UNIVERSITE POPULAIRE DE CAEN – THEATRE DU ROND POINT

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UNIVERSITE POPULAIRE DE CAEN – THEATRE DU ROND POINT, PARIS – B. Lanot 16/12/10
LE NOUVEAU MONSTRE MORAL : L’ABOLITION DU LIBRE-ARBITRE
Pourquoi parler du monstre aujourd'hui ? Le « monstre », celui que l’on exhibe
(montre) est toujours problématique : est-il celui qui est privé d’humanité ? celui qui a
renoncé à son humanité ? S’il y a « basculement du côté obscur de la force », ce basculement
est-il définitif ? Sans préjuger des intentions du Rond Point, on peut reconnaître la pertinence
voire l’urgence de la réflexion sur ce motif. Derrière les représentations du monstre ou du
monstrueux se pose en effet la question, récurrente depuis la seconde guerre mondiale, de la
barbarie. Nous n’en avons pas fini avec le nazisme, avec les totalitarismes, avec la question
du surgissement de l’inhumain au cœur d’une Europe qui se pensait née de l’humanisme.
Mais il semble aussi que nous vivions un moment particulier de redéfinition de cette barbarie,
de ce que nous appelons traditionnellement « le monstre» en morale. Cette redéfinition — qui
apparaît dans le bruit ambiant comme dans les discours politiques — la littérature, le cinéma,
les fictions en général s’en font les échos ou les partenaires. L’imaginaire collectif en effet
révèle toujours les forces qui traversent nos sociétés, voire nos cultures : il a même souvent
vocation à anticiper les menaces à venir. Parfois pour nous mettre en garde. Parfois pour les
servir.
L’hypothèse qui sert de point de départ à ma réflexion d'aujourd'hui, c'est que nous
nous trouvons dans un moment qui offre une alternative à la tradition humaniste : la
représentation du mal ou de la barbarie qui se découvre révèle ce possible tournant de
civilisation auquel participent activement certaines fictions, mais que combattent aussi de
grandes œuvres littéraires.
Pour clarifier mon propos, il me faut préciser quel sens j’ai choisi de privilégier dans
la nébuleuse de la « tradition humaniste » et quelles interprétations celle-ci, telle que je la
définis, a donné du monstrueux. Puisque l’imaginaire tragique se trouve à la croisée des
représentations du mal et de la barbarie, c’est lui que j’interrogerai d’abord, à la fois à grands
traits et en opérant quelques sondages dans les représentations qui ont marqué l’imaginaire
occidental, le nôtre.
Pour l’humanisme, le mal n'est jamais définitif ni absolu.
Dans la tradition grecque déjà, le personnage tragique, coupable du pire – c'est-à-dire,
pour le monde grec, d'inceste et / ou de parricide – n'est pas la source unique ou absolue d’un
mal qui serait enraciné en lui. Il est traversé par une souillure familiale. Ainsi Oreste, qui
verse le sang de sa mère Clytemnestre, répète la malédiction familiale. Chez ces gens-là, les
Atrides, on offre à la table du festin de la viande d’enfant (Tantale sert son fils Pélops au
banquet qu’il offre aux Dieux ; Atrée, fils de ce Pélops, cuisine ses neveux pour leur père, son
frère Thyeste). On sacrifie des filles (Agamemnon, fils d’Atrée, immole sa fille Iphigénie). On
assassine son époux (Clytemnestre tue Agamemnon). Le meurtre de la mère n’est qu’un
prolongement et une conséquence des crimes perpétrés par père, mère, grands-pères, aïeux.
Oreste n'est donc qu’un parmi les multiples agents de l’exécution de Clytemnestre (exécution
à laquelle l’incitent non seulement sa soeur Électre mais encore le dieu Apollon). Certes, il
tient l’arme et sa responsabilité est claire, clairement revendiquée, mais sa culpabilité fait
question : au bout de dix ans, sur l'Aréopage, se tient un procès solennel au terme duquel les
déesses de la vengeance, les Érinyes, qu'on appellera ensuite aussi Euménides ou
"Bienveillantes", n'ont plus le droit de poursuivre ni de persécuter Oreste. Le mal a été puni,
ou prescrit ; le criminel peut rejoindre la commune humanité. Le mal n'est ni enraciné dans
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l’individu, ni irréductible.
La tradition classique, elle, met en scène un personnage qui toujours doit exercer son
« libre-arbitre ». L'homme classique se trouve devant une alternative : il lui faut – la situation
l’impose – choisir entre sa raison et ses passions et il lui faut – c’est son devoir – résister aux
diktats des passions. Ainsi se définit l’espérance humaniste, la foi dans la vocation de
l’humain à construire par lui-même un monde meilleur. Si l’Octave Auguste de Corneille
résiste au désir de se venger de son ami Cinna qui a comploté sa mort, le jeune Néron,
imaginé par Racine, choisit de basculer vers l'aliénation, de se livrer à ses passions, telles que
le spectacle d’une jeune fille en larmes au milieu des soldats qui viennent de l’enlever les lui
ont révélées. C’est précisément, selon les termes même de l’auteur, « la naissance du
monstre » que l’on nous donne à voir, c’est-à-dire le / les moments où le personnage est
confronté aux termes de l’alternative. Néron pourrait tourner le dos aux « tentations » qui le
taraudent. La preuve en est qu’il demande à Narcisse l'autorisation de s'abandonner à
l'émotion (sadique) qui vient de le saisir et qui l’a décidé à faire de Junie son « idole » :
« Mais je m’en fais peut-être une trop belle image / Elle m’est apparue avec trop
d’avantage : / Narcisse, qu’en dis-tu ? » (II, 2). Certes, le jeune empereur est d’une certaine
manière prédisposé au mal par sa naissance – elle le prive de « générosité », de cette
excellence de « race » à laquelle croit le XVIIème –, reste que c’est lui qui choisit pour
conseiller, plutôt que le bon Burrhus, l’immonde Narcisse, l’esclave affranchi. Et celui-ci
l’entraîne là où il pourra faire de son maître sa chose : sur le chemin de l’aliénation à ses
passions. Le libre-arbitre peut jouer dans l’un ou l’autre sens : il présuppose toujours la
dignité morale du criminel, et même le possible retour, par le remords, sinon à la communauté
des hommes, du moins au possible pardon de Dieu. Il fut un temps où cet héritage, laïcisé,
régnait sur nos imaginaires.
S’il me semble qu’on peut parler d’un antihumanisme aujourd’hui, c’est que ce que
j'appelle le «nouveau monstre moral », dont je pense qu’il émerge dans nos imaginaires, n'est
pas traversé par une souillure, ni tenté par le mal : il exprime simplement une essentialité ; son
identité criminelle est un fait de nature. Les « pulsions » ont pris, dans notre vocabulaire, la
place des « passions » qu’analysaient les Classiques, mais nous les dotons d’une puissance
inédite : celle de l’inné. Si nous ne parlons plus volontiers aujourd'hui du « chromosome du
crime », est-ce que nous ne parlons pas, d'une certaine manière, des « hormones du crime » ?
L’obsession du crime sexuel dans laquelle vivent les médias a de quoi inquiéter. J’en viens
parfois même à m’étonner de ce que les fantasmes de castration chimique qui traversent le
bruit social n’aient pas débouché sur la volonté de mettre au point un véritable dressage
pavlovien – ces mots portent en eux, c’est volontaire, la réduction de l’humain à l’animal – tel
qu'il apparaît dans Orange Mécanique du regretté Stanley Kubrick.
