Compte-rendu du Séminaire "Epigénétique et épigenèse"

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Compte-rendu du Séminaire "Epigénétique et épigenèse"
Séminaire transdisciplinaire sciences, éthique, humanités
Séance 2 : L’épigénétique
Jeudi 19 mars 2015
Première partie : exposés
(1) L’environnement et l’organisme.
Intervenants : Pierre-Henry Gouyon, professeur biologiste spécialisé en génétique et membre du
CCNE, et Jean-Claude Ameisen, médecin et immunologiste, président du CCNE.
Origine des travaux épigénétiques
Depuis les années 1970, les chercheurs ont fait un pas de côté par rapport au programme génétique
(idée que l’avenir de l’organisme vient presque exclusivement de l’ADN). On parle désormais
également d’épigénétique pour décrire le développement des organismes : la manière dont les
séquences de l’ADN sont utilisées par les cellules joue un rôle dans le développement de
l’organisme. La notion même d’environnement est très ouverte (l’environnement d’un gène est
constitué de tous les autres gènes, de tout ce qui se passe dans la cellule…) et varie selon l’échelle →
on parle de relations entre gènes et environnement à différents niveaux. Chaque vivant est acteur et
produit de ses interactions.
Des difficultés sont liées à ces questions : scientifiques (voir comment se constitue un organisme en
fonction de son héritage) et politiques/ idéologiques (interdictions des travaux sur la génétique en
URSS). L’épigénétique vient proposer une alternative politiquement correcte à certains groupes, et
divise parfois l’échiquier politique entre gauche (qui met en avant les dimensions sociologiques) et
droite (tendance plus « naturalisante »).
L’objet de l’épigénétique
Longtemps, la génétique a considéré les gènes hors de l’organisme. Ce n’est jamais le cas dans la
nature. Il faut penser l’information et la nature informationnelle des gènes aux trois niveaux de la
constitution de l’organisme :
-
-
ADN porte cette information, information codée avec langage, syntaxe. !\ à ne pas
confondre le support et le contenu. Un gène ne fabrique pas de protéine. Contient
l’information génétique.
L’environnement. Information environnementale
- L’organisme global. Parfois transmissible. Contient l’information qu’on appelle épigénétique.
Les trois interagissent. Il ne faut pas perdre la complexité du système.
 Quelles interactions intéressantes entre l’information épigénétique et l’information
environnementale ?
Avec la descendance, certaines méthylations se transmettent mais pas toutes. Ceci a été d’abord
découvert sur les virus. Les processus épigénétiques sont découverts dans les années 1980, même si
l’on n’en mesure pas complètement l’importance). Finalement, l’information épigénétique peut être
transmise ! Il y a une forme d’hérédité de l’acquis.
 Est-ce un élément de plus au sein du paradigme ou une remise en question fondamentale de
la génétique, une crise épistémologique au sens de Kuhn ?
NB : tout le monde est d’accord aujourd’hui pour renier l’idée de « programme ». La discussion porte
sur les niveaux d’information transmise.
Wallace, collègue de Darwin, estimait que l’environnement n’était qu’un filtre : l’environnement ne
passe pas au génome, l’un ne peut communiquer avec l’autre pour des questions de langages : les
deux ne partagent pas les mêmes signes, les mêmes codes. Ce qui est hérité est d’un langage autre
que celui de ce qui est environnemental.
La métaphore informationnelle peut permettre de comprendre ce qui est en jeu. Dans la
différenciation cellulaire, chaque cellule d’un corps adulte ne lit qu’une partie du génome
(soustraction différentielle). Mais une telle métaphore est un anthropomorphe : elle repose sur l’idée
d’une information donnée et d’un interprète de l’information. Lorsqu’on repose la question avec les
termes de contrainte et d’interaction, ces rôles s’assouplissent.
Des exemples pour comprendre :
(1) la dimension spectaculaire de l’épigénétique dans les œufs identiques d’abeille. Le type de
nourriture (pollen/ gelée royale) génère une ouvrière stérile qui vit 3 mois ou une reine féconde qui
vit 10 ans, à génome identique.
