur Chicoine, lui avoue qu’il possède une réserve de «livres à ne pas mettre entre toutes les mains» dans une arrière-salle nommée le capharnaüm. Les deux hommes se mettent d’accord pour que Jodoin vende discrètement ces livres. La vente d’un de ces derniers au jeune Martin Guérard, étudiant au collège SaintRock, met le feu aux poudres. Jodoin se retrouve alors pris dans un conflit qu’il ne pensait nullement arriver à son époque. Ce roman nous servira à étudier à quel point la représentation de la pratique du clergé dans la paroisse de Saint-Joachin, c’est-à-dire de pratiquer la censure d’œuvres littéraires, dans le roman Le Libraire, est conforme à l’historiographie des pratiques de la censure de l’Église catholique dans la province de Québec. Pour cela, nous diviserons notre étude en trois parties avec la réalité de l’Index, la censure dans les villes et les campagnes au Québec et la censure comme argument de déclassement économique et social. Parution no. 2 I – La réalité sur l’Index et la censure Au début du roman, Chicoine et Jodoin, «partisans de la liberté de pensée» s’accordent pour que ce dernier vende les livres du capharnaüm à des personnes sérieuses de façon discrète. Ces ouvrages sont tous mis à l’Index1. L’Index, institué en Europe au milieu du XVIe siècle, fut créé pour appuyer une censure préalable des livres à l’état de manuscrit avant leur publication. Prenant son essor à l’apparition du Schisme de Luther en 1517, il se modifie tout au long de son histoire. La constitution Officiorum ac munerum de Léon XIII instaure de nouvelles règles concernant la censure et permet l’apparition, en 1900, d’un nouvel Index de livres interdits considérablement réduit par rapport aux éditions précédentes. Il est bon de noter que l’édition romaine n’est pas aussi stricte que sa version espagnole parue durant l’Inquisition2. Alors que le clergé ne put entreprendre de censure vis-à-vis de «l’affaire Chaboillez» en 18233 ainsi que pour les activités plus ou moins licites de l’abbé Pigeon en ce qui concerne sa publication de pamphlets à l’égard de membres de l’Église (1823 à 1829)4, la censure cléricale au Québec commence à s’appliquer de façon rigoureuse au moment de l’arrivée de Mgr Bourget en 1840. Celui-ci oriente la littérature naissante dans la voie d’un discours moralisant en créant des outils d’encadrement tels les Mélanges religieux et l’Œuvre des bons livres (1844). Auparavant au cas par cas, la censure montrait une incapacité à développer une stratégie viable de contrôle et d’encadrement. À part le cas Sénécal5, il n’existe, durant la période, aucun éditeur réellement dissident, puisque ceux-ci font approuver leurs livres à Mgr Bruchési afin qu’ils soient autorisés dans les écoles catholiques de la province. Les 1 Gérard. Bessette, Le Libraire, Montréal, Cercle du livre de France, 1966, chapitre 4, p. 41 à 56. 2 J.M. de Bujanda et M. Richter, Index librorum prohibitorum : 1600-1966, Université de Sherbrooke, Montréal, Médiaspaul, 2002, p. 27 à 32. 3 Pierre Hébert, Le clergé et la censure de l’imprimé au Québec: les années décisives (1820-1840), Voix et Images, vol. 15, n°2, 1990. p. 182 à 186. 4 Pierre Hébert et Patrick Nicol, Censure et littérature au Québec, T. 1, Québec, Fides, 1997-2004, p. 50. 5 Jacques Michon, Histoire de l’édition littéraire au Québec au XXe siècle, T. 1, Québec, Fides, 2010, p. 198. Parution no. 2 Le Prométhée ouvrages jugés dangereux sont publiés à l’insu des autorités religieuses, sans mention de maison connue et de nom d’éditeur. Après la mise à l’Index du Clergé canadien, sa mission, son œuvre, de Laurent-Olivier David accusant les prêtres d’influence indue6, le clergé change de stratégie au tournant du siècle et affirme la volonté de former les consciences et l’opinion par la production d’un contre-discours dans la formation de périodiques et de maisons d’édition. Avant 1914, seuls six livres sont interdits au Québec en plus des journaux et des écrits contre l’Université Laval7, ainsi qu’une interdiction officielle du cardinal Villeneuve sur Les Demi-civilisés de J.-C. Harvey en 1934. Entre 1920 et 1929, on se situe dans la nationalisation de l’imaginaire littéraire entreprise par C. Roy, L. Groulx et l’abbé Casgrain. Les auteurs se plient à cette idée, et aucun cas de censure n’apparut à cette époque8. De la fin des années 1930 aux années 1950, la censure cléricale commence de nouveau à se modifier. Constatant que l’interdiction n’est pas l’action la plus viable, elle se tourne vers un contrôle idéologique efficace sur les institutions du livre et de la lecture. C’est au Québec, avec les revues Mes Fiches en 1937 et Lectures en 1946, que les premiers essais de cotations morales des livres, prolongeant les règles édictées par les textes de droit canonique et le catalogue de l’Index, furent publiés9. Cela permit au clergé de continuer sa surveillance alors que l’État s’imposait de façon croissante dans le contrôle de la société10. Mais l’édition laïque, le roman populaire et l’accroissement des genres montrent une évolution dans les mentalités des écrivains et des éditeurs, remettant en cause les fondements de l’ordre établi11. Progressivement, la censure qu’exerçaient les membres du clergé perdit de son efficacité. Ils se virent submerger par une littérature qu’ils ne pouvaient accepter, mais dont ils 6 Jacques Michon., Éditions et pouvoir, Québec, Presses de l’Université Laval, 1995, p. 118. 7 Pierre Hébert,, La littérature québécoise et les fruits amers de la censure, Montréal, Fides, 2010, p. 77-79. 