Le voyage comme expérience esthétique

Transcription

Le voyage comme expérience esthétique
Le voyage comme expérience esthétique de la nature
au cours du XVIIIe siècle
Travail d’Histoire de la littérature
Présenté par Daniele Gaio
D. E. S. E. – Doctorat d’Etudes Supérieures Européennes
XXVe cycle – L’Esthétique de la nature
Alma Mater Studiorum – Università degli studi di Bologna
1 Introduction
Le but de ce travail est de montrer le rôle du voyage dans la conception esthétique de la nature à
l’âge moderne : à cette fin, on analysera trois œuvres qui appartiennent à trois littératures
européennes – française, anglaise et allemande – et qui sont parues en trois différents moments du
même siècle, c’est-à-dire au début, au milieu et à la fin du XVIIIe siècle. À travers ces exemples de
récits de voyage, on verra comment la perception de la nature change au cours du siècle.
P. Hazard, dans son ouvrage capital sur la crise qui investit la conscience européenne entre XVIIe
et XVIIIe siècle, a été l’un des premiers historien à insister sur le concept du voyage comme l’un
des paradigmes du changement de la culture européenne à cette époque1. Grâce aux voyages qui se
succèdent de plus en plus à cette époque charnière, la culture européenne subit des transformations
qui ont influencé et la sphère de l’éthique (à travers la découverte des autres cultures et la
relativisation consécutive des valeurs) et celle de l’esthétique. Justement à cette époque, d’ailleurs,
une figure fondamentale de la naissance de l’esthétique moderne comme Shaftesbury représente
l’exemple le plus éclairant de l’union de ces deux sphères2.
Le point de départ de ce travail est donc la considération du voyage comme « fait esthétique », en
suivant les suggestions données par E. Franzini dans son livre sur l’esthétique du XVIIIe siècle :
d’après cet auteur, en effet, le voyage se présente comme
l’immagine di una filosofia dell’esperienza, quasi il primo esempio di quell’atteggiamento
estetico che caratterizzerà il nuovo secolo.3
À cette époque, à travers l’expérience du voyage, on met à l’épreuve les sens. C’est à partir de cette
signification « esthétique-sensible » du voyage que l’on a analysé les récits dont on va présenter
quelques passages, pour voir comment, pendant leurs voyages, ces auteurs se posent des questions
centrales dans la naissante discipline esthétique, à partir de la thématique du beau jusqu’à celle du
sublime.
Les études qui ont été influencées par les suggestions de P. Hazard et qui sont parues au cours du
XXe siècle (par exemple les œuvres de M. Abrams, W. J. Bate et M. Delon4) ont démontré que la
P. Hazard, La crise de la conscience européenne, Paris, Boivin et Cie, 1935.
La figure du vertueux, qu’il théorise dans son œuvre, possède des facultés qui appartiennent à l’éthique et
en même temps à l’esthétique. Cfr. Shaftesbury, Characteristics.
3 E. Franzini, L’estetica del Settecento, pp. 39-40. À propos du rôle du voyage dans la naissance de
l’esthétique moderne, cfr. le paragraphe Il viaggio del pensiero, pp. 37-50.
1
2
2 transformation traverse tout le siècle des Lumières : ainsi, au début du siècle, l’influence du
rationalisme et du classicisme, qui sont dominants au XVIIe siècle, est encore étendue ; cela est mis
en relief par la présence, au même années, de deux écrivains-philosophes comme J. Addison et G.
