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Ile Saint-Louis :
Les invisibles
Enquête réalisée par Dominique Albertini, Yannick Boussaert, Linh-Lan Dao, Lucile Degoud,
Guillaume Dumazet, Celia Heron, Antoinette Jeanson, Sunaina Karkarey, Emanuele Marzari,
Yemeli Ortega Luyando, Lisa Pham et Marion Solletty. Janvier 2009.
Directeur de la rédaction : Alain Genestar
Rédacteurs en chef : Yannick Boussaert et Marion Solletty
Chef de photo : Emanuele Marzari
Chef d’édition : Lisa Pham
Sommaire
04 >> Sous le pavé, le peuple de Paris // Yannick Bousseart
08 >> L’Hôtel Lambert en chantier // Marion Solletty et Lucile Degoud
10 >> De New York à Milan, jamais sans mon pied-à-terre sur l’Ile Saint-Louis // Lucile Degoud
12 >> Rue des Deux Ponts, La Cicatrice // Antoinette Jeanson
13 >> Didier Paquet // Celia Heron
14 >> De Raymond, 85 ans, à Alexandra, 9 ans, on partage la même passion pour les glaces...
Berthillon. // Linh-Lan Dao
16 >> Ceux des bains-douches // Dominique Albertini
21 >> Carole Bigot // Lisa Pham
22 >> Vue de l’intérieur // Antoinette Jeanson
24 >> Père Pelletier et « l’ange » Boris. Envoyés de Dieu sur une île. // Yemeli Ortega Luyando
26 >> Le Foyer de la Vigie, une citadelle bien gardée. // Guillaume Dumazet
27 >> Parole de resident // Guillaume Dumazet
28 >> « Un rêve que j’aurais préféré ne pas voir se réaliser… » // Celia Heron
28 >> « Il y a 40 ans on se parlait… aujourd’hui on se parle plus… » // Sunaina Karkerey
29 >> Avec la brigade fluviale, une vue imprenable de l’île // Emanuele Marzari
Sous le pavé,
le peuple de Paris
Le lieu est toujours le même, assoupi dans sa majesté. L’époque a changé.
Aujourd’hui on y passe. Il n’y a pas si longtemps on y vivait. Comment ? Imaginons…
C
’est assez surprenant. Rien
ne le laisse supposer. Les
façades des quais de Seine
voient le fleuve s’écouler ;
la végétation agrémente la
promenade. Pourtant l’eau
dort et il faut se méfier des
apparences. C’est qu’il règne
une grande activité derrière ces
châteaux de la Loire en plein
Paris.
Rue Saint Louis en l’Ile comme
dans toutes les rues traversières,
pas de belles demeures, encore
moins d’hôtels particuliers. Ce
qui au XXIe siècle s’arrachera
à des prix d’or, abrite une
masse populeuse. Car elle est
nombreuse et industrieuse.
Il faut bien qu’elle se loge.
Alors les artères intérieures
concentrent la majeure partie de
la population. Mais la superficie
étant somme toute limitée, la
population commence à ronger
lentement de l’intérieur les
quais. Les hôtels particuliers
sont divisés, y compris
l’emblématique hôtel Lambert.
Dans ces lots, on retrouve
quelques noms connus, comme
Michèle Morgan, locataire d’une
partie du fameux palais construit
par Le Vau. Bref chaque étage
est habité, chaque recoin est
le prétexte d’une activité. Pour
les commodités, l’hygiène on
repassera. L’île ne vaut rien
depuis la Révolution française.
Etrange paradoxe en effet
que cet écrin du XVIIe siècle
qui renferme un concentré
du Paris populaire, celui de
l’Est, celui de l’industrie. Pas
la grande industrie, mais
l’artisanat, le petit commerce,
le vieux monde de la petite
échoppe. Ce sont des centaines
de gens qui travaillent ici :
les achalandages des rez-dechaussée débordent sur les
rues et grignotent les cours, les
fonds de cours, les sous-sols,
les demi sous-sols et même
les quais. Certes, pas les quais
hauts, il y a des perspectives
qui ne se brisent pas. Mais
les quais bas fourmillent et
grondent aux bruits des bateliers
qui exportent les productions
de l’île ou de l’accastillage
qu’on assemble quai d’Anjou.
Le pittoresque le dispute au
moderne de l’époque. Tel le
bateau-lavoir de la famille Blanc,
sis au pont Marie. Trois péniches
mises côte-à-côte, et des
lavandières à genoux, frottant
le linge dans des baquets d’eau
chaude. On rince dans la Seine,
on sèche sur les toits.
En remontant, les rues
traversières accueillent les
ateliers. Il s’agit de micro
activités mais la qualité et le
savoir-faire sont là. Du travail
d’ébénisterie en passant par les
bijoux, le marchand de sabot, les
librairies, la petite boutique où
l’on fabrique des abat-jours, on
dit parfois que l’ile est l’arrièrecour de la place Vendôme.
L’activité de tissage reste encore
très présente, du traitement
du fil - la teinturerie – à la
confection, les tailleurs. Pour
s’occuper de tout ce beau linge
encore faut-il des blanchisseries,
où les femmes s’activent sur des
fers traditionnels.
Quant au chauffage, le charbon
reste de mise. Seule point
d’approvisionnement les
bougnats, où est entreposé le
charbon. Il faudra le remonter
dans ses étages, car même
la modernité conquérante
n’arrive pas encore à imposer
l’ascenseur ou le monte-charge.
Mais l’électricité et le gaz de
ville seront là avant les cages
en métal. Et les bougnats
commencent déjà à disparaître,
remplacer par des restaurateurs
attirés par la place disponibles
dans ces lieux de stockage.
Le rue Saint-Louis en l’Ile
est la place du village. Tout
le commerce de bouche s’y
trouve. La restauration bien
sûr, mais aussi déjà quelques
traiteurs pour les indigènes
trop industrieux, ou tout juste
lassés de préparer le repas. Le
commerce de proximité n’est pas
en reste, loin de là. Boucheries,
crèmeries, poissonniers,
alimentations générales :
arpenter la rue c’est faire son
marché. L’île est pour ainsi dire
indépendante. Entre rive droite
et rive gauche, les Ludoviciens
ont coutume de dire, lorsqu’ils
sont contraints de se rendre sur
les rives parisiennes pour une
quelconque raison : « je vais en
ville ».
L’île a des prétentions
représentatives si l’on peut
dire. Le syndicat des boulangers
de Paris est établi sur l’île
depuis le milieu du XIXe siècle
au 7 quai d’Anjou. De même
pour la présence religieuse. Si
l’Archevêché a changé d’île, la
religion conserve ses ancrages
: depuis 1623 l’Eglise n’a jamais
cessé son office. Les Filles de
la Charité, rue Poulletier, ont
encore fort à faire. Enfin en
1926, la fondation juive Alphen
s’installe dans un hôtel, rue
des Deux Ponts. Elle accueille
des familles amenées à fuir les
persécutions, et les loge à prix
avantageux, le plus souvent dans
ses murs.
L’île accueille déjà une forte
communauté internationale. Les
Polonais sont installés depuis
1853 dans un hôtel particulier
quai d’Orléans qui abrite une
société littéraire. Au fil des
fortunes diverses de l’Etat
polonais, l’émigration éduquée
se donnent dans les salons
d’un hôtel particulier, Quai
D’Orléans. Par la suite ce seront
les italiens, puis les américains
et enfin les riches princes du
golfe, en attendant peut-être les
milliardaires russes.
-Yannick Boussaert
L’Hôtel Lambert
en chantier
L’un des plus beaux hôtels particuliers de Paris, classé monument
historique, fait l’objet d’un important projet de rénovation depuis son
rachat par le frère de l’émir du Qatar, pour un montant de 80 millions
d’euros. Climatisation, ascenseurs, et parking souterrain: les travaux
envisagés nourrissent une vive polémique.
V
éritable joyau du 17e siècle,
à la proue de l’île Saint Louis,
l’Hôtel Lambert fut construit par
l’architecte Louis Le Vau. Acquis en
1975 par la famille de Rotschild, il
a été vendu en 2007. Le nouveau
propriétaire veut investir 13
millions d’euros pour en faire
le théâtre d’une nouvelle vie
mondaine.
Le projet, d’ampleur inégalée dans
un passé récent, fait grincer des
dents les historiens et architectes
spécialistes de Paris. La polémique
s’est intensifiée après un échange
de courrier vif entre la mairie de
Paris, dont l’accord est nécessaire
pour les travaux envisagés, et le
Ministère de la Culture. Ce dernier,
conformément à ses prérogatives,
s’est saisi du dossier, mais ne peut
outrepasser l’avis défavorable de
la municipalité. La commission
scientifique, rassemblée pour
l’occasion par Christine Albanel,
est donc chargée d’une mission
délicate: faire respecter l’intégrité
du monument classé, et éviter un
conflit diplomatique.