On voit, à cette dernière remarque, la gravité de la question que soulève la nouvelle
figure du monstre. Il y va de la représentation d’une humanité commune. Sans la
reconnaissance d’une forme de « libre-arbitre », sans cette foi dans le principe de dignité
accordée à l’ensemble de l'humanité, il n’est, pour le criminel, ni réparation ni réinsertion
possibles. En quoi nos modèles fictionnels participent-ils de cette pensée nouvelle ? de cette
régression morale ? Là où la tradition humaniste racontait la construction progressive d’une
identité criminelle, les nouvelles représentations figurent des êtres porteurs d'un même,
constant, toujours inchangé et toujours irrépressible besoin de tuer. Pensons au héros de la
série éponyme Dexter, serial killer infiltré dans la police, au psychiatre cannibale du Silence
des agneaux, Hannibal Lecter, à Max Aue, le personnage principal des Bienveillantes. Ces
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personnages ne se construisent jamais dans l'histoire, ne sont jamais transformés par leur
expérience : ils se contentent d'exprimer leur nature profonde. Hannibal Lecter, Dexter, Aue
doivent d’ailleurs une part de leur séduction à cette rupture du pacte fictionnel : on attend
surtout du personnage romanesque – que Milan Kundera appelle l’ego expérimental – qu’il
soit modifié par ses aventures. Lorsque l’attente est toujours déçue, comme c’est le cas dans
Les Bienveillantes, cette énigme qui fait qu'ils demeurent semblables à eux-mêmes peut même
devenir fascinante1.
La pensée humaniste faisait le plus souvent du « monstre 2 » un être pitoyable ou
minable, tel Alex, esthète pervers et infantile, d’Orange Mécanique, ou Dunkeltal, le père
adoptif de Magnus dans le roman éponyme publié par Sylvie Germain en 2005 : un médecin
nazi, fat, aussi médiocre que suffisant. Cette tradition pouvait en faire aussi un être à terme
abîmé par sa malfaisance. Pensons au portrait amer que Balzac dresse de Rastignac, dans
Illusions perdues (1836-43), après que son ambition l’a converti au cynisme. Pensons au
tableau dans lequel, selon les conventions fantastiques fabriquées par le roman d’Oscar Wilde
(1890), Dorian Gray apparaît dans sa laideur, tel que le mal qu’il a commis l’a contaminé,
transformé. La pensée antihumaniste au contraire célèbre le monstre, l’esthétise et le grandit.
Dexter est d’une habileté sans égale ; Lecter, un esthète du crime, un expert en énigmes
auprès duquel les plus brillants inspecteurs viennent prendre des leçons. Mais les gloires de la
littérature policière ou cinématographique pourraient être comptées comme moins signifiantes
que celles du roman d’histoire, réputé porter, lui, une vraie pensée, notamment parce qu’il est
célébré par une frange de la population supposée peu nombreuse, mais intellectuelle, et censée
agir sur les mentalités. C’est pourquoi j’ai choisi de m’intéresser de plus près à Max Aue et au
retentissement selon moi inquiétant du roman Les Bienveillantes. Ce pseudo roman
historique3 doit largement son succès d’une part à une promesse de valeur documentaire qui
fait admettre, sans le souligner, à la fois la naturalisation du mal et sa banalisation, d’autre
part au trouble qu’il sème en nous sommant de nous reconnaître dans la figure du criminel
nazi.
Mon projet est donc de montrer, à travers l’analyse des Bienveillantes, à la fois
comment, dans la pensée antihumaniste, la célébration du monstre moral s’articule à sa
banalisation et comment le grandissement monstre moral se conjugue à sa naturalisation. Il
me faudra d’abord envisager les modalités de la séduction opérée par le criminel, pour ensuite
1
Seuls les personnages de conte sont en principe porteurs d’une identité fixe. Objets d’identification, ils sont
pour l’enfant des garants narcissiques : l’assurance de ce qu’eux-mêmes sont porteurs d’une identité – ipse
(continuité dans l’être) et idem (caractère inchangé) confondus – comme en une expérience du miroir (au sens
lacanien) infiniment renouvelée. On sait en effet que dans le miroir, la première image du « moi »
qu’expérimente l’enfant est une construction du regard des père / mère qui forme son unité, le fixe dans une
identité, voire l’y fige. Les personnages romanesques qui demeurent identiques à eux-mêmes fascinent parce
qu’ils rappellent à l’adulte cette réponse apportée par le miroir aux angoisses de l’enfant toujours menacé par le
fantasme de morcellement vécu avant la construction de son unité. Or le rappel, le réveil, voire le retour de ces
problématiques archaïques, chez chacun d’entre nous, a pour effet, si on n’y prend pas garde, de désarmer
l’esprit critique. En effet le retour au temps de l’infantile, quand le principe de plaisir régnait sans partage, quand
nul n’était besoin de se soumettre au principe de réalité est tentant : le sujet, pour jouir de cette régression, opte
volontiers pour l’abdication de la raison, pour la fascination.
2
On appellera « monstre » l’agent du mal, le défenseur de la barbarie, conscient de ses actes et persévérant dans
son œuvre mauvaise. On le distinguera de qui a participé à la barbarie sans le savoir ou à son corps défendant,
s’est retrouvé les « mains sales » et s’en tourmente (tel l’Allemand du Silence de la Mer, de Vercors).
3
Il relève en fait de ce que j’appelle, faute de mieux, la « littérature documentaire » : à charge pour nous
d’entendre dans l’oxymore la négation du fait littéraire et de la valeur documentaire.
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examiner l’hypothèse d’un tournant de civilisation, tel que le pensait déjà Denis Duclos, en
1994, dans Le Complexe du loup-garou, la fascination de la violence dans la culture
américaine (La découverte).
Séduction du criminel et perversion du discours d’Arendt.
Pour que la séduction du criminel opère, il faut d'abord le banaliser. Charlotte Lacoste,
dans un ouvrage par ailleurs fort contestable, Séductions du bourreau (La découverte, 2010),
dit justement que notre époque a perverti la leçon d’Hannah Arendt. On se souvient que la
philosophe, après avoir assisté au procès d’Eichmann4, avait formulé l’idée, reprise, après
Eichmann à Jérusalem (1963) dans La Vie de l'esprit (1978, posthume), d’une « banalité du
mal ». La formule certes ne saurait être considérée comme un véritable concept. On a
d'ailleurs beaucoup reproché à Hannah Arendt d’avoir parlé de « banalité du mal »: le mal
commis pendant la seconde guerre mondiale n'est pas banal, il est au contraire extrême. La
banalité concerne en fait l’agent du mal : Hannah Arendt s'étonne de ne pas découvrir un
fanatique nazi en Eichmann : elle s'étonne de découvrir un pauvre type, un bureaucrate
minable qui, « comme un homme ordinaire », se montre gentil avec son chien comme avec
son geôlier. Dans le film La Chute (2004), Oliver Hirschbiegel montre lui aussi un Hitler
capable de caresser son chien et de se montrer bienveillant avec sa secrétaire. Dans l’espace
privé, dans le monde proximal, Eichmann et Hitler sont capables de cette sympathie qui fait
notre humanité ; dans le monde distal, ils sont en revanche au mieux indifférents. Le
phénomène qui se découvre ici est celui du « clivage », de l’établissement d’une frontière
quasiment étanche entre deux manières d’être au monde. Or ce clivage est toujours, pour
chacun de nous, un recours possible : il peut nous permettre d’échapper à nos responsabilités,
servir de barrière protectrice à notre lâcheté. C’est en ce sens que l’histoire d’Eichmann nous
concerne : de même que le bureaucrate nazi affirme ne pas être responsable des « stocks »
qu’il s’est contenté de faire transporter dans les trains du IIIème Reich, de même, nous
pouvons renoncer à notre devoir d’imaginer les conséquences de nos actes, leur
retentissement au-delà de la sphère de notre perception immédiate. La division du travail
incite à l’irresponsabilité. Christophe Dejours y insiste dès Souffrance en France5 : Hannah
Arendt, explique-t-il, nous rappelle à notre devoir d’humanité.
