UNIVERSITE POPULAIRE DE CAEN – THEATRE DU ROND POINT
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UNIVERSITE POPULAIRE DE CAEN – THEATRE DU ROND POINT, PARIS – B. Lanot 16/12/10 LE NOUVEAU MONSTRE MORAL : L’ABOLITION DU LIBRE-ARBITRE Pourquoi parler du monstre aujourd'hui ? Le « monstre », celui que l’on exhibe (montre) est toujours problématique : est-il celui qui est privé d’humanité ? celui qui a renoncé à son humanité ? S’il y a « basculement du côté obscur de la force », ce basculement est-il définitif ? Sans préjuger des intentions du Rond Point, on peut reconnaître la pertinence voire l’urgence de la réflexion sur ce motif. Derrière les représentations du monstre ou du monstrueux se pose en effet la question, récurrente depuis la seconde guerre mondiale, de la barbarie. Nous n’en avons pas fini avec le nazisme, avec les totalitarismes, avec la question du surgissement de l’inhumain au cœur d’une Europe qui se pensait née de l’humanisme. Mais il semble aussi que nous vivions un moment particulier de redéfinition de cette barbarie, de ce que nous appelons traditionnellement « le monstre» en morale. Cette redéfinition — qui apparaît dans le bruit ambiant comme dans les discours politiques — la littérature, le cinéma, les fictions en général s’en font les échos ou les partenaires. L’imaginaire collectif en effet révèle toujours les forces qui traversent nos sociétés, voire nos cultures : il a même souvent vocation à anticiper les menaces à venir. Parfois pour nous mettre en garde. Parfois pour les servir. L’hypothèse qui sert de point de départ à ma réflexion d'aujourd'hui, c'est que nous nous trouvons dans un moment qui offre une alternative à la tradition humaniste : la représentation du mal ou de la barbarie qui se découvre révèle ce possible tournant de civilisation auquel participent activement certaines fictions, mais que combattent aussi de grandes œuvres littéraires. Pour clarifier mon propos, il me faut préciser quel sens j’ai choisi de privilégier dans la nébuleuse de la « tradition humaniste » et quelles interprétations celle-ci, telle que je la définis, a donné du monstrueux. Puisque l’imaginaire tragique se trouve à la croisée des représentations du mal et de la barbarie, c’est lui que j’interrogerai d’abord, à la fois à grands traits et en opérant quelques sondages dans les représentations qui ont marqué l’imaginaire occidental, le nôtre. Pour l’humanisme, le mal n'est jamais définitif ni absolu. Dans la tradition grecque déjà, le personnage tragique, coupable du pire – c'est-à-dire, pour le monde grec, d'inceste et / ou de parricide – n'est pas la source unique ou absolue d’un mal qui serait enraciné en lui. Il est traversé par une souillure familiale. Ainsi Oreste, qui verse le sang de sa mère Clytemnestre, répète la malédiction familiale. Chez ces gens-là, les Atrides, on offre à la table du festin de la viande d’enfant (Tantale sert son fils Pélops au banquet qu’il offre aux Dieux ; Atrée, fils de ce Pélops, cuisine ses neveux pour leur père, son frère Thyeste). On sacrifie des filles (Agamemnon, fils d’Atrée, immole sa fille Iphigénie). On assassine son époux (Clytemnestre tue Agamemnon). Le meurtre de la mère n’est qu’un prolongement et une conséquence des crimes perpétrés par père, mère, grands-pères, aïeux. Oreste n'est donc qu’un parmi les multiples agents de l’exécution de Clytemnestre (exécution à laquelle l’incitent non seulement sa soeur Électre mais encore le dieu Apollon). Certes, il tient l’arme et sa responsabilité est claire, clairement revendiquée, mais sa culpabilité fait question : au bout de dix ans, sur l'Aréopage, se tient un procès solennel au terme duquel les déesses de la vengeance, les Érinyes, qu'on appellera ensuite aussi Euménides ou "Bienveillantes", n'ont plus le droit de poursuivre ni de persécuter Oreste. Le mal a été puni, ou prescrit ; le criminel peut rejoindre la commune humanité. Le mal n'est ni enraciné dans 1/15 UNIVERSITE POPULAIRE DE CAEN – THEATRE DU ROND POINT, PARIS – B. Lanot 16/12/10 l’individu, ni irréductible. La tradition classique, elle, met en scène un personnage qui toujours doit exercer son « libre-arbitre ». L'homme classique se trouve devant une alternative : il lui faut – la situation l’impose – choisir entre sa raison et ses passions et il lui faut – c’est son devoir – résister aux diktats des passions. Ainsi se définit l’espérance humaniste, la foi dans la vocation de l’humain à construire par lui-même un monde meilleur. Si l’Octave Auguste de Corneille résiste au désir de se venger de son ami Cinna qui a comploté sa mort, le jeune Néron, imaginé par Racine, choisit de basculer vers l'aliénation, de se livrer à ses passions, telles que le spectacle d’une jeune fille en larmes au milieu des soldats qui viennent de l’enlever les lui ont révélées. C’est précisément, selon les termes même de l’auteur, « la naissance du monstre » que l’on nous donne à voir, c’est-à-dire le / les moments où le personnage est confronté aux termes de l’alternative. Néron pourrait tourner le dos aux « tentations » qui le taraudent. La preuve en est qu’il demande à Narcisse l'autorisation de s'abandonner à l'émotion (sadique) qui vient de le saisir et qui l’a décidé à faire de Junie son « idole » : « Mais je m’en fais peut-être une trop belle image / Elle m’est apparue avec trop d’avantage : / Narcisse, qu’en dis-tu ? » (II, 2). Certes, le jeune empereur est d’une certaine manière prédisposé au mal par sa naissance – elle le prive de « générosité », de cette excellence de « race » à laquelle croit le XVIIème –, reste que c’est lui qui choisit pour conseiller, plutôt que le bon Burrhus, l’immonde Narcisse, l’esclave affranchi. Et celui-ci l’entraîne là où il pourra faire de son maître sa chose : sur le chemin de l’aliénation à ses passions. Le libre-arbitre peut jouer dans l’un ou l’autre sens : il présuppose toujours la dignité morale du criminel, et même le possible retour, par le remords, sinon à la communauté des hommes, du moins au possible pardon de Dieu. Il fut un temps où cet héritage, laïcisé, régnait sur nos imaginaires. S’il me semble qu’on peut parler d’un antihumanisme aujourd’hui, c’est que ce que j'appelle le «nouveau monstre moral », dont je pense qu’il émerge dans nos imaginaires, n'est pas traversé par une souillure, ni tenté par le mal : il exprime simplement une essentialité ; son identité criminelle est un fait de nature. Les « pulsions » ont pris, dans notre vocabulaire, la place des « passions » qu’analysaient les Classiques, mais nous les dotons d’une puissance inédite : celle de l’inné. Si nous ne parlons plus volontiers aujourd'hui du « chromosome du crime », est-ce que nous ne parlons pas, d'une certaine manière, des « hormones du crime » ? L’obsession du crime sexuel dans laquelle vivent les médias a de quoi inquiéter. J’en viens parfois même à m’étonner de ce que les fantasmes de castration chimique qui traversent le bruit social n’aient pas débouché sur la volonté de mettre au point un véritable dressage pavlovien – ces mots portent en eux, c’est volontaire, la réduction de l’humain à l’animal – tel qu'il apparaît dans Orange Mécanique du regretté Stanley Kubrick. On voit, à cette dernière remarque, la gravité de la question que soulève la nouvelle figure du monstre. Il y va de la représentation d’une humanité commune. Sans la reconnaissance d’une forme de « libre-arbitre », sans cette foi dans le principe de dignité accordée à l’ensemble de l'humanité, il n’est, pour le criminel, ni réparation