Pas de retraite pour le droit à la paresse

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Pas de retraite pour le droit à la paresse
PAS DE RETRAITE POUR
LE DROIT À LA PARESSE
fois des repentis nous accusant d’être irresponsables, mais les membres d’un
type nouveau d’association : acte de naissance du mouvement d’auto-support
des usagers non repentis des drogues. L’intrusion de ces non repentis a fait
la différence, sinon du point de vue des lois, en tout cas du point de vue des
intervenants sociaux et des thérapeutes. Certes, ceux qui se sont engagés dans
cette lutte était une infime minorité, mais ils ont changé le regard porté sur tous
les autres. L’un des résultats a été l’ouverture d’une politique de « réduction des
risques ».
Le droit à la paresse, une revendication cruciale
Plus que jamais, peut-être, le droit à la paresse de Lafargue est d’actualité. En
cette époque où la compétitivité est l’impératif catégorique au nom duquel des
entreprises, des villes, des régions, des pays, des continents sont dressés les uns
contre les autres, où l’emploi à créer ou à sauvegarder fait des entrepreneurs des
anges sauveurs, à séduire par tous les moyens, la revendication d’un tel droit
sonne comme une véritable trahison, un appel à la démobilisation, presque un
blasphème.
Entre le discours des anciens experts en drogue et celui des personnes « responsables », qui « savent » la nécessité de défendre les chômeurs contre eux-mêmes,
contre l’inactivité où ils se complaisent et qui fait d’eux des épaves démotivées,
la coïncidence est presque parfaite. Les associations d’usagers non repentis ont
réussi à faire rire des premiers en montrant que la prohibition elle-même avait
des conséquences délétères, bien plus dangereuses que celles des drogues
consommées. Et si nous disions que le chômage expose à des risques, certes,
mais que, au lieu de penser « réduction de ces risques », la règlementation
actuelle les intensifie ? Et si nous disions que la manière dont les chômeurs sont
interdits de toute autre activité que celle de recherche d’emploi, la prohibition
portant sur les possibilités de s’associer, coopérer, s’organiser pour vivre et non
pas seulement survivre (quitte à ce qu’ils le fassent clandestinement), démultipliaient ces « risques du chômage » ? Il ne s’agit évidemment pas de renoncer
à aider ceux qui affirment le besoin d’une telle aide, mais de lutter contre la
grande complainte de « l’isolement du chômeur », un isolement qui lui est bel
et bien imposé.
Lafargue faisait communiquer droit à la paresse et réduction généralisée du
temps de travail. Reprendre ce thème aujourd’hui est logique, et sa reprise est
d’autant plus nécessaire que, on nous le dit, si nos modes de production ne
changent pas, c’est l’avenir même des habitants de cette terre qui est compromis. Il n’est plus possible, comme cela se disait jadis, de constater le caractère
défavorable des rapports de force aujourd’hui, et de supputer leur modification
dans un siècle, ou de jouer avec les cycles de Kondratieff, cette merveille de la
pseudoscience économique, cette grandiose perspective de régularité fabriquée
à partir des quelques décennies les plus « explosives » de l’histoire humaine au
cours desquelles partait en fumée ce qui, charbon puis pétrole, constitue le legs
de l’histoire de la planète. Mais voilà, le temps est plutôt à l’ardente obligation
d’allonger le temps de la vie dite active, et la logique, comme aussi les menaces
qui pèsent sur l’avenir, se heurtent à la terrible objection : « cela diminuerait
‘encore’ la compétitivité de nos industries ». Aujourd’hui, la diminution du temps
de travail n’est plus une revendication « réformiste », mais une perspective
quasi-révolutionnaire, et se pose, par rapport à elle, la question de la transition.
Lorsque j’entends ceux et celles qui tiennent à propos des pièges du chômage
des discours savants et compatissants, j’entends les psys spécialistes des drogues d’hier, et les dames d’œuvre du temps jadis, qui entreprenaient de « moraliser » les malheureux ouvriers.
