Contes merveilleux Tome II

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Contes merveilleux Tome II
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits »
Jakob et Wilhelm Grimm
CONTES MERVEILLEUX
Tome II
Table des matières
La Huppe et le butor .................................................................5
L’Intelligente fille du paysan.................................................... 6
Jean-le-Fidèle.......................................................................... 11
Jorinde et Joringel ................................................................. 23
La Lampe bleue ...................................................................... 26
Le Loup et les sept chevreaux .................................................31
Les Lutins ............................................................................... 36
I................................................................................................... 36
II ................................................................................................. 38
III................................................................................................ 39
La Maisonnée ..........................................................................41
La Mariée blanche et la mariée noire .................................... 42
Les Miettes sur la table .......................................................... 49
La Mort marraine ................................................................... 50
Les Musiciens de Brême..........................................................55
La Nixe ou la Dame des Eaux................................................. 60
L’Oie d’or ................................................................................ 62
La Paille et la poutre du coq................................................... 68
Le Pêcheur et sa femme ......................................................... 69
Le Petit Chaperon rouge .........................................................77
Le Petit pou et la petite puce.................................................. 85
Le Petit vieux rajeuni par le feu ............................................. 88
La Petite table, l’âne et le bâton ............................................. 90
La Princesse de pierre ...........................................................106
La Princesse Méline .............................................................. 110
Le Puits enchanté .................................................................. 119
Raiponce................................................................................123
Le Renard et le chat...............................................................128
Rumpelstiltskin .....................................................................130
Les Sept corbeaux.................................................................. 135
Le Serpent blanc....................................................................139
Les Six frères cygnes .............................................................145
Du Souriceau, de l’oiselet et de la saucisse ........................... 151
Le Sou volé ............................................................................154
Tom Pouce............................................................................. 155
Les Trois cheveux d’or du Diable ..........................................164
Les Trois enfants gâtés de la fortune .................................... 173
Les Trois fileuses ................................................................... 177
Les Trois paresseux .............................................................. 180
Les Trois plumes ................................................................... 181
Le Vaillant petit tailleur ........................................................186
La Vieille dans la forêt........................................................... 197
La Vieille mendiante ............................................................200
Le renard et le cheval ............................................................201
Le Vieux grand-père et son petit-fils ................................... 203
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Le Vieux Sultan .................................................................... 204
À propos de cette édition électronique ................................ 206
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La Huppe et le butor
Où menez-vous de préférence pacager votre troupeau ?
demanda quelqu’un à un vieux vacher.
– Par ici, monsieur, où l’herbe n’est ni trop grasse, ni trop
maigre ; autrement, ce n’est pas bon pour elles.
– Et pourquoi pas ? s’étonna le monsieur. – Entendez-vous
là-bas, dans les humides pâtures, ce cri comme un mugissement
sourd ? commença le berger. C’est le butor, qui était un berger
jadis, tout comme la huppe. Je vais vous raconter l’histoire. Le
butor faisait pacager ses vaches dans de vertes et grasses prairies
où les fleurs poussaient en abondance ; et ses vaches, par
conséquent, se firent du sang fort, devinrent indépendantes et
sauvages. La huppe, par contre, menait les siennes sur la
montagne haute et sèche, où le vent joue avec le sable ; et ses
vaches en devinrent maigres et débiles. Le soir, quand les bergers
font rentrer leurs troupeaux, le butor n’arrivait plus à rassembler
ses bêtes exubérantes qui sautaient, bondissaient, gambadaient
de tous côtés et s’enfuyaient à mesure. Il avait beau les appeler et
crier. « Groupez-vous, groupez-vous toutes ! », cela ne servait à
rien, et elles ne voulaient pas l’entendre. La huppe, de son côté,
n’arrivait pas à les mettre debout : ses vaches étaient trop faibles
et trop découragées pour se lever. « Hop ! hop 1 hop ! », leur
criait-elle, « Hop ! hop ! hop ! », pour les faire lever, mais c’était
en vain : les vaches restaient sur le sable et ne se levaient point.
Voilà ce qu’il arrive quand on ne garde pas la juste mesure. Et
même de nos jours, bien qu’ils ne gardent plus de troupeaux, vous
pouvez entendre le butor qui appelle : « Groupez-vous ! Groupezvous toutes ! », et la huppe lance toujours son cri. « Hop-hophop ! Hop-hop-hop ! Hop-hop-hop ! »
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L’Intelligente fille du paysan
Il était une fois un pauvre paysan qui n’avait pas de terre,
seulement une petite chaumière et une fille, enfant unique, qui lui
dit un jour – « Nous devrions bien demander un bout de terre à
cultiver, dans ses essarts, à notre seigneur le roi. » Sa Majesté,
ayant appris quelle était leur pauvreté, leur fit don d’un coin de
pré plutôt que d’une terre de friche, et tous deux, le père et sa
fille, se mirent à labourer cette terre, afin d’y semer un peu de blé
et d’autres choses. Ils allaient terminer ce labour, quand ils
tombèrent sur un superbe mortier d’or pur qui était enfoui dans
la terre.
– Écoute, dit le père à sa fille, puisque Sa Majesté le roi, dans
sa grâce, nous a fait don de ce bout de terre, nous devrions, nous,
lui porter le mortier. La fille s’y opposa et lui dit – Père, nous avons le mortier, c’est vrai, mais nous n’avons
pas le pilon ; et comme on nous réclamera forcément le pilon avec
le mortier, nous ferions beaucoup mieux de ne rien dire. Le père
ne voulut rien entendre, prit le mortier et le porta à Sa Majesté le
roi, en lui disant qu’il avait trouvé cet objet dans son bout de pré
en le labourant, et qu’il voulait le lui offrir comme un respectueux
témoignage de sa reconnaissance. Le roi prit le mortier, l’examine
avec satisfaction, puis demanda au paysan s’il n’avait rien trouvé
d’autre.
– Non, dit le paysan. Le roi lui dit qu’il lui fallait aussi
apporter le pilon. Mais le paysan eut beau affirmer et soutenir
qu’il ne l’avait pas trouvé, cela ne servit pas plus que s’il eût jeté
ses paroles au vent ; et il fut arrêté et jeté en prison, où il devait
rester tant que le pilon n’aurait pas été retrouvé. Il était au pain
sec et à l’eau comme le sont les gens qu’on met au cachot, et les
serviteurs qui apportaient chaque jour sa nourriture au
prisonnier l’entendirent qui répétait sans cesse : « Ah ! si j’avais
écouté ma fille ! Si seulement j’avais écouté ma fille ! » Ils s’en
étonnèrent et allèrent rapporter au roi que le prisonnier n’arrêtait
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pas de se plaindre en disant. « Ah ! si j’avais écouté ma fille ! »,
alors qu’il refusait de manger et même de boire. Les serviteurs
reçurent l’ordre d’amener le prisonnier devant le roi, et Sa
Majesté lui demanda pourquoi il criait sans cesse : « Ah ! si
seulement j’avais écouté ma fille ! »
– Ta fille, qu’est-ce qu’elle t’avait dit ? voulut savoir le roi. –
Eh bien oui, dit le paysan, ma fille me l’avait bien dit. « N’apporte
pas le mortier, sinon on va te réclamer le pilon. » – Quelle fille
intelligente tu as ! Il faut que je la voie une fois, dit le roi.
Elle dut donc comparaître devant Sa Majesté, qui lui
demanda si elle était aussi intelligente que cela, et qui lui dit qu’il
avait une énigme à lui proposer. si elle savait y répondre, il serait
prêt à l’épouser. Elle répondit aussitôt que oui, qu’elle voulait
deviner.
– Bien, dit le roi, je t’épouserai si tu peux venir vers moi ni
habillée, ni nue, ni à cheval, ni en voiture, ni par la route, ni hors
de la route. Elle s’en alla, et une fois chez elle, elle se mit nue
comme un ver ; ainsi elle n’était donc pas habillée. Elle prit alors
un filet de pêche, dans lequel elle se mit et s’enroula ; et ainsi elle
n’était pas nue. Elle loua un âne pour un peu d’argent, puis
suspendit son filet à 1a queue de l’âne pour se faire tirer ainsi ;
donc elle n’était pas à cheval, ni non plus en voiture. Ensuite, elle
fit cheminer l’âne dans l’ornière, de telle manière qu’elle ne
touchait le sol que du bout de l’orteil ; et ainsi elle n’allait ni par la
route, ni hors de la route. Lorsqu’elle fut arrivée de cette manière,
le roi déclara qu’elle avait résolu l’énigme et qu’il n’avait qu’une
parole. Il libéra son père de la prison et fit d’elle la reine en
l’épousant ; et il laissa entre ses mains tout le bien du royaume.
Des années plus tard, un jour que le roi allait passer ses troupes
en revue, il se trouva que des paysans, en revenant de vendre leur
bois, s’arrêtèrent avec leurs chariots et leurs charrettes devant
l’entrée du château, sur la place. Les uns avaient des attelages de
bœufs, les autres de chevaux ; et l’un d’eux avait attelé trois
chevaux, dont une jument qui mit bas à ce moment-là ; et le petit
poulain, en se débattant, finit par aller tomber sous le ventre de
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deux bœufs attelés à la charrette qui stationnait devant. Ce fut
l’origine d’une querelle entre les deux paysans lorsqu’ils revinrent
à leurs voitures : celui des bœufs prétendant garder le poulain qui
était sous le ventre de ses bêtes, et celui des chevaux le réclamant
comme mis bas par sa jument. Des cris aux invectives, des
invectives aux coups, la dispute s’envenima et fit un tel tapage
que le roi dut intervenir et déclara qu’où était le Poulain, là il
devait rester, décidant ainsi que le paysan aux bœufs aurait à lui
ce poulain, qui pourtant n’était pas à lui. L’autre paysan, celui aux
chevaux, s’en alla en pleurant et en se lamentant de la perte de
son poulain ; et comme il avait entendu dire que la reine avait le
cœur charitable, elle qui était d’origine paysanne au surplus, il
alla la trouver pour lui demander son aide et la prier de faire qu’il
pût rentrer en possession de son poulain.
– C’est possible, lui dit-elle, à la condition que tu ne ni
trahisses point, et je vais te dire comment il faut faire. Demain
matin de bonne heure, quand le roi sortira pour aller passe sa
garde en revue, tu te tiendras sur son passage, en travers du
chemin qu’il doit emprunter, et tu auras un grand filet de pêche
que tu jetteras et retireras comme si tu pêchais dans l’eau faisant
comme s’il était plein de poissons. Elle lui dit également ce qu’il
lui faudrait répondre aux questions que le roi ne manquerait pas
de lui faire poser. Le lendemain donc, quand passa le roi, le
paysan était en train de pêcher sur le sec, lançant son filet et le
ramassant pour secouer, avec tous les gestes du pêcheur heureux.
Un rnessager fut dépêché vers ce fou pour lui demander, de la
part du roi quelle était son idée.
– Je pêche, fut sa réponse. Le messager ne manqua pas de lui
demander comment il pouvait pêcher, puisqu’il n’y avait pas
d’eau.
– Aussi bien que deux bœufs peuvent avoir un poulain,
répondit le paysan, aussi bien peut-on pêcher où il n’y a pas
d’eau ; et c’est ce que je fais ! Le messager rapporta ces paroles au
roi, qui fit venir le paysan, lui disant que cette réponse ne venait
pas de lui et qu’il voulait savoir de qui il l’avait apprise. Le paysan
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ne voulut rien reconnaître et se borna à répéter. « Que Dieu vous
garde ! La réponse vient de moi. » On le coucha sur une botte de
paille et on le bâtonna si longtemps et si durement qu’il finit par
admettre et par reconnaître que c’était Sa Majesté la reine qui
l’avait conseillé. Le roi, dès qu’il fut de retour au château, alla
trouver la reine et lui dit :
– Pourquoi cette conduite, d’une duplicité impardonnable ?
Je ne veux plus de toi comme épouse ; tu as fini ton temps ici et
tu vas retourner d’où tu viens, dans ta chaumière paysanne. Mais
à titre de cadeau d’adieu, il lui permit d’emporter avec elle ce
qu’elle choisirait comme la chose la plus précieuse et qu’elle
aimait le mieux.
– Très bien, mon cher mari, lui dit-elle, puisque tels sont tes
ordres, j’obéirai et je ferai ce que tu dis. Elle se jeta dans ses bras
et l’embrassa, en lui disant qu’avant de partir elle viendrait
encore prendre congé de lui. Elle prépara bien vite une boisson
fortement narcotique et la lui présenta comme le verre de l’adieu.
Le roi en but une bonne dose, cependant qu’elle faisait mine d’y
tremper les lèvres, et quand elle le vit succomber au sommeil, elle
appela ses serviteurs et se fit apporter une belle et blanche toile
de lin, dans laquelle elle l’enveloppa complètement ; puis elle leur
fit porter ce lourd paquet jusqu’à sa voiture, devant la porte
extérieure du palais. Elle emporta le dormeur jusque dans sa
chaumière, où elle le coucha sur son petit lit de jeune fille, pour
l’y laisser dormir jour et nuit aussi longtemps que se prolongea
l’effet du narcotique. Lorsqu’il se réveilla, il regarda avec
stupéfaction autour de lui, ne comprenant ni où il se trouvait, ni
ce qu’il lui arrivait. Il appela ses serviteurs, après diverses
exclamations de surprise, mais personne ne vint et nul ne
répondit. Ce fut sa femme, pour finir, qui arriva devant son lit et
qui lui dit : – Mon cher seigneur, vous m’avez commandé et
permis d’emporter du château ce que j’aimais le plus et ce que je
tenais comme le bien le plus précieux ; et comme je n’aime au
monde rien plus que vous, comme je n’ai aucun bien qui me soit
plus précieux, je vous ai pris avec moi pour vous garder dans ma
chaumière ! Le roi en eut les larmes aux yeux. – Ma chère femme,
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lui dit-il, tu es mienne comme je suis tien ! Il la ramena dans le
château royal pour y célébrer de nouvelles noces avec elle – et
sans doute y vivent-ils encore à l’heure qu’il est.
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Jean-le-Fidèle
Il était une fois un vieux roi malade qui, sentant la mort
approcher fit appeler son plus dévoué serviteur. Il lui dit :
« Fidèle Jean, je vais bientôt quitter cette terre, et je
n’emporte qu’un seul regret : laisser derrière moi un fils trop
jeune pour savoir se conduire lui-même et gouverner son
royaume. Si tu ne me promets pas de lui enseigner tout ce qu’il
doit savoir et de lui servir de guide, je ne saurai mourir en paix. »
Le fidèle Jean était vieux, il répondit pourtant : « Je ne
quitterai jamais le prince et je le servirai de toutes mes forces,
même si je dois les épuiser à son service.
– Merci, fidèle Jean, dit le roi. Grâce à toi je mourrai en
paix… Après ma mort, tu feras visiter à mon fils tout le château,
depuis le sommet des tours jusqu’aux oubliettes les plus
profondes ; tu lui montreras où sont les trésors et les réserves,
mais tu ne le laisseras pas pénétrer dans la dernière chambre de
la tour du nord. Là, se trouve le portrait de la princesse du Castel
d’Or. S’il le voit, de grands malheurs en découleront et mieux vaut
ignorer l’existence de cette princesse que de chercher à
l’approcher. »
Le fidèle Jean s’engagea à respecter les volontés du roi
mourant et peu après celui-ci rendit l’âme.
Quand le temps du deuil fut écoulé, le fidèle serviteur dit à
son nouveau maître :
« Il est temps pour vous de connaître votre héritage. Venez
avec moi, je vais vous faire visiter le château de vos pères. »
Il conduisit le jeune roi à travers les salles et les galeries, les
escaliers et les tourelles, lui fit admirer bien des tapisseries et des
meubles précieux, ouvrit de nombreux coffres pleins d’or ou de
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monnaies rares, mais laissa bien close la porte de la tour du nord,
où se trouvait le portrait de la princesse du Castel d’Or.
Ce portrait se trouvait placé de telle sorte qu’on le voyait dès
qu’on entrait dans la pièce, et il était peint de si merveilleuse
façon qu’on croyait voir la princesse sourire et respirer, comme si
elle se tenait là, vivante.
Le jeune roi, cependant, remarqua que le fidèle Jean passait
devant cette porte sans l’ouvrir et lui en demanda la raison.
« Parce que, répondit le fidèle Jean, il y a dans cette pièce
quelque chose qui vous ferait peur.
« Je veux le voir », répéta le jeune roi, cherchant à ouvrir la
porte, mais Jean le retint.
« Non, dit-il, j’ai promis au roi votre père que vous ne verriez
pas ce que contient cette pièce. Si vous y jetiez un seul coup d’œil,
les plus grands malheurs pourraient en résulter et pour vous et
pour votre royaume.
– Le plus grand malheur, dit le prince, serait plutôt que je ne
puisse y entrer, car alors, de jour ni de nuit, je ne pourrai trouver
le repos. Je ne bougerai pas d’ici tant que tu n’auras pas ouvert
cette porte. » Le fidèle Jean comprit que le jeune roi ne
changerait pas d’avis ; alors il prit son trousseau de clefs, en
choisit une et, à regret, l’introduisit dans la serrure.
Il pénétra le premier dans la pièce, espérant avoir le temps de
couvrir le tableau, mais il était déjà trop tard : le prince, entré sur
ses talons, vit le portrait, son regard rencontra celui de la
princesse et il tomba sur le plancher, évanoui.
« Le malheur est arrivé. Qu’allons-nous devenir, à présent ? »
se dit le fidèle Jean avec angoisse.
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Enfin le roi ouvrit les yeux. Ses premières paroles furent pour
demander qui était cette ravissante princesse, et quand le fidèle
serviteur eut répondu à sa question, il dit :
« Si toutes les feuilles de tous les arbres étaient des langues
parlant nuit et jour, elles ne sauraient assez dire à quel point je
l’aime. Ma vie dépend d’elle et je pars immédiatement à sa
recherche. Toi, qui es mon fidèle Jean, tu m’accompagneras. »
Le fidèle serviteur essaya de raisonner son maître, mais ce fut
bien inutile. Il comprit qu’il fallait lui céder et, après avoir
longuement réfléchi, il mit au point un projet qui devait lui
permettre d’arriver auprès de l’inaccessible princesse.
« Tout ce qui entoure le roi et sa fille est en or, dit-il enfin à
son maître, et elle n’aime que ce qui est en or. Dans votre trésor il
y a cinq tonnes de ce métal précieux, mettez-les à la disposition
de vos orfèvres afin qu’ils les transforment en objets de toutes
sortes, qu’ils les décorent d’oiseaux et de bêtes sauvages ; je sais
que cela lui plaira. Dès que tout sera prêt, nous embarquerons et
tenterons notre chance. »
Tout fut fait comme Jean l’avait proposé.
Les orfèvres travaillèrent nuit et jour, ciselèrent des
merveilles par centaines, un navire fut équipé, le fidèle Jean et le
roi revêtirent des costumes de marchands, afin de n’être pas
reconnus, puis les voiles furent hissées et le navire cingla vers le
large, en direction du lointain point sur l’horizon où s’élevait le
Castel d’Or.
Quand ils abordèrent cette île lointaine, le fidèle Jean
recommanda au roi de rester à bord, tandis que lui-même
chercherait à approcher la princesse. Il descendit à terre,
emportant de précieuses coupes d’or, escalada une falaise et
arriva près d’une rivière. Là, une jeune servante puisait de l’eau
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dans deux seaux d’or et, quand elle vit paraître cet étranger, elle
lui demanda ce qu’il désirait.
« Je suis un marchand », lui répondit Jean, laissant entrevoir
le contenu des ballots qu’il avait apportés.
« Oh ! s’écria la servante, si la fille du roi voyait ces
merveilles, elle vous les achèterait certainement », et entraînant
le faux marchand, elle le conduisit au château dont de hauts
remparts et d’innombrables gardiens défendaient l’accès.
Quand la princesse eut aperçu les coupes d’or, elle les prit une
à une, les admira et dit : « Je vous les achète. » Mais le fidèle Jean
répondit : « Je ne suis que le serviteur d’un riche marchand. Ce
que je vous montre ici n’est rien en comparaison de ce qu’il
transporte à bord de son navire.
– Alors qu’il apporte ici toute sa cargaison, ordonna la
princesse.
« Cela demanderait des jours et des jours, répondit Jean, et
votre palais, si grand qu’il soit, ne l’est pas assez pour contenir
tant de merveilles. »
Ces mots ne firent qu’exciter davantage la convoitise de la
princesse qui demanda à Jean de la conduire jusqu’au bateau.
Il obéit avec la plus grande joie, et le roi, quand il vit paraître
la princesse, reconnut que sa beauté était encore plus grande qu’il
ne l’avait cru en voyant le tableau. Il la fit descendre dans les cales
de son navire où, sur des brocarts tissés d’or, il avait disposé des
coffres débordant de bijoux, de plats, de statuettes et de
candélabres. Tout était de l’or le plus pur, et les fines ciselures
brillaient au soleil ou luisaient dans les coins d’ombre, d’un
insoutenable éclat.
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Pendant ce temps, le fidèle Jean était resté sur le pont, auprès
du timonier. Sur ses ordres, l’ancre fut levée sans bruit, les voiles
hissées en silence et, seul, le léger clapotement des vagues contre
la coque et la houle maintenant un peu plus forte trahirent le
moment où le navire, tournant sur son erre, prit le large et alla
vers d’autres cieux.
Mais la princesse était bien trop absorbée dans sa
contemplation pour remarquer quoi que ce soit. Plusieurs heures
s’écoulèrent avant qu’elle eût achevé de tout voir, de tout admirer,
et lorsque, enfin, elle prit congé du marchand, la nuit était
presque venue.
Elle remonta sur le pont, vit les matelots à la manœuvre, les
voiles gonflées par le vent et, à l’horizon, la terre comme un mince
et lointain fil, maintenant hors d’atteinte.
« Ah ! s’écria-t-elle, je suis trahie ! Un vil marchand m’a prise
au piège et m’emporte loin de mon père.
– Rassurez-vous, lui dit le roi en la prenant par la main, il est
vrai que je vous ai enlevée par ruse, mais je ne suis pas un vil
marchand. Mon père était un roi aussi puissant que le vôtre et je
suis votre égal par la naissance. J’ai agi par ruse, mais l’amour est
mon excuse : je ne pense qu’à vous depuis ce jour où j’ai
découvert votre portrait, et ne saurais plus vivre sans vous. »
Quand la princesse entendit ces mots, son cœur changea, elle
regarda le roi avec plus de complaisance et accepta de devenir sa
femme.
Le voyage se poursuivit dans le calme et le bonheur, mais un
jour où le fidèle Jean, assis sur le pont, jouait de la flûte, il vit
voler trois corbeaux. Il écouta ce qu’ils disaient, car il comprenait
le langage des bêtes.
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Le premier croassait : « Le roi croit avoir conquis la princesse
du Castel d’Or.
– Il n’est pas au bout de ses peines, répondit le second.
– Hélas ! bien des épreuves l’attendent encore », fit le
troisième.
Alors le premier reprit : « Quand il abordera dans son
royaume, un cheval couleur de feu bondira vers lui. S’il
l’enfourche, ce cheval l’emportera dans les airs, et jamais plus il
ne verra celle qu’il aime.
– Il y a un moyen d’éviter ce malheur, dit le second corbeau.
– Oui, reprit le premier, il y en a un. Si quelqu’un prend le
pistolet qui se trouve dans les étuis de la selle et abat la bête, le
jeune roi sera sauvé. Mais qui peut savoir cela ? Et si quelqu’un le
savait et le disait, il serait immédiatement changé en pierre
depuis la plante des pieds jusqu’aux genoux. »
Alors le second corbeau reprit la parole.
« Mais ce n’est pas tout, dit-il. Même si le jeune roi échappait
à ce danger, il n’aurait pas encore conquis son épouse. Quand
celle-ci entrera dans son palais, elle verra une robe de mariée, si
belle qu’elle ne pourra résister au désir de l’essayer. Alors, elle
sera perdue, car la robe est de soufre et de poix et la consumera
jusqu’à la moelle des os.
– N’y a-t-il aucun moyen de la sauver ? demanda le troisième.
– Il n’en est qu’un seul. Mettre une paire de gants de cuir, lui
enlever sa robe et la jeter au feu. Mais qui fera cela ? Personne ne
le sait, personne ne le devinera et quiconque le saurait et le dirait
serait changé en pierre depuis les genoux jusqu’au cœur. »
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Le fidèle Jean ne disait rien, mais il écoutait toujours,
l’angoisse au cœur.
Alors le troisième corbeau parla. « Je sais encore autre chose,
dit-il. Même si la princesse n’était pas consumée par sa robe, les
jeunes mariés ne seraient pas encore sauvés. Après le mariage il y
aura un bal, la jeune reine s’évanouira et si personne ne lui prend
trois gouttes de sang au poignet droit pour les jeter au loin, elle
mourra… Mais quiconque sachant ceci le répéterait à haute voix,
des pieds à la tête il serait immédiatement transformé en pierre. »
Après avoir dit cela les trois corbeaux s’envolèrent, et Jean
demeura plongé dans ses tristes pensées, sachant cette fois qu’il
ne pouvait sauver son maître sans lui-même perdre la vie.
Comme les corbeaux l’avaient dit, dès que le bateau eut
accosté, un cheval à la robe de feu apparut sur la plage, et le roi
enthousiasmé par son allure, s’apprêta à l’enfourcher. Le fidèle
Jean n’eut que le temps de saisir le pistolet dans les fontes et
d’abattre l’animal.
Alors les autres serviteurs, jaloux de Jean, s’écrièrent : « Quel
massacre inutile ! Ce cheval aurait été le plus bel ornement des
écuries royales. » Mais le roi les fit taire. « Il est mon fidèle Jean,
dit-il, tout ce qu’il fait est bien fait. » Les jaloux se regardèrent,
déçus, mais ne purent insister.
Avec des clameurs de joie, un cortège triomphal se forma qui
accompagna le jeune monarque et la princesse jusqu’à leur
château.
Là, dans la première salle, étalée sur un large fauteuil, se
trouvait une robe de mariée, si belle qu’elle paraissait tissée d’or
et d’argent.
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En la voyant, le roi voulut la prendre et l’offrir à sa fiancée,
mais Jean veillait. De ses mains gantées de cuir il se saisit de la
robe et la jeta dans la cheminée où brûlait un grand feu. De
hautes flammes bleues s’élevèrent, répandant une odeur
épouvantable, mais les serviteurs du roi, saisissant cette nouvelle
occasion de nuire à Jean et de le ruiner dans l’esprit de son
maître, s’écrièrent : « Il est devenu fou. Il a brûlé la robe de la
mariée !
« Laissez-le, leur dit le roi, il est mon fidèle Jean. Ce qu’il fait
ne peut être que bien fait. » Et pourtant, il commençait à
s’étonner de le voir agir de façon si étrange et le priver tour à tour
d’un cheval tel qu’il ne pourrait jamais en avoir dans ses écuries
et d’une robe telle qu’aucun tailleur de son royaume n’aurait pu
l’imiter.
Quelques jours plus tard, le mariage royal fut célébré en
grande pompe. Après la cérémonie, un fastueux bal fut donné et
la mariée fut la première à danser. Le fidèle Jean ne la quittait
pas des yeux et commençait à croire que les corbeaux s’étaient
trompés, lorsque soudain, il la vit pâlir et s’affaisser sur le sol,
blanche comme morte. Tous les assistants crièrent et s’affolèrent,
mais le fidèle Jean, les écartant, se précipita, releva le corps
inanimé et, l’emportant dans la chambre royale, l’étendit sur le
lit.
Puis saisissant son poignard, il fit jaillir trois gouttes de sang
du poignet droit de la reine et les jeta au loin.
Cette fois, les serviteurs n’eurent même pas besoin de
s’indigner. Le roi avait tout vu et se mit en colère. Il avait des
médecins à sa cour, c’était à eux de soigner la reine, et non à ce
vieux serviteur de lui ouvrir les veines avec son poignard sale et
d’éparpiller au loin son sang. Peut-être même crut-il que Jean
allait tuer la reine, comme il avait tué le cheval. On ne sait pas,
mais sa colère fut terrible et, désignant le fidèle Jean à ses
gardes : « Qu’on le jette en prison ! » ordonna-t-il.
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Peu après, la reine reprenait connaissance, mais ne put faire
fléchir la colère de son époux : le fidèle Jean fut jugé le lendemain
et condamné à être pendu. Il ne s’insurgea pas et dit seulement :
« Tout condamné à mort a le droit de parler. Me refuserez-vous
ce droit ?
– Non, dit le roi. Nous t’écoutons.
– J’ai été injustement condamné, sire, dit Jean, car je n’ai
jamais cessé de vous être fidèle. » Puis, il répéta la conversation
des corbeaux, telle qu’il l’avait surprise à bord du navire, et
expliqua comment, pour sauver son maître, il avait dû agir
comme il l’avait fait.
« Qu’on lui rende la liberté ! s’écria alors le roi. Comment aije pu douter de toi, ô mon fidèle Jean ? Me le pardonneras-tu
jamais ? »
Mais le fidèle Jean ne répondit pas car son corps changé en
pierre ne pouvait plus bouger et, à la dernière de ses paroles, sa
langue elle-même s’était pétrifiée.
Quand le roi comprit cela, il fut saisi d’un affreux chagrin. Il
reconnut que son serviteur avait sauvé sa vie et celle de son
épouse en sacrifiant la sienne et que rien désormais ne pourrait
réparer l’affreuse injustice qu’il venait de commettre. La reine,
informée de la chose, partagea ses regrets et ordonna que le corps
du fidèle Jean, devenu statue de pierre, fût érigé sur la place
d’honneur, dans la plus belle salle du palais.
La statue resta là dix ans. Dix ans pendant lesquels le roi et la
reine eurent trois enfants et gouvernèrent sagement leur
royaume, mais leur bonheur était entaché de l’incessant regret
d’avoir méconnu la fidélité de leur serviteur.
- 19 -
Or, un soir, le roi, assis à sa fenêtre, vit voler trois corbeaux
et, à sa grande surprise, entendit leur langage.
« Voilà dix ans aujourd’hui, disait le premier, que le fidèle
Jean n’est plus que statue immobile et sans voix.
– Il est un moyen de lui rendre la parole, dit le second, mais
le roi ni la reine ne s’y résigneront jamais.
– Hélas ! non, dit le troisième, car il leur faudrait sacrifier
toutes leurs richesses et en faire don aux pauvres.
– À ce prix pourtant, le fidèle Jean recouvrerait la parole et la
vue.
– Il est aussi, reprit le premier corbeau, un moyen de faire
battre de nouveau son cœur, mais le roi ni la reine ne sauraient
consentir.
– Hélas ! non, dit le troisième, car il leur faudrait alors perdre
leur couronne et renoncer au trône.
– À ce prix, pourtant, le cœur du fidèle Jean se remettrait à
battre.
– Et son corps tout entier pourrait reprendre vie, dit le
troisième, si le roi et la reine abandonnaient leur royaume pour
sauver celui qui les a sauvés trois fois.
– Hélas ! ils n’accepteront jamais de partir comme des
mendiants, nu-pieds et la besace au dos, vêtus de guenilles, eux et
leurs enfants.
– Hélas ! Hélas ! » croassèrent les corbeaux et ils s’en furent
tous à tire-d’aile.
- 20 -
Le roi appela la reine, et une heure plus tard un héraut
parcourait la ville invitant tous les pauvres à se rendre au château
pour y recevoir une part du trésor royal. Quand la distribution fut
faite, la statue de pierre tourna la tête, ses yeux s’ouvrirent et sa
bouche prononça ces mots :
« Je n’ai fait que tenir la promesse faite au roi votre père. »
Le monarque fut si heureux d’entendre de nouveau la voix de
son fidèle Jean que, poussant un cri de joie, il saisit un
parchemin, et signa son acte d’abdication.
Alors, le cœur de la statue de pierre se mit à battre, et le fidèle
Jean dit :
« Sire, ne vous dépouillez pas pour moi.
– Je ne puis faire moins pour toi que tu n’as fait pour moi »,
répondit le roi. Il ôta ses riches vêtements, se vêtit de guenilles et
partit avec sa femme et ses enfants pieds nus et besace au dos. Le
fidèle Jean tenta de le retenir, mais ses jambes de pierre le
rivaient au sol, loin de son roi qui refusait de l’écouter et s’en
allait.
Alors la force de son amour l’emporta sur la pesanteur de la
matière et l’on vit Jean, marchant sur ses jambes pétrifiées,
traverser le palais, descendre le perron et se jeter aux genoux de
son maître pour le supplier de ne pas partir.
« Tu es mon fidèle Jean, lui dit alors le roi. Tout ce que tu
veux, je le veux », et il remonta sur son trône.
Le trésor du roi demeura vide et Jean conserva ses jambes de
pierre, mais à travers le temps et à travers l’espace jamais ne
régna un monarque plus heureux que celui-là, qui avait appris
qu’un serviteur fidèle vaut tous les trésors du monde.
- 21 -
- 22 -
Jorinde et Joringel
Il était une fois un vieux château au cœur d’une grande forêt
épaisse où vivait toute seule une vieille femme qui était une très
grande magicienne. Le jour, elle se transformait en chatte ou en
chouette, mais le soir elle reprenait ordinairement forme
humaine. Elle avait le pouvoir d’attirer les oiseaux et le gibier, et
elle les tuait ensuite pour les faire cuire et rôtir. Si quelqu’un
approchait du château à plus de cent pas, il était forcé de s’arrêter
et ne pouvait plus bouger de là tant qu’elle ne l’avait pas délivré
d’une formule magique : mais si une pure jeune fille entrait dans
ce cercle de cent pas, elle la métamorphosait en oiseau, puis elle
l’enfermait dans une corbeille qu’elle portait dans une chambre
du château. Elle avait bien sept mille corbeilles de cette sorte
dans le château avec un oiseau aussi rare dans chacune d’elle.
Or, il était une fois une jeune fille qui s’appelait Jorinde ; elle
était plus belle que toutes les autres filles. Et puis il y avait un très
beau jeune homme nommé Joringel : ils s’étaient promis l’un à
l’autre. Ils étaient au temps de leurs fiançailles et leur plus grand
plaisir était d’être ensemble.
Un jour, ils allèrent se promener dans la forêt afin de pouvoir
parler en toute intimité.
– Garde-toi, dit Joringel, d’aller aussi près du château.
C’était une belle soirée, le soleil brillait entre les troncs
d’arbres, clair sur le vert sombre de la forêt, et la tourterelle
chantait plaintivement sur les vieux hêtres. Jorinde pleurait par
moment, elle s’asseyait au soleil et gémissait ; Joringel gémissait
lui aussi. Ils étaient aussi consternés que s’ils allaient mourir ; ils
regardaient autour d’eux, ils étaient perdus et ne savaient pas
quelle direction ils devaient prendre pour rentrer chez eux. Il y
avait encore une moitié de soleil au-dessus de la montagne,
l’autre était déjà derrière. Joringel regarda à travers les taillis et
vit la vieille muraille du château tout près de lui ; il fut pris
- 23 -
d’épouvante et envahi par une angoisse mortelle. Jorinde se mit à
chanter :
« Mon petit oiseau bagué du rouge anneau, Chante douleur,
douleur :
Te voilà chantant sa mort au tourtereau,
Chante douleur, doul…tsitt, tsitt, tsitt. »
Joringel se tourna vers Jorinde. Elle était transformée en
rossignol qui chantait « Tsitt, Tsitt ». Une chouette aux yeux de
braise vola trois fois autour d’elle et par trois fois cria « hou, hou,
hou ». Joringel ne pouvait plus bouger : il restait là comme une
pierre, il ne pouvait ni pleurer, ni parler, ni remuer la main ou le
pied. À présent, le soleil s’était couché : la chouette vola dans le
buisson, et aussitôt après une vieille femme en sortit, jaune,
maigre et voûtée avec de grands yeux rouges et un nez crochu
dont le bout lui atteignait le menton. Elle marmonna, attrapa le
rossignol et l’emporta sur son poing. Joringel ne put rien dire, ne
put pas avancer : le rossignol était parti.
Enfin, la femme revint et dit d’une voix sourde :
« Je te salue, Zachiel, si la lune brille sur la corbeille, détachele, Zachiel, au bon moment. »
Alors Joringel fut délivré. Il tomba à genoux devant la femme
et la supplia de lui rendre sa Jorinde, mais elle déclara qu’il ne
l’aurait plus jamais et s’en alla. Il appela, pleura et se lamenta,
mais ce fut en vain.
Joringel s’en fut et finit par arriver dans un village inconnu
où il resta longtemps à garder les moutons. Il allait souvent
tourner autour du château, mais pas trop près. Enfin, une nuit, il
rêva qu’il trouvait une fleur rouge sang avec une belle et grosse
perle en son cœur. Il cueillait cette fleur et l’emportait pour aller
- 24 -
au château : tout ce qu’il touchait avec la fleur était délivré de
l’enchantement, et il rêva aussi qu’il avait trouvé Jorinde de cette
manière.
En se réveillant le matin, il se mit en quête par monts et par
vaux d’une fleur semblable : il chercha jusqu’au neuvième jour, et
voilà qu’à l’aube il trouva la fleur rouge sang. En son cœur, il y
avait une grosse goutte de rosée, aussi grosse que la perle la plus
belle.
Il porta cette fleur jour et nuit jusqu’à ce qu’il arrivât au
château. Quand il s’approcha à cent pas du château, il ne fut point
cloué sur place, mais il continua à marcher jusqu’à la porte.
Joringel s’en réjouit fort, il toucha la porte de sa fleur et elle
s’ouvrit d’un coup. Il entra, traversa la cour, prêtant l’oreille pour
savoir s’il n’entendrait pas les nombreux oiseaux : enfin, il les
entendit. Il alla dans cette direction et trouva la salle où la
magicienne était en train de donner à manger aux oiseaux dans
leurs sept mille corbeilles.
Quand elle aperçut Joringel, elle se fâcha : prise d’une grande
fureur, elle l’injuria et vomit tout son fiel contre lui, mais elle ne
put pas l’approcher à plus de deux pas. Il ne tint pas compte de la
magicienne et alla examiner les corbeilles aux oiseaux ; mais c’est
qu’il y avait là des centaines de rossignols. Comment allait-il
retrouver sa Jorinde maintenant ?