Berkeley, l’un étant encore imbu du classicisme, l’autre étant porteur d’un regard qui devance
certaines expériences de la fin du siècle, comme l’attention envers l’observation scientifique et, en
même temps, la mise en épreuve des sens dans un cadre esthétique5. Au milieu du siècle, par contre,
on aperçoit plus d’attention à l’égard de certains phénomènes naturels, du point de vue de la science
et de celui de l’esthétique : dans les deux discours, en effet, la dimension de l’expérience occupe
une place centrale. L’attitude expérimentale, qui est le cœur de la culture des Lumières, est à la base
de ces expériences qui cherchent à tenir compte de tout ce qui concours au progrès de la
connaissance humaine, en y faisant entrer même tous les aspects qui jusqu’à là étaient restés aux
limites de ce cadre, comme ces qui renvoient aux sentiments. Un exemple, qu’on retrouve dans
notre analyse, est celui du président De Brosses, un « philosophes » qui regarde l’Italie avec
attention mais qui n’est pas encore envahi par le sentiment de la nature. Enfin, dans les
mouvements liés à la dimension d’inquiétude qui se répand dans la culture de l’Europe fin du siècle,
le voyage se présente comme une véritable expérience sensible de la nature : il s’agit d’une
expérience qui vise à rechercher les limites de la nature à travers le pouvoir des sens.
L’objet de ce travail est l’analyse des élaborations littéraires de voyages qui ont comme fond
commun le territoire de l’Italie. Pourquoi ce choix ? L’Italie a toujours été la destination privilégiée
des voyageurs qui voulaient conclure leur formation, surtout grâce à son patrimoine culturel ; son
territoire était considéré un passage obligé du Grand Tour. Au XVIIIe siècle, on registre un
changement culturel : les voyageurs commencent à s’intéresser aussi à son paysage, et le XVIIIe
siècle a été considéré « le siècle d’or du voyage en Italie »6.
Les textes analysés dans ce travail sont des voyages matériels dans une terre « mythique » : à
travers une démarche qui tiendra compte de deux approches – l’un, thématique, se déroulera à
travers une comparaison des textes à partir des typologies de lieu ; l’autre, diachronique, aura pour
M. H. Abrams, The mirror and the lamp: romantic theory and the critical tradition, London, Oxford
University Press, 1971 [1953]; W. Jackson Bate, The Burden of the Past and the English Poet, Harvard
University Press, Cambridge 1970; M. Delon, L’idée d’énergie au tournant des Lumières (1770-1820), PUF,
Paris 1988.
5 Cfr. J. Addison, Remarks on Several Parts of Italy, &c. In the Years 1701, 1702, 1703, London, Printed for
J. Tonson at Shakespear’s Head, 1726 (3rd Edition) ; G. Berkeley, Viaggio in Italia, tr. it., Napoli,
Bibliopolis, 1979.
6 Cfr. A. Brilli, Il viaggio in Italia. Storia di una grande tradizione culturale, Il Mulino, Bologna 2006, p. 43.
4
3 but de démontrer comment la perception de la nature change au cours du siècle – on analysera trois
voyages en Italie : ceux de J. Addison, du président C. De Brosses et de J. W. Goethe7.
Tout d’abord, on présentera le contexte où le trois « expériences esthétiques » s’insèrent. Ensuite,
on analysera les textes plus attentivement en suivant la démarche qu’on vient de présenter. Enfin,
on résumera notre analyse avec quelques réflexions concernant la transformation du rapport avec la
nature que ces œuvres reflètent.
1. Le contexte des trois « expériences esthétiques »
Ces « expériences esthétiques » présentent des point communs. Avant tout, il y a naturellement la
même destination : en ce sens, il est intéressant de remarquer que l’on peut vivre dans un même lieu
des expériences différentes. Ensuite, une autre chose que ces œuvres partagent est qu’elles sont
composées à partir de documents comme lettres et journaux de voyage ; ce matériel est toutefois
réélaboré littérairement à l’abri d’une chambre close, même s’il est structuré comme des rapports de
voyages réellement vécus. Voilà quelques remarques plus précises.
J. Addison, Remarks on Several Parts of Italy, &c. In the Years 1701, 1702, 1703.
Il s’agit de l’un des travel accounts plus lus au XVIIIe siècle. On peut dire que ce petit livre
commence la mode du voyage en Italie qui se répande au cours du siècle. C’est un ouvrage bref par
rapport aux autres récits de voyage qui partage la même mode. Comme on verra, il s’insère dans le
milieu du classicisme: les descriptions sont accompagnées des citations de poètes classiques grecs
et latins.