(2) expériences chez les souris et les rats : si la fécondation se fait in vitro, peut-il y avoir transmission
à la descendance ? L’alimentation, un stress dans la petite enfance conduit à une transmission
génétique sur 3 générations, à un niveau détectable ! Quelque chose de vécu par les parents peut
ainsi se transmettre.
(3) sur des lignées de la même espèce mais qui ont des caractéristiques différentes. Elevage de souris
calme par souris stressée donne une souris stressée, qui à son tour va donner naissance à une souris
stressée ! L’hérédité ne se transmet pas par les gènes mais il y a ré-initiation du comportement, pour
un même environnement (ici, mère stressée dans les premiers jours entraîne la diminution d’un
secteur du cerveau). Quand l’environnement change brusquement, l’organisme redevient comme
avant.
La transmission trans-générationnelle, dans les cas des animaux, se produit le plus souvent sur 2 ou 3
générations puis s’éteint ; c’est une hérédité plus souple et transitoire que l’hérédité qui survient de
mutations. On peut parler de caractère tampon, entre les moments où les séquences changent.
Conclusion
Notons que le concept d’information est sous exploité ! L’information a une relative indépendance
par rapport à son support matériel. Ne pas confondre information et contexte, modalités
d’interaction complexe.
Cette discussion a un véritable enjeu politique. C’est l’idée portée par l’ouvrage de Sarah Richardson,
Society : don’t blame the mothers. Les mères ne sont pas seules garantes de l’organisme de l’enfant,
même pendant la grossesse. Il faut faire de la société entière un responsable du bien-être de toutes
les mères.
(2) Sur les travaux de Catherine Malabou
Avant demain : épigénèse et rationalité
Une seule vie : résistance biologique, résistance politique.
Intervenants : Mathilde Tahar et Marion Farge, élèves de l’ENS au département de philosophie
Catherine Malabou est philosophe sur la notion de plasticité. Elle définit l’épigénèse comme le mode
de développement embryonnaire par ajout successif de parties qui se forment et se constituent les
unes sur les autres. A distinguer d’épigénétique : néologisme (1940, Waddington), qui désigne la
branche de la biologie moléculaire sur les rapports gènes/ caractères individuels produits à partir
d’eux.
Les mécanismes sont une dynamique de différenciation en fonction de l’utilisation sélective de
certains gènes (activation ou non) → l’épigénétique travaille à la surface de la molécule. A travers ce
paradigme, c’est une nouvelle conception du développement du vivant qui est en jeu et se substitue
au modèle tout génétique. Henri Atlan (La fin du « tout génétique » ?) souligne que cette façon de
penser le développement de l’organisme implique une souplesse dans l’écriture du « programme »
génétique. François Jacob, qui parle déjà d’un « supplément d’information non innée » en 1970.
Il y a deux dimensions à l’épigénétique pour Catherine Malabou : (1) les causes internes et
structurales (2) les causes environnementales. Notamment pour l’épigénèse cérébrale et
« darwinisme neuronal » (utilisée en exemple car il soulève des questions paradigmatiques pour les
enjeux philosophiques a priori/ a posteriori) : l’épigénétique dépend de l’expérience (rôle
primordial). « Darwinisme neuronal » = stabilisation sélective des synapses par l’activité neuronale.
Au contraire d’un innéisme, il s’agit de donner sa place à une dynamique de la connaissance et de la
pensée. Quelle place pour la connaissance a priori ? Nécessité du rapport entre nos catégories et
l’expérience ?
Prenons l’exemple des mathématiques. Une vérité mathématique serait le résultat d’un processus
aléatoire qui n’existe que par le processus de sélection. Kant (utilisation du terme au §27 de la
Critique de la raison pure) refuse l’idée que les catégories sont innées… mais aussi qu’elles sont
dérivées de l’expérience. On retrouve le vieux débat qui opposait à l’époque de Kant les défenseurs
du préformationnisme et ceux de l’épigénèse. Ce modèle de l’épigénétique pourrait n’être pas une
aporie mais une ouverture. De la méthylation à l’herméneutique ; du code au livre. Il ouvre un
espace de jeu et de sens. Le travail de l’épigénétique est souvent décrit comme une élaboration
artistique, et pourrait être du registre de la liberté interprétative.
