L`image de Venise en musique selon Giovanni Morelli

Transcription

L`image de Venise en musique selon Giovanni Morelli
L’image de Venise en musique
selon Giovanni Morelli
« Reconstitution » en forme de dialogue
Giordano FERRARI (Université Paris 8)
Michele GIRARDI (Université de Pavie)
1. (GF) Tout d’abord, je voudrais préciser que je ne peux parler des
écrits de Morelli que « de l’extérieur », comme quelqu’un qui découvre sa
pensée et non pas comme quelqu’un qui aurait partagé un bout de
chemin avec lui. En effet, je n’ai pas eu la chance d’être son étudiant, ni
d’habiter Venise, même si ma rencontre avec Morelli est liée à un
moment très important de ma vie de musicologue : mes débuts dans le
cadre des colloques de la musicologie « officielle », au milieu des années
1990. En effet, j’avais envoyé une proposition pour participer à un
colloque à la Fondation Cini de Venise (poussé par Michele Girardi) où
je présentais une intervention sur l’opéra radiophonique avec une
attention particulière au Don Perlimplin de Bruno Maderna et Morelli m’a
ensuite proposé de participer à un deuxième colloque, consacré à
Hölderlin, où j’ai parlé sur l’Hyperion, toujours de Maderna. Il s’agissait de
mes deux premiers colloques : Morelli, Maderna et Venise, donc.
Ensuite, au cours des années, nous avons établi un rapport fondé sur
une complicité « à distance » : par exemple, lorsque plus récemment – on
est en 2010 – je lui soumis le projet sur le théâtre musical de Luciano
Berio, cela s’est fait avec un échange rapide et succinct par courriel, sans
besoins d’une véritable discussion (ou tractation musicologique) avec des
directions ou des interdits : il m’avait dit tout simplement « oui,
d’accord ».
Notre rencontre musicologique et humaine s’était donc faite autour
de la figure du compositeur Bruno Maderna et en 2007, ensemble avec
Laurent Feneyrou et Geneviève Mathon, nous avons publié la traduction
française de l’essai « La Charge des Quodlibet » dans le premier des deux
volumes A Bruno Maderna, qui est actuellement un des rares textes de
Morelli traduits en français 1 : il me semble donc tout à fait naturel ici
A Bruno Maderna, vol.I, Paris, Basalte, 2007, pp. 405-435. Ce texte est repris dans le
présent volume. À partir de maintenant – et sauf indication contraire – toutes les
1
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d’entamer une réflexion sur « l’image de Venise » par cet article.
2. (MG) Maderna et Venise, mais aussi Maderna, Nono et Venise, et
Morelli, donc. Giovanni s’est conduit avec Giordano comme je m’y serais
attendu, c’est-à-dire d’une manière très semblable à celle avec laquelle il
m’avait pris sous son aile à l’époque de ma thèse, quinze ans avant : il a
évalué le sujet et il s’y est intéressé, afin de travailler avec ce jeune
expatrié en France. En outre Morelli, qui a publié ses essais dans
n’importe quel type de publication sans faire de différence entre la
recherche et la vulgarisation, mais suivant des lignes spécifiques de
recherche qui étaient toujours les mêmes, aimait à célébrer les liens entre
Venise et le monde, en particulier avec Rome, Vienne, Milan et,
précisément, Paris.
Maintenant, je propose une brève parenthèse biographique par
rapport à la numérologie. Morelli a pratiqué, parmi beaucoup d’autres
choses, comme l’a rappelé dans un essai exégétique de ses écrits
Gianfranco Vinay, « une musicologie satirique 2 ». Dans une de ses
contributions les plus amusantes, un évident faux, intitulé Liebestod
Forever, une nouvelle en images et en textes ironiques – attribuée à une
improbable Hebe Irene Bunn – qui prend Parsifal comme prétexte pour
se confondre en un tourbillon kaléidoscopique d’idées, le chercheur
divise le matériau en douze parties 3. Pour ceux qui s’intéressent aux
numéros : Morelli est décédé le 12 Juillet 2011, mais le douze est d’une
importance particulière dans les relations personnelles entre nous et le
sujet que nous sommes en train de célébrer, parce que douze années
séparent la naissance de Giovanni Morelli de la mienne, et il y a aussi
douze années entre moi et Giordano Ferrari, dans une relation entre
citations dans le texte sont tirées de cet article. Le texte en italien avait été publié sous le
titre « La Carica dei Quodlibet. Note sulla tipologia ideale di una ‘nuova scuola
veneziana’ all’uso degli incroci di lettura delle opere di Maderna, Nono e Malipiero »,
dans La Carica dei Quodlibet. Carte diverse e alcune musiche inedite del Maestro Malipiero, édité
par Giovanni MORELLI, Firenze, Olschki, pp. 111-138. Nous signalons qu’en français
avait déjà été publié : « Une troisième pratique. Nono et la relation compositionnelle
mémoire/oubli, dans Luigi Nono », n. spécial de Contrechamps, édité par Philippe
ALBERA, Paris-Milano, Ricordi 1987, pp. 115-121 ; trad. it. in Nono, édité par Enzo
RESTAGNO , Torino, EdT Musica, 1987, pp. 227-228. Ce texte est également repris dans
le présent volume.
2 Voir Gianfranco VINAY, « Vingt ans après. Genesi, sviluppi e viluppi della
musicologia satirica », Avidi Lumi (année IV, numero 11, février 2001). Texte repris en
français dans le présent volume.
3 Voir Liebestod Forever. Morte della trasformazione/trasformazione della morte, Pastiches et
mélanges edités par Hebe Irina BUNN, Venezia, Edizione dell’Ufficio stampa del Teatro
La Fenice, 1983.
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maîtres et élèves qui n’a rien d’académique : pour célébrer cette triple
relation nous avons choisi de diviser notre intervention en douze parties,
en alternant dans l’exposition.