8 Pierre Hébert, Une censure totale? L’Église québécoise et la nationalisation de l’imaginaire littéraire (1920-1929), Études d’histoire religieuse, vol. 67, 2001. p 293 à 300. 9 Pierre Hébert, Chant du cygne de la censure cléricale au Québec, la revue Lectures (1946-1966), Bulletin des bibliothèques de France, t. 48, n°6, 2003, p. 30-31. 10 Jacques Michon, opt. cit., p. 396. 11 Fernande Roy, Histoire de la librairie au Québec, Montréal, Leméac, 2000, p. 175 à 179. P. 81 n’avaient plus les moyens de freiner la circulation12. De 1857 à 1966, on dénombra 25 cas de censure, dont 17 «non officiels», actions d’autocensure entremêlées d’interdictions locales et non globales13. Comme nous le remarquons, la censure littéraire n’est pas aussi stricte que le laisse imaginer le roman, puisque celle-ci possède de nombreuses conditions pour s’appliquer. Les ouvrages interdits sont majoritairement des livres européens du fait de l’année de la création de l’Index, et peu de livres canadiens s’intègrent réellement dans celui-ci, puisqu’au Québec, ils connurent la plupart du temps des interdictions nonofficielles. L’idée de la présence de vieux auteurs au sein du capharnaüm est correctement décrite, mais celle-ci n’est pas assez détaillée pour que le lecteur se rende compte de la réalité des choses. Après avoir constaté les exactitudes sur l’Index, constatons la censure dans la province québécoise. II – La censure dans les villes et les campagnes Acceptant la vente de ces écrits, Jodoin nous relate qu’un collégien vient lui acheter L’Essai sur les mœurs de Voltaire, et que quelques jours plus tard, Mr le Curé se présente à la librairie afin d’inspecter la totalité des livres présents dans la boutique. Le questionnant sur la présence de manuels dangereux, il lui demande s’il ne possède pas un guide concernant la cote morale des ouvrages qu’il vend tel Le père Sage-homme ou l’abbé Bethléem14. À la fin du roman, nous apprenons que Jodoin quitte le village en vidant préalablement le capharnaüm de ces livres, qu’il vendra à la librairie Sénésac de Montréal15. Au XVIIe siècle, la censure se pose déjà en 1626 en Nouvelle-France avec la condamnation du pamphlet contre les Jésuites: L’Anti-Coton16. Après la Conquête, les imprimés provenant de l’étranger circulent librement au Canada, même si les livres français connaissent une augmentation de prix après leur contrôle. Bien que leur 12 Ghislain Labbé,, L’église, le loisir et la censure au Québec, avant 1960, Trois-Rivières, Université du Québec à Trois-Rivières, 1983, p. 112 à 121. 13 Pierre Hébert, La littérature québécoise et les fruits amers de la censure, p. 10. 14 Gérard. Bessette, Op. Cit., chapitre 5, p. 57 à 88. 15 Ibid., chapitre 10, p. 161 à 173. 16 Claude-Marie Gagnon, La censure au Québec, Voix et Images, vol. 9, n°1, 1983. p. 103. P. 82 Le Prométhée vente soit considérée comme une activité secondaire par les imprimeurs, on constate des publicités au sein des journaux telles celles de la Gazette de Montréal, où Mesplet énonce la présence sur le territoire de «La Henriade de Voltaire, avec ses variantes». Jacques Perrault, de Québec, annonce la vente de livres français et anglais tels les Lettres persanes. Les Frères Panet annoncent eux aussi en 1787 l’arrivée de livres français tels des livres de dévotion, des œuvres de Rousseau et «un grand nombre d’autres Livres curieux»17. De 1764 à 1805, nombre d’ouvrages interdits figurent au palmarès des succès de librairie chez les vendeurs bas-canadiens évoluant en même temps que les transformations socioéconomiques et politiques du monde atlantique18. C’est au début du XIXe siècle que l’on constate la présence d’un public lecteur intéressé à la littérature en général. La librairie Bossange est la première librairie francophone apparaissant à Montréal et elle propose des séries d’œuvres «complètes» et de «morceaux choisis» de Racine et de Voltaire. En 1819, insatisfait de l’envoie de «mauvais livres» de son patron, Dufort, ancien commis de Bossange, ouvre une librairie française affirmant qu’il a «soin d’épurer ce qui pouvait s’y rencontrer d’immoral et d’irréligieux»19. Parution no. 2 mise à l’Index de journaux à Rome21. Mais entre 1895 à 1918, on remarque qu’en dépit des interdits et des avertissements du clergé adressés aux libraires, les livres continuent de circuler et qu’un marché noir se met en place. Au sein du Quartier latin de Montréal, certaines boutiques ne se soucient aucunement de ces interdits. Vendant des manuels aux étudiants et aux professeurs, elles deviennent des lieux de rencontres intellectuelles22. Ce genre de librairies spécialisées, possédant un «enfer», ne semblent pas exister en dehors de la ville23. De plus, nous pouvons affirmer que les «cotes morales» accompagnant les bibliographies courantes doivent beaucoup à l’exemple de Louis Bethléem et à son Romans à lire et romans à proscrire de 1904, que le pape Pie X appuiera. L’abbé Sagehomme le prendra comme modèle et rédige un Répertoire alphabétique de 15 000 auteurs avec 50 000 de leurs ouvrages (romans et pièces de théâtre) qu’il juge quant à leur valeur morale24. Même si la diffusion des livres importés connaît une surveillance accrue, ils continuent d’affluer en ville, où les librairies sont dispersées sur un vaste territoire, ce qui empêche les contrôles efficaces. C’est durant l’ère Bourget que la censure se fit plus intense en ce qui concerne ces livres dangereux. Au sein de Montréal, la librairie anglaise de John McCoy, qui possède de la littérature française contemporaine, publie entre 1847 et 1848 dans son catalogue, des livres mis à l’Index tels ceux de Balzac et de Dumas. Concernant les libraires francophones, on peut citer le cas de J.