Compte rendu Dominique MÉDA LE TRAVAIL, UNE VALEUR EN

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Compte rendu Dominique MÉDA LE TRAVAIL, UNE VALEUR EN
Compte rendu
Dominique MÉDA
LE TRAVAIL, UNE VALEUR EN VOIE
DE DISPARITION
Marie-Pierre BOUCHER
Publié dans Aspects sociologiques, vol 8, no 1-2, printemps 2001, pp. 74-77.
Certains auteurs se réconcilient avec la pratique sociologique. Ils le font non
seulement par leur pertinence mais surtout par leur intelligence. La réflexion de
Dominique Méda sur le travail, qui débouche sur une analyse lucide de la société
contemporaine participe de cette réconciliation. Méda ne manque pas d'écorcher cette dite
pratique sociologique :
« Devant l'offensive du positivisme anglo-saxon et des caractéristiques de la
demande politique et sociale retraduite par l'État, cette discipline s'est adaptée aux
canons de la scientificité qu'on lui reprochait de ne pas respecter et se garde bien
aujourd'hui, sauf exceptions, de tenir le moindre discours trop généraliste,
normatif ou critique. » (10)
Faute d'une véritable philosophie sociale, à l'exemple du projet de l'école de Francfort
(qu'elle salue en passant) ou d'une solide théorie politique de la société (qu'elle souhaite),
c'est en se réclamant de la philosophie1 que Méda affirme poser un regard d'ensemble
cohérent et mener à bien sa critique. En effet, selon l'auteur, cette discipline est la plus
générale et la plus réflexive si bien qu'elle est la plus à même d'examiner le rôle
complexe que joue le travail dans la société et de saisir la cohérence d'ensemble qui s'en
dégage. La philosophie nous aide « à resituer des notions — que nous croyions bien
connues — dans l'histoire des idées et des représentations ainsi qu'à reformuler un certain
nombre de questions contemporaines » (9).
La démarche de Méda consistera à établir une généalogie des sociétés fondées sur
l’utopie du travail par une analyse des discours, en particulier ceux des philosophes, et
des représentations sociales exprimées dans les discours et les théories politiques et
économiques. Elle cherchera alors à répondre aux questions suivantes :
1
« Comment en sommes-nous venus à considérer le travail et la production comme
le centre de notre vie individuelle et sociale? Au terme de quel cheminement le
travail a-t-il pu être interprété comme le moyen privilégié de réalisation — pour
les individus — et comme le cœur du lien social — pour la société? Si le travail
n'a pas toujours existé, quelles ont été les raisons et les étapes de son “invention”?
Dans quelle mesure l'utopie propre aux sociétés fondées sur le travail permet-elle
de comprendre les contradictions que recèlent aujourd'hui les pensées de
légitimation du travail? » (28-29)
C’est dans ce premier chapitre que Méda met à jour la représentation du travail. Alors
que la productivité augmente depuis un siècle et, à plus forte raison, depuis les années
1950, alors qu'un espoir de libération du temps de travail est permis, les gens demandent
à tout prix que sa place ne soit pas remise en question. C'est que si l'on considère que le
travail est le meilleur canal de l'expression de soi en plus d'engendrer le « lien » social, on
ne saurait se passer de cette panacée. Tout au plus faudrait-il le conduire jusqu'à cet idéal,
c'est-à-dire le désaliéner :
« Le travail est notre fait social total. Il structure de part en part non seulement
notre rapport au monde, mais aussi nos rapports sociaux. Il est le rapport social
fondamental. Il est de surcroît au centre de la vision du monde qui est la nôtre
depuis le XVIIe siècle. Il s'agit d'une catégorie construite dont l'émergence a
correspondu à une situation politico-sociale particulière. Sa disparition, à
l'évidence non souhaitée, remettrait en cause les ordres qui structurent nos
sociétés : ainsi s'explique la véritable panique qui saisit gouvernants et gouvernés
devant la montée inexorable du chômage. » (26)
Dans le deuxième chapitre, pour montrer que les fonctions que l'on attribue au travail ont
déjà été prises en charge par d'autres systèmes, pour éclairer l'historicité de la
représentation du travail, Méda examine les sociétés où le travail occupait une place très
marginale aussi bien dans l'organisation des activités que dans les valeurs. Elle présente