Je vais raconter en deux mots la philosophie de cette contribution à
quatre mains, en commençant par un constat : Morelli a voulu construire
un pont entre la Renaissance et le baroque éblouissant vénitien, dans ses
multiples facettes, et la Seconde Guerre mondiale, quand a explosé le
talent de deux génies de l’avant-garde qui étaient des étudiants à leur
manière, d’un tuteur aussi bizarre que Gian Francesco Malipiero : Bruno
Maderna, maître à son tour, mais plutôt une sorte de grand-frère pour
Luigi Nono. Le long arc artistique et culturel esquissé par Morelli est
étroitement lié à des expériences et soutenu par des écoles qui ne sont
pas de véritables écoles, comme Giordano le dira mieux, plutôt des
« ateliers » entre rues et canaux, où flotte un directeur d’orchestre
« communiste » comme Hermann Scherchen dans l’année symbolique de
quarante-huit (du XXe siècle, mais qui se réfère aussi à l’année
révolutionnaire 1848). J’irai relire certains des écrits de Morelli, y compris
en particulier les contributions fondamentales à L’histoire de Venise de
l’Encyclopédie italienne (1997, 2002), en essayant de faire ressortir la
perspective d’une seconde école de Venise, une sorte de paradoxe que
Giovanni, qui se méfiait des écoles « traditionnelles », n’a jamais écrit, en
effet. Maintenant Giordano revient au Quodlibet, qui est le point
culminant de cette stratégie.
3. (GF) Commençons par le sous-titre de l’essai : « Notes sur la
typologie d’une ‘nouvelle école vénitienne’ à l’usage d’une lecture croisée
des œuvres de Maderna, Nono et Malipiero ». Ici déjà la perspective est
très intéressante : « typologie » et non pas « définition » ; qui sert (à
l’usage) pour une « lecture » (donc interprétation) « croisée », donc faite
pour souligner des relations parmi les œuvres de Maderna, Nono et
Malipiero.
L’essai se concentre d’abord sur la question de l’École. Une école que
les trois compositeurs « auraient eux-mêmes accréditée et élaborée ».
Morelli ne donne pas les références des textes ou des sources qui
confirment cette affirmation. Par contre j’ai trouvé quelques
informations dans l’article de Veniero Rizzardi « La ‘Nouvelle école
vénitienne’ Maderna et Nono dans les années 1948-1951 4 ». Rizzardi
Publié toujours dans A Bruno Maderna, Paris, Basalte, vol. II, 2009, pp. 63-90. Le texte
en italien avait été publié sous le titre « La nuova scuola veneziana », in Gianmario
BORIO , Giovanni MORELLI et Veniero RIZZARDI (éd.), Le musiche degli anni Cinquanta,
Serie Archivio Luigi Nono. Studi I, Firenze, Olschki, 2004, pp. 1-59.
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affirme que « au-delà de ce que suggère la constellation historique et
bibliographique dans laquelle se trouvent les deux jeunes compositeurs
(Maderna et Nono), nous n’avons aucune preuve consistante, aucun
document qui pourrait justifier, au regard des techniques de
composition, l’existence de cette « nouvelle école vénitienne » que
Maderna se plaisait à avoir créée autour de lui » (et pour cela Rizzardi
s’appuie sur le témoignage de Renzo Dall’Oglio, compositeur et autre
« élève » de Maderna) 5. Je peux ajouter que s’il n’y a pas de document à
notre connaissance sur une « école vénitienne », Nono et Maderna ont
souvent évoqué leur rapport à la musique ancienne de Venise : il suffit de
rappeler l’entretien de Nono avec Cacciari et Michele Bertaggia sur
Prometeo publié dans le programme de la création à Venise en 1984, où
Nono parle de San Marco, des Gabrieli, de Zarlino et aussi de Malipiero
à qui il reconnaît « le mérite d’insister sur l’importance de l’écoute de la
musique du XVIe siècle et de l’étude des auteurs des traités ». Mais à qui il
reproche de n’avoir « pas su proposer en même temps une approche
nouvelle de l’écoute musicale : il s’est employé uniquement à obvier aux
‘limites’ d’un système donné d’ordonnance de sons, celui de la musique
tonale ou chromatique, en suggérant précisément un retour au système
de l’époque, le système modal 6 ».
Donc, il ne s’agit pas d’une « école » affirmée, ni d’une « école » qui
pourrait marquer un chapitre dans un manuel d’histoire de la musique,
mais une ‘école’ dont l’existence a besoin d’être démontrée et expliquée.
De plus, si l’on observe bien, Rizzardi construit cette école autour de
Maderna (Nono et Dall’Oglio étant les élèves) avec Malipiero comme un
des modèles possibles, ensemble avec Scherchen et Dallapiccola. Morelli,
comme on le verra, voit cette « école » centrée autour de Malipiero. Pas le
même maestro... et peut-être pas la même perspective.
Tout d’abord : comment Morelli s’y prend-il pour démontrer
l’existence de cette école ? Pour commencer il rappelle la fréquentation
par Maderna de « l’énigmatique » (Morelli) cours de « hautecomposition » dirigé par Malipiero au Conservatoire de Venise ; mais
aussi « le désir d’une puissante action sismique au sein du cadre
contemporain » (que Morelli trouve aussi « malipiérien ») ; ou encore la
découverte des traditions oubliées au cours du XIXe siècle comme la
Ibidem, note 3 à p. 85.
Michele BERTAGGIA, « Prometeo-conversation entre Luigi Nono et Massimo
Cacciari » dans le programme du festival d’Automne, Paris, 2000, p. 137. Paru pour la
première fois en italien dans Verso prometeo. Luigi Nono, édité par Massimo CACCIARI,
Milano, La Biennale-Ricordi, 1984, p. 28 (« conversazione tra Luigi Nono e Massimo
Cacciari raccolta da Michele Bertaggia », p. 28).