Pendant qu’il regardait ainsi, il s’aperçut que la sorcière
s’emparait à la dérobée d’une petite corbeille contenant un oiseau
et gagnait la porte avec elle. Sur-le-champ il bondit sur elle,
toucha la petite corbeille avec sa fleur et la vieille femme aussi :
maintenant elle ne pouvait plus rien ensorceler, et Jorinde était
là, le tenant embrassé, aussi belle qu’elle l’était auparavant. Alors
Joringel refit aussi de tous les autres oiseaux des jeunes filles,
puis il rentra avec sa Jorinde, et ils vécurent longtemps heureux.
- 25 -
La Lampe bleue
Pendant de longues années, un soldat avait servi le roi
fidèlement. Mais lorsque la guerre vint à finir et que le soldat ne
put plus servir à cause de ses nombreuses blessures, le Roi lui
dit : « Tu peux t’en aller, je n’ai plus besoin de toi. Tu ne recevras
plus d’argent : seuls ceux qui peuvent accomplir un travail se
méritent un salaire. »
Le soldat, ne sachant pas comment il gagnerait sa vie, s’en
alla, inquiet. Il marcha toute la journée et, le soir venu, il se
retrouva dans une forêt. À la nuit tombante, il aperçut une
lumière, s’en rapprocha, et arriva à une maison habitée par une
sorcière. « Donne-moi un lit, de quoi manger et de quoi boire »,
lui dit le soldat, « je languis. » « Oh ! Oh ! », répondit la sorcière,
« qui oserait donner quelque chose à un soldat égaré ? Allons, je
serai miséricordieuse et je t’accueillerai, mais à condition que tu
fasses ce que je demande. » « Et que veux-tu ? », demanda le
soldat. « Je veux que demain tu bêches mon jardin. »
Le soldat consentit et, le jour suivant, il travailla avec la plus
grande ardeur. Mais il ne put terminer le travail avant la nuit.
« Je vois bien », dit la sorcière, « que tu n’en peux plus
aujourd’hui ; je vais donc te garder une autre nuit. Mais pour cela,
demain tu devras me fendre une corde de bois et en faire du petit
bois. » Cela lui prit toute la journée. Au soir, la sorcière lui offrit
de rester encore une nuit. « Demain, tu devras seulement
accomplir un tout petit travail pour moi. Derrière ma maison, il y
a vieux puits asséché, dans lequel est tombée ma lampe. Elle
brille d’une lumière bleue et ne s’éteint jamais. Tu devras me la
rapporter. »
Le jour suivant, la vieille sorcière le conduisit au puits. Elle le
fit s’asseoir dans un panier et le descendit tout au fond. Il trouva
la lampe, et fit un signe à la sorcière, lui signifiant qu’elle devait le
remonter. Elle le tira vers là-haut, mais lorsque qu’il fut tout près
du bord, elle tendit la main et tenta de lui prendre la lampe bleue.
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« Non », dit le soldat en devinant les mauvaises intentions de la
sorcière, « je ne te donnerai pas la lampe avant d’avoir remis les
deux pieds sur la terre ferme. » Cela mit la sorcière en colère ; elle
le laissa retomber au fond du puits, et elle s’éloigna.
Le pauvre soldat tomba sur le sol humide, sans se faire mal
toutefois. La lampe bleue continuait à briller ; mais en quoi cela
pourrait-il l’aider ? Il crut bien qu’il n’échapperait pas à la mort.
Triste, il s’assied un moment, puis il fouilla dans sa poche et y
trouva sa pipe encore à moitié pleine. « Ce sera mon dernier
plaisir », se dit-il. Il prit la pipe, l’alluma à la flamme de la lampe
bleue, et commença à fumer. Alors que les volutes s’élevaient
dans le puits, un génie apparut devant le soldat et lui demanda :
« Maître, qu’elles sont tes ordres ? ». « Que m’est-il possible de
t’ordonner ? », répliqua le soldat avec étonnement. « Je dois faire
tout ce que m’ordonneras », répondit le génie. « Hé bien ! », dit le
soldat, « aide-moi d’abord à sortir de ce puits. »
Le génie le prit par la main et le conduisit au travers d’un
passage secret. Il n’oublia pas d’emporter la lampe bleue. Il lui
montra en chemin les trésors que la sorcière avait accumulés et
cachés là. Le soldat ramassa autant d’or qu’il pouvait en
emporter. Quand il arriva en haut, il dit au génie : « Maintenant
va, capture la sorcière, et amène-la devant le tribunal. » Peu
après, elle passa rapide comme le vent, un chat sauvage en guise
de monture, en poussant des cris effroyables. Le génie ne tarda
pas à revenir, et dit : « La cause a été entendue, et la sorcière sera
bientôt sur le bûcher. Maître, que désires-tu encore. » « Pour
l’instant, rien », répondit le soldat. « Tu peux retourner chez toi ;
mais tiens-toi prêt à venir si je t’appelle. » « Ce ne sera pas
nécessaire, dit le génie, puisque tu n’as qu’à allumer ta pipe avec
la lampe bleue pour que j’apparaisse juste devant toi ». Làdessus, il disparut.
Le soldat retourna dans la ville d’où il venait. Il descendit
dans la meilleure auberge et se fit faire de beaux habits. Puis il
demanda à l’aubergiste de lui aménager une chambre le plus
magnifiquement possible. Lorsque cela fut fait, il appela le génie
- 27 -
et lui dit : « J’ai servi le roi fidèlement, mais il m’a renvoyé et
laissé affamé, sans gagne-pain. Pour cela, je me vengerai. » « Que
puis-je faire ? », demanda le génie. « Cette nuit, lorsque la
princesse sera au lit, amène-là ici encore endormie ; elle devra
être ma servante. » Le génie répondit : « Pour moi c’est très
facile, mais pour toi c’est plutôt dangereux. Si on venait à
l’apprendre, ça irait très mal pour toi. »
Lorsque minuit sonna, la porte s’ouvrit, et le génie amena la
princesse à l’intérieur. « Ah ! ah ! te voilà enfin ! », s’exclama le
soldat. « Allez, prends le balai et nettoie la pièce. » Tandis que la
princesse s’affairait, le soldat lui ordonna de venir près de son
fauteuil. Il s’allongea les jambes et dit : « Enlève-moi mes
bottes. » La princesse dut les lui enlever, les nettoyer et les faire
briller. Elle fit tout ce qu’il lui ordonna, sans opposition, muette,
et les yeux mi-clos. Au premier chant du coq, le génie ramena la
princesse dans son lit, au château.
Le lendemain matin, lorsque la princesse se leva, elle alla voir
son père et lui raconta qu’elle avait fait un rêve étrange : « Je
défilais dans des rues à la vitesse de l’éclair et je me retrouvais
dans la chambre d’un soldat. J’étais sa servante et devais faire
toutes sortes de travaux ménagers : balayer la chambre, nettoyer
les bottes… Ce n’était qu’un rêve, et pourtant je me sens si
fatiguée, comme si j’avais vraiment fait tout cela ! » « Mais peutêtre n’était-ce pas un rêve », dit le roi. « Je vais te donner un
conseil : fais un petit trou au fond de tes poches, lesquelles tu
rempliras de petits pois. Si on t’enlève encore, les pois tomberont
et laisseront une piste dans les rues. »
Tandis que le roi parlait, le génie se tenait là, invisible,
écoutant tout. La nuit, comme la princesse se faisait transporter
dans les rues, tous les petits pois tombèrent de ses poches. Mais
ils ne laissèrent pas de piste puisque le génie avait répandu des
pois dans toutes les rues. La princesse dut encore faire la servante
jusqu’au chant du coq.
- 28 -
Au matin, le roi envoya ses gardes pour qu’ils suivent les
traces ; mais c’était peine perdue ! Dans toutes les rues, des
enfants pauvres étaient assis et mangeaient les petits pois en
disant : « Cette nuit, il a plu des petits pois ». « Nous devrons
trouver autre chose », se dit le roi. Il s’adressa à la princesse :
« Garde tes souliers lorsque tu iras te coucher. Et avant que tu ne
reviennes de là-bas, caches-en un ; j’arriverai bien à le
retrouver. » Le génie découvrit le pot aux roses et le soir, lorsque
le soldat lui ordonna d’aller chercher la princesse, il lui raconta
tout. Il lui expliqua que contre une telle ruse, il ne connaissait pas
de parade, et que si l’on retrouvait le soulier chez lui, cela pourrait
tourner mal. « Fais ce que je t’ai dit », répliqua le soldat. La
princesse dut encore faire la servante pour une troisième nuit.
Mais avant qu’on la ramenât chez elle, elle cacha un soulier sous
le lit.
Le lendemain matin, le roi fit rechercher le soulier de sa fille
dans toute la ville ; il fut retrouvé chez le soldat. Celui-ci, avec
l’aide des gens de la rue, avait déjà fui jusqu’aux portes de la ville.
Il fut bientôt arrêté et jeté en prison. Dans sa fuite, le soldat avait
oublié d’emporter ce qu’il avait de plus précieux : la lampe bleue,
et son or. Il ne lui restait qu’un écu dans sa poche.
Tandis qu’il se tenait à la fenêtre de sa prison, le soldat vit un
de ses amis qui passait dehors. Il frappa à la fenêtre pour le faire
s’approcher et lui dit : « Sois bon et rapporte-moi le balluchon
que j’ai laissé à l’auberge ; pour cela, je te donnerai un écu. »
L’ami partit, puis ramena ce que le soldat lui avait demandé.
Aussitôt seul, le soldat alluma sa pipe et fit apparaître le génie.
« Sois sans crainte. », dit le génie à son maître, « Vas là où ils
t’emmèneront, laisse faire les choses. Et n’oublie pas d’apporter la
lampe bleue. »
Le jour suivant, on tint un procès contre le soldat, et bien
qu’il n’eût rien fait de bien méchant, le juge le condamna à mort.
Alors qu’on l’amenait dehors, le soldat demanda au roi une
dernière faveur. « Quelle est-elle ? », demanda le roi. « J’aimerais
pouvoir fumer ma pipe sur le chemin de la potence ». « Tu peux
- 29 -
la fumer », répondit le roi. » « Et trois fois plutôt qu’une. Mais ne
va surtout pas croire que je te laisserai la vie sauve. »
Alors le soldat sortit sa pipe et l’alluma à l’aide de lampe
bleue. Et à peine deux ronds de fumée s’étaient-ils envolés que,
déjà, le génie se tenait là, un gourdin à la main. Il dit : « Que
désires-tu, mon Maître ? » « Donne une bonne raclée au juge de
mauvaise foi et à ses sbires. Et n’épargne pas le roi ; il m’a fait
tellement de torts. » Le génie partit comme l’éclair, et pif, et paf, il
frappa çà et là. Et tous ceux qu’il frappait de son gourdin,
s’effondraient immédiatement sur le sol et n’osaient plus bouger.
Le roi, tout effrayé, se mit à supplier qu’on l’épargnât. Pour qu’on
lui laisse la vie sauve, il céda tout son royaume au soldat, et lui
donna à marier sa fille, la princesse.
- 30 -
Le Loup et les sept chevreaux
Il était une fois une vieille chèvre qui avait sept chevreaux et
les aimait comme chaque mère aime ses enfants. Un jour, elle
voulut aller dans la forêt pour rapporter quelque chose à manger,
elle les rassembla tous les sept et leur dit :
– Je dois aller dans la forêt, mes chers enfants. Faites
attention au loup ! S’il arrivait à rentrer dans la maison, il vous
mangerait tout crus. Ce bandit sait jouer la comédie, mais il a une
voix rauque et des pattes noires, c’est ainsi que vous le
reconnaîtrez.
– Ne t’inquiète pas, maman, répondirent les chevreaux, nous
ferons attention. Tu peux t’en aller sans crainte.
La vieille chèvre bêla de satisfaction et s’en alla.
Peu de temps après, quelqu’un frappa à la porte en criant :
– Ouvrez la porte, mes chers enfants, votre mère est là et vous
a apporté quelque chose.
Mais les chevreaux reconnurent le loup à sa voix rude.
– Nous ne t’ouvrirons pas, crièrent- ils. Tu n’es pas notre
maman. Notre maman a une voix douce et agréable et ta voix est
rauque. Tu es un loup !
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Le loup partit chez le marchand et y acheta un grand morceau
de craie. Il mangea la craie et sa voix devint plus douce. Il revint
ensuite vers la petite maison, frappa et appela à nouveau :
– Ouvrez la porte, mes chers enfants, votre maman est de
retour et vous a apporté pour chacun un petit quelque chose.
Mais tout en parlant, il posa sa patte noire sur la fenêtre ; les
chevreaux l’aperçurent et crièrent :
– Nous ne t’ouvrirons pas ! Notre maman n’a pas les pattes
noires comme toi. Tu es un loup !
Et le loup courut chez le boulanger et dit :
– Je me suis blessé à la patte, enduis-la-moi avec de la pâte.
Le boulanger lui enduisit la patte et le loup courut encore
chez le meunier.
– Verse de la farine blanche sur ma patte ! commanda-t-il.
– Le loup veut duper quelqu’un, pensa le meunier, et il fit des
manières. Mais le loup dit :
– Si tu ne le fais pas, je te mangerai.
Le meunier eut peur et blanchit sa patte. Eh oui, les gens sont
ainsi !
Pour la troisième fois le loup arriva à la porte de la petite
maison, frappa et cria :
– Ouvrez la porte, mes chers petits, maman est de retour de
la forêt et vous a apporté quelque chose.
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– Montre-nous ta patte d’abord, crièrent les chevreaux, que
nous sachions si tu es vraiment notre maman.
Le loup posa sa patte sur le rebord de la fenêtre, et lorsque les
chevreaux virent qu’elle était blanche, ils crurent tout ce qu’il
avait dit et ouvrirent la porte. Mais c’est un loup qui entra.
Les chevreaux prirent peur et voulurent se cacher. L’un sauta
sous la table, un autre dans le lit, le troisième dans le poêle, le
quatrième dans la cuisine, le cinquième s’enferma dans l’armoire,
le sixième se cacha sous le lavabo et le septième dans la pendule.
Mais le loup les trouva et ne traîna pas : il avala les chevreaux,
l’un après l’autre. Le seul qu’il ne trouva pas était celui caché dans
la pendule.
Lorsque le loup fut rassasié, il se retira, se coucha sur le pré
vert et s’endormit.
Peu de temps après, la vieille chèvre revint de la forêt. Ah,
quel triste spectacle l’attendait à la maison ! La porte grande
ouverte, la table, les chaises, les bancs renversés, le lavabo avait
volé en éclats, la couverture et les oreillers du lit traînaient par
terre. Elle chercha ses petits, mais en vain. Elle les appela par leur
nom, l’un après l’autre, mais aucun ne répondit. C’est seulement
lorsqu’elle prononça le nom du plus jeune qu’une petite voix
fluette se fit entendre :
– Je suis là, maman, dans la pendule !
Elle l’aida à en sortir et le chevreau lui raconta que le loup
était venu et qu’il avait mangé tous les autres chevreaux.
Imaginez combien la vieille chèvre pleura ses petits !
Toute malheureuse, elle sortit de la petite maison et le
chevreau courut derrière elle. Dans le pré, le loup était couché
sous l’arbre et ronflait à en faire trembler les branches. La chèvre
- 33 -
le regarda de près et observa que quelque chose bougeait et
grouillait dans son gros ventre.
– Mon Dieu, pensa-t-elle, et si mes pauvres petits que le loup
a mangés au dîner, étaient encore en vie ?
Le chevreau dut repartir à la maison pour rapporter des
ciseaux, une aiguille et du fil. La chèvre cisailla le ventre du
monstre, et aussitôt le premier chevreau sortit la tête ; elle
continua et les six chevreaux en sortirent, l’un après l’autre, tous
sains et saufs, car, dans sa hâte, le loup glouton les avait avalés
tout entiers. Quel bonheur ! Les chevreaux se blottirent contre
leur chère maman, puis gambadèrent comme le tailleur à ses
noces. Mais la vieille chèvre dit :
– Allez, les enfants, apportez des pierres, aussi grosses que
possible, nous les fourrerons dans le ventre de cette vilaine bête
tant qu’elle est encore couchée et endormie.
Et les sept chevreaux roulèrent les pierres et en farcirent le
ventre du loup jusqu’à ce qu’il soit plein. La vieille chèvre le
recousit vite, de sorte que le loup ne s’aperçut de rien et ne
bougea même pas.
Quand il se réveilla enfin, il se leva, et comme les pierres lui
pesaient dans l’estomac, il eut très soif. Il voulut aller au puits
pour boire, mais comme il se balançait en marchant, les pierres
dans son ventre grondaient.
Cela grogne, cela gronde, mon ventre tonne !
J’ai avalé sept chevreaux, n’était-ce rien qu’une illusion ?
Et de lourdes grosses pierres les remplacèrent.
Il alla jusqu’au puits, se pencha et but. Les lourdes pierres le
tirèrent sous l’eau et le loup se noya lamentablement. Les sept
chevreaux accoururent alors et se mirent à crier :
- 34 -
– Le loup est mort, c’en est fini de lui !
Et ils se mirent à danser autour du puits et la vieille chèvre
dansa avec eux.
- 35 -
Les Lutins
I
C’était un cordonnier qui était devenu si pauvre, sans qu’il y
eût de sa faute, qu’à la fin, il ne lui reste à plus de cuir que pour
une seule et unique paire de chaussures. Le soir, donc, il le
découpa, comptant se remettre au travail le lendemain matin et
finir cette paire de chaussures ; et quand son cuir fût taillé, il alla
se coucher, l’âme en paix et la conscience en repos ; il se
recommanda au bon Dieu et s’endormit.
Au lieu du cuir le lendemain matin, après avoir fait sa prière,
il voulait se remettre au travail quand il vit, sur son établi, les
souliers tout faits et complètement finis. Il en fut tellement
étonné qu’il ne savait plus que dire. Il prit les chaussures en main
et les examina de près : le travail était impeccable et si finement
fait qu’on eût dit un chef-d’œuvre : pas le moindre point qui ne
fut parfait. Un acheteur arriva peu après, trouva les souliers fort à
son goût et les paya plus cher que le prix habituel. Avec l’argent,
le cordonnier put acheter assez de cuir pour faire deux paires de
chaussures, qu’il tailla le soir même, pensant les achever le
lendemain en s’y mettant de bonne heure. Mais le matin, quand il
arriva au travail, les deux paires de souliers étaient faites, posées
sur son établi, sans qu’il se fût donné la moindre peine ; au
surplus, les acheteurs ne lui manquèrent point non plus : et
c’étaient de vrais connaisseurs, car il lui laissèrent assez d’argent
pour qu’il pût acheter de quoi faire quatre paires de chaussures.
Et ces quatre paires-là aussi, il les trouva finies le matin quand il
venait, plein de courage, pour se mettre au travail. Et comme par
la suite, il en alla toujours de même et que ce qu’il avait coupé le
soir se trouvait fait le lendemain matin, le cordonnier se trouva
non seulement tiré de la misère, mais bientôt dans une
confortable aisance qui touchait presque à la richesse.
Peu de temps avant la Noël, un soir, après avoir taillé et
découpé son cuir, le cordonnier dit à sa femme au moment d’aller
au lit :
- 36 -
– Dis donc, si nous restions éveillés cette nuit pour voir qui
nous apporte ainsi son assistance généreuse ?
L’épouse en fut heureuse et alluma une chandelle neuve, puis
ils allèrent se cacher, tous les deux, derrière les vêtements de la
penderie et où ils restèrent à guetter. À minuit, arrivèrent deux
mignons petits nains tout nus qui s’installèrent à l’établi et qui,
tirant à eux les coupes de cuir, se mirent de leurs agiles petits
doigts à monter et piquer, coudre et clouer les chaussures avec
des gestes d’une prestesse et d’une perfection telles qu’on
n’arrivait pas à les suivre, ni même à comprendre comment c’était
possible. Ils ne s’arrêtèrent pas dans leur travail avant d’avoir
tout achevé et aligné les chaussures sur l’établi ; puis ils
disparurent tout aussi prestement.
Le lendemain matin, l’épouse dit au cordonnier :
– Ces petits hommes nous ont apporté la richesse, nous
devrions leur montrer notre reconnaissance : ils sont tout nus et il
doivent avoir froid à courir ainsi. Sais-tu quoi ? Je vais leur
coudre de petits caleçons et de petites chemises, de petites
culottes et de petites vestes et je tricoterai pour eux de petites
chaussettes ; toi, tu leur feras à chacun une petite paire de
souliers pour aller avec.
– Cela, dit le mari, je le ferai avec plaisir !
Et le soir, quand ils eurent tout fini, ils déposèrent leurs
cadeaux sur l’établi, à la place du cuir découpé qui s’y entassait
d’habitude, et ils allèrent se cacher de nouveaux pour voir
comment ils recevraient leur présent. À minuit, les lutins
arrivèrent en sautillant pour se mettre au travail ; quand ils
trouvèrent sur l’établi, au lieu du cuir, les petits vêtements
préparés pour eux, ils marquèrent de l’étonnement d’abord, puis
une grande joie à voir les jolies petites choses, dont ils ne
- 37 -
tardèrent pas à s’habiller des pieds à la tête en un clin d’œil, pour
se mettre aussitôt à chanter :
– Maintenant nous voilà comme de vrais dandys !
Pourquoi jouer encor les cordonniers ici ?
Joyeux et bondissants, ils se mirent à danser dans l’atelier, à
gambader comme de petits fous, sautant par-dessus chaises et
bancs, pour gagner finalement la porte et s’en aller, toujours
dansants. Depuis lors, on ne les a plus revus ; mais pour le
cordonnier tout alla bien jusqu’à son dernier jour, et tout lui
réussit dans ses activités comme dans ses entreprises.
II
Il y avait une fois une pauvre servante qui était travailleuse et
propre, qui balayait soigneusement chaque jour la maison et
portait les ordures sur un grand tas devant la porte. Un matin, de
bonne heure, comme elle arrivait déjà pour se mettre au travail,
elle y trouva une lettre ; mais comme elle ne savait pas lire, elle
laissa son balai dans un coin, ce matin-là, et alla montrer la lettre
à ses maîtres. C’était une invitation des lutins qui demandaient à
la servante de servir de marraine à l’un de leurs enfants. Elle
n’était pas décidée et ne savait que faire, mais à la fin, après
beaucoup de paroles, ses maîtres réussirent à la convaincre qu’on
ne pouvait pas refuser une invitation de cette sorte, et elle l’admit.
Trois lutins vinrent la chercher pour la conduire dans une
montagne creuse où vivaient les petits hommes. Tout y était petit,
mais si délicat, si exquis qu’on ne peut pas le dire. L’accouchée
reposait dans un lit noir d’ébène poli, à rosaces de perles, avec des
couvertures brodées d’or ; le minuscule berceau était d’ivoire et la
baignoire d’or massif.
La servante tint l’enfant sur les fonts baptismaux, puis voulut
s’en retourner chez ses maîtres, mais les lutins la prièrent
instamment de demeurer trois jours avec eux. Elle accepta et
- 38 -
demeura ces trois jours, qu’elle passa en plaisir est en joie, car les
petits hommes la comblèrent de tous ce qu’elle aimait. Quand
enfin elle voulut prendre le chemin du retour, ils lui bourrèrent
les poches d’or et l’accompagnèrent gentiment au bas de la
montagne. Arrivée à la maison, comme elle pensait avoir perdu
assez de temps, elle s’en alla tout droit chercher le balai qui était
toujours dans son coin. Elle commençait à balayer, quand des
gens qu’elle n’avait jamais vus descendirent et virent lui
demander qui elle était et ce qu’elle désirait. Parce que ce
n’étaient pas trois jours, mais bien sept ans qu’elle avait passés
chez les petits hommes de la montagne ; et ses anciens patrons
étaient morts dans l’intervalle.
III
Une mère avait eu son enfant enlevé du berceau par les lutins
qui avaient mis à sa place un petit monstre à grosse tête avec le
regard fixe, occupé seulement de boire et de manger. Dans sa
détresse, elle alla demander conseil à sa voisine, qui lui dit de
porter le petit monstre à la cuisine, de l’installer devant la
cheminée et d’allumer le feu pour faire bouillir de l’eau dans deux
coquilles d’œuf :
– Le monstre ne pourra pas s’empêcher de rire, lui dit-elle, et
dès l’instant qu’il rit, c’en est fini de lui.
La femme fit tout ce que sa voisine lui avait dit de faire, et
Grosse-Tête, en la voyant mettre l’eau à bouillir dans des
coquilles d’œufs, parla :
– Moi qui suis vieux pourtant
Comme les bois de Prusse,
Je n’avais jamais vu cuisiner et dans un œuf !
- 39 -
Et le voilà qui éclate de rire, et il riait encore quand déjà
surgissait toute une foule de lutins qui rapportèrent le véritable
enfant, l’installèrent devant le feu et emportèrent avec eux le
monstre à grosse tête.
- 40 -
La Maisonnée
– Toi, où tu vas ? – Moi ? Mais à Walpe. – Tu vas à Walpe, je
vais à Walpe, alors ça va, on y va donc ensemble.
– Es-tu mariée aussi ? Comment s’appelle ton mari ? – Henri,
c’est mon mari. – Ton mari c’est Henri, mon mari c’est Henri, tu
vas à Walpe, je vais à Walpe, alors ça va, on y va donc ensemble.
– Et tu as un enfant aussi ? Comment s’appelle ton petit ? –
Mon petit ? Bris. – Ton petit, Bris ; mon petit, Bris ; ton mari c’est
Henri, mon mari c’est Henri ; tu vas à Walpe, je vais à Walpe,
alors ça va, on y va donc ensemble.
– Un berceau, t’en as un ? Comment s’appelle ton berceau ? –
Hippoleau. – Hippoleau ton berceau, Hippoleau mon berceau ;
ton petit Bris, mon petit Bris, et ton mari Henri et mon mari
Henri ; tu vas à Walpe, je vais à Walpe, alors ça va, on y va donc
ensemble.
– Et un valet ? Comment s’appelle ton valet ? – Son nom c’est
Bienlefait. – Bienlefait ton valet, Bienlefait mon valet ; Hippoleau
ton berceau, mon berceau Hippoleau -, ton petit Bris, mon petit
Bris, et ton mari Henri et Henri mon mari, tu vas à Walpe, je vais
à Walpe, alors ça va, on y va donc ensemble, jusque-là.
- 41 -
La Mariée blanche et la mariée noire
Une pauvre paysanne s’en alla dans les champs pour couper
le fourrage. Elle y alla avec ses filles – sa propre fille et sa bellefille. Soudain, Dieu se présenta devant elles sous l’apparence d’un
homme pauvre et demanda :
– Pouvez-vous m’indiquer le chemin pour aller au village ?
– Il faudra le trouver vous-même, rétorqua la mère.
Et la fille renchérit :
– Quand on a peur de s’égarer, on part accompagné.
Mais la belle-fille proposa :
– Venez, brave homme, je vous guiderai.
Dieu se fâcha contre la mère et la fille, se détourna d’elles, et
les fit devenir noires comme la nuit et laides comme le péché. La
belle-fille en revanche entra dans ses bonnes grâces ; il se laissa
accompagner et lorsqu’ils s’approchèrent du village, il la bénit et
dit :
– Prononce trois vœux, ils seront exaucés.
– Je désire être belle et pure comme le soleil, dit la jeune fille.
Et immédiatement, elle devint blanche et belle comme une
journée de soleil.
– Ensuite, je voudrais une bourse pleine d’écus qui ne
désemplirait jamais.
Dieu la lui donna mais il ajouta :
- 42 -
– N’oublie pas le meilleur.
La jeune fille dit alors :
– Mon troisième vœu est la joie éternelle après ma mort.
Dieu l’en assura et se sépara d’elle.
La mère et sa fille rentrèrent à la maison et constatèrent
qu’elles étaient toutes les deux laides et noires comme le charbon,
tandis que la belle-fille était belle et immaculée. Une plus grande
cruauté s’empara alors de leurs cœurs et elles n’eurent plus
qu’une idée en tête : lui faire du mal. Or, l’orpheline avait un frère
qui s’appelait Régis. Elle l’aimait par-dessus tout. Un jour, Régis
lui dit :
– Ma petite sœur, j’ai envie de dessiner ton portrait pour
t’avoir toujours à mes côtés. je t’aime tant que je voudrais pouvoir
te contempler à tout instant.
– Ne montre surtout jamais mon portrait à personne, exigea
sa sœur.
Le frère accrocha le tableau, très fidèle à l’original, dans la
pièce qu’il habitait au château, car il était le cocher du roi. Tous
les jours il regardait le portrait et remerciait Dieu du bonheur
qu’il avait donné à sa sœur.
Le roi que Régis servait venait de perdre son épouse.
Les serviteurs à la cour avaient remarqué que le cocher
s’arrêtait tous les jours devant le magnifique tableau et, jaloux et
envieux, ils le rapportèrent au roi. Ce dernier ordonna alors qu’on
lui apporte le tableau et, dès qu’il le vit, il put constater que la
jeune fille du portrait ressemblait incroyablement à son épouse
- 43 -
défunte, et qu’elle était même encore plus gracieuse ; il en tomba
amoureux. Il fit appeler le cocher et lui demanda qui était la
personne sur le tableau.
– C’est ma sœur, répondit Régis.
– C’est elle, la seule et unique que je veux épouser, décida le
roi. Il donna au cocher une superbe robe brodée d’or, un cheval et
un carrosse, et il lui demanda de lui ramener l’heureuse élue de
son cœur.
Lorsque Régis arriva avec le carrosse, sa sœur écouta avec
joie le message du roi. Mais sa belle-mère et sa belle-sœur furent
terriblement jalouses du bonheur de l’orpheline et, de dépit,
faillirent devenir encore plus noires.
– À quoi sert toute votre magie, reprocha la fille à sa mère,
puisque vous êtes incapable de me procurer un tel bonheur !
– Attends un peu, la rassura sa mère, je tournerai ce bonheur
en ta faveur.
Et elle se eut recours à la magie : elle voila les yeux du cocher
de manière qu’il ne vît plus qu’à moitié ; quant à la mariée
blanche, elle la rendit à moitié sourde. Tous ensemble montèrent
ensuite dans le carrosse : d’abord la mariée dans sa belle robe
royale, et derrière elle sa belle-mère et sa belle-sœur ; Régis
monta sur le siège de cocher et ils se mirent en route.
Peu de temps après Régis appela :
– Voile ton beau visage, ma petite sœur, gare à tes jolies
joues, car le ciel pleure : Empêche le vent fort de te décoiffer, que
bientôt le roi admire ta grande beauté !
– Que dit-il, mon petit frère ? demanda la mariée.
- 44 -
– Il dit seulement que tu dois enlever ta robe dorée et la
donner à ta sœur, répondit la marâtre.
La jeune fille ôta la robe, sa sœur noire se glissa à l’intérieur,
et donna à la mariée sa chemise grise en toile grossière.
Ils poursuivirent leur route, puis le cocher appela à nouveau :
Voile ton beau visage, ma petite sœur, gare à tes jolies joues,
car le ciel pleure ; empêche le vent fort de te décoiffer, que bientôt
le roi admire ta grande beauté !
– Qu’est-ce qu’il dit, mon petit frère ? demanda la jeune fille.
– Il dit seulement que tu dois ôter ton chapeau doré de ta tête
et le donner à ta sœur.
La jeune fille ôta son chapeau doré, en coiffa la tête de sa
sœur et poursuivit le voyage tête nue. Peu de temps après, Régis
appela de nouveau :
Voile ton beau visage, ma petite sœur, gare à tes jolies joues,
car le ciel pleure ; empêche le vent fort de te décoiffer, que bientôt
le roi admire ta grande beauté !
– Que dit-il, mon petit frère ? demanda la mariée pour la
troisième fois.
– Il dit seulement que tu dois regarder un peu le paysage.
Ils étaient justement en train de passer sur un pont
franchissant des eaux profondes. Et dès que la mariée se leva et se
pencha par la fenêtre du carrosse, sa belle-mère et sa belle-fille la
poussèrent si fort qu’elle tomba dans la rivière. L’eau se referma
- 45 -
sur elle ; à cet instant apparut à la surface d’eau une petite cane
d’une blancheur immaculée qui flottait en suivant le courant.
Le frère sur le siège du cocher n’avait rien remarqué ; il
continuait à foncer avec le carrosse jusqu’à la cour du roi. Son
regard était voilé, mais percevant l’éclat de la robe dorée il était
de bonne foi lorsqu’il conduisit devant le roi la fille noire à la
place de sa sœur. Lorsque le roi vit la prétendue mariée et son
inénarrable laideur, il devint fou furieux et ordonna de jeter le
cocher dans une fosse pleine de serpents.
Pendant ce temps, la vieille sorcière réussit à ensorceler le roi
et à l’aveugler à tel point qu’il ne les chassa pas, ni elle, ni sa fille ;
et mieux encore : elle l’envoûta si bien que le roi finit par trouver
la mariée noire plutôt acceptable et il l’épousa.
Un soir, tandis que l’épouse noire était assise sur les genoux
du roi, arriva dans les cuisines du château, par le conduit de
l’évier une petite cane blanche qui parla ainsi au jeune
marmiton :
Allume le feu, jeune apprenti,
Un court instant, sans doute, suffit
Pour faire sécher mes plumes flétries.
Le garçon obéit et alluma le feu ; la petite cane s’approcha,
secoua ses plumes et les lissa avec son petit bec. Un peu
ragaillardie, elle demanda :
– Que fait mon frère Régis ?
Le marmiton répondit :
Parmi les serpents, dans une fosse,
Sa prison semble plus qu’atroce.
- 46 -
Et la petite cane demanda :
Que fait la sorcière noire ?
Le garçon répondit :
Elle tremble de joie
Dans les bras du roi.
Et la petite cane soupira :
Mon Dieu, sois à mes côtés
Face à toute adversité !
et elle s’en alla par où elle était venue.
Le lendemain soir elle revint et elle reposa les mêmes
questions et le troisième soir également. Le jeune marmiton eut
pitié d’elle et décida d’aller voir le roi pour tout lui raconter. Le
roi, voulant voir de ses propres yeux ce qui se passait, se rendit le
soir à la cuisine et dès que la petite cane sortit la tête de l’évier, il
brandit son épée et lui transperça la gorge.
Et tout à coup, la petite cane se transforma – et devant le roi
apparut une fille d’une beauté indescriptible ressemblant comme
deux gouttes d’eau à la belle du tableau de Régis. Le visage du roi
s’illumina de joie et comme la jeune fille était toute mouillée, il fit
immédiatement apporter une robe magnifique et ordonna qu’on
l’en vêtit.
La Jeune fille lui raconta ensuite comment elle se fit abuser
par sa belle-mère et sa belle-sœur et comment celles-ci l’avaient
poussée à l’eau. Mais en premier lieu elle pria le roi de faire sortir
son frère de la fosse aux serpents. Le roi exauça son vœu et se
dirigea ensuite vers la chambre de la vieille sorcière. Il lui raconta
l’histoire telle qu’elle s’était passée et à la fin lui demanda :
- 47 -
– Que mérite la femme qui a commis de telles abominations ?
La sorcière, dans son aveuglement, n’avait pas compris de qui
il était question et répondit :
– Elle mérite d’être enfermée toute nue dans un fût garni de
clous pointus et que l’on attache ce fût à un attelage et que cet
attelage soit lancé à toute allure.
Et c’est ainsi qu’on les traita, elle et sa fille noire.
Le roi épousa sa belle mariée blanche et récompensa le fidèle
Régis : il en fit l’homme le plus riche et le plus estimé de son
royaume.
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Les Miettes sur la table
Le coq, une fois, avait dit, à sa dame poule : « Hardi ! Viens
picorer les miettes sur la table de la cuisine ; la patronne est
partie en visite ! »
Mais la poule refusa – « Non, non, pas moi !, Tu sais bien
qu’elle ne le veut pas et qu’elle nous battra ! »
Alors, le coq reprit – « Mais viens donc, elle n’en saura rien ;
elle ne peut pas nous voir puisqu’elle n’est pas là ! »
La poule ne voulait rien savoir : « Non et non ! répéta-t-elle,
c’est pas permis et j’y vais pas : on ne doit pas entrer ! »
Mais le coq ne la laissa pas tranquille tant qu’ils n’y furent pas
allés, se perchant sur la table et picorant consciencieusement
toutes les miettes de pain qui s’y trouvaient. Et alors justement
rentra la femme, qui attrapa prestement une baguette et leur
distribua non moins prestement une solide et impitoyable
correction.
Et lorsqu’ils se retrouvèrent dehors enfin, la poule dit à son
coq : « T’a, t’a, t’a, t’a, t’a vu ? » Sur quoi le coq commença par
glousser de rire, puis il dit : « Et co, co, co, comment que je le
savais ! » Et après ils s’en sont allés.
- 49 -
La Mort marraine
Il était une fois un homme pauvre qui avait douze enfants.
Pour les nourrir, il lui fallait travailler jour et nuit. Quand le
treizième vint au monde, ne sachant plus comment faire, il partit
sur la grand-route dans l’intention de demander au premier venu
d’en être le parrain. Le premier qu’il rencontra fut le Bon Dieu.
Celui-ci savait déjà ce que l’homme avait sur le cœur et il lui dit :
– Brave homme, j’ai pitié de toi ; je tiendrai ton fils sur les
fonts baptismaux, m’occuperai de lui et le rendrai heureux durant
sa vie terrestre.
L’homme demanda :
– Qui es-tu ?
– Je suis le Bon Dieu.
– Dans ce cas, je ne te demande pas d’être parrain de mon
enfant, dit l’homme. Tu donnes aux riches et tu laisses les pauvres
mourir de faim. (L’homme disait cela parce qu’il ne savait pas
comment Dieu partage richesse et pauvreté.)
Il prit donc congé du Seigneur et poursuivit sa route. Le
Diable vint à sa rencontre et dit :
– Que cherches-tu ? Si tu me prends pour parrain de ton fils,
je lui donnerai de l’or en abondance et tous les plaisirs de la terre
par-dessus le marché.
L’homme demanda :
– Qui es-tu ?
– Je suis le Diable.
- 50 -
– Alors, je ne te veux pas pour parrain. Tu trompes les
hommes et tu les emportes.
Il continua son chemin. Le Grand Faucheur aux ossements
desséchés venait vers lui et l’apostropha en ces termes :
– Prends-moi pour parrain.
L’homme demanda :
– Qui es-tu ?
– Je suis la Mort qui rend les uns égaux aux autres.
Alors l’homme dit :
– Tu es ce qu’il me faut. Sans faire de différence, tu prends le
riche comme le pauvre. Tu seras le parrain.
Le Grand Faucheur répondit :
– Je ferai de ton fils un homme riche et illustre, car qui m’a
pour ami ne peut manquer de rien.