brièvement la société archaïque pour s'attarder davantage à la société grecque. Dans cette
dernière, l'homme accomplissait son essence, associée au logos, parole et liberté, à partir
du moment où il était libéré de la nécessité, sphère associée au travail2. Il s'adonnait alors
à des activités qui ont leur finalité propre et qui ne conduisent pas à être sous la
dépendance d'autrui. La politique était de celles-là. Enfin, pour cette période, retenons ce
commentaire :
« La sphère de la consommation et des besoins matériels a une place limitée parce
que, pour les Grecs, les besoins sont limités : non pas qu'ils méprisent les besoins
et leur légitime satisfaction, bien au contraire; mais on trouve chez eux,
profondément ancrée, l'idée que le bonheur ne vient pas de la satisfaction d'une
série illimitée de besoins. (...) Comme si les Grecs avaient réussi à comprendre le
lien qui existe entre illimitation des besoins et écrasement de l'humanité sous le
travail, et qu'ils avaient réussi à imprimer de la mesure aux premiers pour éviter le
second. » (46-47)
2
La représentation du travail change peu jusqu'à l'aube de la modernité. Les chapitres III à
V sont consacrés à l'évolution de la valorisation du travail. Ce procès est présenté en trois
actes.
À partir du XVIIIe siècle, l'ordre des valeurs s'est inversé. Il est désormais
absolument louable de chercher à s'enrichir. Smith, pour la première fois, associe le
travail au moyen d'y parvenir. C'est que le travail contient « une substance homogène
identique en tous temps et lieux et infiniment divisibles en quantums » (Méda 1998; 62);
cette substance correspond à une quantité de temps. Aussi, au moment où le travail
devient une mesure universelle, pratique pour l'échange, il prend une forme abstraite :
cadre vide qui permet d'ajouter de la valeur à un objet matériel. D'autre part, si cette
activité particulière témoigne d'une certaine émancipation individuelle, c'est qu'il est en
même temps une marchandise que l'on peut désormais louer ou acheter :
« Le travail apparaît bien comme une chose dont dispose le travailleur et dont il
peut user moyennant un paiement, une chose qui, bien qu'étant ce travailleur, lui
est néanmoins étrangère, puisqu'on peut en parler et en user sans, semble-t-il,
toucher à la nature du sujet qui la porte. » (72)
Avec Smith, en somme, se cristallise une conception échangiste de la société. L'économie
aurait eu raison de la science politique pour expliquer l'articulation de la société qui vient
de naître. Par sa notion du contrat, à reprendre indéfiniment, elle ménage le nouvel
individualisme et proclame l'autoreproduction de la « société ». C'est que l'économie est
une philosophie de la société fondée sur la méfiance qui ne croit pas à la nécessité d'un
moment fondateur, expression de la volonté de la majorité, mais qui s'en remet aux lois
naturelles de l'enrichissement, c'est-à-dire au désir individuel d'abondance :
« Ce désir structure de surcroît toute la société. À partir de lui, l'économie définit
en effet les lois naturelles de l'enrichissement et en déduit l'ordre social et la
structure des rapports sociaux, entièrement déterminés, au sens fort du terme, par
la capacité des hommes à produire et à échanger. Les relations sociales, les liens
entre les individus, les places, la hiérarchie sociale ne sont pas le résultat du choix
des individus, mais celui d'un déterminisme strict, dont l'économie dit les lois. »
(87)
Pourtant, ce n'est qu'à partir du XIXe siècle que le travail est en lui-même valorisé, en
tant que puissance créatrice et expressiviste, elle-même essence de l'homme. Alors se
développera le schème utopique du travail. Il indique que la réalité du travail contredit
l'idéal qui lui est associé et qui fait que l'on rêve, à terme, d'une réalité qui rejoindrait
l'essence. À cette période, Méda associe principalement Hegel et Marx. Chez ce dernier,
« le travail, c'est toute l'activité humaine qui permet d'exprimer l'individualité de celui qui
l'exerce. Mais de s'exprimer aussi pour l'autre, donc de montrer à l'autre à la fois sa
singularité et son appartenance au genre humain » (Méda 98; 103). C'est le travail qui
révélera son essence dans l'avenir, lorsque l'homme sera libéré du besoin, libéré du
rapport à la nature et qu'il ne restera plus que le rapport social comme produit du travail.