5
6
326
« musique ancienne vénitienne », étroitement liée à un travail dans les
secrets des bibliothèques de Venise ; et surtout une série d’entretiens
informels et de « conversations élevées » (Morelli) entre les trois
musiciens. Une « école » qui prend fin lorsque Maderna et Nono suivent
les cours d’interprétation de Hermann Scherchen pendant l’été 1948,
c’est-à-dire le contact avec l’esprit de la Nouvelle Musique en réalisant,
d’après Morelli « une rupture immédiate et définitive des jeunes
boutiquiers avec la boutique vénitienne ». Je fais remarquer qu’il s’agit du
moment où Rizzardi place le début de sa « Nouvelle école vénitienne ».
4. (MG) Sinon leur maître, un maître du moins également reconnu par
Maderna et Nono (selon Morelli), Malipiero a senti une véritable
répulsion pour l’opéra italien du XIXe siècle, qu’il a défini comme une
« infection7 », et a été parmi les causes qui l’ont conduit à célébrer une
sorte de modernité ante litteram dans l’Italie au XVIIe siècle, et en
particulier dans Monteverdi, doge du théâtre musical à Venise dans les
premières années de la vie de l’opéra 8. De ce siècle d’or qu’était le XVIIe,
Morelli était sans doute l’un des plus grands exégètes, et c’est à partir de
là que nous devons commencer à trouver le fil conducteur qui nous
emmènera ensuite jusqu’à Maderna et Nono.
Caput mundi dans le commerce avec l’Orient, la Venise baroque
bénéficie d’un système de production théâtrale qui a suscité l’intérêt des
Voir Gian Francesco MALIPIERO , « I Conservatori », Il pianoforte, n. 12, 1921 (cité dans
La Rassegna musicale, anthologie éditée par Luigi PESTALOZZA, Milano, Feltrinelli, 1966,
p. 598). Dans la polémique avec Pizzetti sur l’opéra italien, selon Malipiero, « le théâtre,
ou plutôt le mélodrame » est la cause de l’assoupissement forcé du « sens de la
polyphonie vocale » (ibid., p. 598).
8 « Il a été le précurseur de tout et de tout le monde, même de ceux qui ne pouvaient
pas subir son influence directe, car ils étaient nés quand il a été fatalement oublié. Dans
ses œuvres, il y a des idées, des thèmes, des progressions d’accords et des rythmes de
Bach, Beethoven (dans le huitième Madrigal du sixième livre il y a tout un passage à la
Beethoven), Domenico Scarlatti et Chopin, et ce dernier ne doit pas être surpris :
Domenico Scarlatti est le lien entre Monteverdi et toute la musique du XVIIIe siècle et
les romantiques », Gian Francesco MALIPIERO , Monteverdi, Milano, Treves, 1930,
Introduction, pp. 25-41. Juste avant, il avait écrit : « Le Couronnement de Poppée et Orfeo
devraient toujours être sur la scène italienne. Ils sont les piliers les plus solides de notre
théâtre musical et peuvent dignement occuper une place d’honneur dans le ‘répertoire
national’. La même chose devrait être dite pour la musique chorale de Claudio
Monteverdi, mais manquent malheureusement les chanteurs qui peuvent interpréter la
musique ancienne polyphonique italienne. Il n’est pas facile de réformer l’oreille et de
développer le sens perdu de la polyphonie non encore totalement dans une tonalité
diatonique. Si on souhaite créer de nouvelles écoles chorales, où instruire les chanteurs
et les habituer à ‘entendre’ les tonalités antiques qui sont les plus modernes, l’exécution
de la musique chorale de tous les âges n’offrirait pas plus de difficulté. »
7
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chercheurs : l’opéra sort des cours conquérant à Venise un modèle
formel qui a prévalu dans le monde du théâtre musical ensuite et qui est
resté en vogue jusqu’aux premières décennies du XVIIIe siècle. Je viens de
résumer ce qu’a écrit dans la section « Vie théâtrale » du lemme
« Venise », publié dans l’Encyclopédie italienne (1937), Gastone Rossi-Doria,
un élève de Malipiero qui est ici même le porte-parole du musicien, et je
le cite quand il détecte les caractéristiques d’une école vénitienne
historique :
[Venise] a donné [à] la ferveur de la vie [de chaque mouvement
musical européen à travers les âges] (au moins jusqu’à la fin du
XVIIIe siècle) une puissante impulsion pour ses tendances
esthétiques, clairement reconnaissables à chaque instant. Et cette
impulsion est devenue une réalité dans l’art de cette grande école
de musique que l’on dit simplement « vénitienne » et qui
comprend dans son développement deux expressions capitales :
la polyphonie vocale et instrumentale de la chapelle de S. Marco
(croissance maximale dans la seconde moitié du XVIe siècle) et
l’opéra du XVIIIe siècle.
Bien que partant d’hypothèses différentes, Morelli reconnaît
également ce phénomène artistique traitant de la musique dans la
« Venise baroque » de l’Encyclopédie italienne (1997), que j’ai déjà citée 9, un
véritable essai critique qui met l’accent sur une approche systématique,
plutôt qu’historique. Morelli commence avec une prémisse importante,
qu’il suivra plus tard avec une grande cohérence :
Je ne pense pas que la musique de Venise puisse être configurée
comme un phénomène tout-historique, progressant selon un
projet évolutif (totalement perdu) ou selon la correspondance à
un projet d’interprétation (fondé historiographiquement), mais
progresse plutôt, pour ainsi dire, comme ‘se laissant produire’
[...] dans un contexte où le caractère public-et-représentant d’une
politique-sociale-morale exercée par l’État, cependant ‘libre’,
essentiellement ‘libre’, n’est plus l’expression de sa volonté
souveraine. Il n’est pas la réalisation de son projet politique, ou
bien ses ‘œuvres-entreprises’, mais c’est le genre de papier blanc
(ou une serviette en papier) qui se bourre et se trempe
d’événements appelés à se produire dans son environnement
Treccani.it. L’enciclopedia italiana. Storia di Venezia (1997) La Venezia Barocca – Arte e
cultura: la musica. Chapitre III La musica. URL : http://www.treccani.it/enciclopedia/lavenezia-barocca-arte-e-cultura-la-musica_(Storia-di-Ven ezia)/.