C. De Brosses, Lettres familières écrites d’Italie en 1730 et 1740.
À la base de récit de voyage il y a des raisons d’étude : le président De Brosses part de sa patrie
(Dijon, où il occupe la charge de membre du parlement) dans l’intention de faire des recherches
philologiques sur des textes de Salluste (la recherche de nouveaux manuscrits dans les bibliothèques
italiennes est une tradition commencée par L. A. Muratori). Toutefois, pendant son voyage, il
découvre aussi le paysage italien : le rapport avec ce paysage est influencé par les récits des
voyageurs qui l’ont précédé, comme, par exemple, le même Addison. Donc, ses descriptions des
Joseph Addison, Remarks on Several Parts of Italy, &c. In the Years 1701, 1702, 1703, London, Printed for
J. Tonson at Shakespear’s Head, 1726 (3rd Edition); Charles De Brosses, Lettres familières d’Italie : lettres
écrites d’Italie en 1730 et 1740, Bruxelles, Editions Complexe, 1995 ; Johann Wolfgang Goethe, Italienische
Reise, München, Deutsche Taschnbuch Verlag, 1987.
7
4 lieus sont subordonnées à un regard qui cherche à reconduire les observations à la raison.
Cependant, il y a quelques allusions aux sentiments produits de ces observations: mais ces
sentiments, comme on verra, sont pour la plupart des impressions négatives.
J. W. Goethe, Italienische Reise.
C’est l’un des « Voyages en Italie » les plus connus dans l’histoire de la littérature. Ce voyage a été
entrepris dans le cadre d’une véritable fuite de la société : Goethe, après le mouvement du « Sturm
und Drang », passe une période auprès de la cour de Weimar, où il donne une forme plus rationnelle
à son naturalisme, à travers l’étude des sciences naturelles. Le voyage en Italie de Goethe a pour
but, depuis le premier paragraphe du récit, la recherche d’une expérience totalisante, en plein
contact avec la nature.
En somme, la chose la plus importante que ces œuvres partagent est le récit à la première personne.
À travers ces récits, on peut accéder directement à ces expériences esthétiques, même si on doit
faire attention au fait que ces récits sont réécrits et réélaborés quelques années plus tard par rapport
au voyage véritablement effectué.
À mon avis, les expériences qui sont les plus riches de réflexions esthétiques sur la nature, par
rapport à l’époque en question, concernent ces expériences qui entrelacent un rapport avec la
verticalité. C’est pourquoi je me suis concentré sur deux topoï de l’imaginaire littéraire du paysage
italien au XVIIIe siècle : le Vésuve, d’un côté ; les Alpes et les Apennins, de l’autre. Voilà les
passages que j’estime être les plus intéressants.
2. Les expériences esthétiques face à deux topoï du paysage italien
2. 1. Le Vésuve
Le Vésuve est un topos de la littérature tout temps. Il a été l’objet de l’intérêt non seulement des
voyageurs, mais aussi des écrivains de chaque époque. Au XVIIIe siècle, le regard propre à l’esprit
scientifique s’ajoute aux images mythiques de cette montagne légendaire.
On trouve cet esprit scientifique dans le récit de l’expérience qu’Addison fait entre 1701 et 1703 ;
cette rigueur est toutefois mêlée aux invocations aux poètes classiques qui accompagnent son
voyage tout le long du sol italien. Voilà quelles sont les impressions d’Addison face au volcan.