Charlotte Lacoste dénonce le syllogisme qu'on a, de manière perverse, tiré de la
pensée d’Hannah Arendt. « Tous les bourreaux sont des hommes ordinaires. Or nous sommes
des hommes ordinaires. Nous sommes donc des bourreaux ». Je montrerai pour ma part que
ce syllogisme n'est pas seulement pervers mais aussi faux. D’où naît la perversion ? De ce
qu'à la question légitime que nous avons à nous poser :« qu'aurais-je fait dans la situation qui
est celle du criminel de guerre, du criminel contre l'humanité dont je lis histoire », on adjoint
automatiquement la réponse : « la même chose ». Alors qu’Hannah Arendt nous conduisait à
réfléchir sur la possible abdication de notre devoir de pitié pour autrui, qu’elle en appelait à
notre devoir d'imaginer, à notre devoir de penser, nos antihumanistes nous invitent
simplement à nous désoler de ce que ces « monstres » soient aussi des miroirs de notre âme.
Leur sophistique va jusqu’à convoquer les références humanistes : chacun d'entre nous ne se
4
Adolf Eichmann est un haut fonctionnaire qui a assuré la logistique de la « solution finale » : il a administré le
transport des déportés vers les camps de la mort.
5
Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale, Seuil, 1998.
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rappelle-t-il pas la formule de Térence6 : « rien de ce qui est humain ne m'est étranger » ? Les
Grecs, qui plaçaient la tragédie sous le signe de Dionysos ne nous avaient-ils pas, dès
longtemps, découvert que l'inhumain était au cœur de l'humain ? La référence ici est
convoquée à contresens de sa visée. Les Grecs en effet ne révélaient le monstre en nous que
pour mieux nous inviter à faire de notre humanité une conquête, de la culture, ce qui nous
arracherait à la nature informe ; les antihumanistes nous invitent au contraire à nous
réconcilier avec cette monstruosité qui nous habite.
Mais le syllogisme est surtout faux. Qu'est-ce en effet qu'un « homme ordinaire » ?
Celui qui boit, mange, et respire est un homme ordinaire. La belle catégorie que voilà ! Et
qu’est-ce qu’un « bourreau » ? Peut-on sérieusement ranger dans la même catégorie le serial
killer, le pervers cannibale, le soldat, le kapo, le gardien de camp de concentration, le
tortionnaire d'Algérie et les membres de la conférence de Wannsee qui décidèrent en janvier
42 de la systématisation de l’extermination des juifs d’Europe 7 ? Ce syllogisme tellement
troublant est en fait aussi absurde que celui qui veut que « tout ce qui est rare [soit] cher,
qu'un cheval bon marché [soit] rare donc qu’un cheval bon marché [soit] cher ».
Pour que cette évidence n’apparaisse pas, il a fallu que le roman Les Bienveillantes
désarme l’esprit critique de son lecteur. Comment ? D’abord par un procédé narratif. Puisque
le narrateur Max Aue est nazi, toutes les confusions morales opérées peuvent être identifiées
par le lecteur de bonne foi comme à entendre en polyphonie8 (autrement dit, implicitement
désavouées par la voix auctoriale, laquelle, par définition, fait autorité). Comment admettre en
effet l’amalgame entre le soldat d’Algérie et celui qui a à la fois participé à la Shoah par
balles et organisé les camps de concentration ? Comment admettre l’affirmation selon laquelle
« entre l’enfant juif gazé ou fusillé et l’enfant allemand mort sous les bombes incendiaires, il
n’y a qu’une différence de moyens (24) » ? Cependant, pour que le lecteur puisse sans trouble
comprendre les propos comme antiphrastiques, en principe, il faudrait que le roman construise
un véritable jeu polyphonique : autrement dit, qu’il fasse entendre une autre voix, implicite ou
explicite, qui réponde aux propos tenus, fasse apparaître leur incohérence 9 ou leur caractère
scandaleux. C’est ainsi que, de tout temps, on a pu construire une véritable ironie. Or la voix
narrative est monolithique – rien jamais ne la modifie, jamais elle n’est en proie à des
interrogations ou à des remords (malgré la référence à la constipation 10). Le lecteur est donc
trompé, floué dans ses attentes. Il attend la déconstruction d’un propos et ce temps de l’attente
est un temps de suspension de jugement dont profite le texte pour installer des doutes, creuser
le trouble11.
6
Auteur latin de comédies qui inspirèrent notamment Molière (190-159av.JC).
C’est, constamment, la confusion qu’opère Charlotte Lacoste. L’amalgame lui permet de formuler des
jugements hâtifs ; il fausse ses analyses.
8
C’est ce travail sur le point de vue que Charlotte Lacoste échoue à comprendre. Son essai confond
constamment le point de vue du personnage avec celui du texte. Elle ignore également, ce qui sidère chez un
professeur de littérature, la différence entre une voix théâtrale et un personnage historique.
9
L’ironie dans Le Nazi et le Barbier, d’Hilsenrath (2010, pour la traduction française) est, elle, claire : le
caractère excessif, grandguinolesque des propos installe une vraie polyphonie.
10
Page 13, le narrateur évoque sa constipation chronique, trouble censé représenter pour le lecteur la rétention
de l’insupportable. Il est vrai qu’à la page suivante, « [sa] tête se met à rugir comme un four crématoire ». Le
texte invite son lecteur à une lecture d’indices avec une telle lourdeur qu’on s’étonne de n’avoir pas encore jeté
le livre.
11
Le trouble qu’induit la remise en cause des codes narratifs et des valeurs morales est de nature à créer les
effets de grégarité qui caractérisent les succès de librairie d’ouvrages scandaleux. La détresse de qui ne
7
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Le sérieux du livre, revendiqué à partir de sa valeur informative, neutralise aussi la
vigilance du lecteur (Documentaire ! Que de crimes on commet en ton nom !) Ainsi, dès le
début, le texte fait la part belle aux chiffres, réputés parler d’eux-mêmes : la Shoah, cette « fin
de l’humanité », combien de morts a-t-elle fait ? La comptabilité rigoureuse de Max est sans
appel (21-22) : un juif toutes les 24 secondes, un bolchevique toutes les 6,112 secondes. Ainsi
la guerre a-t-elle fait 1,47 tués allemands par minute, 2,5 tués juifs par minute, 9,8 soviétiques
tués par minute. Évidemment, commente Max Aue, dans ces conditions, notre « petite affaire
algérienne » est de peu de poids. Quelle est la voix qui va contredire ce discours relativiste,
cette première voie vers le négationnisme ? S’il n’y en a pas, et il n’y en a pas, alors le texte,
privé d’ironie, fait se confondre la voix auctoriale et la voix narrative, donne à la voix
narrative l’autorité de l’auteur. La même logique se découvre lorsque, après avoir visité
Auschwitz, Max endormi plonge dans un rêve qui lui offre une variation sur le camp de la
mort : qui dessine une structure parfaitement organisée. En fait ce rêve – ou ce camp –
représente notre vie sociale, notre modèle d’organisation bureaucratique. On reconnaît dans ce
discours la tradition antimoderne qui prétend qu’Auschwitz n’est que le prolongement du
Discours de la méthode. Max n’a-t-il pas montré que l’expérience acquise dans la gestion des
camps le rendait particulièrement apte à gérer l’entreprise de dentelles qu’il a rejointe après la
guerre ? Il faudrait avoir le temps de travailler à réfuter cette pensée. On se contentera de dire
ici qu’elle repose sur une contrevérité depuis longtemps partout reproduite : la variation sur le
thème d’une inédite « horreur bureaucratique » s’étend longuement sur la prétendue
rationalité qui aurait présidé à la mise en œuvre de la « Solution finale ». Or l’absence de
rentabilité du travail des déportés, la vérité nue d’une horreur qui n’a rien d’aseptique, rien
donc de bureaucratique, devrait interdire cette assimilation entre la perversion bureaucratique
de l’Occident et l’organisation des camps de la mort. Mais le mensonge est devenu un
commun préjugé. La voix narrative joue ainsi avec le désir de documentation comme avec les
clichés pour faire admettre, avec le discours antimoderne, un discours antihumaniste.