9
328
social. [...] Je crois aussi que la labilité devenue telle dans le
temps historique, que la continue labilisation, en fait, la relation
progressive avec sa propre histoire, avec leurs propres
événements, que la généralité progressive de son rôle de
structure de maintien d’une tradition artistique spécifique et
inoxydable, font de la musique de Venise un prototype étrange
(inattendu et un peu inconnu) de la condition évoluée – la soidisant ‘classique’ ou ‘romantique’ – encore à venir. Là où, avec
l’expression « musique moderne » on entend une musique ‘non
plus fonctionnelle’, une musique délivrée de la ‘poésie’ par la
grâce de la dissolution de contraintes relatives (à la ‘politique’
locale ou historique et réelle, réelle ou historique) de ses parties
physiologiques avec le monde. Tout cela arriverait à Venise, au
cours des XVIIe et XVIIIe siècles, dans une mesure, paradoxale, la
plus pertinente de la connotation/identification avec
l’environnement.
Morelli commence alors en ouvrant la première fenêtre sur la
vocation de Venise à la modernité, dans une relation à son identité
politique et culturelle affranchie de besoins évolutifs. La perspective
offerte par l’Encyclopédie italienne en 1937 a ensuite été révisée, donc, mais
les conditions de la position anormale de Venise dans le temps de la
modernité après la Seconde Guerre mondiale, y étaient déjà tracées.
5. (GF) En revenant à la « Charge des Quodlibet », après avoir évoqué la
« rupture […] des jeunes boutiquiers avec la boutique vénitienne », Morelli
cite une série d’extraits de la correspondance de Maderna et ensuite de
Nono avec Malipiero. Ces cinq pages sont ainsi introduites : « …des
extraits de quelques lettres, très peu nombreuses, timides et presque
ombrageuses de Maderna au maître Malipiero, suivis immédiatement de
quelques morceaux d’un lent dialogue épistolaire, extrêmement lâche,
presque vide, mais aussi délicat, jusqu’à l’attendrissement, entre Malipiero
et Luigi Nono. »
Suit ce long passage d’extraits des lettres, sans commentaire
supplémentaire (sauf quelques petits « apartés » en italique assez
grinçants), un portrait assez consistent de la figure humaine et artistique
de Malipiero. Tout d’abord, Morelli souligne un Malipiero renfermé dans
une image d’« intellectuel », « dans une époque où la règle officielle est de
présenter les maîtres comme des musiciens fiers de ne pas être des
intellectuels » et ensuite un musicien qui a horreur du romantisme et qui
ne veut pas non plus être identifié à l’intérieur d’un cadre de tendances,
« là, où semble émerger comme instance première la recherche d’une
329
‘non-appartenance’ totalement exacerbée, jusqu’à devenir, dans le
schéma de l’idiosyncrasie, un style même, en un certain sens, une ‘école’.
Une école de toute évidence sui generis ». Et aussi, Morelli insiste sur le
fait que « les définitions successives des caractères (inimitables) de son
hypothétique ‘style’ ont toujours été trop énigmatiques, ironiques,
doubles, doublées ou dédoublées ; mais une véritable école... ». Donc, si
l’on suit son raisonnement, il ne s’agit pas d’une école où l’art du maître
est un modèle pour les élèves (puisqu’inimitable), mais fondée sur une
pensée qui refuse toute appartenance. Là, Morelli distingue dans l’école
une « droite maliperienne » constituée « par une multitude dense de
modestes jeunes gens, vite voués à la décrépitude, et qui empruntèrent au
maître, en le vampirisant, non seulement la mimique de quelques gestes
compositionnels souvent répétés et même faciles, une sorte d’idéologie
de vague refus du présent et du passé », mais aussi une « évanescente
‘gauche’ : où identifier deux ‘pour ainsi dire élèves’ mythiques, modernes
et même communistes : Maderna et Nono ».
Arrivé à ce point, je rappelle un autre élément soulevé par Morelli :
Malipiero écrit dans le « petit dictionnaire de critique musicale » publié
sur L’ambrosiano (1931), pour l’entrée « Génie » : « Génie est ce musicien
défunt qu’on cite quotidiennement en exaltant ses œuvres, en racontant
sa vie, et qu’on agite comme un épouvantail pour éviter que de nouveaux
génies musicaux ne viennent troubler la quiétude des critiques amoureux
de tranquillité ».
6. (MG) Je reste encore dans sa discussion du XVIIe siècle vénitien pour
trouver un autre trait distinctif de la pensée critique de Morelli, et je
voudrais commencer par son évaluation du Maestro di Cappella, qui,
plus que tous les autres initiés, est chargé de préserver le « patrimoine de
l’identité [vénitienne] à travers la musique ». Parmi les fonctionnalités
émerge la capacité
dans le renouvellement (une Renovatio modérée) des attentes de
l’écoute, qui sont les plus communes dans et pour toutes les
classes sociales ; si sensibles, toutes, au ‘spectacle’ de la
conformité avec les conventions. Enfin, le maître doit aussi être
capable de se ‘vénitieniser’ beaucoup, surtout, bien sûr, quand il
s’agit de musique provenant de civilisations lointaines [...] ou,
plus subtilement, pour être en mesure de plier poliment certaines
habitudes vénitiennes aux manières de son style personnel, ou
aux fondements de son école.10
10
MORELLI, La Venezia Barocca – Arte e cultura: la musica. Chapitre III, La musica, op. cit.