Vieux Paris, le nouveau propriétaire
envisage, en revanche, une
transformation importante, dont
l’ajout d’ornements sur la toiture
et le changement des lucarnes. “Le
projet d’Alain-Charles Perrot est de
revenir à un état primitif. Il s’agit
donc de faire du faux 17e siècle et
Rendre à l’Hôtel Lambert la
pour cela de détruire du vrai 19e”,
splendeur de son siècle...
explique Claude Mignot, historien
et membre de la Commission. “Or,
Derrière ses hautes fenêtres
en architecture, il est préconisé de
- certaines vitres sont encore
conserver les différentes strates de
d’époque - l’Hôtel Lambert recèle
de nombreux trésors. Le plus connu l’histoire”, poursuit-il.
est la Grande Galerie d’Hercule,
Selon Lucile Meunier, conseillère
pièce de choix pour les futures
technique auprès de l’adjointe
réceptions du Sheikh.
au maire de Paris chargée du
Les Rotschild n’ont pas touché aux patrimoine, Colombe Brossel,
la restauration des intérieurs
peintures de la voûte, mais ont
n’inquiète aucune des parties
fait refaire le parquet de bois, très
abîmé, de la galerie. Ils effectuèrent concernées. «Nous savons que
de ce côté là nous n’aurons pas
par ailleurs peu de travaux de
de soucis», affirme-t-elle. Pour
restauration: les façades furent
elle, le Sheikh a acheté l’Hôtel
laissées en l’état, les ajouts du
XIXème, comme les balustrades de Lambert comme «un vrai bijou»
du patrimoine parisien, il ne
fer forgé, conservés.
voudra pas le dénaturer. La
D’après les plans laissés à
fiche technique élaborée pour
disposition de la Commission du
la Commission du Vieux Paris
Alain-Charles Perrot, architecte en
chef des Monuments Historiques,
est à la tête du projet architectural.
Il est connu pour les travaux de
restauration du Grand Palais et du
théâtre de l’Odéon.
donne pourtant peu d’assurance
sur le sujet. On peut lire que «les
plans d’aménagement des étages
<n’ont> pas été communiqués».
La municipalité n’a pas son mot
à dire sur les intérieurs, et aucun
nom, à l’exception du décorateur
controversé Alberto Pinto, n’a filtré
sur les experts qui pourraient être
mobilisés pour cette tâche.
sous la surface de la grande cour
et du beau jardin d’agrément.
...mais lui donner le confort du
nôtre
Certains en sont sûrs, il s’agit
de loger sous le jardin jusqu’à
quarante véhicules. De quoi
déstabiliser, en plus de l’Hôtel
Lambert, ses voisins tout aussi
prestigieux, comme l’Hôtel
de Lauzun. La réalité est bien
moins spectaculaire. Le Sheikh
souhaite construire sous le jardin
un parking pouvant abriter cinq
voitures, soit seulement deux
places de plus que sous les
Rotschild. Sous la grande cour,
des locaux techniques importants,
dont personne ne connaît l’usage
exact, pourraient être aménagés.
Sur l’aménagement intérieur
envisagé, un point inquiète
cependant la conseillère. Des
perçages multiples vont être
nécessaires pour installer deux
ascenseurs supplémentaires - il
en existe déjà deux-, un monteplat, huit salles de bains et autant
de cabinets de toilettes. À cela
s’ajoute la climatisation à tous les
étages.
Le passage des canalisations
impliquera certainement de
démonter les nombreuses
boiseries qui ornent les murs. Ce
type d’opérations fut déjà mené
lors de l’installation de la famille
Rotschild. La baronne voulut
mettre en place les très belles
et très lourdes consoles marbre
héritées de sa mère. Mais les
planchers du salon n’auraient
sans doute pas résisté: il fallut
faire passer des poutres de fer
solidifiant l’ensemble.
Si ces travaux peuvent paraître
spectaculaires, ils ne posent pas
de réelles difficultés techniques.
Les artisans du bâtiment savent
percer la maçonnerie fantaisiste
de l’époque sans compromettre
sa solidité. Selon Lucile Meunier,
il s’agit avant tout d’une question
de principe. «Veut-on transformer
ce monument classé, trésor du
patrimoine parisien, en véritable
gruyère?» s’interroge-t-elle. Le
véritable enjeu de la bataille se
trouve ailleurs, à quelques mètres
Les mystérieux sous-sol de
l’Hôtel Lambert
Lorsque cette partie du projet
est évoquée sur l’Ile Saint-Louis,
les voix s’indignent et les chiffres
s’envolent.
Le problème? Le sol de l’Ile SaintLouis est instable, gorgé d’eau
et stabilisé par des pilotis. Un tel
aménagement nécessite donc, en
plus des excavations, le coulage
d’une immense cage de béton
étanche. Sans parler du perçage
du muret vers le Quai d’Anjou,
pour faire déboucher la rampe
d’accès des véhicules.
«Moi, je n’aurais pas osé toucher
au sous-sol. Les murs sont
stabilisés depuis des siècles par
ces immenses volume de terre»,
précise Augustin Julia, architecte
des Rotschild. Il rappelle les effets
de la grande crue de 1910. Elle
a déformé la volée de marche
du grand escalier qui conduit au
deuxième étage.
Sous la terre battue, quelques
trésors oubliés se cachent. Ainsi,
une pièce souterraine voûtée, à la
verticale de la fontaine du jardin
faisait office de glacière pour
conserver les aliments. Le projet
actuel la contourne. Mais qu’en
sera-t-il de ce mystérieux passage
qui conduit de la Seine à la galerie
souterraine, inondée tous les
hivers? «Lorsque le fleuve atteint
son niveau le plus bas, on peut voir
de la berge opposée le sommet
une voûte de pierre sous le Quai...
Un courageux, sur une barque,
pourrait sans doute accéder au
sous-sol de l’Hôtel Lambert...»,
confie l’architecte, fin connaisseur
de l’édifice.
Aujourd’hui, le principal argument
brandi contre le projet est la
disparition de la pleine terre sur
toute la surface. Elle remet en
cause l’existence du jardin et met
en danger la stabilité des sols. La
mairie s’inquiète également de ne
voir aucun détail sur l’ouverture du
mur d’enceinte, qu’elle souhaite
voir préservé.
Conformément à la législation, il
reste six mois au Ministère de la
Culture pour instruire le dossier
et trouver un accord qui satisfasse
les experts de la Ville de Paris. Une
véritable négociation s’amorce
donc. L’avenir de ces murs qui
abritèrent Voltaire et tant d’autres
parisiens illustres sera bientôt
scellé.
-Marion Solletty et Lucile Degoud
De New York à Milan, jamais
sans mon pied-à-terre sur
l’Ile Saint-Louis
10
T
rès peu d’ascenseurs et de
places de parking, pas de
supermarché et seulement
quelques commerces de
proximité, vivre ici demande
quelques sacrifices. Mais pour
habiter dans ce lieu unique, décor
de carte postale, on accepte les
concessions. Au regard du marché
immobilier, les inconvénients ne
sont pas des obstacles, surtout
pour y résider quatre semaines
par an. Grâce aux propriétaires
étrangers, l’Ile Saint-Louis ne
connaît pas la crise.
Une place de parking vendue 150
000 euros, un Japonais propriétaire
de 28 appartements… Bienvenue
sur l’Ile Saint-Louis…
Beaucoup rêvent d’y habiter
mais seuls quelques happy few
ont ce privilège. D’abord parce
que l’offre est rare. Du studio au
bien d’exception, entre 65 et 72
appartements se vendent chaque
année sur l’Ile Saint-Louis. La
grande majorité des transactions
se réalisent entre voisins ou grâce
au bouche-à-oreille. Difficile donc
d’être mis dans la confidence
à moins d’être l’un de ces
Ludoviciens du quai nord à l’affût
d’un appartement situé quai sud,
bien mieux exposé mais aussi plus
cher.
« Entre la mise en vente et la vente
effective, une transaction se réalise
en moyenne en trois semaines. Il
arrive aussi de conclure une affaire
en 48h ou en deux mois, mais c’est
rare », explique Patrick Anglesio,
directeur de l’agence Lamy située
sur l’Ile Saint-Louis. Un acheteur
doit parfois chercher plusieurs
années avant de trouver un bien.