De fait, les chômeurs sont loin d’être les seuls dont les experts entendent faire
le bien malgré eux. Aujourd’hui, même dans les universités, censées être le lieu
où des personnes triées et sélectionnées bénéficiaient du temps de penser, de
comprendre quelles questions devaient être posées et non d’accepter des questions toutes faites, nous devons apprendre et comprendre combien nous étions
irresponsables, savoir nous montrer compétitifs, choisir des créneaux porteurs,
nous mobiliser en fonction des critères d’évaluation qui détermineront notre
« excellence ». « La fête », nous dit-on, « est finie ». Je ne sais pas de quelle fête il
s’agissait, mais je me souviens, en revanche, de cette décennie imaginative, il y
a trente ans, qui a été assassinée. Dans les années ’70, ce qu’on appelle néo-libéralisme aurait semblé inconcevable. Les sociologues s’interrogeaient gravement
sur la « société des loisirs » à venir. Le collectif des Adrets, quant à lui, évaluait en
1977 à 2h de travail par jour, ou une semaine par mois, ou une année sur quatre,
le temps de travail « lié », nécessaire au fonctionnement d’une société qui, cela
allait sans dire, serait débarrassée des gaspillages et de la surconsommation,
c’est-à-dire d’une société qui se réinventerait hors capitalisme. Quelque chose
était en train de bouger, et fait partie de ces temps là, l’idée d’une université
« démocratisée », acceptant le défi de s’ouvrir à ceux que le mot d’ordre d’excellence définit aujourd’hui comme un handicap car la compétition se joue au
niveau des « gagnants » - attirer des étudiants ambitieux venus du monde entier
à l’Ecole Solvay, pas à l’Institut des Sciences du Travail ! Ce quelque chose qui
bougeait, et qui était de l’ordre du droit à la paresse, a été éradiqué, et je me
demande si on ne peut pas aussi considérer l’offensive néolibérale comme une
véritable attaque-sorcière, attaque sur les esprits, entreprenant méchamment,
obstinément, aveuglément, de tuer le sens du possible qui était en train de
germer.
C’est ainsi que je voudrais situer en tout cas la version extrêmement minimaliste que je vais donner ici au « droit à la paresse » - le réamorçage d’une lutte
choisissant son terrain là où ceux qui nous gouvernent, ceux qui se présentent
comme « nos responsables », prenant acte des nécessités (« injustes mais nécessaires ») auxquelles nous, de manière infantile, cherchons à échapper, ont encore
quelques minables degrés de liberté – puisque le reste a été cédé aux « lois
du marché » et à leurs porte-paroles européens et internationaux. Il s’agit des
politiques dites actives de l’emploi visant à parer à la grande menace constituée
par les chômeurs et autres allocataires sociaux qui tombent dans le piège de la
paresse, qui se lèvent tard et vivotent.
Je pourrais parler ici en tant que philosophe, puisque la paresse, que l’on identifie, lorsqu’il s’agit des chômeurs, au piège de la paresse, au piège du chômage,
à l’isolement social etc. etc., cette paresse, donc, ou ce loisir, a été dès le départ
défini par les philosophes comme condition de la philosophie. Celui qui était
philosophe ne devait pas se préoccuper de gagner sa vie : pour penser la vie,
selon les anciens, il ne faut pas prendre le temps de la gagner. Cependant, je n’ai
pas la moindre intention de plaider ici que les chômeurs que l’on pourchasse
aujourd’hui comme « mauvais chômeurs » sont parmi nous aujourd’hui ceux qui
pensent, s’activent, inventent d’autres manières de vivre. Je ne veux pas ouvrir la
boite noire que constitue la « paresse » qu’on leur reproche, et donner des idées
aux vérificateurs qui évalueraient qui « mérite » d’être paresseux. Celui-là ? Ah
oui, c’est un philosophe !, pardon d’avoir posé la question… Celui-ci ? Mais c’est
un rentier, pas de problème, on ne parle pas du piège de la rente ! Mais si c’est
un chômeur, alors là, il faudra le défendre contre lui-même, lui demander de
prouver que sa paresse est « méritante ».
C’est pourquoi je ne me livrerai pas ici à un éloge de ceux qui, jugés « paresseux »
selon les critères administratifs, s’activent, pensent, contribuent peut-être à
la fabrique d’un avenir digne d’être vécu. Il y en a, mais tous n’ont pas cette
chance. Certains en ont marre, tout simplement. Le point qui m’importe est que
tous sont susceptibles de sanction, indistinctement, et je veux conserver cette
indistinction.