-B. Rolland qui, percevant un renforcement de la vigilance des autorités ecclésiastiques à propos des livres jugés «mauvais», entreprend, avec la supervision d’un prêtre du séminaire de la ville, d’épurer son inventaire de 1500 ouvrages «d’un mauvais esprit et qui n’offraient qu’une lecture dangereuse»20. Cette campagne connut son apogée après 1858 avec la condamnation de l’Institut canadien de Montréal et la Comme nous le constatons, la pratique des livres dangereux n’est pas quelque chose de nouveau au Québec. Majoritairement urbaine, nous possédons peu de sources la concernant en milieu rural. Nous ne pouvons alors qu’émettre l’hypothèse que l’auteur devait percevoir la campagne québécoise comme un lieu plus conservateur que la ville, et qu’il voulut retranscrire cette forte censure cléricale au sein d’un petit village. Ayant une connaissance des hommes entretenant une «cote morale» dans ce domaine, sa vision de Montréal est erronée par rapport à ce que nous avons constaté, puisqu’elle possède des livres interdits que le clergé tente de contrôler en vain. Par conséquent, demandons-nous comment les individus surpris étaient perçus et quelles sanctions ils pouvaient recevoir. III – La censure comme argument de déclassement 17 Denis Saint-Jacques et Lucie Robert (dir.), La vie littéraire au Québec, Tome 1, Québec, Presses de l’Université Laval, 1991, p. 249. 18 Claude-Marie Gagnon, Op. Cit., p. 104. 19 Denis Saint-Jacques et Lucie Robert (dir.)., La vie littéraire au Québec, Tome 2, p. 195 à 200. 20 Denis Saint-Jacques et Lucie Robert (dir.), La vie littéraire au Québec, Tome 3, p. 223. 21 Jacques Michon, Histoire de l’édition littéraire au Québec au XXe siècle, T. 1, p. 192. 22 Fernande Roy, Op. Cit., p. 35. 23 Denis Saint-Jacques et Lucie Robert (dir.), La vie littéraire au Québec, T. 4, p. 216 à 218. 24 P. Hébert, Y. Lever et K. L. Saint-Laurent, Dictionnaire de la censure au Québec: littérature et cinéma, Québec, Fides, 2006, p. 74 à 78. Parution no. 2 Le Prométhée économique et social Dans leur premier entretien sur le capharnaüm, son patron l’informe qu’au vu du risque qu’il encourt, il vend ses ouvrages plus chers25. Après la vente du livre au collégien, Chicoine lui annonce que M. le Curé lui a rendu visite26. Jodoin est alors assimilé par le reste du village à un débaucheur de collégien. Décidant de se rencontrer à l’extérieur de Saint-Joachin, son supérieur lui avoue que le jeune acheteur les a dénoncés sous la menace des pères, qui voyaient en lui un «liseur dangereux, doublé d’un anticlérical en herbe.» Hervé lui affirme alors qu’il estime que ce genre de nouvelle ne provoquera qu’«un léger fléchissement» des ventes au sein de la paroisse. Réfutant cette interprétation, Chicoine lui déclare qu’il va tout droit à la ruine. Ce dernier en profite pour lui énoncer qu’une querelle entre le curé et les pères du collège Saint-Rock, jansénistes, a lieu depuis 1930. Ces derniers avaient construit une nouvelle chapelle et, au fil du temps, les Joachinois prirent l’habitude d’aller davantage dans cette église plutôt que celle du village. Entraînant une diminution des revenus pour le curé, l’affaire engendrerait une nouvelle attaque déstabilisatrice à son égard27. Bien qu’elle fût présente dès le Régime français, cette idée de déclassement est grandement constatée à l’époque de Mgr Bourget, où l’Église renforça son chantage sur le refus d’absolution et de culpabilisation, permettant de devenir un moyen de contrôle des consciences. Elle touche l’auteur, le libraire et le lecteur. Dans l’espace public, le discrédit ou l’atteinte à la réputation représente un moyen efficace de rendre suspect un citoyen. On constate aussi des menaces d’excommunication. Cette idée peut être appuyée par le fait qu’en 1889, la Semaine religieuse de Québec affirme que «certaines librairies […] sont de véritables foyers pestilentiels […] où l’on peut se procurer à peu près tous les poisons du jour28.» Ce genre de délation permit la plupart du temps d’identifier une librairie dangereuse. Elle se retrouve aussi dans une des directives de l’Inquisition, qui imposait à tous l’obligation de dénoncer les livres et les propositions 25 Gérard. Bessette, Op. Cit., chapitre 4, p. 41 à 56. 26 Ibid., chapitre 8, p. 109 à 128. 27 Ibid., chapitre 9, p. 129 à 160. 28 Jacques Michon., Histoire de l’édition littéraire au Québec au XXe siècle, T. 1, p. 205. P. 83 qui, à leur avis, pouvaient être contraires à la foi et aux bonnes mœurs. Quant à lui, l’Index tentait la prévention en essayant d’empêcher les fidèles d’avoir accès aux livres dangereux. Par exemple, l’individu lisant un livre étant au sein de celui-ci commettait un péché mortel. Pour réparer sa faute, il doit se confesser et dénoncer ceux possédant des livres défendus29. Encore au milieu du XXe siècle, les bibliothèques des institutions catholiques d’enseignement possédaient au sein de leur «enfer» des ouvrages défendus et dangereux. Par ailleurs, si nous prenons comme exemple la librairie Fabre, nous constatons qu’entre 1832 et 1837, le rayon Religion représente 62% des achats30, faisant de ce domaine le premier marché au sein des librairies. À partir de l’ère Bourget, on constate que celle-ci montre vers 1845 dans son catalogue que le secteur religieux prend davantage d’ampleur. Par ailleurs, concernant le prix des livres importés, toutes