De la patience, donc, mais surtout
de l’argent sont nécessaires pour
réaliser son rêve. Avec deux ou
trois ventes par an sur l’île, une
agence immobilière peut vivre
confortablement. De 10 000 euros
le m2 pour les rues intérieures (au
rez-de-chaussée ou au 5e étage
sans ascenseur) jusqu’à 30 000
euros le m2 pour le quai sud (quais
d’Orléans et de Béthune), l’Ile
Saint-Louis n’est pas à la portée de
toutes les bourses.
Pas étonnant que peu de familles
aient élu domicile sur l’île, bastion
des 35-40 ans, la plupart en couple
sans enfant ou célibataires.
« Trois ou quatre semaines par an »
Aujourd’hui, près de la moitié des
propriétaires sont des étrangers.
Les premiers sont les Américains.
Ils constituent la communauté
étrangère la plus importante de
l’île. Les Italiens, les Espagnols, les
Anglais et les Irlandais ont suivi.
Derniers arrivés, les Asiatiques.
Encore peu nombreux, ils
pourraient représenter, à l’avenir,
une grande part des étrangers de
l’île.
« Pour l’instant, nous ne
constatons pas d’attrait pour l’Ile
Saint-Louis de la part des Russes
ou des Arabes du Golfe malgré
l’arrivée de l’émir du Qatar. Ce
type de clientèle ne s’intéresse
pas à la vieille pierre comme
les Européens, et cherche du
clinquant. Ils préfèrent les 8e ou
16e arrondissements de Paris, par
exemple les Champs-Elysées »,
précise Patrick Anglesio.
Pour ceux dont le rêve est de
retrouver au cœur de la capitale,
l’ambiance villageoise d’antan, ou
l’atmosphère bobo des artistes
encore présents sur l’île dans
les années 1970, c’est raté.
Objet de toutes les convoitises,
l’Ile Saint-Louis est surtout un
écrin vide. Seulement 15% des
propriétaires étrangers y habitent.
Certains occupent leur pied-àterre trois ou quatre semaines
par an, d’autres le louent
ponctuellement.
Au total, moins de 30% des
propriétaires habitent l’île à
l’année, et une grande partie des
appartements sont vides. Alors
qu’elle connaît une pénurie de
biens, l’Ile Saint-Louis est une île
déserte.
-Lucile Degoud
11
1
Rue des Deux Ponts,
La Cicatrice
924. Les ingénieurs Pierre et Louis Guidetti sont
chargés de reconstruire le pont de la Tournelle
qui relie la rive gauche de la Seine et l’île Saint Louis.
L’ouvrage devra être plus large que le précédent.
La municipalité a en effet à cœur de faciliter le
développement de la circulation automobile. Eviter
les goulots d’étranglement, raccorder les voies
haussmanniennes, fluidifier le trafic rive droite – rive
gauche, autant de défis à relever pour la capitale.
A l’époque, aucune volonté de conserver les
quartiers historiques, en mauvais état donc
considérés avant tout comme vieux et insalubres.
Dans l’entre-deux-guerres, on veut faire de Paris
une ville moderne, aérée et hygiénique. Ce dernier
point concerne directement la rue des deux
ponts, à laquelle mène le pont de la Tournelle et
qui coupe l’île Saint Louis en deux. Le projet de la
municipalité.? Elargir cette rue devenue trop étroite
pour le nouveau pont. Ce qui signifie la destruction
des bâtiments existants.
Levée de boucliers immédiate des Ludoviciens, qui
se regroupent dans une association des « défenseurs
de l’île ». Leur but ? Protéger les bâtiments du
XVII° siècle de la partie est de la rue, œuvres de
l’architecte Louis Le Vau. Le côté ouest a, lui, déjà
fait l’objet d’une rénovation pendant le 2nd empire.
Dans les années 1920 le groupe s’oppose par tous
les moyens à la construction d’immeubles qui
pourraient dénaturer leur île. Aucun accord n’est
trouvé pour éviter la destruction de la partie est.
12
Elle deviendra une « verrue dans le patrimoine
ludovicien ». En revanche, l’association parvient à
conserve intacte l’autre partie. Signant la fin des
velléités d’élargissement de la chaussée.
Outre l’élargissement prévu de l’artère principale de
l’île, la municipalité veut profiter de la destruction
des bâtiments pour construire des immeubles
HLM et des bains douches publics, dans le but
d’améliorer l’hygiène de vie des classe ouvrières.
Populaire, l’intérieur de l’île l’a toujours été,
mais la préoccupation concernant les logements
sociaux est nouvelle. Echoppes d’artisans et de
commerçants occupaient jusqu’alors tous les rezde-chaussée de la rue des deux ponts, tandis que
les familles étaient logées aux étages supérieurs. La
construction des HLM signe la fin de ces commerces.
Des immeubles sobres, sans aucune sculpture, car
cela divertirait les ouvriers, sont érigés entre 1925
et 1935. Depuis, l’île Saint Louis est homogène
architecturalement parlant, mais dénaturée par ce
bloc de constructions.
La rue des deux ponts est, pour l’instant, la seule
rue de l’île Saint Louis à disposer d’habitats à loyers
modérés. Un projet est en cours à l’angle de la rue
Poulletier et de la rue Saint Louis en l’île. Cette fois,
c’est une simple rénovation de l’immeuble qui a été
retenue, dans une volonté désormais affirmée par la
mairie de Paris de préserver le patrimoine historique
de l’île.
-Antoinette Jeanson
Didier Laquet
« L’ile est en train de se transformer en musée…Il faut
impérativement qu’elle redevienne un lieu de Vie »
E
nfilez votre plus belle robe…
Ce soir, vous croiserez peutêtre Edouard Baer, Guy Bedos,
Jamel ou encore George Moustaki.
Mais surtout, n’oubliez pas la
tarte au citron. Cette soirée là est
toute particulière : elle réuni les
amoureux de l’Ile Saint Louis et a
pour maître-mot la convivialité.
Les Ludoviciens ont transformé
leur quotidien depuis deux ans à
l’insu de tous les «.Continentaux.»,
sous l’impulsion de Didier Laquet.
Cet ancien courtier en assurance,
témoin du turnover grandissant des
habitants de l’Ile, a vu la sociabilité
des Ludoviciens s’émousser. Il s’est
lancé le pari d’y remédier : « L’ile
est en train de se transformer en
musée…Il faut impérativement
qu’elle redevienne un lieu de Vie.
Il y a énormément de « visiteurs »
aujourd’hui, mais plus tellement
de vrais amoureux de l’Ile, prêts à
partager quelque chose. On n’est
pas chez Disneyland ! »
Naissent alors le magazine Dis-le
(disponible sur l’Ile-Saint-Louis
pour 4,30 euros), l’émission Disle à la radio (sur www.idfm98.
fr) et la première « Rencontre
Ludovicienne.». Si ces initiatives
s’appuient sur la participation de
personnalités résidant sur l’ile,
l’idée est surtout de donner la
parole à tous ceux qui souhaitent
la prendre. « La démarche n’est pas
du tout communautaire, n’importe
qui peut y participer, à condition de
le faire dans le respect. »
Face au succès du magazine et des
Rencontres, Didier Laquet décide
de les organiser deux fois par an:
Le 14 juin sur le quai d’Orléans
et le 7 janvier chez un particulier.
Tout le monde peut se joindre à
la fête d’été, mais l’entrée lors de
la Rencontre du 7 janvier se fait
sur invitation (obtenue par les
Ludoviciens et les «Continentaux»
auprès de Didier Laquet). Voir les
gens sourire, laisser au vestiaire
leurs statuts, leurs classes sociales,
retisser un lien. Chacun amène
quelque chose à manger, à boire.
« Ce qui est incroyable, c’est de
voir combien les gens attendent
ce type d’initiatives ! Il y a de très
belles énergies sur l’Ile, elles se
ressemblent et se rassemblent dans
tout ce travail ».
Ses prochains défis? Organiser des
soirées le 24 et le 31 décembre,
étoffer sa publication et en faire
un webmagazine. « Ces fêtes
« obligatoires » tournent au
cauchemar quand on est isolé.
Désormais les Ludoviciens auront
la liberté de ne plus être seul ! Le
site internet, qui sera lancé dans
les semaines qui viennent, mettra
en avant les émissions de radio,
le magazine, et une vente en
ligne. Il y aura une grande soirée
de lancement… Les gens sont
impatients, ils attendent le résultat
! Mais ils ne seront pas déçus ! ».
Son ambition ne s’arrête pas là :
«.J’ai connaissance et conscience
de ce qui ne va pas sur l’Ile… Mais
je veux me faire l’écho de ce qui est
bon ou pourrait le devenir, grâce à
tout ces gens qui veulent faire de
cet endroit quelque chose de plus
beau et de plus convivial. »
-Celia Heron
Photos: Didier Laquet
13
Fabriquées par trois générations
d’artisans, les glaces de la famille
Berthillon sont le symbole de l’ÎleSaint-Louis. Portrait d’une saga.
