Les danois sont-ils vraiment arrogants? Le billet du sociologue

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Les danois sont-ils vraiment arrogants? Le billet du sociologue
Les danois sont-ils vraiment arrogants?
Le billet du sociologue Dominique Bouchet
À la requête de l’Ambassade, c’est le sociologue Dominique Bouchet qui cette année, a bien
voulu contribuer par ce texte à la nouvelle édition de l’agenda. Dominique Bouchet est connu
pour ses conférences dans les entreprises et les organisations ainsi que pour ses chroniques dans
les médias. Il est professeur titulaire de la chaire de marketing international à l’Université
d’Odense. Ses domaines de recherche sont le changement social et les différences culturelles. Il a
lui même traduit en français ce texte qu’il avait d’abord rédigé en danois. http://www.bouchet.dk
Il y a quelques années eut lieu à
Copenhague une table ronde publique à
laquelle étaient conviés six journalistes
de renom : Trois Français et trois
Danois. Ils devaient discuter certains
développements de l’Union européenne.
Avant que la réunion ne commence on
pouvait observer comment les trois
journalistes français conversaient
chaleureusement entre eux. Pour des
Danois leur comportement corporel avait
quelque chose de déplacé et d’enfantin.
Pour des Français il était évident qu’ils
se connaissaient déjà et que la réunion
n’était pas encore entamée.
Lorsqu’on les appela sur scène, on put
voir les trois Français se redresser,
rectifier leur cravate, et lever la tête
avant de monter sur scène
cérémonieusement. Ils procédèrent
lentement et dignement et s’assirent
d’une manière qu’ils n’auraient
certainement pas utilisée en privé.
Parmi l’audience en large majorité
danoise on pouvait entendre des
remarques du genre : “C’est typique, les
voilà bien les Français et leur
outrecuidance. On dirait Louis XIV qui
rentre. Ils sont venus en conquérant, ne
se prennent pas pour rien, et ne nous
considèrent pas pour grand chose.
Comme ils sont ridicules avec leur nez
en l’air.”
Vint le tour des journalistes danois.
Avant leur rentrée en scène leur
comportement corporel était plus
modéré. Leurs collègues français n’y
prêtèrent guère attention. Mais ils furent
bien surpris devant la façon de faire des
Danois au moment de l’ouverture de la
conférence. Ceux ci montèrent sur scène
et s’assirent comme s’ils avaient été dans
leur propre maison et allaient s’installer
devant la cheminée. Pire même, ils
déambulaient tels des adolescents. Les
trois Français en conclurent qu’ils
méprisaient leur public, et que, leur
popularité leur étant montée à la tête, ils
ne prenaient plus ce genre de
manifestation au sérieux.
En fait, aussi bien les trois journalistes
danois que leurs confrères français
cherchaient à exprimer leur respect au
public. Mais leur façon de faire n’était
qu’adaptée à leur propre culture. Les
auditeurs provenant d’une autre culture
ne pouvaient donc pas s’en apercevoir.
En restant informels les invités danois
prétendaient n’être ni plus connus ni plus
importants que n’importe quel autre
membre de l’assistance, indiquant par là
qu’ils ne souhaitaient pas se donner de
l’importance. Leurs collègues français
cherchaient quant à eux à exprimer
qu’ils étaient très honorés par cette
invitation et qu’ils feraient de leur mieux
pour faire honneur à l’événement,
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indiquant par là que l’important ce
n’était pas leur présence, mais
l’évènement.
Les deux groupes cherchaient en fait à
faire ce que l’on attendait d’eux. Mais
l’attente n’est pas la même dans ces deux
cultures bien différentes.
Les acteurs français exprimaient leur
respect en prenant la situation et leur rôle
au sérieux alors que les acteurs danois
s’efforçaient de minimiser leur rôle.
Pour les spectateurs danois, les Français
exagéraient l’importance de la situation
dans le but méprisable de renforcer leur
statut personnel. Ils y reconnaissaient
cette suffisance que chacun s’accorde au
Danemark à attribuer aux Français. Quel
contraste en effet avec l’attitude humble
des intervenants danois dont le langage
corporel exprimait clairement pour les
Danois qu’ils cherchaient à minimiser
leur rôle et l’importance de la réunion.
Pourtant les intervenants français ne
cherchaient pas moins à communiquer
une humilité respectueuse, mais ils le
faisaient en se laissant fondre dans un
moule de formalités.
Dans un cadre français les intervenants
danois ne prenaient pas la situation assez
sérieusement. Ils se prenaient donc euxmêmes trop au sérieux, ou ils étaient
insignifiants.
Il convient évidemment de se prendre au
sérieux. Surtout afin de prendre autrui au
sérieux. Le respect de soi et celui
d’autrui se tiennent. Mais nous devons
aussi reconnaître que chaque personne
rencontrée est unique, et qu’il convient
donc de ne pas la prendre pour
quelqu’un de typique ou de banal.
Toutefois, bien qu’étant unique, nous
avons tous dans notre enfance appris à
exprimer le respect de manière
spécifique. La plupart des Français ont
appris à exprimer l’humilité et le respect
à l’aide de formalités. Au Danemark les
enfants ont appris – sans formalités –
combien il est inconvenable de se
prendre au sérieux. En France on a
appris à prendre son rôle au sérieux et à
distinguer clairement entre le rôle et la
personne, alors qu’au Danemark on
donne plus d’importance à la distinction
entre travail et loisir. Au Danemark on
est très sensible à tout ce qui peut être
interprété comme faisant état d’une
différence de statut. Ironiser au dépend
de quelqu’un est donc très mal perçu
même si on ne se sent pas visé soimême, et surtout quand on n’a pas une
relation personnelle avec la victime.
