Comment la fuite des capitaux rend l`Afrique exsangue: argent volé
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Comment la fuite des capitaux rend l`Afrique exsangue: argent volé
P.II/7-10 F (p.33-58) 02/07/2012 10:59 Page 35 Comment la fuite des capitaux rend l’Afrique exsangue: argent volé et vies perdues James K. Boyce et Léonce Ndikumana Il est fréquent que des travailleurs soient victimes d’escroqueries financières. Dans la plupart des cas, ils perdent simplement leur argent. En Afrique, certains perdent la vie. L’Afrique subsaharienne a connu une fuite de capitaux de plus de 700 milliards de dollars EU depuis 1970, une somme bien supérieure à la dette extérieure exigible de la région, qui est d’environ 175 milliards de dollars EU. Une partie de cet argent s’est retrouvé sur des comptes privés dans les mêmes banques qui prêtaient aux gouvernements africains. Les flux entrants des emprunts étrangers et les flux sortants de la fuite des capitaux sont étroitement liés. Comme nous le montrons, documents à l’appui, dans le livre intitulé Africa’s odious debts1, il existe une forte corrélation entre les Les flux entrants deux. Pour chaque dollar d’emprunt étranger, en moyenne des emprunts étrangers plus de 50 cents quittent le pays emprunteur la même et les flux sortants de la fuite année. Cette étroite relation donne à penser que les dettes des capitaux sont extérieures publiques et les actifs extérieurs privés de étroitement liés l’Afrique sont liés par une porte à tambour financière. Comment cela fonctionne-t-il? Les mécanismes courants comprennent des marchés de marchandises et de services artificiellement gonflés, des commissions illicites versées à des fonctionnaires et le détournement de fonds publics vers les comptes bancaires d’individus politiquement influents. Une partie de la fuite des capitaux en Afrique provient d’autres sources également, comme les recettes tirées des exportations de pétrole et de minéraux. Mais les prêts étrangers constituent une cible exceptionnellement facile dans la mesure où il n’est pas nécessaire de se donner la peine d’extraire des ressources naturelles pour les transformer en espèces. La relation étroite entre les dettes extérieures et la fuite des capitaux donne à penser que la légitimité de certaines parties des dettes de l’Afrique peut être contestée, car elles n’ont pas été utilisées dans les buts pour lesquels elles ont été contractées et n’ont pas servi les intérêts du peuple. P.II/7-10 F (p.33-58) 02/07/2012 10:59 Page 36 36 AFFRONTER LA FINANCE Mandants et mandataires L’histoire de la finance regorge d’exemples de risques liés au fait de prêter l’argent d’autres personnes et d’emprunter au nom d’autres personnes. En théorie, les banquiers sont censés servir les intérêts de leurs déposants et de leurs actionnaires en accordant des prêts prudents qui seront remboursés avec intérêt. Mais, dans la pratique, ils sont souvent rémunérés avant tout pour «faire bouger l’argent», faire sortir des prêts par la porte en question. À la suite de la crise financière aux États-Unis, cette question a tardivement commencé d’attirer l’attention de la United States Federal Reserve Bank2. Un problème mandant-mandataire analogue se pose du côté de l’emprunteur, lorsque des fonctionnaires négocient et utilisent des prêts au nom des citoyens de leur pays. Certains empruntent au nom de leur gouvernement, se remplissent les poches et celles de leurs acolytes, et chargent le public du fardeau de la dette. Lorsqu’une partie des emprunts extérieurs est détournée à l’étranger, l’Afrique reçoit tout de même un flux d’argent, mais moindre que la valeur nominale de la dette. La ponction nette se forme dans les années qui suivent, lorsque les créanciers sont remboursés avec intérêt. En nous fondant sur des données de la Banque mondiale3, nous estimons que chaque dollar supplémentaire consacré au service de la dette extérieure signifie un manque à gagner de 29 cents pour la santé publique, et que chaque réduction des dépenses de santé publique de 40 000 dollars EU se traduit par un décès de nourrisson supplémentaire. En additionnant tout cela, nous calculons que les versements consacrés au service de la dette liés aux prêts qui ont alimenté la fuite des capitaux se traduisent par plus de 77 000 décès de nourrissons supplémentaires chaque année. Ce n’est pas seulement de l’argent qui est volé en Afrique, ce sont des vies humaines. Que faut-il faire? L’hémorragie de ressources