nos recherches les annoncent comme dispendieux. Le prix d’entrée se composait ainsi: 50% du prix d’achat; 20% de frais de transport; 25% pour le transit d’argent en France. Le volume français coûte donc à Montréal près du double de son prix en librairie parisienne31. Concernant le déclassement religieux, celuici peut être interprété avec l’exemple du Schisme de Maskinongé où la paroisse connaît un glissement de population du centre du village vers le «Pont», lieu connaissant un accroissement économique au vu de la forte implantation des industries et des exploitations de l’époque en ce lieu. Le village, se divisant en deux, connaît des querelles entre les villageois pour savoir où la nouvelle église doit être construite32. Avec nos sources, nous pouvons prouver que l’idée concernant la dénonciation du collégien, la réputation de Jodoin comme individu corrupteur et la vision apocalyptique de Chicoine concernant sa prochaine faillite sont en accord avec nos recherches. 29 J.M. de Bujanda et M. Richter, Université de Sherbrooke., Op. Cit., p. 41 à 43. 30 M. Lemire, D. Saint-Jacques et D. Robert, La vie littéraire au Québec, T. 2, p. 201. 31 M. Lemire, D. Saint-Jacques et D. Robert, La vie littéraire au Québec, T. 3, p. 250. 32 Sandrine Bellier., Le schisme de Maskinongé : 18921920, Rennes, Presses de l’Université, 1994, p. 4 à 35. P. 84 Le Prométhée Parution no. 2 Quant à l’homme d’Église, Bessette retranscrit Bibliographie correctement l’idée du conflit avec les jansénistes construisant le second bâtiment religieux du village au Œuvre étudiée : sein de leur collège. BESSETTE G., Le Libraire. Montréal, Cercle du livre de France, Conclusion Le roman Le Libraire critique les trois points que nous venons d’exposer de façon maladroite. Sa vision de l’Index offre une interprétation trop simpliste de la question, et l’auteur se contente d’entretenir son aspect le plus âpre et le plus réducteur. Il en est de même concernant sa notion de Liberté entre le milieu rural et le milieu urbain. Pour autant, l’idée de déclassement social des individus dans la société québécoise de l’époque par rapport à la censure cléricale est correctement retranscrite. Concernant l’œuvre en elle-même, nous remarquons qu’elle offre une vision biaisée de notre sujet. Se basant sur la mémoire collective et se souvenant uniquement des cas de censure et des interdits publics, Bessette est bien ancré dans la mentalité de l’époque, à savoir, la critique de la Religion catholique, décomplexée par la Révolution tranquille. Dénonçant la précédente mainmise de l’Église sur la société, nous pouvons souligner que, durant le XIXe et le XXe siècle, même si l’Église possède une forte influence sur le monde culturel, elle ne gère pas la totalité de la société québécoise comme nous l’assure insidieusement l’auteur. Souhaitant simplement défendre sa vision de la société, sa censure ne fut pas aussi forte qu’on nous le laisse entendre et, pour constater de réelles attaques cléricales, il faut se tourner du côté de la presse. Sachant comment le clergé avait accueilli son précédent roman, on peut même se demander si celui-ci n’a pas forcé les traits de certains passages. Au final, le père Gay le critiqua à sa sortie, et la revue Lectures le considéra comme un livre «Dangereux». 1966. 173 p. Sources : BELLIER S., Le schisme de Maskinongé : 1892-1920. Rennes, Presses de l’Université de Rennes 2, 1994. 104 p. DE BUJANDA J. M., RICHTER M., Université de Sherbrooke., Index librorum prohibitorum : 1600-1966. Montréal, Médiaspaul, 2002. 980 p. GAGNON C.-M., La censure au Québec. Voix et Images, vol. 9, n°1, 1983. p. 103-117. HÉBERT P., NICOL P., Censure et littérature au Québec, T. 1 et 2. Québec, Fides, 1997-2004. HÉBERT P., Une censure totale? L'Église québécoise et la nationalisation de l'imaginaire littéraire (1920-1929). Études d'histoire religieuse, vol. 67, 2001. p 293-300. HÉBERT P., Chant du cygne de la censure cléricale au Québec, la revue Lectures (1946-1966). Bulletin des bibliothèques de France, t. 48, n°6, 2003. p. 30-37. HÉBERT P., Le clergé et la censure de l'imprimé au Québec: les années décisives (1820-1840). Voix et Images, vol. 15, n°2, 1990. p. 180-195. HÉBERT P., LEVER Y., SAINT-LAURENT K. L., Dictionnaire de la censure au Québec: littérature et cinéma. Québec, Fides, 2006. 715 p. HÉBERT P., La littérature québécoise et les fruits amers de la censure. Montréal, Fides, 2010. 74 p. LABBÉ G., L'église, le loisir et la censure au Québec, avant 1960. Trois-Rivières, Université du Québec à Trois-Rivières, 1983. 145 p. LEMIRE M., SAINT-JACQUES D., ROBERT L., La vie littéraire au Québec, T1 à 6. Québec, Presses de l'Université Laval, 1991. MICHON J., Éditions et pouvoir. Québec, Presses de l'Université Laval, 1995. 329 p. MICHON J., Histoire de l’édition littéraire au Québec au XXe siècle, T. 1 et 2. Québec, Fides, 2010. ROY F., Histoire de la librairie au Québec. Montréal, Leméac, 2000. 