Le mensonge documentaire : le refus de l’histoire et de la culture.
Le roman prétend ainsi résoudre des questions sans ouvrir le débat et ce, tout
simplement parce qu’il est animé, sans que jamais rien ne le contredise, par la croyance dans
la dure « vérité des faits ». Or cette croyance, largement partagée aujourd’hui, représente un
véritable danger. Le fantasme documentaire est en train de gagner nos sociétés rongées par le
recours constant à Wikipédia : elles sont en passe de confondre l’information avec la culture.
Pourquoi lit-on Les Bienveillantes ? Parce que, nous est-il partout seriné, Les Bienveillantes
est un livre d’histoire. Et certes, le livre est truffé de références qui prétendent au statut
d’informations. Mais quelle est leur valeur ? Ne peut-on légitimement s’étonner
« d’apprendre » qu’Isle Koch faisait écorcher vifs les détenus pour s’emparer de leurs
tatouages et confectionner ses abat-jour ? S’étonner de l’importance de l’esclavage sexuel
dans les camps ? Simone Weil, parmi d’autres, a depuis longtemps protesté contre cette
complaisance perverse à l’horreur. Cette volonté d’atteindre l’absolu dans l’horreur relève du
travail de désinformation. Mettre au premier plan de l’expérience des camps une sexualité
perverse et sadique paralyse la pensée et fascine : les images en appellent à nos pires
comprend plus où est le sens, où sont les valeurs l’amène, explique le psychanalyste Serge Tisseron, à chercher à
rejoindre un groupe de référence qui atteste de la légitimité des représentations et des émotions qu’il vit. En
rejoignant le nombre des acheteurs, ou de ceux qui célèbrent l’ouvrage, il s’assure que ce qu’il se représente est
cohérent : validé par le groupe (« Propagande, publicité et désinformation, Conférence prononcée à l’université
de tous les savoirs en 2000).
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fantasmes (de toute puissance, d’abjection), sans que la censure joue. Noyer le voyeurisme
sous la libido sciendi, c’est habile. À nos objections on répondra par le « devoir de vérité ».
Mais l’appel au « devoir de savoir », conjugué à la confusion entre réalité et vérité, masque
l’inflexion que l’on fait subir aux prétendus « faits ».
Il est vrai aussi que le caractère romanesque de l’ouvrage sert d’alibi à ces
déformations : une exagération, une dramatisation, un effet pathétique, ce ne serait que du
quantitatif, que de la « captatio benevolentiae », que ce miel supposé faire passer la potion
amère de l’Histoire. Voire ! En fait, une interprétation du nazisme se fait jour, plus perverse
encore d’être implicite. Le nazisme serait le lieu d’expression de l’inavouable, du monstrueux
que tous nous connaissons, sans vouloir nous l’avouer. Nous voilà de nouveau en plein
fantasme à la Liliana Cavani : dans Portier de nuit, en 1973, la cinéaste construisait un couple
découvrant la vérité sado-masochiste de l’amour : Bogarde et Rampling, merveilleux Roméo
et Juliette, dans un camp. Le nazi et la juive étaient censés dire la vérité de l’innommable qui
nous habite. Qu’est-ce alors que la doctrine totalitaire, sinon une immuable vérité humaine
enfin mise au jour grâce à Hitler ? L’Histoire, dans ces conditions, n’est plus ce que
construisent les hommes, mais le lieu d’expression, dont la variabilité reste marginale, d’une
barbarie naturelle, essentielle et qui ne peut pas ne pas s’exprimer. Il ne nous reste donc plus
qu’à pleurer sur nos malheurs. C’est ainsi que le sentiment du tragique et la longue plainte qui
l’accompagne se substituent à toute volonté d’analyser l’Histoire, d’en assumer la
responsabilité, d’en entreprendre le mieux possible la conduite : de faire de la politique.
Ce que dit le discours antihumaniste, c’est que c’est toujours la même histoire, la
même humanité, des origines à la semaine dernière. Faut-il admettre que « l’homme » ne
change pas12, que la culture ne le transforme pas ? C’est hélas ce qu’affirme le roman Les
Bienveillantes. Et pour mieux y insister, il fait de Max un avatar de l’Oreste antique : comme
celui-ci, celui-là tue sa mère. Peut-être même Max éclaire-t-il les relations entre Oreste et
Électre : étaient-elles bien d’un frère et d’une sœur ? Qu’importe ! Si Max le parricide n’était
doublé de Max l’incestueux, l’effet « tragédie grecque » serait moins assuré pour le roman. Or
l’analogie que le roman construit entre Max Aue et Oreste rassure : qui irait contester la haute
valeur morale d’Eschyle ? Une fois la vigilance critique ainsi désarmée, il ne reste plus qu’à
flatter le voyeurisme du lecteur par la complaisance aux horreurs. Le roman sera alors en
mesure de détourner, de pervertir les principes premiers et les finalités dernières de ce que
l’humanisme a appelé « culture » ou « civilisation ».
Paradoxalement, puisque toute censure s’autorise du principe de civilisation, de la
volonté de cultiver l’animal humain, le comble de la culture, l’art, désarme le surmoi. Ainsi,
comme le montre Freud, essentiellement dans Le mot d’esprit et ses rapports avec
l’inconscient (1905), l’art, réputé porter les formes les plus hautes de la civilisation (parmi
lesquelles le roman), peut autoriser la satisfaction de ce qu’il y a de pire dans les pulsions. Le
contresens courant sur le mot catharsis est à cet égard signifiant. On a fait de la notion
aristotélicienne, qui désigne la « purgation des passions », l’alibi permettant de jouir de tout
ce que l’ordre social refoule en nous, pourvu que cela se passe sur la scène de la fiction. En
vérité, la catharsis tragique, telle qu’Aristote la définit, permet la mise au jour des pulsions,
12
Nous savons désormais que notre humanité, elle aussi, se réinvente et se redéfinit dans l’histoire, que de
nouvelles structurations institutionnelles et symboliques de nos sociétés réinventent incessamment, au cœur de
l’intime, la manière dont nous vivons notre corps et notre cœur, notre identité, notre vocation d’humains. Pour
ceux qui en douteraient, il faudrait revenir aux propos de Régis Debray et à la discipline médiologique qu’il a
initiée.
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les révèle au grand jour, au plus loin de l’esthétisation, de la sacralisation derrière lesquelles il
est aisé de jouir de la fascination qu’elles induisent. Pour la théorie aristotélicienne, il n’est
pas question de déguiser la laideur des chairs déchirées comme le font les si élégants Dexter
ou Hannibal Lecter. Le cadavre de Polynice empuantit l’atmosphère : après qu’on a senti cette
odeur de mort, comment rêverait-on de massacrer son frère ? Le lyrisme de la colère ne peut
plus masquer l’horreur des chairs putréfiées. La tragédie procède comme Kubrick dans
Orange Mécanique : le réalisateur fait jouer sur nous la séduction de la violence, notamment
lorsqu’il chorégraphie superbement, sur l’air de La pie voleuse, l’affrontement entre la bande
d’Alex et celle de Billy Boy. Puis il montre nue, dans une lumière qui ne sculpte plus les
corps, sans plus aucun support de la bande-son, l’abjection de cette violence. Alex se prépare
à violer la femme de l’écrivain, en chantant « I’m singing in the rain » et le spectateur a
honte : il sait comment il a été séduit par la violence, quels désirs, quels réflexes archaïques
les premières scènes ont pu flatter en lui. Mais il a vu aussi le vrai visage de ces désirs et ce
visage est tout sauf séduisant. Ainsi procède l’authentique tragédie : elle suscite ‡la terreur, la
pitié et la honte. Les pseudos tragédies antihumanistes récusent l’idée même de la morale :
elles libèrent l’informe sur la scène de la fiction. Elles interdisent donc la sensation de
culpabilité que Kubrick sait si bien susciter.