L’homme ajouta :
– Le baptême aura lieu dimanche prochain ; sois à l’heure.
Le Grand Faucheur vint comme il avait promis et fut parrain.
Quand son filleul eut grandi, il appela un jour et lui demanda
de le suivre. Il le conduisit dans la forêt et lui montra une herbe
qui poussait en disant :
- 51 -
– Je vais maintenant te faire ton cadeau de baptême. Je vais
faire de toi un médecin célèbre. Quand tu te rendras auprès d’un
malade, je t’apparaîtrai. Si tu me vois du côté de sa tête, tu
pourras dire sans hésiter que tu le guériras. Tu lui donneras de
cette herbe et il retrouvera la santé. Mais si je suis du côté de ses
pieds, c’est qu’il m’appartient ; tu diras qu’il n’y a rien à faire,
qu’aucun médecin au monde ne pourra le sauver. Et garde-toi de
donner l’herbe contre ma volonté, il t’en cuirait !
Il ne fallut pas longtemps pour que le jeune homme devint le
médecin le plus illustre de la terre.
– Il lui suffit de regarder un malade pour savoir ce qu’il en
est, s’il guérira ou s’il mourra, disait-on de lui.
On venait le chercher de loin pour le conduire auprès de
malades et on lui donnait tant d’or qu’il devint bientôt très riche.
Il arriva un jour que le roi tomba malade. On appela le médecin et
on lui demanda si la guérison était possible. Quand il fut auprès
du lit, la Mort se tenait aux pieds du malade, si bien que l’herbe
ne pouvait plus rien pour lui.
– Et quand même, ne pourrais-je pas un jour gruger la Mort ?
Elle le prendra certainement mal, mais comme je suis son filleul,
elle ne manquera pas de fermer les yeux. Je vais essayer.
Il saisit le malade à bras le corps, et le retourna de façon que
maintenant, la Mort se trouvait à sa tête. Il lui donna alors de son
herbe, le roi guérit et retrouva toute sa santé. La Mort vint
trouver le médecin et lui fit sombre figure ; elle le menaça du
doigt et dit :
– Tu m’as trompée ! Pour cette fois, je ne t’en tiendrai pas
rigueur parce que tu es mon filleul, mais si tu recommences, il
t’en cuira et c’est toi que j’emporterai !
- 52 -
Peu de temps après, la fille du roi tomba gravement malade.
Elle était le seul enfant du souverain et celui-ci pleurait jour et
nuit, à en devenir aveugle. Il fit savoir que celui qui la sauverait
deviendrait son époux et hériterait de la couronne. Quand le
médecin arriva auprès de la patiente, il vit que la Mort était à ses
pieds. Il aurait dû se souvenir de l’avertissement de son parrain,
mais la grande beauté de la princesse et l’espoir de devenir son
époux l’égarèrent tellement qu’il perdit toute raison. Il ne vit pas
que la Mort le regardait avec des yeux pleins de colère et le
menaçait de son poing squelettique. Il souleva la malade et lui mit
la tête, où elle avait les pieds. Puis il lui fit avaler l’herbe et,
aussitôt, elle retrouva ses couleurs et en même temps la vie.
Quand la Mort vit que, pour la seconde fois, on l’avait privée
de son bien, elle marcha à grandes enjambées vers le médecin et
lui dit :
– C’en est fini de toi ! Ton tour est venu !
Elle le saisit de sa main, froide comme de la glace, si fort qu’il
ne put lui résister, et le conduisit dans une grotte souterraine. Il y
vit, à l’infini, des milliers et des milliers de cierges qui brûlaient,
les uns longs, les autres consumés à demi, les derniers tout petits.
À chaque instant, il s’en éteignait et s’en rallumait, si bien que les
petites flammes semblaient bondir de-ci de- là, en un perpétuel
mouvement.
– Tu vois, dit la Mort, ce sont les cierges de la vie humaine.
Les grands appartiennent aux enfants ; les moyens aux adultes
dans leurs meilleures années, les troisièmes aux vieillards. Mais,
souvent, des enfants et des jeunes gens n’ont également que de
petits cierges.
– Montre-moi mon cierge, dit le médecin, s’imaginant qu’il
était encore bien long.
- 53 -
La Mort lui indiqua un petit bout de bougie qui menaçait de
s’éteindre et dit :
– Regarde, le voici !
– Ah ! Cher parrain, dit le médecin effrayé, allume-m’en un
nouveau, fais-le par amour pour moi, pour que je puisse profiter
de la vie, devenir roi et épouser la jolie princesse.
– Je ne le puis, répondit la Mort. Il faut d’abord qu’il s’en
éteigne un pour que je puisse en allumer un nouveau.
– Dans ce cas, place mon vieux cierge sur un nouveau de
sorte qu’il s’allume aussitôt, lorsque le premier s’arrêtera de
brûler, supplia le médecin.
Le Grand Faucheur fit comme s’il voulait exaucer son vœu. Il
prit un grand cierge, se méprit volontairement en procédant à
l’installation demandée et le petit bout de bougie tomba et
s’éteignit. Au même moment, le médecin s’effondra sur le sol et la
Mort l’emporta.
- 54 -
Les Musiciens de Brême
Un meunier possédait un âne qui, durant de longues années,
avait inlassablement porté des sacs au moulin, mais dont les
forces commençaient à décliner. Il devenait de plus en plus inapte
au travail. Son maître songea à s’en débarrasser. L’âne se rendit
compte qu’un vent défavorable commençait à souffler pour lui et
il s’enfuit. Il prit la route de Brême. Il pensait qu’il pourrait y
devenir musicien au service de la municipalité. Sur son chemin, il
rencontra un chien de chasse qui s’était couché là. Il gémissait
comme quelqu’un qui a tant couru, que la mort le guette.
– Alors, Taïaut, pourquoi jappes-tu comme ça ? demanda
l’âne.
– Ah ! dit le chien, parce que je suis vieux, parce que je
m’alourdis chaque jour un peu plus, parce que je ne peux plus
chasser, mon maître veut me tuer. Je me suis enfui. Mais
comment gagner mon pain maintenant ?
– Sais-tu, dit l’âne, je vais à Brême pour y devenir musicien ;
viens avec moi et fais-toi engager dans l’orchestre municipal. Je
jouerai du luth et toi de la timbale.
Le chien accepta avec joie et ils repartirent de compagnie.
Bientôt, ils virent un chat sur la route, qui était triste… comme
trois jours de pluie.
– Eh bien ! qu’est-ce qui va de travers, vieux Raminagrobis ?
demanda l’âne.
– Comment être joyeux quand il y va de sa vie ? répondit le
chat. Parce que je deviens vieux, que mes dents s’usent et que je
me tiens plus souvent à rêver derrière le poêle qu’à courir après
les souris, ma maîtresse a voulu me noyer. J’ai bien réussi à me
sauver, mais je ne sais que faire. Où aller ?
- 55 -
– Viens à Brême avec nous. Tu connais la musique, tu
deviendras musicien.
Le chat accepta et les accompagna.
Les trois fugitifs arrivèrent à une ferme. Le coq de la maison
était perché en haut du portail et criait de toutes ses forces.
– Tu cries à nous casser les oreilles, dit l’âne. Que t’arrive-t-il
donc ?
– J’ai annoncé le beau temps, répondit le coq, parce que c’est
le jour où la Sainte Vierge lave la chemise de L’Enfant Jésus et va
la faire sécher. Mais, comme pour demain dimanche il doit venir
des invités, la fermière a été sans pitié. Elle a dit à la cuisinière
qu’elle voulait me manger demain et c’est ce soir qu’on doit me
couper le cou. Alors, je crie à plein gosier pendant que je puis le
faire encore.
– Eh ! quoi, Chanteclair, dit l’âne, viens donc avec nous. Nous
allons à Brême ; tu trouveras n’importe où quelque chose de
préférable à ta mort. Tu as une bonne voix et si nous faisons de la
musique ensemble, ce sera magnifique.
Le coq accepta ce conseil et tous quatre se remirent en
chemin.
Mais il ne leur était pas possible d’atteindre la ville de Brême
en une seule journée. Le soir, ils arrivèrent près d’une forêt où ils
se décidèrent à passer la nuit. l’âne et le chien se couchèrent au
pied d’un gros arbre, le chat et le coq s’installèrent dans les
branches. Le coq monta jusqu’à la cime. Il pensait s’y trouver en
sécurité. Avant de s’endormir, il jeta un coup d’œil aux quatre
coins de l’horizon. Il vit briller une petite lumière dans le lointain.
Il appela ses compagnons et leur dit qu’il devait se trouver
quelque maison par là, on y voyait de la lumière. L’âne dit :
- 56 -
– Levons-nous et allons-y ; ici, le gîte et le couvert ne sont pas
bons.
Le chien songea que quelques os avec de la viande autour lui
feraient du bien. Ils se mirent donc en route en direction de la
lumière et la virent grandir au fur et à mesure qu’ils avançaient.
Finalement, ils arrivèrent devant une maison brillamment
éclairée, qui était le repaire d’une bande de voleurs.
L’âne, qui était le plus grand, s’approcha de la fenêtre et
regarda à l’intérieur.
– Que vois-tu, Grison ? demanda le coq.
– Ce que je vois ? répondit l’âne : une table servie avec mets
et boissons de bonne allure. Des voleurs y sont assis et sont en
train de se régaler.
– Voilà ce qu’il nous faudrait, repartit le coq.
– Eh ! oui, dit l’âne, si seulement nous y étions !
Les quatre compagnons délibérèrent pour savoir comment ils
s’y prendraient pour chasser les voleurs. Finalement, ils
découvrirent le moyen : l’âne appuierait ses pattes de devant sur
le bord de la fenêtre, le chien sauterait sur son dos et le chat pardessus. Le coq se percherait sur la tête du chat. Quand ils se
furent ainsi installés, à un signal donné, ils commencèrent leur
musique. L’âne brayait, le chien aboyait, le chat miaulait et le coq
chantait. Sur quoi, ils bondirent par la fenêtre en faisant trembler
les vitres. À ce concert inhabituel, les voleurs avaient sursauté. Ils
crurent qu’un fantôme entrait dans la pièce et, pris de panique, ils
s’enfuirent dans la forêt. Nos quatre compagnons se mirent à
table, se servirent de ce qui restait et mangèrent comme s’ils
allaient connaître un mois de famine. Quand les quatre musiciens
eurent terminé, ils éteignirent la lumière et chacun se choisit un
endroit à sa convenance et du meilleur confort pour dormir. L’âne
- 57 -
se coucha sur le fumier, le chien derrière la porte, le chat près du
poêle et le coq se percha au poulailler. Et comme ils étaient
fatigués de leur long trajet, ils s’endormirent aussitôt.
Quand minuit fut passé, les voleurs virent de loin que la
lumière avait été éteinte dans la maison et que tout y paraissait
tranquille. Leur capitaine dit :
– Nous n’aurions pas dû nous laisser mettre à la porte comme
ça.
Il ordonna à l’un de ses hommes d’aller inspecter la maison.
L’éclaireur vit que tout était silencieux ; il entra à la cuisine pour
allumer une lumière. Voyant les yeux du chat brillants comme des
braises, il en approcha une allumette et voulut l’enflammer. Le
chat ne comprit pas la plaisanterie et, crachant et griffant, lui
- 58 -
sauta au visage. L’homme fut saisi de terreur. Il se sauva et voulut
sortir par la porte de derrière. Le chien, qui était allongé là,
bondit et lui mordit les jambes. Et quand le voleur se mit à courir
à travers la cour, passant par-dessus le tas de fumier, l’âne lui
expédia un magistral coup de sabot. Le coq, que ce vacarme avait
réveillé et mis en alerte, cria du haut de son perchoir :
– Cocorico !
Le voleur s’enfuit aussi vite qu’il le pouvait vers ses
camarades, et dit au capitaine :
– Il y a dans la maison une affreuse sorcière qui a soufflé sur
moi et m’a griffé le visage de ses longs doigts. Devant la porte, il y
avait un homme avec un couteau : il m’a blessé aux jambes. Dans
la cour, il y a un monstre noir : il m’a frappé avec une massue de
bois. Et sur le toit, il y avait un juge de paix qui criait : « Qu’on
m’amène le coquin ! » J’ai fait ce que j’ai pu pour m’enfuir.
À partir de ce moment-là, les voleurs n’osèrent plus retourner
à la maison. Quant aux quatre musiciens de Brême, ils s’y plurent
tant qu’ils y restèrent. Le dernier qui me l’a raconté en fait encore
des gorges chaudes.
- 59 -
La Nixe ou la Dame des Eaux
Un jeune garçon et sa petite sœur jouaient au bord d’une
fontaine, et voilà qu’il tombèrent dedans. Au fond, il y avait une
nixe. C’est le nom qu’on donne à ces dames des eaux.
– À présent, je vous tiens, leur dit-elle, et vous allez
maintenant travailler dur pour moi !
Elle les entraîna avec elle. À la fillette, elle donna à filer de la
vilaine filasse toute sale et toute emmêlée, et aussi à porter de
l’eau dans un tonneau sans fond ; le garçonnet, lui, lui eut à
couper un arbre avec une hache ; mais pour toute nourriture, ils
n’avaient que des boulettes dures comme pierres. Ce régime et ses
travaux exaspérèrent les enfants à tel point qu’ils attendirent le
dimanche, quand la dame des eaux se rendait à la messe, et alors
ils s’enfuirent.
À son retour de l’église, la nixe vit que les oiseaux n’étaient
plus au nid et se lança à leur poursuite avec des bons énormes.
Mais les enfants la virent venir de loin, et la fillette jeta une
brosse derrière elle ; la brosse se multiplia et se dressa en une
immense montagne de brosses avec une infinité de piquants, des
milliers et des milliers de piquants pointus que la nixe dut
escalader à grand-peine, mais qu’elle finit tout de même par
escalader. Voyant qu’elle avait franchi ce Mont des Brosses, le
garçonnet jeta derrière lui un peigne, qui devint un énorme Mont
des Peignes avec des milliers de milliers de dents pointues
dressées devant la nixe. Mais elle savait se tenir sur ces dents et
elle finit par franchir le Mont des Peignes.
Alors, la fillette jeta derrière elle un miroir qui donna une
montagne de miroirs, mais si brillants, si polis et si lisses que
jamais elle ne put s’y tenir et monter dessus.
– Je vais vite rentrer à la maison prendre ma hache, pensa la
nixe, et je briserai ce Mont des Glaces.
- 60 -
Mais, le temps qu’elle revienne, les enfants avaient pris le
large et s’étaient enfuis bien plus loin, si bien que la dame n’eut
plus qu’à s’en retourner vivre dans sa fontaine.
- 61 -
L’Oie d’or
Il était une fois un homme qui avait trois fils. Le plus jeune
avait été surnommé le Bêta et était la risée de tout le monde. Ses
frères le prenaient de haut et se moquaient de lui à chaque
occasion. Un jour, le fils aîné s’apprêta à aller dans la forêt pour
abattre des arbres. Avant qu’il ne parte, sa mère lui prépara une
délicieuse galette aux œufs et ajouta une bouteille de vin pour
qu’il ne souffre ni de faim ni de soif. Lorsqu’il arriva dans la forêt,
il y rencontra un vieux gnome gris. Celui-ci le salua, lui souhaita
une bonne journée et dit :
– Donne-moi un morceau de gâteau et donne-moi à boire de
ton vin.
Mais le fils, qui était malin, lui répondit :
– Si je te donne de mon gâteau et te laisse boire de mon vin, il
ne me restera plus rien. Passe ton chemin.
Il laissa le bonhomme là où il était, et il s’en alla. Il choisit un
arbre et commença à couper ses branches, mais très vite il
s’entailla le bras avec la hache. Il se dépêcha de rentrer à la
maison pour se faire soigner. Ce qui était arrivé n’était pas le fait
du hasard, c’était l’œuvre du petit homme.
Un autre jour, le deuxième fils partit dans la forêt. Lui aussi
avait reçu de sa mère une galette et une bouteille de vin. Lui aussi
rencontra le petit homme gris qui lui demanda un morceau de
gâteau et une gorgée de vin. Mais le deuxième fils répondit d’une
manière aussi désinvolte que son frère aîné :
– Si je t’en donne, j’en aurai moins. Passe ton chemin.
Il planta le petit homme là et s’en alla. La punition ne se fit
pas attendre. Il brandit sa hache trois ou quatre fois et son
tranchant le blessa à la jambe.
- 62 -
Peu de temps après, le Bêta dit :
– Papa, laisse-moi aller dans la forêt. Moi aussi je voudrais
abattre des arbres.
– Pas question, répondit le père. Maladroit comme tu es, tu
n’iras nulle part.
Mais le Bêta insista et son père finit par céder :
– Vas-y, mais s’il t’arrive quelque chose, tu recevras une belle
correction.
Sa mère lui donna une galette faite d’une pâte préparée à
l’eau et cuite dans les cendres et une bouteille de bière aigre. Le
Bêta arriva dans la forêt et y rencontra le gnome vieux et gris, qui
le salua et dit :
– Donne-moi un morceau de ton gâteau et laisse-moi boire de
ton vin. J’ai faim et soif.
– Je n’ai qu’une galette sèche et de la bière aigre, répondit le
Bêta, mais si cela te suffit, asseyons-nous et mangeons.
Ils s’assirent et le Bêta sortit sa galette qui soudain se
transforma en un somptueux gâteau et trouva du bon vin à la
place de la bière aigre. Ils mangèrent et burent, puis le vieux
bonhomme dit :
– Tu as bon cœur et tu aimes partager avec les autres, c’est
pourquoi je vais te faire un cadeau. Regarde le vieil arbre, là-bas.
Si tu l’abats, tu trouveras quelque chose dans ses racines.
Le gnome le salua et disparut.
- 63 -
Le Bêta s’approcha de l’arbre et l’abattit. L’arbre tomba et le
Bêta aperçut entre ses racines une oie aux plumes d’or. Il la sortit,
la prit et alla dans une auberge pour y passer la nuit.
L’aubergiste avait trois filles. Celles-ci, en apercevant l’oie,
furent intriguées par cet oiseau étrange. Elles auraient bien voulu
avoir une des plumes d’or. « Je trouverai bien une occasion de lui
en arracher une », pensa la fille aînée. Et lorsque le Bêta sortit,
elle attrapa l’oie par une aile. Mais sa main resta collée à l’aile et il
lui fut impossible de la détacher. La deuxième fille arriva, car elle
aussi voulait avoir une plume d’or, mais dès qu’elle eut touché sa
sœur, elle resta collée à elle. La troisième fille arriva avec la même
idée en tête.
– Ne viens pas ici, que Dieu t’en garde ! Arrête-toi ! crièrent
ses sœurs.
Mais la benjamine ne comprenait pas pourquoi elle ne devrait
pas approcher, et elle se dit : « Si elles ont pu s’en approcher,
pourquoi je ne pourrais pas en faire autant ? » Elle s’avança, et
dès qu’elle eut touché sa sœur, elle resta collée à elle. Toutes les
trois furent donc obligées de passer la nuit en compagnie de l’oie.
Le lendemain matin, le Bêta prit son oie dans les bras et s’en
alla, sans se soucier des trois filles qui y étaient collées. Elles
furent bien obligées de courir derrière lui, de gauche à droite, et
de droite à gauche, partout où il lui plaisait d’aller. Ils
rencontrèrent un curé dans les champs qui, voyant ce défilé
étrange, se mit à crier :
– Vous n’avez pas honte, impudentes, de courir ainsi derrière
un garçon dans les champs ? Croyez-vous que c’est convenable ?
Et il attrapa la benjamine par la main voulant la séparer des
autres, mais dès qu’il la toucha il se colla à son tour et fut obligé
de galoper derrière les autres.
- 64 -
Peu de temps après, ils rencontrèrent le sacristain. Celui-ci
fut surpris de voir le curé courir derrière les filles, et cria :
– Dites donc, Monsieur le curé, où courez-vous ainsi ? Nous
avons encore un baptême aujourd’hui, ne l’oubliez pas !
Il s’approcha de lui et le prit par la manche et il ne put plus se
détacher.
Tous les cinq couraient ainsi, les uns derrière les autres,
lorsqu’ils rencontrèrent deux paysans avec des bêches qui
rentraient des champs. Le curé les appela au secours, leur
demandant de les détacher, lui et le sacristain. Mais à peine
eurent-ils touché le sacristain, que les deux paysans furent collés
à leur tour. Ils étaient maintenant sept à courir derrière le Bêta
avec son oie dans les bras.
Ils arrivèrent dans une ville où régnait un roi qui avait une
fille si triste que personne n’avait jamais réussi à lui arracher un
sourire. Le roi proclama donc qu’il donnerait sa fille à celui qui
réussirait à la faire rire. Le Bêta l’apprit et aussitôt il se dirigea au
palais, avec son oie et toute sa suite. Dès que la princesse aperçut
ce défilé étrange, les uns courant derrière les autres, elle se mit à
rire très fort.
Le Bêta réclama aussitôt le mariage, mais le roi n’avait pas
envie d’un tel gendre. Il tergiversait et faisait des manières, pour
déclarer finalement que le Bêta devait d’abord trouver un homme
qui serait capable de boire une cave pleine de vin. Le Bêta pensa
que le petit bonhomme gris serait certainement de bon conseil et
consentirait peut-être à l’aider, et il partit dans la forêt. À
l’endroit précis où se trouvait l’arbre abattu par le Bêta était assis
un homme au visage triste. Le Bêta lui demanda ce qu’il avait.
– J’ai grand-soif, répondit l’homme, et je n’arrive pas à
l’étancher. Je ne supporte pas l’eau. J’ai bu, il est vrai, un fût
- 65 -
entier de vin, mais c’est comme si on faisait tomber une goutte
sur une pierre chauffée à blanc.
– Je peux t’aider, dit le Bêta. Viens avec moi, tu verras, tu
auras de quoi boire.
Il le conduisit dans la cave du roi. L’homme commença à
boire le vin et il but et but jusqu’à en avoir mal au ventre. À la fin
de la journée, il avait tout bu.
Le Bêta réclama de nouveau le mariage, mais le roi biaisait
encore : un tel simplet, un tel dadais -comme d’ailleurs même son
nom l’indiquait – pourrait-il devenir le gendre d’un roi ? Il
inventa donc une nouvelle épreuve : le Bêta devrait d’abord lui
amener un homme capable de manger une montagne de pain. Le
Bêta n’hésita pas une seconde et partit dans la forêt. À l’endroit
habituel était assis un homme, qui serrait sa ceinture avec un air
très contrarié :
– J’ai mangé une charrette de pain, mais à quoi bon quand on
a faim comme moi ? Mon estomac est toujours vide et je dois
toujours serrer ma ceinture.
Le Bêta fut très heureux de l’apprendre et lui dit gaiement :
– Lève-toi et suis-moi ! Tu verras, tu mangeras à satiété.
Il emmena l’affamé dans la cour royale. Entre-temps, le roi fit
apporter toute la farine du royaume et ordonna d’en faire une
montagne de pain. L’homme de la forêt s’en approcha et se mit à
manger. À la fin de la journée, il avait tout englouti. Et le Bêta,
pour la troisième fois, demanda la main de la princesse. Mais le
roi se déroba encore en demandant à son futur gendre de trouver
un bateau qui saurait aussi bien se déplacer sur l’eau que sur la
terre.
– Dès que tu me l’amèneras, le mariage aura lieu.
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Le Bêta repartit dans la forêt et, là était assis le vieux gnome
gris qui dit :
– J’ai bu pour toi, j’ai mangé pour toi. Et maintenant je vais te
procurer ce bateau ; tout cela parce que tu as été charitable avec
moi.
Et, en effet, il lui donna ce bateau qui naviguait aussi bien sur
l’eau que sur la terre et le roi ne put plus lui refuser la main de sa
fille.
- 67 -
La Paille et la poutre du coq
Il était une fois un sorcier entouré d’une grande foule, devant
laquelle il exécutait ses tours et faisait ses prodiges. Entre autres
choses, il fit avancer un coq, qui avait une énorme poutre sur le
dos et qui la portait aussi facilement qu’un fétu de paille. Mais il y
avait là une jeune fille qui venait de trouver un trèfle à quatre
feuilles et qui, grâce à cela, possédait un esprit de sagesse et ne
pouvait être suggestionnée, ni sujette aux fantasmagories. Voyant
donc que la poutre n’était, en réalité, qu’un brin de paille, elle
s’écria.- « Braves gens ! Ne voyez-vous pas que c’est un simple
bout de paille et non pas une poutre que porte le coq ? » Le
prestige s’évanouit aussitôt, et tous les gens virent effectivement
les choses telles qu’elles étaient, de sorte que le sorcier fut couvert
d’injures et chassé honteusement. « Attends un peu, se dit-il en
contenant difficilement sa colère, je saurai bien me venger, et
plus tôt que tu ne penses ! » À quelque temps de là, la jeune fille
fêtait ses noces et s’acheminait vers l’église, en grande toilette, à
la tête du cortège nuptial, coupant à travers champs. Tout à coup,
le cortège fut arrêté par un ruisseau dont les eaux s’étaient
gonflées et sur lequel il n’y avait ni pont, ni passerelle. La fiancée
n’hésita pas et releva ses jupes d’un geste leste, s’avançant pour
traverser. Elle allait mettre le pied dans l’eau quand un grand rire
éclata à côté d’elle, suivi d’une voix moqueuse qui lui disait :
« Alors, tu ne vois donc pas clair ? Qu’as-tu fait de tes yeux pour
voir de l’eau où il n’y en a pas ? » C’était le sorcier, dont les
paroles eurent pour effet de dessiller les yeux de la mariée, qui se
vit soudain les jupes haut levées, au beau milieu d’un champ de
lin fleuri, d’un bleu tendre et beau. Toute la noce se moqua d’elle
et la mit en fuite, à son tour, sous les quolibets et les sarcasmes.
- 68 -
Le Pêcheur et sa femme
Il y avait une fois un pêcheur et sa femme ; ils vivaient dans
une misérable hutte près du bord de la mer. Le pêcheur, qui se
nommait Pierre, allait tous les jours jeter son hameçon, mais il
restait souvent bien des heures avant de prendre quelque poisson.
Un jour qu’il se tenait sur la plage, regardant sans cesse les
mouvements du hameçon, voilà qu’il le voit disparaître et aller au
fond ; il tire, et au bout de la ligne se montre un gros cabillaud.
– Je t’en supplie, dit l’animal, laisse-moi la vie, je ne suis pas
un vrai poisson, mais bien un prince enchanté. Relâche-moi, je
t’en prie ; rends-moi la liberté, le seul bien qui me reste.
– Pas besoin de tant de paroles, répondit le brave Pierre. Un
poisson, qui sait parler, il mérite bien qu’on le laisse nager à son
aise.
Et il détacha la bête, qui s’enfuit de nouveau au fond de l’eau,
laissant derrière elle une traînée de sang. De retour dans sa
cahute, il raconta à sa femme quel beau poisson il avait pris et
comment il lui avait rendu la liberté.
– Et tu ne lui as rien demandé en retour ? dit la femme.
– Mais non, qu’aurais-je donc dû souhaiter ? répondit Pierre.
– Comment, n’est-ce pas un supplice, que de demeurer
toujours dans cette vilaine cabane, sale et infecte ; tu aurais bien
pu demander une gentille chaumière.
L’homme ne trouvait pas que le service qu’il avait rendu bien
volontiers au pauvre prince valût une si belle récompense.
Cependant, il alla sur la plage, et, arrivé au bord de la mer, qui
était toute verte, il s’écria :
- 69 -
– Cabillaud, cher cabillaud, ma femme, mon Isabelle, malgré
moi, elle veut absolument quelque chose.
Aussitôt apparut le poisson, et il dit :
– Eh bien, que lui faut-il ?
– Voilà, dit le pêcheur ; parce que je t’ai rendu la liberté, elle
prétend que tu devrais m’accorder un souhait ; elle en a assez de
notre hutte, elle voudrait habiter une gentille chaumière.
– Soit, répondit le cabillaud, retourne chez toi, et tu verras
son vœu accompli.
En effet, Pierre aperçut sa femme sur la porte d’une
chaumière coquette et proprette.
– Viens donc vite, lui cria-t-elle, viens voir comme c’est
charmant ici ; il y a deux belles chambres, et une cuisine, derrière
nous avons une cour avec des poules et des canards, et un petit
jardin avec des légumes et quelques fleurs.
– Oh ! quelle joyeuse
maintenant, dit Pierre.
existence
nous
allons
mener
– Oui, dit-elle, je suis au comble de mes vœux !
Pendant une quinzaine de jours ce fut un enchantement
continuel ; puis tout à coup la femme dit :
– Écoute, Pierre, cette chaumière est par trop étroite et son
jardin n’est pas plus grand que la main. je ne serai heureuse que
dans un grand château en pierres de taille. Va trouver le cabillaud
et fais-lui savoir que tel est mon désir.
- 70 -
– Mais, répondit le pêcheur, voilà quinze jours à peine que cet
excellent prince nous a fait cadeau d’une si jolie chaumière,
comme nous n’aurions jamais osé en rêver une pareille. Et tu
veux que j’aille l’importuner de nouveau ! Il m’enverra promener,
et il aura raison.
– Du tout, dit la femme ; je le sais mieux que toi, il ne
demande pas mieux que de nous faire plaisir. Va le trouver,
comme je te le dis.
Le brave homme s’en fut sur la plage ; la mer était bleu foncé,
presque violette, mais calme. Le pêcheur s’écria :
– Cabillaud, mon cher cabillaud ! ma femme, mon Isabelle,
malgré moi, elle veut absolument quelque chose.
– Que lui faut-il donc ? répondit le poisson, qui apparut surle-champ, la tête hors de l’eau.
– Imagine-toi, répondit Pierre tout confus, que la belle
chaumière ne lui convient plus, et qu’elle désire un palais en
pierres de taille !
– Retourne chez toi, dit le cabillaud, son souhait est déjà
accompli.
En effet, le pêcheur trouva sa femme se promenant dans la
vaste cour d’un splendide château.
– Oh ! ce gentil cabillaud, dit-elle ; regarde donc comme tout
est magnifique !
Ils entrèrent à travers un vestibule en marbre ; une foule de
domestiques galonnés d’or leur ouvrirent les portes des riches
appartements, garnis de meubles dorés et recouverts des plus
précieuses étoffes. Derrière le château s’étendait un immense
- 71 -
jardin où poussaient les fleurs les plus rares puis, venait un
grandissime parc, où folâtraient des cerfs, des daims et toute
espèce d’oiseaux ; sur le côté se trouvaient de vastes écuries, avec
des chevaux de luxe et une étable, qui contenait une quantité de
belles vaches.
– Quel sort digne d’envie, que le nôtre, dit le brave pêcheur,
écarquillant les yeux à l’aspect de ces merveilles ; j’espère que tes
vœux les plus téméraires sont satisfaits.
– C’est ce que je me demande, répondit la femme ; mais j’y
réfléchirai mieux demain.
Puis, après avoir goûté des mets délicieux qui leur furent
servis pour le souper, ils allèrent se coucher.
Le lendemain matin, qu’il faisait à peine jour, la femme,
éveillant son mari, en le poussant du coude, lui dit :
– Maintenant que nous avons ce palais, il faut que nous
soyons maîtres et seigneurs de tout le pays à l’entour.
– Comment, répondit Pierre, tu voudrais porter une
couronne ? quant à moi, je ne veux pas être roi.
– Eh bien, moi je tiens à être reine. Allons, habille-toi, et
cours faire savoir mon désir à ce cher cabillaud.
Le pêcheur haussa les épaules, mais il n’en obéit pas moins.
Arrivé sur la plage, il vit la mer couleur gris sombre, et assez
houleuse ; il se mit à crier :
– Cabillaud, cher cabillaud ! Ma femme, mon Isabelle, malgré
moi, elle veut absolument quelque chose.
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– Que lui faut-il donc ? dit le poisson qui se présenta aussitôt,
la tête hors de l’eau.
– Ne s’est-elle pas mise en tête de devenir reine !
– Rentre chez toi, la chose est déjà faite, dit la bête.
Et, en effet, Pierre trouva sa femme installée sur un trône en
or, orné de gros diamants, une magnifique couronne sur la tête,
entourée de demoiselles d’honneur, richement habillées de
brocard, et l’une plus belle que l’autre ; à la porte du palais, qui
était encore bien plus splendide que le château de la veille, se
tenaient des gardes en uniformes brillants une musique militaire
jouait une joyeuse fanfare ; une nuée de laquais galonnés était
répandue dans les vastes cours, où étaient rangés de magnifiques
équipages.
– Eh bien, dit le pêcheur, j’espère que te voilà au comble de
tes vœux ; naguère pauvre entre les plus pauvres, te voilà une
puissante reine.
– Oui, répondit la femme, c’est un sort assez agréable, mais il
y a mieux, et je ne comprends pas comment je n’y ai pas pensé ; je
veux être impératrice, ou plutôt empereur ; oui, je veux être
empereur !
– Mais, ma femme, tu perds le sens ; non, je n’irai pas
demander une chose aussi folle à ce bon cabillaud ; il finira par
m’envoyer promener, et il aura raison.
– Pas d’observations, répliqua-t-elle ; je suis la reine et tu n’es
que le premier de mes sujets. Donc, obéis sur-le-champ.
Pierre s’en fut vers la mer, pensant qu’il faisait une course
inutile. Arrivé sur la plage, il vit la mer noire, presque comme de
l’encre ; le vent soufflait avec violence et soulevait d’énormes
vagues.
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– Cabillaud, cher cabillaud, s’écria-t-il, ma femme, mon
Isabelle, malgré moi, elle veut encore quelque chose.
– Qu’est-ce encore ? dit le poisson qui se montra aussitôt.
– Les grandeurs lui tournent la tête, elle souhaite d’être
empereur.
– Retourne chez toi, répondit le poisson ; la chose est faite.
Lorsque Pierre revint chez lui, il aperçut un immense palais,
tout construit en marbre précieux ; le toit en était de lames d’or.
Après avoir passé par une vaste cour, remplie de belles statues et
de fontaines qui lançaient les plus délicieux parfums, il traversa
une haie formée de gardes d’honneur, tous géants de plus de six
pieds ; et, après avoir passé par une enfilade d’appartements
décorés avec une richesse extrême, il atteignit une vaste salle où
sur un trône d’or massif, haut de deux mètres, se tenait sa femme,
revêtue d’une robe splendide, toute couverte de gros diamants et
de rubis, et portant une couronne qui à elle seule valait plus que
bien des royaumes ; elle était entourée d’une cour composée rien
que de princes et de ducs ; les simples comtes étaient relégués
dans l’antichambre.
Isabelle paraissait tout à fait à son aise au milieu de ces
splendeurs.
– Eh bien, lui dit Pierre, j’espère que te voilà au comble de tes
vœux ; il n’y a jamais eu de sort comparable au tien.
– Nous verrons cela demain, répondit-elle.
Après un festin magnifique, elle alla se coucher ; mais elle ne
put dormir ; elle était tourmentée à l’idée qu’il y avait peut-être
- 74 -
quelque chose de plus désirable encore que d’être empereur. Le
matin, lorsqu’elle se leva, elle vit que le ciel était brumeux.
« Tiens, se dit-elle, je voudrais bien voir le soleil ; les nuages
sombres m’attristent. Oui, mais, pour faire lever le soleil, il
faudrait être le bon Dieu. C’est cela, je veux être aussi puissante
que le bon Dieu. »
Toute ravie de son idée, elle s’écria :
– Pierre, habille-toi sur-le-champ, et va dire à ce brave
cabillaud que je désire avoir la toute-puissance sur l’univers,
comme le bon Dieu ; il ne peut pas te refuser cela.
Le brave pêcheur fut tellement saisi d’effroi, en entendant ces
paroles impies, qu’il dut se tenir à un meuble pour ne pas tomber
à la renverse.
– Mais, ma femme, dit-il, tu es tout à fait folle. Comment, il
ne te suffit pas de régner sur un immense et riche empire ?
– Non, dit-elle, cela me vexe, de ne pas pouvoir faire se lever
ou se coucher le soleil, la lune et les astres. Il me faut pouvoir leur
commander comme le bon Dieu.
– Mais enfin, cela passe le pouvoir de ce bon cabillaud ; il se
fâchera à la fin, si je viens l’importuner avec une demande aussi
insensée.
– Un empereur n’admet pas d’observations, répliqua-t-elle
avec colère ; fais ce que je t’ordonne, et cela, sur-le-champ.
Le brave Pierre, le cœur tout en émoi, se mit en route. Il
s’était levé une affreuse tempête, qui courbait les arbres les plus
forts des forêts, et faisait trembler les rochers ; au milieu du
tonnerre et des éclairs, le pêcheur atteignit avec peine la plage.
- 75 -
Les vagues de la mer étaient hautes comme des tours, et se
poussaient les unes les autres avec un épouvantable fracas.
– Cabillaud, cher cabillaud, s’écria Pierre, ma femme, mon
Isabelle, malgré moi, elle veut encore une dernière chose.
– Qu’est-ce donc ? dit le poisson, qui apparut aussitôt.
– J’ose à peine le dire, répondit Pierre ; elle veut être toutepuissante comme le bon Dieu.
– Retourne chez toi, dit le cabillaud, et tu la trouveras dans la
pauvre cabane, d’où je l’avais tirée.
Et, en effet, palais et splendeurs avaient disparu ; l’insatiable
Isabelle, vêtue de haillons, se tenait sur un escabeau dans son
ancienne misérable hutte. Pierre en prit vite son parti, et retourna
à ses filets ; mais jamais plus sa femme n’eut un moment de
bonheur.
- 76 -
Le Petit Chaperon rouge
Il était une fois une petite fille que tout le monde aimait bien,
surtout sa grand-mère. Elle ne savait qu’entreprendre pour lui
faire plaisir. Un jour, elle lui offrit un petit bonnet de velours
rouge, qui lui allait si bien qu’elle ne voulut plus en porter d’autre.
Du coup, on l’appela « Chaperon rouge ».
Un jour, sa mère lui dit :
– Viens voir, Chaperon rouge : voici un morceau de gâteau et
une bouteille de vin. Porte-les à ta grand-mère ; elle est malade et
faible ; elle s’en délectera ; fais vite, avant qu’il ne fasse trop
chaud. Et quand tu seras en chemin, sois bien sage et ne t’écarte
pas de ta route, sinon tu casserais la bouteille et ta grand-mère
n’aurait plus rien. Et quand tu arriveras chez elle, n’oublie pas de
dire « Bonjour » et ne va pas fureter dans tous les coins.
- 77 -
– Je ferai tout comme il faut, dit le Petit Chaperon rouge à sa
mère.