238 p. Parution no. 2 Le Prométhée P. 85 La Société du spectacle comme institution parallèle au postmodernisme d’avant-gardes, tant artistiques qu’intellectuels, ont émergé de ce contexte riche. Parmi ces avant-gardes, les lettristes, qui se veulent être les dépositaires du dadaïsme, deviennent très actifs dès 1950. Leur présence à Cannes en 1952 ne tarde pas à faire des vagues. C’est un terreau fertile pour plusieurs esprits réactionnaires, notamment Guy Debord. De manière prophétique, sept mois avant les événements de mai 1968, Debord publie par Benjamin Picard-Joly La Société du spectacle. Par ce fait, il est légitime de se questionner, à savoir: est-ce que les représentations La pensée moderne est au cœur d’une pluralité de La Société du spectacle de 1967 et de son long de débats qui se perpétuent. Terme qui est associé métrage de 1973 peuvent être considérées comme à la continuité de la pensée des Lumières, il sera dès postmodernes ? le premier quartile du XIXe siècle un centre d’intérêt Devant la complexité sémantique et inhérente grandissant. Ainsi, plusieurs intellectuels se penchent aux débats qui ont encore lieu, l’historiographie ne cesse sur les tenants du progrès et du futur de l’Homme, ce de se diversifier et d’amener des nuances dans les idées qui pousse à une diversification de la pensée1. modernes et postmodernes. Les tenants de la sauvegarde 3 Tout en redorant une nouvelle métaphysique et des Lumières, entre autres l’École de Francfort , en combattant l’hyper-rationalisme, Friedrich Nietzsche admirent l’échec du modernisme. Cependant, ils et Søren Kierkegaard accentuent alors la parcellisation insèrent cette dernière comme un but à atteindre. Pour parmi d’interprétations à teneur individuelles, notamment en ce qui est du postmodernisme, il sera couvert 4 philosophie et dans les arts. En outre, cela est dans le les ouvrages de Jean-François Lyiotard et l’analyse but de s’attaquer à la production intellectuelle élitiste de de Perry Anderson. De plus, l’œuvre de Guy Debord l’époque. La critique de la raison et de la métaphysique nécessite une attention particulière parmi les nombreux est un des éléments clés, débutant au XIXe siècle, qui analystes (une volonté de ne pas laisser de sources l’organisation se perpétue au XXe siècle tant dans les facteurs de sera systématiquement effectuée dans 5 légitimation du régime nazi que dans les événements où Debord sera le centre théorique) : Henri Lefebvre, 6 de mai 1968. Au début du siècle, les expériences dadas Cornelius Castoriadis, Isidore Isou, Tristan Tzara , sont aussi la manifestation de cette modernité qui Jean-Christophe Angaut, Jean-Marie Apostolidès, semble rapidement s’institutionnaliser. Ce paradoxe venant s’ajouter à la dialectique de la raison, le projet de perpétuer les idées des Lumières semble s’affaiblir avec l’accentuation des crises de l’art et de l’intellectuel dans les années de l’après-Deuxième Guerre mondiale. C’est dans cette perspective que la postmodernité s’est vue être l’expression de ces crises. Les réactions face à l’institutionnalisation de l’art moderne dans un esthétisme nouveau et aux paradigmes de la métaphysique ont vu s’élever nombre de philosophes et d’artistes remettant en question la légitimité des métadiscours2. Ainsi, des mouvements 1 Etienne, Ganty, Penser la modernité, Presses Universitaires de Namur, 1997, p. 797. Ce livre servira de base pour définir la modernité lors de cette analyse. 2 Jean-François, Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979, p. 7-8. 3 Jürgen, Habermas, Le discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard (Tel), 1988, 484 p. Cet ouvrage sera important lors de cette analyse par sa volonté à s’intégrer dans le débat en critiquant de front le postmodernisme et aussi Theodor W. Adorno et Max Horkheimer à un degré moindre. 4 Dans un degré moindre Deleuze, Derrida et Zizek (Lacan et en tant que critique hégélien). 5 Jean-Marie Apostolidès, « Guy Debord : Imagier d’un enfant perdu », Critique, vol.12, no691 (2004) : p. 947-948. Il est à noter que l’interprétation de l’œuvre de Debord est divisée « entre un parti dévot, numériquement le plus important, et celui des libres penseurs. Le premier refuse de considérer l’œuvre de Guy Debord comme une œuvre littéraire ou philosophique qu’on pourrait faire dialoguer avec d’autres œuvres [comme certains puristes, adeptes de Nietzsche] et la pose comme un absolu. » Ainsi, la présente analyse prendra davantage en considération l’analyse de ces libres penseurs. 6 Guy Debord, Œuvre, Gallimard, Paris, 2006, Préface de Vincent Kaufmann : p. 9-22. Ces quatre derniers sont davantage des modèles structurels pour l’élaboration de la pensée et des applications faites par Guy Debord. P. 86 Le Prométhée Boris Donné, Bernard Gumb, Vincent Kaufmann, Anna Trespeuch-Berthelot, Raoul Vaneigem. À la lumière de ce contexte, nous pouvons affirmer que La Société du spectacle fut influencée par le postmodernisme, bien que fondamentalement l’ouvrage soit davantage une manifestation du modernisme. Par conséquent, l’époque permit une description du postmodernisme dans l’optique de permettre l’intégration d’avant-gardes et puis suivra l’analyse du phénomène situationniste et de sa synthèse: La Société du Spectacle. I. Le postmodernisme comme trame de fond. D’abord, la corrélation entre le postmoderne et la mise en place d’avant-gardes artistiques à l’époque de l’après-guerre constitue une des bases de la continuité des idées de contestation qui animera par la suite l’Internationale situationniste. Ainsi, un important apport par le contexte d’émergence est alors le fait de l’évolution de Guy Debord dans son œuvre, bien que, par définition, le situationnisme soit largement divergent de la pensée postmoderne. D’autre part, la philosophie postmoderne s’insère dans un discours qui apparait de 1951 à 1959, selon les diverses analyses. Selon Perry Anderson, bien que ce soit dans les années 1970 que le terme devient une référence collective, « [il] désigne une rupture avec les modèles d’après-guerre dominés par un État-providence avec ses avant-gardes culturelles imaginant l’avenir.7 » L’émergence de ces mouvements culturels fortement influencés par la transgression éthique8 vient à sortir du cadre purement idéologique et théorique et se tourne vers un radicalisme politique9. Le simple relativisme qu’Anderson laisse paraitre du postmodernisme néglige pourtant des facettes, sans pour le moins relativistes, que Lyotard amène à la définition: [Il présente] la postmodernité comme changement général de la situation humaine et entend étudier 7 Norbert Bandier, « Perry Anderson, les origines de la postmodernité », Sociologie de l’Art, vol.18, no3 (2011) : p. 117118. 