Pour l'instant, il faut travailler à le désaliéner, c'est-à-dire à le soustraire à une finalité
3
extérieure (l'enrichissement) où il ne sert tout au plus que de moyen et non pas
d'expression de l'humanité profonde. Cette libération passait par l'augmentation de la
productivité, ce qui annonce le troisième moment du procès de valorisation du travail.
Le troisième acte est celui de la social-démocratie. Celle-ci s'établit sur les contradictions
de l'utopie socialiste qu'elle ne croit pas nécessaire de réfléchir. Pragmatique, elle ne vise
plus tant, à long terme, à libérer le travail qu'à aménager ses conditions. Alors, le rapport
salarial est consolidé. Le travail devient le principal canal d'acquisition du revenu;
incidemment, l'État doit le garantir :
« Ce faisant, elle [la pensée sociale-démocrate] rend nécessaire une régulation
globale du système social, de sorte que celui-ci permette la production de quantité
de richesses toujours plus grandes (garantie de taux de croissance positifs) et la
répartition homogène de celles-ci (plein emploi et règles de répartition). Elle rend
donc obligatoire l'intervention d'un État capable de garantir la marche régulière de
la grande machine sociale. » (134)
D'autre part, le travail devient l’emploi :
« L'emploi, c'est le travail considéré comme structure sociale, c'est-à-dire comme
ensemble articulé des places auxquelles sont attachés des avantages et comme
grille de distribution des revenus. L'emploi, c'est le travail salarié dans lequel le
salaire n'est plus seulement la stricte contrepartie de la prestation de travail, mais
aussi le canal par lequel les salariés accèdent à la formation, à la protection, aux
biens sociaux. L'essentiel est donc que chacun ait un emploi. » (136)
Mais on ne pouvait poursuivre indéfiniment l'augmentation de la production et le plein
emploi. L'incompatibilité de ce double but éclate lorsque tous n'ont pas accès au
mécanisme de distribution des richesses. Alors, la question sur les fins rebondit.
Dans les sixième et septième chapitres, Méda reprend les représentations du
travail présentées brièvement au chapitre I mais, cette fois, elle s'attarde sur leurs
contradictions qui sont aussi celles de la social-démocratie. Il pourra sembler que son
entreprise de déconstruction de l'idéologie du travail est biaisée lorsque les éléments pour
la réfuter sont puisés à l'aube du capitalisme. Il ne suffit pas de dire que le travail « a été
dès l'origine un moyen, pour la nation d'augmenter les richesses produites, pour l'individu
d'acquérir un revenu, pour la classe capitaliste de faire du profit. [Qu'] il est né facteur de
production [...]. [Qu'] il a donc dès l'origine été soumis à une logique d'efficacité, qui a
pris la figure du capitalisme, forme de l'économie dont le principe est la rentabilité en
matière d'accroissement du capital investi » (141 -142). Bref, il ne suffit pas de révéler
l'exploitation originelle que porte le travail pour comprendre et critiquer le rapport que
nous avons aujourd'hui à lui. Méda rachète toutefois ce faux pas en montrant que, malgré
ce qu'on en dit, le travail ne rime pas avec autonomie, qu'il ne libère pas tant le temps
pour des activités civilisatrices, qu’il ne propose pas un rapport social suffisamment
substantiel. Pourquoi? Parce que la dépendance du travail, mais aussi de la société, à
l'économie est restée non réfléchie.