La fillette lui dit au revoir. La grand-mère habitait loin, au
milieu de la forêt, à une demi-heure du village. Lorsque le Petit
Chaperon rouge arriva dans le bois, il rencontra le Loup. Mais il
ne savait pas que c’était une vilaine bête et ne le craignait point.
– Bonjour, Chaperon rouge, dit le Loup.
– Bonjour, Loup, dit le Chaperon rouge.
– Où donc vas-tu si tôt, Chaperon rouge ?
– Chez ma grand-mère.
– Que portes-tu dans ton panier ?
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– Du gâteau et du vin. Hier nous avons fait de la pâtisserie, et
ça fera du bien à ma grand-mère. Ça la fortifiera.
– Où habite donc ta grand-mère, Chaperon rouge ?
– Oh ! à un bon quart d’heure d’ici, dans la forêt. Sa maison
se trouve sous les trois gros chênes. En dessous, il y a une haie de
noisetiers, tu sais bien ? dit le petit Chaperon rouge.
Le Loup se dit : « Voilà un mets bien jeune et bien tendre, un
vrai régal ! Il sera encore bien meilleur que la vieille. Il faut que je
m’y prenne adroitement pour les attraper toutes les eux ! »
Il l’accompagna un bout de chemin et dit :
- 79 -
– Chaperon rouge, vois ces belles fleurs autour de nous.
Pourquoi ne les regardes-tu pas ? J’ai l’impression que tu
n’écoutes même pas comme les oiseaux chantent joliment. Tu
marches comme si tu allais à l’école, alors que tout est si beau, ici,
dans la forêt !
Le Petit Chaperon rouge ouvrit les yeux et lorsqu’elle vit
comment les rayons du soleil dansaient de-ci, de-là à travers les
arbres, et combien tout était plein de fleurs, elle pensa : « Si
j’apportais à ma grand-mère un beau bouquet de fleurs, ça lui
ferait bien plaisir. Il est encore si tôt que j’arriverai bien à
l’heure. »
Elle quitta le chemin, pénétra dans le bois et cueillit des
fleurs. Et, chaque fois qu’elle en avait cueilli une, elle se disait :
« Plus loin, j’en vois une plus belle » ; et elle y allait et s’enfonçait
toujours plus profondément dans la forêt. Le Loup lui, courait
tout droit vers la maison de la grand-mère. Il frappa à la porte.
– Qui est là ?
– C’est le Petit Chaperon rouge qui t’apporte du gâteau et du
vin.
- 80 -
– Tire la chevillette, dit la grand-mère. Je suis trop faible et
ne peux me lever.
Le Loup tire la chevillette, la porte s’ouvre et sans dire un
mot, il s’approche du lit de la grand-mère et l’avale. Il enfile ses
habits, met sa coiffe, se couche dans son lit et tire les rideaux.
Pendant ce temps, le petit Chaperon Rouge avait fait la chasse
aux fleurs. Lorsque la fillette en eut tant qu’elle pouvait à peine
les porter, elle se souvint soudain de sa grand-mère et reprit la
route pour se rendre auprès d’elle. Elle fut très étonnée de voir la
porte ouverte. Et lorsqu’elle entra dans la chambre, cela lui
sembla si curieux qu’elle se dit : « Mon dieu, comme je suis
craintive aujourd’hui. Et, cependant, d’habitude, je suis si
contente d’être auprès de ma grand-mère ! » Elle s’écria :
– Bonjour !
- 81 -
Mais nulle réponse. Elle s’approcha du lit et tira les rideaux.
La grand-mère y était couchée, sa coiffe tirée très bas sur son
visage. Elle avait l’air bizarre.
– Oh, grand-mère, comme tu as de grandes oreilles.
– C’est pour mieux t’entendre…
– Oh ! grand-mère, comme tu as de grands yeux !
– C’est pour mieux te voir !
– Oh ! grand-mère, comme tu as de grandes mains !
– C’est pour mieux t’étreindre…
- 82 -
– Mais, grand-mère, comme tu as une horrible et grande
bouche !
– C’est pour mieux te manger !
À peine le Loup eut-il prononcé ces mots, qu’il bondit hors du
lit et avala le pauvre Petit Chaperon rouge.
Lorsque le Loup eut apaisé sa faim, il se recoucha, s’endormit
et commença à ronfler bruyamment. Un chasseur passait
justement devant la maison. Il se dit : « Comme cette vieille
femme ronfle ! Il faut que je voie si elle a besoin de quelque
chose. » Il entre dans la chambre et quand il arrive devant le lit, il
voit que c’est un Loup qui y est couché.
– Ah ! c’est toi, bandit ! dit-il. Voilà bien longtemps que je te
cherche…
- 83 -
Il se prépare à faire feu lorsque tout à coup l’idée lui vient que
le Loup pourrait bien avoir avalé la grand-mère et qu’il serait
peut-être encore possible de la sauver. Il ne tire pas, mais prend
des ciseaux et commence à ouvrir le ventre du Loup endormi. À
peine avait-il donné quelques coups de ciseaux qu’il aperçoit le
Chaperon rouge. Quelques coups encore et la voilà qui sort du
Loup et dit :
– Ah ! comme j’ai eu peur ! Comme il faisait sombre dans le
ventre du Loup !
Et voilà que la grand-mère sort à son tour, pouvant à peine
respirer. Le Petit Chaperon rouge se hâte de chercher de grosses
pierres. Ils en remplissent le ventre du Loup. Lorsque celui-ci se
réveilla, il voulut s’enfuir. Mais les pierres étaient si lourdes qu’il
s’écrasa par terre et mourut.
Ils étaient bien contents tous les trois : le chasseur dépouilla
le Loup et l’emporta chez lui. La grand-mère mangea le gâteau et
but le vin que le Petit Chaperon rouge avait apportés. Elle s’en
trouva toute ragaillardie. Le Petit Chaperon rouge cependant
pensait : « Je ne quitterai plus jamais mon chemin pour aller me
promener dans la forêt, quand ma maman me l’aura interdit. »
- 84 -
Le Petit pou et la petite puce
Le petit pou et la petite puce vivaient ensemble, tenaient
ensemble leur petite maison et brassaient leur bière dans une
coquille d’œuf.
Un jour le petit pou tomba dans la bière et s’ébouillanta. La
petite puce se mit à pleurer à chaudes larmes. La petite porte de
la salle s’étonna :
– Pourquoi pleures-tu ainsi, petite puce ?
– Parce que le pou s’est ébouillanté.
La petite porte se mit à grincer et le petit balai dans le coin
demanda :
– Pourquoi grinces-tu ainsi, petite porte ?
– Comment pourrais-je ne pas grincer !
Le petit pou s’est ébouillanté, la petite puce en perd la santé.
Le petit balai se mit à s’agiter de tous côtés. Une petite
charrette qui passait par là, cria :
– Pourquoi t’agites-tu ainsi, petit balai ?
– Comment pourrais-je rester en place !
Le petit pou s’est ébouillanté, la petite puce en perd la santé,
et la petite porte grince à qui mieux mieux.
Et la petite charrette dit :
- 85 -
– Moi, je vais rouler. Et elle se mit à rouler à toute vitesse.
Elle passa par le dépotoir et les balayures lui demandèrent :
– Pourquoi fonces-tu ainsi, petite charrette ?
– Comment pourrais-je ne pas foncer !
Le petit pou s’est ébouillanté, la petite puce en perd la santé,
la petite porte grince à qui mieux mieux, le balai s’agite, sauvequi-peut !
Les balayures décidèrent alors :
– Nous allons brûler de toutes nos forces.
Et elles s’enflammèrent aussitôt. Le petit arbre à côté du
dépotoir demanda :
– Allons, balayures, pourquoi brûlez-vous ainsi ?
– Comment pourrions-nous ne pas brûler !
Le petit pou s’est ébouillanté, la petite puce en perd la santé,
la petite porte grince à qui mieux mieux, le balai s’agite, sauvequi-peut ! La charrette fonce fendant les airs.
Et le petit arbre dit :
– Alors moi, je vais trembler.
Et il se mit à trembler à en perdre toutes ses feuilles. Une
petite fille, qui passait par là avec une cruche d’eau à la main,
s’étonna :
– Pourquoi trembles-tu ainsi, petit arbre ?
- 86 -
– Comment pourrais-je ne pas trembler !
Le petit pou s’est ébouillanté, la petite puce en perd la santé,
la petite porte grince à qui mieux mieux, le balai s’agite, sauvequi-peut ! la charrette fonce fendant les airs, les balayures brûlent
en un feu d’enfer.
Et la petite fille dit :
– Alors moi, je vais casser ma cruche. Et elle la cassa.
La petite source d’où jaillissait l’eau, demanda :
– Pourquoi casses-tu ta cruche, petite fille ?
– Comment pourrais-je ne pas la casser !
Le petit pou s’est ébouillanté, la petite puce en perd la santé,
la porte grince à qui mieux mieux, le balai s’agite, sauve-quipeut ! la charrette fonce fendant les airs, les balayures brûlent en
un feu d’enfer. Et le petit arbre, le pauvre, du pied à la tête il
tremble.
– Ah bon, dit la petite source, alors moi, Je vais déborder.
Et elle se mit à déborder ; et l’eau inonda tout en noyant la
petite fille, le petit arbre, les balayures, la charrette, le petit balai,
la petite porte, la petite puce et le petit pou, tous autant qu’ils
étaient.
- 87 -
Le Petit vieux rajeuni par le feu
Du temps que le Seigneur cheminait encore sur la terre, Il
entra un soir chez un forgeron, avec saint Pierre, demandant
accueil pour la nuit. Le brave forgeron les reçut de bon cœur, et
voilà qu’un peu plus tard un pauvre mendiant, tout rétréci par
l’âge et courbé par les maux, frappa à la porte de la même maison
et demanda l’aumône. Apitoyé, saint Pierre fit une prière :« Mon
Seigneur et mon Maître, s’il vous plaît, guérissez-le de son
tourment, afin qu’il soit capable de se gagner son pain ! »
– Forgeron, dit le Seigneur débonnaire, allume-moi ta forge
et chauffe-la-moi à blanc : je vais y rajeunir tout de suite ce
pauvre vieil homme souffrant. Le forgeron s’y prêta de bonne
grâce et saint Pierre fit marcher le soufflet, poussant le feu au
rouge-blanc. Quand le brasier fut bien ardent, le Seigneur saisit le
petit vieux et le jeta dans la forge, au beau milieu du foyer
incandescent, où il flamboya soudain comme un rosier
flamboyant, tout en louant Dieu à haute et pleine voix. Ensuite, le
Seigneur le tira du feu pour le précipiter dans le grand bac de
forge, où le petit vieux tout incandescent s’éteignit en faisant
siffler l’eau ; puis, quand il fut suffisamment rafraîchi et trempé
convenablement, le Seigneur lui donna Sa bénédiction et le petit
homme sortit de là d’un bond, tout gaillard, souple, droit, vif et
alerte comme à vingt ans. Le forgeron, qui avait suivi toute
l’opération avec une attention précise et soutenue, les invita tous
à dîner. Or, il avait dans sa maison une vieille belle-mère toute
tordue par l’âge et à demi aveugle, qui s’approcha du nouveau
jeune homme pour s’informer gravement et apprendre si le feu
l’avait douloureusement brûlé.
– Mais pas du tout ! répondit avec pétulance le nouveau jeune
homme. Jamais je ne me suis senti aussi bien : j’y étais comme
dans un bain de rosée. Ce que ce petit jeune homme lui avait dit
résonna dans les oreilles de la vieille femme toute la nuit. Le
lendemain matin, de bonne heure, dès que le Seigneur fut reparti
sur son chemin, le forgeron se dit, après mûre réflexion, qu’il
pourrait aussi rajeunir sa belle-mère de la même façon, car il
- 88 -
avait bien observé et attentivement suivi tous les détails de
l’opération et, somme toute, cela relevait également de son art.
Aussi, lorsqu’il lui demanda tout à trac si elle n’aimerait pas aller
et venir dans la maison en sautant comme une fille de dix-huit
ans, la vieille femme lui répondit-elle que ce serait avec plaisir,
puisque la chose avait été si douce et délicieuse au jeune homme
de la veille. Le forgeron activa donc le feu de sa forge et y jeta la
vieille quand il fut bien ardent ; mais voilà qu’elle se tordit dans
tous les sens en poussant des cris affreux. « Du calme ! lui cria-til. Qu’as-tu donc à t’agiter comme cela et à hurler comme une
pendue ? Il faut d’abord que je te fasse un feu vigoureux ! » Il se
mit au soufflet et activa le brasier de plus belle, si bien que tout
brûla sur la pauvre vieille femme, qui hurlait à la mort sans
discontinuer. « Mon métier n’est pas suffisant ! », pensa le
forgeron en la retirant bien vite du foyer pour la plonger dans
l’eau du bac à trempe, où la malheureuse se mit à hurler encore
plus fort qu’avant, si fort et si désespérément que ses cris
ameutèrent là-haut, à l’étage, la femme et la bru du forgeron.
Toutes les deux descendent les marches quatre à quatre, et que
voient-elles ? L’aïeule qui piaule et miaule lugubrement, plongée
dans le bac de forge, le corps tout racorni, le visage atrocement
déformé, tordu, ratatiné. Le spectacle était si horrible et les deux
femmes, qui étaient enceintes l’une et l’autre, en reçurent un tel
choc, qu’elles accouchèrent toutes les deux dans la nuit même, et
que leurs deux enfants ne furent pas conformés comme des
humains, mais comme de petits singes, qui s’en allèrent courir
dans la forêt. Ce sont eux qui ont commencé la famille et donné
origine à l’espèce des singes.
- 89 -
La Petite table, l’âne et le bâton
Il y a bien longtemps, il était un tailleur qui avait trois fils et
une seule chèvre.
La chèvre devait les nourrir tous les trois avec son lait ; il
fallait qu’elle mangeât bien et qu’on la menât tous les jours aux
champs. Les fils s’en occupaient chacun à son tour.
Un jour, l’aîné la mena au cimetière, où l’herbe était la plus
belle, la laissa là à manger et à gambader. Le soir, quand le
moment fut venu de rentrer à la maison, il demanda :
– Alors, chèvre, es-tu repue ?
La chèvre répondit :
– J’ai tant mangé que je ne peux plus avaler – bê, bê, bê, bê !
– Eh bien ! viens à la maison, dit le garçon.
Il la prend par sa corde, la conduit à l’écurie et l’attache.
– Alors, demanda le vieux tailleur, la chèvre a-t-elle assez
mangé ?
– Oh ! répondit le fils, elle a tant mangé qu’elle ne peut plus
rien avaler.
Le père voulut s’en rendre compte par lui-même. Il alla à
l’écurie, caressa la chère petite chèvre et demanda :
– Chèvre, es-tu repue ?
La chèvre répondit :
- 90 -
– De quoi devrais-je être repue ? Parmi les tombes j’ai couru
pour me nourrir rien n’ai trouvé bê, bê, bê, bê !
– Qu’entends-je ! s’écria le tailleur. Il rentre à la maison et dit
au garçon :
– Ah, menteur, tu dis que la chèvre est repue et tu l’as laissée
sans nourriture ! Et, dans sa colère, il prend une canne et en bat
son fils en le jetant dehors.
Le lendemain, c’était au tour du second fils. Il chercha dans le
jardin un coin où poussaient de belles herbes et la chèvre s’en
régala. Le soir, comme il voulait rentrer, il demanda :
– Chèvre, es-tu repue ?
La chèvre répondit :
– J’ai tant mangé que je ne peux plus avaler – bê, bê, bê, bê !
– Alors, rentre à la maison, dit le garçon.
Il la tira vers la maison, l’attacha dans l’écurie.
– Eh bien ? demanda le vieux tailleur, la chèvre a-t-elle assez
mangé ?
– Oh ! répondit le fils, elle a tant mangé qu’elle ne peut plus
rien avaler. Le tailleur n’avait pas confiance. Il se rendit à l’écurie
et demanda :
– Chèvre, es-tu repue ?
La chèvre répondit :
- 91 -
– De quoi devrais-je être repue ? Parmi les sillons j’ai couru
pour me nourrir n’ai rien trouvé bê, bê, bê bê !
– L’impudent mécréant ! s’écria le tailleur. Laisser sans
nourriture un animal si doux !
Il rentre à la maison et, à coups d’aune, met le garçon à la
porte.
C’est maintenant au tour du troisième fils. il veut bien faire
les choses, recherche les taillis les plus touffus et y fait brouter la
chèvre. Le soir, comme il veut rentrer, il demande à la chèvre :
– Chèvre, es-tu repue ?
La chèvre répondit :
– J’ai tant mangé que je ne peux plus avaler – bê, bê, bê, bê !
– Alors viens à la maison, dit le garçon.
Et il la conduisit à l’écurie et l’attacha.
– Eh bien ? demanda le vieux tailleur, la chèvre a-t-elle assez
mangé ?
– Oh ! répondit le fils, elle a tant mangé qu’elle ne peut plus
rien avaler. Le tailleur ne le croit pas.
Il sort et demande :
– Chèvre, es-tu repue ?
La méchante bête répondit :
- 92 -
– De quoi devrais-je être repue ? Parmi les sillons j’ai couru
pour me nourrir n’ai rien trouvé – bê, bê, bê, bê !
– Ah ! le vilain menteur, s’écria le tailleur. Ils sont aussi
fourbes et oublieux du devoir l’un que l’autre ! Vous ne me ferez
pas plus longtemps tourner en bourrique !
Et, de colère hors de lui, il rentre à la maison, frappe le
pauvre garçon avec l’aune, si fort qu’il le jette par la porte.
Et voilà le vieux tailleur seul avec sa chèvre. Le lendemain
matin, il va à l’écurie, caresse la chèvre et dit :
– Viens, ma mignonne, je vais te conduire moi-même au
champ.
Il la prend par sa longe et la mène là où se trouvent les baies
que les chèvres mangent avec le plus de plaisir.
– Pour une fois, tu peux y aller de bon cœur, lui dit-il, et il la
laissa brouter jusqu’au soir. Il demanda alors :
– Chèvre, es-tu repue ?
Elle répondit :
– J’ai tant mangé que je ne puis plus rien avaler, bê, bê, bê,
bê !
– Alors viens à la maison ! dit le tailleur.
Il la conduisit à l’écurie et l’attacha. Avant de partir, il se
retourna une dernière fois et dit :
– Alors te voilà donc repue pour une fois ?
- 93 -
Mais la chèvre ne fut pas meilleure avec lui qu’avec les autres.
Elle s’écria :
– De quoi devrais- je être repue ? Parmi les sillons j’ai couru
pour me nourrir n’ai rien trouvé – bê, bê, bê, bê !
Quand le tailleur entendit cela, il en resta tout interdit et vit
bien qu’il avait chassé ses fils sans raison.
– Attends voir, s’écria-t-il, misérable créature ! Ce serait trop
peu de te chasser ; je vais te marquer de telle sorte que tu n’oseras
plus te montrer devant d’honnêtes tailleurs !
En toute hâte, il rentre à la maison, prend son rasoir, savonne
la tête de la chèvre et la tond aussi ras qu’une pomme. Et, parce
que l’aune eût été trop noble, il prend une cravache et lui en
assène de tels coups qu’elle se sauve à toute allure.
Quand le tailleur se retrouva si seul dans sa maison, il fut
saisi d’une grande tristesse. Il aurait bien voulu que ses fils
fussent de nouveau là. Mais personne ne savait ce qu’ils étaient
devenus.
L’aîné était entré en apprentissage chez un menuisier. Il
travaillait avec zèle et constance. Lorsque son temps fut terminé
et que vint le moment de partir en tournée, son patron lui offrit
une petite table, qui n’avait rien de particulier, en bois très
ordinaire. Mais elle avait une qualité : quand on la déposait
quelque part et que l’on disait : « Petite table, mets le couvert ! »
on la voyait tout à coup s’habiller d’une petite nappe bien propre.
Et il y avait dessus une assiette, avec couteau et fourchette, et des
plats avec légumes et viandes, tant qu’il y avait la place. Et un
grand verre plein de vin rouge étincelait que ça en mettait du
baume au cœur. Le jeune compagnon pensa : en voilà assez
jusqu’à la fin de tes jours ! Et, de joyeuse humeur, il alla de par le
monde, sans se préoccuper de savoir si l’auberge serait bonne ou
- 94 -
mauvaise et si l’on y trouvait quelque chose à manger ou non.
Quand la fantaisie l’en prenait, il restait dans les champs, les prés
ou les bois, où cela lui plaisait, décrochait la petite table de son
dos, l’installait devant lui et disait : « Petite table, mets le
couvert ! » Et tout de suite, tout ce que son cœur souhaitait était
là. Finalement, il lui vint à l’esprit qu’il voudrait bien revoir son
père. Sa colère avait dû s’apaiser et avec la « petite-table-mets-lecouvert », il l’accueillerait volontiers.
Il arriva que, sur le chemin de la maison, il entra un soir dans
une auberge pleine de monde. On lui souhaita la bienvenue et on
l’invita à prendre place parmi les hôtes et à manger avec eux car
on trouverait difficilement quelque chose pour lui tout seul.
– Non, répondit le menuisier, je ne veux pas vous prendre le
pain de la bouche. Il vaut mieux que vous soyez mes hôtes à moi.
Ils rirent et crurent qu’il plaisantait. Mais lui, pendant ce
temps, avait installé sa table de bois au milieu de la salle et il dit :
– Petite table, mets le couvert !
Instantanément, elle se mit à porter des mets si délicats que
l’aubergiste n’aurait pas pu en fournir de pareils. Et le fumet en
chatouillait agréablement les narines des clients.
– Allez-y, chers amis, dit le menuisier.
Et quand les hôtes virent que c’était sérieux, ils ne se le firent
pas dire deux fois. Ils approchèrent leurs chaises, sortirent leurs
couteaux et y allèrent de bon cœur. Ce qui les étonnait le plus,
c’était que, lorsqu’un plat était vide, un autre, bien rempli, prenait
aussitôt sa place.
L’aubergiste, dans un coin, regardait la scène. Il ne savait que
dire. Mais il pensait : « Voilà un cuisinier comme il m’en faudrait
un ! »
- 95 -
Le menuisier et toute la compagnie festoyèrent gaiement
jusque tard dans la nuit. Finalement, ils allèrent se coucher. Le
jeune compagnon se mit également au lit et plaça sa table
miraculeuse contre le mur. Mais des tas d’idées trottaient dans la
tête de l’aubergiste. Il lui revint à l’esprit qu’il possédait dans un
débarras une petite table qui ressemblait à celle du menuisier,
comme une sœur. Il la chercha en secret et en fit l’échange. Le
lendemain matin, le jeune homme paya sa chambre, installa la
petite table sur son dos, sans penser que ce n’était plus la bonne,
et reprit son chemin. À midi, il arriva chez son père qui l’accueillit
avec une grande joie.
– Alors, mon cher fils, qu’as-tu appris ? lui demanda-t-il.
– Père, je suis devenu menuisier.
– C’est un bon métier ! rétorqua le vieux.
– Mais que ramènes-tu de ton compagnonnage ?
– Père, le meilleur de ce que je ramène est une petite table.
Le père l’examina sur toutes ses faces et dit :
– Tu n’as pas fabriqué là un chef-d’œuvre. C’est une vieille et
méchante petite table.
– Voire ! C’est une table mystérieuse, magique, répondit le
fils. Lorsque je l’installe et lui dis de mettre le couvert, les plus
beaux plats s’y trouvent instantanément, avec le vin qui met du
baume au cœur. Tu n’as qu’à inviter tous tes parents et amis.
Pour une fois, ils se délecteront et se régaleront car la petite table
les rassasiera tous.
- 96 -
Quand tout le monde fut rassemblé, il installa la petite table
au milieu de la pièce et dit :
– Petite table, mets le couvert !
Mais rien ne se produisit et la table resta aussi vide que
n’importe quelle table qui n’entend pas la parole humaine. Alors
le pauvre gars s’aperçut qu’on lui avait échangé sa table et il eut
honte de passer pour un menteur. Les parents s e moquaient de
lui et il leur fallut repartir chez eux, affamés et assoiffés. Le père
reprit ses chiffons et se remit à coudre. Le fils trouva du travail
chez un patron.
Le deuxième fils était arrivé chez un meunier et il avait fait
son apprentissage chez lui. Lorsque son temps fut passé, le patron
lui dit :
– Puisque ta conduite a été bonne, je te fais cadeau d’un âne
d’une espèce particulière. Il ne tire pas de voiture et ne porte pas
de sacs.
– À quoi peut-il bien servir dans ce cas ? demanda le jeune
compagnon.
– Il crache de l’or, répondit le meunier. Si tu le places sur un
drap et que tu dis « BRICKLEBRIT », cette bonne bête crache des
pièces d’or par devant et par derrière.
– Voilà une bonne chose, dit le jeune homme.
Il remercia le meunier et partit de par le monde. Quand il
avait besoin d’argent, il n’avait qu’à dire « BRICKLEBRIT « à son
âne et il pleuvait des pièces d’or. Il n’avait plus que le mal de les
ramasser. Où qu’il arrivât, le meilleur n’était jamais trop bon pour
lui et plus cela coûtait cher, mieux c’était. Il avait toujours un sac
plein de pièces à sa disposition. Après avoir visité le monde un
bout de temps, il pensa : « Il te faut partir à la recherche de ton
- 97 -
père ! Quand tu arriveras avec l’âne à or, il oubliera sa colère et te
recevra bien ».
Par hasard, il descendit dans la même auberge que celle où la
table de son frère avait été échangée. il conduisait son âne par la
bride et l’aubergiste voulut le lui enlever pour l’attacher. Le jeune
compagnon lui dit :
– Ne vous donnez pas ce mal ; je conduirai moi-même mon
grison à l’écurie et je l’attacherai aussi moi-même. Il faut que je
sache où il est.
L’aubergiste trouva cela curieux et pensa que quelqu’un qui
devait s’occuper soi-même de son âne ne ferait pas un bon client.
Mais quand l’étranger prit dans sa poche deux pièces d’or et lui
dit d’acheter quelque chose de bon pour lui, il ouvrit de grands
yeux, courut partout pour acheter le meilleur qu’il pût trouver.
Après le repas, l’hôte demanda ce qu’il devait. L’aubergiste
voulait profiter de l’occasion et lui dit qu’il n’avait qu’à ajouter
deux autres pièces d’or à celles qu’il lui avait déjà données. Le
jeune compagnon plongea sa main dans sa poche, mais il n’avait
plus d’argent.
– Attendez un instant, Monsieur l’aubergiste, dit-il, je vais
aller chercher de l’or.
Il emmena la nappe.
L’aubergiste ne comprenait pas ce que cela signifiait. Curieux,
il suivit son client et quand il le vit verrouiller la porte de l’écurie,
il regarda par un trou du mur. L’étranger avait étendu la nappe
autour de l’âne et criait : « BRICKLEBRIT ». Au même moment,
l’animal se mit à cracher, par devant et par derrière, de l’or qui
s’empilait régulièrement sur le sol.
- 98 -
– Quelle fortune ! dit l’aubergiste. Voilà des ducats qui sont
vite frappés ! Un sac à sous comme cela, ce n’est pas inutile !
Le client paya son écot et alla se coucher. L’aubergiste, lui, se
faufila pendant la nuit dans l’écurie, s’empara de l’âne à or et en
mit un autre à la place.
De grand matin, le compagnon prit la route avec un âne, qu’il
croyait être le sien. À midi, il arriva chez son père qui se réjouit en
le voyant et l’accueillit volontiers.
– Qu’es-tu devenu, mon fils ? demanda le vieux.
– Un meunier, cher père, répondit-il.
– Qu’as-tu ramené de ton compagnonnage ?
– Rien en dehors d’un âne.
– Des ânes, il y en a bien assez, dit le père. J’aurais préféré
une bonne chèvre !
– Oui, répondit le fils, mais ce n’est pas un âne ordinaire,
c’est un âne à or. Quand je dis « BRICKLEBRIT », la bonne bête
vous crache un drap plein de pièces d’or. Appelle tous les parents,
je vais en faire des gens riches.
– Voilà, qui me plaît, dit le tailleur. Je n’aurai plus besoin de
me faire de souci avec mon aiguille.
Il s’en fut lui-même à la recherche de ses parents, qu’il
ramena. Dès qu’ils furent rassemblés, le meunier les pria de faire
place, étendit son drap et amena l’âne dans la chambre.
– Maintenant,
« BRICKLEBRIT ».
faites
attention !
- 99 -
dit-il.
Et
il
cria :
Mais ce ne furent pas des pièces d’or qui tombèrent et il
apparut que l’animal ne connaissait rien à cet art qui n’est pas
donné à n’importe quel âne. Le pauvre meunier faisait triste
figure ; il comprit qu’il avait été trompé et demanda pardon à ses
parents qui s’en retournèrent chez eux aussi pauvres qu’ils étaient
venus. Il ne restait plus rien d’autre à faire pour le père que de
reprendre son aiguille et pour le fils, de s’engager chez un
meunier.
Le troisième frère était entré chez un tourneur sur bois et
comme il s’agissait d’un métier d’art, ce fut lui qui resta le plus
longtemps en apprentissage. Ses frères lui firent savoir par une
lettre comment tout avait mal tourné pour eux et comment, au
dernier moment, l’aubergiste les avait dépouillés de leurs cadeaux
magiques.
Lorsque le tourneur eut terminé ses études, son maître lui
offrit, en récompense de sa bonne conduite, un sac et dit :
– Il y a un bâton dedans.
– Je peux prendre le sac et il peut me rendre service, mais
pourquoi ce bâton ? il ne fait que l’alourdir.
– Je vais te dire ceci, répondit le patron. Si quelqu’un t’a
causé du tort, tu n’auras qu’à dire : « Bâton, hors du sac ! »
aussitôt, le bâton sautera dehors parmi les gens et il dansera sur
leur dos une si joyeuse danse que, pendant huit jours, ils ne
pourront plus faire un mouvement. Et il ne s’arrête pas avant que
tu dises : « Bâton, dans le sac ! »
Le compagnon le remercia, mit le sac sur son dos et quand
quelqu’un s’approchait de trop près pour l’attaquer il disait :
« Bâton, hors du sac ! » Aussitôt le bâton surgissait et se secouait
sur les dos, manteaux et pourpoints jusqu’à ce que les malandrins
- 100 -
en hurlassent de douleur. Et cela allait si vite que, avant que l’on
s’en aperçût, son tour était déjà venu.
Le jeune tourneur arriva un soir à l’auberge où l’on avait dupé
ses frères. Il déposa son havresac devant lui, sur la table, et
commença à parler de tout ce qu’il avait vu de remarquable dans
le monde.
– Oui, dit-il, on trouve bien une « petite-table-mets-lecouvert », un âne à or et d’autres choses semblables ; ce sont de
bonnes choses que je ne mésestime pas ; mais cela n’est rien à
comparer au trésor que je me suis procuré et qui se trouve dans
mon sac.
L’aubergiste dressa l’oreille. « Qu’est-ce que ça peut bien
être », pensait-il. « Le sac serait-il bourré de diamants ? Il
faudrait que je l’obtienne à bon marché lui aussi ; jamais deux
sans trois ».
Lorsque le moment d’aller dormir fut arrivé, l’hôte s’étendit
sur le banc et disposa son sac en guise d’oreiller. Quand
l’aubergiste crut qu’il était plongé dans un profond sommeil, il
s’approcha
de
lui,
poussa
et
tira
doucement,
précautionneusement le sac pour essayer de le prendre et d’en
mettre un autre à la place. Le tourneur s’attendait à cela depuis
longtemps. Lorsque l’aubergiste voulut donner la dernière
poussée, il cria :
– Bâton, hors du sac !
Aussitôt, le bâton surgit, frotta les côtes de l’aubergiste à sa
façon. L’aubergiste criait pitié. Mais plus fort il criait, plus
vigoureusement le bâton lui tapait sur le dos jusqu’à ce qu’il
tombât sans souffle sur le sol. Alors le tourneur dit :
– Si tu ne me rends pas la « petite-table-mets-le-couvert » et
l’âne à or, la danse recommencera.
- 101 -
– Oh ! non, s’écria l’aubergiste d’une toute petite voix. Je
rendrai volontiers le tout, mais fais rentrer ton esprit frappeur
dans son sac.
Le jeune compagnon dit alors :
– Je veux bien que la grâce passe avant le droit, mais gardetoi de refaire le mal.
Et il cria :
– Bâton, dans le sac.
Et il le laissa tranquille.
Le tourneur partit le lendemain matin avec la « petite-tablemets-le-couvert » et l’âne à or vers la maison de son père. Le
tailleur se réjouit lorsqu’il le revit et lui demanda, à lui aussi, ce
qu’il avait appris chez les autres.
– Cher père, répondit-il, je suis devenu tourneur sur bois.
– Un fameux métier, dit le père.
– Qu’as-tu ramené de ton compagnonnage ?
– Une pièce précieuse, cher père, répondit le fils, un bâton
dans un sac.
– Quoi ? s’écria le père.
– Un bâton, ce n’était pas la peine, tu peux en cueillir à
n’importe quel arbre !
- 102 -
– Mais pas un comme ça, cher père ; quand je dis « bâton,
hors du sac », il en bondit et donne à celui qui m’a voulu du mal
une fameuse danse jusqu’à ce qu’il tombe par terre et supplie qu’il
s’arrête. Voyez-vous, c’est avec ce bâton que j’ai récupéré la
« petite-table-mets-le-couvert » et l’âne à or que l’aubergiste
voleur avait dérobés à mes frères. Maintenant, appelle mes frères,
et invite tous les parents. Je veux qu’ils mangent et boivent et je
remplirai leurs poches d’or.
Le vieux tailleur ne croyait pas trop à cette histoire, mais il
invita quand même ses parents. Le tourneur étendit un drap dans
la chambre, fit entrer l’âne à or et dit à son frère :
– Maintenant, cher frère, parle-lui.
Le meunier dit :
– BRICKLEBRIT
Et, à l’instant, des pièces d’or tombèrent sur le drap comme
s’il en pleuvait à verse et l’âne n’arrêta que lorsque tous en eurent
tant qu’ils ne pouvaient plus en porter. (Je vois à ta mine que tu
aurais bien voulu y être !) Alors, le tourneur chercha la petite
table et dit :
– Cher frère, parle-lui maintenant.
Et à peine le menuisier avait-il dit : « Petite table, mets le
couvert » que déjà les plus beaux mets apparaissaient en
abondance. Il y eut un repas comme jamais encore le bon tailleur
n’en avait vu dans sa maison. Toute la famille resta rassemblée
jusqu’au milieu de la nuit et tous étaient joyeux et comblés. Le
tailleur enferma aiguilles, bobines, aune et fers à repasser dans
une armoire et vécut avec ses fils dans la joie et la félicité.
Et la chèvre à cause de laquelle le tailleur jeta dehors ses trois
fils, qu’est-elle devenue ?
- 103 -
Ne supportant pas d’avoir la tête tondue, elle alla se cacher
dans le terrier d’un renard. Lorsque celui-ci revint et aperçut
deux gros yeux briller au fond de son terrier, il prit peur et se
sauva à toute allure. Dans sa fuite, il rencontra un ours.
– Pourquoi as-tu l’air si affolé, frère renard ? lui demanda
celui-ci. Que t’est-il donc arrivé ?
– Mon terrier est occupé par un épouvantable animal dont les
yeux lancent des flammes expliqua le renard.
– Nous allons le chasser, s’exclama l’ours qui accompagna le
renard jusqu’à son terrier.
Mais lorsque l’ours aperçut les yeux de braise, à son tour il
prit peur et s’enfuit, renonçant à chasser l’intrus. Dans sa fuite, il
rencontra une abeille.
– Pourquoi fais-tu cette tête, frère ours ? lui demanda-t-elle,
toi qui d’ordinaire est si joyeux ?
– Un épouvantable animal aux yeux de braise occupe le
terrier du renard et nous ne réussissons pas à l’en chasser,
expliqua l’ours.
L’abeille fut saisie de pitié.
– Je ne suis qu’une pauvre et faible créature à laquelle vous
ne prêtez d’ordinaire guère attention, dit-elle. Mais peut-être
pourrais-je vous aider.
L’abeille entra dans le terrier du renard, se posa sur la tête de
la chèvre et la piqua si violemment que celle-ci sauta en
l’air. « Bê, Bê », hurla la chèvre en décampant à toute allure. Elle
- 104 -
courut, courut si longtemps qu’encore aujourd’hui nul ne sait
jusqu’où elle est allée.
- 105 -
La Princesse de pierre
Deux princes partirent un jour à l’aventure vers de lointaines
contrées. Mais comme ils s’amusaient beaucoup à faire les quatre
cents coups, ils décidèrent de ne plus revenir au château.
Leur petit frère, qui se faisait du souci, décida de partir à leur
recherche. Lorsqu’il les trouva enfin, ils se moquèrent de lui :
« Oh ! Une chance que tu sois venu, petit frère. Car nous
n’aurions jamais pu nous débrouiller seuls ; tu es tellement plus
intelligent que nous. » Mais ils acceptèrent quand même de
l’emmener avec eux.
Ils reprirent donc la route tous ensembles et un jour, au
détour d’un sentier, ils aperçurent une fourmilière. Le plus vieux
voulu la fouiller et voir comment les petites fourmis apeurées se
précipiteraient au-dehors, transportant leurs œufs pour les
mettre en sûreté. Mais le plus jeune dit : « Laisse donc ces
animaux en paix, je ne peux pas supporter qu’on les dérange ! »
Ils continuèrent et arrivèrent au bord d’un lac sur lequel
barbotaient un très grand nombre de canards. Les deux plus
vieux voulurent en attraper quelques-uns et les faire cuire, mais le
plus jeune ne les laissa pas faire et leur dit : « Laissez donc les
animaux en paix, je ne peux pas supporter qu’on les tue ! »
Plus tard, ils trouvèrent une ruche d’abeilles qui était
tellement remplie de miel, qu’elle en débordait. Les deux frères
voulurent faire un feu sous la ruche, afin d’enfumer les abeilles et
leur voler leur miel. Mais le plus jeune les en empêcha encore et
leur dit : « Laissez donc les animaux en paix, je ne peux pas
supporter qu’on les brûle ! »
Finalement, les trois frères arrivèrent à un château ensorcelé.
Une méchante sorcière avait transformé en pierre toutes les
plantes, tous les animaux et tous les gens de ce château, à
- 106 -
l’exception du roi. Elle avait épargné le roi car elle voulait qu’il
souffre de voir ses trois filles dormir d’un sommeil de pierre.
