Le voyage comme expérience esthétique
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Le voyage comme expérience esthétique
Le voyage comme expérience esthétique de la nature au cours du XVIIIe siècle Travail d’Histoire de la littérature Présenté par Daniele Gaio D. E. S. E. – Doctorat d’Etudes Supérieures Européennes XXVe cycle – L’Esthétique de la nature Alma Mater Studiorum – Università degli studi di Bologna 1 Introduction Le but de ce travail est de montrer le rôle du voyage dans la conception esthétique de la nature à l’âge moderne : à cette fin, on analysera trois œuvres qui appartiennent à trois littératures européennes – française, anglaise et allemande – et qui sont parues en trois différents moments du même siècle, c’est-à-dire au début, au milieu et à la fin du XVIIIe siècle. À travers ces exemples de récits de voyage, on verra comment la perception de la nature change au cours du siècle. P. Hazard, dans son ouvrage capital sur la crise qui investit la conscience européenne entre XVIIe et XVIIIe siècle, a été l’un des premiers historien à insister sur le concept du voyage comme l’un des paradigmes du changement de la culture européenne à cette époque1. Grâce aux voyages qui se succèdent de plus en plus à cette époque charnière, la culture européenne subit des transformations qui ont influencé et la sphère de l’éthique (à travers la découverte des autres cultures et la relativisation consécutive des valeurs) et celle de l’esthétique. Justement à cette époque, d’ailleurs, une figure fondamentale de la naissance de l’esthétique moderne comme Shaftesbury représente l’exemple le plus éclairant de l’union de ces deux sphères2. Le point de départ de ce travail est donc la considération du voyage comme « fait esthétique », en suivant les suggestions données par E. Franzini dans son livre sur l’esthétique du XVIIIe siècle : d’après cet auteur, en effet, le voyage se présente comme l’immagine di una filosofia dell’esperienza, quasi il primo esempio di quell’atteggiamento estetico che caratterizzerà il nuovo secolo.3 À cette époque, à travers l’expérience du voyage, on met à l’épreuve les sens. C’est à partir de cette signification « esthétique-sensible » du voyage que l’on a analysé les récits dont on va présenter quelques passages, pour voir comment, pendant leurs voyages, ces auteurs se posent des questions centrales dans la naissante discipline esthétique, à partir de la thématique du beau jusqu’à celle du sublime. Les études qui ont été influencées par les suggestions de P. Hazard et qui sont parues au cours du XXe siècle (par exemple les œuvres de M. Abrams, W. J. Bate et M. Delon4) ont démontré que la P. Hazard, La crise de la conscience européenne, Paris, Boivin et Cie, 1935. La figure du vertueux, qu’il théorise dans son œuvre, possède des facultés qui appartiennent à l’éthique et en même temps à l’esthétique. Cfr. Shaftesbury, Characteristics. 3 E. Franzini, L’estetica del Settecento, pp. 39-40. À propos du rôle du voyage dans la naissance de l’esthétique moderne, cfr. le paragraphe Il viaggio del pensiero, pp. 37-50. 1 2 2 transformation traverse tout le siècle des Lumières : ainsi, au début du siècle, l’influence du rationalisme et du classicisme, qui sont dominants au XVIIe siècle, est encore étendue ; cela est mis en relief par la présence, au même années, de deux écrivains-philosophes comme J. Addison et G. Berkeley, l’un étant encore imbu du classicisme, l’autre étant porteur d’un regard qui devance certaines expériences de la fin du siècle, comme l’attention envers l’observation scientifique et, en même temps, la mise en épreuve des sens dans un cadre esthétique5. Au milieu du siècle, par contre, on aperçoit plus d’attention à l’égard de certains phénomènes naturels, du point de vue de la science et de celui de l’esthétique : dans les deux discours, en effet, la dimension de l’expérience occupe une place centrale. L’attitude expérimentale, qui est le cœur de la culture des Lumières, est à la base de ces expériences qui cherchent à tenir compte de tout ce qui concours au progrès de la connaissance humaine, en y faisant entrer même tous les aspects qui jusqu’à là étaient restés aux limites de ce cadre, comme ces qui renvoient aux sentiments. Un exemple, qu’on retrouve dans notre analyse, est celui du président De Brosses, un « philosophes » qui