ni réinsertion possibles. En quoi nos modèles fictionnels participent-ils de cette pensée nouvelle ? de cette régression morale ? Là où la tradition humaniste racontait la construction progressive d’une identité criminelle, les nouvelles représentations figurent des êtres porteurs d'un même, constant, toujours inchangé et toujours irrépressible besoin de tuer. Pensons au héros de la série éponyme Dexter, serial killer infiltré dans la police, au psychiatre cannibale du Silence des agneaux, Hannibal Lecter, à Max Aue, le personnage principal des Bienveillantes. Ces 2/15 UNIVERSITE POPULAIRE DE CAEN – THEATRE DU ROND POINT, PARIS – B. Lanot 16/12/10 personnages ne se construisent jamais dans l'histoire, ne sont jamais transformés par leur expérience : ils se contentent d'exprimer leur nature profonde. Hannibal Lecter, Dexter, Aue doivent d’ailleurs une part de leur séduction à cette rupture du pacte fictionnel : on attend surtout du personnage romanesque – que Milan Kundera appelle l’ego expérimental – qu’il soit modifié par ses aventures. Lorsque l’attente est toujours déçue, comme c’est le cas dans Les Bienveillantes, cette énigme qui fait qu'ils demeurent semblables à eux-mêmes peut même devenir fascinante1. La pensée humaniste faisait le plus souvent du « monstre 2 » un être pitoyable ou minable, tel Alex, esthète pervers et infantile, d’Orange Mécanique, ou Dunkeltal, le père adoptif de Magnus dans le roman éponyme publié par Sylvie Germain en 2005 : un médecin nazi, fat, aussi médiocre que suffisant. Cette tradition pouvait en faire aussi un être à terme abîmé par sa malfaisance. Pensons au portrait amer que Balzac dresse de Rastignac, dans Illusions perdues (1836-43), après que son ambition l’a converti au cynisme. Pensons au tableau dans lequel, selon les conventions fantastiques fabriquées par le roman d’Oscar Wilde (1890), Dorian Gray apparaît dans sa laideur, tel que le mal qu’il a commis l’a contaminé, transformé. La pensée antihumaniste au contraire célèbre le monstre, l’esthétise et le grandit. Dexter est d’une habileté sans égale ; Lecter, un esthète du crime, un expert en énigmes auprès duquel les plus brillants inspecteurs viennent prendre des leçons. Mais les gloires de la littérature policière ou cinématographique pourraient être comptées comme moins signifiantes que celles du roman d’histoire, réputé porter, lui, une vraie pensée, notamment parce qu’il est célébré par une frange de la population supposée peu nombreuse, mais intellectuelle, et censée agir sur les mentalités. C’est pourquoi j’ai choisi de m’intéresser de plus près à Max Aue et au retentissement selon moi inquiétant du roman Les Bienveillantes. Ce pseudo roman historique3 doit largement son succès d’une part à une promesse de valeur documentaire qui fait admettre, sans le souligner, à la fois la naturalisation du mal et sa banalisation, d’autre part au trouble qu’il sème en nous sommant de nous reconnaître dans la figure du criminel nazi. Mon projet est donc de montrer, à travers l’analyse des Bienveillantes, à la fois comment, dans la pensée antihumaniste, la célébration du monstre moral s’articule à sa banalisation et comment le grandissement monstre moral se conjugue à sa naturalisation. Il me faudra d’abord envisager les modalités de la séduction opérée par le criminel, pour ensuite 1 Seuls les personnages de conte sont en principe porteurs d’une identité fixe. Objets d’identification, ils sont pour l’enfant des garants narcissiques : l’assurance de ce qu’eux-mêmes sont porteurs d’une identité – ipse (continuité dans l’être) et idem (caractère inchangé) confondus – comme en une expérience du miroir (au sens lacanien) infiniment renouvelée. On sait en effet que dans le miroir, la première image du « moi » qu’expérimente l’enfant est une construction du regard des père / mère qui forme son unité, le fixe dans une identité, voire l’y fige. Les personnages romanesques qui demeurent identiques à eux-mêmes fascinent parce qu’ils rappellent à l’adulte cette réponse apportée par le miroir aux angoisses de l’enfant toujours menacé par le fantasme de morcellement vécu avant la construction de son unité. Or le rappel, le réveil, voire le retour de ces problématiques archaïques, chez chacun d’entre nous, a pour effet, si on n’y prend pas garde, de désarmer l’esprit critique. En effet le retour au temps de l’infantile, quand le principe de plaisir régnait sans partage, quand nul n’était besoin de se soumettre au principe de réalité est tentant : le sujet, pour jouir de cette régression, opte volontiers pour l’abdication de la raison, pour la fascination. 2 On appellera « monstre » l’agent du mal, le défenseur de la barbarie, conscient de ses actes et persévérant dans son œuvre mauvaise. On le distinguera de qui a participé à la barbarie sans le savoir ou à son corps défendant, s’est retrouvé les « mains sales » et s’en tourmente (tel l’Allemand du Silence de la Mer, de Vercors). 3 Il relève en fait de ce que j’appelle, faute de mieux, la « littérature documentaire » : à charge pour nous d’entendre dans l’oxymore la négation du fait littéraire et de la valeur documentaire. 3/15 UNIVERSITE POPULAIRE DE CAEN – THEATRE DU ROND POINT, PARIS – B. Lanot 16/12/10 examiner l’hypothèse d’un tournant de civilisation, tel que le pensait déjà Denis Duclos, en 1994, dans Le Complexe du loup-garou, la fascination de la violence dans la culture américaine (La découverte). Séduction du criminel et perversion du discours d’Arendt. Pour que la séduction du criminel opère, il faut d'abord le banaliser. Charlotte Lacoste, dans un ouvrage par ailleurs fort contestable, Séductions du bourreau (La découverte, 2010), dit justement que notre époque a perverti la leçon d’Hannah Arendt. On se souvient que la philosophe, après avoir assisté au procès d’Eichmann4, avait formulé l’idée, reprise, après Eichmann à Jérusalem (1963) dans La Vie de l'esprit (1978, posthume), d’une « banalité du mal ». La formule certes ne saurait être considérée comme un véritable concept. On a d'ailleurs beaucoup reproché à Hannah Arendt d’avoir parlé de « banalité du mal »: le mal commis pendant la seconde guerre mondiale n'est pas banal, il est au contraire extrême. La banalité concerne en fait l’agent du mal : Hannah Arendt s'étonne de ne pas découvrir un fanatique nazi en Eichmann : elle s'étonne de découvrir un pauvre type, un bureaucrate minable qui, « comme un homme ordinaire », se montre gentil avec son chien comme avec son geôlier. Dans le film La Chute (2004), Oliver Hirschbiegel montre lui aussi un Hitler capable de caresser son chien et de se montrer bienveillant avec sa secrétaire. Dans l’espace privé, dans le monde proximal, Eichmann et Hitler sont capables de cette sympathie qui fait notre humanité ; dans le monde distal, ils sont en revanche au mieux indifférents. Le phénomène qui se découvre ici est celui du « clivage », de l’établissement d’une frontière quasiment étanche entre deux manières d’être au monde. Or ce clivage est toujours, pour chacun de nous, un recours possible : il peut nous permettre d’échapper à nos responsabilités, servir de barrière protectrice à notre lâcheté. C’est en ce sens que l’histoire d’Eichmann nous concerne : de même que le bureaucrate nazi affirme ne pas être responsable des « stocks » qu’il s’est contenté de faire transporter dans les trains du IIIème Reich, de même, nous pouvons renoncer à notre devoir d’imaginer les conséquences de nos actes, leur retentissement au-delà de la sphère de notre perception