De Raymond, 85 ans,
à Alexandra, 9 ans,
on partage la même
passion pour les glaces...
Berthillon.
14
R
aymond Berthillon, déjà âgé
de 85 ans, a pourtant de
l’énergie à revendre. Même s’il
ne va plus à Rungis le matin pour
choisir les fruits, le patriarche a
fait de la glace à la vanille son
domaine réservé. Il la prépare
soigneusement tous les matins.
«C’est à la vanille que l’on
reconnaît un bon glacier »… une
phrase que Muriel prononce
comme une incantation. « Pour
avoir la paix chez Berthillon, il faut
le laisser faire ! » ajoute-t-elle en
riant. Perfectionniste, le doyen
veille à la qualité du produit, au
point de goûter toutes les glaces
avant l’ouverture de la boutique.
Derrière le comptoir, Muriel
s’occupe des clients. A 35 ans,
la petite fille du fondateur de la
maison Berthillon n’a jamais pensé
à autre chose qu’à travailler avec
sa famille.
La vanille est le best-seller de la
maison, avec près de 150 litres
écoulés par jour. C’est aussi le
premier parfum à être proposé,
en 1954. M. Berthillon n’a alors
que 30 ans. Il tient le café-hôtel La
Bourgogne avec son épouse et sa
belle-mère, Madame Dangles. Un
jour, il décide de faire fonctionner
une turbine à glace héritée de
ses grands-parents. La notoriété
des glaces Berthillon dépasse les
frontières de l’île pour atteindre
les oreilles, puis les papilles
d’Henri Gault et de Christian
Millau. En 1961, ils vantent la
qualité de « cet étonnant glacier
qui se cache dans un bistrot de l’île
Saint-Louis ». Depuis, les clients se
bousculent aux portes du 31, rue
de Saint Louis en l’Ile.
La fille de Raymond, Marie-José,
épouse Bernard Chauvin, un
chef-cuisiner du Jura, qui épaulera
son beau-père. Il aurait séduit
sa future belle-famille avec…une
délicieuse glace au pruneau et
à l’armagnac ! Les enfants de
Bernard et de Marie-José, Muriel
et Lionel, aident aujourd’hui la
famille à gérer l’affaire. Comme le
veut la tradition, les hommes de la
famille font les glaces, les femmes
tiennent la boutique et le salon
de thé. Au risque de choquer les
féministes, l’assignation des tâches
ne risque pas de changer. C’est
comme ça chez les Berthillon.!
« Le métier de glacier est très
physique », explique Muriel. Donc
mieux adapté à ces messieurs.
M. Chauvin se lève à 4h30 du
matin et travaille 12 heures par
jour. Alexandra, la petite dernière,
représente la 5e génération. C’est
la fille de Muriel. « Maman fait
glacier et Papa fait café » déclaret-elle, du haut de ses 9 ans. Son
père fait exception à la règle : il
tient une brasserie près du Bon
Marché. Entre les deux métiers, le
cœur d’Alexandra balance.
La famille travaille de façon
artisanale. Au cœur des
turbines, on ne retrouve que des
produits d’une grande qualité
: du lait entier, des œufs, de la
crème fraîche, et des produits
100% naturels. Ni colorants,
ni conservateurs ! Les sorbets
contiennent seulement du sirop
de sucre à l’eau de source et de la
purée de fruit. Près de 75 saveurs
sont proposées dans l’année, 25
par jour. La glace aux marrons
glacés fait mouche en hiver, et la
fraise des bois en été. Les parfums
les plus farfelus: la praliné-citroncoriandre ou la glace au foie gras,
à Noël.
Dix-sept heures…les clients
affluent dans la boutique. Ceux
qui s’avancent au comptoir
viennent acheter la glace au litre.
Le téléphone coincé contre la joue
pour prendre une commande,
Muriel sort des boîtes blanches
des containers de métal et les
remet aux gourmets. On reconnaît
le ludovicien à celui qui n’a pas
amené son sac isotherme. Inutile,
puisqu’il n’habite qu’à deux
pas! Raymond Berthillon, sa
fille et son beau-fils sont euxmêmes habitants de l’île. Leur
appartement se trouve juste
au-dessus de la boutique. Bernard
Chauvin se sent privilégié de vivre
dans ce petit endroit calme de
Paris. « De plus en plus d’étrangers
viennent s’y s’installer.»,
témoigne-t-il, « mais la plupart
ne passent pas plus d’un mois par
an sur l’île. Ils ne s’intéressent pas
tellement aux petits commerces
du coin et sont plus du genre à
fréquenter les restaurants. »
Les ludoviciens habitués de la
maison ont l’air aisé et plutôt
âgé. Philippe, qui vient depuis 40
ans, se souvient : il a découvert
les fameuses glaces quand il était
collégien à Henri IV, non loin de
là. Une chose est sure : la maison
Berthillon restera sur l’île ! Pas
question pour la famille d’agrandir
la production ni d’ouvrir une usine
en banlieue. Il s’agit de garantir le
meilleur rapport qualité-prix. Pour
cela, pas de budget publicité ; on
ne compte que sur le bouche-àoreille. Et ça marche ! On la goûte,
on la savoure et on y retourne,
avec ses amis, ses enfants, ses
petits enfants…
-Linh-Lan Dao
15
Ceux des bains-douches
O
n ne s’attendait pas à les
voir ici. Au numéro 8 de
la rue des Deux-Ponts, seul un
linteau gravé et deux écriteaux
plus modestes indiquent l’entrée
des bains-douches municipaux
de l’île Saint-Louis. Il faut passer
une voûte et entrer dans une
petite cour blanche avant de voir
le bâtiment dans son intégralité.:
la brique rouge contraste de
manière surprenante avec le
blanc-gris des autres édifices de
l’île.
On vient aux bains-douches
pour se laver. En parler, c’est une
autre histoire : « Compte tenu
des règles relatives à l’image
instaurées par la Ville de Paris
afin de garantir le respect de
l’intimité des usagers des bainsdouches, et de la période très
sensible, propice à l’affluence.»,
nous dira-t-on à la Mairie de
Paris, il n’est pas possible de
prendre des photos de l’intérieur
de l’établissement durant les
heures d’ouverture, ni même
de s’adresser - en tant que
journaliste - aux utilisateurs dans
16
l’enceinte des locaux. Au moins
pourra-t-on obtenir une courte
visite par un agent d’accueil :
salle à l’impeccable carrelage,
où une longue banquette de bois
taillée pour l’attente fait face aux
cabines de douche. Peut-on voir?
À l’intérieur, un jeune homme
installe son matériel de toilette.
Excusez-nous. Y’a pas d’mal.
«.Vous voyez, c’est grand. Ils ont
deux compartiments, un pour se
déshabiller, l’autre pour se laver.».
Le luxe par rapport aux autres
établissements, c’est le petit
strapontin sous le jet.
Vers 10 heures, ils sont encore
peu nombreux à attendre leur
tour. Sur le banc, une vieille
dame s’est installée. Bonnet,
pull à peluches, jupe en toile,
et quelques gros de gros sacs
de vêtements. Elle vient du XV°
arrondissement pour se laver
ici, et l’employé mettra fin à
toute tentative de pousser la
conversation un peu plus loin.
La cour de l’établissement est un
intéressant poste d’observation.
De là, on peut observer le défilé
des arrivants qui se succèdent,
de 7h à 19h, du lundi au jeudi.
Des hommes pour la plupart,
d’âge moyen ou plus avancé, se
glissant le long des façades des
immeubles de l’île. Pas pressé
et regard fixe de qui aura autre
chose à faire ensuite, allure plus
hésitante de ceux que rien de
précis n’attend dans la journée,
sauf, pour la majorité d’entre
eux, la rue. Ainsi Lionel, 52 ans.
L’air usé, il raconte ce qu’était sa
vie de père de famille avant de
«.perdre la boussole ». Peut-être
la faute au bon Dieu: « il n’a
jamais voulu de moi.». Mais rien
ne pourra le faire transiger sur
l’hygiène : il tient, là-dessus, à
«.rester normal »; surtout depuis
que 15 jours au centre Emmaüs
du boulevard Pereire lui ont valu
la gale et une hospitalisation.
Expérience dont il garde en
outre une solide aversion de la
promiscuité avec les autres SDF.:
« ils boivent tout le temps ».
Pas lui, « sauf évidemment une
petite bière de temps en temps.».