regarde l’Italie avec attention mais qui n’est pas encore envahi par le sentiment de la nature. Enfin, dans les mouvements liés à la dimension d’inquiétude qui se répand dans la culture de l’Europe fin du siècle, le voyage se présente comme une véritable expérience sensible de la nature : il s’agit d’une expérience qui vise à rechercher les limites de la nature à travers le pouvoir des sens. L’objet de ce travail est l’analyse des élaborations littéraires de voyages qui ont comme fond commun le territoire de l’Italie. Pourquoi ce choix ? L’Italie a toujours été la destination privilégiée des voyageurs qui voulaient conclure leur formation, surtout grâce à son patrimoine culturel ; son territoire était considéré un passage obligé du Grand Tour. Au XVIIIe siècle, on registre un changement culturel : les voyageurs commencent à s’intéresser aussi à son paysage, et le XVIIIe siècle a été considéré « le siècle d’or du voyage en Italie »6. Les textes analysés dans ce travail sont des voyages matériels dans une terre « mythique » : à travers une démarche qui tiendra compte de deux approches – l’un, thématique, se déroulera à travers une comparaison des textes à partir des typologies de lieu ; l’autre, diachronique, aura pour M. H. Abrams, The mirror and the lamp: romantic theory and the critical tradition, London, Oxford University Press, 1971 [1953]; W. Jackson Bate, The Burden of the Past and the English Poet, Harvard University Press, Cambridge 1970; M. Delon, L’idée d’énergie au tournant des Lumières (1770-1820), PUF, Paris 1988. 5 Cfr. J. Addison, Remarks on Several Parts of Italy, &c. In the Years 1701, 1702, 1703, London, Printed for J. Tonson at Shakespear’s Head, 1726 (3rd Edition) ; G. Berkeley, Viaggio in Italia, tr. it., Napoli, Bibliopolis, 1979. 6 Cfr. A. Brilli, Il viaggio in Italia. Storia di una grande tradizione culturale, Il Mulino, Bologna 2006, p. 43. 4 3 but de démontrer comment la perception de la nature change au cours du siècle – on analysera trois voyages en Italie : ceux de J. Addison, du président C. De Brosses et de J. W. Goethe7. Tout d’abord, on présentera le contexte où le trois « expériences esthétiques » s’insèrent. Ensuite, on analysera les textes plus attentivement en suivant la démarche qu’on vient de présenter. Enfin, on résumera notre analyse avec quelques réflexions concernant la transformation du rapport avec la nature que ces œuvres reflètent. 1. Le contexte des trois « expériences esthétiques » Ces « expériences esthétiques » présentent des point communs. Avant tout, il y a naturellement la même destination : en ce sens, il est intéressant de remarquer que l’on peut vivre dans un même lieu des expériences différentes. Ensuite, une autre chose que ces œuvres partagent est qu’elles sont composées à partir de documents comme lettres et journaux de voyage ; ce matériel est toutefois réélaboré littérairement à l’abri d’une chambre close, même s’il est structuré comme des rapports de voyages réellement vécus. Voilà quelques remarques plus précises. J. Addison, Remarks on Several Parts of Italy, &c. In the Years 1701, 1702, 1703. Il s’agit de l’un des travel accounts plus lus au XVIIIe siècle. On peut dire que ce petit livre commence la mode du voyage en Italie qui se répande au cours du siècle. C’est un ouvrage bref par rapport aux autres récits de voyage qui partage la même mode. Comme on verra, il s’insère dans le milieu du classicisme: les descriptions sont accompagnées des citations de poètes classiques grecs et latins. C. De Brosses, Lettres familières écrites d’Italie en 1730 et 1740. À la base de récit de voyage il y a des raisons d’étude : le président De Brosses part de sa patrie (Dijon, où il occupe la charge de membre du parlement) dans l’intention de faire des recherches philologiques sur des textes de Salluste (la recherche de nouveaux manuscrits dans les bibliothèques italiennes est une tradition commencée par L. A. Muratori). Toutefois, pendant son voyage, il découvre aussi le paysage italien : le rapport avec ce paysage est influencé par les récits des voyageurs qui l’ont précédé, comme, par exemple, le même Addison. Donc, ses descriptions des Joseph Addison, Remarks on Several Parts of Italy, &c. In the Years 1701, 1702, 1703, London, Printed for J. Tonson at Shakespear’s Head, 1726 (3rd Edition); Charles De Brosses, Lettres familières d’Italie : lettres écrites d’Italie en 1730 et 1740, Bruxelles, Editions Complexe, 1995 ; Johann Wolfgang Goethe, Italienische Reise, München, Deutsche Taschnbuch Verlag, 1987. 