8 Et entre autres de manière artistique : le futurisme, le dadaïsme et le surréalisme. 9 Éric Brun, « L’avant-garde totale. La forme d’engagement de l’Internationale situationniste », Actes de la recherche en sciences sociales, vol.1, no176-177 (2009) : p. 33. Parution no. 2 les implications épistémologiques des récentes avancées dans les sciences naturelles. Selon son analyse, la société ne peut plus être conçue comme un tout organique ou comme un champ de luttes binaires, mais bien comme un réseau de communications linguistiques.10 D’autre part, la contestation du milieu artistique contre la fabrication de barèmes qualifiés rapidement de bourgeois amène à une crise de l’esthétique et sur la capacité de se révolutionner. Rattaché à l’esprit de rébellion ayant débutant en 184811, le postmodernisme artistique en vient à être implicitement redevable à l’art moderne dans la structure axée sur l’individu que celleci déploie. L’exemple de l’abandon de l’Aufklärung « pour un ‘’dogmatisme’’ et un ‘’rigorisme moral’’12 » du surréalisme éclaire sur les désirs de changements à même l’art moderne. En revanche, cela accentue manifestement les désirs de renouvellement total à travers de nouveaux paradigmes en réaction au dogmatisme grandissant. La brisure s’intensifie alors par l’abandon de la Raison et de sa capacité à améliorer l’homme pour en devenir à être une des valeurs fondamentales de l’art postmoderne et puis de la postmodernité philosophique. Les mouvements avant-gardistes vont alors se nourrir grandement de ces divergences à l’intérieur du nouvel académisme et de l’élaboration de nouvelles tentatives expérimentales. Ces dernières reviennent à une échelle individuelle qui tend déjà vers une représentation de l’art par les techniques encourues plus que des grands mouvements. Par ce fait, le lettrisme englobe divers détracteurs de leurs mouvements artistiques respectifs. La forte réappropriation de procédés dadas amène un rayonnement vite élargi de leurs agissements provocateurs13. Le mouvement lettriste met en scène une jeunesse qui, par le goût de la révolte dérivé du dadaïsme et d’autres mouvements 10Bandier, loc.cit., p.119. 11 Emmanuelle Loyer, « Mai 68 dans le monde : internationales, transnationalisme et jeux d’échelle », Patrick Dramé et Jean Lamarre, dir. 1968. Des sociétés en crise : une perspective globale, Les Presses de l’Université Laval, 2009 : p. 7-17. 12 Maxence Alcalde, « L’art postmoderne comme idéologie réactionnaire. Un symptôme du rejet intellectuel de l’art contemporain », Marges, no3 (2004) : p. 2. 13 L’écriture automatique ou sous effets narcotiques en sont des exemples. Parution no. 2 Le Prométhée artistiques comme Cobra14, est amenée à s’approfondir et polir les idées de l’art moderne provocateur. Ainsi, un agglomérat de mouvements débute dès 1950 et l’Internationale lettriste en est un stade pour Debord qui, davantage sur les bases dadas et surréalistes, va former l’Internationale situationniste en 1957. Souvent mené par les tenants du structuralisme et du déconstructivisme comme Gilles Deleuze, le postmodernisme reste à faire. Par contre, il est intéressant d’observer que selon les termes du philosophe Habermas, le modernisme est aussi inachevé, ce qui place les penseurs modernes dans un déséquilibre fondamental et très difficile à analyser globalement. Ainsi, les moments proto situationnistes de Debord sont irrémédiablement inclus dans cette effervescence de la culture contemporaine instable et en questionnement face aux métadiscours. En conséquence, ce refus de la société engendrera pour l’ultragauche une redéfinition constante de leurs buts qui seront confrontés à un relativisme grandissant. II. Guy Debord, l’Internationale situationniste. Guy Debord, étant le pilier du situationnisme, entre dans la structure de remise en question de la linéarité des Lumières, caractéristique phare du postmoderne à l’époque d’après-guerre qui amène de manière personnelle une coupure avec le concept d’héritage. Dès son adolescence, le polissage de ce monde qui ne laisse rien ni à lui ni même à ses générations futures devient un modèle de pensée. Cela en vient à élaborer une pensée très contrôlante sur le point de vue de sa propre image15: « Se peaufine ainsi l’image (sainte) d’un individu sans dette, sans inconscient, sans traumatisme, d’un être sans passé et dont la vie se déroule dans un perpétuel présent.16 » De son adolescence aux justifications faites lors de son Commentaire sur La Société du spectacle, il exprimera cette idée de l’enfant perdu (sans influences), étrangement en lien avec la remise en question et la relecture des structures du «moi» en psychologie, théorie abondamment utilisée 14 Comme Asger Jorn dans son apport à l’avant-garde culturelle. 15 Cela sera remarquable lors du durcissement « bureaucratique » du mouvement et de sa détermination dans un lexique en concordance avec le message exprimé. 