Autrefois habitué des bains-
douches de Trocadéro
ou René-Coty, c’est
désormais sur l’île SaintLouis qu’il vient prendre
sa douche tous les deux
jours. Justement parce
que c’est «.très propre,
très soigné.».
Les bains-douches
sont-ils un endroit où
on parle? « Non. Et
puis de toute façon je
préfère être tranquille.».
« Territoire neutre »,
confirme un autre,
précisant par ailleurs
que l’établissement
de l’île Saint-Louis est
réputé parmi les sansabris pour être le plus
propre de la ville. En
conséquence de quoi ils
sont plusieurs dizaines
à s’y rendre chaque jour
d’ouverture.
Ils y côtoient étudiants
précaires et retraités
mal-logés. A l’occasion
aussi, un aventurier
urbain, comme ce jeune
de 29 ans récemment
arrivé de Grenoble dans
un van qui, stationné
depuis dans le bois de
Vincennes, lui tient lieu
de maison. Pas trop
froid ? « J’ai un poêle
à gaz ». Son but, c’est
de pratiquer le dessin
jusqu’à pouvoir vivre de
portraits de touristes.
Il restera le temps qu’il
faudra pour vivre de ses
ressources. « Et avec
mon van, je pars quand
je veux ! »
Evelyne, retraitée,
vit dans le VI°
arrondissement.
C’est une habituée.:
« Avant j’allais aux
bains de la Butte aux
Cailles : les gens y
venaient en famille,
et il y avait un grand
hall où ils s’arrêtaient,
discutaient... il ne
manquait que le thé
à la menthe! ». Mais
«.les séchoirs toujours
en panne.» ont fini
par la faire changer de
chapelle. Finalement,
c’est presque sur le ton
de l’évidence qu’elle
précise que son petit
appartement dispose
d’une douche en parfait
état de marche. Si elle
continue à venir aux
bains-douches, habitude
prise à une époque de
moindre confort, c’est
« pour la convivialité »
et l’ambiance : « on se
croirait dans un sauna!
J’aime la vapeur, et cette
impression de partager
quelque chose avec les
gens ». L’île Saint-Louis,
hors-bains ? « C’est pour
les riches… »
-Dominique Albertini
17
18
19
20
heures au milieu. Cela donne un
peu de temps pour le déjeuner et
une promenade où elle ne passe
pas incognito. « C’est bien et c’est
pas bien, si on est un petit peu
pressé ou si on n’a pas trop envie de
parler, donc… »
Mme Bigot habite et travaille dans
l’Ile depuis 20 ans. Son petit ami
s’y est installé et elle l’a suivi. Ils
ne sont plus ensemble, mais la
boulangère, aujourd’hui âgé de 46
ans, est restée.
« Les loyers sont quand même
relativement cher. Moi, j’ai de
la chance parce que je ne paie
rien. » Son appartement est un
logement de fonction en face de
la boulangerie, dans un bâtiment
avec une cour assez grise, sans
jardin. Néanmoins, elle passe
beaucoup de temps dehors à cause
de Pushkin Junior. 9 ans, « C’est un
bon compagnon. »
Carole Bigot
L
a Boulangerie Martin est un lieu
de culte pour les amateurs de
bon pain. Un espace intime. Les
clients locaux et internationaux
viennent pour la fougasse aux
olives vertes et noires, la baguette
à l’ancienne et la brioche feuilletée.
Carole Bigot se tient derrière le
comptoir. Allure frêle, cheveux
bruns, sourire discret et l’air fatigué.
Trois heures plus tard, elle quitte
la chaleur du magasin pour le froid
du dehors. Avec son petit chien,
Pushkin Junior, ils se promènent à
travers les rues de l’Ile Saint-Louis.
La boulangère est habillée d’un
manteau brun et d’une écharpe
rose, son chouchou d’un petit pull
gris foncé. En cours de route, Ils
croisent d’autres habitants et leurs
chiens. L’Ile Saint-Louis est toujours
un petit village. Même quand elle
n’est pas à la boulangerie, les clients
de Madame Bigot lui demandent s’il
reste du pain, des croissants, de la
fougasse...
« C’est assez difficile comme
travail. » Une journée typique
commence à 8h du matin et finit
à 20h, avec une coupure de deux
Comme la papeterie de Mme Fin
et chez Berthillon, la Boulangerie
Martin est un des magasins les
plus connus de l’Ile Saint-Louis.
Après une incendie il y a plusieurs
années qui a ravagé la papeterie,
les habitants se sont mobilisés afin
d’aider sa réouverture. L’esprit de
convivialité est une des raisons
pour laquelle Mme Bigot est restée.
Et puis, elle aime la « très jolie »
vue de Paris quand elle est en bas,
à côté de la Seine. Mais pas Paris
Plage. « C’est pour les touristes et
les piqueniqueurs. »
Mme Bigot adore les glaces de
Berthillon à n’importe quelle saison.
Ses goûts préférés ? Chocolat blanc
et fraise ensemble – « les deux sont
bon mélangés dans la bouche »
– café, caramel et clémentine. « Et
je préfère les déguster chez moi », le
seul endroit de l’Ile où la boulangère
est invisible.
-Lisa Pham
21
Vue de l’intérieur
H
De gauche à droit: Danielle Dussaix, Isabelle Ohraut et Guy de Thé (Photos: Antoinette Jeanson)
abitants de l’île Saint Louis,
tous trois se connaissent
sûrement de vue. Leur point
commun ? Un appartement
sur cour, au cœur de l’île.
« Ceux qui donnent dans la
rue c’est l’horreur » selon
Danielle, 57 ans. « Avoir un
appartement sur cour, c’est
une chance incroyable.»
renchérit Isabelle. Quand on
leur demande comment ils sont
arrivés sur l’île, leurs réponses
sont rythmées par les mots
«.magique », « merveilleux »,
«.conte de fées ».
« Ma femme et moi, on vivait
avec le nécessaire et on
économisait le reste », chose
rendue possible grâce au salaire
confortable offert au chercheur
par le Centre International de
Recherche contre le Cancer. En
1980, le professeur Guy de Thé
rentre à Paris, rêvant d’un pied à
terre dans la capitale. Le couple
visite trois appartements, dont
22
un sur l’ile Saint Louis « je suis
rentré là et je me suis senti bien.
J’ai aimé la porte (cf photo), le
volume des pièces, tout. J’ai senti
que les murs étaient imprégnés d’
« humain », de tous ces artisans
qui ont vécu ici depuis 400 ans..»
D’ailleurs « un chercheur, c’est
un peu comme un artisan, il doit
tout faire lui-même ».
Danielle préfère, encore
aujourd’hui, vivre sur l’île Saint
Louis « que dans un grand
appartement hors de l’île. J’aime
être au centre, ça me rassure.».
L’auxiliaire puéricultrice à
la retraite rêvait d’y habiter
«.pour être entourée d’eau et
de calme ». Il y a 31 ans, elle
met un premier pied dans l’île,
avant de mettre le deuxième
en emménageant dans
l’appartement acheté par ses
parents dans les années 1970.
Il y a une vingtaine d’années,
Isabelle passait un jour par l’île
pour acheter des fleurs. Elle
y rencontre à cette occasion
Hafiz, vendeur de mobilier
et tapis afghans, à côté du
fleuriste. Aujourd’hui, ils vivent
sur l’île avec leur fils, et elle a
«.fini par devenir propriétaire
de la fameuse boutique de
Hafiz.! », où elle vend des
vêtements et objets d’Asie
centrale. Elle ne cache pas
que les touristes constituent
l’essentiel de sa clientèle.
Le professeur a toujours aimé
le succès de l’île auprès des
visiteurs étrangers. Sa carrière
internationale lui a permis
d’apprécier cette ambiance.
«.J’ai d’ailleurs prêté à plusieurs
collègues américains mon
appartement quand ils venaient
à Paris. » Cela se ressent jusque
dans son immeuble où habitent
un Américain et un Italien. En
retraité résolument moderne, il
affirme qu’ « il faut jouer le jeu
de la mondialisation ».
Danielle, comme beaucoup
de Ludoviciens, rouspète :
«.On est envahis de touristes
et le weekend end ça devient
gênant ». Sans parler des
étrangers qui achètent sur
l’île. A l’évocation des projets
de l’émir du Qatar dans l’hôtel
Lambert, elle s’exclame « s’il
y a une pétition, je la signerai
immédiatement.!.»
Ils s’accordent à dire que l’île
est comme un petit village.
Bien qu’il copréside un réseau
mondial pour la promotion
de la santé, Guy de Thé ne
quitterait pour rien au monde
ce petit village « on se croirait
dans la France profonde, tout le
monde se salue, et se connaît,
au moins de vue ».