7 4 lieus sont subordonnées à un regard qui cherche à reconduire les observations à la raison. Cependant, il y a quelques allusions aux sentiments produits de ces observations: mais ces sentiments, comme on verra, sont pour la plupart des impressions négatives. J. W. Goethe, Italienische Reise. C’est l’un des « Voyages en Italie » les plus connus dans l’histoire de la littérature. Ce voyage a été entrepris dans le cadre d’une véritable fuite de la société : Goethe, après le mouvement du « Sturm und Drang », passe une période auprès de la cour de Weimar, où il donne une forme plus rationnelle à son naturalisme, à travers l’étude des sciences naturelles. Le voyage en Italie de Goethe a pour but, depuis le premier paragraphe du récit, la recherche d’une expérience totalisante, en plein contact avec la nature. En somme, la chose la plus importante que ces œuvres partagent est le récit à la première personne. À travers ces récits, on peut accéder directement à ces expériences esthétiques, même si on doit faire attention au fait que ces récits sont réécrits et réélaborés quelques années plus tard par rapport au voyage véritablement effectué. À mon avis, les expériences qui sont les plus riches de réflexions esthétiques sur la nature, par rapport à l’époque en question, concernent ces expériences qui entrelacent un rapport avec la verticalité. C’est pourquoi je me suis concentré sur deux topoï de l’imaginaire littéraire du paysage italien au XVIIIe siècle : le Vésuve, d’un côté ; les Alpes et les Apennins, de l’autre. Voilà les passages que j’estime être les plus intéressants. 2. Les expériences esthétiques face à deux topoï du paysage italien 2. 1. Le Vésuve Le Vésuve est un topos de la littérature tout temps. Il a été l’objet de l’intérêt non seulement des voyageurs, mais aussi des écrivains de chaque époque. Au XVIIIe siècle, le regard propre à l’esprit scientifique s’ajoute aux images mythiques de cette montagne légendaire. On trouve cet esprit scientifique dans le récit de l’expérience qu’Addison fait entre 1701 et 1703 ; cette rigueur est toutefois mêlée aux invocations aux poètes classiques qui accompagnent son voyage tout le long du sol italien. Voilà quelles sont les impressions d’Addison face au volcan. 5 The Monte Nuovo was thrown out by an Eruption of Fire, that happen’d in the Place where now the Mountain stands. The Sulfatara is very surprising to one who has not seen Mount Vesuvio. But there is nothing about Naples, nor indeed in any Part of Italy, which deserves our Admiration so much as this Mountain. I must confess the Idea I had of it, did not answer the real Image of the Place when I came to see it: I shall therefore give the Description of it as it then lay.8 Ce passage nous suscite différentes réflexions. L’ouverture semble anticiper l’intention d’Addison de faire une description grosso modo objective du phénomène naturel. Mais tout de suite, l’adjectif surprising nous révèle la subjectivité de l’auteur, mise en relief par le mot Admiration qui suit peu après. En outre, la différence entre l’idée d’Addison avant de faire l’expérience directe du lieu et l’image réelle qui se présente à ses yeux (« I must confess the Idea I had of it, did not answer the real Image of the Place when I came to see it »), nous révèle des implications importantes à l’égard de la sphère de l’imagination, qui est très importante dans la pensée de cet écrivain-philosophe. L’imagination, écrit-il dans le Spectator, est source du plaisir esthétique ; toutefois, l’expérience directe des sens peut en même temps s’ajouter à ces plaisirs et en suggérer d’autres. Après ce petit passage riche en niveaux de lecture, Addison révèle tout son esprit d’observation dans la description du volcan ( « I shall therefore give the Description of it as it then lay ») : After having quitted the side of this long Heap, which was once a Stream of Fire, we came to the Roots of the Mountain, and had a very troublesome March to gain the Top of it. It is cover’d on all Sides with a kind of burnt Earth, very dry and crumbled into Powder, as if it had been artificially sifted. It is very hot under the Feet, and