immédiate. La division du travail incite à l’irresponsabilité. Christophe Dejours y insiste dès Souffrance en France5 : Hannah Arendt, explique-t-il, nous rappelle à notre devoir d’humanité. Charlotte Lacoste dénonce le syllogisme qu'on a, de manière perverse, tiré de la pensée d’Hannah Arendt. « Tous les bourreaux sont des hommes ordinaires. Or nous sommes des hommes ordinaires. Nous sommes donc des bourreaux ». Je montrerai pour ma part que ce syllogisme n'est pas seulement pervers mais aussi faux. D’où naît la perversion ? De ce qu'à la question légitime que nous avons à nous poser :« qu'aurais-je fait dans la situation qui est celle du criminel de guerre, du criminel contre l'humanité dont je lis histoire », on adjoint automatiquement la réponse : « la même chose ». Alors qu’Hannah Arendt nous conduisait à réfléchir sur la possible abdication de notre devoir de pitié pour autrui, qu’elle en appelait à notre devoir d'imaginer, à notre devoir de penser, nos antihumanistes nous invitent simplement à nous désoler de ce que ces « monstres » soient aussi des miroirs de notre âme. Leur sophistique va jusqu’à convoquer les références humanistes : chacun d'entre nous ne se 4 Adolf Eichmann est un haut fonctionnaire qui a assuré la logistique de la « solution finale » : il a administré le transport des déportés vers les camps de la mort. 5 Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale, Seuil, 1998. 4/15 UNIVERSITE POPULAIRE DE CAEN – THEATRE DU ROND POINT, PARIS – B. Lanot 16/12/10 rappelle-t-il pas la formule de Térence6 : « rien de ce qui est humain ne m'est étranger » ? Les Grecs, qui plaçaient la tragédie sous le signe de Dionysos ne nous avaient-ils pas, dès longtemps, découvert que l'inhumain était au cœur de l'humain ? La référence ici est convoquée à contresens de sa visée. Les Grecs en effet ne révélaient le monstre en nous que pour mieux nous inviter à faire de notre humanité une conquête, de la culture, ce qui nous arracherait à la nature informe ; les antihumanistes nous invitent au contraire à nous réconcilier avec cette monstruosité qui nous habite. Mais le syllogisme est surtout faux. Qu'est-ce en effet qu'un « homme ordinaire » ? Celui qui boit, mange, et respire est un homme ordinaire. La belle catégorie que voilà ! Et qu’est-ce qu’un « bourreau » ? Peut-on sérieusement ranger dans la même catégorie le serial killer, le pervers cannibale, le soldat, le kapo, le gardien de camp de concentration, le tortionnaire d'Algérie et les membres de la conférence de Wannsee qui décidèrent en janvier 42 de la systématisation de l’extermination des juifs d’Europe 7 ? Ce syllogisme tellement troublant est en fait aussi absurde que celui qui veut que « tout ce qui est rare [soit] cher, qu'un cheval bon marché [soit] rare donc qu’un cheval bon marché [soit] cher ». Pour que cette évidence n’apparaisse pas, il a fallu que le roman Les Bienveillantes désarme l’esprit critique de son lecteur. Comment ? D’abord par un procédé narratif. Puisque le narrateur Max Aue est nazi, toutes les confusions morales opérées peuvent être identifiées par le lecteur de bonne foi comme à entendre en polyphonie8 (autrement dit, implicitement désavouées par la voix auctoriale, laquelle, par définition, fait autorité). Comment admettre en effet l’amalgame entre le soldat d’Algérie et celui qui a à la fois participé à la Shoah par balles et organisé les camps de concentration ? Comment admettre l’affirmation selon laquelle « entre l’enfant juif gazé ou fusillé et l’enfant allemand mort sous les bombes incendiaires, il n’y a qu’une différence de moyens (24) » ? Cependant, pour que le lecteur puisse sans trouble comprendre les propos comme antiphrastiques, en principe, il faudrait que le roman construise un véritable jeu polyphonique : autrement dit, qu’il fasse entendre une autre voix, implicite ou explicite, qui réponde aux propos tenus, fasse apparaître leur incohérence 9 ou leur caractère scandaleux. C’est ainsi que, de tout temps, on a pu construire une véritable ironie. Or la voix narrative est monolithique – rien jamais ne la modifie, jamais elle n’est en proie à des interrogations ou à des remords (malgré la référence à la constipation 10). Le lecteur est donc trompé, floué dans ses attentes. Il attend la déconstruction d’un propos et ce temps de l’attente est un temps de suspension de jugement dont profite le texte pour installer des doutes, creuser le trouble11. 6 Auteur latin de comédies qui inspirèrent notamment Molière (190-159av.JC). C’est, constamment, la confusion qu’opère Charlotte Lacoste. L’amalgame lui permet de formuler des jugements hâtifs ; il fausse ses analyses. 8 C’est ce travail sur le point de vue que Charlotte Lacoste échoue à comprendre. Son essai confond constamment le point de vue du personnage avec celui du texte. Elle ignore également, ce qui sidère chez un professeur de littérature, la différence entre une voix théâtrale et un personnage historique. 9 L’ironie dans Le Nazi et le Barbier, d’Hilsenrath (2010, pour la traduction française) est, elle, claire : le caractère excessif, grandguinolesque des propos installe une vraie polyphonie. 10 Page 13, le narrateur évoque sa constipation chronique, trouble censé représenter pour le lecteur la rétention de l’insupportable. Il est vrai qu’à la page suivante, « [sa] tête se met à rugir comme un four crématoire ». Le texte invite son lecteur à une lecture d’indices avec une telle lourdeur qu’on s’étonne de n’avoir pas encore jeté le livre. 11 Le trouble qu’induit la remise en cause des codes narratifs et des valeurs morales est de nature à créer les effets de grégarité qui caractérisent les succès de librairie d’ouvrages scandaleux. La détresse de qui ne 7 5/15 UNIVERSITE POPULAIRE DE CAEN – THEATRE DU ROND POINT, PARIS – B. Lanot 16/12/10 Le sérieux du livre, revendiqué à partir de sa valeur informative, neutralise aussi la vigilance du lecteur (Documentaire ! Que de crimes on commet en ton nom !) Ainsi, dès le début, le texte fait la part belle aux chiffres, réputés parler d’eux-mêmes : la Shoah, cette « fin de l’humanité », combien de morts a-t-elle fait ? La comptabilité rigoureuse de Max est sans appel (21-22) : un juif toutes les 24 secondes, un bolchevique toutes les 6,112 secondes. Ainsi la guerre a-t-elle fait 1,47 tués allemands par minute, 2,5 tués juifs par minute, 9,8 soviétiques tués par minute. Évidemment, commente Max Aue, dans ces conditions, notre « petite affaire algérienne » est de peu de poids. Quelle est la voix qui va contredire ce discours relativiste, cette première voie vers le négationnisme ? S’il n’y en a pas, et il n’y en a pas, alors le texte, privé d’ironie, fait se confondre la voix auctoriale et la voix narrative, donne à la voix narrative l’autorité de l’auteur. La même logique se découvre lorsque, après avoir visité Auschwitz, Max endormi plonge dans un rêve qui lui offre une variation sur le camp de la mort : qui dessine une structure parfaitement organisée. En fait ce rêve – ou ce camp – représente notre vie sociale, notre modèle d’organisation bureaucratique. On reconnaît dans ce discours la tradition antimoderne qui prétend qu’Auschwitz n’est que le prolongement du Discours de la méthode. Max n’a-t-il pas montré que l’expérience acquise dans la gestion des camps le rendait particulièrement apte à gérer l’entreprise de dentelles qu’il a rejointe après la guerre ? Il faudrait avoir le temps de travailler à réfuter cette pensée. On se contentera de dire ici qu’elle repose sur une contrevérité