Les trois princes se dirigèrent vers la porte du château et
regardèrent à l’intérieur par un petit trou. Là, ils virent un
homme gris et triste comme la pierre assis à une table : c’était le
roi. Ils l’appelèrent une fois, puis une seconde fois, mais le roi ne
les entendit pas. Ils l’appelèrent de nouveau. Là, il se leva, ouvrit
la porte et, sans prononcer un seul mot, les conduisit à une table
couverte de victuailles. Lorsque les trois princes eurent mangé et
bu, qu’ils furent rassasiés et repus, le roi leur montra leur
chambre et ils allèrent dormir.
Le lendemain matin, le roi vint auprès du plus vieux des
princes, lui fit signe de le suivre et le conduisit à une tablette de
pierre. Sur cette tablette se trouvaient trois inscriptions, chacune
décrivant une épreuve qui devait être accomplie pour que le
château soit délivré de son mauvais sort.
La première disait : « Dans la forêt, sous la mousse, gisent les
mille perles des princesses. Elles doivent toutes être retrouvées
avant le coucher du soleil. S’il en manque ne serait-ce qu’une
seule, celui qui les aura cherché sera changé en pierre. » Le prince
partit donc dans la forêt et chercha durant toute la journée. Mais
lorsque la nuit tomba, il en avait seulement trouvé une centaine.
Il arriva ce qui était écrit sur la tablette : il fut changé en pierre.
L e jour suivant, le second prince entreprit à son tour de
retrouver les perles. Mais il ne fit pas beaucoup mieux que son
frère aîné : il ne trouva que deux cents perles et fut lui aussi
changé en pierre.
Puis, ce fut au tour du plus jeune de chercher les perles. Mais
c’était tellement difficile et cela prenait tellement de temps, qu’il
se découragea. Il s’assoya sur une roche et se mit à pleurer. À ce
moment, la reine des fourmis, à qui il avait un jour porté secours,
surgit avec cinq mille autres fourmis. Les petites bêtes
- 107 -
cherchèrent les perles et cela ne leur pris guère de temps pour
qu’elles les retrouvent toutes et qu’elles les rassemblent en un
petit tas.
Fort de son succès, le jeune prince s’attaqua à la seconde
épreuve : « La clef de la chambre des princesses gît au fond du
lac. Elle doit être retrouvée avant le coucher du soleil. Si ce n’est
pas le cas, celui qui l’aura cherché sera changé en pierre. »
Lorsqu’il arriva au bord du lac, les canards, qu’il avait un jour
sauvés, barbotaient encore. Ceux-ci plongèrent dans les
profondeurs du lac et rapportèrent la clef au prince.
La dernière épreuve était la plus difficile de toutes : « Parmi
les trois filles du roi, il en est une qui est plus jeune et plus
gentille que les autres. Elle doit être reconnue avant le coucher du
soleil. Celui qui se trompera, celui-là sera changé en pierre. »
Mais les trois princesses se ressemblaient toutes comme des
gouttes d’eau. La seule chose qui permettait de les distinguer était
qu’avant d’être changées en pierre elles avaient mangé chacune
une sucrerie différente : l’aînée avait mangé un morceau de
sucre ; la deuxième, un peu de sirop ; la plus jeune, une cuillerée
de miel.
C’est alors qu’arriva la reine des abeilles dont la ruche avait
un jour été sauvée par le jeune prince. Elle se posa sur les lèvres
de chacune des princesses pour y goûter les cristaux de sucre qui
s’y trouvaient collés. Finalement, elle s’arrêta sur les lèvres de la
troisième, car elles avaient le goût du miel.
C’est ainsi que le jeune prince pu reconnaître la plus jeune
des princesses. À ce moment, le sort fut levé : toutes les plantes,
tous les animaux et tous ceux qui avaient été changé en pierre
reprirent vie, et les trois princesses se réveillèrent.
Le jeune prince épousa la plus jeune et devint le roi après la
mort de son père, tandis que ses frères marièrent chacun une des
deux autres princesses.
- 108 -
- 109 -
La Princesse Méline
Il était une fois un roi. Il avait un fils qui avait demandé la
main de la fille d’un roi puissant. Elle s’appelait Méline et était
admirablement belle. Mais son père avait refusé la demande du
prince, car il avait déjà décidé de donner la main de sa fille à un
autre prince. Or, les deux jeunes gens s’aimaient d’un amour
tendre.
– Je ne veux que lui, déclara Méline, et je n’en épouserai
aucun autre.
Le père se fâcha et fit construire une tour à l’intérieur de
laquelle pas un seul rayon de soleil ni la lueur de la lune ne
pouvaient passer. Et il dit :
– Tu seras enfermée dans cette tour pendant sept ans ;
ensuite, je viendrai, pour voir si ton obstination et ton entêtement
ont été brisés.
On apporta dans la tour à manger et à boire pour sept ans et
Méline et sa femme de chambre y furent emmenées et emmurées.
Coupées de la terre et du ciel, elles devaient rester là, dans
l’obscurité totale. Le prince venait souvent près de la tour et
appelait Méline par son nom, mais le mur épais ne laissait pas
passer sa voix.
Et le temps passa et selon la quantité de nourriture et d’eau
qui restait, Méline et sa femme de chambre devinèrent que les
sept années touchaient à leur fin. Elles pensaient que leur
libération était déjà proche, mais aucun bruit de l’extérieur ne
leur parvint. Elles n’entendirent pas des coups de marteau, pas la
plus petite pierre du mur ne tomba. Elles n’avaient plus que très
peu de nourriture et une mort atroce les attendait. Méline dit
alors :
- 110 -
– Il n’y a pas d’autre moyen : nous devons tenter de percer le
mur.
Elle prit le couteau à pain et commença à gratter et à fouiller
le mortier pour essayer de dégager une pierre ; lorsqu’elle était
fatiguée, sa femme de chambre la remplaçait. Elles travaillèrent
ainsi longtemps, jusqu’à ce qu’elles arrivassent à détacher une
pierre, puis une deuxième, puis une troisième et au bout de trois
jours elles purent percevoir le premier rayon de soleil.
Finalement, la brèche fut suffisamment grande pour qu’elles
puissent voir dehors. Le ciel était d’un bleu magnifique et une
brise fraîche les salua. Mais quel spectacle s’offrait à leurs yeux !
Du palais lui-même il ne restait que des ruines, la ville et les
villages à l’entour étaient brûlés et les champs étaient en friche.
Et on ne voyait pas âme qui vive !
Lorsqu’elles eurent agrandi la brèche dans le mur,
suffisamment pour pouvoir se glisser à travers, elles sautèrent à
terre. Mais maintenant, que faire ? L’ennemi avait dévasté tout le
royaume, et massacré toute la population. Elles se mirent à
marcher, au hasard, pour trouver un autre pays. Mais elles ne
trouvèrent ni un toit pour se réfugier, ni une seule personne qui
leur tende un morceau de pain. Tout allait si mal qu’elles finirent
par arracher des orties pour se nourrir. Après une longue marche,
elles arrivèrent dans un autre royaume. Elles offraient leurs
services partout mais où qu’elles frappaient, personne n’en
voulait et personne n’eut pitié d’elles. Finalement, elles arrivèrent
dans une grande ville et se dirigèrent vers le palais royal. Mais de
là aussi, elles se firent chasser. Un jour, tout de même, un
cuisinier eut pitié d’elles et leur permit de rester pour l’aider à la
cuisine.
Il arriva que le fils du roi de ce royaume était justement le
prince qui, autrefois, avait demandé la main de Méline. Son père
lui avait choisi une fiancée laide et au cœur dur. Le mariage
approchait inexorablement, la fiancée était déjà là, mais à cause
de sa laideur elle ne s’était jamais montrée. Elle s’était enfermée
- 111 -
dans sa chambre et Méline lui portait à manger directement de la
cuisine.
Le jour des noces arriva et la mariée devait accompagner son
futur époux à l’église. Consciente de sa laideur, elle avait honte de
se montrer en public elle dit alors à Méline :
– C’est ton jour de chance ! je me suis tordu le pied et je ne
peux pas bien marcher ; tu mettras ma robe et tu me remplaceras
lors du mariage.
Mais Méline refusa :
– Je ne veux pas être honorée par ce qui ne m’est pas dû de
bon droit.
La mariée lui offrit même de l’or, mais rien n’y fit. Voyant que
la jeune fille ne cédait pas, elle se mit à la menacer :
– Si tu ne m’obéis pas, tu le paieras de ta vie.
Méline fut forcée d’obéir. Elle dut se vêtir de la magnifique
robe de mariée et se parer de ses bijoux. Lorsqu’elle entra dans la
salle royale, tout le monde fut frappé par sa beauté. Le roi dit à
son fils :
– C’est la mariée que je t’ai choisie et que tu conduiras à
l’autel. Le marié fut frappé d’étonnement.
– C’est le portrait même de Méline, pensa-t-il. Si je ne savais
pas que ma bien aimée est enfermée depuis des années dans sa
tour et qu’elle est peut-être même déjà morte, je croirais, ma foi,
que je l’ai devant moi.
Il offrit son bras à la mariée et la conduisit à l’église. Des
orties poussaient près de la route et Méline leur dit :
- 112 -
Ortie, petite plante gracieuse, tu m’as l’air bien soucieuse !
Ne t’inquiète pas, je n’ai pas oublié le temps du chagrin
refoulé,
Le temps où tu fus ma seule pitance, peu douce et crue, mais
en abondance.
– Qu’est-ce que tu dis ? demanda le prince.
– Rien, rien, répondit-elle, je pensais seulement à la princesse
Méline.
Le marié fut surpris que sa fiancée connût Méline, mais il se
tut.
Ils passèrent près du cimetière et lorsqu’ils arrivèrent devant
l’escalier de l’église, Méline dit :
Supportez-moi, les marches, souffrez que je vous emprunte,
De la mariée qui n’en est pas une, écoutez la complainte.
– Que disais-tu ? demanda le prince.
– Rien, je pensais seulement à la princesse Méline.
– La connais-tu ?
– Mais non, rétorqua-t-elle, comment pourrais-je la
connaître ? Mais j’ai entendu parler d’elle.
Ils s’arrêtèrent devant la porte de l’église et Méline dit :
- 113 -
0 toi, la grande porte ! Que je passe, supporte !
De la mariée qui n’en est pas une, écoute la demande infime.
– Et maintenant, qu’est-ce que tu viens de dire ? s’étonna le
prince.
– Oh, Je pensais encore à la princesse Méline, répondit-elle.
Le marié prit un collier de très grande valeur et le lui passa au
cou.
Ils entrèrent dans l’église et devant l’autel le prêtre lia leurs
mains et les maria. Sur le chemin de retour, Méline ne prononça
pas un mot. De retour au palais, elle courut aussitôt dans la
chambre de la mariée, ôta la belle robe, rangea les bijoux et remit
sa chemise grise. Elle ne garda que le collier que le marié lui avait
passé autour du cou devant l’église.
La nuit tomba et la mariée devait être conduite dans la
chambre du prince.
Elle voila son visage pour que le prince ne s’aperçût pas de la
supercherie. Dès que tous furent partis, le prince demanda :
– Qu’as-tu dit aux orties près de la route ?
– À quelles orties ? s’étonna la mariée. je ne parle pas aux
orties.
– Si tu ne leur as pas parlé, tu n’es pas la vraie mariée, dit le
prince.
Mais la mariée trouva la parade.
– Attends ! s’écria-t-elle :
- 114 -
Ma femme de chambre, j’appelle, car dans mes pensées litelle.
Elle sortit de la chambre et s’en prit à Méline :
– Servante ! Qu’as-tu dit aux orties près de la route ?
– je n’ai dit que cela :
Ortie, petite plante gracieuse, Tu m’as l’air bien soucieuse !
Ne t’inquiètes pas, je n’ai pas oublié Le temps du chagrin
refoulé,
Le temps où tu fus ma seule pitance, Peu douce et crue, mais
en abondance.
La mariée retourna dans la chambre du prince.
– Ça y est, cria-t-elle, je me rappelle maintenant de ce que j’ai
dit aux orties. Et elle répéta les paroles qu’elle venait d’entendre.
– Et qu’as-tu dit aux marches de l’église lorsque nous les
montions ? demanda à nouveau le prince.
– Aux marches de l’église ? s’étonna la mariée. je ne parle
jamais aux marches.
– Tu n’es donc pas la vraie mariée.
Et la mariée dit promptement :
Ma femme de chambre, j’appelle, car dans mes pensées litelle.
- 115 -
Elle sortit par la porte en courant et s’en prit de nouveau à
Méline :
– Servante ! Qu’as-tu dit aux marches devant l’église ?
– je leur ai dit simplement :
Supportez-moi, les marches, souffrez que je vous emprunte,
De la mariée qui n’en est pas une, écoutez la complainte.
– Cela te coûtera la vie, l’avertit la mariée, mais elle retourna
vite auprès du prince pour lui expliquer :
– Ça y est, je sais ce que j’ai dit à l’escalier !
Et elle répéta ce que la jeune fille lui avait dit.
– Et qu’as-tu dit à la porte de l’église ?
– À la porte de l’église ? s’affola la mariée. je ne parle pas aux
portes.
– Tu n’es donc pas la vraie mariée.
Elle sortit en courant et elle harcela Méline à nouveau :
– Servante ! Qu’avais-tu à raconter à la porte de l’église ?
– Je ne lui ai rien raconté, j’ai dit seulement :
Ô toi, la grande porte ! Que je passe, supporte !
De la mariée qui n’en est pas une, écoute la demande infime.
- 116 -
– Tu me le paieras, tu auras la tête coupée, dit la mariée, folle
de rage ; mais elle se dépêcha de revenir auprès du prince pour lui
dire :
– Je me souviens maintenant ce que j’avais dit à la porte.
Et elle répéta les paroles de Méline.
– Et où est le collier que je t’ai donné devant la porte de
l’église ?
– Quel collier ? dit-elle. Tu ne m’as pas donné de collier.
– Je te l’ai moi-même passé autour du cou. Si tu ne le sais
pas, tu n’es pas la vraie mariée.
Il lui arracha son voile et vit son visage incroyablement laid.
Effrayé, il fit un bond en arrière.
– Comment es-tu arrivée là ? Qui es-tu ?
– Je suis ta fiancée promise, mais j’avais peur que les gens se
moquent de moi en me voyant dans la rue. C’est pourquoi j’ai
ordonné à la petite souillon de mettre ma robe et d’aller à l’église
à ma place.
– Où est cette fille ? demanda le prince. Je veux la voir. Va la
chercher !
La mariée sortit de la chambre et dit aux serviteurs que sa
femme de chambre était une faussaire, et qu’il fallait sans tarder
l’amener dans la cour et lui couper la tête. Les serviteurs
attrapèrent Méline et voulurent l’emmener. Mais Méline se mit à
crier et à appeler au secours si fort que le prince entendit sa voix
et arriva en courant. Il ordonna qu’on relâche la jeune fille sur-le- 117 -
champ. On apporta la lumière et le prince put voir que la Jeune
fille avait autour du cou le collier en or qu’il lui avait donné.
– C’est toi la vraie mariée, dit-il, c’est toi que j’ai amenée à
l’autel. Viens dans ma chambre.
Et une fois seuls, le prince demanda :
– Pendant le trajet vers l’église, tu as parlé de la princesse
Méline à laquelle j’ai été fiancé. Si Je pouvais espérer que cela fût
possible, je penserais qu’elle est devant moi ; tu lui ressembles
tant !
Et la jeune fille répondit :
– Je suis Méline, celle qui, par amour pour toi, fut
emprisonnée pendant sept ans dans un cachot obscur, celle qui a
souffert de faim et de soif et qui a vécu si longtemps dans la
misère et la détresse. Mais aujourd’hui enfin le soleil a de
nouveau brillé pour moi. On nous a mariés à l’église et je suis ta
femme légitime. Ils s’embrassèrent et vécurent heureux jusqu’à la
fin de leurs jours.
- 118 -
Le Puits enchanté
Une veuve, qui s’était remariée, avait deux filles très belles
dont l’une était travailleuse, et l’autre plutôt paresseuse. Elle avait
pour préférée cette dernière parce que c’était sa propre fille.
Quant à l’autre fillette, elle n’était pas beaucoup appréciée : on la
faisait travailler dur toute la journée et on la traitait comme une
servante.
La pauvre fillette devait chaque jour se rendre au bord du
puits et filer jusqu’à ce qu’elle en ait le bout des doigts en sang.
Un jour, alors que la bobine était toute tachée, la fillette se pencha
au-dessus du puits pour la nettoyer. Mais la bobine lui glissa des
mains et tomba tout au fond. Elle courut en pleurant chez sa
belle-mère et lui raconta son malheur, mais la marâtre,
impitoyable, la réprimanda violemment et lui dit : « Tu as laissé
tomber la bobine au fond du puits, alors tu devras aller la
reprendre ! » La fillette, bouleversée, retourna au puits sans
savoir comment elle allait s’y prendre. Son cœur en détresse lui
commanda de sauter ; ce qu’elle fit. En atteignant le fond du
puits, elle perdit connaissance.
Lorsqu’elle reprit ses esprits, un soleil radieux brillait audessus d’elle, et un champ merveilleux rempli de millier de fleurs
l’entourait. La fillette se mit à marcher et arriva près d’un four
dans lequel beaucoup de pains cuisaient. Les pains lui crièrent :
« Hé, sors-nous du four, sors-nous du four, nous allons brûler !
Nous cuisons depuis bien trop longtemps déjà. » La fillette
s’approcha du four, et en sortit toutes les miches les unes après
les autres. Elle poursuivit sa route et arriva près d’un pommier
qui ployait sous le poids de ses fruits. L’arbre lui cria : « Hé !
Secoue-moi, secoue-moi, mes pommes vont se gâter ! Elles sont
mûres depuis bien trop longtemps déjà. » La fillette secoua le
pommier et les pommes tombèrent sur le sol comme une pluie.
Lorsqu’elle les eut rassemblées en un tas, elle reprit son chemin.
- 119 -
Finalement, elle parvint à une petite maison et y aperçut une
vieille femme. Quand elle vit que la vieille avait de très longues
dents, elle s’effraya et voulut s’enfuit à toutes jambes, mais la
vieille femme lui dit : « N’aie pas peur chère enfant, reste avec
moi. Si tu tiens ma maison en ordre, alors tu ne manqueras de
rien. Tu dois seulement t’assurer de bien faire mon lit et de
secouer assidûment mon oreiller à la fenêtre, de sorte que les
plumes s’en échappent et qu’ainsi il puisse neiger sur la Terre.
Car c’est moi qui fait la neige : je suis la Dame Neige. » Elle la
persuada si bien que la fillette se calma, consentit et se rendit à
son service. Jour après jour, la jeune fille secoua fidèlement
l’oreiller pour que des flocons de neige s’en échappent et elle fit
tout ce qu’il fallait pour satisfaire la vieille dame. La vie était
douce auprès d’elle : jamais de réprimandes et chaque jour de
bons repas.
Alors qu’elle servait la Dame Neige depuis un bon moment
déjà, la fillette en vint à se sentir triste. Au début, elle ne sut pas
exactement ce qui pouvait la rendre ainsi, mais elle finit par
comprendre qu’elle avait le mal du pays : bien qu’ici elle fut
traitée mille fois mieux qu’à la maison, son chez-soi lui manquait.
Un jour, elle alla voir la vieille dame et lui dit : « J’ai le mal du
pays, et même si tout va très bien ici, je ne peux rester plus
longtemps. Je dois retourner parmi les miens. » La Dame Neige
répondit : « Je suis heureuse que tu veuilles retourner chez-toi. Et
comme tu m’as servie si fidèlement, je vais te raccompagner. »
Elle prit la fillette par la main et la conduisit devant un grand
portail. Au moment même où la fillette franchissait le seuil, une
pluie d’or s’abattit sur elle ; tout cet or se fixa sur ses vêtements et
il en tomba tant qu’elle en fut complètement recouverte. Puis, le
portail se referma, et la fillette se retrouva sur la Terre, non loin
de sa demeure.
Quand elle entra dans la court, le coq, qui se tenait sur le
rebord du puits, se mit à crier : « Cocorico ! Notre précieuse jeune
fille est de retour ! » La fillette entra dans la maison et, parce
qu’elle était toute recouverte d’or, fut bien accueillie par sa mère
et sa sœur. Elle leur raconta alors tout ce qu’elle avait vécu.
- 120 -
Lorsque la mère entendit comment elle avait reçu tant de
richesse, elle voulut que sa première fille, celle qui était
paresseuse, aille se procurer le même bonheur. Celle-ci dut
s’asseoir auprès du puits et se mettre à filer. Trop paresseuse, elle
ne fila pas : pour qu’il y ait du sang sur la bobine, elle se mit
plutôt les mains dans les églantiers et se piqua les doigts. Elle
lança ensuite la bobine au fond du puits et s’y jeta elle-même.
Elle se réveilla elle aussi au milieu du magnifique champ
fleuri. Elle emprunta le même chemin que sa sœur, et lorsqu’elle
arriva près du four, les pains lui crièrent : « Hé, sors-nous du
four, sors-nous du four, nous allons brûler ! Nous cuisons depuis
bien trop longtemps déjà. » Mais la paresseuse leur répondit :
« Je n’ai pas envie de me salir ! » Et elle passa son chemin. Elle
arriva bientôt près du pommier qui lui cria : « Hé ! Secoue-moi,
secoue-moi, mes pommes vont se gâter ! Elles sont mûres depuis
bien trop longtemps déjà. » Mais elle lui répondit : « Pas
question ! Je pourrais en recevoir une sur la tête. » Et elle passa
son chemin.
Lorsqu’elle parvint à la maison de Dame Neige, elle ne
s’effraya pas, sachant déjà que la vieille dame avait de très
longues dents, et elle se fit aussitôt engager. Le premier jour, elle
accomplit toutes les taches qui lui étaient assignées, car elle
pensait à sa récompense. Mais le deuxième jour, elle recommença
à être un peu paresseuse, et un peu plus le troisième. Finalement,
elle ne voulut même plus se lever le matin et ne secoua plus
l’oreiller comme elle avait convenu de le faire.
Dame Neige en eut bientôt assez et décida de la congédier. La
paresseuse s’en réjouit, songeant à la pluie d’or qui l’attendait.
Mais lorsqu’elle traversa le seuil du grand portail, ce ne fut point
de l’or qu’elle reçut, mais plutôt un plein chaudron de poix
gluante et collante. « Voilà ta récompense pour ta paresse et tes
mauvais services ! », lui dit la vieille dame en claquant la porte.
- 121 -
La paresseuse se retrouva chez-elle, toute couverte de cette
poix, et quand le coq l’aperçut, il se mit à crier : « Cocorico !
Notre poisseuse jeune fille est de retour ! » La fillette eut beau se
laver et se laver encore, la poix resta coller sur elle jusqu’à la fin
de ses jours.
- 122 -
Raiponce
Il était une fois un mari et sa femme qui avaient depuis
longtemps désiré avoir un enfant, quand enfin la femme fut dans
l’espérance et pensa que le Bon Dieu avait bien voulu accomplir
son vœu le plus cher. Sur le derrière de leur maison, ils avaient
une petite fenêtre qui donnait sur un magnifique jardin où
poussaient les plantes et les fleurs les plus belles ; mais il était
entouré d’un haut mur, et nul n’osait s’aventurer à l’intérieur
parce qu’il appartenait à une sorcière douée d’un grand pouvoir et
que tout le monde craignait. Un jour donc que la femme se tenait
à cette fenêtre et admirait le jardin en dessous, elle vit un parterre
planté de superbes raiponces avec des rosettes de feuilles si vertes
et si luisantes, si fraîches et si appétissantes, que l’eau lui en vint
à la bouche et qu’elle rêva d’en manger une bonne salade. Cette
envie qu’elle en avait ne faisait que croître et grandir de jour en
jour ; mais comme elle savait aussi qu’elle ne pourrait pas en
avoir, elle tomba en mélancolie et commença à dépérir,
maigrissant et pâlissant toujours plus. En la voyant si bas, son
mari s’inquiéta et lui demanda : « Mais que t’arrive-t-il donc, ma
chère femme ?
– Ah ! lui répondit-elle, je vais mourir si je ne peux pas
manger des raiponces du jardin de derrière chez nous ! »
Le mari aimait fort sa femme et pensa : « plutôt que de la
laisser mourir, je lui apporterai de ces raiponces, quoi qu’il puisse
m’en coûter ! » Le jour même, après le crépuscule, il escalada le
mur du jardin de la sorcière, y prit en toute hâte une, pleine main
de raiponces qu’il rapporta à son épouse. La femme s’en prépara
immédiatement une salade, qu’elle mangea avec une grande
avidité. Mais c’était si bon et cela lui avait tellement plu que le
lendemain, au lieu que son envie fût satisfaite, elle avait triplé. Et
pour la calmer, il fallut absolument que son mari retournât
encore une fois dans le jardin. Au crépuscule, donc, il fit comme
la veille, mais quand il sauta du mur dans le jardin, il se figea
d’effroi car la sorcière était devant lui !
- 123 -
– Quelle audace de t’introduire dans mon jardin comme un
voleur, lui dit-elle avec un regard furibond, et de venir me voler
mes raiponces ! Tu vas voir ce qu’il va t’en coûter !
– Oh ! supplia-t-il, ne voulez-vous pas user de clémence et
préférer miséricorde à justice ? Si Je l’ai fait, si je me suis décidé à
le faire, c’est que j’étais forcé : ma femme a vu vos raiponces par
notre petite fenêtre, et elle a été prise d’une telle envie d’en
manger qu’elle serait morte si elle n’en avait pas eu.
La sorcière fit taire sa fureur et lui dit : « Si c’est comme tu le
prétends, je veux bien te permettre d’emporter autant de
raiponces que tu voudras, mais à une condition : c’est que tu me
donnes l’enfant que ta femme va mettre au monde. Tout ira bien
pour lui et j’en prendrai soin comme une mère. »
Le mari, dans sa terreur, accepta tout sans discuter. Et
quelques semaines plus tard, quand sa femme accoucha, la
sorcière arriva aussitôt, donna à l’enfant le nom de Raiponce et
l’emporta avec elle.
Raiponce était une fillette, et la plus belle qui fut sous le
soleil. Lorsqu’elle eut ses douze ans, la sorcière l’enferma dans
une tour qui se dressait, sans escalier ni porte, au milieu d’une
forêt. Et comme la tour n’avait pas d’autre ouverture qu’une
minuscule fenêtre tout en haut, quand la sorcière voulait y entrer,
elle appelait sous la fenêtre et criait :
Raiponce, Raiponce,
Descends-moi tes cheveux.
Raiponce avait de longs et merveilleux cheveux qu’on eût dits
de fils d’or. En entendant la voix de la sorcière, elle défaisait sa
coiffure, attachait le haut de ses nattes à un crochet de la fenêtre
et les laissait se dérouler jusqu’en bas, à vingt aunes au-dessous,
si bien que la sorcière pouvait se hisser et entrer.
- 124 -
Quelques années plus tard, il advint qu’un fils de roi qui
chevauchait dans la forêt passa près de la tour et entendit un
chant si adorable qu’il s’arrêta pour écouter. C’était Raiponce qui
se distrayait de sa solitude en laissant filer sa délicieuse voix. Le
fils de roi, qui voulait monter vers elle, chercha la porte de la tour
et n’en trouva point. Il tourna bride et rentra chez lui ; mais le
chant l’avait si fort bouleversé et ému dans son cœur, qu’il ne
pouvait plus laisser passer un jour sans chevaucher dans la forêt
pour revenir à la tour et écouter. Il était là, un jour, caché derrière
un arbre, quand il vit arriver une sorcière qu’il entendit appeler
sous la fenêtre :
Raiponce, Raiponce,
Descends-moi tes cheveux.
Alors Raiponce laissa se dérouler ses nattes et la sorcière
grimpa. « Si c’est là l’escalier par lequel on monte, je veux aussi
tenter ma chance », se dit-il ; et le lendemain, quand il commença
à faire sombre, il alla au pied de la tour et appela :
Raiponce, Raiponce,
Descends-moi tes cheveux.
Les nattes se déroulèrent aussitôt et le fils de roi monta. Sur
le premier moment, Raiponce fut très épouvantée en voyant
qu’un homme était entré chez elle, un homme comme elle n’en
avait jamais vu ; mais il se mit à lui parler gentiment et à lui
raconter combien son cœur avait été touché quand il l’avait
entendue chanter, et qu’il n’avait plus eu de repos tant qu’il ne
l’eût vue en personne. Alors Raiponce perdit son effroi, et quand
il lui demanda si elle voulait de lui comme mari, voyant qu’il était
jeune et beau, elle pensa : « Celui-ci m’aimera sûrement mieux
que ma vieille mère-marraine, la Taufpatin », et elle répondit
qu’elle le voulait bien, en mettant sa main dans la sienne. Elle
ajouta aussitôt :
- 125 -
– Je voudrais bien partir avec toi, mais je ne saurais pas
comment descendre. Si tu viens, alors apporte-moi chaque fois un
cordon de soie : j’en ferai une échelle, et quand elle sera finie, je
descendrai et tu m’emporteras sur ton cheval.
Ils convinrent que d’ici là il viendrait la voir tous les soirs,
puisque pendant la journée venait la vieille. De tout cela, la
sorcière n’eût rien deviné si, un jour, Raiponce ne lui avait dit :
« Dites-moi, mère-marraine, comment se fait-il que vous soyez si
lourde à monter, alors que le fils du roi, lui, est en haut en un clin
d’œil ?
– Ah ! scélérate ! Qu’est-ce que j’entends ? s’exclama la
sorcière. Moi qui croyais t’avoir isolée du monde entier, et tu m’as
pourtant flouée ! »
Dans la fureur de sa colère, elle empoigna les beaux cheveux
de Raiponce et les serra dans sa main gauche en les tournant une
fois ou deux, attrapa des ciseaux de sa main droite et cric-crac, les
belles nattes tombaient par terre. Mais si impitoyable était sa
cruauté, qu’elle s’en alla déposer Raiponce dans une solitude
désertique, où elle l’abandonna à une existence misérable et
pleine de détresse.
Ce même jour encore, elle revint attacher solidement les
nattes au crochet de la fenêtre, et vers le soir, quand le fils de roi
arriva et appela :
Raiponce, Raiponce,
Descends-moi tes cheveux.
La sorcière laissa se dérouler les nattes jusqu’en bas. Le fils de
roi y monta, mais ce ne fut pas sa bien-aimée Raiponce qu’il
trouva en haut, c’était la vieille sorcière qui le fixait d’un regard
féroce et empoisonné.
- 126 -
– Ha, ha ! ricana-t-elle, tu viens chercher la dame de ton
cœur, mais le bel oiseau n’est plus au nid et il ne chante plus : le
chat l’a emporté, comme il va maintenant te crever les yeux. Pour
toi, Raiponce est perdue tu ne la verras jamais plus !
Déchiré de douleur et affolé de désespoir, le fils de roi sauta
par la fenêtre du haut de la tour : il ne se tua pas ; mais s’il sauva
sa vie, il perdit les yeux en tombant au milieu des épines ; et il
erra, désormais aveugle, dans la forêt, se nourrissant de fruits
sauvages et de racines, pleurant et se lamentant sans cesse sur la
perte de sa femme bien-aimée. Le malheureux erra ainsi pendant
quelques années, aveugle et misérable, jusqu’au jour que ses pas
tâtonnants l’amenèrent dans la solitude où Raiponce vivait ellemême misérablement avec les deux jumeaux qu’elle avait mis au
monde : un garçon et une fille. Il avait entendu une voix qu’il lui
sembla connaître, et tout en tâtonnant, il s’avança vers elle.
Raiponce le reconnut alors et lui sauta au cou en pleurant. Deux
de ses larmes ayant touché ses yeux, le fils de roi recouvra
complètement la vue, et il ramena sa bien-aimée dans son
royaume, où ils furent accueillis avec des transports de joie et
vécurent heureux désormais pendant de longues, longues années
de bonheur.
- 127 -
Le Renard et le chat
Le hasard fit un jour que le chat, dans un bois, rencontra le
seigneur renard. « Il est habile est plein d’expérience, pensa le
chat en le voyant, c’est un grand personnage dans le monde,
respecté à cause de sa sagesse. » Aussi l’aborda- t-il avec
beaucoup d’amabilité.
– Bonjour, cher Monsieur Renard, comment allez-vous ? La
santé est bonne, j’espère. Et par ces temps de vie chère, comment
vous débrouiller vous ?
Le renard, tout gonflé d’une morgue hautaine, considérera le
chat des pieds à la tête et de la tête aux pieds, se demandant
pendant un bon moment s’il allait ou non donner une réponse à
cet insolent animal.
– Dis donc, toi, misérable Lèche-Moustaches, espèce de
drôle, espèce d’Arlequin grotesquement taché, espèce de crève-lafaim de chasseur de souris, qu’est-ce qu’il te prend ? Et d’où te
permets-tu de venir me demander aussi familièrement de mes
nouvelles ? Qui te crois-tu donc, malheureux ? Que sais-tu ?
Combien d’arts connais-tu ? Quelles sont les ressources ?
– Je n’en ai qu’une seule, répondit modestement le chat.
– Ah oui ? Et quoi ? fit le renard.
– Quand les chiens se mettent à mes trousses, dit le chat, je
peux grimper à un arbre et me sauver.
– Et c’est tout ? laissa tomber le renard avec dédain. Sache ce
que moi, je suis le maître des ruses par centaines et que j’ai, pardessus, tout un sac à malices ! Tu me fais pitié, tiens ! Viens avec
moi et je te montrerai comment on se défait des chiens.
- 128 -
Au beau milieu de ce discours arriva un chasseur qui avait
quatre chiens avec lui. Le chat bondit vivement sur un arbre et se
réfugia tout au sommet, dans les dernières branches, où il se tint
caché dans le feuillage.
– Ouvre ton sac, seigneur renard ! Ouvre ton sac, c’est le
moment ! cria le chat du haut de son arbre.
Mais les chiens l’avaient pris déjà et le tenaient ferme.
– Holà, seigneur renard ! cria encore le chat, vous vous êtes
empêtré dans vos centaines de ruses ; mais si vous n’aviez su que
grimper comme moi, votre vie vous serait restée !
- 129 -
Rumpelstiltskin
Il était une fois un pauvre meunier qui avait une fille d’une
grande beauté. Un roi s’arrêta un jour pour bavarder un peu et le
meunier, pour se rendre intéressant, vanta les qualités de sa fille :
– Ma fille sait filer de l’or avec de la paille.
– Ça alors ! dit le roi, je saurais apprécier un tel talent. Si ta
fille est vraiment aussi habile que tu le dis, amène-la demain au
château. Nous la mettrons à l’épreuve.
Le lendemain, la jeune fille se présenta au château. Le roi la
conduisit dans une pièce où il y avait de la paille jusqu’au plafond.
Puis il lui remit une quenouille et lui désigna un rouet.
– Mets-toi au travail, ordonna-t-il. Si avant l’aube tu n’arrives
pas à transformer cette paille en or, tu n’échapperas pas à la mort.
La pauvre jeune fille s’assit, ne sachant quoi faire. Sa vie était
menacée, mais elle n’avait pas la moindre idée de la façon dont on
pouvait transformer de la paille en or. Elle avait le cœur serré et,
ayant de plus en plus peur, elle se mit à pleurer.
Soudain, la porte s’ouvrit et un petit lutin entra dans la pièce.
– Bonjour, jeune fille, la salua-t-il. Pourquoi pleures-tu à
chaudes larmes ?
- 130 -
– Ah ! soupira la jeune fille, je dois filer de la paille pour en
faire de l’or et je ne sais pas le faire.
– Que me donnerais-tu si je le faisais à ta place ? demanda le
petit homme.
– Le collier que je porte au cou, proposa la fille.
Le lutin prit son collier, puis il s’assit au rouet et le fit tourner
– vrrr-vrrr-vrrr -, il tira trois fois et une quenouille fut pleine. Il
en mit une autre et – vrrr-vrrr-vrrr – une deuxième fut remplie.
Et ainsi de suite jusqu’au petit matin. À l’aube, toute la paille était
filée et de l’or brillait sur toutes les bobines.
Le soleil était à peine levé que le roi était déjà là, et il n’en
revenait pas. Seulement, voyant tout cet or, il se frotta les mains,
car comme il était très avare, il en voulait plus encore. Il fit
amener la fille du meunier dans une autre pièce remplie de paille,
beaucoup plus grande encore que la précédente, et il ordonna
qu’elle la filât en une nuit si elle voulait avoir la vie sauve.
La jeune fille ne sut quoi faire et se mit à pleurer. Mais la
porte s’ouvrit à nouveau et notre petit homme entra et dit :
– Que me donneras-tu si je transforme cette paille en or ?
– Ma bague, répondit la jeune fille, et elle enleva la bague de
son doigt.
Le lutin prit la bague et se mit au travail. Le rouet commença
à tourner et il tourna et tourna, jusqu’à l’aube. Et comme la veille,
la paille avait disparu et le fil d’or brillait sur les bobines.
Le roi fut fou de joie, mais il estima qu’il n’en avait pas assez ;
il en voulait toujours plus, encore et encore. Et il fit donc amener
- 131 -
la fille du meunier dans une troisième pièce, plus grande encore
que la précédente et ordonna :
– Tu fileras cette paille cette nuit. Et si tu réussis, je
t’épouserai.
À peine la jeune fille fut-elle seule, que le petit homme se
montra pour la troisième fois et demanda à nouveau :
– Que me donneras-tu cette fois-ci, si je file ta paille ?
– Que pourrais-je te donner ? répondit la jeune fille, je n’ai
plus rien.
– Promets-moi donc de me donner ton premier enfant quand
tu seras reine.
« Qui sait comment les choses vont se passer ? » se dit la fille
du meunier. Et comme, de toute façon, elle n’avait pas d’autre
solution, elle promit au petit homme ce qu’il souhaitait. Et ce
dernier transforma donc, une fois encore, la paille en or.
À l’aube, ayant tout trouvé comme il l’espérait, le roi fit
préparer un grand banquet de noces et la belle meunière devint
reine.
Une année passa et la reine donna naissance à un ravissant
petit garçon. Et soudain, le petit homme, entra dans sa chambre
et dit :
– Donne-moi ce que tu m’avais promis.
La reine fut horrifiée. Elle proposa au petit homme toute la
richesse du royaume, pourvu qu’il lui laissât son enfant. Mais le
lutin ne voulut rien savoir.
- 132 -
– Non, non, dit-il, je préfère quelque chose de vivant à tous
les trésors.