Selon Danielle, habiter une
île « n’est pas anodin », ça
a même « quelque chose de
rassurant ». Un avis partagé
par Isabelle : elle avoue avoir
toujours été attirée par les îles.
L’identité insulaire rapproche
les habitants les uns des autres,
contribuant à un sentiment
de sécurité. « Pour mon fils
de 10 ans, c’est génial, il a pu
aller à l’école tout seul plus tôt
qu’ailleurs dans Paris. » Ici, tout
le monde rend service à son
voisin, à commencer par les
épiciers, toujours prêts à aider
les personnes âgées pour leurs
courses.
Les deux dames partagent
l’envie de s’impliquer dans
la vie de l’île. Danielle, la
retraitée, voudrait s’engager
plus dans la paroisse de l’île, et
peut-être aider des personnes
âgées ou les enfants de l’école.
Isabelle, la mère de famille, a
organisé plusieurs années de
suite des animations pour les
habitants au moment de Noël,
une chorale avec les enfants
de l’école , un âne cherché au
jardin du Luxembourg, une
conteuse, un calendrier de
l’avent fait de pain d’épice en
collaboration avec le salon de
thé « La Charlotte en l’ile »…
Autant de petites initiatives
pour rendre la période encore
plus festive et tisser des liens
entre Ludoviciens. Elle voudrait
perpétuer cet état d’esprit,
étant attachée à « ces ondes
positives qui donnent du sens à
son engagement ».
Les trois Ludoviciens ne nient
pas les transformations de l’île
ces dernières années. De plus
en plus nombreux, les touristes
ont provoqué un changement.
Les commerces de proximité
ont presque tous disparu,
remplacés par des galeries
d’art. « Il faut aller plus loin
pour faire les courses, mais bon,
on ne peut pas tout avoir!.»
conclut Danielle.
-Antoinette Jeanson
23
Photo: Yemeli Ortega Luyando
Père Pelletier et « l’ange » Boris.
Envoyés de Dieu sur une île.
C
uré de la Paroisse Catholique
de Saint-Louis en l’île depuis
huit ans, le père Pelletier
rassemble tous les dimanches
250 ludoviciens autour d’une
même quête: la foi. Portant
avec une élégance simple sa
chasuble, ou comme il l’appelle,
son « manteau de la charité »
le prêtre insiste « mon église
mérite une visite pour sa beauté,
pour les gens qui la font vivre
et, pourquoi pas, pour faire une
prière ».
La paroisse est toute imprégnée
d’un arôme d’encens et
s’échappent de son vieil orgue,
quelques notes dissonantes,
comme des cris effarés. Un
sourire se dessine sur la bouche
du père Pelletier au moment
où ses yeux se lèvent vers le
ciel, comme pour implorer avec
humour le Seigneur de mieux
accorder cet orgue, une bonne
fois pour toutes.
« J’ai la chance que mon
église soit très belle et remplie
24
d’œuvres d’art. Elle fait partie
du patrimoine de la ville », dit le
curé tout en montrant du doigt
le tableau « Repas d’Emmaüs
» accroché à l’intérieur de la
chapelle Saint Joseph, une œuvre
du XVI de l’école du Titien. «
Mais je crois que le vrai trésor, ce
sont les gens», ajoute-t-il.
Agréables, accueillants,
sympathiques… d’après le
père au sourire permanent,
les gens de l’île sont « riches
mais généreux » et en plus,
liés par une vraie cohésion
sociale, « comme dans les
petits villages, tout le monde
se connaît et s’entraide… Mais
malheureusement, je crains que
ça ne disparaisse».
La population autochtone
se voit menacée par deux
ennemis: les Américains riches
et les «fantômes». Les premiers
rachètent les appartements
devenus aujourd’hui
inabordables, et ne viennent que
15 jours par an. Les fantômes
sont des gens pour qui avoir
un toit sur l’île n’est qu’un
placement financier.
Entre les décès des plus
âgés et les jeunes couples
qui déménagent peu de
temps après la naissance des
enfants, contraints de fuir le
prix prohibitif du mètre carré,
la communauté insulaire se
transforme petit à petit en une
masse éthérée et éparse. « Dire
que l’île devient un grand Hôtel
est exagéré », avance le religieux
qui se métamorphose, l’espace
d’une seconde, en revendicateur.
Las il concède que, à son grand
regret, «l’évolution de l’île va
dans ce sens-là».
Cependant, le curé sait retrouver
sa motivation chaque dimanche
matin, quand il donne la liturgie
de la parole aux enfants qui
«comprennent l’évangile bien
mieux que nous ». Mais, la
paroisse de Saint Louis ne les
verra pas grandir. « Au moins on
aura semé le grain de l’amour en
eux…De toute façon, c’est pour
ça qu’on est là ».
Le territoire du Père Pelletier est
une île où il n’y a ni synagogue
ni mosquée. Pas de concurrence.
«Quelques juifs viennent de
temps en temps pour discuter,
mais il n’y a pas de protestants
et encore moins de musulmans »,
raconte le père avec un langage
plus corporel qu’oral, « …Mais
bon, peut-être que ça va changer
avec l’émir du Qatar qui vient
d’acheter l’Hôtel Lambert».
Sur les bas-côtés de l’église,
La Maison Saint Louis compte
cette année, en plus du Père
Pelletier, huit séminaristes.
Outre leurs études à l’Ecole
Cathédrale voisine et la vie
communautaire elle-même, les
séminaristes participent à ce
qu’ils appellent « le monastère
invisible ». Un endroit qui
comme son nom l’indique,
n’existe pas matériellement,
sinon dans les cœurs et dont
la mission est d’offrir sa prière
pour les vocations sacerdotales
et religieuses « dont le monde a
tant besoin ».
Plus prosaïquement, le Père
Pelletier accompagne les Sœurs
de Saint Vincent de Paul. Ce
sont des femmes vouées «
au service des malades et au
service corporel et spirituel des
pauvres.». Installées au 23 quai
d’Anjou, derrière une grande
porte verte érodée par le temps,
elles offrent chaque samedi soir,
un repas pour les personnes
âgées qui souffrent « du mal le
plus douloureux: la solitude ».
Cette « armée d’anges » fondée
à l’origine par Saint Vincent de
Paul en 1632, a changé son nom
pour L’équipe des Dames de
Saint Vincent. « Ça fait moins
vieillot », dit Mme Boris, tout en
se dépêchant de servir le chapon
haricots purée qu’elle a préparé
pour les 25 «grands-parents
», comme elle les appelle
affectueusement, qui viennent
dîner ce soir.
D’une bonté manifeste, Mme
Arlette Boris est la présidente,
depuis six ans, de ce groupe
de 12 dames et 15 bénévoles,
où chacune a sa propre
spécialité. En effet, il n’y a pas
que les dîners du samedi, mais
aussi des ventes de charité
avec des produits locaux, des
braderies trois fois par an et
l’atelier couture du mardi où
elles réparent les vêtements
d’occasion qui seront vendus
dans les braderies.
Il y a aussi les cours de
rattrapage pour aider les enfants
en difficulté les lundis et jeudis.
Des grands-mères bénévoles
viennent motiver les enfants
à faire leurs devoirs ou leur
apprendre les bonnes manières,
comme dire « bonjour », « merci
», et sourire… « Enfin, tout ce
que fait une vraie grand-mère »
dit Mme Boris, en regardant les
photos des «mamies bénévoles
», sur le tableau de l’emploi du
temps de la semaine. «Ça, c’est
Odile, ça c’est Jeanne, et Marie…
voilà Lucienne et Renée… »
En ce début janvier, la maison
de L’équipe des Dames de Saint
Vincent est décorée d’étoiles
et de cheveux d’ange qui
s’enroulent autour du piano
et des tables en bois où les
grands-parents se rassemblent
et se retrouvent au gré de leurs
affinités. Ils ont déjà eu droit à
un apéritif, une entrée, un plat,
du fromage, un dessert et un
petit café, mais la soirée est loin
d’être fini. C’est le moment de
sortir les jeux de société et de
passer des heures à «papoter».
Jeannine aime bien se mettre
à côté de Paul pour jouer «
aux petits chevaux ». Elle tire
inlassablement les dés, avec
les yeux pleins d’espoir, comme
une enfant qui espère tirer le 6
juste pour pouvoir rejouer. De
prime abord, on ne devine pas
que cette femme vient d’enterrer
son fils, mort d’un cancer. Elle
laisse sa peine chez elle, ici, elle
sourit, elle envoie des regards
complices à son adversaire de
jeu et savoure le jus d’orange qui
lui a été servi dans un verre «
Dragon Ball Z».