Il s’agit aussi de remettre en cause l’opposition entre vie biologique (lieu du déterminisme d’un
programme génétique ? bassesse morale ?) et vie symbolique (esprit, plus élevé, façonnement de
soi, liberté vs détermination biologique). Pour C. Malabou, l’épigénétique est l’occasion de repenser
la « biopolitique » ailleurs d’une simple conquête de territoire : le pouvoir s’applique sur des peuples,
des portions territoriales, en plus des hommes. La biologie a été utilisée par la politique comme un
système de normes, une base de la détermination des corps qui définit ce sur quoi agit le politique.
L’épigénétique questionne les tensions à l’intérieur du vivant. On n’a pas une opposition entre vie
biologique d’une part et pouvoir politique qui peut appliquer ses normes sur le matériau biologique
d’autre part. C’est l’étude d’une hérédité, certes réversible, des mutations épigénétiques. Pour le
clonage, l’approche épigénétique permet de penser pluralité des possibles du vivant et ébranle l’idée
de différenciation cellulaire irréversible : à partir d’une cellule différenciée, on retrouve la cellule
souche. Ces potentialités sont toujours présentes chez les petits organismes (régénération…) : il y a
actualisation de la mémoire de nos cellules par l’info-biologie.
On assiste donc à une double remise en cause : du programme génétique d’abord, de l’irréversibilité
de la différenciation ensuite, pour penser le biologique autrement.
NB : on ne parle pas d’une « activation » ou « lecture » du gène, cette notion étant trop
anthropomorphique, conscientiel.
Contrainte et possibilité : ce qui utilise l’ADN a été utilisé par ce qui est déjà dans l’ADN, les systèmes
sont toujours en interaction. On parle bien de degrés de liberté (plein de possibilité), mais pas de
« la » liberté dans l’absolu, pour penser d’autres métaphores que l’information, que le traitement de
l’information. D’autant qu’il existe un critère de qualité de l’information (rapidité de la transmission)
mais pas d’un organisme. Asymétrie organisme/ information.
Seconde partie : réflexion par groupes sur plusieurs pistes
 Quel rapport entre nature et culture ; inné et acquis ?
Si nos catégories sont pensables en termes d’épigenèse ; et si cette épigenèse peut elle-même être
influencée par l’environnement (y compris social et culturel), comment repenser le partage classique
entre nature et culture ? Faut-il abandonner l’un au profit de l’autre ? Faut-il y substituer une nouvelle
dichotomie ? A supposer qu’il faille apprendre à se passer de ces catégories, comment faut-il parler
des phénomènes qui jusqu’alors tombaient sous cette classification ?
On a pu parler récemment de « culture » à propos du primate, ce qui veut dire que la « culture » ne
serait pas strictement un phénomène humain, mais pourrait être également attribué aux animaux.
En tenant compte de cet élargissement de la notion de culture, non plus comme « fait humain »,
mais comme actualisation de potentialités naturelles, ne doit-on pas penser que l’épigénétique est
de la culture, et que dans ce cas tout vivant aurait des potentialités culturelles ? Il ne faudrait donc
plus penser une dichotomie nature / culture, mais plutôt une gradation, une continuité entre l’un et
l’autre.
 Comment repenser le biopolitique autrement que comme un pouvoir sur la vie ?
Il s’agit de repenser l’articulation du politique au biologique, en pensant une résistance venant de la
biologie au pouvoir politique, résistance qui vient du fait que la biologie n’est plus pensée de façon
déterminée, « figée » en quelque sorte, mais comme réservoir de potentialités donc aussi de tensions
internes. L’épigénétique remet en cause l’idée de structures fixes, d’identité biologique, etc. Autant de
concepts biologiques que le politique utilisait comme « normes ». Comment le politique peut
s’articuler (doit-il s’articuler ?) à cette biologie comprise désormais comme réservoir de possibles?
L’éthique n’a pas à trouver de justification par rapport à un pouvoir politique. Il ne faut pas justifier
l’éthique devant un pouvoir politique, il ne faut pas non plus fonder l’éthique sur le biologique.
L’épigénétique amène à penser la possibilité d’un transfert d’informations sans transfert de
molécules, il n’y a donc pas tant remise en cause de l’idée d’identité que de la distinction animalité
(partie basse) / humanité (vie symbolique). La responsabilité éventuellement impliquée par le
biologique ne doit pas être pensée sous les cadres politiques.
