L`ART PARTICIPATIF, UNE MANIèRE DE S`ÉMANCIPER ? LE CAS

Transcription

L`ART PARTICIPATIF, UNE MANIèRE DE S`ÉMANCIPER ? LE CAS
Analyse
2014
L’art participatif, une
manière de s’émanciper ?
Le cas du soundpainting
©Julie de Bellaing : photo de Matters Collective.
Par Delphine Masset
Une publication ARC - Action et Recherche Culturelles asbl
Avec le soutien du service de
l’éducation permanente de la
Fédération Wallonie-Bruxelles
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L’art participatif, une manière de s’émanciper ? Le cas du soundpainting
Une publication ARC - Action et Recherche Culturelles
Le monde de l’art s’ouvre de plus en plus à la participation. Cela passe notamment
par la co-construction d’œuvres ou le partage de processus créatifs, tel que dans le
Soundpainting. S’agit-il pour autant d’une démocratisation de l’art ? L’art participatif
permet-il une plus grande émancipation des publics ? A voir !
Une analyse de Delphine Masset
L
e 14 novembre 2013, Le Monde titrait : « Près d’un Français sur deux adeptes de la consommation «collaborative» ». On y apprenait par la même occasion que « Près de la moitié des
Français (48 %) pratiquent désormais la revente d’objets, le covoiturage, le troc ou encore la
colocation1 ». La collaboration deviendrait ainsi petit à petit une valeur centrale, animant des
pratiques et des mouvements citoyens (Fab-Lap, Open-Source, SEL, GAC).
Dans le secteur de l’art, qu’en est-il ? S’est-il, lui aussi, imprégné de ces valeurs? N’est-ce pas le lieu
idéal pour exercer davantage la collaboration et la production participative ? Certainement !
Un changement de pratiques et de mentalité
Un mouvement d’ouverture au participatif s’est enclenché dans le monde de l’art. En effet, depuis
plusieurs décennies, différents auteurs témoignent d’une évolution de l’art de manière contextuelle,
participative2 ou relationnelle3. L’art est entre autres devenu installations, performances, interventions. L’œuvre devient interactive, co-construite, elle se fait dans « l’ici et le maintenant ». Davantage
qu’hier, l’art serait pensé sur le modèle du collectif. On passerait de l’état d’ « œuvre-chose » matérielle à celui d’« œuvre-évènement » processuelles.
De son côté, la figure de l’artiste original mu par une vocation4, qui nous provient du romantisme5 a
été dépassée. D’autres figures de l’artiste existent aujourd’hui, plus en articulation avec le public et
le collectif. Des artistes s’approprient le rôle de certains intermédiaires ou médiateurs (naissance de
la figure de l’artiste-commissaire décrite par Bawin ou encore de l’artiste médiateur chez Trémau),
ces reconfigurations pouvant rendre obsolète la conception traditionnelle de l’artiste talentueux,
individuel, bohème et marginal6.
Cette idée d’une construction collective des œuvres d’art n’a pourtant pas toujours existé : en 1861,
Courbet disait que « l’art est tout individuel et n’est pour chaque artiste, que le talent résultant de
sa propre inspiration7 ». Arnold Schoenberg8, lui, soutenait que « l’homme de génie n’apprend-il que
de lui-même (…) On ne saurait lui apprendre le plus important, à savoir le courage et la force d’âme
qui feront, de toute chose à laquelle il s’attaquera, une chose exceptionnelle par la façon même dont
il l’aura abordée 9 ».
1 http://www.lemonde .fr/societe/ar ticle/2013/11/14/pres-d-un-francais-sur-deux-adepte-de-la-consommationWcollaborative_3513412_3224.html
2 Paul Ardenne, Un Art contextuel, Flammarion, 2002.
3 Nicolas Bourriaud, L’esthétique relationnelle, Dijon : Les Presses du réel, 1998.
4 Heinich N., L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris : Gallimard, 2005.
5 Jean-Marie Schaeffer, L’art de l’âge moderne. L‘esthétique et la philosophie de l’art du XVIIIe siècle à nos jours, Paris :
Gallimard, 1992.