De ce point de vue, je parle aussi à partir d’un événement qui a compté dans ma
vie, une remise en question radicale du jugement d’expertise portant sur des
gens qu’il fallait aider malgré eux, persécuter pour leur propre bien : les consommateurs de drogues illicites. Lorsque, au début des années 90’, j’ai été amenée
à m’intéresser à cette question, non seulement les thérapeutes définissaient les
drogués comme des « suicidés de la société », qu’il fallait protéger contre euxmêmes, mais certains consommateurs « repentis » défendaient les lois qui les
avaient forcés à reprendre le droit chemin, sans quoi ils seraient morts. Et je peux
encore me souvenir de l’impression de joie profonde que j’ai ressentie lors d’un
colloque qui posait le problème de la politique répressive des drogues. Comme
souvent, ce colloque a été envahi par les intéressés, mais ce n’étaient plus cette
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Je viens de relire le célèbre pamphlet écrit en 1915 par Rosa Luxemburg sous le
pseudonyme de Junius. En prison, elle reprend le mot « socialisme et barbarie »
énoncé par Engels, et cela avec une intensité dramatique nouvelle, puisqu’elle
écrit pendant la guerre 14-18, à un moment où le goût de qu’on peut appeler
la barbarie s’impose avec de nouvelles tonalités. J’ai été frappée par l’actualité
des passages où elle dénonce la guerre acceptée par les sociaux-démocrates,
la grande trahison. Si on remplace « guerre » au sens de sang, de tranchées et
d’obus par « guerre économique » au sens de désespoir, d’humiliation et de
licenciement, on peut parler en effet de grande trahison, de guerre que tous nos
gouvernants, sociaux-démocrates inclus, ont acceptée comme horizon unique.
Et quand on lit que « des millions de prolétaires tombent au champ de la honte,
du fratricide, de l’automutilation, avec aux lèvres leurs chants d’esclaves », ce
ne sont plus les mitrailleuses auxquelles on pense, mais les gentils conseils des
gentils agents d’insertion et de responsabilisation. Compétitivité est bel et bien
le doux euphémisme consensuel pour une guerre qui défait toutes les solidarités, toutes les possibilités de penser, imaginer, et le chant d’esclaves, nous le
connaissons bien, c’est celui de la motivation, du savoir se recycler tout au long
d’une vie, de maintenir ou faire fructifier son capital d’attractivité, de donner les
signaux adéquats, c’est la supplique pour un « job », n’importe lequel. Et bien
sûr, comme dans toute guerre, ce qui résonne aussi, c’est : à bas les déserteurs.
C’est-à-dire les « mauvais » chômeurs, ceux qui ne cherchent pas « vraiment »
du travail.
leurs qui ont à choisir entre l’anesthésie et la menace sur leur emploi. Cela ne
devrait-il pas faire penser ?
Deleuze a écrit que la différence entre la gauche et la droite, si elle n’est pas
une simple position d’un curseur sur un cadran, un peu plus ou un peu moins,
c’est que la droite se satisfait parfaitement de ce que les gens obéissent, à quoi
qu’ils obéissent, alors que la gauche a besoin, vitalement besoin, que les gens
pensent, c’est-à-dire soient capables du mouvement qui permet d’échapper aux
problèmes tout faits, de créer leurs propres manières de poser les problèmes.
C’est dans cette perspective-là que le droit à la « paresse », le droit d’être réfractaire et insoumis aux opérations de mobilisation et d’activation, appartient à une
tradition de lutte qui, dans le passé, a inventé notre monde, et qui, dans l’avenir
sera vitale si cet avenir engage la question du travail et de la production.
Lorsque, dans les années 90’, j’ai entendu des syndicalistes protester que les
chômeurs n’étaient pas des paresseux, qu’ils cherchaient « vraiment » du travail,
j’ai senti quelque chose de ce que Rosa Luxembourg nomme « champ de la
honte », et cela m’a déterminée à m’engager politiquement, contre ce poison qui
nous envahissait. On savait bien que le sous-emploi faisait désormais partie de la
stratégie patronale – ah, les dégraissages, les rationalisations – mais on acceptait
la légitimité de l’accusation qui porterait sur le « mauvais » chômeur, qui « profite
du système ». Et on acceptait, ce faisant, de mettre les chômeurs dans une catégorie sous surveillance, de suspects, toujours coupables en puissance. Pas de
pitié pour les brebis galeuses. Cette incohérence criante, quasi schizophrénique,
entre la production systématique de sous emploi et l’impératif pour le chômeur
de « tout faire » pour trouver un travail, impératif annonciateur des mesures d’activation et de persécutions qui croissent et embellissent aujourd’hui, a fait que
lorsque j’ai lu Rosa Luxembourg, il me semblait qu’elle parlait d’aujourd’hui. Et ce
n’est pas pour dénoncer que je propose cette connexion, mais pour apprendre à
l’habiter, c’est-à-dire à résister, non pas seulement à l’ennemi, mais au poison de
la mobilisation qui nous est instillé.