16 Apostolidès, loc.cit., p. 949-950. P. 87 par Jacques Lacan. À partir de cet abandon, Debord va reproduire la structure de ce Moi mythologique dans l’Internationale situationniste. Ainsi, par cette structure ultra-centralisée au cœur de ces groupes qu’il formera et influencera grandement, il ne peut être inclus dans la destruction des métadiscours. Debord érige par ses pensées protosituationnistes un désir personnel et autoréférentiel à l’intérieur de ces groupes. Certes, les désirs de destruction des métadiscours sont présents, mais c’est dans le but d’imposer par le discours et la dialectique une autre sorte de métadiscours. Ce discours qui ne peut être compris que par des convertis érige un métadiscours alternatif qui est très actif dans la critique du métadiscours dominant. Une correction du modernisme est alors créée par la nécessité d’une critique interne dans les valeurs fondamentales de cette dernière: le métadiscours, la linéarité, la raison. Cette correction est incluse dans les écrits de plusieurs philosophes de l’École de Francfort, notamment chez Habermas qui définit le modernisme comme incomplet, non final17. L’idée que le situationnisme c’est fait de lui-même et que Debord est là pour le théoriser est très présente dans le mouvement et chez les autres acteurs qui en font partie, comme Raoul Vaneigem. Le situationnisme est d’influence marxiste (la théorisation d’Henri Lefebvre), hégélienne et surtout lettriste étant dérivé du dadaïsme. Nonobstant le certain culte de la personnalité, frôlant l’hagiographie des applications de Debord, Apostolidès critique fortement Kaufmann qui érige justement l’œuvre de Debord en catéchisme lors de l’analyse catégorisée de libre penseur qu’il fait des incidences de Debord dans l’après-situationnisme: La révolution au service de la poésie s’est prolongée en une sorte de petit catéchisme dans lequel est résumé en quelques « cartes » tout ce qu’il faut savoir du héros pour ne pas succomber aux tentations du spectacle : le Portfolio Guy Debord, espèce de Petit livre rouge où tout est dit d’emblée.18 17 Aussi, dans son refus de « après »-modernisme qui est à ses yeux une dichotomie du terme, ne pouvant qu’être interprétée par sa linéarité et sa continuité, donc, hypermoderne. 18 Apostolidès, loc.cit., p. 952. P. 88 Le Prométhée Parution no. 2 Debord revient à un art et à un procédé expérimental (autant qu’expérimental peut être utilisé lorsqu’il y a reprise des idées et méthodes dadas). Par ailleurs, les thèses de Hambourg ont produit l’effet de n’avoir aucune ou très peu de traces de « la garde rapprochée de 1961 » de l’Internationale situationniste19. Il est donc plausible d’affirmer que les manifestations du situationnisme, les revues et les publications officielles comme La Société du Spectacle sont le fait d’une dialectique commune sous les bannières d’une théorisation et une application explicitement moderne. à la compréhension de son œuvre23, Guy Debord jette les bases de ce désir en reprenant dans l’esprit de la répétition les aphorismes, procédé fortement utilisé par Nietzsche24. Loin d’approcher le naturalisme de ce dernier, Debord reste conscient de l’influence de son ouvrage en termes de base idéologique de la résistance quant à la modification de la société vers le postmodernisme. Ceci est la synthèse du situationnisme de sa création jusqu’à son écriture en 196725. Prise de manière globale, c’est la synthèse de l’idée situationniste, mais ce qui n’inclus pas toutes les situations possibles que le situationnisme pourrait En fait, le situationnisme est, de manière engendrer. simplifiée, la synthèse de trois idées et mouvances20. De plus, La Société du spectacle est aussi Premièrement, elle est le dérivé de l’ultragauche et du du contrôle de son image à travers son communisme de conseil21. Cette pensée est issue d’une l’expression 26 œuvre . L’œuvre majeure de Debord reste son œuvre reprise des valeurs véhiculées dans le groupe Socialisme ou Barbarie initiée par Cornelius Castoriadis. C’est globale et non La Société du spectacle comprise dans une volonté de réorganiser la société au-delà du ses propres limites. Par contre, lorsqu’analysée sous capitalisme et le combat contre le capitalisme autour le couvert de la finalité de la revue de l’Internationale du pouvoir autonome des ouvriers et des prolétaires22. situationniste, La Société du spectacle est la synthèse Deuxièmement, le marxisme d’Henri Lefebvre et la la plus complète du mouvement qui se rapporte à la théorie critique dérivée d’Adorno et de Horkheimer sont construction de situations. Par ailleurs, les procédés mis de l’avant par la structure de pensée que Debord comme le déplacement audio et visuel utilisés impose au situationnisme. Troisièmement, les avant- précédemment par les dadas, tout comme avancer gardes artistiques amènent l’idée dans un prolongement le texte présenté par Debord avec poésie pour ainsi du futurisme, du dadaïsme et du surréalisme. L’art doit l’intégrer le plus possible à la vie quotidienne, sont très être intégré à la vie quotidienne en l’englobant plutôt présents. Les inclusions de tendances artistiques sont qu’être une activité spécialisée qui s’exerce sur des grandes et sont davantage reprises de l’ancien sentiment objets. L'idée situationniste est ici que l'œuvre d'art de révolte du dadaïsme et du surréalisme (sans Breton) que de la crise de la linéarité moderniste. La Société du supérieure est une création de situations. spectacle, qui est dans son ensemble plus qu’un dérivé III. Synthèse non absolue de l’œuvre de Debord: La de l’Internationale situationniste, est imprégnée du sentiment de révolte. Société du Spectacle. La Société du spectacle s’intègre bien à cette rupture linéaire que représente le modernisme, mais l’œuvre reste éminemment habitée par le refus de la postmodernité qui émerge. Outre un certain désir de se faire interpréter par une masse qui peut avoir accès 19 Ibid., p. 958-959. 