5 The Monte Nuovo was thrown out by an Eruption of Fire, that happen’d in the Place where
now the Mountain stands. The Sulfatara is very surprising to one who has not seen Mount
Vesuvio. But there is nothing about Naples, nor indeed in any Part of Italy, which deserves
our Admiration so much as this Mountain. I must confess the Idea I had of it, did not
answer the real Image of the Place when I came to see it: I shall therefore give the
Description of it as it then lay.8
Ce passage nous suscite différentes réflexions. L’ouverture semble anticiper l’intention d’Addison
de faire une description grosso modo objective du phénomène naturel. Mais tout de suite, l’adjectif
surprising nous révèle la subjectivité de l’auteur, mise en relief par le mot Admiration qui suit peu
après. En outre, la différence entre l’idée d’Addison avant de faire l’expérience directe du lieu et
l’image réelle qui se présente à ses yeux (« I must confess the Idea I had of it, did not answer the
real Image of the Place when I came to see it »), nous révèle des implications importantes à l’égard
de la sphère de l’imagination, qui est très importante dans la pensée de cet écrivain-philosophe.
L’imagination, écrit-il dans le Spectator, est source du plaisir esthétique ; toutefois, l’expérience
directe des sens peut en même temps s’ajouter à ces plaisirs et en suggérer d’autres.
Après ce petit passage riche en niveaux de lecture, Addison révèle tout son esprit d’observation
dans la description du volcan ( « I shall therefore give the Description of it as it then lay ») :
After having quitted the side of this long Heap, which was once a Stream of Fire, we came
to the Roots of the Mountain, and had a very troublesome March to gain the Top of it. It is
cover’d on all Sides with a kind of burnt Earth, very dry and crumbled into Powder, as if it
had been artificially sifted. It is very hot under the Feet, and mix’d with several burnt
Stones and Cakes of Cinders, which have been thrown out a different times.9
Ce passage est très intéressant puisque Addison est suspendu entre l’observation objective, qui
cherche à se détacher de la subjectivité de l’observateur, et la participation des sens, qui est
soulignée par l’accent mis sur la fatigue que cette expérience requiert (« we came to the Roots of
the Mountain, and had a very troublesome March to gain the Top of it »). On a aussi des références
précises aux sens : « It is very hot under the Feet » ou bien « It is […] very dry and crumbled into
Powder » ; tout cela avant d’imaginer que ce phénomène soit œuvre d’homme ( « as if it had been
artificially sifted »). Addison, en outre, rappelle aussi le sens de la vue :
8
9
J. Addison, Remarks on Several Parts of Italy, &c. In the Years 1701, 1702, 1703, cit., p. 143.
Ivi, p. 144.
6 This vast Hollow is generally fill’d with Smoke, but, by the Advantage of a Wind that blew
for us, we had a very clear and distinct sight of it.10
Le président De Brosses monte au Vésuve en 1739. On retrouve le récit de ses expériences face à
cette « maudite montagne »11 dans une lettre à M. de Neuilly (« Excursion au Vésuve ») et dans une
autre adressée au M. de Buffon (« Mémoire sur le Vésuve »). Voilà quelques passages tirée de la
première lettre :
Doucement, doucement, mon ami, ce n’est pas fait ; croyiez-vous en être quitte à si bon
marché ? Allons, secouez un peu votre petite paresse ; je vais vous faire faire un voyage de
fatigue au sommet du mont Vésuve. Venez, montez dans cette chaise à perroquet qui vous
aura bientôt rendu au pied de la montagne que vous avez vue, en partant, toute couverte
d’un nuage brillant ; c’est la fumée qui réfléchit les rayons du soleil. Le gouffre en jette
incessamment une fort épaisse : pour de la flamme, on en voit quelquefois la nuit ; mais
cela est extrêmement rare.12
On retrouve l’allusion au « voyage de fatigue » qu’on a vu chez Addison ; aussi le paysage est
presque le même qu’on a imaginé en lisant la description de l’écrivain anglais (« au pied de la
montagne que vous avez vue, en partant, toute couverte d’un nuage brillant »). Mais, une fois que le
président arrive au sommet, le paysage change à l’improviste :
C’est ici que commencent l’abomination et la désolation. On trouve déjà des crevasses plus
ou moins larges, d’où il sort une fumée tiède et humide. Ces crevasses, pour la plupart, ne
sont pas plus larges que celles que les chaleurs de l’été produisent dans les marais
desséchés ; elles se multiplient à mesure qu’on approche du sommet, où est l’ouverture du
gouffre. Mais retournons un peu la tête pour jouir du plus beau spectacle qu’on puisse
trouver en Europe.13
… même s’il suffit de « tourner la tête » pour que l’impression de la désolation change en beauté du
paysage méditerranéen. Cependant, pour jouir de ce « spectacle », il faut souffrir des peines que pas
Ivi, p. 145.