La perversion des références humanistes est au principe des Bienveillantes. «Frères
humains, laissez-moi vous raconter comment ça s'est passé ». Cette première phrase du roman
multiplie les références : Max Aue se place d’emblée entre Villon et Céline. Le criminel nazi
en appelle à la culture du lecteur : il l’invite à se remémorer La Ballade des pendus. « Frères
humains, qui après nous vivez, / N'ayez les coeurs contre nous endurcis / Car si pitié de nous
avez, Dieu en aura plus tôt merci… » Bien sûr, le dernier vers résonne dans la mémoire :
«Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre ». Comment ne pas sympathiser avec Villon,
compagnon des mauvais garçons toujours en passe d'être pendus et qui, évidemment, ont
raison de se révolter ? Tandis que le lecteur se remémore, se récite ou cherche à retrouver ces
vers, le texte le suborne : « humanistes chrétiens, à mes côtés », appelle la voix narrative,
comme si elle était elle-même adepte de ces valeurs. Elle n’appelle pas le lecteur au pardon :
elle ne le demande pas, au contraire elle dénonce le remords comme « geignard », « baigné
[d’] hypocrisie religieuse (12)». Elle invite en revanche à la suspension de jugement. Le
lecteur est sommé d’attendre la fin du récit pour mieux juger, comme il convient d’attendre la
fin d’une instruction, au sens judiciaire du terme, avant le moment de la confrontation des
parties qui permettra le jugement. Or tandis que le lecteur attend ce moment qui ne viendra
pas, le personnage construit son ethos : une figure honorable ouverte à toutes les questions
que la barbarie a suscitées. Auschwitz est-il une résurgence de l'archaïsme pré moderne ou la
vérité de la modernité ? Comment expliquer que tant d'hommes « ordinaires » aient commis
des atrocités ou y aient consenti ? Ces questions sont posées par un personnage qui affirme
avoir jusque récemment refusé de penser (p.13 13) : cette contradiction ne semble pas avoir
gêné le concepteur du roman. Un docteur en droit, regrettant toujours de n’avoir pas étudié
plus avant la littérature et la philosophie, capable sur les seules trente premières pages
d’invoquer Sophocle, Marx, Schopenhauer, le Coran, Eckart comme Hillberg ou Hans Frank,
qui annonce qu’il passera au crible les acteurs les plus connus du IIIème Reich aurait sa vie
durant refusé de penser ? Cette voix narrative est, décidément, sans cohérence aucune. Elle ne
13
Cette notation, allusion aux analyses d’Hannah Arendt sur Eichmann, sert plus à susciter la curiosité du
lecteur (comment peindre au plan romanesque un Eichmann ?) qu’à garantir la cohérence du personnage. L’effet
de reconnaissance est préféré à la recherche de vérité romanesque.
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construit pas non plus de vision du monde cohérente. C’est à tort que la référence culturelle
prétend faire une culture : il lui manque l’esprit, le projet, la visée14.
Le lecteur avance dans le roman aussi parce qu’il ne peut croire que tant de chaos ne
soit pas destiné, à un moment, à faire sens. Pour l’encourager dans cette croyance, on lui a
donné des informations, on a fait appel à sa libido sciendi ou à son courage. Moralité : il s’est
retrouvé confronté moins à l’horreur ou à l’inhumain qu’à une abjection superlative. Au cas
où il lui viendrait l’idée d’énoncer une condamnation morale sur les propos tenus, le texte
persifle sur ces geignardises hypocrites qui sentent la sacristie : la morale ne fait plus recette.
La voix narrative joue ainsi avec le bruit ambiant et crée le trouble : jusqu’où ne pas juger ?
Elle sait aussi en appeler au nouveau dogme de l’humour, que notre époque a paré de toutes
les vertus du concept et de l’esprit critique. « Vous voulez savoir comment j’ai fini dans la
dentelle ? (17) », demande celui qui vient de suggérer que, non seulement il a fait la guerre et
dû tuer, mais qu’il a été acteur du pire, qu’il n’a pas « fait dans la dentelle ». Alors le lecteur,
troublé, ne sait pas plus quelle vérité tirer de ce qu’il lit que le chaland confronté dans les
années quatre-vingt aux publicités pour Benetton 15. Un lobby pseudo littéraire est alors là,
rassurant, pour légitimer sa lecture16, pour dédouaner le lecteur de n’avoir pas jeté le livre,
pour attester de la validité de ses représentations. « Je fais partie de ceux qui ont lu le livre
jusqu’au bout. Je suis de ceux qui n’ont pas eu peur de l’affronter. » En rejoignant, fût-ce
imaginairement, le groupe des lecteurs des Bienveillantes, notre lecteur satisfait le besoin, que
nous avons expérimenté dès notre enfance, de faire valiser nos émotions et nos
représentations par le groupe. Mais en se réfugiant ainsi derrière son besoin de
reconnaissance, voire d’appartenance, il a, sans nécessairement le savoir, rejoint la conception
post-moderne, antihumaniste du savoir. Il a souscrit à l’accumulation de références, il a donné
le statut d’informations à de pseudos références factuelles. Quand le name dropping se
substitue à la culture, l’accumulation référentielle à la connaissance, le savoir ne s’accorde
plus à aucune sagesse. Il ne peut, au mieux, être que l’instrument d’un pouvoir.
Nombreux sont parmi nous ceux que la référence érudite, dans un roman, appelle à la
pensée, et nous sommes déçus (trompés) de ne jamais voir une pensée se construire, un point
de vue se former. C’est cela qu’attendent en vain, tout au long de cet interminable roman, les
lecteurs de bonne foi qui ont cru qu’il y avait du sens à trouver dans Les Bienveillantes.
La naturalisation de l’humanité
Or le discours du roman n’est pas seulement décevant, il est surtout pervers.
« Réconcilions-nous, mes frères, avec notre propre monstruosité ! » telle est la prédication de
Max Aue. En faisant de ce nazi pervers un avatar d’Oreste, un dernier des Atrides, le roman
donne du lustre aux plus viles de nos pulsions. Le grandissement du monstre moral est un
premier pas vers la légitimation du crime, et une invitation à l’admiration. Quel sens donner à
la nouvelle exception criminelle ? Quand les fictions postmodernes confient à des êtres
supérieurs le rôle de super criminel, elles anoblissent du même mouvement la part maudite
14
Ce magma de références hétéroclites, incompatibles les unes avec les autres, ne concerne pas que le roman :
nombre de nos hommes politiques y ont aujourd’hui recours. La pensée se dissout derrière l’effet.
15
On se souvient que la plus violente exhibait un jeune homme mourant du sida.