rares prélevées sur l’Afrique peut être jugulée. Les efforts déployés par certains gouvernements africains pour récupérer la fortune volée par les responsables précédents ont reçu un soutien international au titre de l’Initiative pour la restitution des avoirs volés lancée par la Banque mondiale et l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime. Il est possible et nécessaire de faire davantage pour identifier les pillards et leurs complices et rapatrier les fonds volés. Il faut des lois et des sanctions plus strictes en matière de lutte contre le blanchiment de l’argent afin d’étancher les flux financiers illicites qui quittent l’Afrique en direction de «paradis»4 situés à l’étranger. Aux États-Unis, les fonctionnaires du Treasury Department concèdent5 que les banques acceptent régulièrement des dépôts de fonds qui pénètrent dans le pays en violation de la législation en vigueur. En outre, il n’est actuellement pas interdit aux banques de manipuler les produits de nombreuses P.II/7-10 F (p.33-58) 02/07/2012 10:59 Page 37 COMMENT LA FUITE DES CAPITAUX REND L’AFRIQUE EXSANGUE 37 activités, comme la fraude fiscale, qui seraient considérées comme des crimes si elles étaient menées sur le territoire des États-Unis. Une information plus transparente au sujet des flux financiers à destination des gouvernements africains serait aussi utile. Tout comme la campagne Publiez ce que vous payez6 lancée par des ONG internationales encourage la divulgation des sommes versées par les entreprises pour l’extraction des ressources naturelles, une campagne Publiez ce que vous prêtez pourrait améliorer la transparence et renforcer l’obligation de rendre des comptes sur les marchés financiers. Pour stopper l’hémorragie financière en Afrique, il faudra aussi dissiper les zones d’ombre de la finance internationale pour faire respecter la transparence et l’obligation de rendre des comptes dans les transactions de la Les pays africains peuvent dette. Les pays africains peuvent et devraient répudier et devraient répudier sélectivement les dettes dites «odieuses»7 contractées par sélectivement les dettes les régimes antérieurs. Il s’agit de dettes qui ont été dites «odieuses» contractées contractées sans le consentement du peuple, pour lespar les régimes antérieurs quelles les fonds empruntés n’ont pas été utilisés au bénéfice du public et où les créanciers savaient, ou auraient dû savoir, que c’était le cas. La stratégie de répudiation sélective des dettes est étayée par le principe de la «domestic agency»8 énoncé dans le droit du Royaume-Uni et celui des États-Unis, qui prescrit aux mandataires d’agir de bonne foi dans l’intérêt des mandants. Ce principe a été fréquemment violé lorsque des dirigeants africains corrompus chargés d’emprunter au nom de leur pays ont utilisé les sommes reçues au titre des prêts pour se remplir les poches et accumuler des biens luxueux à l’étranger. Les prêteurs ont pareillement enfreint ce principe lorsqu’ils ont continué d’accorder des fonds en dépit des éléments qui prouvaient que l’argent était systématiquement gaspillé. En pareils cas, il est injuste de demander aux peuples africains de rembourser ces prêts. Les pays africains devraient procéder à des audits systématiques des dettes nationales pour établir la légitimité ou l’illégitimité de chaque contrat de prêt. Ces audits montreraient comment les prêts ont été négociés, à quelles conditions, quelles dettes sont dues à qui, et selon quelles modalités. Nous pouvons nous attendre à ce qu’au moins certaines des dettes contractées dans le passé soient jugées illégitimes et donc aptes à être répudiées. Dans la mesure où les audits seront menés avec compétence et dans la transparence, cela conférera une objectivité et une crédibilité au processus de répudiation sélective des dettes. Le mouvement travailliste et la société civile peuvent jouer un rôle capital en militant pour de tels audits et en aidant à assurer leur transparence. En 2007, le Président de l’Équateur, Rafael Correa, a établi une commission de vérification de la dette nationale pour tenter de mettre en lumière la nature de la dette du pays. L’année suivante, la commission9 a annoncé qu’une portion substantielle de P.II/7-10 F (p.33-58) 02/07/2012 10:59 Page 38 38 AFFRONTER LA FINANCE la dette était illégitime et que cela avait gravement lésé le peuple, l’économie du pays et son environnement. La dépréciation de la valeur de la dette du pays qui a suivi cette annonce