Il ne s’agit donc pas de faire l’éloge de la paresse comme choix individuel, c’està-dire, par exemple, de soutenir une « bonne solution » comme l’allocation
universelle, qui permettrait aux paresseux ou aux vaincus de la vie de vivoter
misérablement aux marges de la « société active » - et qu’ils ne viennent pas se
plaindre s’ils n’y arrivent pas, ils ont fait ce choix. Vae victis. Le modèle néolibéral
du choix individuel n’a rien à voir avec les luttes qui inventent, qui mettent l’imagination en mouvement, qui créent des liens là où l’ennemi rêve concurrence et
rivalité des intérêts. Un droit n’est pas attribué, il s’invente et se conquiert, et la
conquête du droit d’être réfractaire à la mobilisation n’est pas la résignation à
une société « à deux vitesses » comme on le disait autrefois. Si elle est obtenue
par la lutte, elle peut être un site de création de nouveaux liens entre ceux qui
ont du travail et ceux qui n’en ont pas.
Car c’est bien à une mobilisation, avec son corrélat, surtout ne pas penser, que
sont soumis les chômeurs censés rivaliser férocement pour un emploi plus
qu’hypothétique. Ceux qui ont du travail et ceux qui n’en ont pas sont d’ailleurs
pareillement mobilisés, les premiers par la cause sacrée de la compétitivité, les
seconds, sous la surveillance d’une armée de « petites mains », par l’impératif
d’avoir à manifester leur motivation à se vendre à n’importe quel prix, à se rendre
désirable, à séduire. Bref à se prostituer, non en échange d’un travail certes –
mille candidatures motivées pour dix postes – mais pour démontrer, encore et
toujours, qu’ils restent mobilisés.
Et c’est surtout, même s’il s’agit d’un objectif somme toute mineur face à ce qui
nous attend, l’invention d’une reprise, en un point où elle pourrait être faisable,
du mouvement d’invention qui est la légitime fierté du mouvement ouvrier,
créer des droits dont ceux qui luttent ne profiteront peut-être pas, mais des
droits solidaires, créer un monde où une solidarité existe, qui échappe au chacun
pour soi sur lequel compte l’ennemi. Que l’on ne dise pas qu’il s’agit de réformisme, de l’acceptation de renoncer à la juste lutte pour le plein emploi avec
réduction générale du temps de travail. Le refus de la traque des « mauvais »
chômeurs, des « paresseux » traduirait bien plutôt la réappropriation de l’histoire
d’une inventivité solidaire, d’un refus de la soumission qui est ce que l’ennemi n’a
cessé de propager au cours de ces trente dernières années. Il traduirait la mise
en échec de l’opération d’éradication qui a entrepris de nous séparer de cette
histoire.
Il est peu étonnant alors que certains puissent chercher à éviter cette servitude
vide, et peut-être le directeur de l’ONEM reçoit-il des lettres du genre : « Monsieur le Directeur, je vous fais cette lettre, que vous lirez peut-être si vous avez
le temps … » Il n’aura pas le temps de lire, évidemment. Mais ma question ne
se pose pas à lui, elle se pose à toutes celles, tous ceux, qui n’ont pas renoncé à
lutter : est-il vraiment utopique de penser que ceux qui ont un travail pourraient
défendre, non seulement les droits de ceux qui n’en ont pas et en cherchent,
ceux qu’on appelle les bons chômeurs, mais aussi les réfractaires, les déserteurs,
les insoumis, les objecteurs, y compris les objecteurs de croissance certes, mais
aussi tous ceux qui objectent passivement, paresseusement.
Lutter contre le devoir sacré de trouver un emploi, n’importe lequel, ou plutôt
de faire comme si, à force de mérite, ceux qui « le veulent vraiment » pouvaient
en trouver, c’est une revendication qui crée de l’imagination pour tous, même
pour ceux qui restent soumis à cette injonction. Et c’est une revendication qui,
comme toutes celles qui ne sont pas réformistes, fait épreuve, met à l’épreuve ce
qui nous attache à l’ordre établi.
Pour moi, si la réponse est qu’il s’agit d’une utopie parce que, soyons réalistes,
les travailleurs ne sont pas prêts à soutenir ceux qui paressent – « Ils se lèvent
tôt, eux » – elle signifie que le poison du ressentiment a agi. Celui, ou celle, qui
se veut réaliste peut bien croire penser encore en termes de lutte, mais il a déjà
renoncé à ce qui a pu faire la force de cette lutte. L’ennemi a gagné car la réponse
n’est autre que cela : le ressentiment a déjà capturé l’imagination, la puissance de
penser, la force de créer. Lutter contre l’opposition entre les bons et les mauvais
chômeurs, c’est lutter contre la puissance invasive du ressentiment qui nous
rattrape et nous infecte si l’on n’y prend garde, si l’on n’invente pas comment
s’en protéger, contre le ressentiment qui fait que l’on ne lutte plus que sur la
défensive, dos au mur. Et que l’on sera une masse de manœuvre docile, prête à
entonner un chant d’esclave dès que nos maîtres nous annonceront que « l’emploi est menacé » - sauvez nos emplois, nous ne voulons pas savoir si la planète
va en crever.