La reine se mit à pleurer et son chagrin finit par émouvoir le
petit homme.
– J’attendrai trois jours, consentit-il, et si, d’ici là, tu as
trouvé comment je m’appelle, tu pourras garder ton enfant.
La reine réfléchit toute la nuit, se rappelant tous les noms
qu’elle avait entendus. Elle dépêcha un messager pour qu’il
questionne les gens dans tout le pays afin qu’elle apprenne tous
les noms qui existent.
Lorsque le lendemain matin le lutin arriva, elle cita tous les
noms qu’elle connaissait, mais chaque fois le petit homme hocha
la tête :
– Ce n’est pas mon nom. Le lendemain, la reine envoya un
émissaire jusque dans le pays voisin afin de connaître les noms de
ce pays. Elle cita ensuite au petit homme tous ces noms étranges
et inhabituels :
– Ne t’appelles-tu pas Moustache-de-souris ? Ou Gigotd’Agneau ? Ou peut-être Tranche-de-Bœuf ?
– Ce n’est pas ça, répondit le lutin à chaque fois.
Le troisième jour, le messager de la reine revint du voyage et
claironna d’entrée :
– On ne peut plus trouver d’autres noms, pas un seul. Mais,
lorsque je passais près d’une montagne à l’entrée d’une étrange
forêt où les lapins et les renards se saluent avec courtoisie,
j’aperçus une petite maison. Et devant elle, un drôle de petit
- 133 -
homme, un vrai lutin, sautillait à cloche-pied autour d’un feu en
vociférant :
Par temps froid et par temps chaud,
Rumpelstiltskin n’est pas manchot,
Je sais tout faire, même la cuisine,
Et un petit prince j’aurai en prime.
Vous comprenez aisément que la reine se réjouit en
apprenant ce nom.
Peu de temps après, le petit homme arriva au château. Et il
attaqua d’entrée :
– Alors, ma reine : quel est mon nom ?
– Et si tu t’appelais Rumpelstiltskin ? dit alors la reine.
– Quel diable te l’a soufflé ? Quel diable te l’a soufflé ? brailla
le petit homme.
Et il frappa le sol de son pied droit avec tant d’énergie qu’il
s’enfonça tout entier dans la terre. Puis, fou de rage, il attrapa son
pied gauche avec ses deux mains et – crac ! – il se déchira en
deux.
- 134 -
Les Sept corbeaux
Un homme avait sept garçons mais désirait vivement avoir
une fille. Quand sa femme fut de nouveau enceinte et que l’enfant
naquit, ce fut une fille.
Ses parents furent au comble de la joie, mais le bébé leur
parut si petit et si faible qu’ils décidèrent de le baptiser aussitôt.
En toute hâte le père envoya un des ses garçons à la fontaine
puiser de l’eau pour le baptême ; les six autres suivirent en
courant. Mais devant le puits, chacun voulut être le premier à
remplir la cruche et, en se disputant, ils laissèrent tomber la
cruche au fond de l’eau.
Atterrés, les sept garçons restèrent plantés là, n’osant plus
rentrer chez eux.
Le père, ne les voyant pas revenir, s’impatientait :
« Ils sont sûrement en train de s’amuser et ont oublié la
pauvre petite ! »
Il craignait tellement que le bébé mourût sans baptême qu’il
s’est mit en colère :
– Je voudrais les voir transformer en corbeau !
Or à peine eut-il prononcé ces mots qu’il entendit au-dessus
de lui des battements d’ailes. Il leva la tête et aperçut alors sept
corbeaux noirs en plein ciel.
Les parents ne pouvaient hélas pas annuler le sort. Bien que
profondément chagrinés d’avoir perdu leurs sept fils, ils se
consolèrent un peu en voyant leur petite fille échapper à la mort
et gagner chaque jour en force et en beauté.
- 135 -
Pendant des années, la petite fille ignora qu’elle avait des
frères, car ses parents gardaient prudemment le secret. Mais un
jour, par hasard, elle entendit de mauvaises gens dire qu’elle était
certes très jolie, mais qu’elle avait pourtant fait le malheur de ses
frères. Bouleversée, elle alla trouver son père et sa mère et leur
demanda s’il était vrai quelle avait eu des frères, et se qu’il était
advenu. Les parents lui révélèrent alors la vérité en lui assurant
que ce n’était pas de sa faute si ses frères avaient disparu à sa
naissance, mais que le ciel en avait décidé ainsi.
Cependant, jour après jour, la fillette se sentait coupable de
cette terrible malédiction et elle se mit en tête de retrouver ses
frères à tout prix. Elle décida de partir en cachette pour parcourir
le monde et délivrer ses frères où qu’ils fussent. Pour tout bagage,
elle emporta une petite bague en souvenir de ses parents, une
miche de pain pour ne pas mourir de faim, une cruche d’eau pour
se désaltérer et une petite chaise pour se reposer.
Et elle marcha, marcha droit devant elle jusqu’au bout du
monde. Elle arriva près du soleil, mais sa chaleur était terrible et
il dévorait les petits enfants.
Elle s’enfuit précipitamment et courut jusqu’à la lune. Mais
celle-ci était très froide et très méchante. Quand elle vit la fillette,
la lune dit :
- 136 -
– Je sens, je sens la chair humaine…
La petite fille s’éloigna en toute hâte et se dirigea vers les
étoiles ; chacune d’elles était assise sur une petite chaise ; elles la
reçurent gentiment. L’étoile du matin se leva, lui donna un osselet
en disant :
– C’est avec cet osselet seul que tu pourras ouvrir la porte de
la Montagne de Glace ; c’est là que se trouvent tes frères.
La fillette enveloppa soigneusement l’osselet dans son
mouchoir et se remit en route. Elle marcha et marcha jusqu’à ce
qu’elle arrivât enfin à la montagne de glace.
La porte étant fermée, la petite sortit son mouchoir pour
prendre les précieux osselets. Mais quand elle déplia le mouchoir,
il était vide ; elle avait perdu le cadeau des étoiles !
Sans osselets, elle ne pouvait plus ouvrir la porte de la
Montagne de Glace. Comment faire pour sauver ses frères ? Alors,
très courageusement, elle prit son couteau et se coupa un doigt.
Elle le mit dans la serrure et la porte s’ouvrit.
À l’intérieur, un nain vint à sa rencontre et lui demanda :
– Que cherches-tu mon enfant ?
– Messieurs les Corbeaux ne sont pas encore revenus, mais tu
peux les attendre ici, si tu veux.
Pendant qu’elle attendait, le nain apporta le repas des
corbeaux dans sept petites assiettes et sept petits verres ; la
fillette mangea une bouchée dans chaque assiette et but une
gorgée dans chaque verre ; dans le dernier verre elle laissa tomber
sa petite bague.
- 137 -
Soudain, on entendit des battements d’ailes et des
croassements.
– Messieurs les corbeaux sont de retour, déclara le nain.
Dès qu’ils se furent posés, ils s’approchèrent de leur repas
pour manger et boire. L’un après l’autre, ils s’écrièrent :
– Qui a mangé dans mon assiette ? Qui a bu dans mon verre ?
Il y a des traces de bouche humaine ici !
Mais au moment où le septième corbeau vidait son verre, la
petite bague tomba.
Il reconnut aussitôt la bague de son père et de sa mère.
– Si seulement c’était notre petite sœur, nous serions sauvé !
s’exclama-t-il.
En entendant ces paroles, la petite fille qui s’était cachée
derrière la porte s’avança vers ses frères. Les sept corbeaux
reprirent instantanément forme humaine.
Ils embrassèrent leur sœur chacun à leur tour, lui faisant
mille caresses puis ils rentrèrent joyeusement à la maison.
- 138 -
Le Serpent blanc
Il y a maintenant fort longtemps que vivait un roi dont la
sagesse était connue dans tout son royaume. On ne pouvait rien
lui cacher, il semblait capter dans les airs des nouvelles sur les
choses les plus secrètes. Ce roi avait une étrange habitude : tous
les midis, alors que la grande table était desservie et qu’il n’y avait
plus personne dans la salle, son serviteur fidèle lui apportait un
certain plat. Or, ce plat était recouvert, et le valet lui-même
ignorait ce qu’il contenait ; personne d’ailleurs ne le savait, car le
roi ne soulevait le couvercle et ne commençait à manger que
lorsqu’il était seul. Pendant longtemps cela se passa ainsi. Mais
un jour, le valet, ne sachant plus résister à sa curiosité, emporta le
plat dans sa chambrette et referma soigneusement la porte
derrière lui. Il souleva le couvercle et vit un serpent blanc au fond
du plat. Cela sentait bon et il eut envie d’y goûter. N’y tenant plus,
il en coupa un morceau et le porta à sa bouche. Mais à peine
sentit-il le morceau sur sa langue qu’il entendit gazouiller sous la
fenêtre. Il s’approcha, écouta et se rendit compte qu’il s’agissait
de moineaux qui se racontaient ce qu’ils avaient vu dans les
champs et dans les forêts. Le fait d’avoir goûté au serpent lui avait
donné la faculté de comprendre le langage des animaux.
Ce jour-là, justement, la reine perdit sa plus belle bague, et
les soupçons se portèrent sur le valet qui avait la confiance du roi
et avait donc accès partout. Le roi le fit appeler, le rudoya et
menaça de le condamner s’il ne démasquait pas le coupable avant
le lendemain matin. Le jeune homme jura qu’il était innocent
mais le roi ne voulut rien entendre et le renvoya.
Le valet, effrayé et inquiet, descendit dans la cour où il
commença à se demander comment il pourrait bien faire pour
s’en tirer. Il y avait là, sur le bord du ruisseau, des canards qui se
reposaient en discutant à voix basse tout en lissant leurs plumes
avec leur bec. Le valet s’arrêta pour écouter. Les canards se
racontaient où ils avaient pataugé ce matin-là et quelles bonnes
choses ils avaient trouvées à manger puis l’un d’eux se plaignit :
- 139 -
– J’ai l’estomac lourd car j’ai avalé par mégarde une bague
qui était sous la fenêtre de la reine.
Le valet l’attrapa aussitôt, le porta dans la cuisine et dit au
cuisinier :
– Saigne ce canard, il est déjà bien assez gras.
– D’accord, répondit le cuisinier en le soupesant. Il n’a pas été
fainéant et il s’est bien nourri ; il devait depuis longtemps
s’attendre à ce qu’on le mette dans le four.
Il le saigna et trouva, en le vidant, la bague de la reine.
Le valet put ainsi facilement prouver son innocence au roi.
Celui-ci se rendit compte qu’il avait blessé son valet fidèle et
voulut réparer son injustice ; il promit donc au jeune homme de
lui accorder une faveur et la plus haute fonction honorifique à la
cour, que le valet choisirait.
Le valet refusa tout et demanda seulement un cheval et de
l’argent pour la route, car il avait envie de partir à la découverte
du monde. Aussi se mit-il en route dès qu’il eut reçu ce qu’il avait
demandé.
Un jour, il passa près d’un étang où trois poissons, qui
s’étaient pris dans les roseaux, étaient en train de suffoquer. On
dit que les poissons sont muets, et pourtant le valet entendit leur
complainte qui disait qu’ils ne voulaient pas mourir si
misérablement. Le jeune homme eut pitié d’eux ; il descendit de
son cheval et rejeta les trois poissons prisonniers dans l’eau.
Ceux-ci recommencèrent à frétiller gaiement, puis ils sortirent la
tête de l’eau et crièrent :
– Nous n’oublierons pas que tu nous as sauvés et te
revaudrons cela un jour.
- 140 -
Le valet continua à galoper et eut soudain l’impression
d’entendre une voix venant du sable foulé par son cheval. Il tendit
l’oreille et entendit le roi des fourmis se lamenter :
– Oh, si les gens voulaient faire un peu plus attention et
tenaient leurs animaux maladroits à l’écart ! Ce cheval stupide
piétine avec ses lourds sabots mes pauvres serviteurs !
Le jeune homme s’écarta aussitôt et le roi des fourmis cria :
– Nous n’oublierons pas et te revaudrons cela un jour !
Le chemin mena le valet dans la forêt où il vit un père
corbeau et une mère corbeau en train de jeter tous leurs petits du
nid.
– Allez-vous-en, sacripants, croassèrent-ils, nous n’arrivons
plus à vous nourrir vous êtes déjà assez grands pour vous trouver
à manger tout seuls !
Les pauvres petits, qui s’agitaient par terre en battant des
ailes, piaillèrent :
– Comment pourrions-nous, pauvres petits que nous
sommes, subvenir à nos besoins alors que nous ne savons même
pas voler ! Nous allons mourir de faim !
Le jeune homme descendit aussitôt de son cheval, le
transperça de son épée et l’abandonna aux jeunes corbeaux pour
qu’ils aient de quoi se nourrir. Les petits s’approchèrent et, après
s’être rassasiés, crièrent :
– Nous ne t’oublierons pas et te revaudrons cela un jour !
- 141 -
Le valet fut désormais obligé de continuer sa route à pied. Il
marcha et marcha et, après une longue marche, il arriva dans une
grande ville dont les rues étaient très peuplées et très animées.
Soudain, un homme arriva à cheval et annonça que l’on cherchait
un époux pour la princesse royale, mais que celui qui voudrait
l’épouser devrait passer une épreuve difficile et, s’il échouait, il
devrait payer de sa vie. De nombreux prétendants s’y étaient déjà
essayés et tous y avaient péri.
Mais le jeune homme, lorsqu’il eut l’occasion de voir la
princesse, fut si ébloui de sa beauté qu’il en oublia tous les
dangers. Il se présenta donc comme prétendant devant le roi.
On l’emmena immédiatement au bord de la mer et on jeta
sous ses yeux un anneau d’or dans les vagues. Puis, le roi lui
ordonna de ramener l’anneau du fond de la mer, et ajouta :
– Si tu émerges de l’eau sans l’anneau, les vagues te
rejetteront sans cesse jusqu’à ce que tu périsses.
Tous plaignirent le jeune homme et s’en allèrent. Seul, debout
sur la plage, le valet se demanda ce qu’il allait bien pouvoir faire,
lorsqu’il vit soudain trois poissons s’approcher de lui. C’étaient les
poissons auxquels il avait sauvé la vie. Le poisson du milieu
portait dans sa gueule un coquillage qu’il déposa aux pieds du
jeune homme. Celui-ci le prit, l’ouvrit et y trouva l’anneau d’or.
Heureux, il le porta au roi, se réjouissant d’avance de la
récompense. Or, la fille du roi était très orgueilleuse et, dès qu’elle
eut appris que son prétendant n’était pas de son rang, elle le
méprisa et exigea qu’il subît une nouvelle épreuve. Elle descendit
dans le jardin et, de ses propres mains, elle répandit dans l’herbe
dix sacs de millet.
– Tu devras ramasser ce millet ! ordonna-t-elle. Que ces sacs
soient remplis avant le lever du soleil ! Et pas un seul grain ne
doit manquer !
- 142 -
Le jeune homme s’assit dans l’herbe et se demanda comment
il allait pouvoir s’acquitter de cette nouvelle tâche. Ne trouvant
pas de solution, il resta assis en attendant tristement l’aube et la
mort.
Or, dès que les premiers rayons de soleil éclairèrent le jardin,
il vit devant lui les dix sacs de millet remplis à ras. Ils étaient
rangés les uns à côté des autres et pas un grain ne manquait. Le
roi des fourmis était venu la nuit avec des milliers de ses
serviteurs et les fourmis reconnaissantes avaient rassemblé tout
le millet avec infiniment de soin et en avaient rempli les sacs.
La princesse descendit elle-même dans le jardin et constata
avec stupéfaction que son prétendant avait rempli sa tâche. Ne
sachant pourtant toujours pas maîtriser son cœur plein d’orgueil,
elle déclara :
– Il a su passer les deux épreuves, mais je ne serai pas sa
femme tant qu’il ne m’aura pas apporté une pomme de l’Arbre de
Vie.
Le jeune homme ignorait où poussait un tel arbre, mais il
décida de marcher là où ses jambes voudraient bien le porter,
sans trop d’espoir de trouver l’arbre en question. Il traversa trois
royaumes et il arriva un soir dans une forêt. Il s’assit au pied d’un
arbre pour se reposer un peu lorsqu’il entendit un bruissement
dans les branches au-dessus de sa tête et une pomme d’or tomba
dans sa main. Au même moment, trois corbeaux se posèrent sur
ses genoux et dirent :
– Nous sommes les trois jeunes corbeaux que tu as sauvés de
la famine. Nous avons appris que tu étais en quête de la pomme
d’or et c’est pourquoi nous avons traversé la mer et sommes allés
jusqu’au bout du monde où se trouve l’Arbre de Vie pour
t’apporter cette pomme.
- 143 -
Le jeune homme, le cœur joyeux, prit le chemin du retour et
remit la pomme d’or à la belle princesse qui ne pouvait plus se
dérober. Ils coupèrent la pomme de Vie en deux, la mangèrent
ensemble et, à cet instant, le cœur de la princesse s’enflamma
d’amour pour le jeune homme. Ils s’aimèrent et vécurent heureux
jusqu’à un âge très avancé.
- 144 -
Les Six frères cygnes
Un jour, un roi chassait dans une grande forêt. Et il y mettait
tant de cœur que personne, parmi ses gens, n’arrivait à le suivre.
Quand le soir arriva, il s’arrêta et regarda autour de lui. Il
s’aperçut qu’il avait perdu son chemin. Il chercha à sortir du bois,
mais ne put y parvenir. Il vit alors une vieille femme au chef
branlant qui s’approchait de lui. C’était une sorcière.
– Chère dame, lui dit-il, ne pourriez-vous pas m’indiquer le
chemin qui sort du bois ?
– Oh ! si, monsieur le roi, répondit-elle. je le puis. Mais à une
condition. Si vous ne la remplissez pas, vous ne sortirez jamais de
la forêt et vous y mourrez de faim.
– Quelle est cette condition ? demanda le roi.
– J’ai une fille, dit la vieille, qui est si belle qu’elle n’a pas sa
pareille au monde. Elle mérite de devenir votre femme. Si vous en
faites une reine, je vous montrerai le chemin.
Le roi avait si peur qu’il accepta et la vieille le conduisit vers
sa petite maison où sa fille était assise au coin du feu. Elle
accueillit le roi comme si elle l’avait attendu et il vit qu’elle était
vraiment très belle. Malgré tout, elle ne lui plut pas et ce n’est pas
sans une épouvante secrète qu’il la regardait. Après avoir fait
monter la jeune fille auprès de lui sur son cheval, la vieille lui
indiqua le chemin et le roi parvint à son palais où les noces furent
célébrées.
Le roi avait déjà été marié et il avait eu de sa première femme
sept enfants, six garçons et une fille, qu’il aimait plus que tout au
monde. Comme il craignait que leur belle-mère ne les traitât pas
bien, il les conduisit dans un château isolé situé au milieu d’une
forêt. Il était si bien caché et le chemin qui y conduisait était si
difficile à découvrir qu’il ne l’aurait pas trouvé lui-même si une
- 145 -
fée ne lui avait offert une pelote de fil aux propriétés
merveilleuses. Lorsqu’il la lançait devant lui, elle se déroulait
d’elle-même et lui montrait le chemin. Le roi allait cependant si
souvent auprès de ses chers enfants que la reine finit par
remarquer ses absences. Curieuse, elle voulut savoir ce qu’il allait
faire tout seul dans la forêt. Elle donna beaucoup d’argent à ses
serviteurs. Ils lui révélèrent le secret et lui parlèrent de la pelote
qui savait d’elle-même indiquer le chemin. Elle n’eut de cesse
jusqu’à ce qu’elle eût découvert où le roi serrait la pelote. Elle
confectionna alors des petites chemises de soie blanche et,
comme sa mère lui avait appris l’art de la sorcellerie, elle y jeta un
sort. Un jour que le roi était parti à la chasse, elle s’en fut dans la
forêt avec les petites chemises. La pelote lui montrait le chemin.
Les enfants, voyant quelqu’un arriver de loin, crurent que c’était
leur cher père qui venait vers eux et ils coururent pleins de joie à
sa rencontre. Elle jeta sur chacun d’eux l’une des petites chemises
et, aussitôt que celles-ci eurent touché leur corps, ils se
transformèrent en cygnes et s’envolèrent par- dessus la forêt. La
reine, très contente, repartit vers son château, persuadée qu’elle
était débarrassée des enfants. Mais la fille n’était pas partie avec
ses frères et ne savait pas ce qu’ils étaient devenus.
Le lendemain, le roi vint rendre visite à ses enfants. Il ne
trouva que sa fille.
– Où sont tes frères ? demanda-t-il.
– Ah ! cher père, répondit-elle, ils sont partis et m’ont laissée
toute seule.
Elle lui raconta qu’elle avait vu de sa fenêtre comment ses
frères transformés en cygnes étaient partis en volant au-dessus de
la forêt et lui montra les plumes qu’ils avaient laissé tomber dans
la cour. Le roi s’affligea, mais il ne pensa pas que c’était la reine
qui avait commis cette mauvaise action. Et comme il craignait
que sa fille ne lui fût également ravie, il voulut l’emmener avec
- 146 -
lui. Mais elle avait peur de sa belle-mère et pria le roi de la laisser
une nuit encore dans le château de la forêt.
La pauvre jeune fille pensait : « je ne resterai pas longtemps
ici, je vais aller à la recherche de mes frères. » Et lorsque la nuit
vint, elle s’enfuit et s’enfonça tout droit dans la forêt. Elle marcha
toute la nuit et encore le jour suivant jusqu’à ce que la fatigue
l’empêchât d’avancer. Elle vit alors une hutte dans laquelle elle
entra ; elle y trouva six petits lits. Mais elle n’osa pas s’y coucher.
Elle se faufila sous l’un deux, s’allongea sur le sol dur et se
prépara au sommeil. Mais, comme le soleil allait se coucher, elle
entendit un bruissement et vit six cygnes entrer par la fenêtre. Ils
se posèrent sur le sol, soufflèrent l’un sur l’autre et toutes leurs
plumes s’envolèrent. Leur peau apparut sous la forme d’une
petite chemise. La jeune fille les regarda bien et reconnut ses
frères. Elle se réjouit et sortit de dessous le lit. Ses frères ne furent
pas moins heureux qu’elle lorsqu’ils la virent. Mais leur joie fut de
courte durée.
– Tu ne peux pas rester ici, lui dirent-ils, nous sommes dans
une maison de voleurs. S’ils te trouvent ici quand ils arriveront,
ils te tueront.
– Vous ne pouvez donc pas me protéger ? demanda la petite
fille.
– Non ! répondirent-ils, car nous ne pouvons quitter notre
peau de cygne que durant un quart d’heure chaque soir et,
pendant ce temps, nous reprenons notre apparence humaine.
Mais ensuite, nous redevenons des cygnes.
La petite fille pleura et dit :
– Ne pouvez-vous donc pas être sauvés ?
– Ah, non, répondirent-ils, les conditions en sont trop
difficiles. Il faudrait que pendant six ans tu ne parles ni ne ries et
- 147 -
que pendant ce temps tu nous confectionnes six petites chemises
faites de fleurs. Si un seul mot sortait de ta bouche, toute ta peine
aurait été inutile.
Et comme ses frères disaient cela, le quart d’heure s’était
écoulé et, redevenus cygnes, ils s’en allèrent par la fenêtre.
La jeune fille résolut cependant de sauver ses frères, même si
cela devait lui coûter la vie. Elle quitta la hutte, gagna le centre de
la forêt, grimpa sur un arbre et y passa la nuit. Le lendemain, elle
rassembla des fleurs et commença à coudre. Elle n’avait personne
à qui parler et n’avait aucune envie de rire. Elle restait assise où
elle était et ne regardait que son travail. Il en était ainsi depuis
longtemps déjà, lorsqu’il advint que le roi du pays chassa dans la
forêt et que ses gens s’approchèrent de l’arbre sur lequel elle se
tenait. Ils l’appelèrent et lui dirent :
– Qui es-tu ?
Elle ne répondit pas.
– Viens, lui dirent-ils, nous ne te ferons aucun mal.
Elle secoua seulement la tête. Comme ils continuaient à la
presser de questions, elle leur lança son collier d’or, espérant les
satisfaire. Mais ils n’en démordaient pas. Elle leur lança alors sa
ceinture ; mais cela ne leur suffisait pas non plus. Puis sa
jarretière et, petit à petit, tout ce qu selle avait sur elle et dont elle
pouvait se passer, si bien qu’il ne lui resta que sa petite chemise.
Mais les chasseurs ne s’en contentèrent pas. Ils grimpèrent sur
l’arbre, se saisirent d’elle et la conduisirent au roi. Le roi
demanda :
– Qui es-tu ? Que fais-tu sur cet arbre ?
Elle ne répondit pas. Il lui posa des questions dans toutes les
langues qu’il connaissait, mais elle resta muette comme une
- 148 -
carpe. Comme elle était très belle, le roi en fut ému et il s’éprit
d’un grand amour pour elle. Il l’enveloppa de son manteau, la mit
devant lui sur son cheval et l’emmena dans son château. Il lui fit
donner de riches vêtements et elle resplendissait de beauté
comme un soleil. Mais il était impossible de lui arracher une
parole. À table, il la plaça à ses côtés et sa modestie comme sa
réserve lui plurent si fort qu’il dit :
– Je veux l’épouser, elle et personne d’autre au monde.
Au bout de quelques jours, il se maria avec elle. Mais le roi
avait une mère méchante, à laquelle ce mariage ne plaisait pas.
Elle disait du mal de la jeune reine. « Qui sait d’où vient cette
folle, disait-elle. Elle ne sait pas parler et ne vaut rien pour un
roi. » Au bout d’un an, quand la reine eut un premier enfant, la
vieille le lui enleva et, pendant qu’elle dormait, elle lui barbouilla
les lèvres de sang. Puis elle se rendit auprès du roi et accusa sa
femme d’être une mangeuse d’hommes. Le roi ne voulut pas la
croire et n’accepta pas qu’on lui fit du mal. Elle, cependant,
restait là, cousant ses chemises et ne prêtant attention à rien
d’autre. Lorsqu’elle eut son second enfant, un beau garçon, la
méchante belle-mère recommença, mais le roi n’arrivait pas à la
croire. Il dit :
– Elle est trop pieuse et trop bonne pour faire pareille chose.
Si elle n’était pas muette et pouvait se défendre, son innocence
éclaterait.
Mais lorsque la vieille lui enleva une troisième fois son enfant
nouveau-né et accusa la reine qui ne disait pas un mot pour sa
défense, le roi ne put rien faire d’autre que de la traduire en
justice et elle fut condamnée à être brûlée vive.
Quand vint le jour où le verdict devait être exécuté, c’était
également le dernier des six années au cours desquelles elle
n’avait le droit ni de parler ni de rire et où elle pourrait libérer ses
frères chéris du mauvais sort. Les six chemises étaient achevées.
- 149 -
Il ne manquait que la manche gauche de la sixième. Quand on la
conduisit à la mort, elle plaça les six chemises sur son bras et
quand elle fut en haut du bûcher, au moment où le feu allait être
allumé, elle regarda autour d’elle et vit que les six cygnes
arrivaient en volant. Elle comprit que leur délivrance approchait
et son cœur se remplit de joie. Les cygnes s’approchèrent et se
posèrent auprès d’elle de sorte qu’elle put leur lancer les
chemises. Dès qu’elles les atteignirent, les plumes de cygnes
tombèrent et ses frères se tinrent devant elle en chair et en os,
frais et beaux. Il ne manquait au plus jeune que le bras gauche. À
la place, il avait une aile de cygne dans le dos. Ils s’embrassèrent
et la reine s’approcha du roi complètement bouleversé,
commença à parler et dit :
– Mon cher époux, maintenant j’ai le droit de parler et de te
dire que je suis innocente et que l’on m’a faussement accusée.
Et elle lui dit la tromperie de la vieille qui lui avait enlevé ses
trois enfants et les avait cachés. Pour la plus grande joie du roi, ils
lui furent ramenés et, en punition, la méchante belle-mère fut
attachée au bûcher et réduite en cendres. Pendant de nombreuses
années, le roi, la reine et ses six frères vécurent dans le bonheur et
la paix.
- 150 -
Du Souriceau, de l’oiselet et de la saucisse
Il était une fois un souriceau, un oiselet est une petite
saucisse qui s’étaient pris d’amitié, avaient mis en commun les
soucis du ménage et vivaient fort heureux, tranquilles et contents
depuis un bon bout de temps. L’oiselet avait pour tâche d’aller
chaque jour d’un coup d’ailes jusque dans la forêt pour ramasser
le bois ; le souriceau s’occupait de puiser l’eau, d’allumer le feu et
de mettre la table ; la saucisse faisait la cuisine.
On n’est jamais content quand les choses vont bien. Et c’est
ainsi que l’oiselet, un jour, rencontra en chemin un autre oiseau
devant lequel il se félicite de l’excellence de son état. L’autre le
rabroua et le traita de tous les noms, ce pauvre idiot qui faisait
tout le gros travail pendant que les autres avaient la belle vie dans
la maison : « Quand le souriceau a apporté son eau et allumé le
feu, disait-il, il n’a plus qu’à aller se coucher dans la chambre,
paresser et se reposer jusqu’à ce qu’on l’appelle pour se mettre à
table. La petite saucisse, elle, n’a rien à faire qu’à rester
douillettement devant le feu en surveillant la marmite, et quand
approche l’heure du repas, tout ce qu’elle a à faire, c’est de
plonger une fois ou deux dans le bouillon ou dans le plat, et c’est
fini : tout est graissé, parfumé et salé !
Ils n’attendent que toi et ton retour avec ta lourde charge,
mais lorsque tu reviens ils n’ont qu’à passer à table, et après qu’ils
se sont gavés ils n’ont plus qu’à aller dormir à poings fermés, le
ventre bien garni, jusqu’au lendemain matin. Voilà ce qui peut
s’appeler une belle vie ! »
Le jour suivant, l’oiselet, sensible à la provocation, se refusa à
aller chercher le bois, affirmant aux deux autres qu’il était leur
esclave depuis assez longtemps dans sa stupidité et qu’il fallait
que ça change ! Le souriceau et la saucisse eurent beau le supplier
de toutes les manières, il ne voulut rien savoir et ce fut lui qui
resta le maître, imposant ses conditions : ils n’avaient qu’à tirer
au sort les différentes tâches. Ils tirèrent et le sort désigna la
- 151 -
saucisse pour aller au bois, le souriceau pour la cuisine et l’oiselet
pour puiser l’eau.
Qu’arrivera-t-il ? La petite saucisse s’en alla de bon matin
dans la forêt pour ramasser le bois, l’oiselet alluma le feu à la
maison, et le souriceau prépara la marmite et surveilla la
cuisson ; puis tous deux attendirent le retour de leur compagne.
Mais elle resta si longtemps en route qu’ils finirent par s’inquiéter
vraiment, trouvant que cela ne présageait rien de bon. L’oiselet
s’envola pour aller un peu à sa rencontre, et voilà que, sans aller
bien loin, il rencontra un chien qui avait trouvé la saucisse à son
goût et, la voyant en liberté, l’avait croquée d’un coup. L’oiselet
pouvait bien s’en prendre au chien, l’accuser de vol et
d’assassinat, qu’est-ce que cela changeait ? Le chien, lui, se
contenta d’affirmer qu’il avait trouvé des messages
compromettants sur la saucisse, et qu’à cause de cela il avait bien
fallu qu’il lui ôtât la vie.
Affligé de ce deuil et tout triste dans son cœur, l’oiselet
ramassa le bois et rapporta la charge à la maison, où il fait le récit
de ce qu’il avait vu et entendu. Le souriceau et l’oiselet étaient en
grand chagrin, mais ils finirent par décider de faire contre
mauvaise fortune bon cœur et de rester ensemble. L’oiselet, donc,
dressa la table et le souriceau prépara la cuisine ; au moment de
servir et voulant imiter la saucisse et faire pour le mieux, il se
plongea dans la marmite afin de parfumer le plat et relever son
goût ; mais, hélas ! il n’alla pas bien loin : à peine entré, il était
cuit et devait laisser là son poil, et sa peau, et ses os et sa vie, s’il
faut tout dire.
Quand l’oiselet s’en vint pour chercher la marmite, il n’y avait
plus trace de cuisinière dans la maison ! Il chercha, fouilla, alla
jusqu’à retourner tout le bois, mais il n’y avait plus de cuisinière
dans la cuisine. Et voilà que, dans son émoi, il ne vit pas que le
feu avait pris dans le bois qu’il venait de retourner ; quand il s’en
aperçut, c’était déjà un commencement d’incendie. Et il mit tant
de hâte à courir puiser de l’eau pour l’éteindre, qu’il laissa
échapper le seau et fut entraîné derrière lui au fond du puis, d’où
- 152 -
il lui fût impossible de ressortir, et dans lequel il finit par se
noyer.
- 153 -
Le Sou volé
Père, mère et enfants étaient tous à table, un jour, avec un
ami qui était venu leur faire visite et qui partageait leur repas.
Midi sonna pendant qu’ils étaient en train de manger, et au
douzième coup, la porte s’ouvrit, à la grande surprise de l’invité,
qui vit entrer un enfant d’une étrange pâleur et tout de blanc vêtu.
Sans prononcer une parole, sans seulement détourner les yeux, il
alla droit dans la chambre à côté, d’où il ressortit au bout d’un
petit moment pour gagner la porte et s’en aller comme il était
venu, silencieusement et sans tourner la tête. Comme cela se
reproduisit exactement le lendemain et le surlendemain, l’ami
finit par demander au père qui était ce bel enfant qui venait tous
les jours et entrait dans la chambre.
– Je n’ai jamais rien vu, répondit le père, et je n’ai pas la
moindre idée de l’identité possible de cet enfant. Le jour suivant,
quand l’enfant entra de nouveau, l’ami le désigna au père qui
regarda bien, mais ne put le voir, pas plus, d’ailleurs, que la mère
ni les autres enfants. Alors l’ami se leva et alla sur la pointe des
pieds entrouvrir la porte de la chambre pour voir ce qu’il s’y
passait. L’enfant blanc était à genoux par terre, grattant et
fouillant fiévreusement avec ses petits doigts dans les raies entre
les lames du parquet ; mais dès qu’il aperçut l’étranger, il
disparut. L’ami revint alors à table et raconta ce qu’il avait vu,
décrivant si bien l’enfant que la mère, tout à coup, le
reconnut. « Mon Dieu ! s’écria-t-elle, c’est lui, c’est le cher petit
que nous avons perdu il y a quatre semaines. » Ils allèrent alors
arracher le parquet dans la chambre et trouvèrent deux petits
sous. Ces deux piécettes, c’était la mère qui les avait données, un
jour, à son petit garçon pour qu’il en fît la charité à un pauvre ;
mais le garçonnet s’était dit qu’avec ces sous, il pourrait s’acheter
quelque sucrerie ; et il les avait gardés en les cachant dans une
rainure du parquet. À présent, dans sa tombe, il ne connaissait
pas le repos et il revenait tous les jours sur le coup de midi pour
chercher les sous. Mais après que les parents les eurent vraiment
donnés à un pauvre, jamais plus l’enfant n’est revenu.
- 154 -
Tom Pouce
Un pauvre laboureur assis un soir au coin de son feu dit à sa
femme, qui filait à côté de lui :
– Quel grand chagrin pour nous de ne pas avoir d’enfants.
Notre maison est si triste tandis que la gaieté et le bruit animent
celle de nos voisins.
– Hélas ! dit la femme, en poussant un soupir quand nous
n’en aurions qu’un gros comme le pouce, je m’en contenterais, et
nous l’aimerions de tout notre cœur.
Sur ces entrefaites, la femme devint souffrante et mit au
monde au bout de sept mois un enfant bien conformé dans tous
ses membres mais n’ayant qu’un pouce de haut.
Ils dirent :
– Il est tel que nous l’avons souhaité et nous ne l’en aimerons
pas moins de, tout notre cœur.
Ils l’appelèrent Tom Pouce à cause de sa taille… Ils ne le
laissaient manquer de rien ; cependant l’enfant ne grandit pas et
conserva toujours sa petite taille. Il avait les yeux vifs, la
physionomie intelligente et se montra bientôt avisé et adroit, de
sorte que tout ce qu’il entreprit lui réussit.
Le paysan s’apprêtait un jour à aller abattre du bois dans la
forêt et il se disait à lui-même :
– Ah ! si j’avais quelqu’un qui voulût conduire ma charrette !
– Père, s’écria Tom Pouce, je la conduirai bien, vous pouvez
vous reposer sur moi, elle arrivera dans le bois à temps.
- 155 -
L’homme se mit à rire.
– Comment cela est-il possible, dit-il, tu es beaucoup trop
petit pour conduire, le cheval par la bride.
– Ça ne fait rien, si maman veut atteler je m’installerai dans
l’oreille du cheval et je lui crierai où il faudra qu’il aille.
– Eh bien, dit le père, nous allons essayer.
La mère attela et installa Tom Pouce dans l’oreille du cheval.
Le petit homme lui cria le chemin qu’il fallait prendre. « Hue !
dia ! Rue ! dia ! » et le cheval marcha ainsi, comme, s’il eût été
guidé, par un véritable charretier ; la charrette arriva dans le bois
par la bonne route.
Au moment où la voiture tournait au coin d’une haie, tandis
que, le petit criait : Dia, Dia ! deux étrangers vinrent à passer.
– Voilà, s’écria l’un d’eux, une charrette qui marche sans que
l’on voie le charretier et cependant on entend sa voix.
– C’est étrange, en effet, dit l’autre, suivons-la et voyons où
elle s’arrêtera.
Elle poursuivit sa route et s’arrêta juste à l’endroit où se
trouvait le bois abattu.
Quand Tom Pouce, aperçut son père, il lui cria :
– Vois-tu, père, me voilà avec la voiture, maintenant viens me
faire descendre.
Le père saisit la bride du cheval de la main gauche et de la
main droite retira de l’oreille son fils et le déposa à terre. Celui-ci
- 156 -
s’assit joyeusement sur un fétu. En voyant Tom Pouce les deux
étrangers ne surent que dire dans leur étonnement.
L’un d’eux prit l’autre à part et lui dit :
– Écoute, ce petit être ferait notre fortune si nous l’exhibions
pour de l’argent dans une grande ville. Achetons-le.
Ils s’adressèrent au paysan et lui dirent :
– Vendez-nous ce petit bonhomme, nous en aurons bien soin.
– Non, répond le père, c’est mon enfant et il n’est pas à
vendre pour tout l’or du monde.