mix’d with several burnt Stones and Cakes of Cinders, which have been thrown out a different times.9 Ce passage est très intéressant puisque Addison est suspendu entre l’observation objective, qui cherche à se détacher de la subjectivité de l’observateur, et la participation des sens, qui est soulignée par l’accent mis sur la fatigue que cette expérience requiert (« we came to the Roots of the Mountain, and had a very troublesome March to gain the Top of it »). On a aussi des références précises aux sens : « It is very hot under the Feet » ou bien « It is […] very dry and crumbled into Powder » ; tout cela avant d’imaginer que ce phénomène soit œuvre d’homme ( « as if it had been artificially sifted »). Addison, en outre, rappelle aussi le sens de la vue : 8 9 J. Addison, Remarks on Several Parts of Italy, &c. In the Years 1701, 1702, 1703, cit., p. 143. Ivi, p. 144. 6 This vast Hollow is generally fill’d with Smoke, but, by the Advantage of a Wind that blew for us, we had a very clear and distinct sight of it.10 Le président De Brosses monte au Vésuve en 1739. On retrouve le récit de ses expériences face à cette « maudite montagne »11 dans une lettre à M. de Neuilly (« Excursion au Vésuve ») et dans une autre adressée au M. de Buffon (« Mémoire sur le Vésuve »). Voilà quelques passages tirée de la première lettre : Doucement, doucement, mon ami, ce n’est pas fait ; croyiez-vous en être quitte à si bon marché ? Allons, secouez un peu votre petite paresse ; je vais vous faire faire un voyage de fatigue au sommet du mont Vésuve. Venez, montez dans cette chaise à perroquet qui vous aura bientôt rendu au pied de la montagne que vous avez vue, en partant, toute couverte d’un nuage brillant ; c’est la fumée qui réfléchit les rayons du soleil. Le gouffre en jette incessamment une fort épaisse : pour de la flamme, on en voit quelquefois la nuit ; mais cela est extrêmement rare.12 On retrouve l’allusion au « voyage de fatigue » qu’on a vu chez Addison ; aussi le paysage est presque le même qu’on a imaginé en lisant la description de l’écrivain anglais (« au pied de la montagne que vous avez vue, en partant, toute couverte d’un nuage brillant »). Mais, une fois que le président arrive au sommet, le paysage change à l’improviste : C’est ici que commencent l’abomination et la désolation. On trouve déjà des crevasses plus ou moins larges, d’où il sort une fumée tiède et humide. Ces crevasses, pour la plupart, ne sont pas plus larges que celles que les chaleurs de l’été produisent dans les marais desséchés ; elles se multiplient à mesure qu’on approche du sommet, où est l’ouverture du gouffre. Mais retournons un peu la tête pour jouir du plus beau spectacle qu’on puisse trouver en Europe.13 … même s’il suffit de « tourner la tête » pour que l’impression de la désolation change en beauté du paysage méditerranéen. Cependant, pour jouir de ce « spectacle », il faut souffrir des peines que pas Ivi, p. 145. C. De Brosses, Lettres familières d’Italie : lettres écrites d’Italie en 1730 et 1740, cit., 1995, p. 296. 12 Ivi, p. 158. 13 Ivi, p. 159. 10 11 7 tout le monde est disposé à supporter ; c’est pourquoi le président De Brosses, avant de renvoyer les lecteurs, donne un conseil qui devrait devenir « une maxime générale » : Nous rentrâmes le même jour à Naples, fort tard et très fatigués. Mais voudrais-je aujourd’hui n’avoir pas eu cette peine ? Voilà une considération qu’il ne faut jamais que les voyageurs perdent de vue ; il serait bon même d’en faire une maxime générale ou précepte obligatoire.14 C’est toute une autre expérience celle que Goethe entreprend dès le début de son voyage15. Le même sentiment qui pousse Goethe à quitter la court de Weimar se présente face au volcan durant celle qu’on pourrait appeler « une entreprise hasardée ». Voilà comment le paysage se présente lorsque Goethe rejoint le passage d’où le volcan apparaît avec son profil menaçant : Ein Blick westwärts über die Gegend nahm wie ein heilsames Bad alle Schmerzen der Anstrengung und alle Müdigkeit hinweg, und wir umkreisten nunmehr den immer qualmenden, Stein und Asche auswerfenden Kegelberg. Solange der Raum gestattete, in gehöriger Entfernung zu bleiben, war es ein großes, geisterhebendes Schauspiel. Erst ein gewaltsamer Donner, der aus dem tiefsten Schlunde hervortönte, sodann Steine, größere und kleinere, zu