330
Cependant Morelli n’oublie pas de mettre l’accent sur « l’imprécision
de la notion d’‘école’ à un moment où l’enseignement de la ‘composition
musicale’, ou n’existe pas ou n’est pas pratiquée ». Le Maître travaille,
bien payé, au service d’une noblesse amoureuse de la nouveauté et
surtout enchantée par les « preuves/créations d’une intelligence
capricieuse », et il est également libre d’adopter les principes didactiques
qui lui semblent les plus appropriés. Morelli passe ensuite en revue les
« maîtres du Maître », et après « la république de Venise, en tant qu’état »
vient à l’avant-scène « un impresario libre », qui pourrait être défini
comme un « archi-bourgeois. Un très beau bourgeois des origines », qui
« pour le dire avec Razzi 11 ‘est amoureux de la musique’ et ‘du maximum
de nouveauté’ ». Dans une glose brillante, Morelli avertit que
n’échappera pas au lecteur que cette forme de commande est
très moderne, et pour qu’elle devienne encore plus moderne, ou
‘bourgeoise’, il suffira seulement que ‘ses semblables’
mentionnés ci-dessus ne soient plus ‘les autres patriciens’
vénitiens ou d’autres citoyens ‘dogabili’ [candidats admissibles à
devenir doge de Venise], mais ‘tout le genre humain’ libéré et
rendu fraternel par les révolutions, l’anthropologie et les
conventions maçonniques de ‘ l’après du Siècle des Lumières’12.
7. (GF) Il y a donc là une vision très particulière de l’idée d’école qui est
en train de se dessiner et qui semble être le véritable sujet de l’essai sur
les Quodlibet. En effet, après avoir rappelé quelque « héritage » possible
malipiérien dans l’œuvre de Maderna et de Nono (comme
« l’insatisfaction, sinon la répulsion à l’encontre de la forme close dans
les créations chez Maderna »), Morelli revient à nouveau sur le concept
d’école en rappelant le rapport qu’il décrit comme une « partie de tennis
ente partage/affinité et rancœur/dégoût » entre Malipiero et ses deux
élèves à sa « gauche ». Un rapport qui le renvoie à une œuvre de
Malipiero des années 1950, où la question du « caractère vénitien » et la
question de l’école sont au cœur de l’œuvre : Magister Josephus pour quatre
voix solistes et orchestre. Au centre de ce « pamphlet de concert »
« Le 5 décembre 1643, Giacomo Razzi, [...] un chanteur romain
dans la Chapelle de San Marco, écrivit au maître titulaire de l’église
Apollinaire (et du Collège allemand annexé), Giacomo Carissimi, [...]
de venir pour succéder à Claudio Monteverdi, qui était mort après
direction prestigieuse de la chapelle ducale » (Ibid.).
12 Ibid.
11
331
respecté, employé
romaine de Saintpour le convaincre
trois décennies de
(Morelli), il y a le maître vénitien Zarlino, que Morelli décrit – dans le
contexte de l’œuvre de Malipiero – comme « vieux maître désorienté par
les phénoménologies ‘progressistes ’, nécessaires, fatales, de cette langue
musicale à laquelle il a lui-même contribué, par son enseignement, à
décrire comme une matière évolutive », et qui arrive même à la
« reconnaissance pour l’ingratitude que lui réservent ses héritiers ».
Enfin, pour finir sur la définition d’école, Morelli parle « d’une école qui
se donne comme mot d’ordre ou comme ‘plan d’étude’ la désobéissance
ou l’intolérance, ou mieux encore, la ‘labilisation’ de l’idée-concept de
‘modèle’. Une école autoritairement anti-autoritaire ».
A ce point, nous pouvons alors déjà comprendre comment
l’intégration très participative de Maderna et Nono a pu se faire par
exemple dans le contexte des Ferienkurse à Darmstadt, une « école » non
traditionnelle, où l’on pratique le dialogue entre maîtres et élèves, le débat
et l’échange des cultures et une volonté de reconstruire – après les dégâts
de la deuxième guerre – le monde musical autour d’une nouvelle
musique13. Mais aussi – comme le souligne Hermann Danuser – un
« mythe » qui « implique que les participants, rien qu’en venant aux cours
d’été, recevaient et contribuaient à façonner quelque chose dont on ne
pouvait faire l’expérience que là-bas14 ». Enfin, l’état d’esprit que Rizzardi
cherche à saisir et dessiner dans son article entre Maderna, Nono et
Dall’Oglio.
8. (MG) Dans l’Histoire de Venise, dont la publication s’est terminée en
2002, il manque un protagoniste très important : l’opéra du XIXe siècle.
Morelli pénètre comme par un coin dans le XVIIe siècle, et dans le
chapitre suivant, il s’occupe de l’histoire sociale du XIXe siècle, remettant
en question les institutions musicales de la ville (Chapelle de San Marco,
Lycée musical) et en citant le Teatro La Fenice seulement pour en
nommer une série dense d’événements de gala, entre 1859 et 1948. Ce
choix semble refléter les considérations que Rossi Doria avait exprimées
dans « Vie théâtrale » du lemme « Venise », en 1937 :
En 1792, cinq ans avant la chute de la république, a été
Il suffit de rappeler la discussion animée par Stockhausen et Nono autour de la
musique de Webern en 1953. Cf. Antonio TRUDU, La scuola di Darmstadt, Milan,
Unicopli/Ricordi, 1992, pp. 84-85.
14 Hermann DANUSER, « L’école de Darmstadt et son mythe », dans Musiques. Une
encyclopédie pour le XXIe siècle, vol. 1 : Musique du XXe siècle, J.J. NATTIEZ (dir.), Arles, Actes
Sud, 2003, p. 272. Ce volume a été publié pour la première fois en italien par Einaudi,
Turin, 2001.
13
332
inaugurée à S. Fantin La Fenice, construite par l’architecte
Antonio Selva, de manière à rivaliser avec les nouveaux grands
théâtres de Naples, Bologne, Milan. En vain,
parce que
le théâtre du XIXe siècle n’est pas vénitien. Il semble que le goût
musical de cette ville est resté incertain devant le style des grands
romantiques de l’Italie.