Cependant, en entendant cette proposition, Tom Pouce avait
grimpé le long des plis des vêtements de son Père. Il se posa sur
son épaule et de là lui souffla dans l’oreille :
– Livrez-moi toujours, père, je saurai bien revenir.
Son père le donna donc aux deux hommes pour une belle
pièce d’or.
– Où veux-tu te, mettre lui demandèrent-ils.
– Posez-moi sur le bord de votre chapeau, je pourrai m’y
promener et voir le paysage ; je ne tomberai pas.
Ils firent comme il le demanda et quand Tom Pouce eut fait
ses adieux à son père ils l’emmenèrent avec eux. Ils marchèrent
ainsi jusqu’au soir. À ce moment le petit homme leur dit :
– Posez-moi un peu par terre, j’ai besoin de descendre.
- 157 -
L’homme ôta son chapeau et en retira Tom Pouce qu’il
déposa dans un champ près de la route. Aussitôt il s’enfuit parmi
les mottes de terre, puis il se glissa dans un trou de souris qu’il
avait cherché exprès.
– Bonsoir, mes amis, rentrez sans moi, leur cria-t-il d’un ton
moqueur.
Ils voulurent le rattraper et fourragèrent avec des baguettes le
trou de souris, peine perdue. Tom Pouce s’y enfonça toujours plus
avant, et, comme la nuit était venue tout à fait, ils durent rentrer
chez eux en colère et les mains vides.
Quand ils furent partis, Tom Pouce sortit de sa cachette
souterraine. Il est dangereux de s’aventurer de nuit dans les
champs, on a vite fait de se casser une jambe. Il rencontra par
bonheur une coque vide d’escargot.
– Je pourrai passer ici la nuit en sûreté ; et il s’y installa. Sur
le point de s’endormir, il entendit passer deux hommes dont l’un
dit :
– Comment s’y prendre pour dérober son or et son argent à
ce richard de curé ?
– Je vais vous le dire, interrompit Tom Pouce.
– Que veut dire ceci s’écria l’un des voleurs effrayés ; j’ai
entendu quelqu’un parler.
Ils s’arrêtèrent et prêtèrent l’oreille. Tom Pouce répéta :
– Emmenez-moi, je vous aiderai.
– Mais où es-tu ?
- 158 -
– Cherchez par, terre, répondit-il, et du côté d’où vient la
voix.
Les voleurs finirent par le trouver.
– Comment peux-tu avoir la prétention de nous être utile,
petit drôle ? lui demandèrent-ils.
– Je me glisserai à travers les barreaux dans la fenêtre du
curé, et vous passerai tout ce que vous voudrez.
– C’est bien, répondirent-ils, nous allons voir ce que tu sais
faire.
Quand ils furent arrivés au presbytère, Tom Pouce se coula
dans la chambre du curé, puis il se mit à crier de toutes ses
forces :
– Voulez-vous tout ce qu’il y a ici ?
Les voleurs furent effrayés et ils lui dirent :
– Parle plus bas, tu vas éveiller tout le monde.
Mais Tom Pouce feignit de ne pas avoir entendu et cria de
nouveau :
– Qu’est-ce que vous désirez ? Voulez-vous tout ce qu’il y a
ici ?
La servante qui reposait dans la chambre contiguë entendit
ces mots, elle se leva sur son séant et prêta l’oreille. Les voleurs
avaient commencé à battre en retraite, mais ils reprirent courage,
et, pensant que le petit drôle voulait s’amuser à leurs dépens, ils
revinrent sur leurs pas et lui dirent tout bas :
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– Allons, sois sérieux et passe-nous quelque chose.
Alors Tom Pouce cria encore une fois, le plus fort qu’il put :
– Je vous passerai tout ; tendez-moi les mains.
Cette fois, la servante entendit bien nettement, elle sauta à
bas de son lit et se précipita vers la porte. Les voleurs s’enfuirent
comme si le diable eût été à leurs trousses, mais n’ayant rien
remarqué, la servante alla allumer une chandelle. Quand elle
revint, Tom Pouce alla se cacher dans le foin, et la servante, ayant
fouillé, partout sans avoir rien pu découvrir, crut avoir rêvé les
yeux ouverts et alla se recoucher.
Tom Pouce s’était blotti dans le foin et s’y était arrangé une
bonne, place, pour dormir ; il comptait s’y reposer jusqu’au jour
et puis retourner chez ses parents. Mais il dut en voir bien
d’autres, car ce monde est plein de peines et de, misères. La
servante se leva dès l’aurore, pour donner à manger aux bestiaux.
Sa première visite fut pour la grange où elle prit une brassée du
foin là où se trouvait précisément endormi le pauvre Tom. Mais il
dormait d’un sommeil si profond qu’il ne s’aperçut de rien et ne
s’éveilla que quand il fut dans la bouche d’une vache qui l’avait
pris avec son foin.
– Mon Dieu ! s’écria-t-il, me voilà dans le moulin à foulon.
Mais il se rendit bientôt compte où il se, trouvait réellement.
Il prit garde, de ne pas se laisser broyer entre les dents, et
finalement glissa dans la gorge et dans la panse. « Les fenêtres
ont été oubliées dans cet appartement, se dit-il, et l’on n’y voit ni
le soleil, ni chandelle. » Ce, séjour lui déplut beaucoup et, ce qui
aggravait encore la situation, c’est qu’il arrivait toujours du
nouveau foin et que l’espace qu’il occupait devenait de plus en
plus, étroit. Il se mit à crier le plus haut qu’il put :
- 160 -
– Ne m’envoyez plus de fourrage, ne m’envoyez plus de
fourrage !
La servante à ce moment était justement en train de traire la
vache. En entendant parler sans voir personne, et, reconnaissant
la même voix que celle qui l’avait déjà éveillée la nuit, elle fut
prise d’une telle frayeur qu’elle tomba de son tabouret et répandit
son lait.
Elle alla en toute hâte trouver son maître et lui cria :
– Ah ! grand Dieu, monsieur le curé, la vache parle.
– Tu es folle, répondit le prêtre.
Il se rendit cependant à l’étable afin de s’assurer de ce, qui se
passait.
À peine y eut-il mis le pied que Tom Pouce s’écria de
nouveau :
– Ne m’envoyez plus de fourrage, ne m’envoyez plus, de
fourrage.
La frayeur gagna le curé lui-même et, s’imaginant qu’il y avait
un diable dans le corps de la vache, il dû qu’il fallait la tuer. Ainsi
fut fait, et l’on jeta au fumier la panse, où se trouvait le pauvre
Tom Pouce.
Il eut beaucoup de mal à se démêler de là et il commençait à
passer sa tête quand survint un nouveau malheur. Un loup affamé
qui passait par là avala la panse de la vache avec le petit
bonhomme d’une seule bouchée. Tom Pouce ne perdit pas
courage. « Peut-être, se dit-il, ce loup sera-t-il traitable. » Et de
son ventre où il était enfermé il lui cria :
- 161 -
– Cher loup, je, vais t’indiquer un bon repas à faire.
– Et où cela ? dit le loup.
Dans telle et telle maison ; tu n’auras qu’à te glisser par le
soupirail de la cuisine, et tu trouveras des gâteaux, du lard, des
saucisses à bouche que veux-tu.
Et il lui indiqua exactement la maison de son père.
Le loup ne se le fit pas dire deux fois. Il s’introduisit de nuit
dans le soupirail et s’en donna à cœur joie dans le buffet aux
provisions. Quand il fut repu et qu’il voulut sortir il s’était
tellement gonflé de nourriture qu’il ne put venir à bout de
repasser par la même voie. C’est là-dessus que Tom Pouce avait
compté. Aussi commença-t-il à faire dans le ventre du loup un
vacarme effroyable, hurlant et gambadant tant qu’il put.
– Veux-tu te tenir en repos, dit le loup ; tu vas éveiller le
monde.
– Eh quoi ! répondit le petit homme, tu t’es régalé, je veux
m’amuser aussi moi.
Et il recommença son tapage.
Il finit par éveiller son père et sa mère qui se mirent à
regarder dans la cuisine par la serrure. Quand ils virent le loup,
ils coururent s’armer, l’homme d’une hache, la femme d’une faux.
– Reste derrière, dit l’homme, à la femme au moment
d’entrer, je vais lui asséner un coup avec ma hache, et s’il n’en
meurt pas du coup, tu lui couperas le ventre.
Tom Pouce qui entendit la voix de son père lui cria :
- 162 -
– Cher père, c’est moi, je suis dans le ventre du loup.
– Notre cher enfant nous est rendu ! s’écria le père plein de
joie.
Et il ordonna à sa femme de mettre la faux de côté afin de ne
pas blesser Tom Pouce. Puis il leva sa hache et en porta au loup
un coup qui l’étendit mort. Il lui ouvrit ensuite le ventre avec des
ciseaux et un couteau et en tira le petit Tom.
– Ah ! dit le père, que nous avons été inquiets sur ton sort !
– Oui, père, j’ai beaucoup couru le monde, heureusement que
je puis enfin reprendre l’air frais.
– Où as-tu donc été ?
– Ah ! père, j’ai été dans un trou de souris, dans la panse
d’une vache et dans le ventre d’un loup. Mais maintenant je veux
rester avec vous.
– Nous ne te vendrons plus pour tout l’or du monde, dirent
les parents en l’embrassant et le serrant contre leur cœur.
Ils lui donnèrent à manger et à boire, et lui firent
confectionner d’autres vêtements, car les siens avaient été gâtés
pendant le voyage.
- 163 -
Les Trois cheveux d’or du Diable
Il était une fois une pauvre femme qui mit au monde un fils,
et, comme il était coiffé quand il naquit, on lui prédit que dans sa
quatorzième année, il épouserait la fille du roi.
Sur ces entrefaites, le roi passa par le village, sans que
personne le reconnût ; et comme il demandait ce qu’il y avait de
nouveau, on lui répondit qu’il venait de naître un enfant coiffé,
que tout ce qu’il entreprendrait lui réussirait, et qu’on lui avait
prédit que, lorsqu’il aurait quatorze ans, il épouserait la fille du
roi.
Le roi avait un mauvais cœur et cette prédiction le fâcha. Il
alla trouver les parents du nouveau-né, et leur dit d’un air tout
amical : « Vous êtes de pauvres gens, donnez-moi votre enfant,
j’en aurai bien soin. » Ils refusèrent d’abord ; mais l’étranger leur
offrit de l’or, et ils se dirent : « Puisque l’enfant est né coiffé, ce
qui arrive est pour son bien. » Ils finirent par consentir et par
livrer leur fils.
Le roi le mit dans une boîte, et chevaucha avec ce fardeau
jusqu’au bord d’une rivière profonde où il le jeta, en pensant qu’il
délivrait sa fille d’un galant sur lequel elle ne comptait guère.
Mais la boîte, loin de couler à fond, se mit à flotter comme un
petit batelet, sans qu’il entrât dedans une seule goutte d’eau ; elle
alla ainsi à la dérive jusqu’à deux lieues de la capitale, et s’arrêta
contre l’écluse d’un moulin.
Un garçon meunier qui se trouvait là par bonheur l’aperçut et
l’attira avec un croc ; il s’attendait en l’ouvrant à y trouver de
grands trésors : mais c’était un joli petit garçon, frais et éveillé. Il
le porta au moulin ; le meunier et sa femme, qui n’avaient pas
d’enfants, reçurent celui-là comme Si Dieu le leur eût envoyé. Ils
traitèrent de leur mieux le petit orphelin, qui grandit chez eux en
forces et en bonnes qualités.
- 164 -
Un jour le roi, surpris par la pluie, entra dans le moulin et
demanda au meunier Si ce grand jeune homme était son
fils. « Non, sire », répondit-il, « c’est un enfant trouvé qui est
venu dans une boîte échouer contre notre écluse, il y a quatorze
ans ; notre garçon meunier l’a tiré de l’eau. »
Le roi reconnut alors que c’était l’enfant né coiffé qu’il avait
jeté à la rivière. « Bonnes gens », dit-il, « ce jeune homme ne
pourrait-il pas porter une lettre de ma part à la reine ? Je lui
donnerais deux pièces d’or pour sa peine. »
« Comme Votre Majesté l’ordonnera », répondirent- ils ; et ils
dirent au jeune homme de se tenir prêt. Le roi écrivit à la reine
une lettre où il lui mandait de se saisir du messager, de le mettre
à mort et de l’enterrer, de’ façon à ce qu’il trouvât la chose faite à
son retour.
Le garçon se mit en route avec la lettre, mais il s’égara et
arriva le soir dans une grande forêt. Au milieu des ténèbres il
aperçut de loin une faible lumière, et se dirigeant de ce côté il
atteignit une petite maisonnette, où il trouva une vieille femme
assise prês du feu. Elle parut toute surprise de voir le jeune
homme et lui dit : « D’ou viens-tu et que veux-tu ? »
« Je viens du moulin », répondit-il, « je porte une lettre à la
reine ; j ‘ai perdu mon chemin et je voudrais passer la nuit ici. »
« Malheureux enfant », répliqua la femme, « tu es tombé
dans une maison de voleurs, et, s’ils te trouvent ici, c’en est fait de
toi. »
« À la grâce de Dieu », dit le jeune homme, « je n ai pas peur ;
et d’ailleurs, je suis si fatigué qu’il m’est impossible d’aller plus
loin. »
Il se coucha sur un banc et s’endormit. Les voleurs rentrèrent
bientôt après, et ils demandèrent avec colère pourquoi cet
- 165 -
étranger était là. « Ah ! » dit la vieille, « c’est un pauvre enfant qui
s’est égaré dans le bois ; je l’ai reçu par compassion. Il porte une
lettre à la reine. »
Les voleurs prirent la lettre pour la lire, et virent qu’elle
enjoignait de mettre à mort le messager. Malgré la dureté de leur
cœur, ils eurent pitié du pauvre diable ; leur capitaine déchira la
lettre, et en mit une autre à la place, qui enjoignait qu’aussitôt
que le jeune homme arriverait on lui fit immédiatement épouser
la fille du roi. Puis les voleurs le laissèrent dormir sur son banc
jusqu’au matin, et, quand il fut éveillé, ils lui remirent la lettre et
lui montrèrent son chemin.
La reine, ayant reçu la lettre, exécuta çe qu’elle contenait ; on
fit des noces splendides ; la fille du roi épousa l’enfant né coiffé, et
comme il était beau et aimable, elle fut enchantée de vivre avec
lui.
Quelques temps après, le roi revint dans son palais, et trouva
que la prédiction était accomplie, et que l’enfant né coiffé avait
épousé sa fille. « Comment cela s’est-il fait ? » dit-il, « j’avais
donné dans ma lettre un ordre tout différent. » La reine lui
montra la lettre, et lui dit qu’il pouvait voir ce qu’elle contenait. Il
la lut et vit bien qu’on avait changé la sienne.
Il demanda au jeune homme ce qu’était devenue la lettre qu’il
lui avait confiée, et pourquoi il en avait remis une autre. « Je n’en
sais rien », répliqua celui-ci, « il faut qu’on l’ait changée la nuit,
quand j’ai couché dans la forêt. »
Le roi en colère lui dit : « Cela ne se passera pas ainsi. Celui
qui prétend à ma fille doit me rapporter de l’enfer trois cheveux
d’or de la tête du diable. Rapporte-les moi, et ma fille
t’appartiendra. » Le roi espérait bien qu’il ne reviendrait jamais
d’une telle commission.
- 166 -
Le jeune homme répondit : « Le diable ne me fait pas peur ;
j’irai chercher les trois cheveux d’or. » Et il prit congé du roi et se
mit en route.
Il arriva devant une grande ville. À la porte, la sentinelle lui
demanda quel était son état et ce qu’il savait.
« Tout », répondit-il.
« Alors », dit la sentinelle, « rends-nous le service de nous
apprendre pourquoi la fontaine de notre marché, qui nous
donnait toujours du vin, s’est desséchée et ne fournit même plus
d’eau. »
« Attendez », répondit-il, « je vous le dirai à mon retour. »
Plus loin il arriva devant une autre ville. La sentinelle de la
porte lui demanda son état et ce qu’il savait.
« Tout », répondit-il.
« Rends-nous alors le service de nous apprendre pourquoi le
grand arbre de notre ville, qui nous rapportait des pommes d’or,
n’a plus de feuilles »
« Attendez », répondit-il, « je vous le dirai à mon retour. »
Plus loin encore il arriva devant une grande rivière qu’il
s’agissait de passer. Le passeur lui demanda son état et ce qu’il
savait.
« Tout », répondit-il.
« Alors », dit le passeur « rends-moi le service de
m’apprendre Si je dois toujours rester à ce poste, sans jamais être
relevé. »
- 167 -
« Attends », répondit-il, « je te le dirai à mon retour. »
De l’autre côté de l’eau il trouva la bouche de l’enfer. Elle était
noire et enfumée. Le diable n ‘était pas chez lui ; il n’y avait que
son hôtesse, assise dans un large fauteuil. « Que demandes-tu ? »
lui dit-elle d’un ton assez doux.
« Il me faut trois cheveux d’or de la tête du diable, sans quoi
je n’obtiendrai pas ma femme. »
« C’est beaucoup demander » dit-elle, « et, Si le diable
t’aperçoit quand il rentrera, tu passeras un mauvais quart
d’heure. Cependant tu m’intéresses, et je vais tâcher de te venir
en aide. »
Elle le changea en fourmi et lui dit : « Monte dans les plis de
ma robe ; là tu seras en sûreté. »
« Merci », répondit-il, « voilà qui va bien ; mais j’aurais
besoin en outre de savoir trois choses : pourquoi une fontaine qui
versait toujours du vin ne fournit plus même d’eau ; pourquoi un
arbre qui portait des pommes d’or n’a plus même de feuilles ; et
Si un certain passeur doit toujours rester à son poste sans jamais
être relevé. »
« Ce sont trois questions difficiles », dit-elle, « mais tiens-toi
bien tranquille, et sois attentif à ce que le Diable dira quand je lui
arracherai les trois cheveux d’or. »
Quand le soir arriva, le diable rentra chez lui. À peine était-il
entré qu’il remarqua une odeur extraordinaire. « Je sens, je sens,
la chair humaine ». Et il alla fureter dans tous les coins, mais sans
rien trouver. L’hôtesse lui chercha querelle : « Je viens de balayer
et de ranger », dit-elle, « et tu vas tout bouleverser ici ; tu crois
toujours sentir la chair humaine. Assieds-toi et mange ton
souper. »
- 168 -
Quand il eut soupé, il était fatigué ; il posa sa tête sur les
genoux de son hôtesse, et lui dit de lui chercher un peu les poux ;
mais il ne tarda pas à s’endormir et à ronfler. La vieille saisit un
cheveu d’or, l’arracha et le mit de côté. « Hé ! » s’écria le diable,
« qu’as-tu donc fait ? »
« J’ai eu un mauvais rêve », dit l’hôtesse. « et je t ai pris par
les cheveux. »
« Qu ‘as-tu donc rêvé ? » demanda le diable.
« J ‘ai rêvé que la fontaine d’un marché, qui versait toujours
du vin, s’était arrêtée et qu’elle ne donnait plus même d’eau :
quelle en peut être la cause ? »
« Ah, Si on le savait ! » répliqua le diable, « il y a un crapaud
sous une pierre dans la fontaine ; on n’aurait qu’à le tuer, le vin
recommencerait à couler. »
L’hôtesse se remit à lui chercher les poux ; il se rendormit et
ronfla de façon à ébranler les vitres.
Alors elle lui arracha le second cheveu. « Heu, que fais-tu ? »
s’écria le diable en colère.
« Ne t’inquiète pas », répondit-elle, « c’est un rêve que j’ai
fait. »
« Qu’as-tu rêvé encore ? » demanda-t-il.
« J’ai rêvé que dans un pays il y a un arbre qui portait
toujours des pommes d’or, et qui n’a plus même de feuilles :
quelle en pourrait être la cause ? »
- 169 -
« Ah, Si on le savait ! » répliqua le diable, « il y a une souris
qui ronge la racine ; on n’aurait qu’à la tuer, il reviendrait des
pommes d’or sur l’arbre ; mais si elle continue à le ronger, l’arbre
mourra tout à fait. Maintenant laisse-moi en repos avec tes rêves.
Si tu me réveilles encore, je te donnerai un soufflet. »
L’hôtesse l’apaisa et se remit à lui chercher ses poux jusqu’à
ce qu’il fût rendormi et ronfla. Alors elle saisit le troisième cheveu
d’or et l’arracha. Le diable se leva en criant et voulait la battre ;
elle le radoucit encore en disant : « Qui peut se garder d’un
mauvais rêve ? »
« Qu’as-tu donc rêvé encore ? » demanda-t-il avec curiosité.
« J’ai rêvé d’un passeur qui se plaignait de toujours passer
l’eau avec sa barque, sans que personne le remplaçât Jamais. »
« Hé, le sot ! », répondit le diable, « le premier qui viendra
pour passer la rivière, il n’a qu’à lui mettre sa rame à la main, il
sera libre et l’autre sera obligé de faire le passeur à son tour. »
Comme l’hôtesse lui avait arraché les trois cheveux d’or, et
qu’elle avait tiré de lui les trois réponses, elle le laissa en repos, et
il dormit jusqu’au matin.
Quand le diable eut quitté la maison, la vieille prit la fourmi
dans les plis de sa robe et rendit au jeune homme sa figure
humaine. « Voilà les trois cheveux », lui dit-elle, « mais as-tu bien
entendu les réponses du diable à tes questions ? »
« Très bien », répondit-il « et je m’en souviendrai. »
« Te voilà donc hors d’embarras », dit-elle, « et tu peux
reprendre ta route. »
- 170 -
Il remercia la vieille qui l’avait si bien aidé, et sortit de l’enfer,
fort joyeux d’avoir si heureusement réussi.
Quand il arriva au passeur, avant de lui donner la réponse
promise, il se fit d’abord passer de l’autre côté, et alors il lui fit
part du conseil donné par le diable : « Le premier qui viendra
pour passer la rivière, tu n’as qu’à lui mettre ta rame à la main. »
Plus loin il retrouva la ville à l’arbre stérile ; la sentinelle
attendait aussi sa réponse : « Tuez la souris qui ronge les
racines », dit-il, « et les pommes d’or reviendront. » La sentinelle,
pour le remercier, lui donna deux ânes chargés d’or.
Enfin il parvint à la ville dont la fontaine était à sec. Il dit à la
sentinelle : « Il y a un crapaud sous une pierre dans la fontaine ;
cherchez-le et tuez-le, et le vin recommencera à couler en
abondance. » La sentinelle le remercia et lui donna encore deux
ânes chargés d’or.
Enfin l’enfant né coiffé revint près de sa femme, qui se réjouit
dans son cœur en le voyant de retour et en apprenant que tout
s’était bien passé. Il remit au roi les trois cheveux d’or du diable.
Celui-ci, en apercevant les quatre ânes chargés d’or, fut
grandement satisfait et lui dit : « Maintenant toutes les
conditions sont remplies et ma fille est à toi. Mais, mon cher
gendre, dis-moi d’où te vient tant d’or ? car c’est un trésor énorme
que tu rapportes. »
« Je l’ai pris », dit-il, « de l’autre côté d une rivière que j’ai
traversée ; c’est le sable du rivage. »
« Pourrais-je m’en procurer autant ? » lui demanda le roi, qui
était un avare.
« Tant que vous voudrez », répondit-il, « vous trouverez un
passeur, adressez-vous à lui pour passer l’eau, et vous pourrez
remplir vos sacs. »
- 171 -
L’avide monarque se mit aussitôt en route, et, arrivé au bord
de l’eau, il fit signe au passeur de lui amener sa barque. Le
passeur le fit entrer, et, quand ils furent sur l’autre bord, il lui mit
la rame à la main et sauta dehors. Le roi devint ainsi passeur en
punition de ses péchés.
« L’est-il encore ? »
« Eh ! sans doute, puisque personne ne lui a repris la rame. »
- 172 -
Les Trois enfants gâtés de la fortune
Un père appela un jour ses trois fils. Au premier il donna un
coq, au deuxième une faux et au troisième un chat.
– Je me fais vieux, dit-il, le moment approche et avant de
mourir je voudrais bien m’occuper de votre avenir. Je n’ai pas
d’argent et ce que je vous donne là n’a, à première vue, qu’une
faible valeur. Mais parfois on ne doit pas se fier aux apparences.
Ce qui est important est la manière dont vous saurez vous en
servir. Trouvez un pays où l’on ne connaît pas encore ces
serviteurs et vous serez heureux.
Après la mort du père, l’aîné prit le coq et s’en alla dans le
monde, mais partout où il allait les gens connaissaient les coqs.
D’ailleurs, dans les villes, il les voyait de loin sur la pointe des
clochers, tournant au vent. Et dans les villages, il en entendit
chanter un grand nombre. Personne ne s’extasiait devant son coq
et rien ne faisait penser qu’il puisse lui porter bonheur. Un jour,
néanmoins, il finit par trouver sur une île des gens qui n’avaient
jamais vu de coq de leur vie. Ils n’avaient aucune notion du temps
et ne savaient pas le compter. Ils distinguaient le matin du soir,
mais la nuit tombée, s’ils ne dormaient pas, aucun d’eux ne savait
dans combien de temps le jour allait se lever.
Le garçon se mit à les interpeller :
– Approchez, approchez ! Regardez cet animal fier ! Il a une
couronne de rubis sur la tête et des éperons comme un chevalier.
Trois fois dans la nuit il vous annoncera la progression du temps,
et quand il appellera pour la troisième fois, le soleil se lèvera
aussitôt. S’il chante dans la journée, vous pourrez être sûrs et
certains que le temps va changer et vous pourrez prendre vos
précautions.
Les gens étaient en extase devant le coq ; ils restèrent éveillés
toute la nuit pour écouter avec ravissement, à deux heures, puis à
- 173 -
quatre heures et enfin à six heures le coq chanter à tue-tête pour
leur annoncer l’heure. Le lendemain matin, ils demandèrent au
garçon de leur vendre le coq et de leur dire son prix.
– Autant d’or qu’un âne puisse porter, répondit-il.
– Si peu ? Pour un tel animal ? crièrent les habitants de l’île
plus fort les uns que les autres. Et ils lui donnèrent volontiers ce
qu’il avait demandé.
Le garçon rentra à la maison avec l’âne et toute sa richesse et
ses frères en furent époustouflés. Le deuxième décida :
– J’irai, moi aussi, dans le monde ! On verra si j’ai autant de
chance.
Il marcha et marcha, et rien n’indiquait qu’il aurait autant de
réussite avec sa faux ; partout il rencontrait des paysans avec une
faux sur l’épaule. Un jour, enfin, le destin le dirigea sur une île
dont les habitants n’avaient jamais vu de faux de leur vie. Lorsque
le seigle était mûr, les villageois amenaient des canons sur les
champs et tiraient sur le blé. C’était, tout compte fait, pur hasard :
un coup ils tiraient trop haut, un coup ils touchaient les épis à la
place des tiges, et beaucoup de graines étaient ainsi perdues sans
parler du fracas pendant la moisson. Insoutenable !
Le garçon s’en alla dans le champ et commença à faucher. Il
fauchait sans faire de bruit et si vite que les gens le regardaient
bouche bée, retenant leur souffle. Ils s’empressèrent de lui
donner ce qu’il voulait en échange de la faux et lui amenèrent un
cheval avec un chargement d’or aussi lourd qu’il pouvait porter.
Le troisième frère décida de tenter sa chance avec son chat.
Tant qu’il restait sur la terre ferme, il n’avait pas plus de succès
que ses frères ; il ne trouvait pas son bonheur. Mais un jour il
arriva en bateau sur une île, et la chance lui sourit enfin. Les
habitants n’avaient jamais vu de chat auparavant, alors que les
- 174 -
souris sur l’île ne manquaient pas. Elles dansaient sur les tables et
les bancs, régnant en maîtres partout, en dehors comme audedans. Les habitants de l’île s’en plaignaient énormément, le roi
lui-même était impuissant devant ce fléau.
Quelle aubaine pour le chat ! Il se mit à chasser les souris et
bientôt il en débarrassa plusieurs salles du palais. Les sujets de
tout le royaume prièrent le roi d’acheter cet animal extraordinaire
et le roi donna volontiers au garçon ce qu’il en demandait : un
mulet chargé d’or. C’est ainsi que le plus jeune des trois frères
rentra à la maison très riche et devint un homme très opulent.
Et dans le palais royal, le chat s’en donnait à cœur joie. Il se
régala d’un nombre incalculable de souris. Il chassa tant et si bien
qu’il finit par avoir chaud et soif. Il s’arrêta, renversa la tête en
arrière et miaula :
– Miaou, miaou !
Quand le roi et ses sujets entendirent ce cri étrange, ils
prirent peur, et les yeux exorbités, ils s’enfuirent du palais.
Dehors, le roi appela ses conseillers pour décider de la marche à
suivre. Que faire de ce chat ? Finalement, ils envoyèrent un
messager pour qu’il lui propose un marché : soit il quittait le
palais de lui-même, soit on l’expulsait de force.
L’un des pages partit avec le message et demanda au chat de
quitter le palais de son plein gré. Mais le chat, terriblement
assoiffé, miaula de plus belle :
– Miaou, miaou, miaou-miaou-miaou !
Le page comprit : Non, non, pas question ! et alla transmettre
la réponse au roi.
– Eh bien, décidèrent les conseillers, nous le chasserons par
la force.
- 175 -
On fit venir un canon devant le palais, et les soldats le tirèrent
jusqu’à ce qu’il s’enflammât. Lorsque le feu se propagea jusqu’à la
salle où le chat était assis, le vaillant chasseur sauta par la fenêtre
et se sauva. Mais l’armée continua son siège tant que le palais ne
fut pas entièrement rasé.
- 176 -
Les Trois fileuses
Il était une fois une fille paresseuse qui ne voulait pas filer le
lin. Un jour, sa mère se mit si fort en colère qu’elle la battit et la
fille pleura avec de gros sanglots. Justement la reine passait par
là. Elle fit arrêter son carrosse, entra dans la maison et demanda
à la mère pourquoi elle battait ainsi sa fille. La femme eut honte
pour sa fille et dit :
– Je ne peux pas lui ôter son fuseau et elle accapare tout le
lin. La reine lui répondit :
– Donnez-moi votre fille, je l’emmènerai au château ; elle
filera autant qu’elle voudra.
Elle la conduisit dans trois chambres qui étaient pleines de lin
magnifique.
– Maintenant file cela, dit-elle, et quand tu en auras terminé,
tu épouseras mon fils aîné.
La jeune fille eut peur : elle ne savait pas filer le lin. Et
lorsqu’elle fut seule, elle se mit à pleurer et resta là trois jours
durant à se tourner les pouces. Le troisième jour, la reine vint la
voir. La jeune fille prit pour excuse sa tristesse qui l’avait
empêchée de commencer. La reine la crut, mais lui dit :
– Demain il faut que tu te mettes à travailler !
Lorsque la jeune fille fut seule, elle ne sut de nouveau plus ce
qu’elle allait faire et, toute désolée, elle se mit à la fenêtre. Elle vit
trois femmes qui s’approchaient. La première avait un pied
difforme, la deuxième une lèvre inférieure qui lui couvrait le
menton et la troisième un pouce extraordinairement large. Elle
restèrent plantées sous la fenêtre, regardèrent en l’air et
demandèrent à la jeune fille ce qui lui manquait. Elle leur
expliqua ce qu’elle voulait. Les trois dirent alors : – Si tu nous
- 177 -
invites au mariage, si tu n’as pas honte de nous, si tu nous dis
tantes et si tu nous faire prendre place à ta table, alors, très vite,
nous filerons le lin.
– De tout cœur, bien volontiers, dit-elle. Venez ici et mettezvous tout de suite au travail.
Elle fit entrer les trois femmes étranges et leur installa un
coin dans la première chambre, où elles se mirent à filer. L’une
tirait le fil et faisait tourner le rouet, la deuxième mouillait le fil,
la troisième frappait sur la table avec son doigt et une mesure de
lin tombait par terre à chaque coup de pouce.
La jeune fille cacha les trois fileuses à la reine et, chaque fois
qu’elle venait, elle lui montrait l’énorme quantité de lin déjà
traitée. La reine ne tarissait pas d’éloges. Lorsque la première
chambre fut débarrassée, ce fut au tour de la deuxième et,
finalement, de la troisième. Alors, les trois femmes prirent congé
de la jeune fille en lui disant :
– N’oublie pas ce que tu nous a promis, ce sera pour ton
bonheur !
Lorsque la Jeune fille montra à la reine les trois chambres
vides et le lin filé, celle-ci prépara les noces et le fiancé se réjouit
de prendre pour épouse une femme aussi adroite et il la loua fort.
– J’ai trois tantes, dit-elle, et comme elles ont été très bonnes
pour moi, je voudrais bien ne pas les oublier dans mon bonheur.
Permettez que je les invite à ma table.
La reine et le fiancé répondirent :
– Pourquoi ne les inviterions-nous pas ?
- 178 -
Lorsque la fête commença, les trois femmes arrivèrent
magnifiquement vêtues et la fiancée dit :
– Soyez les bienvenues, chères tantes.
– Oh ! dit le fiancé, comment se fait-il que tu aies de l’amitié
pour d’aussi vilaines personnes ?
Il s’approcha de celle qui avait un pied difforme et lui dit
– D’où vous vient ce pied si large ?
– D’avoir pédalé au rouet, répondit-elle.
Il vint à la deuxième et dit :
– D’où vous vient cette lèvre pendante ?
– D’avoir léché le fil, répondit-elle.
Il demanda à la troisième :
– D’où vous vient ce pouce si large ?
– D’avoir tordu le fil, dit-elle.
Alors le fils du roi dit :
– Que plus jamais ma jolie fiancée ne touche à un rouet.
Et c’est ainsi que la jeune fille n’eut plus jamais à faire ce
qu’elle détestait.
- 179 -
Les Trois paresseux
Un roi avait trois fils qu’il aimait tous les trois d’un même
amour, si bien qu’il ne savait pas lequel désigner pour être le roi
après sa mort. Lorsque arriva son heure, le mourant appela ses
fils à son chevet et leur dit :
– Mes chers enfants, il m’est venu une idée, et je vais vous la
faire connaître : c’est à celui de vous trois qui est le plus paresseux
que reviendra le royaume.
– Père, dit l’aîné, le royaume me revient donc, car je suis
tellement paresseux que si j’ai une goutte dans l’œil quand je me
couche pour dormir, je n’arrive pas à dormir faute de pouvoir
fermer les yeux.
– Père, le royaume me revient, dit le second fils, car je suis si
paresseux qu’en me mettant trop près du feu pour me réchauffer,
mes vêtements brûlent avant que j’aie eu le courage de reculer
mes jambes.
– Père, dit le troisième, le royaume me revient parce que je
suis si paresseux qu’à l’instant d’être pendu, si quelqu’un me
tendait un couteau pour couper la corde, je me laisserais mourir
plutôt que d’élever la main jusqu’au chanvre.
– C’est toi qui seras le roi, déclara le père, car c’est toi qui es
allé le plus loin.
- 180 -
Les Trois plumes
Il était une fois un roi qui avait trois fils : deux qui étaient
intelligents et avisés, tandis que le troisième ne parlait guère et
était sot, si bien qu’on l’appelait le Bêta. Lorsque le roi devint
vieux et qu’il sentit ses forces décliner, il se mit à songer à sa fin
prochaine et ne sut pas auquel de ses fils il devait laisser le
royaume en héritage. Alors il leur dit :
– Partez, et celui qui me rapportera le tapis le plus beau sera
roi après ma mort.
Afin qu’il n’y ait pas de dispute entre eux, il les conduisit
devant son château et souffla trois plumes en l’air en disant :
– Là où elles voleront, telle sera votre direction.
L’une des plumes s’envola vers l’ouest, l’autre vers l’est, quant
à la troisième elle voltigea tout droit à faible distance, puis
retomba bientôt par terre. Alors, l’un des frères partit à droite,
l’autre à gauche, tout en se moquant du Bêta qui dut rester près
de la troisième plume qui était tombée tout près de lui.
Le Bêta s’assit par terre et il était bien triste. C’est alors qu’il
remarqua tout à coup qu’une trappe se trouvait à côté de la
plume. Il leva la trappe et aperçut un escalier qu’il se mit à
descendre. Il arriva devant une porte, frappe et entendit crier à
l’intérieur :
« Petite demoiselle verte,
Cuisse tendue,
Et patte de lièvre,
Bondis et rebondis,
Va vite voir qui est dehors. »
- 181 -
La porte s’ouvrit et il vit une grosse grenouille grasse assise
là, entourée d’une foule de petites grenouilles. La grosse
grenouille lui demanda quel était son désir.
– J’aimerais avoir le plus beau et le plus ouvragé des tapis,
répondit-il.
Alors elle appela une jeune grenouille à qui elle dit :
« Petite demoiselle verte,
Cuisse tendue,
Et patte de lièvre,
Bondis et rebondis,
Va vite voir qui est dehors. »
La jeune grenouille alla chercher la boîte et la grosse
grenouille l’ouvrit, y prit un tapis qu’elle donna au Bêta, et ce
tapis était si beau, si ouvragé qu’on n’en pouvait tisser de pareil
sur la terre, là-haut. Alors il remercia la grenouille et remonta
l’escalier.
Cependant les deux autres frères estimaient leur cadet
tellement sot qu’ils crurent qu’il ne trouverait absolument rien à
rapporter. « Pourquoi nous fatiguer à chercher ? », se dirent-il et
la première bergère qu’il rencontrèrent fit l’affaire : ils lui ôtèrent
son châle de toile grossière et revinrent le porter au roi. Au même
moment le Bêta rentra lui aussi, apportant son tapis magnifique.
En le voyant, le roi fut étonné et dit :
– S’il faut s’en remettre à la justice, le royaume appartient au
cadet.
Mais les deux autres ne laissèrent point de repos à leur père,
lui disant qu’il était impossible que le Bêta, à qui la raison faisait
défaut dans tous les domaines, devînt le roi ; ils le prièrent donc
de bien vouloir fixer une autre condition. Alors le roi déclara :
- 182 -
– Celui qui me rapportera la plus belle bague héritera du
royaume.
Il sortit avec ses trois fils et souffla les trois plumes qui
devaient leur indiquer la route à suivre. Comme la première fois,
les deux aînés partirent l’un vers l’est et l’autre vers l’ouest, mais
la plume du Bêta s’envola tout droit et tomba à côté de la trappe.