depuis longtemps partout reproduite : la variation sur le thème d’une inédite « horreur bureaucratique » s’étend longuement sur la prétendue rationalité qui aurait présidé à la mise en œuvre de la « Solution finale ». Or l’absence de rentabilité du travail des déportés, la vérité nue d’une horreur qui n’a rien d’aseptique, rien donc de bureaucratique, devrait interdire cette assimilation entre la perversion bureaucratique de l’Occident et l’organisation des camps de la mort. Mais le mensonge est devenu un commun préjugé. La voix narrative joue ainsi avec le désir de documentation comme avec les clichés pour faire admettre, avec le discours antimoderne, un discours antihumaniste. Le mensonge documentaire : le refus de l’histoire et de la culture. Le roman prétend ainsi résoudre des questions sans ouvrir le débat et ce, tout simplement parce qu’il est animé, sans que jamais rien ne le contredise, par la croyance dans la dure « vérité des faits ». Or cette croyance, largement partagée aujourd’hui, représente un véritable danger. Le fantasme documentaire est en train de gagner nos sociétés rongées par le recours constant à Wikipédia : elles sont en passe de confondre l’information avec la culture. Pourquoi lit-on Les Bienveillantes ? Parce que, nous est-il partout seriné, Les Bienveillantes est un livre d’histoire. Et certes, le livre est truffé de références qui prétendent au statut d’informations. Mais quelle est leur valeur ? Ne peut-on légitimement s’étonner « d’apprendre » qu’Isle Koch faisait écorcher vifs les détenus pour s’emparer de leurs tatouages et confectionner ses abat-jour ? S’étonner de l’importance de l’esclavage sexuel dans les camps ? Simone Weil, parmi d’autres, a depuis longtemps protesté contre cette complaisance perverse à l’horreur. Cette volonté d’atteindre l’absolu dans l’horreur relève du travail de désinformation. Mettre au premier plan de l’expérience des camps une sexualité perverse et sadique paralyse la pensée et fascine : les images en appellent à nos pires comprend plus où est le sens, où sont les valeurs l’amène, explique le psychanalyste Serge Tisseron, à chercher à rejoindre un groupe de référence qui atteste de la légitimité des représentations et des émotions qu’il vit. En rejoignant le nombre des acheteurs, ou de ceux qui célèbrent l’ouvrage, il s’assure que ce qu’il se représente est cohérent : validé par le groupe (« Propagande, publicité et désinformation, Conférence prononcée à l’université de tous les savoirs en 2000). 6/15 UNIVERSITE POPULAIRE DE CAEN – THEATRE DU ROND POINT, PARIS – B. Lanot 16/12/10 fantasmes (de toute puissance, d’abjection), sans que la censure joue. Noyer le voyeurisme sous la libido sciendi, c’est habile. À nos objections on répondra par le « devoir de vérité ». Mais l’appel au « devoir de savoir », conjugué à la confusion entre réalité et vérité, masque l’inflexion que l’on fait subir aux prétendus « faits ». Il est vrai aussi que le caractère romanesque de l’ouvrage sert d’alibi à ces déformations : une exagération, une dramatisation, un effet pathétique, ce ne serait que du quantitatif, que de la « captatio benevolentiae », que ce miel supposé faire passer la potion amère de l’Histoire. Voire ! En fait, une interprétation du nazisme se fait jour, plus perverse encore d’être implicite. Le nazisme serait le lieu d’expression de l’inavouable, du monstrueux que tous nous connaissons, sans vouloir nous l’avouer. Nous voilà de nouveau en plein fantasme à la Liliana Cavani : dans Portier de nuit, en 1973, la cinéaste construisait un couple découvrant la vérité sado-masochiste de l’amour : Bogarde et Rampling, merveilleux Roméo et Juliette, dans un camp. Le nazi et la juive étaient censés dire la vérité de l’innommable qui nous habite. Qu’est-ce alors que la doctrine totalitaire, sinon une immuable vérité humaine enfin mise au jour grâce à Hitler ? L’Histoire, dans ces conditions, n’est plus ce que construisent les hommes, mais le lieu d’expression, dont la variabilité reste marginale, d’une barbarie naturelle, essentielle et qui ne peut pas ne pas s’exprimer. Il ne nous reste donc plus qu’à pleurer sur nos malheurs. C’est ainsi que le sentiment du tragique et la longue plainte qui l’accompagne se substituent à toute volonté d’analyser l’Histoire, d’en assumer la responsabilité, d’en entreprendre le mieux possible la conduite : de faire de la politique. Ce que dit le discours antihumaniste, c’est que c’est toujours la même histoire, la même humanité, des origines à la semaine dernière. Faut-il admettre que « l’homme » ne change pas12, que la culture ne le transforme pas ? C’est hélas ce qu’affirme le roman Les Bienveillantes. Et pour mieux y insister, il fait de Max un avatar de l’Oreste antique : comme celui-ci, celui-là tue sa mère. Peut-être même Max éclaire-t-il les relations entre Oreste et Électre : étaient-elles bien d’un frère et d’une sœur ? Qu’importe ! Si Max le parricide n’était doublé de Max l’incestueux, l’effet « tragédie grecque » serait moins assuré pour le roman. Or l’analogie que le roman construit entre Max Aue et Oreste rassure : qui irait contester la haute valeur morale d’Eschyle ? Une fois la vigilance critique ainsi désarmée, il ne reste plus qu’à flatter le voyeurisme du lecteur par la complaisance aux horreurs. Le roman sera alors en mesure de détourner, de pervertir les principes premiers et les finalités dernières de ce que l’humanisme a appelé « culture » ou « civilisation ». Paradoxalement, puisque toute censure s’autorise du principe de civilisation, de la volonté de cultiver l’animal humain, le comble de la culture, l’art, désarme le surmoi. Ainsi, comme le montre Freud, essentiellement dans Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient (1905), l’art, réputé porter les formes les plus hautes de la civilisation (parmi lesquelles le roman), peut autoriser la satisfaction de ce qu’il y a de pire dans les pulsions. Le contresens courant sur le mot catharsis est à cet égard signifiant. On a fait de la notion aristotélicienne, qui désigne la « purgation des passions », l’alibi permettant de jouir de tout ce que l’ordre social refoule en nous, pourvu que cela se passe sur la scène de la fiction. En vérité, la catharsis tragique, telle qu’Aristote la définit, permet la mise au jour des pulsions, 12 Nous savons désormais que notre humanité, elle aussi, se réinvente et se redéfinit dans l’histoire, que de nouvelles structurations institutionnelles et symboliques de nos sociétés réinventent incessamment, au cœur de l’intime, la manière dont nous vivons notre corps et notre cœur, notre identité, notre vocation d’humains. Pour ceux qui en douteraient, il faudrait revenir aux propos de Régis Debray et à la discipline médiologique qu’il a initiée. 