Morelli était intéressé par des chefs-d’œuvre méconnus et
« progressistes » du XIXe siècle, comme Stiffelio (1850), qui avait gagné sa
forme véritable (et définitive) à La Fenice (1852) 15, à l’exception d’un
essai clinique sur la folie dans Lucia di Lammermoor, ou par des avantgardistes comme Arrigo Boito, qui a grandi à Venise (en l’honneur
duquel il a organisé en 1993 le plus important colloque international tenu
jusqu’à cette date), ainsi que par les bohémiens [scapigliati] amateurs de la
tradition comme Amilcare Ponchielli, qui a situé son chef-d’œuvre La
Gioconda dans la Lagune et le dernier acte à la Giudecca, l’île où Morelli a
principalement habité. Il a même trouvé une inspiration chez des auteurs
beaucoup moins importants tels que Antonio Buzzolla, compositeur
d’opéra et Maître de chapelle à San Marco à partir de 1855 jusqu’à sa
mort (1871), une fois de plus articulant ses pensées autour des attentes
actuelles de la modernité permanente d’une Venise perçue comme
allégorie ou comme le symbole de la décadence, [...] de la
maladie, de la mort, du labyrinthe, mais [...] peut-être, le symbole
[...] d’un état de mort sans la mort, ou du moins une mort très
longue et passive (‘à la Tristan’) 16.
Ce diagnostic d’un topos romantique souvent considéré comme une
source d’inspiration pour tous les types d’artistes, est épisodique dans ses
écrits mais il va ressortir, comme Giordano le dira dans le paragraphe
suivant, dans son essai sur « La Charge des Quodlibet », même si par la
suite Morelli s’est consacré surtout à l’étude de l’opéra comme un art
Voir Tornando a «Stiffelio». Popolarità, rifacimenti, sperimentalismo, messinscena, effettismo e altre
«cure» nella drammaturgia del Verdi romantico, actes du colloque international (Venise, 17-20
décembre 1985), edités par Giovanni MORELLI, Firenze, Olschki, 1987.
16 Giovanni MORELLI, « I beseech to say ‘I’. Ouverture-Preludio. Ad Antonio Buzzolla
e al suo operare nel tempo », in Francesco PASSADORE, Licia SIRCH (éd.), Antonio
Buzzolla. Una vita musicale nella Venezia romantica, Rovigo, Minelliana, 1994, p. 28.
15
333
national-populaire17.
9. (GF) Après avoir clarifié le mot « école », Morelli s’attache à la
question de Venise. Surprise : ce point est abordé par la citation intégrale
d’une lettre adressée en 1955 à Malipiero de Luciano Berio qui, comme
tout le monde sait bien, n’était pas du tout vénitien, mais à côté duquel
on sent bien la présence de Maderna. Dans cette lettre, écrite à Milan,
Morelli a identifié des éléments relevant du caractère « vénitien » :
Malipiero aurait reçu divers échantillons de compositions
‘radiogéniques’ milanaises, de ‘fonds sonores’, de musiques ou
de sonorités échantillonnées-élaborées, à l’usage moins de soi
que d’une narration (exploitée par la radio), et aurait accusé
réception de ces objets trouvés. Et le maître les aurait appréciés
pour ce qu’ils sont, des artefacts flottants, un quodlibet dans le
‘magasin résonnant’ de sa ‘mémoire courte’, en vue d’une
confrontation avec la mémoire compositionnelle, organisée et
historique, à son tour pressée par de puissantes instances négatives :
1. Éviter toujours le thématisme et ses superfétations vaseuses ;
2. Soupçonner toujours d’automaticité abstruse et inauthentique
le dodécaphonisme, pour mieux entrer ensuite dans une
dimension mythiquement connue ou mieux entendue, perçue de
l’intérieur comme authentiquement vénitienne ; 3. Dans la
rencontre entre existence/vie et co-actions, très fluctuantes, de
style et de poétique, faire toujours confluer des expériences
extrêmement oscillantes : ‘Différents degrés de tension de
silence’, en relation avec les structures organisées, dans les
rencontres avec d’‘autres effets sonores plus déterminants’,
d’autres variations analogiques de structures, approches entre un
fait psychologique et la musique, qui donnent toujours de ‘bons
résultats’18.
Notons qu’apparaît pour la première fois le terme quodlibet : Morelli
ne développe pas tout de suite la notion, mais il se lance dans
l’identification du caractère vénitien à travers une liste de vingt-trois
points développés sur cinq pages de texte. Il s’agit d’une liste constituée
par l’interprétation de quelques lieux communs de l’image de Venise dans
le patrimoine culturel (comme la ville où, d’après Shakespeare, les
Voir Giovanni MORELLI, « L’Opera nella cultura nazionale italiana », in Lorenzo
BIANCONI, Giorgio PESTELLI (éd.), Storia dell’Opera Italiana, Torino, EdT 1988, VI,
pp. 393-453. La version française de ce texte est reprise dans le présent volume.
18 A Bruno Maderna, vol.I, Paris, Basalte, 2007, p. 420.
17
334
maisons accueillent « les ‘secrets féroces’ ou la ‘férocité des secrets’ ») ;
par des éléments presque insaisissables (comme la ville étant Theatrum
mortis : pas de visages humains dans les photographies avant 1910-15, ou
la Venise comme lieu dévolu à l’auto-organisation des synesthésies avec
comme exemple « la confusion chez Wagner qu’il porte en lui Tristan ») ;
mais aussi par l’évocation des textes, d’auteurs, de peintres, de
philosophes ou des citations de phrases leur appartenant, absolument
pas suivies d’explications et qui donc font appel à la culture personnelle
du lecteur.
Morelli s’abstient de commenter dans le détail ce catalogue des
« emblèmes » / « insignes » du caractère vénitien, pour en retenir ce qu’il
considère comme l’élément le plus important dans le cadre de sa
réflexion : celui qui met l’accent sur « la production d’un art qui, dans ses
produits, une fois ses artefacts finis, témoignait d’un système fait
d’oscillations entre forme momentanée de l’existence et forme momentanée de la
pensée artistique, toutes deux destinées à coexister dans un état conflictuel
de rapprochement réciproque, avec pour résultat la réalisation des icônes,
implicites dans l’œuvre, du processus d’entropie vécu dans l’acte
artistique et poétique ». En musique cette idée trouve d’après Morelli une
forme qui lui a « rendu une dignité objective » : justement le quodlibet.