20 Anna Trespeuch, « L’internationale situationniste : d’autres horizons de révolte », Matériaux pour l’histoire de notre temps, vol.2, no94 (2009) : p. 10. À voir sur la question de la mise en concordance avec l’effervescence situationniste et mai 1968 dans son intégration internationale. 21 Brun, p. 33-34. 22 Idem. 23 Debord, « Commentaires sur La Société du Spectacle », Œuvre : 1593-1646. Dans ce dernier, il est remarquable qu’une certaine justification face à La Société du Spectacle soit présente. Ainsi, la compréhension de l’œuvre face aux critiques et à la difficulté d’interprétation large est une trame de fond de cette mise à jour de l’état du spectacle dans la société qui a fortement changé entre les deux parutions. 24 Bien qu’inexistant dans l’historiographie, il est clair qu’une corrélation pourrait être plausible entre les procédés appliqués dans les deux œuvres, celles de Nietzsche et celles reprises de ce dernier par Debord. 25 Trespeuche, « Les vies successives de la société du spectacle de Guy Debord », Vingtième Siècle, vol.2, no122 (2014) : p. 135-152. Il est intéressant dans ce texte d’avoir accès à l’analyse de l’élaboration des idées et pensées de Debord à travers son œuvre. 26 Apostolidès, loc.cit., p. 953-954. Parution no. 2 Le Prométhée Conclusion Finalement, La Société du spectacle de Guy Debord n’est pas postmoderne. Cela est fortement à nuancer par l’apport que le postmodernisme a eu sur l’œuvre entière de Debord. Une influence certaine de la postmodernité s’est exercée sur les manières et structures que s’est données Debord dans l’élaboration de son œuvre et dans le situationnisme. Son œuvre émerge à l’époque où le postmodernisme prend racine philosophiquement dans le structuralisme, une critique de l’humanité se laissant soumettre aux forces du spectacle, imbriquée solidement. Par contre, toute son œuvre s’insère davantage dans la poursuite du modernisme, mais adaptée aux besoins critiques de Debord. Il reste que cela s’accompagne d’un maintien d’une raison qu’il noue d’un esprit communiste, dérivé de Socialisme ou Barbarie, explicitement dialectique ce qui démontre un rejet fort en la postmodernité: « Debord s’est suicidé. […] À moins que l’on change de cap et que l’on croit reconnaître dans la postmodernité, avec son hédonisme et sa valorisation du quotidien, une manifestation situationniste. Cependant, la postmodernité est anti-utopique et anti-marxiste.27 » En conséquence, Debord n’incarne pas seulement le théoricien de La Société du spectacle élevé au rang d’artiste comme un grand pan des nouvelles relectures semble le démontrer. Il est avant tout un militant qui a excellé dans le refus de son époque et qui s’est efforcé de donner des armes idéologiques, mais surtout pragmatiques, pour faire face au consumérisme et au capitalisme qui se cache derrière le spectacle28. La récusation du spectacle est l’ensemble de son œuvre. L’intériorisation des normes mondiales dans la consommation comme système homogène ne se peut pas dans un monde où l’État-providence, l’hétérogénéité et un certain progrès social ont été autrefois paradigme. Le postmodernisme a pour meilleur ennemi la mémoire de cet autrefois, ouvriers de chaines de montage postfordiste29. 27 Juremir Machado da Silva, « Pour déborder le Spectacle : À propos de la réédition des ‘’œuvres’’ de Guy Debord », Hermès, vol.1, no47 (2007) : p. 190. 28 Debord, loc.cit., p. 17. 29 Ali Akay, « Depuis quand le postmodernisme fait-il débat ? », Tumultes, vol.1, no34 (2010) : p. 100. P. 89 Bibliographie AKAY, Ali. « Depuis quand le postmodernisme fait-il débat ? ». Tumultes, vol.1, no34 (2010): 95-111. ALCALDE, Maxence. « L’art postmoderne comme idéologie réactionnaire. Un symptôme du rejet intellectuel de l’art contemporain ». Marges, no3 (2004) : 2-10. ANDERSON, Perry. Les origines de la postmodernité. Paris, Les Prairies Ordinaires, 2010. 185 p. ANGAUT, Jean-Christophe. « La fin des avant-gardes : Les situationnistes et mai 1968 ». Actuel Marx, vol.1, no45 (2009) : 149-161. APOSTOLIDÈS, Jean-Marie, « Guy Debord : Imagier d’un enfant perdu ». 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Parution no. 2 Parution no. 2 Le Prométhée P. 91 P. 92 Le Prométhée Parution no. 2 Équipe du Prométhée Rédacteur en chef : Benjamin Picard-Joly Responsable du comité de lecture : Rédacteur en chef adjoint : Amy Cournoyer Benjamin Gagnon Infographiste : Stéphane Jutras Trésorier : Jason Rivest Mise en page : Stéphane Jutras Photographe : Stéphane Jutras Responsables à l'édition : Benjamin Gagnon, Benjamin Picard-Joly Équipe des correcteurs : Camille Trudel, Responsable à la coordination des externes : Myriam Beauchamp, Caroline Motais, Jean-François Veilleux Alexandra LeGendre, Julien Turminel, Élyse Marchand, Julie Bérubé, Michael Magny, Jean-François Veilleux. Vous souhaitez publier dans Le Prométhée ? Il suffit d’être étudiant en Histoire à l’UQTR et de nous envoyer votre article* à l’adresse suivante : [email protected] *Times New Roman, police 12, interligne simple, 12 pages maximum (pour la version papier) Parution no. 2 Le Prométhée P. 93 P. 94 Le Prométhée Parution no. 2