C. De Brosses, Lettres familières d’Italie : lettres écrites d’Italie en 1730 et 1740, cit., 1995, p. 296.
12 Ivi, p. 158.
13 Ivi, p. 159.
10
11
7 tout le monde est disposé à supporter ; c’est pourquoi le président De Brosses, avant de renvoyer les
lecteurs, donne un conseil qui devrait devenir « une maxime générale » :
Nous rentrâmes le même jour à Naples, fort tard et très fatigués. Mais voudrais-je
aujourd’hui n’avoir pas eu cette peine ? Voilà une considération qu’il ne faut jamais que les
voyageurs perdent de vue ; il serait bon même d’en faire une maxime générale ou précepte
obligatoire.14
C’est toute une autre expérience celle que Goethe entreprend dès le début de son voyage15. Le
même sentiment qui pousse Goethe à quitter la court de Weimar se présente face au volcan durant
celle qu’on pourrait appeler « une entreprise hasardée ». Voilà comment le paysage se présente
lorsque Goethe rejoint le passage d’où le volcan apparaît avec son profil menaçant :
Ein Blick westwärts über die Gegend nahm wie ein heilsames Bad alle Schmerzen der
Anstrengung und alle Müdigkeit hinweg, und wir umkreisten nunmehr den immer
qualmenden, Stein und Asche auswerfenden Kegelberg. Solange der Raum gestattete, in
gehöriger Entfernung zu bleiben, war es ein großes, geisterhebendes Schauspiel. Erst ein
gewaltsamer Donner, der aus dem tiefsten Schlunde hervortönte, sodann Steine, größere und
kleinere, zu Tausenden in die Luft geschleudert, von Aschenwolken eingehüllt.16
Au retour vers Naples, des considérations sur le paysage dont il vient de faire l’expérience semble
résumer deux des concepts parmi lesquelles se déroule l’esthétique de la nature au XVIIIe siècle :
Der herrlichste Sonnenuntergang, ein himmlischer Abend erquickten mich auf meiner
Rückkehr; doch konnte ich empfinden, wie sinneverwirrend ein ungeheurer Gegensatz sich
erweise. Das Schreckliche zum Schönen, das Schöne zum Schrecklichen, beides hebt
einander auf und bringt eine gleichgültige Empfindung hervor.17
Ivi, p. 164.
« Früh drei Uhr stahl ich mich aus Karlsbad, weil man mich sonst nicht fortgelassen hätte. [...] Ich warf
mich ganz allein, nur einen Mantelsack und Dachsranzen aufpackend... » (J. W. Goethe, Italienische Reise,
cit., p. 9).
16 J. W. Goethe, Italienische Reise, Italienische Reise, cit., p. 193.
17 Ivi, p. 216.
14
15
8 « Das Schreckliche zum Schönen, das Schöne zum Schrecklichen » : l’effet du terrible, typique du
sublime, s’oppose et en même temps renvoie à la beauté ; cet effet est ressenti par Goethe face à
l’expérience directe du contraste. Dans le texte le verbe allemand utilisé pour indiquer la perception
des sens est « empfinden » : ce mot appartient au même air sémantique du terme « Empfindung »,
qui revient quelques lignes dessous, et qui signifie aussi sentiment.