En effet, celui-ci « adopte et met en jeu, dans un processus structurel
évoluant dans/sur le texte, les multiples intrusions obliques,
perpendiculaires, rasantes d’un ou plusieurs objets musicaux trouvés, qui
apparaissent davantage comme des traces mnémoniques écourtées, des
éruptions d’extranéités exigeant d’être composées, etc. ». Et encore : « En
ce sens, l’œuvre se définit essentiellement par son devenir, puis par ce
qu’elle est [...], un agrégat, sinon un système de relations entre éléments
idéaux procurés par l’esprit (ou pour l’esprit)... » Enfin, le quodlibet
constitue « un message ouvert, ou plus encore peut-être, le récit de la
relation d’une structure linguistique avec une organisation qui veut ou
qui peut tendre à être complémentaire ou symétrique aussi bien de
l’œuvre à faire que de l’œuvre en train de se faire ou de l’œuvre inachevée. »
10. (MG) L’omission de l’opéra dans un examen critique du XIXe siècle
(et dans une section encyclopédique consacrée à l’histoire) est déjà un
fait considérable pour comprendre son orientation, mais pour lire
quelque chose d’encore plus « déséquilibré », il suffit de s’adresser à l’un
des nombreux caméos que Morelli a publiés dans des endroits disparates.
Dans ce cas, il s’agit d’une intervention dans l’Histoire du Teatro La
335
Fenice co-écrite par Anna Laura Bellina et moi-même19, dont le caractère
gai et ironique flotte à travers le titre, « una fenice che mai seppe aedo/
idoleggiare », deux versets tirés du poème de Diamantina, dans le Diario
del ‘72 d’Eugenio Montale, qui désignent le phénix arabe, et qui sont
habilement décontextualisés afin d’exprimer l’impossibilité de flatter le
théâtre vénitien, comme un symbole du mélodrame romantique italien.
Pourquoi un théâtre au-dessus de tout éloge ? Dans le texte Morelli
met en regard quatre vues artistiques, en évitant l’évidence, à savoir :
parler de la scène d’ouverture de Senso, le chef-d’œuvre de Visconti, mais
illustrant un théâtre (La Fenice) auquel le sécessionniste Schreker fait
seulement allusion dans son opéra Der Ferne Klang, où Venise est
symbolisée par une maison close dans une île de la lagune, suivant la
tradition post-romantique de Venise-symbole de la décadence dont nous
venons de parler. Morelli avait commencé le caméo avec Balzac qui a
situé Maximilla Doni à la Fenice, après une visite de Venise en 1837, bien
qu’il n’avait pas mis un pied dans le théâtre (parce que le bâtiment avait
été incendié) 20, puis revient sur le sujet de Balzac parce que Otmar
Schoek en tire un opéra, où La Fenice apparaît dans les coulisses,
pendant l’exécution d’une pastorale. Morelli termine par un exemple
concret : La montagne de verre, un film-mélodrame, avec la musique de
Nino Rota, tourné en 1948, qui s’ouvre avec une scène dans le théâtre,
avec Gobbi et Rizzieri, dirigés par Franco Ferrara (qui six ans plus tard
dirigerait la bande originale de Senso). Je n’ai pas trouvé une façon plus
spirituelle et imaginative que celle réalisée ici par Giovanni, pour décrire
le théâtre comme une chimère inaccessible.
11. (GF) Revenons pour la dernière fois aux quodlibet, qui sont aussi vus
par Morelli comme des éléments permettant d’organiser un système de
relations entre fragments de l’esprit et « signes du réel », ou encore
« comme une sorte de défi entre l’inconnu de l’œuvre in progress et
« Una Fenice che non seppe mai aedo/idoleggiare », in Anna Laura BELLINA, Michele
GIRARDI, La Fenice 1792-1996. Il teatro, la musica, il pubblico, l’Impresa, Venezia,
Associazione Amici della Fenice-Marsilio, 2003, pp. 156-158.
20 Dans le roman, les personnages de Balzac voient et discutent deux œuvres de
Rossini, Le Barbier de Séville et Moïse en Égypte, tandis que Balzac en 1837 (au théâtre
Apollo) avait assisté à une sorte de compilation, avec des parties de Pia de’ Tolomei de
Donizetti et I Puritani de Bellini. Il faudrait ouvrir un chapitre à part sur le choix des
noms effectué par Morelli : dans ce caméo se trouve Jaques Strunz (qui était le
dédicataire de Maximilla Doni, un vrai musicien, ami et conseiller de Balzac) et le
metteur en scène Henry Cass (auteur de La montagne de verre), dans l’essai sur le XIXe
siècle on trouve le général Kulos (tous ces noms de famille ont en langue vénitienne des
résonances évocatrices d’expressions « censurables »).
19
336
l’urgence à soutenir les exigences d’adhérence au réel ».
La conclusion de l’essai rappelle comment le quodlibet est un
dénominateur commun entre Malipiero, Nono et Maderna (avec une liste
plus approfondie pour ce dernier : Satyricon, Ausstrahlung, Composizione in
tre tempi, Venetian Journal, Grande aulodia...) en devenant le véritable trait
d’union esthétique de « l’école vénitienne ».
Mais, encore à propos du quodlibet, j’aimerais à ce point faire
remarquer que cette idée structure aussi l’essai de Morelli. En effet, il y a
une série d’indices assez parlants :
1. les lettres de Maderna et Nono adressées à Malipiero pour donner
un aperçu de leurs rapports humains « réels » ;
2. la lettre de Berio-Maderna sur l’envoi à Malipiero des bandes
magnétiques produites à Milan (fragments de l’esprit) ;
3. le catalogue des 23 caractères vénitiens, qui sont des « intrusions »
d’éléments du réel (ou de l’esprit) qui entrent dans, et nourrissent, le
discours de l’essayiste.