16
S.L., débattant des Bienveillantes, disait : « comment, au terme de quelque 900 pages, pourrait-on reconnaître
que le plaisir attendu n’était pas là, que l’intérêt du livre est quasiment nul ? Le constat est trop cruel ». Et B. de
se tourner vers moi et d’ajouter : « toi même, est-ce que tu ne légitimes pas cette mauvaise lecture en en faisant
un sujet de réflexion ? »
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dont elles répètent à l’envi que tous, elle nous habite. Il apparaît alors que leur exception ne
tient pas à une nature exceptionnelle mais à leur faculté d’accueillir en eux le surhomme que
nous sommes tous en puissance. C’est pour cela qu’ils nous fascinent : ils satisfont nos
fantasmes archaïques de toute puissance, de surhumanité. Ils réalisent une part enfouie de
nous-mêmes et nous pouvons, par eux interposés, sur la scène de la fiction, vivre un peu de
cette monstruosité enfouie. En même temps, cette monstruosité qui nous habite nous effraie,
nous refusons son expression dans notre monde. Voilà pourquoi la fascination, moment où le
sujet s’accorde la suspension du surmoi pour jouir sans entraves de l’innommable, est l’envers
de la répulsion. Voilà pourquoi le criminel, le barbare séduisent dans les fictions et sont
condamnés au traitement inhumain dans le politique.
Mais pour faire admettre ce traitement inhumain, il faut d’abord neutraliser les Droits
de l’homme. Cela suppose de modifier la définition que, notamment depuis Érasme et son
traité d'éducation, on se faisait de l’Humanité. Les Bienveillantes le font en la considérant
comme un fait. Dans le De civilitate morum puerilium (1549), il était entendu qu'on ne
naissait pas homme, qu'on le devenait. Le discours antihumaniste qui se fait jour désormais
affirme au contraire que l'humanité est une irréductible donnée de la nature. Dès lors, au lieu
de se décliner sur les modalités du devoir, les Droits de l’Homme deviennent le lieu de
revendication de l’individu, tourné exclusivement vers lui-même et vers la satisfaction de ses
désirs, de ses besoins, de ses pulsions. Les Droits de l’homme étaient une invitation à se
mettre au service de plus grand que l’individu. Ils posaient le devoir être au principe et à la fin
de l’humain. La post-modernité en propose une version familière, qui abolit les exigences du
droit17. Max Aue, juriste, qui prétend apporter les éléments pour l’instruction d’un dossier
judiciaire, transforme les crimes historiques en manifestations perverses, en avatars du
parricide et de l’inceste. Le discours du roman ne sacrifie pas seulement l’histoire au
psychologisme ambiant, il importe à tort dans le domaine judiciaire des représentations qui
concernent la psychologie morale, voire la métaphysique. Il refuse la logique du judiciaire au
prétexte que nous sommes tous « concernés », que cet « humain » « ne nous est [pas]
étranger ». Il confond ainsi activement justice et psychologie. L’espace du procès au contraire
les distingue parce qu’il est un espace symbolique dans lequel, selon des principes (non des
faits), on distingue le droit du tort. Cet espace dessine un monde conforme non à ce qu’il est
mais à ce qu’il doit être. Le procès même récuse l’inhumain et l’innommable en choisissant
un mot (en qualifiant le crime) qui ramène l’indicible au dicible. Le procès empêche les
horreurs de se présenter comme un gouffre fascinant qui condamne au silence, à la stupeur et
aux tremblements18.
Denis Duclos, dans Le Complexe du loup-garou, la fascination de la violence dans la
culture américaine (1994), affirme qu’on assiste à un changement de paradigme
civilisationnel. La culture germanique, viking, telle qu’elle s’est construite entre le IVe et le
XIe siècle, ferait retour en lieu et place, explique-t-il, de l’humanisme. La « civilisation des
mœurs » (pour reprendre la formule de Norbert Élias) invitait à la pudeur, à la domestication
des pulsions : devenir un homme, c’était s’arracher à sa nature. L’image du loup-garou
désigne comme vaine cette entreprise : les loups-garous sont des hommes qui ne se savent
17
Pour une analyse de cette régression des droits de l’homme, on peut lire avec profit les propos de Marcel
Gauchet, notamment dans Le Débat n°110, mai-août 2000, « Quand les droits de l’homme deviennent une
politique ».
18
L’imprescriptibilité fait difficulté : elle s’oppose au travail de réduction de l’inhumain à l’humain,
fondamental en droit.
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pas, ne se veulent pas monstrueux. Il faut les écorcher pour découvrir qu’ils sont couverts de
poils, à l’intérieur. Quand ils se réveillent aux lendemains de pleine lune, couverts de sang, ils
ne savent pas ce qu’ils ont fait. Il est inutile de les juger (« ils ne savent pas ce qu’ils font ») ;
il faut les abattre (ils ne peuvent échapper à leur nature, à leur sort, à la nécessité tragique). De
même, puisque le Docteur Jekyll est très vite incapable de maîtriser Mr Hyde, il faut
l’éliminer. Auparavant, le spectacle des métamorphoses (en loup-garou, en Mr Hyde) aura
induit une vraie jubilation, laquelle n’est qu’un préliminaire à une jubilatoire répression. Que
fait d’autre le serial killer et policier Dexter ? D’une pierre deux coups : il satisfait son besoin
de tuer, mais seulement en exécutant des affreux (des monstres ?) si habiles que ni la police ni
la justice ne peuvent s’en emparer. Qu’est-ce que cela signifie sinon que, contre la bête, il n’y
a pas de discours possible, pas de raison à invoquer : il n’y a que les armes. La violence
criminelle ne peut être contrée que par la violence. Ainsi s’impose la pensée manichéenne
propre à la tradition viking. Ainsi sont récusés les principes sur lesquels s’est fondé
l’humanisme.
La négation du libre-arbitre
Nos traditions voulaient que le remords saisît le criminel (dans sa cellule, là où il allait
se retrouver confronté à sa conscience) et le conduisît à faire repentance, préalable à sa
réinsertion ou à sa réintégration dans le commerce des hommes. Certes on ne saurait
aujourd’hui plaider pour cette moralisation dont la violence n’est plus à démontrer. Mais il
faut prendre la mesure de ce que la transformation du criminel en victime de ses pulsions ou
de sa nature récuse toute possibilité d’exercice de sa liberté, de sa responsabilité 19. Comment
en est-on arrivé là ? Je voudrais ici seulement souligner comment les représentations qui ont
dominé le fait littéraire depuis la seconde guerre mondiale ont participé à ce mouvement.
Revenons d’abord sur la mésinterprétation systématique de la tragédie classique : du lieu où,
par excellence, s’exprimait la pensée du libre-arbitre. Pour transformer les principes d’une
culture, il faut en effet d’abord cesser de les transmettre. Cela a été fait. On a effacé la pensée
du libre-arbitre pour privilégier celle de la fatalité.
La tragédie induit en principe, nous l’avons rappelé, terreur, pitié et, catharsis oblige,
honte. Si elle nous permet d’identifier le désir sadique qui s’exprime lorsque Néron rapporte
le spectacle offert par la jeune Junie pleurant au milieu de ses farouches ravisseurs, c’est pour
mieux nous prémunir contre lui. Car Néron a le choix. Comme Phèdre. La tragédie en effet
invite son spectateur à ne pas prendre pour argent comptant l’alibi du « fatum » derrière lequel
se réfugie le personnage en quête de jubilation par et pour le mal. Phèdre accuse « Vénus » et
« ses feux redoutables », lançant sur son « sang qu’elle poursuit » des « malheurs inévitables
(I, 3)». A-t-on assez glosé la malheureuse formule de Péguy : « Phèdre, une chrétienne à qui
la grâce a manqué » ? En vérité son discours est constamment contredit par la structure même
de la pièce. Le jeu sur les malentendus (Hippolyte croit avoir mal compris l’aveu de Phèdre),
la multiplication des péripéties (le retour de Thésée qu’on croyait mort, la révélation à Phèdre
de l’amour d’Hippolyte pour Aricie), sont autant de procédés qui pourraient permettre au
personnage de renoncer au bonheur d’être en proie à un monstrueux désir, comme à une
fascinante jalousie. Mais Phèdre se repaît du monstre qu’elle est à ses propres yeux, de la
noirceur extrême du crime qui lui a été, dit-elle, destiné. Phèdre, qui n’est victime que d’une
sorte de démon de midi – elle veut séduire le jeune fils de son mari –, se prétend « plus
19
Elle réduit aussi la justice à sa fonction sécuritaire.