3. Les Alps et les Apennins
Le président De Brosses est le seul des trois voyageurs qui ne travers pas le Brennero, car son trajet
est un peu différent par rapport aux autres : à l’allée, il débarque à Gênes, et au retour, après avoir
traversé la péninsule, il se dirige vers la Suisse pour rentrer à Dijon. Toutefois, on trouve des
images intéressantes dans son récit du passage des Apennins.
Le lendemain matin, ah ! messieurs mes amis, fa fresco fresco. Diantre, ce n’était que roses et
fleurs que le froid que nous avions eu la nuit, en partant de Rome, en comparaison de celui
qu’on trouve ici, à ce maudit paysage des Apennins… […]. Pour vous rafraîchir le sang, vous
avez une suite indiscontinue de précipices horribles…18
De Brosses tombe sur ces montagnes pendant l’hiver, en faisant une mauvaise expérience de ces
lieus. Cela est mis en évidence par l’adjectif « maudit » qui revient deux fois en peu des lignes :
Maudite montagne ! Je t’ai mise en lettres noires sur mon registre, à côté du Vésuve, et je ne
pense pas que de longtemps il me prenne fantaisie de renouveler connaissance avec vous
deux.19
Les deux expériences, celle du Vésuve et celle des Apennins, sont reconduites aux mêmes
sentiments, ceux de la négativité due aux conditions extrêmes représentées par ces aventures.
Les mêmes conditions sont vécues d’une façon tout à fait opposée par Goethe, qui cherche au
contraire à mettre à l’épreuve les sens dans une expérience totalisante. On a vu cela à propos du
Vésuve ; voilà ce qui arrive au poète allemand au début de son voyage, lorsqu’il fait son entrée dans
le territoire italien.
18
C. De Brosses, Lettres familières d’Italie, p. 295.
19Ivi.
9 Nun ging mir eine neue Welt auf. Ich näherte mich den Gebirgen, die sich nach und nach
entwickelten. [...] Hier begrüßte ich ersten beschneiten Gipfel, und auf meine
Verwunderung, schon so nahe bei den Schneebergen zu sein, vernahm ich, dass es gestern in
dieser Gegend gedonnert, geblitzt und auf den Bergen geschneit habe.20
« Un monde nouveau s’ouvrait pour moi » : c’est le premier contact avec les montagnes, un lieu si
important pour la culture européenne de ces années ; on est en septembre 1786, trois semaines plus
tard de la première ascension au Mont Blanc (8 août 1786), qui registre la naissance de l’alpinisme
moderne21. Dorénavant les Alpes seront l’objet des philosophes, hommes de culture, explorateurs,
naturalistes.
Von Innsbruck herauf wird es immer schöner, da hilft kein Beschreiben. Auf den
gebahntesten Wegen steigt man eine Schlucht herauf, die das Wasser nach dem Inn zu
sendet, eine Schlucht, die den Augen unzählige Abwechselungen bietet. Wenn der Weg nah
am schroffsten Felsen hergeht, ja in ihn hineingehauen ist, so erblickt man die Seite
gegenüber sanft abhängig, so dass noch kann der schönste Feldbau darauf geübt werden.22
Ici, au contraire, l’âme de l’écrivain est sensible à la beauté de la nature, et chaque élément, comme
les côtes douces qui s’ouvrent parmi les rochers où la route se trouve creusée, est reconduit à la
sphère esthétique du beau. La journée termine avec ce sentiment d’un contact absolu avec la nature,
où l’inspiration du poète se fond avec le paysage.
Der Tag ist so lang, das Nachdenken ungestört, und die herrlichen Bilder der Umwelt
verdrängen keineswegs den poetischen Sinn, sie rufen ihn vielmehr, von Bewegung und Luft
begleitet, nur desto schneller hervor.23
Ces passages contrastent avec ceux qu’on trouve, au début du siècle, dans l’œuvre d’Addison. Si
l’on compare les deux textes, il est évident le fait qu’un siècle s’est interposé entre les deux.