6 Nicolas-Le Strat, Une sociologie du travail artistique - artistes et créativité diffuse, L’Harmattan, 1998.
7 Gustave Courbet, Peut-on enseigner l’art ? , L’ Echoppe : Caen, 1986.
8 Arnold Schönberg, Le style et l’idée, Paris : Buchet/Chastel, 2002. Ecrit datant de 1911.
9 Arnold Schönberg, Le style et l’idée, Paris : Buchet/Chastel, 2002. Ecrit datant de 1911.
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L’art participatif, une manière de s’émanciper ? Le cas du soundpainting
Une publication ARC - Action et Recherche Culturelles
Aujourd’hui, on est bien loin de cette conception purement individualiste et géniale de l’artiste.
Cette sortie progressive des règles et canons académiques nous parle aussi des nouveaux besoins et
prétentions sociétaux qui voient le jour : ceux d’une gestion collective, plus horizontale, qui dépasse
la personnification. Au sein de l’art, le self-made man qu’était l’artiste original, génial et talentueux
pourrait être remplacé par des collectifs artistiques, des processus de co-création. Et c’est le cas,
notamment, du soundpainting !
Le soundpainting, un langage gestuel multidimensionnel
Le soundpainting peut se développer de deux façons : soit sur scène, avec des professionnels, soit
dans des ateliers, avec des participants de tous horizons.
Le soundpainting est un langage gestuel qui permet de réaliser des « peintures sonores » ou des
« compositions multidisciplinaires instantanées ». Il est mimé par un soundpainter (ou « peintre de
sons »), une sorte de chef d’orchestre.
© Julie de Bellaing : photo de Matters Collective.
Ce dernier donne à des musiciens, des danseurs ou des comédiens une série de consignes : « faitesmoi un son long », « diminuez le volume », « faites-moi une mélodie en pointillé », « tout le groupe »,
« toi », « arrêt », « aigu », « grave », « chuchoter », « faire des bruits d’air », « faire un mouvement
lent », « sauter » etc.
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L’art participatif, une manière de s’émanciper ? Le cas du soundpainting
Une publication ARC - Action et Recherche Culturelles
© Julie de Bellaing : photo de Walter Thompson, créateur du soundpainting.
Ce langage se structure au gré des injonctions du soundpainter, qui dit « qui-quoi-quand-comment».
Son riche vocabulaire permet d’exprimer précisément des intentions de composition, en termes
mélodiques, rythmiques, harmoniques, texturaux (musique). Cela s’exprime au niveau de la nature
du mouvement (chorégraphie), de l’intention de jeu, de la thématique, du sentiment (théâtre).
Le Soundpainting n’a donc pas de répertoire : c’est la direction artistique qui définira celui-ci.
Le Soundpainting demandera par contre un travail d’écoute pour qu’une harmonie (une relation
équilibrée) entre toutes les parties puisse émerger. La gestuelle est seulement l’occasion de donner
un cadre dans lequel se mouvoir en tant qu’artiste, mais dans lequel, aussi, il est encore possible
d’inventer, d’improviser.
Les origines L’américain Walter Thompson est à l’origine du langage et de son nom. Ce musicien et éducateur
créa en 1974, un peu par hasard, les premiers signes d’un langage, dans le but de communiquer avec
les musiciens de son orchestre. Au fur et à mesure des années - et surtout depuis les années 90 -,
ce langage s’est étendu à d’autres disciplines que la musique et s’est largement diffusé grâce à une
communauté de soundpainters réunis lors d’un Think Tank annuel. Il comporte plus de 1000 signes
permettant de composer en temps réel des oeuvres musicales, théâtrales, chorégraphiques et visuelles. Aujourd’hui, le soundpainting est aussi bien utilisé par des artistes professionnels que des
éducateurs dans plus de 35 pays à travers le monde, s’adaptant à des groupes d’âges et de niveaux
d’habileté différents10.