 Quelle responsabilité implique le modèle de l’épigénétique ?
On le sait : l’idée d’un a priori rationnel chez Kant avait des implications pratiques que théoriques. La
morale kantienne repose en grande partie sur l’idée d’une autonomie de la raison pure. Dès lors que
la raison kantienne est comprise à partir des théories épigénétiques, la personne peut-elle encore être
conçue comme responsable ? (cf. Sarah S. Richardson, Don’t blame the mothers)
Le problème de la responsabilité se complexifie en plusieurs problèmes différents. Pour commencer
il y a la question de comprendre les rapports de la responsabilité individuelle et de la responsabilité
collective, l’une ne devant pas être absorbée par l’autre et réciproquement.
Par ailleurs, on pourrait se dire qu’avec l’épigénétique, non seulement nous sommes façonnés par
notre code génétique, mais qui plus est, par l’environnement. Toutefois il faut bien voir que nous
avons une influence sur notre environnement, et que l’environnement n’est donc pas un
déterminant au même titre que le génome. S’il n’y a pas que de la plasticité, il y a toutefois des
possibles au sein de la détermination.
J-C. Ameisen intervient, surpris de l’importance accordée à la question de savoir si nous étions
déterminés ou non. On peut très bien construire à partir de la détermination, la détermination n’est
pas forcément un fardeau. Par exemple notre langue, nous ne l’avons pas choisie, mais pour autant
elle ne nous a pas déterminés. On peut très bien penser avec, même la faire légèrement évoluer,
créer avec la langue, et ça ne veut pas pour autant dire qu’on se « libère » de la langue. Il faut bien
comprendre que la science repose sur une contradiction féconde. Il y a deux postulats (pas des
preuves donc) sur lesquels est fondée la possibilité de la science : d’une part le pari scientifique que
tout est déterminé, d’autre part la liberté de chercher qui fonde la valeur de la recherche du
déterminisme. Ces deux postulats sont contradictoires, et pourtant ils fondent la possibilité de toute
recherche scientifique.
J-C. Ameisen a par ailleurs précisé quelques points concernant le rapport de la morale et de la
biologie. Les scientifiques n’annexent pas du tout leur morale à leur biologie, parce que la
connaissance biologique ce n’est pas la « vérité » biologique, c’est « ce que nous connaissons ».
Notre responsabilité est au croisement de la liberté et du déterminisme. En effet, si le monde n’était
pas déterminé, il n’y aurait pas d’effets déterminés et donc prévisibles, et la responsabilité serait
impossible ou du moins arbitraire. Pourtant, si le monde était complètement déterminé, alors il n‘y
aurait aucune liberté, et encore une fois aucune responsabilité.
Cette polarité se retrouve dans le vivant : Hans Jonas notamment souligne cette polarité de la liberté
et de la nécessité qui fonde le vivant.
J-C. Ameisen enchaîne sur la nécessité toutefois de ne pas penser la question de la liberté, de la
morale et de la responsabilité dans les cadres du vivant. Il prend alors l’exemple de Darwin. Darwin,
lui, pense que nous construisons un environnement collectif à partir de ce qu’on est avec les autres,
et c’est pourquoi il ne faut pas tirer de comportement de la connaissance biologique. Nous ne
sommes pas l’évolution qui a pour moteur la mort massive, nous sommes des êtres qui connaissons
la souffrance, qui sommes en relation avec autrui, et qui ne devons donc pas nous faire les
« acteurs » d’une évolution, elle, aveugle à la souffrance et à la douleur. Il faut certes tenir compte
du biologique (savoir que l’environnement par exemple a un impact direct sur notre corps et sur celui
des autres) pour avoir un comportement qui change notre environnement, mais non fonder notre
morale sur notre biologie. Nous avons la capacité d’empathie, et cette empathie permet l’émergence
de l’interrogation sur la liberté d’autrui et sur la morale ; elle ne nous dit pas quelle doit être notre
conduite, mais elle est une capacité à nous mettre à la place de l’autre. Elle permet de vouloir
l’égalité, de désirer la liberté… Mais en elle-même, elle ne dit rien.