J. W. Goethe, Italienische Reise, cit., p. 13.
Cfr. Claire-Eliane Engel, Storia dell'alpinismo, Einaudi, Torino 1965.
22 J. W. Goethe, Italienische Reise, cit., p. 16.
23 Ivi, p. 22.
20
21
10 Addison semble décrire ses expériences tout simplement du point de vue d’un rapport qu’il doit
rendre à quelques fonctionnaires de n’importe quel état. Pendant la lecture de ces passages, on a
cette impression :
From Inspruck we came to Hall, that lyes at a League distance on the same River. This Place
is particularly famous for its Salt-Works. There are in the Neighbourhood vast Mountains of
a transparent kind of Rock not unlike Allum, extreamly solid, and as a piquant to the Tongue
as Salt it self.24
Même les mesure des distances sont donnés au lecteur ; par contre, il y a aussi quelques
considérations sur l’esthétique de la nature qui entoure la ville d’Innsbruck, avec un accent sur les
plaisir que cette nature inspire au voyageur :
It was the pleasantest Voyage in the World to follow the Windings of this River Inn through
such a Variety of pleasing Scenes as the Course of it naturally led us. We had sometimes on
each Side us a vast Extent of naked Rocks and Mountains, broken into a thousand irregular
Steeps and Precipices; in other Places we saw a long Forest of Fir-Trees so thick set together,
that it was impossible to discover any of the Soil they grew upon, and rising up so regularly
one above another, as to give us the View of a whole Wood at once. […] The Time of the
Year, that had given the Leaves of the Trees so many different Colours, compleated the
Beauty of the Prospect.25
3. Conclusion: la transformation du rapport avec la nature
L’analyse des textes a porté à une conclusion: dans les textes analysés il y a des différences qui
concernent le rapport avec la nature. Ces différences sont liées à la diversité du milieu de
provenance des auteurs des récits de voyage qu’on a pris en considération, mais l’élément qui joue
le rôle le plus important dans ces différences de points de vue est sans doute le moment historique
où les voyages ont eu lieu.
C’est pourquoi, à la fin de nos expériences de lecture, on a remarqué un changement de la
conception de la nature qui traverse le XVIIIe siècle. Toutefois, le changement n’est pas linéaire:
24
25
J. Addison, Remarks, p. 301.
Ivi, pp. 303-304.
11 les concepts esthétiques émergent et disparaissent dans les différentes œuvres. En tout cas, il y a
une véritable transformation de la perception de la nature entre le début et la fin du siècle qui sans
aucun doute est la cause de la complexité des expériences de la nature q’on a analysés.
Bibliographie
Sources primaires
Joseph Addison, Remarks on Several Parts of Italy, &c. In the Years 1701, 1702, 1703, London,
Printed for J. Tonson at Shakespear’s Head, 1726 (3rd Edition).
Charles De Brosses, Le président De Brosses en Italie : lettres familières écrites d’Italie en 1730 et
1740, Paris, P. Didier, 1869.
Johann Wolfgang Goethe, Italienische Reise, München, Deutsche Taschnbuch Verlag, 1987.
Sources critiques
E. Franzini, L’estetica del Settecento, Il Mulino, Bologna 1995.
A. Brilli, Il viaggio in Italia. Storia di una grande tradizione culturale, Il Mulino, Bologna 2006.
G. Cusatelli (a cura di), Viaggi e viaggiatori del Settecento in Emilia e in Romagna, Il Mulino,
Bologna 1986.
M. H. Abrams, The mirror and the lamp: romantic theory and the critical tradition, London,
Oxford University Press, 1971 [1953].
W. Jackson Bate, The Burden of the Past and the English Poet, Harvard University Press,
Cambridge 1970.
M.Delon, L’idée d’énergie au tournant des Lumières (1770-1820), PUF, Paris 1988.
P. Hazard, La crise de la conscience européenne, Paris, Boivin et Cie, 1935.
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