Quand le crépuscule se penche
par la fenêtre, Mme Boris
demande à ses invités de finir
leurs parties et de remettre
leurs conversations à la semaine
prochaine. « Allez mes petits
enfants, que la nuit tombe et le
chemin devient dangereux pour
vous ». Tout le monde obéit
sur le champ et se confond en
remerciements. Les soirées du
samedi à la maison de L’équipe
des Dames de Saint Vincent est
pour beaucoup de ces personnes
âgées, «le seul moment de la
semaine où ils parlent avec
quelqu’un ».
Mme Boris soupire pendant
qu’elle range les dernières
assiettes. Du coin de l’œil, elle
regarde si tout est en ordre
avant de fermer la porte. La
même porte verte qui s’érode
tous les jours avec le temps.
La pleine lune allume la Seine
comme un phare et la chef de
L’équipe des Dames disparaît
dans la brume hivernale.
Demain, c’est dimanche… Elle
ne manquera pas la messe de 11
heures, pour écouter le sermon
du Père Pelletier. Le berger de
l’île.
-Yemeli Ortega Luyando
25
Le Foyer de la Vigie,
une citadelle bien gardée.
C
’est une simple porte
cochère, comme il y en a
tant d’autres le long des rues
de l’Ile Saint-Louis. Une des ces
énormes portes, imposantes,
nobles, d’un bois lourd et souvent
séculaire, et qui renferment de
nombreux mystères. Derrière
elle, rue Poulletier, se cache le
Foyer de la Vigie. Un foyer pour
jeunes femmes, travailleuses et
étudiantes, âgées de 18 à 25 ans.
Le lieu situé en plein cœur de l’Ile
Saint-Louis réserve la moitié de
sa capacité d’accueil (140 lits) à
de jeunes étrangères à des prix
sensiblement inférieurs aux prix
locatifs exercés sur l’île. Mais
attention, ne pénètre pas qui
veut à l’intérieur de l’enceinte du
foyer. Aujourd’hui, l’espace de la
rue n’est plus celui de l’Ile du 19e
siècle. Les passages se sont fermés
et n’engloutissent plus carrosses
et passants au hasard d’une visite.
Les entrées se sont dotées de
digicodes, d’interphones et de
caméras de surveillance : le Foyer
de la Vigie porte bien son nom.
Les écoliers de l’Ile Saint-Louis
l’appellent « le château des filles.».
Une dénomination enfantine
et naïve, mais lourde de sens
pour quiconque serait désireux
d’approcher le cœur du foyer pour
mieux le connaître. Le château
des filles est entouré de hauts
murs. A l’inévitable douane de
l’accueil, on monte la garde : tout
visiteur extérieur doit attendre
la personne résidente à l’entrée
et non ailleurs, et pour de plus
amples informations, «.veuillez
attendre le directeur ». Prévoyez
alors d’annuler tous vos rendezvous dans les heures qui suivent,
car l’attente risque d’être longue.
26
Monsieur Garcia, actuel directeur
du foyer, n’a pas souhaité nous
rencontrer, préférant solliciter
la décision de son conseil
d’administration pour retarder les
autorisations d’investigation, sinon
pour les empêcher d’être délivrées.
Le foyer refuse de communiquer
en invoquant « des expériences
négatives avec la presse ». L’heure
est aux barricades. La politique
du foyer a radicalement changé
en décembre 2006 après un
lourd remaniement du conseil
d’administration. Le foyer de la
Vigie est un organisme qui dépend
aujourd’hui de l’Association de
Résidences et Foyers de Jeunes
(ARFJ), et plus spécifiquement du
Centre de Logement des Jeunes
Travailleurs (CLJT). Ce nouveau
statut s’érige en franche rupture
vis-à-vis du précédent conseil
d’administration majoritairement
composé par la Congrégation
des sœurs de Sainte-Clotilde.
Véronique Nègre, ancienne
directrice du foyer de la Vigie, se
rappelle du brutal changement
de philosophie.: «.On voulait que
je m’occupe d’une gestion avant
tout financière de l’établissement
pour pouvoir dégager d’avantage
de marge, alors qu’avant le projet
de la maison était le mélange
interculturel et social ». C’est à
cette occasion que Mme Nègre a
été invitée à quitter la direction
du foyer. Elle regrette une époque
qui semble désormais révolue :
«.En terme de milieux sociaux, on
accueillait aussi bien des jeunes
filles de milieu très aisé que des
jeunes filles de la DDASS ou de
la protection judiciaire de la
jeunesse. Tout cela donnait un
mélange explosif et intéressant qui
demandait une grande présence,
beaucoup d’accompagnement,
ce que savaient faire les sœurs, à
toute heure de la journée et de la
nuit et même le week-end ».
Cet héritage religieux remonte à
la fin du 18ème siècle, à l’époque
où l’action sociale était en grande
partie prise en charge par l’Eglise.
Le foyer de la Vigie tel qu’il
existe encore aujourd’hui dans
sa structure a été fondé dans les
années 1950, mais n’a pas tout
d’abord vu le jour dans l’Ile SaintLouis. Fondé en premier lieu dans
le 16ème arrondissement de la
ville de Paris, il s’est ensuite exilé
dans le 5ème, au gré d’une misère
sociale qui n’est jamais sédentaire.
Ce n’est que dans les années 1970
que l’Ile Saint Louis a accueilli
le foyer, au 7, Rue Poulletier. Le
bâtiment physique appartenait
alors aux sœurs de Saint-Vincent
de Paul, une communauté
religieuse très forte qui avait créé
un dispensaire et une crèche à
l’époque où l’Ile Saint Louis était
délabrée sur le plan social. Dans les
années 1965-68, l’Ile Saint-Louis
s’est transformée tout comme
le Marais grâce à une entreprise
de réhabilitation, et le foyer a
naturellement suivi l’évolution.
Aujourd’hui, évoquer le foyer de
la Vigie c’est d’une certaine façon
le jeu des poupées gigognes :
les lieux se mêlent aux époques,
plusieurs univers se superposent.
Paris, l’Ile Saint Louis, le foyer, des
vies aux multiples couleurs…la
Vigie est un palimpseste insulaire
où résonnent dans la cour centrale
les pas de plusieurs générations de
jeunes femmes.
-Guillaume Dumazet
Photo: Lisa Pham
Stéphanie Delestienne, 24 ans,
étudiante belge. Résidente depuis
2006.
« La première année, l’ambiance
était familiale, chaleureuse. Les
filles, aussi bien celles de l’accueil
que les résidentes, étaient en
majorité serviables et agréables.
Ensuite, il y a eu un changement
de direction et des suppressions
de postes, l’ambiance est plus
froide et les liens se créent moins
facilement, l’accueil est moins
bien géré, il n’y a plus vraiment de
cohésion.
Il est agréable de vivre sur l’île
car on peut y acheter son pain,
ou même faire des courses
sans aller trop loin, y comprit le
week-end, il y a deux épiceries et
deux boulangeries. Les voitures
sont rares ce qui augmente cette
impression de bulle. Etre au foyer
m’aura permis de ne pas être
seule en arrivant dans une ville
que je ne connaissais pas, et de
lier des amitiés qui durent encore
aujourd’hui. Etre sur l’île m’aura
permis de profiter d’un des plus
beaux coins de Paris, ce que je
n’aurais jamais pu faire si je n’avais
pas été au foyer ».
Parole de Resident
Rebecca Heans, 23 ans, anglaise,
en formation comptable.
Résidente de 2006 à 2007.
« J’étais très contente du foyer
de la Vigie. Je garde de bons
souvenirs des sorties organisées
entre nous à la Comédie
Française, au Louvre, au cinéma
et pour danser la salsa. Au
quotidien les repas ensemble le
soir et le petit déjeuner étaient
des moments géniaux. . Il y a
toujours quelqu’un à l’accueil
pour répondre aux questions
et aider avec les démarches
administratives. Les femmes de
ménage et les cuisiniers sont tous
gentils. Le mélange d’étudiantes
et de travailleuses, françaises
et étrangères, crée aussi une
ambiance plus détendue et
intéressante. Je sentais que l’île
était un peu à part, mais ce n’était
pas désagréable. Il y avait moins
de circulation et souvent moins
de monde. Je ne me sentais pas
isolée parce qu’il y a deux lignes
de métro près de l’île et on est au
centre de la ville ».
Fernandez-Fournier, 25 ans,
étudiante espagnole en médecine.
Résidente de 2006 à 2008.
« Une expérience superbe et
inoubliable. Vivre au foyer la Vigie
a été pour moi la découverte de
la vie en France et des françaises.