7/15 UNIVERSITE POPULAIRE DE CAEN – THEATRE DU ROND POINT, PARIS – B. Lanot 16/12/10 les révèle au grand jour, au plus loin de l’esthétisation, de la sacralisation derrière lesquelles il est aisé de jouir de la fascination qu’elles induisent. Pour la théorie aristotélicienne, il n’est pas question de déguiser la laideur des chairs déchirées comme le font les si élégants Dexter ou Hannibal Lecter. Le cadavre de Polynice empuantit l’atmosphère : après qu’on a senti cette odeur de mort, comment rêverait-on de massacrer son frère ? Le lyrisme de la colère ne peut plus masquer l’horreur des chairs putréfiées. La tragédie procède comme Kubrick dans Orange Mécanique : le réalisateur fait jouer sur nous la séduction de la violence, notamment lorsqu’il chorégraphie superbement, sur l’air de La pie voleuse, l’affrontement entre la bande d’Alex et celle de Billy Boy. Puis il montre nue, dans une lumière qui ne sculpte plus les corps, sans plus aucun support de la bande-son, l’abjection de cette violence. Alex se prépare à violer la femme de l’écrivain, en chantant « I’m singing in the rain » et le spectateur a honte : il sait comment il a été séduit par la violence, quels désirs, quels réflexes archaïques les premières scènes ont pu flatter en lui. Mais il a vu aussi le vrai visage de ces désirs et ce visage est tout sauf séduisant. Ainsi procède l’authentique tragédie : elle suscite ‡la terreur, la pitié et la honte. Les pseudos tragédies antihumanistes récusent l’idée même de la morale : elles libèrent l’informe sur la scène de la fiction. Elles interdisent donc la sensation de culpabilité que Kubrick sait si bien susciter. La perversion des références humanistes est au principe des Bienveillantes. «Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça s'est passé ». Cette première phrase du roman multiplie les références : Max Aue se place d’emblée entre Villon et Céline. Le criminel nazi en appelle à la culture du lecteur : il l’invite à se remémorer La Ballade des pendus. « Frères humains, qui après nous vivez, / N'ayez les coeurs contre nous endurcis / Car si pitié de nous avez, Dieu en aura plus tôt merci… » Bien sûr, le dernier vers résonne dans la mémoire : «Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre ». Comment ne pas sympathiser avec Villon, compagnon des mauvais garçons toujours en passe d'être pendus et qui, évidemment, ont raison de se révolter ? Tandis que le lecteur se remémore, se récite ou cherche à retrouver ces vers, le texte le suborne : « humanistes chrétiens, à mes côtés », appelle la voix narrative, comme si elle était elle-même adepte de ces valeurs. Elle n’appelle pas le lecteur au pardon : elle ne le demande pas, au contraire elle dénonce le remords comme « geignard », « baigné [d’] hypocrisie religieuse (12)». Elle invite en revanche à la suspension de jugement. Le lecteur est sommé d’attendre la fin du récit pour mieux juger, comme il convient d’attendre la fin d’une instruction, au sens judiciaire du terme, avant le moment de la confrontation des parties qui permettra le jugement. Or tandis que le lecteur attend ce moment qui ne viendra pas, le personnage construit son ethos : une figure honorable ouverte à toutes les questions que la barbarie a suscitées. Auschwitz est-il une résurgence de l'archaïsme pré moderne ou la vérité de la modernité ? Comment expliquer que tant d'hommes « ordinaires » aient commis des atrocités ou y aient consenti ? Ces questions sont posées par un personnage qui affirme avoir jusque récemment refusé de penser (p.13 13) : cette contradiction ne semble pas avoir gêné le concepteur du roman. Un docteur en droit, regrettant toujours de n’avoir pas étudié plus avant la littérature et la philosophie, capable sur les seules trente premières pages d’invoquer Sophocle, Marx, Schopenhauer, le Coran, Eckart comme Hillberg ou Hans Frank, qui annonce qu’il passera au crible les acteurs les plus connus du IIIème Reich aurait sa vie durant refusé de penser ? Cette voix narrative est, décidément, sans cohérence aucune. Elle ne 13 Cette notation, allusion aux analyses d’Hannah Arendt sur Eichmann, sert plus à susciter la curiosité du lecteur (comment peindre au plan romanesque un Eichmann ?) qu’à garantir la cohérence du personnage. L’effet de reconnaissance est préféré à la recherche de vérité romanesque. 8/15 UNIVERSITE POPULAIRE DE CAEN – THEATRE DU ROND POINT, PARIS – B. Lanot 16/12/10 construit pas non plus de vision du monde cohérente. C’est à tort que la référence culturelle prétend faire une culture : il lui manque l’esprit, le projet, la visée14. Le lecteur avance dans le roman aussi parce qu’il ne peut croire que tant de chaos ne soit pas destiné, à un moment, à faire sens. Pour l’encourager dans cette croyance, on lui a donné des informations, on a fait appel à sa libido sciendi ou à son courage. Moralité : il s’est retrouvé confronté moins à l’horreur ou à l’inhumain qu’à une abjection superlative. Au cas où il lui viendrait l’idée d’énoncer une condamnation morale sur les propos tenus, le texte persifle sur ces geignardises hypocrites qui sentent la sacristie : la morale ne fait plus recette. La voix narrative joue ainsi avec le bruit ambiant et crée le trouble : jusqu’où ne pas juger ? Elle sait aussi en appeler au nouveau dogme de l’humour, que notre époque a paré de toutes les vertus du concept et de l’esprit critique. « Vous voulez savoir comment j’ai fini dans la dentelle ? (17) », demande celui qui vient de suggérer que, non seulement il a fait la guerre et dû tuer, mais qu’il a été acteur du pire, qu’il n’a pas « fait dans la dentelle ». Alors le lecteur, troublé, ne sait pas plus quelle vérité tirer de ce qu’il lit que le chaland confronté dans les années quatre-vingt aux publicités pour Benetton 15. Un lobby pseudo littéraire est alors là, rassurant, pour légitimer sa lecture16, pour dédouaner le lecteur de n’avoir pas jeté le livre, pour attester de la validité de ses représentations. « Je fais partie de ceux qui ont lu le livre jusqu’au bout. Je suis de ceux qui n’ont pas eu peur de l’affronter. » En rejoignant, fût-ce imaginairement, le groupe des lecteurs des Bienveillantes, notre lecteur satisfait le besoin, que nous avons expérimenté dès notre enfance, de faire valiser nos émotions et nos représentations par le groupe. Mais en se réfugiant ainsi derrière son besoin de reconnaissance, voire d’appartenance, il a, sans nécessairement le savoir, rejoint la conception post-moderne, antihumaniste du savoir. Il a souscrit à l’accumulation de références, il a donné le statut d’informations à de pseudos références factuelles. Quand le name dropping se substitue à la culture, l’accumulation référentielle à la connaissance, le savoir ne s’accorde plus à aucune sagesse. Il ne peut, au mieux, être que l’instrument d’un pouvoir. Nombreux sont parmi nous ceux que la référence érudite, dans un roman, appelle à la pensée, et nous sommes déçus (trompés) de ne jamais voir une pensée se construire, un point de vue se former. C’est cela qu’attendent en vain, tout au long de cet interminable roman, les lecteurs de bonne foi qui ont cru qu’il y avait du sens à trouver dans Les Bienveillantes. La naturalisation de l’humanité Or le discours du roman n’est pas seulement décevant, il est surtout pervers. « Réconcilions-nous, mes frères, avec notre propre monstruosité ! » telle est la prédication de Max Aue. En faisant de ce nazi pervers un avatar d’Oreste, un dernier des Atrides, le roman donne du lustre aux plus viles de nos pulsions. Le grandissement du monstre moral est un premier pas vers la légitimation du crime, et une invitation à l’admiration. Quel sens donner à la nouvelle exception criminelle ? Quand les fictions postmodernes confient à des êtres supérieurs le rôle de super criminel, elles anoblissent du même mouvement la part maudite 14 Ce magma de références hétéroclites, incompatibles les unes avec les autres, ne concerne pas que le roman : nombre de nos hommes politiques y ont aujourd’hui recours. La pensée se dissout derrière l’effet. 