10 Pour en savoir plus sur les origines du soundpainting : http://www.soundpainting.com/walter-thompson-fr/
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L’art participatif, une manière de s’émanciper ? Le cas du soundpainting
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Augustin de Bellefroid est le chef d’orchestre (au sens propre comme au sens figuré)
de Matters Collective, collectif belge s’intéressant
aux systèmes et langages de composition instantanée, dont le Soundpainting. Après des études en
géographie et quelques années comme professeur,
il se lance comme amateur et puis comme professionnel dans le Soundpainting. Pour lui, « à partir du
moment où l’écriture (la composition, la partition)
n’est pas là pour mettre les musiciens d’accord et
identifier le groupe, il faut faire en sorte de les ras-
sembler autrement ». Et c’est bien là tout le jeu et
l’enjeu de la composition instantanée : rassembler
autrement, en étant plus en dialogue, en laissant plus
de liberté à une expression pluridisciplinaire. Pour
lui, le Soundpainting, outre la performance esthétique et toute la subtilité du jeu des musiciens, c’est
aussi l’occasion de créer un espace où le public peut
s’exprimer comme matière. Où le public peut être
considéré comme une source de matière qui puisse
alimenter la composition, au même titre que les musiciens le sont sur scène.
D’autres langages de ce type
De par le monde, d’autres compositeurs ont développé des systèmes de composition instantanée
correspondant à leur recherche respective. Rhythm with Signs, créé par le compositeur argentin
Santiago Vazquez, est un langage gestuel destiné à composer de la musique rythmique avec un ensemble de percussions et contient près de 100 signes. Citons aussi Cobra (John Zorn, US), Conduction (Butch Morris, US), Language music system (Anthony Braxton, US). La gestuelle est utilisée
depuis toujours par un grand nombre de musiciens pour communiquer avec leurs ensembles. Ce
que Walter Thompson apporte à la composition avec le Soundpainting est sans aucun doute sa dimension interdisciplinaire.
Le soundpainting avec des amateurs : exemple de workshop
Un compositeur a devant lui une série de gens.
Ceux-ci sont disposés en arc de cercle, assis. Il n’a
pas encore composé son œuvre : il a l’intention
de la composer instantanément, avec le concours
des participants ! Pourtant, ces personnes ne
sont ni musiciennes, ni danseurs, ni comédiens.
Le compositeur est aussi chef d’orchestre, et
pour composer avec les personnes présentes,
il leur adresse ce message : «dites-moi qui
vous êtes, et cela sera le point de départ de la
composition. Chacun se trouve dans une position
physique différente : cette position, cette attitude,
exprime un sentiment, une humeur. Elle exprime
certainement une partie de «qui vous êtes» à
cet instant précis ». Ainsi le « chef d’orchestre »
se retrouve en présence d’une matière d’une
grande richesse pour composer.
Composer, mais comment ? Demandons à
l’ensemble des participants d’adopter la même
position que celle d’une personne du groupe,
en reproduisant cette position avec une grande
précision, afin d’exprimer le même sentiment.
Le résultat est un tableau homogène qui magnifie
le sentiment exprimé de la personne désignée.
Le compositeur propose alors que la partie
gauche de l’ensemble amplifie légèrement cette
position, alors que la partie droite la restreindra
dans l’espace. Ce tableau, enregistrons-le comme
notre première mémoire. De cette manière, il
pourra être rappelé plus tard dans la composition.
A la manière d’un sculpteur, le compositeur
façonne la matière à travers l’observation.
Par la suite, le chef d’orchestre substituera ses
indications verbales par des indications gestuelles,
langage spécifique nommé «soundpainting», il
pourra ainsi peindre (painting) du son (sound).
La composition est multidisciplinaire et collective:
elle part en effet du principe que l’ensemble
des participants est source de matière sonore,
visuelle, verbale, musicale, chorégraphique, au
travers de ce qu’il est (de qui il est), dans l’instant
présent.
Ainsi,
le
soundpainting
pose
un
regard
nouveau sur la composition contemporaine
en s’adressant à tous.Il considère que tout le
monde est artiste et compositeur au travers
du regard qu’il pose sur son environnement.
Qui plus est, le soundpainting devient
l’occasion d’apprendre à tous un chacun à
écouter et à coopérer, en visant la création.
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L’art participatif, une manière de s’émanciper ? Le cas du soundpainting
Une publication ARC - Action et Recherche Culturelles
© Julie de Bellaing : photo de Matters Collective.