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Dans le huitième chapitre, Méda s'attaque aux prétentions scientifiques de
l'économie et à la vision contractualiste de la société qui l'accompagne :
« La tenir pour la science qui convient à notre temps, c'est donc se résigner à vivre
avec une conception réduite de l'homme et de la richesse, n'imaginer pour seul
mode de régulation que le travail et refuser de faire appel à la politique comme
méthode alternative susceptible de servir de guide à la vie en commun. » (196)
En affirmant pouvoir établir les lois naturelles de la vie en société, l'économie est
devenue la science sociale dominante. Dans ce cadre, elle affirme que la finalité de
l'activité sociale est la richesse; l'individu se trouve réduit à n'être que celui qui recherche
l'intérêt et la société s'autorégule en suivant l'échange qui en découle :
« Désormais, l'État est le médiateur, c'est par son intermédiaire que les individus
sont liés. En distribuant toujours plus de revenus aux consommateurs, l'ÉtatProvidence a gagné tout le monde au système et chacun est obligé de faire sien
l'objectif d'augmentation de la production qui permettra la satisfaction de toujours
plus de besoins, qui donnera toujours plus d'emplois. »
Plus concrètement, l'État doit éliminer les dysfonctionnements qui pourraient gêner le
système productif. En même temps, il doit panser les plaies du « social » marginalisé (on
entend par social cette poche de comportements trop humains qui ne servent pas la
productivité et qui sont calculés comme des coûts : la santé, l'éducation, la culture, etc.).
À l'opposé de cette vision d'une société qui sert l'efficacité et la consommation, et
qui célèbre l'atomisme, Méda propose au chapitre IX de revaloriser le politique. Mais,
entre les schémas individualistes et communautaristes, il manque d'abord une véritable
théorie politique qui nous permettrait de réfléchir les interventions de la société sur ellemême. Ensuite, il faudrait concevoir une communauté politique qui sache décliner
l'individu à la société, qui permette aussi de recréer l'espace public afin d'animer les
discussions sur les fins. Si Méda propose des mesures grâce auxquelles ces discussions
pourraient être rendues possibles, le cœur de sa thèse demeure lié au désenchantement du
travail, ce qui fait l'objet du chapitre X. C'est dire qu'en étudiant ses mécanismes, il
faudrait faire descendre le travail du piédestal où nous le tenons et prendre conscience en
même temps du fait que d'autres activités pourraient prendre en charge les fonctions que
nous lui attribuons à tort. Pour que ces autres activités aient la capacité de produire un
rapport social sur des bases moins utilitaristes et moins individualistes, dans l'espoir d'une
ouverture à un épanouissement moins dépendant de la marchandise, en bref, pour que ces
activités soient valorisées et que le travail soit désenchanté, l'économie devrait cesser
d'être la mesure de nos actes sociaux. Alors le défi de nos sociétés ne serait plus tant celui
du plein emploi que celui du temps libre :
« [Le terme de “travail”] cache, derrière son apparente unité, des rapports
différents au temps, et particulièrement au temps autonome, c'est-à-dire au temps
libre, au sens aristotélicien : libre pour de belles actions, source de richesses au
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même titre que la production. Sans doute est-ce un nouveau rapport au temps,
valeur individuelle et collective majeure, que le desserrement de la contrainte du
travail devrait permettre pour l'ensemble des individus, un temps dont la maîtrise
et l'organisation reviendraient, après plusieurs siècles d'éclipsé, un art essentiel. »
(310)
Méda propose à cet égard une égale répartition du travail individuel, dont le temps aurait
été réduit et elle considère qu'il faudrait aussi revoir le mode de distribution de la
richesse :
« On voit bien que le véritable problème de nos sociétés n'est en aucune façon la
pénurie de travail, mais le fait que nous manquions d'un mode convainquant de
partage. » (303)
Si Méda a laissé inarticulées ces deux propositions, on voit bien quels défis attendent nos
sociétés et comment elle aura contribué à les rendre clairs.
Marie-Pierre BOUCHER
Troisième cycle
Sociologie, UQAM
MÉDA Dominique, Le travail, une valeur en voie de disparition, Champs
Flammarion, Paris, 1998 (1995 chez Aubier)
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Philosophie qu’elle cherche aussi à renouveler.
Sur ce point mais aussi en complément de l’analyse de Méda, je recommande la lecture de Conditions de
l’homme moderne de Hannah Arendt, de qui Méda s’inspire visiblement.
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