Tausenden in die Luft geschleudert, von Aschenwolken eingehüllt.16 Au retour vers Naples, des considérations sur le paysage dont il vient de faire l’expérience semble résumer deux des concepts parmi lesquelles se déroule l’esthétique de la nature au XVIIIe siècle : Der herrlichste Sonnenuntergang, ein himmlischer Abend erquickten mich auf meiner Rückkehr; doch konnte ich empfinden, wie sinneverwirrend ein ungeheurer Gegensatz sich erweise. Das Schreckliche zum Schönen, das Schöne zum Schrecklichen, beides hebt einander auf und bringt eine gleichgültige Empfindung hervor.17 Ivi, p. 164. « Früh drei Uhr stahl ich mich aus Karlsbad, weil man mich sonst nicht fortgelassen hätte. [...] Ich warf mich ganz allein, nur einen Mantelsack und Dachsranzen aufpackend... » (J. W. Goethe, Italienische Reise, cit., p. 9). 16 J. W. Goethe, Italienische Reise, Italienische Reise, cit., p. 193. 17 Ivi, p. 216. 14 15 8 « Das Schreckliche zum Schönen, das Schöne zum Schrecklichen » : l’effet du terrible, typique du sublime, s’oppose et en même temps renvoie à la beauté ; cet effet est ressenti par Goethe face à l’expérience directe du contraste. Dans le texte le verbe allemand utilisé pour indiquer la perception des sens est « empfinden » : ce mot appartient au même air sémantique du terme « Empfindung », qui revient quelques lignes dessous, et qui signifie aussi sentiment. 3. Les Alps et les Apennins Le président De Brosses est le seul des trois voyageurs qui ne travers pas le Brennero, car son trajet est un peu différent par rapport aux autres : à l’allée, il débarque à Gênes, et au retour, après avoir traversé la péninsule, il se dirige vers la Suisse pour rentrer à Dijon. Toutefois, on trouve des images intéressantes dans son récit du passage des Apennins. Le lendemain matin, ah ! messieurs mes amis, fa fresco fresco. Diantre, ce n’était que roses et fleurs que le froid que nous avions eu la nuit, en partant de Rome, en comparaison de celui qu’on trouve ici, à ce maudit paysage des Apennins… […]. Pour vous rafraîchir le sang, vous avez une suite indiscontinue de précipices horribles…18 De Brosses tombe sur ces montagnes pendant l’hiver, en faisant une mauvaise expérience de ces lieus. Cela est mis en évidence par l’adjectif « maudit » qui revient deux fois en peu des lignes : Maudite montagne ! Je t’ai mise en lettres noires sur mon registre, à côté du Vésuve, et je ne pense pas que de longtemps il me prenne fantaisie de renouveler connaissance avec vous deux.19 Les deux expériences, celle du Vésuve et celle des Apennins, sont reconduites aux mêmes sentiments, ceux de la négativité due aux conditions extrêmes représentées par ces aventures. Les mêmes conditions sont vécues d’une façon tout à fait opposée par Goethe, qui cherche au contraire à mettre à l’épreuve les sens dans une expérience totalisante. On a vu cela à propos du Vésuve ; voilà ce qui arrive au poète allemand au début de son voyage, lorsqu’il fait son entrée dans le territoire italien. 18 C. De Brosses, Lettres familières d’Italie, p. 295. 19Ivi. 9 Nun ging mir eine neue Welt auf. Ich näherte mich den Gebirgen, die sich nach und nach entwickelten. [...] Hier begrüßte ich ersten beschneiten Gipfel, und auf meine Verwunderung, schon so nahe bei den Schneebergen zu sein, vernahm ich, dass es gestern in dieser Gegend gedonnert, geblitzt und auf den Bergen geschneit habe.20 « Un monde nouveau s’ouvrait pour moi » : c’est le premier contact avec les montagnes, un lieu si important pour la culture européenne de ces années ; on est en septembre 1786, trois semaines plus tard de la première ascension au Mont Blanc (8 août 1786), qui registre la naissance de l’alpinisme moderne21. Dorénavant les Alpes seront l’objet des philosophes, hommes de culture, explorateurs, naturalistes. Von Innsbruck herauf wird es immer schöner, da hilft kein Beschreiben. Auf den gebahntesten Wegen steigt man eine Schlucht herauf, die das Wasser nach dem Inn zu sendet, eine Schlucht, die den Augen unzählige Abwechselungen bietet. Wenn der Weg nah am schroffsten Felsen hergeht, ja in ihn hineingehauen ist, so erblickt man die Seite gegenüber sanft abhängig, so dass noch kann der schönste Feldbau darauf geübt werden.22 Ici, au contraire, l’âme de l’écrivain est sensible à la beauté de la nature, et chaque élément, comme les côtes douces qui s’ouvrent