Comment la fuite des capitaux rend l`Afrique exsangue: argent volé

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Comment la fuite des capitaux rend l`Afrique exsangue: argent volé
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Comment la fuite
des capitaux rend l’Afrique
exsangue: argent volé
et vies perdues
James K. Boyce et Léonce Ndikumana
Il est fréquent que des travailleurs soient victimes d’escroqueries financières. Dans
la plupart des cas, ils perdent simplement leur argent. En Afrique, certains perdent
la vie.
L’Afrique subsaharienne a connu une fuite de capitaux de plus de 700 milliards de
dollars EU depuis 1970, une somme bien supérieure à la dette extérieure exigible de la
région, qui est d’environ 175 milliards de dollars EU. Une partie de cet argent s’est
retrouvé sur des comptes privés dans les mêmes banques qui prêtaient aux gouvernements africains.
Les flux entrants des emprunts étrangers et les flux sortants de la fuite des capitaux sont
étroitement liés. Comme nous le montrons, documents à l’appui, dans le livre intitulé
Africa’s odious debts1, il existe une forte corrélation entre les
Les flux entrants
deux. Pour chaque dollar d’emprunt étranger, en moyenne
des emprunts étrangers
plus de 50 cents quittent le pays emprunteur la même
et les flux sortants de la fuite
année. Cette étroite relation donne à penser que les dettes
des capitaux sont
extérieures publiques et les actifs extérieurs privés de
étroitement liés
l’Afrique sont liés par une porte à tambour financière.
Comment cela fonctionne-t-il? Les mécanismes courants comprennent des marchés
de marchandises et de services artificiellement gonflés, des commissions illicites versées
à des fonctionnaires et le détournement de fonds publics vers les comptes bancaires
d’individus politiquement influents. Une partie de la fuite des capitaux en Afrique
provient d’autres sources également, comme les recettes tirées des exportations de
pétrole et de minéraux. Mais les prêts étrangers constituent une cible exceptionnellement facile dans la mesure où il n’est pas nécessaire de se donner la peine d’extraire des
ressources naturelles pour les transformer en espèces.
La relation étroite entre les dettes extérieures et la fuite des capitaux donne à penser
que la légitimité de certaines parties des dettes de l’Afrique peut être contestée, car elles
n’ont pas été utilisées dans les buts pour lesquels elles ont été contractées et n’ont pas
servi les intérêts du peuple.
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Mandants et mandataires
L’histoire de la finance regorge d’exemples de risques liés au fait de prêter l’argent
d’autres personnes et d’emprunter au nom d’autres personnes. En théorie, les
banquiers sont censés servir les intérêts de leurs déposants et de leurs actionnaires
en accordant des prêts prudents qui seront remboursés avec intérêt. Mais, dans la
pratique, ils sont souvent rémunérés avant tout pour «faire bouger l’argent», faire sortir
des prêts par la porte en question. À la suite de la crise financière aux États-Unis, cette
question a tardivement commencé d’attirer l’attention de la United States Federal
Reserve Bank2.
Un problème mandant-mandataire analogue se pose du côté de l’emprunteur,
lorsque des fonctionnaires négocient et utilisent des prêts au nom des citoyens de leur
pays. Certains empruntent au nom de leur gouvernement, se remplissent les poches
et celles de leurs acolytes, et chargent le public du fardeau de la dette.
Lorsqu’une partie des emprunts extérieurs est détournée à l’étranger, l’Afrique reçoit
tout de même un flux d’argent, mais moindre que la valeur nominale de la dette. La
ponction nette se forme dans les années qui suivent, lorsque les créanciers sont
remboursés avec intérêt.
En nous fondant sur des données de la Banque mondiale3, nous estimons que
chaque dollar supplémentaire consacré au service de la dette extérieure signifie un
manque à gagner de 29 cents pour la santé publique, et que chaque réduction des
dépenses de santé publique de 40 000 dollars EU se traduit par un décès de nourrisson
supplémentaire. En additionnant tout cela, nous calculons que les versements consacrés
au service de la dette liés aux prêts qui ont alimenté la fuite des capitaux se traduisent
par plus de 77 000 décès de nourrissons supplémentaires chaque année. Ce n’est pas
seulement de l’argent qui est volé en Afrique, ce sont des vies humaines.
Que faut-il faire?