15 On se souvient que la plus violente exhibait un jeune homme mourant du sida. 16 S.L., débattant des Bienveillantes, disait : « comment, au terme de quelque 900 pages, pourrait-on reconnaître que le plaisir attendu n’était pas là, que l’intérêt du livre est quasiment nul ? Le constat est trop cruel ». Et B. de se tourner vers moi et d’ajouter : « toi même, est-ce que tu ne légitimes pas cette mauvaise lecture en en faisant un sujet de réflexion ? » 9/15 UNIVERSITE POPULAIRE DE CAEN – THEATRE DU ROND POINT, PARIS – B. Lanot 16/12/10 dont elles répètent à l’envi que tous, elle nous habite. Il apparaît alors que leur exception ne tient pas à une nature exceptionnelle mais à leur faculté d’accueillir en eux le surhomme que nous sommes tous en puissance. C’est pour cela qu’ils nous fascinent : ils satisfont nos fantasmes archaïques de toute puissance, de surhumanité. Ils réalisent une part enfouie de nous-mêmes et nous pouvons, par eux interposés, sur la scène de la fiction, vivre un peu de cette monstruosité enfouie. En même temps, cette monstruosité qui nous habite nous effraie, nous refusons son expression dans notre monde. Voilà pourquoi la fascination, moment où le sujet s’accorde la suspension du surmoi pour jouir sans entraves de l’innommable, est l’envers de la répulsion. Voilà pourquoi le criminel, le barbare séduisent dans les fictions et sont condamnés au traitement inhumain dans le politique. Mais pour faire admettre ce traitement inhumain, il faut d’abord neutraliser les Droits de l’homme. Cela suppose de modifier la définition que, notamment depuis Érasme et son traité d'éducation, on se faisait de l’Humanité. Les Bienveillantes le font en la considérant comme un fait. Dans le De civilitate morum puerilium (1549), il était entendu qu'on ne naissait pas homme, qu'on le devenait. Le discours antihumaniste qui se fait jour désormais affirme au contraire que l'humanité est une irréductible donnée de la nature. Dès lors, au lieu de se décliner sur les modalités du devoir, les Droits de l’Homme deviennent le lieu de revendication de l’individu, tourné exclusivement vers lui-même et vers la satisfaction de ses désirs, de ses besoins, de ses pulsions. Les Droits de l’homme étaient une invitation à se mettre au service de plus grand que l’individu. Ils posaient le devoir être au principe et à la fin de l’humain. La post-modernité en propose une version familière, qui abolit les exigences du droit17. Max Aue, juriste, qui prétend apporter les éléments pour l’instruction d’un dossier judiciaire, transforme les crimes historiques en manifestations perverses, en avatars du parricide et de l’inceste. Le discours du roman ne sacrifie pas seulement l’histoire au psychologisme ambiant, il importe à tort dans le domaine judiciaire des représentations qui concernent la psychologie morale, voire la métaphysique. Il refuse la logique du judiciaire au prétexte que nous sommes tous « concernés », que cet « humain » « ne nous est [pas] étranger ». Il confond ainsi activement justice et psychologie. L’espace du procès au contraire les distingue parce qu’il est un espace symbolique dans lequel, selon des principes (non des faits), on distingue le droit du tort. Cet espace dessine un monde conforme non à ce qu’il est mais à ce qu’il doit être. Le procès même récuse l’inhumain et l’innommable en choisissant un mot (en qualifiant le crime) qui ramène l’indicible au dicible. Le procès empêche les horreurs de se présenter comme un gouffre fascinant qui condamne au silence, à la stupeur et aux tremblements18. Denis Duclos, dans Le Complexe du loup-garou, la fascination de la violence dans la culture américaine (1994), affirme qu’on assiste à un changement de paradigme civilisationnel. La culture germanique, viking, telle qu’elle s’est construite entre le IVe et le XIe siècle, ferait retour en lieu et place, explique-t-il, de l’humanisme. La « civilisation des mœurs » (pour reprendre la formule de Norbert Élias) invitait à la pudeur, à la domestication des pulsions : devenir un homme, c’était s’arracher à sa nature. L’image du loup-garou désigne comme vaine cette entreprise : les loups-garous sont des hommes qui ne se savent 17 Pour une analyse de cette régression des droits de l’homme, on peut lire avec profit les propos de Marcel Gauchet, notamment dans Le Débat n°110, mai-août 2000, « Quand les droits de l’homme deviennent une politique ». 18 L’imprescriptibilité fait difficulté : elle s’oppose au travail de réduction de l’inhumain à l’humain, fondamental en droit. 10/15 UNIVERSITE POPULAIRE DE CAEN – THEATRE DU ROND POINT, PARIS – B. Lanot 16/12/10 pas, ne se veulent pas monstrueux. Il faut les écorcher pour découvrir qu’ils sont couverts de poils, à l’intérieur. Quand ils se réveillent aux lendemains de pleine lune, couverts de sang, ils ne savent pas ce qu’ils ont fait. Il est inutile de les juger (« ils ne savent pas ce qu’ils font ») ; il faut les abattre (ils ne peuvent échapper à leur nature, à leur sort, à la nécessité tragique). De même, puisque le Docteur Jekyll est très vite incapable de maîtriser Mr Hyde, il faut l’éliminer. Auparavant, le spectacle des métamorphoses (en loup-garou, en Mr Hyde) aura induit une vraie jubilation, laquelle n’est qu’un préliminaire à une jubilatoire répression. Que fait d’autre le serial killer et policier Dexter ? D’une pierre deux coups : il satisfait son besoin de tuer, mais seulement en exécutant des affreux (des monstres ?) si habiles que ni la police ni la justice ne peuvent s’en emparer. Qu’est-ce que cela signifie sinon que, contre la bête, il n’y a pas de discours possible, pas de raison à invoquer : il n’y a que les armes. La violence criminelle ne peut être contrée que par la violence. Ainsi s’impose la pensée manichéenne propre à la tradition viking. Ainsi sont récusés les principes sur lesquels s’est fondé l’humanisme. La négation du libre-arbitre Nos traditions voulaient que le remords saisît le criminel (dans sa cellule, là où il allait se retrouver confronté à sa conscience) et le conduisît à faire repentance, préalable à sa réinsertion ou à sa réintégration dans le commerce des hommes. Certes on ne saurait aujourd’hui plaider pour cette moralisation dont la violence n’est plus à démontrer. Mais il faut prendre la mesure de ce que la transformation du criminel en victime de ses pulsions ou de sa nature récuse toute possibilité d’exercice de sa liberté, de sa responsabilité 19. Comment en est-on arrivé là ? Je voudrais ici seulement souligner comment les représentations qui ont dominé le fait littéraire depuis la seconde guerre mondiale ont participé à ce mouvement. Revenons d’abord sur la mésinterprétation systématique de la tragédie classique : du lieu où, par excellence, s’exprimait la pensée du libre-arbitre. Pour transformer les principes d’une culture, il faut en effet d’abord cesser de les transmettre. Cela a été fait. On a effacé la pensée du libre-arbitre pour privilégier celle de la fatalité. La tragédie induit en principe, nous l’avons rappelé, terreur, pitié et, catharsis oblige, honte. Si elle nous permet d’identifier le désir sadique qui s’exprime lorsque Néron rapporte le spectacle offert par la jeune Junie pleurant au milieu de ses farouches ravisseurs, c’est pour mieux nous prémunir contre lui. Car Néron a le choix. Comme Phèdre. La tragédie en effet invite son spectateur à ne pas prendre pour argent comptant l’alibi du « fatum » derrière lequel se réfugie le personnage en quête de jubilation par et pour le mal. Phèdre accuse « Vénus » et « ses feux redoutables », lançant sur son « sang qu’elle poursuit » des « malheurs inévitables (I, 3)». A-t-on assez glosé la malheureuse formule de Péguy : « Phèdre, une chrétienne à qui la grâce a manqué » ? En vérité son discours est constamment contredit par la structure même de la pièce. Le jeu sur les malentendus (Hippolyte croit avoir mal compris l’aveu de Phèdre), la multiplication des péripéties (le retour de Thésée qu’on croyait mort, la révélation à Phèdre de l’amour d’Hippolyte pour Aricie), sont autant de procédés qui pourraient permettre au personnage de renoncer au bonheur d’être en proie à un monstrueux désir, comme à une fascinante jalousie. Mais Phèdre se repaît du monstre qu’elle est à ses propres yeux, de la noirceur extrême du crime qui lui a été, dit-elle, destiné. Phèdre, qui n’est victime que d’une sorte de démon de midi – elle veut séduire le jeune fils de son mari –, se prétend « plus 19 Elle réduit aussi la justice à sa fonction sécuritaire. 