Alors, il descendit de nouveau voir la grosse grenouille et lui dit
qu’il avait besoin d’une très belle bague. La grenouille se fit
aussitôt apporter la grande boîte, y prit une bague qu’elle donna
au Bêta, et cette bague, toute étincelante de pierres précieuses,
était si belle que nul orfèvre sur la terre n’en aurait pu faire de
pareille.
Les eux aînés, se moquant du Bêta qui allait sas doute
chercher un anneau d’or, ne e donnèrent aucune peine, ils
dévissèrent les crochets d’une vieille roue de charrette et chacun
apporta le sien au roi. Aussi, lorsque le Bêta montra sa bague
d’or, le père déclara de nouveau :
– C’est à lui que revient le royaume.
Les deux aînés ne cessèrent de harceler leur père pour qu’il
posât encore une troisième condition : celui-ci décida donc que
celui qui ramènerait la plus belle femme aurait le royaume. Il
souffla une fois encore sur les trois plumes qui s’envolèrent
comme les fois précédentes.
Alors, sans plus se soucier, le Bêta alla trouver la grosse
grenouille et lui dit :
– Il me faut ramener au château la plus belle femme.
– Hé, la plus belle femme ! répondit la grenouille. Voilà une
chose qu’on n’a pas immédiatement à sa portée mais tu l’auras
tout de même.
- 183 -
Elle lui donna une carotte évidée et creuse à laquelle six
petites souris étaient attelées.
– Que dois-je faire de cela ? dit le Bêta tout triste.
– Tu n’as qu’à y installer une de mes petites grenouilles,
répondit-elle.
Il en attrapa une au hasard dans le cercle de celles qui
entouraient la grosse grenouille, la mit dans la carotte, et voilà
qu’à peine assise à l’intérieur, la petite grenouille devint une
demoiselle merveilleusement belle, la carotte un vrai carrosse et
les six petites souris des chevaux. Alors le Bêta embrasse la jeune
fille, se fit emporter au galop de ses six chevaux et amena la belle
chez le roi. Ses frères arrivèrent ensuite : ils ne s’étaient donné
aucune peine pour chercher une belle femme et ramenèrent les
deux premières paysannes venues. Lorsqu’il les vit le roi déclara :
– C’est au cadet que le royaume appartiendra après ma mort.
Alors les deux aînés se mirent de nouveau à rebattre les
oreilles du roi de la même protestation : « Nous ne pouvons pas
admettre que le Bêta devienne roi », et ils demandèrent à ce que
ce privilège revienne à celui dont la femme arriverait à sauter à
travers un anneau qui était suspendu au milieu de la grande
salle. « Nos paysannes en seront bien capables, se dirent-ils, elles
sont assez fortes, par contre la délicate demoiselle va se tuer en
sautant. »
Le vieux roi céda encore une fois à leur prière. Les deux
paysannes prirent leur élan et certes elles sautèrent à travers
l’anneau, mais elles étaient si lourdes qu’en retombant elles se
brisèrent bras et jambes. Ce fut alors le tour de la belle demoiselle
que le Bêta avait ramenée, et elle traversa l’anneau d’un bond
aussi légèrement qu’une biche : cela fit définitivement cesser
- 184 -
toute opposition. C’est ainsi que le Bêta reçut la couronne et que
longtemps il régna en sage.
- 185 -
Le Vaillant petit tailleur
Par un beau matin d’été, un petit tailleur assis sur sa table et
de fort bonne humeur, cousait de tout son cœur. Arrive dans la
rue une paysanne qui crie :
– Bonne confiture à vendre ! Bonne confiture à vendre !
Le petit tailleur entendit ces paroles avec plaisir. Il passa sa
tête délicate par la fenêtre et dit :
– Venez ici, chère Madame ! C’est ici qu’on vous débarrassera
de votre marchandise.
La femme grimpa les trois marches avec son lourd panier et le
tailleur lui fit déballer tous ses pots. Il les examina, les tint en
l’air, les renifla et finalement déclara :
– Cette confiture me semble bonne. Pesez-m’en donc une
demi-once, chère Madame. Même s’il y en a un quart de livre, ça
ne fera rien.
La femme, qui avait espéré trouver un bon client, lui donna ce
qu’il demandait, mais s’en alla bien fâchée et en grognant.
– Et maintenant, dit le petit tailleur, que Dieu bénisse cette
confiture et qu’elle me donne de la force !
Il prit une miche dans le buffet, s’en coupa un grand morceau
par le travers et le couvrit de confiture.
– Ça ne sera pas mauvais, dit-il. Mais avant d’y mettre les
dents, il faut que je termine ce pourpoint.
Il posa la tartine à côté de lui et continua à coudre et, de joie,
faisait des points de plus en plus grands. Pendant ce temps,
- 186 -
l’odeur de la confiture parvenait jusqu’aux murs de la chambre
qui étaient recouverts d’un grand nombre de mouches, si bien
qu’elles furent attirées et se jetèrent sur la tartine.
– Eh ! dit le petit tailleur. Qui vous a invitées ?
Et il chassa ces hôtes indésirables. Mais les mouches, qui ne
comprenaient pas la langue humaine, ne se laissèrent pas
intimider. Elles revinrent plus nombreuses encore. Alors, comme
on dit, le petit tailleur sentit la moutarde lui monter au nez. Il
attrapa un torchon et « je vais vous en donner, moi, de la
confiture ! » leur en donna un grand coup. Lorsqu’il retira le
torchon et compta ses victimes, il n’y avait pas moins de sept
mouches raides mortes. « Tu es un fameux gaillard », se dit-il en
admirant sa vaillance. « Il faut que toute la ville le sache. »
Et, en toute hâte, il se tailla une ceinture, la cousit et broda
dessus en grandes lettres – « Sept d’un coup ». « Eh ! quoi, la
ville… c’est le monde entier qui doit savoir ça ! » Et son cœur
battait de joie comme une queue d’agneau.
Le tailleur s’attacha la ceinture autour du corps et s’apprêta à
partir dans le monde, pensant que son atelier était trop petit pour
son courage. Avant de quitter la maison, il chercha autour de lui
ce qu’il pourrait emporter. Il ne trouva qu’un fromage et le mit
dans sa poche. Devant la porte, il remarqua un oiseau qui s’était
pris dans les broussailles ; il lui fit rejoindre le fromage. Après
quoi, il partit vaillamment et comme il était léger et agile, il ne
ressentit aucune fatigue. Le chemin le conduisit sur une
montagne et lorsqu’il en eut escaladé le plus haut sommet, il y vit
un géant qui regardait tranquillement le paysage.
Le petit tailleur s’approcha bravement de lui et l’apostropha :
– Bonjour, camarade ! Alors, tu es assis là et tu admires le
vaste monde ? C’est justement là que je vais pour y faire mes
preuves. Ça te dirait de venir avec moi ?
- 187 -
Le géant examina le tailleur d’un air méprisant et dit :
– Gredin, triste individu !
– Tu crois ça, répondit le tailleur en dégrafant son manteau et
en montrant sa ceinture au géant.
– Regarde là quel homme je suis !
Le géant lut : « Sept d’un coup », s’imagina qu’il s’agissait là
d’hommes que le tailleur avait tués et commença à avoir un peu
de respect pour le petit homme. Mais il voulait d’abord
l’éprouver. Il prit une pierre dans sa main et la serra si fort qu’il
en coula de l’eau.
– Fais-en autant, dit-il, si tu as de la force.
– C’est tout ? demanda le petit tailleur. Un jeu d’enfant !
Il plongea la main dans sa poche, en sortit le fromage et le
pressa si fort qu’il en coula du jus.
– Hein, dit-il, c’était un peu mieux !
Le géant ne savait que dire. Il n’arrivait pas à croire le petit
homme. Il prit une pierre et la lança si haut qu’on ne pouvait
presque plus la voir.
– Alors, avorton, fais-en autant !
– Bien lancé, dit le tailleur ; mais la pierre est retombée par
terre. Je vais t’en lancer une qui ne reviendra pas.
Il prit l’oiseau dans sa poche et le lança en l’air. Heureux
d’être libre, l’oiseau monta vers le ciel et ne revint pas.
- 188 -
– Que dis-tu de ça, camarade ? demanda le tailleur.
– Tu sais lancer, dit le géant, mais on va voir maintenant si tu
es capable de porter une charge normale.
Il conduisit le petit tailleur auprès d’un énorme chêne qui
était tombé par terre et dit :
– Si tu es assez fort, aide-moi à sortir cet arbre de la forêt.
– Volontiers, répondit le petit homme, prends le tronc sur ton
épaule ; je porterai les branches et la ramure, c’est ça le plus
lourd.
Le géant prit le tronc sur son épaule ; le tailleur s’assit sur une
branche et le géant, qui ne pouvait se retourner, dut porter l’arbre
entier avec le tailleur pardessus le marché. Celui-ci était tout
joyeux et d’excellente humeur. Il sifflait la chanson « Trois
tailleurs chevauchaient hors de la ville » comme si le fait de
porter cet arbre eût été un jeu d’enfant. Lorsque le géant eut porté
l’arbre pendant quelque temps, il n’en pouvait plus et il s’écria :
– Écoute, il faut que je le laisse tomber.
Le tailleur sauta en vitesse au bas de sa branche et dit au
géant :
– Tu es si grand et tu ne peux même pas porter l’arbre !
Ensemble, ils poursuivirent leur chemin. Comme ils passaient
sous un cerisier, le géant attrapa le faîte de l’arbre d’où pendaient
les fruits les plus mûrs, le mit dans la main du tailleur et l’invita à
manger. Le tailleur était bien trop faible pour retenir l’arbre et
lorsque le géant le lâcha, il se détendit et le petit homme fut
- 189 -
expédié dans les airs. Quand il fut retombé sur terre, sans
dommage, le géant lui dit :
– Que signifie cela ? tu n’as même pas la force de retenir ce
petit bâton ?
– Ce n’est pas la force qui me manque, répondit le tailleur. Tu
t’imagines que c’est ça qui ferait peur à celui qui en a tué sept
d’un coup ? J’ai sauté par-dessus l’arbre parce qu’il y a des
chasseurs qui tirent dans les taillis. Saute, toi aussi, si tu le peux !
Le géant essaya, n’y parvint pas et resta pendu dans les
branches de sorte que, cette fois encore, ce fut le tailleur qui
gagna.
Le géant lui dit :
– Si tu es si vaillant, viens dans notre caverne pour y passer la
nuit avec nous. Le petit tailleur accepta et l’accompagna.
Lorsqu’ils arrivèrent dans la grotte, les autres géants étaient assis
autour du feu et chacun d’entre eux tenait à la main un
monstrueux rôti auquel ils mordaient. Le petit tailleur regarda
autour de lui et pensa : « C’est bien plus grand ici que dans mon
atelier. »
Le géant lui indiqua un lit et lui dit de s’y coucher et d’y
dormir.
Mais le lit était trop grand pour le petit tailleur. Il ne s’y
coucha pas, mais s’allongea dans un coin. Quand il fut minuit et
que le géant pensa que le tailleur dormait profondément, il prit
une barre de fer et, d’un seul coup, brisa le lit, croyant avoir
donné le coup de grâce au rase-mottes. Au matin, les géants s’en
allèrent dans la forêt. Ils avaient complètement oublié le tailleur.
Et le voilà qui s’avançait tout joyeux et plein de témérité ! Les
géants prirent peur, craignirent qu’il ne les tuât tous et s’enfuirent
en toute hâte.
- 190 -
Le petit tailleur poursuivit son chemin au hasard. Après avoir
longtemps voyagé, il arriva dans la cour d’un palais royal et,
comme il était fatigué, il se coucha et s’endormit. Pendant qu’il
était là, des gens s’approchèrent, qui lurent sur sa ceinture :
« Sept d’un coup ».
– Eh ! dirent-ils, que vient faire ce foudre de guerre dans
notre paix ? Ce doit être un puissant seigneur !
Ils allèrent le dire au roi, pensant que si la guerre éclatait ce
serait là un homme utile et important, qu’il ne fallait laisser
repartir à aucun prix. Ce conseil plut au roi et il envoya l’un de ses
courtisans auprès du petit tailleur avec pour mission de lui offrir
une fonction militaire quand il s’éveillerait. Le messager resta
planté près du dormeur, attendit qu’il remuât les membres et
ouvrit les yeux et lui présenta sa requête.
– C’est justement pour cela que je suis venu ici, répondit-il. je
suis prêt à entrer au service du roi.
Il fut reçu avec tous les honneurs et on mit à sa disposition
une demeure particulière.
Les gens de guerre ne voyaient cependant pas le petit tailleur
d’un bon œil. Ils le souhaitaient à mille lieues.
– Qu’est-ce que ça va donner, disaient-ils entre eux, si nous
nous prenons de querelle avec lui et qu’il frappe ? Il y en aura sept
à chaque fois qui tomberont. Aucun de nous ne se tirera d’affaire.
Ils décidèrent donc de se rendre tous auprès du roi et
demandèrent à quitter son service.
– Nous ne sommes pas faits, dirent-ils, pour rester à côté
d’un homme qui en abat sept d’un coup.
- 191 -
Le roi était triste de perdre, à cause d’un seul, ses meilleurs
serviteurs. Il aurait souhaité ne l’avoir jamais vu et aurait bien
voulu qu’il repartît. Mais il n’osait pas lui donner son congé parce
qu’il aurait pu le tuer lui et tout son monde et prendre sa place
sur le trône. Il hésita longtemps. Finalement, il eut une idée. Il fit
dire au petit tailleur que, parce qu’il était un grand foudre de
guerre, il voulait bien lui faire une proposition. Dans une forêt de
son pays habitaient deux géants qui causaient de gros ravages,
pillaient, tuaient, mettaient tout à feu et à sang. Personne ne
pouvait les approcher sans mettre sa vie en péril. S’il les vainquait
et qu’il les tuât, il lui donnerait sa fille unique en mariage et la
moitié de son royaume en dot. Cent cavaliers l’accompagneraient
et lui prêteraient secours. « Voilà qui convient à un homme
comme un moi », songea le petit tailleur. « Une jolie princesse et
la moitié d’un royaume, ça ne se trouve pas tous les jours ».
– Oui, fut donc sa réponse. Je viendrai bien à bout des géants
et je n’ai pas besoin de cent cavaliers. Celui qui en tue sept d’un
coup n’a rien à craindre quand il n’y en a que deux.
Le petit tailleur prit la route et les cent cavaliers le suivaient.
Quand il arriva à l’orée de la forêt, il dit à ses compagnons :
– Restez ici, je viendrai bien tout seul à bout des géants.
Il s’enfonça dans la forêt en regardant à droite et à gauche. Au
bout d’un moment, il aperçut les deux géants. Ils étaient couchés
sous un arbre et dormaient en ronflant si fort que les branches en
bougeaient. Pas paresseux, le petit tailleur remplit ses poches de
cailloux et grimpa dans l’arbre. Quand il fut à mi-hauteur, il se
glissa le long d’une branche jusqu’à se trouver exactement audessus des dormeurs et fit tomber sur la poitrine de l’un des
géants une pierre après l’autre. Longtemps, le géant ne sentit
rien. Finalement, il se réveilla, secoua son compagnon et lui dit :
– Pourquoi me frappes-tu ?
- 192 -
– Tu rêves, répondit l’autre. Je ne te frappe pas.
Ils se remirent à dormir. Alors le petit tailleur jeta un caillou
sur le second des géants.
– Qu’est-ce que c’est ? cria-t-il. Pourquoi me frappes-tu ?
– Je ne te frappe pas, répondit le premier en grognant.
Ils se querellèrent un instant mais, comme ils étaient fatigués,
ils cessèrent et se rendormirent. Le petit tailleur recommença son
jeu, choisit une grosse pierre et la lança avec force sur la poitrine
du premier géant.
– C’est trop fort ! s’écria celui-ci.
Il bondit comme un fou et jeta son compagnon contre l’arbre,
si fort que celui-ci en fut ébranlé. Le second lui rendit la monnaie
de sa pièce et ils entrèrent dans une telle colère qu’ils arrachaient
des arbres pour s’en frapper l’un l’autre. À la fin, ils tombèrent
tous deux morts sur le sol. Le petit tailleur regagna alors la terre
ferme. « Une chance qu’ils n’aient pas arraché l’arbre sur lequel
j’étais perché. Il aurait fallu que je saute sur un autre comme un
écureuil. Heureusement que l’on est agile, nous autres ! » Il tira
son épée et en donna quelques bons coups à chacun dans la
poitrine puis il rejoignit les cavaliers et leur dit :Le travail est fait, je leur ai donné le coup de grâce à tous les
deux. Ça a été dur. Ils avaient dû arracher des arbres pour se
défendre. Mais ça ne sert à rien quand on a affaire à quelqu’un
qui en tue sept, comme moi, d’un seul coup.
– N’êtes-vous pas blessé ? demandèrent les cavaliers.
- 193 -
– Ils ne m’ont même pas défrisé un cheveu, répondit le
tailleur. Les cavaliers ne voulurent pas le croire sur parole et ils
entrèrent dans le bois. Ils y trouvèrent les géants nageant dans
leur sang et, tout autour, il y avait des arbres arrachés.
Le petit tailleur réclama le salaire promis par le roi. Mais
celui-ci se déroba et chercha comment il pourrait se débarrasser
du héros.
– Avant que tu n’obtiennes ma fille et la moitié du royaume,
lui dit-il, il faut encore que tu accomplisses un exploit. Dans la
forêt il y a une licorne qui cause de gros ravages. Il faut que tu
l’attrapes.
– J’ai encore moins peur d’une licorne que de deux géants.
Sept d’un coup, voilà ma devise, répondit le petit tailleur.
Il prit une corde et une hache, partit dans la forêt et ordonna
une fois de plus à ceux qu’on avait mis sous ses ordres de rester à
la lisière. Il n’eut pas à attendre longtemps. La licorne arriva
bientôt, fonça sur lui comme si elle avait voulu l’embrocher sans
plus attendre.
– Tout doux ! tout doux ! dit-il. Ça n’ira pas si vite que ça.
Il attendit que l’animal soit tout proche. Alors, il bondit
brusquement derrière un arbre. La licorne courut à toute vitesse
contre l’arbre et enfonça sa corne si profondément dans le tronc
qu’elle fut incapable de l’en retirer. Elle était prise !
– Je tiens le petit oiseau, dit le tailleur.
Il sortit de derrière l’arbre, passa la corde au cou de la licorne,
dégagea la corne du tronc à coups de hache et, quand tout fut fait,
emmena la bête au roi.
- 194 -
Le roi ne voulut pas lui payer le salaire promis et posa une
troisième condition. Avant le mariage, le tailleur devait capturer
un sanglier qui causait de grands ravages dans la forêt. Les
chasseurs l’aideraient.
– Volontiers, dit le tailleur, c’est un jeu d’enfant.
Il n’emmena pas les chasseurs avec lui, ce dont ils furent bien
contents car le sanglier les avait maintes fois reçus de telle façon
qu’ils n’avaient aucune envie de l’affronter.
Lorsque le sanglier vit le tailleur, il marcha sur lui l’écume
aux lèvres, les défenses menaçantes, et voulut le jeter à terre.
Mais l’agile héros bondit dans une chapelle qui se trouvait dans le
voisinage et d’un saut en ressortit aussitôt par une fenêtre. Le
sanglier l’avait suivi. Le tailleur revint derrière lui et poussa la
porte. La bête furieuse était captive. Il lui était bien trop difficile
et incommode de sauter par une fenêtre. Le petit tailleur appela
les chasseurs. Ils virent le prisonnier de leurs propres yeux. Le
héros cependant se rendit chez le roi qui dut tenir sa promesse,
bon gré mal gré ! Il lui donna sa fille et la moitié de son royaume.
S’il avait su qu’il avait devant lui, non un foudre de guerre, mais
un petit tailleur, l’affaire lui serait restée encore bien plus sur le
cœur. La noce se déroula donc avec grand éclat, mais avec peu de
joie, et le tailleur devint roi. Au bout de quelque temps, la jeune
reine entendit une nuit son mari qui rêvait.
– Garçon, disait-il, fais-moi un pourpoint et raccommode
mon pantalon, sinon je te casserai l’aune sur les oreilles !
Elle comprit alors dans quelle ruelle était né le jeune roi et au
matin, elle dit son chagrin à son père et lui demanda de la
protéger contre cet homme qui n’était rien d’autre qu’un tailleur.
Le roi la consola et lui dit :
– La nuit prochaine, laisse ouverte ta chambre à coucher.
Quand il sera endormi, mes serviteurs qui se trouveront dehors
- 195 -
entreront, le ligoteront et le porteront sur un bateau qui
l’emmènera dans le vaste monde.
Cela plut à la fille. Mais l’écuyer du roi, qui avait tout
entendu, était dévoué au jeune seigneur et il alla lui conter toute
l’affaire.
– Je vais leur couper l’herbe sous les pieds, dit le petit
tailleur.
Le soir, il se coucha avec sa femme à l’heure habituelle.
Quand elle le crut endormi, elle se leva, ouvrit la porte et se
recoucha. Le petit tailleur, qui faisait semblant de dormir, se mit
à crier très fort :
– Garçon, fais-moi un pourpoint et raccommode mon
pantalon, sinon je te casse l’aune sur les oreilles, j’en ai abattu
sept d’un coup, j’ai tué deux géants, capturé une licorne et pris un
sanglier et je devrais avoir peur de ceux qui se trouvent dehors,
devant la chambre ?
Lorsque ceux-ci entendirent ces paroles, ils furent saisis
d’une grande peur. Ils s’enfuirent comme s’ils avaient eu le diable
aux trousses et personne ne voulut plus se mesurer à lui. Et c’est
ainsi que le petit tailleur resta roi, le reste de sa vie durant.
- 196 -
La Vieille dans la forêt
Il était une fois une pauvre servante qui voyageait avec ses
maîtres, et comme ils traversaient une grande forêt, leur voiture
fut attaquée par des bandits qui surgirent des fourrés et qui
tuèrent tout ce qui se présentait. il n’y eut pas un survivant,
hormis la jeune servante qui s’était jetée de la voiture dans sa
peur, et qui s’était cachée derrière un arbre. Lorsque les bandits
se furent éloignés avec leur butin, timidement elle approcha, et ne
put que constater le malheur sans remède. « Pauvre de moi,
gémit-elle, que vais-je devenir ? Jamais je ne serai capable de
sortir de cette immense forêt où ne demeure âme qui vive, et je
vais y mourir de faim ! » En larmes, elle se mit à errer à la
recherche de quelque chemin, mais ne put en trouver aucun. De
plus en plus malheureuse, quand le soir arriva, elle se laissa
tomber au pied d’un arbre, se recommanda à la grâce de Dieu et
décida de ne plus bouger de là, quoi qu’il pût arriver. Il n’y avait
pas bien longtemps qu’elle y était, et l’obscurité n’était pas encore
venue quand elle vit arriver une blanche colombe qui volait vers
elle, tenant une petite clef d’or dans son bec. La colombe lui posa
la petite clef dans la main et lui dit :
– Tu vois ce grand arbre là-bas ? il y a dans son tronc une
petite serrure ; si tu l’ouvres avec cette petite clef, tu trouveras de
la nourriture en suffisance pour ne plus souffrir de la faim. Elle
alla jusqu’à l’arbre, ouvrit sa serrure et trouva à l’intérieur du lait
dans une petite jatte et du pain blanc pour tremper dans le lait ;
ainsi put-elle manger son content. Sa faim passée, elle
songea. « Voici l’heure où les poules rentrent se coucher, et je me
sens si fatiguée, si fatiguée… Comme je voudrais pouvoir me
mettre dans mon lit ! » Elle vit alors la colombe blanche revenir
vers elle, tenant une autre petite clef d’or dans son bec.
– Ouvre l’arbre que tu vois là-bas, dit la colombe en lui
donnant la petite clef d’or. Tu y trouveras un lit. Elle ouvrit l’arbre
et y trouva un beau lit bien doux ; elle demanda dans sa prière au
bon Dieu de la garder pendant la nuit, se coucha et s’endormit
aussitôt. Au matin, la colombe revint pour la troisième fois lui
- 197 -
apporter une petite clef. Si tu ouvres cet arbre là-bas, tu y
trouveras des robes, dit la colombe. Et quand elle l’eut ouvert, elle
trouva dedans des robes brodées d’or et de pierres précieuses, des
vêtements d’une telle magnificence que même les princesses n’en
possèdent pas d’aussi beaux. Alors elle vécut là pendant un
temps, et la colombe revenait tous les jours et s’occupait de tout
ce dont elle pouvait avoir besoin, ne lui laissant aucun souci ; et
c’était une existence calme, silencieuse et bonne. Puis un jour, la
colombe vint et lui demanda :
– Voudrais-tu me rendre un service ?- De tout cœur !
répondit la jeune fille
– Je vais te conduire à une petite maison, dit alors la
colombe ; tu entreras et il y aura là, devant la cheminée, une
vieille femme qui te dira bonjour ; mais tu ne dois à aucun prix lui
répondre un seul mot. Pas un mot, quoi qu’elle dise ou fasse ; et
tu iras sur ta droite où tu verras une porte, que tu ouvriras pour
entrer dans une petite chambre, où il y a un tas de bagues de
toutes sortes sur une table : une énorme quantité de bagues
parmi lesquelles tu en verras de très précieuses, de merveilleux
bijoux montés de pierres fines, de brillants extraordinaires, de
pierres les plus rares et les plus éclatantes ; mais tu les laisseras
de côté et tu en chercheras une toute simple, un anneau ordinaire
qui doit se trouver dans le tas, Alors tu me l’apporteras, en faisant
aussi vite qu’il te sera possible. La jeune fille arriva devant la
petite maison, poussa la porte et entra ; il y avait une vieille
femme assise, qui ouvrit de grands yeux en la voyant et qui lui
dit : « Bonjour, mon enfant ! » Sans lui répondre, la jeune fille
alla droit à la petite porte. « Où vas-tu ? » lui cria la vieille femme
en essayant de la retenir par le pan de sa robe. « Tu es chez moi
ici ! C’est ma maison, et nul n’y doit entrer sans mon
consentement. Tu m’entends ? » Toujours sans souffler mot, la
jeune fille se dégagea d’un coup de reins et pénétra dans la petite
chambre. -Mon Dieu ! quelle fantastique quantité de bagues
s’entassait donc sur l’unique table, jetant mille feux, étalant mille
splendeurs sous ses yeux ! Mais elle les dédaigna et se mit à
fouiller pour chercher l’anneau tout simple, tournant et
- 198 -
retournant tout le tas sans le trouver. Elle le cherchait toujours
quand elle vit, du coin de I’œil, la vieille femme se glisser vers la
porte en tenant dans ses mains une cage d’oiseau qu’elle voulait
emporter dehors. D’un bond, elle fut sur elle et lui enleva des
mains cette cage, dans laquelle elle vit qu’il y avait un oiseau ; et
cet oiseau avait la bague dans son bec ! Elle s’empara de l’anneau
qu’elle emporta, tout heureuse, en courant hors de la maison,
s’attendant à voir la colombe arriver pour le recevoir. Mais la
colombe n’était pas là et ne vint point. Alors elle se laissa tomber
au pied d’un arbre, un peu déçue, mais décidée en tout cas à
l’attendre ; et alors il lui sembla que l’arbre se penchait sur elle et
la serrait tendrement dans ses branches. L’étreinte se fit
insistante et elle se rendit compte, soudain, que c’étaient bien
deux bras qui la serraient ; elle tourna un peu la tête et s’aperçut
que l’arbre n’était plus un arbre, mais un bel homme qui l’enlaçait
avec amour et l’embrassait de tout son cœur avant de lui dire avec
émotion. :
– Tu m’as délivré du pouvoir de la vieille, qui est une
méchante sorcière. C’est elle qui m’avait changé en arbre, et
pendant quelques heures, chaque jour, j’étais une colombe
blanche ; mais tant qu’elle gardait l’anneau en sa possession, je ne
pouvais pas reprendre ma forme humaine. Le sort avait
également frappé les serviteurs et les chevaux du jeune seigneur,
qui furent délivrés en même temps que lui, après avoir été, tout
comme lui, changés en arbre à ses côtés. Ils reprirent leur voyage
avec la jeune fille et chevauchèrent jusque dans leur royaume, car
le jeune seigneur était le fils d’un roi. Alors, ils se marièrent et ils
vécurent heureux.
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La Vieille mendiante
Il était une fois une vieille femme comme tu en as
certainement vu déjà. une vieille femme qui mendiait. Celle-là
mendiait donc, et à chaque fois qu’on lui donnait quelque chose,
elle disait : « Dieu vous le rende ! » Mais elle vint un jour sur le
seuil d’un gai luron qui se réchauffait au coin du feu et qui lui dit
gentiment, en la voyant trembler à la porte : « Mais entrez donc,
grand-mère, et réchauffez-vous ! » La pauvre vieille s’avança et
s’approcha si près du feu que ses loques s’enflammèrent et
commencèrent à brûler, sans qu’elle s’en aperçût. Le jeune et gai
luron s’en aperçut fort bien, lui qui se trouvait là, au coin du feu.
Il aurait dû éteindre. N’est-ce pas qu’il aurait dû éteindre ? Et s’il
n’avait pas d’eau sous la main, il pouvait pleurer toutes les larmes
de son cœur et éteindre le feu avec les deux rigoles ruisselant de
ses yeux.
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Le renard et le cheval
Un paysan avait un vieux cheval fidèle, mais si vieux qu’il
n’était plus bon à rien ; alors son maître, qui ne voulait plus
nourrir cette bouche inutile, lui parla comme ceci :
– Il est clair que je ne peux plus me servir de toi, et bien que
j’aie pour toi les meilleurs sentiments, je ne pourrai te garder et
continuer à te nourrir que si tu te montres assez fort pour
m’amener un lion ici. Fn attendant, tu vas sortir immédiatement
de l’écurie ! Le pauvre cheval s’en alla tristement à travers les
prés, se dirigeant vers la forêt, où il pourrait au moins trouver un
abri contre le mauvais temps. Sur son chemin, il rencontra le
renard qui lui demanda pourquoi il avait ainsi la tête basse, le pas
lent et l’air si abandonné.
– Hélas ! dit le cheval, lésine et loyauté ne sauraient partager
le même toit ! Mon maître a vite oublié les nombreuses années
pendant lesquelles j’ai trimé pour lui, et parce que je ne puis plus
guère labourer, maintenant que j’ai vieilli, il me chasse et ne veut
plus me nourrir.
– Comme cela, sans la moindre consolation ? s’informa le
renard.
– Piètre consolation que la sienne ! Il m’a dit que si je me
montrais assez fort pour lui amener un lion, il me garderait ; mais
il sait fort bien que j’en suis incapable.
– Attends, dit le renard, je vais te prêter assistance. Couchetoi là par terre et fais le mort. Ne bouge plus. Le cheval se soumit
au désir du renard, qui trottina jusqu’à la tanière du lion, qu’il
connaissait et savait toute proche.
– il y a là-bas un cheval mort, annonça-t-il au lion. Viens, sors
avec moi, je vais t’y conduire et tu pourras faire bombance ! Le
- 201 -
lion suivit le renard, et lorsqu’ils furent près du cheval mort, le
renard lui dit :
– Écoute, tu ne seras jamais assez tranquille par ici pour
prendre tout ton temps. Tu ne sais pas ce que nous allons faire ?
En me servant des crins de sa queue, je vais l’attacher solidement
derrière toi et tu n’auras plus qu’à le traîner dans ta tanière, où tu
pourras le dévorer tout à loisir. Le lion trouva l’idée excellente et
se prêta de bon gré à la manœuvre, se tenant bien tranquille pour
que le renard pût l’attacher au cheval en serrant solidement ses
nœuds. Mais le renard, pendant ce temps, se servait de la queue
du cheval pour lier étroitement les pattes du lion, bouclant,
serrant et resserrant ses liens les uns sur les autres, de telle
manière qu’il ne pût ni les rompre, ni les défaire en y mettant
toute sa force. L’opération terminée, il se pencha vers le cheval et
lui frappa sur l’épaule en lui disant – « Hue, mon Bijou ! Hue,
tire-le ! » Le vieux cheval se redressa brusquement et traîna
derrière lui le lion rugissant, rugissant si fort que tous les oiseaux
de la forêt s’envolèrent à la fois, complètement terrorisés. Le
cheval, lui, laissa le lion rugir autant qu’il le voulait, sans cesser
pour autant de le tirer à travers champs jusqu’à la porte de la
maison de son maître. Revenant à de meilleurs sentiments en
voyant la chose, son maître lui dit alors : « Je te garde et tu auras
la belle vie. » Et depuis ce jour-là jusqu’à sa mort, il eut toujours
son content à manger, et le meilleur fourrage.
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Le Vieux grand-père et son petit-fils
Il était une fois un très, très vieil homme, si vieux que ses
yeux n’y voyaient plus guère tant ils étaient troubles, que ses
oreilles n’entendaient plus du tout et que ses pauvre vieux genoux
tremblaient sous lui. Ses mains aussi tremblaient, et il tenait si
mal sa cuillère quand il était à table, qu’il renversait souvent de la
soupe devant lui, et même parfois manquait sa bouche. Son fils et
la femme de celui-ci en étaient dégoûtés, qu’ils finirent par
obliger le vieux grand-père à manger dans un coin, derrière le
poêle, où ils le servirent dans une grossière écuelle de terre, ne lui
donnant que tout juste de quoi ne pas mourir de faim. Jamais il
ne mangeait à sa faim. Et puis un jour, ses pauvres vieilles mains
tremblantes laissèrent échapper la malheureuse écuelle qui se
cassa. La jeune femme le gronda, mais il ne répondit rien : il
soupira seulement. Elle alla lui acheter une écuelle de quatre
sous, en bois, dans laquelle il dut manger désormais.
Devant le vieux grand-père assis, comme toujours, dans son
coin à l’écart, son petit-fils âgé de quatre ans se mit à assembler
quelques planchettes de bois qu’il s’efforçait de faire tenir
ensemble.
– Que fais-tu là ? lui demanda son père.
– C’est une petite auge que je fabrique, répondit l’enfant,
pour faire manger papa et maman quand je serai grand.
Le mari et la femme échangèrent un long regard, puis
commencèrent à pleurer. Ils firent revenir le vieux grand-père à
leur table et mangèrent toujours avec lui depuis lors, sans
gronder jamais, quand il lui arrivait de se tacher ou de répandre
un peu de soupe sur la table.
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Le Vieux Sultan
Un paysan possédait un chien fidèle, nommé Sultan. Or le
pauvre Sultan était devenu si vieux qu’il avait perdu toutes ses
dents, si bien qu’il lui était désormais impossible de mordre. Il
arriva qu’un jour, comme ils étaient assis devant leur porte, le
paysan dit à sa femme :
– Demain un coup de fusil me débarrassera de Sultan, car la
pauvre bête n’est plus capable de me rendre le plus petit service.
La paysanne eut pitié du malheureux animal :
– Il me semble qu’après nous avoir été utile pendant tant
d’années et s’être conduit toujours en bon chien fidèle, il a bien
mérité pour ses vieux jours de trouver chez nous le pain des
invalides.
– Je ne te comprends pas, répliqua le paysan, et tu calcules
bien mal : ne sais- tu donc pas qu’il n’a plus de dents dans la
gueule, et que, par conséquent, il a cessé d’être pour les voleurs
un objet de crainte ? Il est donc temps de nous en défaire. Il me
semble que s’il nous a rendu de bons services, il a, en revanche,
été toujours bien nourri. Partant quitte.
Le pauvre animal, qui se chauffait au soleil à peu de distance
de là, entendit cette conversation qui le touchait de si près, et je
vous laisse à penser s’il en fut effrayé. Le lendemain devait donc
être son dernier jour ! Il avait un ami dévoué, sa seigneurie le
loup, auquel il s’empressa d’aller, dès la nuit suivante, raconter le
triste sort dont il était menacé.
– Écoute, compère, lui dit le loup, ne te désespère pas ainsi ;
je te promets de te tirer d’embarras. Il me vient une excellente
idée. Demain matin à la première heure, ton maître et sa femme
iront retourner leur foin ; comme ils n’ont personne au logis, ils
emmèneront avec eux leur petit garçon. J’ai remarqué que chaque
- 204 -
fois qu’ils vont au champ, ils déposent l’enfant à l’ombre derrière
une haie. Voici ce que tu auras à faire. Tu te coucheras dans
l’herbe auprès du petit, comme pour veiller sur lui. Quand ils
seront occupés à leur foin, je sortirai du bois et je viendrai à pas
de loup dérober l’enfant ; alors tu t’élanceras de toute ta vitesse à
ma poursuite, comme pour m’arracher ma proie ; et, avant que tu
aies trop longtemps couru pour un chien de ton âge, je lâcherai
mon butin, que tu rapporteras aux parents effrayés. Ils verront en
toi le sauveur de leur enfant, et la reconnaissance leur défendra
de te maltraiter ; à partir de ce moment, au contraire, tu entreras
en faveur, et désormais tu ne manqueras plus de rien.
L’invention plut au chien, et tout se passa suivant ce qui avait
été convenu. Qu’on juge des cris d’effroi que poussa le pauvre
père quand il vit le loup s’enfuir avec son petit garçon dans la
gueule ! qu’on juge aussi de sa joie quand le fidèle Sultan lui
rapporta son fils !
Il caressa son dos pelé, il baisa son front galeux, et dans
l’effusion de sa reconnaissance, il s’écria :
– Malheur à qui s’aviserait jamais d’arracher le plus petit poil
à mon bon Sultan ! J’entends que, tant qu’il vivra, il trouve chez
moi le pain des invalides, qu’il a si bravement gagné !
Puis, s’adressant à sa femme :
– Grétel, dit-il, cours bien vite à la maison, et prépare à ce
fidèle animal une excellente pâtée ; puisqu’il n’a plus de dents, il
faut lui épargner les croûtes ; aie soin d’ôter du lit mon oreiller ;
j’entends qu’à l’avenir mon bon Sultan n’aie plus d’autre
couchette.
Avec un tel régime, comment s’étonner que Sultan soit
devenu le doyen des chiens.
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À propos de cette édition électronique
Texte libre de droits.
Corrections, édition, conversion informatique et publication par
le groupe :
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Adresse du site web du groupe :
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——
10 mars 2004
——
- Sources (très diverses…) :
http://membres.lycos.fr/patderam/grimmnot.htm
http://imaginez.net.free.fr/textes/textes.htm
http://www.geocities.com/EnchantedForest/7156/
http://perso.wanadoo.fr/le-coin-despoetes/contes/grimm/index.php3
http://www.dictateur.com/index.htm
Plusieurs contes ont été mis à disposition de tous par
Catherine Soulat sur le site http://www.julesferry.com
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