parmi les rochers où la route se trouve creusée, est reconduit à la sphère esthétique du beau. La journée termine avec ce sentiment d’un contact absolu avec la nature, où l’inspiration du poète se fond avec le paysage. Der Tag ist so lang, das Nachdenken ungestört, und die herrlichen Bilder der Umwelt verdrängen keineswegs den poetischen Sinn, sie rufen ihn vielmehr, von Bewegung und Luft begleitet, nur desto schneller hervor.23 Ces passages contrastent avec ceux qu’on trouve, au début du siècle, dans l’œuvre d’Addison. Si l’on compare les deux textes, il est évident le fait qu’un siècle s’est interposé entre les deux. J. W. Goethe, Italienische Reise, cit., p. 13. Cfr. Claire-Eliane Engel, Storia dell'alpinismo, Einaudi, Torino 1965. 22 J. W. Goethe, Italienische Reise, cit., p. 16. 23 Ivi, p. 22. 20 21 10 Addison semble décrire ses expériences tout simplement du point de vue d’un rapport qu’il doit rendre à quelques fonctionnaires de n’importe quel état. Pendant la lecture de ces passages, on a cette impression : From Inspruck we came to Hall, that lyes at a League distance on the same River. This Place is particularly famous for its Salt-Works. There are in the Neighbourhood vast Mountains of a transparent kind of Rock not unlike Allum, extreamly solid, and as a piquant to the Tongue as Salt it self.24 Même les mesure des distances sont donnés au lecteur ; par contre, il y a aussi quelques considérations sur l’esthétique de la nature qui entoure la ville d’Innsbruck, avec un accent sur les plaisir que cette nature inspire au voyageur : It was the pleasantest Voyage in the World to follow the Windings of this River Inn through such a Variety of pleasing Scenes as the Course of it naturally led us. We had sometimes on each Side us a vast Extent of naked Rocks and Mountains, broken into a thousand irregular Steeps and Precipices; in other Places we saw a long Forest of Fir-Trees so thick set together, that it was impossible to discover any of the Soil they grew upon, and rising up so regularly one above another, as to give us the View of a whole Wood at once. […] The Time of the Year, that had given the Leaves of the Trees so many different Colours, compleated the Beauty of the Prospect.25 3. Conclusion: la transformation du rapport avec la nature L’analyse des textes a porté à une conclusion: dans les textes analysés il y a des différences qui concernent le rapport avec la nature. Ces différences sont liées à la diversité du milieu de provenance des auteurs des récits de voyage qu’on a pris en considération, mais l’élément qui joue le rôle le plus important dans ces différences de points de vue est sans doute le moment historique où les voyages ont eu lieu. C’est pourquoi, à la fin de nos expériences de lecture, on a remarqué un changement de la conception de la nature qui traverse le XVIIIe siècle. Toutefois, le changement n’est pas linéaire: 24 25 J. Addison, Remarks, p. 301. Ivi, pp. 303-304. 11 les concepts esthétiques émergent et disparaissent dans les différentes œuvres. En tout cas, il y a une véritable transformation de la perception de la nature entre le début et la fin du siècle qui sans aucun doute est la cause de la complexité des expériences de la nature q’on a analysés. Bibliographie Sources primaires Joseph Addison, Remarks on Several Parts of Italy, &c. In the Years 1701, 1702, 1703, London, Printed for J. Tonson at Shakespear’s Head, 1726 (3rd Edition). Charles De Brosses, Le président De Brosses en Italie : lettres familières écrites d’Italie en 1730 et 1740, Paris, P. Didier, 1869. Johann Wolfgang Goethe, Italienische Reise, München, Deutsche Taschnbuch Verlag, 1987. Sources critiques E. Franzini, L’estetica del Settecento, Il Mulino, Bologna 1995. A. Brilli, Il viaggio in Italia. Storia di una grande tradizione culturale, Il Mulino, Bologna 2006. G. Cusatelli (a cura di), Viaggi e viaggiatori del Settecento in Emilia e in Romagna, Il Mulino, Bologna 1986. M. H. Abrams, The mirror and the lamp: romantic theory and the critical tradition, London, Oxford University Press, 1971 [1953]. W. Jackson Bate, The Burden of the Past and the English Poet, Harvard University Press, Cambridge 1970. M.Delon, L’idée d’énergie au tournant des Lumières (1770-1820), PUF, Paris 1988. P. Hazard, La crise de la conscience européenne, Paris, Boivin et Cie, 1935. 12