Une nouvelle de Melville raconte l’histoire d’un réfractaire, Bartleby, un véritable
héros du droit à la paresse, car, clerc chez un notaire, il opposait un ferme et
poli « je préfèrerais ne pas » à toutes les tâches que lui proposait son patron. Ce
qui m’intéresse dans cette histoire est que le notaire, intrigué d’abord, obsédé
ensuite, est prêt à tout, même à lui céder sa charge de notaire, s’il voulait seulement rentrer dans le rang. Cela se termine très mal, par une vilénie lâche qui fait
que Bartleby aboutira en prison, où il « préfèrera ne pas manger ». Je pense ici à
ce que vivent ceux qui sont censés « aider » les sans travail à en retrouver, à qui
on demande de repérer et sanctionner les « mauvais chômeurs », de « faire du
chiffre », d’exclure, la mort dans l’âme d’abord, jusqu’à ce que la mort s’empare
de leur âme. Le point commun avec le notaire de Melville, c’est que celui-ci, à un
moment donné, semble prêt à laisser Bartleby vivre comme il l’entend, mais les
clients, qui se voient eux aussi opposer un refus poli du réfractaire, s’étonnent,
s’indignent, font pression. Rien à voir, peut-être, avec les pressions que subissent
les « accompagnateurs-contrôleurs ». Sauf que dans les deux cas, l’affaire n’est
pas de bonne volonté ou de bonnes intentions. Ce n’est pas ainsi que l’on se
protège du ressentiment « qu’il travaille comme tout le monde ! » L’affaire est
d’imagination pratique, d’invention des moyens collectifs de résister à la pression. L’indifférence au sort des chômeurs qui ne réussissent pas à prouver qu’ils
ne sont pas « mauvais » laisse isolés, exposés au devenir-bourreaux, des travail-
Les bons esprits parleront du fait qu’il n’y a pas de droit sans devoir, d’autres de la
menace du travail au noir et de l’écroulement corrélatif de notre sécurité sociale,
d’autres encore du caractère central de la valeur du travail dans notre société,
de la menace de l’exclusion. Comme si les chômeurs « paresseux » devaient
être sacrifiés pour que « notre » monde ne s’écroule pas, ne se désintègre pas,
ne sombre pas dans une noire pagaille. Comme s’il n’y avait pas de très bonnes
raisons de refuser le forçage de l’insertion dans ce monde. Comme si la « valeur
du travail » pouvait être évaluée, dans ce monde où ceux qui, ni rentiers, ni pensionnés, n’en ont pas sont condamnés à « ne rien faire qui puisse leur apporter un
quelconque avantage, financier ou matériel ». Quant aux réalistes, ils diront « ça
n’ira pas, parce que les ouvriers n’accepteront jamais qu’on paie des gens pour ne
rien faire et ne même pas chercher à faire quelque chose », et ils ratifieront par
là le fait que l’histoire de l’invention ouvrière est terminée, qu’il faut désormais
prendre acte de ce qui condamne toute invention : le ressentiment de ceux qui
sont humiliés, mis sous pression, affectés par la peur de perdre ce qui fait leur
vie, contre ceux qui essaient de vivre autrement. Tous ceux là, bons esprits ou
réalistes, nous disent que le capitalisme a gagné. Ce qui veut dire que le genre
d’avenir dont Daniel Tanuro nous rappelait qu’il nous pend au nez, un avenir
de ravages sociaux et écologiques, et de barbarie pleinement déployés, nous
avons perdu les imaginations de lutte et de création qui nous permettraient de
lui échapper.
Lutter pour le droit à la paresse, aujourd’hui, c’est retrouver la capacité de ne pas
faire cause commune avec l’ennemi, de ne pas céder au ressentiment qui nous
est inoculé, de ne pas accepter les chants d’esclaves qu’il exige de nous. C’est oser
(re)prendre l’initiative là où la barbarie semble avoir gagné.
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Isabelle Stengers,
intervention le 23 Novembre 2011, à Bruxelles,
lors du centenaire de la mort de Laura et Paul Lafargue