Chacun s’indigne au nom de la victime.
En France la raillerie est souvent prise
pour de l’élégance rhétorique, même par
ceux-là mêmes qui se sentent visés.
Au Danemark, on se moque volontiers
de son prochain, mais quand il est
vraiment proche, quand il est juste à côté
et qu’il est clair qu’il ne s’agit pas de
parler de lui mais de se plier à un rituel
de dérision mutuelle. Il s’agit d’une
convenance sociale que seuls ceux qui se
connaissent sont en droit de pratiquer.
Les Danois qui ont vraiment des
critiques à porter sur autrui ont bien du
mal à le faire directement. Les Français
ont moins de mal à gérer les situations
conflictuelles.
En France, on se fait plus facilement des
compliments, mais c’est précisément ces
compliments qu’il convient de ne pas
prendre trop au sérieux et non pas
comme au Danemark les railleries
quotidiennes. (Il est aussi intéressant de
constater qu’en France il ne sied pas de
complimenter trop les enfants, alors que
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l’on ne se retient pas entre adultes. Au
Danemark c’est l’inverse.)
Ce que l’on encoure de railleries et de
louanges varie donc considérablement
d’une culture à l’autre. Et chaque culture
a du mal à interpréter et accepter la
façon de faire de l’autre. Mais les deux
cultures s’accordent à trouver malséante
les étranges manières d’une troisième.
Le fait qu’au Japon par exemple on se
doit d’accepter fièrement d’être
ridiculisé si fortement en public.
Il est aussi frappant que ce soient les
Américains qui sont le plus scandalisés
lorsqu’ils sont témoins d’une de mes
conférences où j’ironise – pourtant
respectueusement et à la demande des
Danois eux-mêmes – sur certains aspects
de la culture danoise. Ce sont les ultranationalistes qui au Danemark ne
supportent pas se genre de plaisanterie –
surtout de la part d’un étranger. Il en est
autrement aux États Unis d’Amérique où
une telle ironie n’est pas recevable,
même si elle ne concerne pas
l’Amérique. Et l’est encore moins de la
part d’un Français. Dans ce domaine la
distance est moins grande entre la forme
d’ironie française et danoise qu’entre la
forme française et américaine.
Il n’en est pas moins difficile pour une
personne qui a grandi au Danemark de se
rendre compte que l’ironie à la française
fonctionne à l’inverse de l’ironie à la
danoise. En France on ironise à la
hausse, au Danemark à la baisse. C’est
se prendre bien au sérieux pour un
Français que de faire comme si on n’était
pas doué pour quelque chose que l’on
maîtrise à l’évidence. Alors on ironise
vers le haut et cela n’est pas pris pour de
la vantardise. C’est bien plutôt la
tradition qu’ont les Danois à minimiser
leurs compétences individuelles (pour la
vantardise collective, c’est une autre
histoire) qui est interprétée comme de la
fausse modestie.
Les gens du sud ont souvent du mal à
interpréter correctement – et à supporter
– cette forme obligée de la modestie
individuelle danoise. Ils ne valorisent
guère le conformisme impersonnel. Et
les Danois ont du mal à souffrir ce qu’ils
perçoivent comme un manque de réserve
et de modération de la part des Français
qui sont selon eux bien vaniteux.
Il y a aussi les incompréhensions
comiques. Un directeur danois se
réjouissait d’avoir donné une leçon à son
homologue français. Ce dernier s’était en
effet vanté – selon le Danois qui lui était
selon ses propres termes juste pas trop
mauvais dans la discipline – d’être un
vrai maître des terrains de golf. Alors, il
l’avait invité un samedi sur le terrain de
Nyborg. Le Français avait l’air ridicule
car il ne savait même pas tenir le bâton
de golf. “Comme il a dû être touché dans
sa vanité bien française” raillait le
directeur danois. Écoutez maintenant la
version de son homologue français:
Celui-ci avait été quelque peu exaspéré
par l’insistance que son collègue danois
avait eu à parler de golf à toutes les
occasions. Il avait l’impression que cet
homme avait un horizon un peu limité.
“Il ne brille pas par sa culture, et semble
un peu borné. ” (Le directeur français ne
savait pas qu’au Danemark, même quand
on est cultivé, on se doit de ne pas le
montrer.) Il dit aussi : “Il n’a pas le sens
de la situation. Il m’a demandé un jour si
j’étais doué pour le golf. Je lui ai
répondu un peu sèchement que je savais
tout ce que j’avais besoin de savoir sur le
golf. Mais cela ne l’a pas empêché de me
traîner à la première occasion sur un
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terrain de golf pour se mettre en valeur
tout en passant son temps à me dire qu’il
n’était pas très doué et à louer ce sport
soi-disant merveilleux. La journée fut
longue.”
Il est ainsi bien difficile pour des Danois
et des Français d’interpréter
correctement les véritables expressions
de vantardise, de modestie, de suffisance
et d’arrogance de la culture opposée.
J’espère avoir illustré par ce petit texte
que ce que tant de personnes prennent
pour de l’arrogance n’est en fait pas à
trouver dans la personnalité individuelle
ou collective d’autrui mais dans la
relation à cet autre ; ce que nous
percevons comme de l’arrogance n’étant
le plus souvent que l’expression d’une
distance culturelle.
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