J’en ai pris connaissance par
internet et je l’ai choisi parce
que je ne voulais pas vivre toute
seule dans un petit appartement
à Paris. Etudiante en programme
d’échange, le fait d’être loin de
mon pays ne m’a pas gênée grâce
au soutien que j’ai trouvé au foyer.
Je me suis fait de bonnes amies.
Bien-sûr, c’est une vraie chance
de pouvoir vivre au plein cœur
de Paris. En plus je travaillais à
l’hôpital Saint-Louis et donc à vingt
minutes à pied de l’île de Saint
Louis. Dès que je traversais les
ponts j’avais l’impression d’arriver
dans un petit coin de repos, je me
sentais vraiment chez moi ».
-Guillaume Dumazet
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« Un rêve que j’aurais préféré ne pas voir se réaliser… »
Méfions nous des aspects invisibles de l’Ile Saint-Louis : A trop s’en approcher, ils finissent par occulter
sa vraie beauté. A 19 ans, Nadine, d’origine algérienne, est une passionnée de littérature et une
grande amoureuse de l’Ile Saint Louis…qui l’a pourtant déçue.
«J
e vivais dans 9
mètres carrés, avec
toilettes sur le palier, mais
peu importait : J’étais sur
l’Ile. J’aimais me promener
très tard, prendre des
photos, contempler le
calme les rues, la Seine, lire
la gazette de l’île saint louis.
Les séances photos qui se
déroulaient dans les rues,
Georges Moustaki ou le
comédien Stanislas Mehrar
se promenant sur les quais,
tout cela m’amusait …
J’avais réussi mon pari. »
aucun dérangement. Mon
autre voisine, une femme
assez âgée, n’était pas très
liante. J’étais très loin de
ce que j’avais imaginé: un
sentiment de solitude a
commencé à se développer,
et ce ne fut pas une année
très gaie pour moi. »
« Les touristes aussi
m’énervaient: ils faisaient
beaucoup de bruit, riaient,
chantaient...on n’était
pas dans le même état
d’esprit...J’avais le sentiment
de ne rien partager avec
« La réalité a rapidement
personne, je regardais les
repris le dessus : Ma voisine groupes, les couples, tout
de palier est venue frapper ce qui auparavant respirait
à ma porte dès les premiers à mes yeux la poésie, sans
jours pour se plaindre du
me reconnaître nulle part.
bruit que faisait le placard J’avais à la fois la sensation
encastré dans notre mur
d’être privilégiée, mais aussi
commun: Elle révisait ses
d’être assez seule et isolée.
partiels et ne supporterait Ce deuxième sentiment a
commencé à estomper le
premier…Et puis je n’avais
pas imaginé à quel point
c’était pénible de vivre
dans un petit espace, je
pouvais à peine marcher
à l’intérieur et rencontrais
vite le plafond.»
« En juillet de cette année,
une très bonne amie m’a
annoncé qu’un studio se
libérait dans son immeuble,
j’ai tout de suite contacté la
propriétaire. Elle vivait dans
le 13ème arrondissement.
J’ai déménagé. Je m’y
sentais mieux. »
« J’ai finalement eu
l’impression d’être moimême devenue invisible…
à force d’être trop souvent
dans la contemplation.
Comme si l’Ile m’avait
absorbée. »
« Il y eut pourtant un
étonnant retournement
de situation : le nouveau
locataire de mon studio
était un chanteur brésilien.
Je me suis attachée à
lui et je suis retourné
travailler comme serveuse
« Je n’en pouvais plus de
sur l’Ile Saint-Louis, juste
vivre avec ce sentiment
d’être à l’écart, à l’écart de pour pouvoir le voir plus
la ville, et peut-être à l’écart facilement ! »
de la réalité de la vie aussi.
On a l’impression de ne
-Celia Heron
voir que des touristes et de
riches parisiens. »
« Il y a 40 ans on se parlait… aujourd’hui on se parle plus… »
E
lle remet son chapeau gris et
dit «Au revoir » au boucher
en souriant. Ce samedi matin il
lui reste encore fort à faire pour
remplir son sac avec les provisions
de la semaine.
Elle marche avec une allure
rapide malgré son âge, 86 ans,
habillée d’une jupe grise foncé,
un chemisier bleu et une grosse
écharpe blanche. En sortant de
la petite boucherie à la Rue Saint
Louis en Ile, elle regarde autour
d’elle.
Louis et regrette ce qu’elle est
devenue aujourd’hui.
« Aujourd’hui malheureusement,
l’île est habité par des étrangers
et des touristes de passage. Les
habitants originels sont tous
partis.» dit-t-elle.
Elle habite au Petit Hôtel
Bretonvilliers, dans la rue du même
nom. Derrière les grandes portes
rouges de l’immeuble, construit
en 1639, se trouve une petite cour
charmante. Les murs sont couverts
des lianes grimpantes zigzagants,
et les vieux escaliers sentent le
bois.
« Là il y avait des écuries pour des
chevaux », elle montre du doigt,
le bout de la rue. « Et juste à coté,
tous les commerçants de l’île. Ils
« Il y a quarante ans, les gens
travaillaient sur l’île et ils y vivaient descendaient dans la cour pour
aussi » rappelle-t-elle.
échanger des mots. On rentrait
de nos courses, on croisait nos
Des personnes entrent les
voisins dans la cour et ensuite on
restaurants, d’autres qui sortent
allait chez eux pour prendre un
de la boulangerie, quelques uns
café. Maintenant, il n’y plus de
rentrent chez eux. Et debout là
convivialité ».
dans la rue, parmi eux, elle se
souvient de ce qu’était l’île Saint
Même si elle a déménagé sur l’île dans
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les années cinquante, elle l’a connue
bien avant. Ses parents habitaient de
l’autre coté, sur le « continent ». Mais
elle a eu un lien fort avec l’Ile Saint
Louis depuis sa naissance.
« Je suis née en 1923, chez mes
grand parents qui habitaient sur
l’île » explique-t-elle.
Aujourd’hui elle vite toute seule
aujourd’hui au rez-de-chaussée de
son immeuble. Cependant sa fille
habite dans un autre appartement
dans le même immeuble. «.Pour
des raisons de sécurité et les
besoins d’urgence » dit-elle. «
Je suis vieille est je me sens en
sécurité en sachant que ma fille est
tout près de moi. »
Ludovicienne depuis cinquante ans,
cette dame fait portrait d’une vraie
ludovicinenne. Toutefois, elle ne veut
pas donner son nom. Elle préfère
rester anonyme, parmi tous les
autres oubliés de l’Ile Saint Louis.
-Sunaina Karkarey
Personne ne voit l’île comme
eux. Dans leurs bateaux et leurs
zodiacs, les 77 hommes de la
brigade fluviale de la police
patrouillent les rives de la Petite
Couronne. Les quatre pontons
de leur caserne flottante sont
amarrés à quelques centaines
de mètres en amont de
l’extrémité Est de l’île. Le sousbrigadier Régis et le gardien de
la paix Mahdi ont partagé avec
nous leur regard à fleur d’eau.
Une fine nappe de neige couvre
encore le quai du bras Marie.
Exposé au nord, il n’est jamais
touché par le soleil timide de
l’hiver. Régis connaît bien ces
rives : « Ici l’été, raconte-il en
montrant du doigt l’extrémité
Ouest, se réunissent les poètes.
À la tombée de la nuit, ils
amènent leurs bougies, leurs
bouteilles, leurs guitares et
déclament leurs propres vers.
Certains nous saluent de la main
quand on passe en patrouille.
Nous sommes perçus plutôt
comme des sauveteurs que
comme des flics». Six brigades
de roulement garantissent en
permanence, de jour comme de
nuit, la sécurité des hommes et
des bateaux transitant dans les
eaux troubles de leur zone de
compétence.
Avec la brigade
fluviale, une
vue imprenable
de l’île
Des promeneurs maladroits
laissent parfois tomber à l’eau
leur téléphone, leur appareil
photo, leur montre en or. S’ils
ne sont pas engagés ailleurs,
les hommes-grenouilles de la
fluviale parviennent la plupart
du temps à les récupérer au
fond du fleuve. Ils prennent ce
défi comme un entraînement
car, dans la Seine, la visibilité
sous l’eau atteint 30 centimètres
quand les conditions sont
bonnes. En 2008, au cours de
quelque 3000 interventions, ils
ont récupéré un cadavre par
semaine et 30 voitures dans
l’année. 100 personnes ont
pu être secourues. Parmi eux
sans doute quelques poètes
emportés dans leur élan…leurs
ailes de géant les empêchent de
nager.
-Emanuele Marzari
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