11/15 UNIVERSITE POPULAIRE DE CAEN – THEATRE DU ROND POINT, PARIS – B. Lanot 16/12/10 misérable » (I,3) que Pasiphaé engendrant le Minotaure avec un taureau, qu’Ariane abandonnée par Thésée… La nourrice Œnone qui sert à ce moment de « confidente » ne conteste en rien cette affirmation aberrante. Il faudrait face à Phèdre un Théramène qui ramenât la « fureur » de l’amoureuse à une plus juste mesure 20. Œnone n’en est guère capable… Elle ne peut (elle est, comme Narcisse, une esclave) que se laisser fasciner par la « monstruosité » qu’exhibe Phèdre. Le discours du libre-arbitre, indissociable de la pensée chrétienne (Dieu a choisi de laisser l’homme libre de se rebeller contre Lui), est constant chez Racine. La formule prononcée par Oreste au début (I,1) d’Andromaque (1667) est à cet égard significative : à son ami Pylade qui s’étonne qu’il revienne chercher auprès de l’amante qui l’a délaissé de dangereux tourments, Oreste répond : « Je me livre en aveugle au destin qui m’entraîne ». Il suffit d’une étude minimale des pronoms pour comprendre ce qui se joue. Au commencement est le sujet, doté de la liberté de choix (« je ») ; il se transforme en objet (« me ») livré, abandonné au « destin », lequel ne fait que surenchérir sur l’aliénation initiée par le sujet luimême (un second pronom complément désigne encore Oreste, le confirme dans le statut d’objet). Le libre-arbitre peut opter pour l’aliénation. Les critiques qui ont imposé les dogmes scolaires contemporains l’oublient ou le nient. Cette falsification ou cette négation de la pensée chrétienne qui anime l’écriture des classiques n’est pas seulement intellectuellement comme historiquement fautive, elle est aussi moralement suspecte : elle invite à renoncer aux valeurs de responsabilité comme de liberté21. On a beaucoup glosé « le retour du tragique22» pendant et après la seconde guerre mondiale. À l’époque, on relit la tragédie et on en réécrit. Après la lecture, l’écriture est en effet un des lieux où se joue, de manière privilégiée, l’interprétation de la seconde guerre. Selon le sens qu’on lui donne, on sert, ou non, le changement de paradigme civilisationnel qui, dès cette époque, nous menace. Selon l’acception que l’on donne au terme « tragique », on légitime, ou non, le caractère inévitable de la guerre et de ses horreurs, on nie, ou non, avec la dimension historique, la responsabilité des acteurs de l’histoire. Or la réduction au silence des analyses historiques et politiques s’est poursuivie bien au-delà de l’après-guerre. Je me contenterai ici d’ouvrir à grands traits des perspectives qui méritent d’être explorées plus avant. On peut rappeler d’abord que cette négation de l’Histoire a été en un premier temps portée, nul ne s’en étonnera, par les milieux proches de (ou approchés par) la collaboration. Mais l’étendue du propos ne saurait être prise à la légère. Ainsi, les choix poétiques du film Shoah, de Lanzmann (1985), ont servi un dogme qui rejoint ceux des adversaires du réalisateur. Ce documentaire ou cette enquête, qui refuse les documents d’époque, refuse de participer au voyeurisme de l’horreur, à la servir en suscitant son pouvoir de fascination, a été, paradoxalement, utilisé pour légitimer le discours de la fascination. On s’est appuyé sur lui pour interdire toute image, toute représentation, toute construction d’une analyse, d’une 20 C’est le rôle exercé par ce précepteur, à la scène 1 de l’acte I, sur le jeune Prince Hippolyte, lorsque celui-ci s’accuse, à tort, d’une monstrueuse transgression (il s’agit, en fait, d’un désir amoureux que Théramène désigne au contraire comme « chaste »). Le parallèle entre les deux aveux : celui d’Hippolyte à Théramène (I, 1) et celui de Phèdre à Œnone (I, 3) est construit avec une grande rigueur par le texte. Il oppose terme à terme les deux couples, les options des personnages. Mais il dessert la cause de la nécessité tragique. Nos manuels ne le repèrent donc pas. 21 À cet égard, les analyses falsificatrices de Lucien Goldmann qui, dans Le Dieu caché (1955), traite (maltraite) et Les Pensées de Pascal et le théâtre de Racine, ont joué un rôle catastrophique. 22 Jean-Marie Domenach en a fait le titre d’un ouvrage qui a longtemps occupé les classes du secondaire en 1967. 12/15 UNIVERSITE POPULAIRE DE CAEN – THEATRE DU ROND POINT, PARIS – B. Lanot 16/12/10 interprétation de l’extermination ; Shoah a nourri la pensée de « l’indicible », ou de « l’innommable ». Shoah a servi à interdire la pensée. Pourtant l’esthétique incriminée ne légitime pas par elle-même cette dogmatique23. Une chose est le silence de la bande son tandis qu’un plan fixe donne à méditer sans mots sur les rails d’Auschwitz (choix éthique et poétique de Lanzmann) ; autre chose est de se laisser hypnotiser par un gouffre inaccessible à l’humain. Georges Didi-Huberman le rappelle dans Images malgré tout (Minuit, 2003) en citant ce que G. Agamben écrivait en 199824 : « Pourquoi conférer à l’extermination le prestige de la mystique ? […] Dire qu’Auschwitz est « indicible » ou « incompréhensible », cela revient à euphèmein, à l’adorer en silence comme on fait d’un dieu […]. C’est pourquoi ceux qui, aujourd’hui, tiennent à ce qu’Auschwitz reste indicible devraient se montrer plus prudents dans leurs affirmations. S’ils veulent dire qu’Auschwitz fut un événement unique, devant lequel le témoin doit en quelque sorte soumettre chacun de ses mots à l’épreuve d’une impossibilité de dire, alors ils ont raison. Mais si, rabattant l’unique sur l’indicible, ils font d’Auschwitz une réalité absolument séparée du langage […], alors ils répètent à leur insu le geste des nazis, ils sont secrètement solidaires de l’arcanum imperii. » Les propos de G. Agamben peuvent servir à analyser les fictions à résonance historique conjuguant eros et thanatos, désir et pulsion de mort qui ont fait florès dans les années qui accompagnèrent ou suivirent les horreurs de la seconde guerre mondiale. Elles ressortissent du même goût dévoyé du sacré, de la même perversion fascinée qui nie l’Histoire que celle que nous avons dénoncée chez Liliana Cavani. « Tu me tues, tu me fais du bien », ce motif récurrent de Hiroshima mon amour25 (le scénario est de Marguerite Duras, la réalisation, d’Alain Resnais), alterne avec « Tu n’as rien vu à Hiroshima, rien. / J’ai tout vu, tout ». Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour reconnaître dans ce motif du « tout voir = ne rien voir », l’obsession perverse qui fait que l’exhibitionniste en appelle à ce fantasme infantile du « il n’y a rien à voir, parce que le phallus n’existe pas »… Quant à l’assimilation entre « Hiroshima » et « mon amour », entre la mort et l’amour, la destruction et le désir, elle ressortit de cette perversion de l’amour en Occident que Denis de Rougemont, dès 1936, dénonçait. Si on veut poser l’équation clairement, on arrivera à ceci : Hiroshima-Thanatos = eros-mon amour = rien ou = gouffre indicible (circulez : il n’y a rien à voir ni à penser), variation nihiliste dont les intellectuels français ont longtemps été dupes, ou le sont encore. Pour conclure au nom du tragique Que reste-t-il aujourd’hui de cette sacralisation du gouffre ou du monstrueux ? Quasiment rien, sans doute, mais assurément, cette déresponsabilisation-là aura servi à préparer la naturalisation du crime qui menace aujourd’hui de gagner notre culture. Car nous vivons un moment d’interrogation spécifique sur le mal. Nous sommes encore confrontés à ces horreurs de l’histoire qui, dès 1914, ont – quoi qu’en dise Charlotte Lacoste, dont les 23 Ce film, qui est entré dans les référents scolaires, fait, hélas, dogme aujourd’hui. J’écris « hélas » parce que, dès qu’une pensée vivante se fait dogme, elle meurt. Shoah fut un moment essentiel pour la lutte contre le voyeurisme et le retour à une dignité des victimes, la proposition d’une juste distance. Cela ne veut pas dire que l’œuvre de Lanzmann ne puisse être contestée. La figure du justicier sauvage qui, à certains moments, se fait jour est plus que contestable : elle participe d’un sournois déni de la valeur du droit, d’une forme de régression postmoderne. 24 Ce qui reste d’Auschwitz, Rivages, 2003 pour la traduction française. 25 1963 13/15 UNIVERSITE POPULAIRE DE CAEN – THEATRE DU ROND POINT, PARIS – B. Lanot 16/12/10 naïvetés, dans ce domaine, étonnent – été vécues comme un inédit tel que les catégories de la pensée historique ne pouvaient en répondre. C’est ainsi que nous sommes entrés dans ce qu’Annette Wieviorka a appelé « l’ère du témoin ». Avec la crise des idéologies, ou « la fin des grands récits26 », vint l’ère d’un témoin quasiment muet, peu susceptible de nourrir une idéologie dangereuse, celle de la victime27 (de préférence enfantine). Nous en sommes au moment d’épuisement de cette figure, au moment où il nous faut interroger à nouveau la figure du « monstre», la question du tragique. L’histoire est-elle tragique ? Si l’on veut par là entendre cette nécessité, ce fatum qui fascine les amateurs de sordide, la tradition humaniste répond que non. En revanche, elle connaît une autre conception du tragique, celle qui se souvient des grands récits d’entrée dans l’Histoire comme entrée dans le bruit et la fureur, celle qui rappelle, au plus loin des conceptions manichéennes, qu’il n’y a pas d’innocents et qu’en agissant, on se salit les mains. Horace, le personnage éponyme de la tragédie de Corneille (1640), est un représentant exemplaire de cette relecture humaniste de la « souillure ». Choisi comme champion par Rome contre Albe, il doit combattre jusqu’à la mort Curiace, amant de sa sœur, frère de sa femme. Il ne pourra pas, quelle que soit sa « vertu », et quand bien même on accorde une valeur transcendante à la « patrie » à laquelle il dévoue sa vie, se croire innocent du sang qu’il a versé, du sang de son frère Curiace. La tragédie est le récit de sa conversion : il apprend que la condition humaine fait de nous des coupables 28 et qu’il lui faut vivre avec cette conscience déchirée (telle est la réinterprétation par Corneille du dogme du péché originel). Mais accéder à la conscience de cette culpabilité essentielle ne permet pas de se réconcilier avec sa propre abjection, ni de se contenter de s’en désoler, sur le mode hypnotique. C’est une invitation à la vigilance. On peut à cet égard faire l’éloge de romans récents qui ont traité le drame de l’Algérie. Le roman n’est pas le témoignage : il n’est pas toujours le fait de vils « fictionneurs » comme le voudrait Charlotte Lacoste. Il propose une lecture, une vision, une interprétation salutaire du chaos de l’Histoire. La génération des enfants des combattants d’Algérie a dû affronter cette question des « mains sales », sans complaisance à l’abjection, sans simplisme moralisateur. Je pense particulièrement à l’admirable Ruine, qu’Alain Spiess a publié en 2004 et qui a manifestement nourri l’imaginaire de Laurent Mauvignier dont le roman Des Hommes (Minuit, 2009) a été largement salué par la critique. Je pense aussi à Où j’ai laissé mon âme, que Laurent Ferrari vient de publier chez Actes Sud (2010) et qui relit avec une vraie profondeur éthique les témoignages des combattants, particulièrement celui du colonel Jacques Allaire. Voilà des œuvres qui proposent une lecture tragique de l’Histoire sans abdiquer devant 26 La formule, qu’on doit à Jean-François Lyotard, englobe à la fois les grands récits de la modernité, au premier rang desquels on trouve la croyance dans le sens de l’histoire, mais aussi tous les engagements utopiques ou utopistes, tous les systèmes d’explication de l’histoire qui ont nourri les engagements militants. On se défie aujourd’hui des idéologies et des utopies parce qu’elles sont réputées avoir nourri la barbarie du XXème siècle. Cette défiance peut nourrir le nihilisme contemporain. 27 On peut à ce propos consulter les analyses d’Enzo Traverso Le Passé, Mode d’emploi : histoire, mémoire, politique, La Fabrique, 2005. 28 On peut, pour échapper à la vision d’une culpabilisation doloriste, lire avec profit le petit ouvrage de Derrida, Donner la mort (Galilée, 1992). Il y affirme que, étant voués à venir en aide à tous les autres, étant confrontés à l’impossibilité d’accomplir ce devoir, nous nous trouvons incessamment sommés de trahir ou d’abandonner soit l’un, soit l’autre. Écouter un enfant, c’est aussi laisser l’autre enfant à lui-même, nourrir un affamé, c’est aussi laisser un autre affamé mourir de faim. En prendre conscience ne conduit pas tant à battre sa coulpe qu’à empêcher la bonne conscience qui pervertit la charité, et à retrousser ses manches… 14/15 UNIVERSITE POPULAIRE DE CAEN – THEATRE DU ROND POINT, PARIS – B. Lanot 16/12/10 la responsabilité qui fait notre dignité, des œuvres qui réinventent, renouvellent ce que j’ai appelé « la tradition humaniste ». À l’opposé de celle-ci, il se découvre une lecture de l’Histoire, ouverte aux fantasmes du Mal absolu et de son gouffre fascinant. Elle met en scène des Mr Hyde, construit pour chacun de nous un jumeau maudit, irréductible agent de la violence et de la barbarie. Quand ce monstre se manifeste sur une autre scène que celle de la fiction, nous sommes aujourd’hui invités non seulement à l’éradiquer par la violence mais aussi, mais surtout à le lyncher. Avons- nous remarqué à quel point le bruit social nous invite à ces bienheureux moments de consensus contre le mal, contre le monstre : à vivre l’exaltation sacrificielle que décrit René Girard quand il décrit la crise victimaire? Il est temps pour nous de prendre garde à ces discours pervers. Sans doute conviendrait-il aussi d’interroger ce motif récurrent du double, constant dans les sagas nordiques (dont l’imaginaire, explique Denis Duclos, menace nos traditions). Il prend une force inédite lorsque les troubles propres à notre époque de massification, de sociétés de contrôle, font verser le conformisme dans la normopathie : engagent des êtres dans une pseudo existence, les font vivre sur le mode du faux self29. 29 Chaque période a ses pathologies. Celles de nos sociétés, qui menacent de tourner à la « société intégrale », selon les termes de Cédric Lagandré (Flammarion, 2009), sont décryptées avec pertinence par le psychanalyste Hans Kohut qui s’inscrit dans la continuité de la pensée de Winnicott. 15/15