L’hémorragie de ressources rares prélevées sur l’Afrique peut être jugulée. Les efforts
déployés par certains gouvernements africains pour récupérer la fortune volée par les
responsables précédents ont reçu un soutien international au titre de l’Initiative pour
la restitution des avoirs volés lancée par la Banque mondiale et l’Office des Nations
Unies contre la drogue et le crime. Il est possible et nécessaire de faire davantage pour
identifier les pillards et leurs complices et rapatrier les fonds volés.
Il faut des lois et des sanctions plus strictes en matière de lutte contre le blanchiment
de l’argent afin d’étancher les flux financiers illicites qui quittent l’Afrique en direction
de «paradis»4 situés à l’étranger. Aux États-Unis, les fonctionnaires du Treasury
Department concèdent5 que les banques acceptent régulièrement des dépôts de fonds
qui pénètrent dans le pays en violation de la législation en vigueur. En outre, il n’est
actuellement pas interdit aux banques de manipuler les produits de nombreuses
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activités, comme la fraude fiscale, qui seraient considérées comme des crimes si elles
étaient menées sur le territoire des États-Unis.
Une information plus transparente au sujet des flux financiers à destination des
gouvernements africains serait aussi utile. Tout comme la campagne Publiez ce que vous
payez6 lancée par des ONG internationales encourage la divulgation des sommes versées
par les entreprises pour l’extraction des ressources naturelles, une campagne Publiez
ce que vous prêtez pourrait améliorer la transparence et renforcer l’obligation de rendre
des comptes sur les marchés financiers.
Pour stopper l’hémorragie financière en Afrique, il faudra aussi dissiper les zones
d’ombre de la finance internationale pour faire respecter la transparence et l’obligation de rendre des comptes dans les transactions de la
Les pays africains peuvent
dette. Les pays africains peuvent et devraient répudier
et devraient répudier
sélectivement les dettes dites «odieuses»7 contractées par
sélectivement les dettes
les régimes antérieurs. Il s’agit de dettes qui ont été
dites «odieuses» contractées
contractées sans le consentement du peuple, pour lespar les régimes antérieurs
quelles les fonds empruntés n’ont pas été utilisés au
bénéfice du public et où les créanciers savaient, ou auraient dû savoir, que c’était le cas.
La stratégie de répudiation sélective des dettes est étayée par le principe de la
«domestic agency»8 énoncé dans le droit du Royaume-Uni et celui des États-Unis, qui
prescrit aux mandataires d’agir de bonne foi dans l’intérêt des mandants. Ce principe
a été fréquemment violé lorsque des dirigeants africains corrompus chargés d’emprunter
au nom de leur pays ont utilisé les sommes reçues au titre des prêts pour se remplir
les poches et accumuler des biens luxueux à l’étranger. Les prêteurs ont pareillement
enfreint ce principe lorsqu’ils ont continué d’accorder des fonds en dépit des éléments
qui prouvaient que l’argent était systématiquement gaspillé. En pareils cas, il est injuste
de demander aux peuples africains de rembourser ces prêts.
Les pays africains devraient procéder à des audits systématiques des dettes nationales
pour établir la légitimité ou l’illégitimité de chaque contrat de prêt. Ces audits
montreraient comment les prêts ont été négociés, à quelles conditions, quelles dettes
sont dues à qui, et selon quelles modalités. Nous pouvons nous attendre à ce qu’au
moins certaines des dettes contractées dans le passé soient jugées illégitimes et donc
aptes à être répudiées. Dans la mesure où les audits seront menés avec compétence et
dans la transparence, cela conférera une objectivité et une crédibilité au processus de
répudiation sélective des dettes. Le mouvement travailliste et la société civile peuvent
jouer un rôle capital en militant pour de tels audits et en aidant à assurer leur
transparence.
En 2007, le Président de l’Équateur, Rafael Correa, a établi une commission de
vérification de la dette nationale pour tenter de mettre en lumière la nature de la dette
du pays. L’année suivante, la commission9 a annoncé qu’une portion substantielle de
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la dette était illégitime et que cela avait gravement lésé le peuple, l’économie du pays
et son environnement. La dépréciation de la valeur de la dette du pays qui a suivi cette
annonce a considérablement allégé le fardeau du remboursement. À la surprise de ceux
qui avaient prédit une catastrophe dans la mesure où les organismes de prêt refuseraient
tout nouveau financement au pays, l’économie équatorienne non seulement a survécu,
mais a connu une croissance plus rapide que celle des États-Unis.