a considérablement allégé le fardeau du remboursement. À la surprise de ceux qui avaient prédit une catastrophe dans la mesure où les organismes de prêt refuseraient tout nouveau financement au pays, l’économie équatorienne non seulement a survécu, mais a connu une croissance plus rapide que celle des États-Unis. Ceux qui critiquent la répudiation sélective font valoir qu’elle mettrait le pays débiteur en situation difficile car il serait sanctionné par les marchés financiers et privé de tout nouveau financement. Mais cette menace n’est qu’un «tigre de papier». Premièrement, avec la répudiation sélective des dettes, les créanciers légitimes n’auraient rien à craindre puisque toutes les dettes jugées légitimes seraient dûment honorées. Deuxièmement, la répudiation sera certainement avantageuse pour les pays qui payent actuellement plus pour le service de la dette que ce qu’ils reçoivent sous forme de nouveaux prêts. Pour ces pays, la répudiation de dettes est une décision financière avisée. Troisièmement, la répudiation de dettes servira effectivement la cause de l’efficacité de l’aide puisque les dons et les prêts financeront désormais de véritables initiatives de développement, au lieu d’être utilisés pour rembourser les dettes «odieuses» contractées auprès de prêteurs irresponsables. Ces mesures ne bénéficieraient pas uniquement aux peuples africains aujourd’hui. Elles contribueraient aussi à corriger les dysfonctionnements de notre architecture financière internationale en incitant davantage les créanciers à exercer leur obligation de vigilance et les gouvernements à emprunter d’une manière responsable. Faute de tels changements dans l’environnement institutionnel, l’allégement de la dette ne pourra offrir au mieux qu’un palliatif. Dans le monde de la finance internationale, ce dont l’Afrique a le plus besoin, c’est de justice, et non pas simplement de charité. Notes 1 J.K. Boyce et L. Ndikumana: Africa’s odious debts: How foreign loans and capital flight bled a continent (Londres, Zed Books, 2011). 2 United States Federal Reserve Bank: Incentive compensation practices: A report on the horizontal review of practices at large banking organizations (Washington, DC, Federal Reserve Board, 2011, http://www.federalreserve. gov/publications/other-reports/files/incentive-compensation-practices-report-201110.pdf, consulté en mars 2012). 3 Données de la Banque mondiale: disponibles à l'adresse: http://databank.worldbank.org/data/home.aspx (consulté en mars 2012). 4 Shaxson: Treasure islands: Tax havens and the men who stole the world (London, e Bodley Head, 2011). 5 R. Baker et E. Joly: Illicit money: Can it be stopped? (e New York Review of Books, 2009, http://www. gfip.org/index.php?option=com_content&task=view&id=277&Itemid=72 (consulté en mars 2012). 6 http://www.publishwhatyoupay.org/ (consulté en mars 2012). P.II/7-10 F (p.33-58) 02/07/2012 10:59 Page 39 COMMENT LA FUITE DES CAPITAUX REND L’AFRIQUE EXSANGUE 39 7 CNUCED: e concept of odious debt in public international law (Genève, 2007, http://www.unctad.org/en/ docs/osgdp20074_en.pdf (consulté en mars 2012). 8 Centre de droit international du développement durable (CDIDD): Advancing the odious debt doctrine (Montréal, 2003, http://www.odiousdebts.org/odiousdebts/publications/Advancing_the_Odious_Debt_Doctrine.pdf, consulté en mars 2012). 9 D. Cancel et L. Pimentel: Ecuador’s audit commission finds “illegality” in debt (Bloomberg, 2008, http://www.bloomberg.com/apps/news?pid=newsarchive&sid=a8suBA8I.3ik, consulté en mars 2012). James K. Boyce et Léonce Ndikumana sont les auteurs de l’ouvrage intitulé Africa’s odious debts: How foreign loans and capital flight bled a continent, publié par Zed Books en association avec la Royal African Society, l’Institut international africain et le Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales. Léonce Ndikumana est titulaire de la chaire de professeur d’économie Andrew Glyn et Directeur du programme sur la politique africaine de développement du Political Economy Research Institute (PERI) de l’Université du Massachusetts, Amherst. Ses centres d’intérêt en matière de recherche sont notamment les questions relatives à la dette extérieure et à la fuite des capitaux, aux marchés financiers et à la croissance en Afrique. James K. Boyce est professeur d’économie à l’Université du Massachusetts, Amherst, où il dirige le programme sur le développement, la construction de la paix et l’environnement du PERI.