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misérable » (I,3) que Pasiphaé engendrant le Minotaure avec un taureau, qu’Ariane
abandonnée par Thésée… La nourrice Œnone qui sert à ce moment de « confidente » ne
conteste en rien cette affirmation aberrante. Il faudrait face à Phèdre un Théramène qui
ramenât la « fureur » de l’amoureuse à une plus juste mesure 20. Œnone n’en est guère
capable… Elle ne peut (elle est, comme Narcisse, une esclave) que se laisser fasciner par la
« monstruosité » qu’exhibe Phèdre.
Le discours du libre-arbitre, indissociable de la pensée chrétienne (Dieu a choisi de
laisser l’homme libre de se rebeller contre Lui), est constant chez Racine. La formule
prononcée par Oreste au début (I,1) d’Andromaque (1667) est à cet égard significative : à son
ami Pylade qui s’étonne qu’il revienne chercher auprès de l’amante qui l’a délaissé de
dangereux tourments, Oreste répond : « Je me livre en aveugle au destin qui m’entraîne ». Il
suffit d’une étude minimale des pronoms pour comprendre ce qui se joue. Au commencement
est le sujet, doté de la liberté de choix (« je ») ; il se transforme en objet (« me ») livré,
abandonné au « destin », lequel ne fait que surenchérir sur l’aliénation initiée par le sujet luimême (un second pronom complément désigne encore Oreste, le confirme dans le statut
d’objet). Le libre-arbitre peut opter pour l’aliénation. Les critiques qui ont imposé les dogmes
scolaires contemporains l’oublient ou le nient. Cette falsification ou cette négation de la
pensée chrétienne qui anime l’écriture des classiques n’est pas seulement intellectuellement
comme historiquement fautive, elle est aussi moralement suspecte : elle invite à renoncer aux
valeurs de responsabilité comme de liberté21.
On a beaucoup glosé « le retour du tragique22» pendant et après la seconde guerre
mondiale. À l’époque, on relit la tragédie et on en réécrit. Après la lecture, l’écriture est en
effet un des lieux où se joue, de manière privilégiée, l’interprétation de la seconde guerre.
Selon le sens qu’on lui donne, on sert, ou non, le changement de paradigme civilisationnel
qui, dès cette époque, nous menace. Selon l’acception que l’on donne au terme « tragique »,
on légitime, ou non, le caractère inévitable de la guerre et de ses horreurs, on nie, ou non, avec
la dimension historique, la responsabilité des acteurs de l’histoire. Or la réduction au silence
des analyses historiques et politiques s’est poursuivie bien au-delà de l’après-guerre. Je me
contenterai ici d’ouvrir à grands traits des perspectives qui méritent d’être explorées plus
avant. On peut rappeler d’abord que cette négation de l’Histoire a été en un premier temps
portée, nul ne s’en étonnera, par les milieux proches de (ou approchés par) la collaboration.
Mais l’étendue du propos ne saurait être prise à la légère. Ainsi, les choix poétiques du film
Shoah, de Lanzmann (1985), ont servi un dogme qui rejoint ceux des adversaires du
réalisateur. Ce documentaire ou cette enquête, qui refuse les documents d’époque, refuse de
participer au voyeurisme de l’horreur, à la servir en suscitant son pouvoir de fascination, a été,
paradoxalement, utilisé pour légitimer le discours de la fascination. On s’est appuyé sur lui
pour interdire toute image, toute représentation, toute construction d’une analyse, d’une
20
C’est le rôle exercé par ce précepteur, à la scène 1 de l’acte I, sur le jeune Prince Hippolyte, lorsque celui-ci
s’accuse, à tort, d’une monstrueuse transgression (il s’agit, en fait, d’un désir amoureux que Théramène désigne
au contraire comme « chaste »). Le parallèle entre les deux aveux : celui d’Hippolyte à Théramène (I, 1) et celui
de Phèdre à Œnone (I, 3) est construit avec une grande rigueur par le texte. Il oppose terme à terme les deux
couples, les options des personnages. Mais il dessert la cause de la nécessité tragique. Nos manuels ne le repèrent
donc pas.
21
À cet égard, les analyses falsificatrices de Lucien Goldmann qui, dans Le Dieu caché (1955), traite (maltraite)
et Les Pensées de Pascal et le théâtre de Racine, ont joué un rôle catastrophique.
22
Jean-Marie Domenach en a fait le titre d’un ouvrage qui a longtemps occupé les classes du secondaire en
1967.
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interprétation de l’extermination ; Shoah a nourri la pensée de « l’indicible », ou de
« l’innommable ». Shoah a servi à interdire la pensée. Pourtant l’esthétique incriminée ne
légitime pas par elle-même cette dogmatique23. Une chose est le silence de la bande son tandis
qu’un plan fixe donne à méditer sans mots sur les rails d’Auschwitz (choix éthique et poétique
de Lanzmann) ; autre chose est de se laisser hypnotiser par un gouffre inaccessible à
l’humain. Georges Didi-Huberman le rappelle dans Images malgré tout (Minuit, 2003) en
citant ce que G. Agamben écrivait en 199824 : « Pourquoi conférer à l’extermination le
prestige de la mystique ? […] Dire qu’Auschwitz est « indicible » ou « incompréhensible »,
cela revient à euphèmein, à l’adorer en silence comme on fait d’un dieu […]. C’est pourquoi
ceux qui, aujourd’hui, tiennent à ce qu’Auschwitz reste indicible devraient se montrer plus
prudents dans leurs affirmations. S’ils veulent dire qu’Auschwitz fut un événement unique,
devant lequel le témoin doit en quelque sorte soumettre chacun de ses mots à l’épreuve d’une
impossibilité de dire, alors ils ont raison. Mais si, rabattant l’unique sur l’indicible, ils font
d’Auschwitz une réalité absolument séparée du langage […], alors ils répètent à leur insu le
geste des nazis, ils sont secrètement solidaires de l’arcanum imperii. »
Les propos de G. Agamben peuvent servir à analyser les fictions à résonance
historique conjuguant eros et thanatos, désir et pulsion de mort qui ont fait florès dans les
années qui accompagnèrent ou suivirent les horreurs de la seconde guerre mondiale. Elles
ressortissent du même goût dévoyé du sacré, de la même perversion fascinée qui nie l’Histoire
que celle que nous avons dénoncée chez Liliana Cavani. « Tu me tues, tu me fais du bien », ce
motif récurrent de Hiroshima mon amour25 (le scénario est de Marguerite Duras, la
réalisation, d’Alain Resnais), alterne avec « Tu n’as rien vu à Hiroshima, rien. / J’ai tout vu,
tout ». Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour reconnaître dans ce motif du « tout voir = ne
rien voir », l’obsession perverse qui fait que l’exhibitionniste en appelle à ce fantasme
infantile du « il n’y a rien à voir, parce que le phallus n’existe pas »… Quant à l’assimilation
entre « Hiroshima » et « mon amour », entre la mort et l’amour, la destruction et le désir, elle
ressortit de cette perversion de l’amour en Occident que Denis de Rougemont, dès 1936,
dénonçait. Si on veut poser l’équation clairement, on arrivera à ceci : Hiroshima-Thanatos =
eros-mon amour = rien ou = gouffre indicible (circulez : il n’y a rien à voir ni à penser),
variation nihiliste dont les intellectuels français ont longtemps été dupes, ou le sont encore.