Ceux qui critiquent la répudiation sélective font valoir qu’elle mettrait le pays
débiteur en situation difficile car il serait sanctionné par les marchés financiers et privé
de tout nouveau financement. Mais cette menace n’est qu’un «tigre de papier».
Premièrement, avec la répudiation sélective des dettes, les créanciers légitimes n’auraient
rien à craindre puisque toutes les dettes jugées légitimes seraient dûment honorées.
Deuxièmement, la répudiation sera certainement avantageuse pour les pays qui payent
actuellement plus pour le service de la dette que ce qu’ils reçoivent sous forme de
nouveaux prêts. Pour ces pays, la répudiation de dettes est une décision financière
avisée. Troisièmement, la répudiation de dettes servira effectivement la cause de
l’efficacité de l’aide puisque les dons et les prêts financeront désormais de véritables
initiatives de développement, au lieu d’être utilisés pour rembourser les dettes
«odieuses» contractées auprès de prêteurs irresponsables.
Ces mesures ne bénéficieraient pas uniquement aux peuples africains aujourd’hui.
Elles contribueraient aussi à corriger les dysfonctionnements de notre architecture
financière internationale en incitant davantage les créanciers à exercer leur obligation
de vigilance et les gouvernements à emprunter d’une manière responsable. Faute de tels
changements dans l’environnement institutionnel, l’allégement de la dette ne pourra
offrir au mieux qu’un palliatif. Dans le monde de la finance internationale, ce dont
l’Afrique a le plus besoin, c’est de justice, et non pas simplement de charité.
Notes
1
J.K. Boyce et L. Ndikumana: Africa’s odious debts: How foreign loans and capital flight bled a continent (Londres,
Zed Books, 2011).
2
United States Federal Reserve Bank: Incentive compensation practices: A report on the horizontal review of practices
at large banking organizations (Washington, DC, Federal Reserve Board, 2011, http://www.federalreserve.
gov/publications/other-reports/files/incentive-compensation-practices-report-201110.pdf, consulté en mars
2012).
3
Données de la Banque mondiale: disponibles à l'adresse: http://databank.worldbank.org/data/home.aspx
(consulté en mars 2012).
4
Shaxson: Treasure islands: Tax havens and the men who stole the world (London, e Bodley Head, 2011).
5
R. Baker et E. Joly: Illicit money: Can it be stopped? (e New York Review of Books, 2009, http://www.
gfip.org/index.php?option=com_content&task=view&id=277&Itemid=72 (consulté en mars 2012).
6
http://www.publishwhatyoupay.org/ (consulté en mars 2012).
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7
CNUCED: e concept of odious debt in public international law (Genève, 2007, http://www.unctad.org/en/
docs/osgdp20074_en.pdf (consulté en mars 2012).
8
Centre de droit international du développement durable (CDIDD): Advancing the odious debt doctrine (Montréal,
2003, http://www.odiousdebts.org/odiousdebts/publications/Advancing_the_Odious_Debt_Doctrine.pdf,
consulté en mars 2012).
9
D. Cancel et L. Pimentel: Ecuador’s audit commission finds “illegality” in debt (Bloomberg, 2008,
http://www.bloomberg.com/apps/news?pid=newsarchive&sid=a8suBA8I.3ik, consulté en mars 2012).
James K. Boyce et Léonce Ndikumana sont les auteurs de l’ouvrage intitulé Africa’s odious
debts: How foreign loans and capital flight bled a continent, publié par Zed Books en
association avec la Royal African Society, l’Institut international africain et le Conseil pour le
développement de la recherche en sciences sociales. Léonce Ndikumana est titulaire de la
chaire de professeur d’économie Andrew Glyn et Directeur du programme sur la politique
africaine de développement du Political Economy Research Institute (PERI) de l’Université du
Massachusetts, Amherst. Ses centres d’intérêt en matière de recherche sont notamment les
questions relatives à la dette extérieure et à la fuite des capitaux, aux marchés financiers et
à la croissance en Afrique. James K. Boyce est professeur d’économie à l’Université du
Massachusetts, Amherst, où il dirige le programme sur le développement, la construction de
la paix et l’environnement du PERI.