L’art participatif : quand le collectif crée littéralement
l’œuvre
L’art participatif attire notre attention sur le fait que c’est la participation à une chose qui lui donne
sa forme, son identité... sa validité ! Le résultat n’est donc plus « une œuvre divine, imprimée par la
grâce » mais « un résultat immanent, qui a de la valeur parce que sa création a été partagée ». Une
chose devient de l’art parce qu’elle est établie collectivement comme telle, plutôt que parce qu’en elle
résiderait quelque chose de supérieur, de magique. Ainsi, ce sont bien les processus collectifs qui
définissent l’identité, la qualité et la valeur d’une chose.
Une œuvre d’art nécessite en effet une croyance : celle-ci n’acquiert sa puissance symbolique que
par l’intermédiaire des hommes. L’art participatif ne fait que pousser ce constat à son paroxysme.
L’art participatif prend acte du caractère aléatoire des vérités et de l’intérêt de mettre en place des
procédures collectives en vue d’atteindre une forme d’accord, plutôt que de vérité.
Participation = démocratisation ?
Que l’engouement pour le Soundpainting ou les arts participatifs ne nous ôte cependant pas notre
esprit critique : l’art, parce qu’il est participatif, n’en est pas pour autant plus démocratisé. S’il n’existe
pas d’enquête sur le sujet en Belgique, nous pouvons émettre des doutes quant à une augmentation
de la fréquentation des lieux culturels en fonction de leur ouverture au participatif.
Si cet art fait appel à tout un chacun, il reste codé, noué dans un réseau de relations sociales, intéressant par rapport à l’évolution de l’histoire de l’art et de ses canons académiques. Or, l’art participatif
n’a pas attendu l’histoire de l’art pour exister.
Les processions de chars lors du carnaval ou les battles organisées entre rappeurs (compétition
de textes spontanés) n’ont rien à envier à cette forme d’art plus inclusive. Et la Zinneke Parade,
avec son cortège de « zinnodes » (groupe de 100 personnes) thématiques, n’est rien d’autre qu’un
folklore réinvesti par des prétentions plus artistiques. Ainsi, la culture populaire n’a pas moins de
prétention, parfois, à co-construire et à rassembler.
Participation = émancipation ?
Gardons-nous aussi de penser avec certitude la correspondance entre participation et émancipation. Comme le dit le directeur de l’Observatoire des politiques culturelles français, Jean-Pierre
Saez, la participation ne dit rien de l’engagement ou de l’émancipation qui profitera au spectateur :
« L’idée de participation suppose une forme d’engagement. Mais comment « mesurer » celui-ci ?
Peut-on en décider la gradation, d’une forme présumée passive à une forme qui serait plus active ?
Aller au concert, visiter une exposition est déjà une forme de participation. On peut être spectateur,
se situer dans une posture de contemplation et se sentir profondément impliqué dans sa relation à
l’art. 11 » Evitons donc les jugements hâtifs qui inviteraient à penser que l’art participatif, seul, permettrait l’émancipation. Le public peut jouir d’un spectacle dont la fonction première est le divertissement et la décharge émotionnelle, tout en s’y sentant profondément impliqué.
In fine, cela dépendra de l’envie et du rapport qu’entretiendra le spectateur avec l’œuvre (qui devient selon la posture, créateur) ! Dans tous les cas, il s’agira de ne pas le forcer à participer par
principe et pour le mettre dans une posture participative. L’espace de participation doit être constitué de sorte à ce qu’il ne soit pas contraignant. Cela permettra au spectateur de s’impliquer comme
il lui convient.
Dans le cas d’un choix d’une participation à un atelier, la création aura cependant l’avantage de pouvoir être vécue de l’intérieur. Depuis ce point de vue, le participant s’ouvrira à des univers et des
esthétiques qui ne lui sont pas familiers et cette expérience lui permettra de comprendre ce qui se
joue dans la création.
Par Delphine Masset
Chargée de Recherche à l’ARC asbl
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Editeur responsable : Jean-Michel DEFAWE | ARC asbl - rue de l’Association 20 à 1000 Bruxelles
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11 Saez Jean-Pierre, édito « De la participation » dans La participation des habitants à la vie artistique et culturelle.
http://www.observatoire-culture.net/rep-revue/rub-article/ido-430/de_la_participation.html

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