Pour conclure au nom du tragique
Que reste-t-il aujourd’hui de cette sacralisation du gouffre ou du monstrueux ?
Quasiment rien, sans doute, mais assurément, cette déresponsabilisation-là aura servi à
préparer la naturalisation du crime qui menace aujourd’hui de gagner notre culture. Car nous
vivons un moment d’interrogation spécifique sur le mal. Nous sommes encore confrontés à
ces horreurs de l’histoire qui, dès 1914, ont – quoi qu’en dise Charlotte Lacoste, dont les
23
Ce film, qui est entré dans les référents scolaires, fait, hélas, dogme aujourd’hui. J’écris « hélas » parce que,
dès qu’une pensée vivante se fait dogme, elle meurt. Shoah fut un moment essentiel pour la lutte contre le
voyeurisme et le retour à une dignité des victimes, la proposition d’une juste distance. Cela ne veut pas dire que
l’œuvre de Lanzmann ne puisse être contestée. La figure du justicier sauvage qui, à certains moments, se fait jour
est plus que contestable : elle participe d’un sournois déni de la valeur du droit, d’une forme de régression postmoderne.
24
Ce qui reste d’Auschwitz, Rivages, 2003 pour la traduction française.
25
1963
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naïvetés, dans ce domaine, étonnent – été vécues comme un inédit tel que les catégories de la
pensée historique ne pouvaient en répondre. C’est ainsi que nous sommes entrés dans ce
qu’Annette Wieviorka a appelé « l’ère du témoin ». Avec la crise des idéologies, ou « la fin
des grands récits26 », vint l’ère d’un témoin quasiment muet, peu susceptible de nourrir une
idéologie dangereuse, celle de la victime27 (de préférence enfantine). Nous en sommes au
moment d’épuisement de cette figure, au moment où il nous faut interroger à nouveau la
figure du « monstre», la question du tragique.
L’histoire est-elle tragique ? Si l’on veut par là entendre cette nécessité, ce fatum qui
fascine les amateurs de sordide, la tradition humaniste répond que non. En revanche, elle
connaît une autre conception du tragique, celle qui se souvient des grands récits d’entrée dans
l’Histoire comme entrée dans le bruit et la fureur, celle qui rappelle, au plus loin des
conceptions manichéennes, qu’il n’y a pas d’innocents et qu’en agissant, on se salit les mains.
Horace, le personnage éponyme de la tragédie de Corneille (1640), est un représentant
exemplaire de cette relecture humaniste de la « souillure ». Choisi comme champion par
Rome contre Albe, il doit combattre jusqu’à la mort Curiace, amant de sa sœur, frère de sa
femme. Il ne pourra pas, quelle que soit sa « vertu », et quand bien même on accorde une
valeur transcendante à la « patrie » à laquelle il dévoue sa vie, se croire innocent du sang qu’il
a versé, du sang de son frère Curiace. La tragédie est le récit de sa conversion : il apprend que
la condition humaine fait de nous des coupables 28 et qu’il lui faut vivre avec cette conscience
déchirée (telle est la réinterprétation par Corneille du dogme du péché originel). Mais accéder
à la conscience de cette culpabilité essentielle ne permet pas de se réconcilier avec sa propre
abjection, ni de se contenter de s’en désoler, sur le mode hypnotique. C’est une invitation à la
vigilance. On peut à cet égard faire l’éloge de romans récents qui ont traité le drame de
l’Algérie. Le roman n’est pas le témoignage : il n’est pas toujours le fait de vils
« fictionneurs » comme le voudrait Charlotte Lacoste. Il propose une lecture, une vision, une
interprétation salutaire du chaos de l’Histoire. La génération des enfants des combattants
d’Algérie a dû affronter cette question des « mains sales », sans complaisance à l’abjection,
sans simplisme moralisateur. Je pense particulièrement à l’admirable Ruine, qu’Alain Spiess a
publié en 2004 et qui a manifestement nourri l’imaginaire de Laurent Mauvignier dont le
roman Des Hommes (Minuit, 2009) a été largement salué par la critique. Je pense aussi à Où
j’ai laissé mon âme, que Laurent Ferrari vient de publier chez Actes Sud (2010) et qui relit
avec une vraie profondeur éthique les témoignages des combattants, particulièrement celui du
colonel Jacques Allaire.
Voilà des œuvres qui proposent une lecture tragique de l’Histoire sans abdiquer devant
26
La formule, qu’on doit à Jean-François Lyotard, englobe à la fois les grands récits de la modernité, au premier
rang desquels on trouve la croyance dans le sens de l’histoire, mais aussi tous les engagements utopiques ou
utopistes, tous les systèmes d’explication de l’histoire qui ont nourri les engagements militants. On se défie
aujourd’hui des idéologies et des utopies parce qu’elles sont réputées avoir nourri la barbarie du XXème siècle.
Cette défiance peut nourrir le nihilisme contemporain.
27
On peut à ce propos consulter les analyses d’Enzo Traverso Le Passé, Mode d’emploi : histoire, mémoire,
politique, La Fabrique, 2005.
28
On peut, pour échapper à la vision d’une culpabilisation doloriste, lire avec profit le petit ouvrage de Derrida,
Donner la mort (Galilée, 1992). Il y affirme que, étant voués à venir en aide à tous les autres, étant confrontés à
l’impossibilité d’accomplir ce devoir, nous nous trouvons incessamment sommés de trahir ou d’abandonner soit
l’un, soit l’autre. Écouter un enfant, c’est aussi laisser l’autre enfant à lui-même, nourrir un affamé, c’est aussi
laisser un autre affamé mourir de faim. En prendre conscience ne conduit pas tant à battre sa coulpe qu’à
empêcher la bonne conscience qui pervertit la charité, et à retrousser ses manches…
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UNIVERSITE POPULAIRE DE CAEN – THEATRE DU ROND POINT, PARIS – B. Lanot 16/12/10
la responsabilité qui fait notre dignité, des œuvres qui réinventent, renouvellent ce que j’ai
appelé « la tradition humaniste ». À l’opposé de celle-ci, il se découvre une lecture de
l’Histoire, ouverte aux fantasmes du Mal absolu et de son gouffre fascinant. Elle met en scène
des Mr Hyde, construit pour chacun de nous un jumeau maudit, irréductible agent de la
violence et de la barbarie. Quand ce monstre se manifeste sur une autre scène que celle de la
fiction, nous sommes aujourd’hui invités non seulement à l’éradiquer par la violence mais
aussi, mais surtout à le lyncher. Avons- nous remarqué à quel point le bruit social nous invite
à ces bienheureux moments de consensus contre le mal, contre le monstre : à vivre
l’exaltation sacrificielle que décrit René Girard quand il décrit la crise victimaire? Il est temps
pour nous de prendre garde à ces discours pervers. Sans doute conviendrait-il aussi
d’interroger ce motif récurrent du double, constant dans les sagas nordiques (dont
l’imaginaire, explique Denis Duclos, menace nos traditions). Il prend une force inédite
lorsque les troubles propres à notre époque de massification, de sociétés de contrôle, font
verser le conformisme dans la normopathie : engagent des êtres dans une pseudo existence,
les font vivre sur le mode du faux self29.
29
Chaque période a ses pathologies. Celles de nos sociétés, qui menacent de tourner à la « société intégrale »,
selon les termes de Cédric Lagandré (Flammarion, 2009), sont décryptées avec pertinence par le psychanalyste
Hans Kohut qui s’inscrit dans la continuité de la pensée de Winnicott.
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