Finalement, le titre « La Charge des Quodlibet » est avant tout descriptif
de l’articulation de l’essai, qui est – à bien regarder – lui-même un
quodlibet...
Je voudrais aussi souligner comment le quodlibet, et son caractère
vénitien, sont présentés par Morelli constamment dans une perspective
de confrontation avec certains aspects de la pensée émergente dans
l’après 1945, et cela bien au-delà des deux compositeurs de « l’école » :
l’idée d’ouverture de l’œuvre, du rapport de l’œuvre avec le réel, du
montage. De plus, dans une note de bas de page, on peut lire la
reconstruction de l’idée de quodlibet dans le XXe siècle musical, où sont
cités Ives et Berio (Sinfonia) en passant par Mahler... Ce que je veux dire
c’est que Morelli ne semble pas du tout préoccupé de montrer une
identité qui soit une ‘exclusive’ vénitienne, mais une pensée qui pour les
compositeurs en question a une racine dans Malipiero et Venise, ou dans
la Venise de Malipiero, mais qui, en réalité, fait partie de ce puzzle qu’est
l’idée de modernité au XXe siècle.
Dans cette perspective se trouve la différence d’approche de l’idée
d’école par rapport à Rizzardi. Ce dernier cherche à identifier un
moment historique et esthétique, un trait d’union entre Maderna et
Nono, dans ce que ces deux compositeurs sont devenus au moment de
leur émancipation par rapport à leurs maîtres. Dit autrement, une
manière d’expliquer leurs traits communs dans leur diversité et
originalité. Morelli, par contre, se préoccupe d’identifier leurs origines
dans une culture et dans l’idée d’une « école » sui generis qui montre – à
travers la désobéissance comme postulat, la négation de valeurs sûres et
337
du « modèle » à suivre, comment aller au-delà d’elle-même...
Non des perspectives incompatibles, mais qui cherchent à démontrer
des choses différentes, autour d’une « école » dont l’existence est encore
toute à démontrer....
12. (MG) Je reviens, en conclusion, à Scherchen, qui est le symbole
d’une recherche qui met tout en question. En dessinant un portrait de
Luigi Nono, publié en 1995 dans Belfagor, Morelli évoque pour la
première fois, autant que je sache, les cours enseignés par le chef
d’orchestre allemand à Venise en 1948. « Malipiero, écrit Morelli, conduit
le jeune presque-élève, que beaucoup, voire de trop nombreux signes,
montrent très prédisposé à devenir un des principaux auteurs de la
musique du XXe siècle (mais de quelle musique du XXe siècle ?) entre les
bras paternels de Scherchen, éducateur influent [et même autoritaire, au
moins selon Canetti] d’avant-garde (mais de quelle avant-garde ?) » qui
l’accueille dans « un cours de direction d’orchestre qui est [...] plutôt un
cours d’herméneutique musicale 21 ». Rappelant cette rencontre décisive
dans le chapitre de l’Histoire de Venise dédié à la musique au XIXe et XXe
siècle (2002), Morelli précise mieux son point de vue, en utilisant des
mots passionnants :
Le cours de direction de 194822 enseigné par Scherchen est
devenu un petit mythe historique : en moins d’un mois, le maître
allemand appela à Venise une foule de jeunes musiciens qui
n’avaient pas connu les années sombres (ils étaient, en 1938, tout
enfants, bien que certains étaient enfants prodiges), venus de
différents pays du monde, tout simplement envoyés par leur
maître de musique à Venise pour étudier avec Scherchen, dans
un mois d’août torride, la composition et la direction, musiciens
pour la plupart allemands et autrichiens ou Juifs forcés par
l’émigration à faire de la musique ou enseigner la musique dans
des pays désespérément hétérogènes. Cette occasion [...] était
symbolique, mais aussi réelle, et en effet c’était, peut-être, un
acte de fondation de l’internationale des jeunes pour
l’affirmation des valeurs artistiques déjà humiliées par les
régimes nazis-fascistes, valeurs que l’on espérait renaissantes à
Giovanni MORELLI, « Luigi Nono », Belfagor (Ritratti di contemporanei, L/1995/1, 1995,
pp. 35-68 (repris in Scenari della lontananza, 2003, p. 99). Dans l’essai, Morelli explique
bien comment les choix politiques de Nono ont influencé son art, par une série de
contacts où l’idée se traduit par une forme ou une mélodie (pp. 104-105).
22 Morelli invente ici un nouveau mot, l’adjectif « quarantottana » qui fait allusion au
Printemps des peuples, ensemble de révolutions que connaît l’Europe en 1848.
21
338
Venise, dans son festival et son Théâtre [...].
Eh bien, en cet été de 1948, Malipiero appela Bruno
Maderna et Luigi Nono, il leur exprima un refus appuyé de les
suivre personnellement dans le développement de leur vocation
avant-gardiste, et avec autorité, autoritairement, les força à
s’inscrire et suivre le cours intensif de Scherchen, pour y
chercher des racines éducatives, idéologiques, techniques. Et en
effet, il arriva que, dans ce très bref apprentissage qui dura un
mois au contact du Maître, et avec les jeunes hommes venus de
ces écoles réparties partout dans le monde, fondées par des
musiciens émigrés, Luigi Nono et Bruno Maderna, d’après leur
témoignage, ont trouvé toutes les impulsions premières qui vont
caractériser leur carrière imminente : des idées et des techniques
pour la création de leurs œuvres originales (peut-être
symboliquement, en premier lieu : Il canto sospeso). Œuvres
originales et significatives d’un renouveau vénitien23.
Deux faits ressortent clairement de ces considérations critiques : la
générosité consciente de Gian Francesco Malipiero – qui, tout en ne
partageant pas les tendances stylistiques de Bruno Maderna et Luigi
Nono, a eu la modestie de s’effacer pour permettre à leur talent
« radical » d’exploser vraiment au contact de ce formidable catalyseur de
nouveautés linguistiques et esthétiques qu’était Hermann Scherchen – et
le signe d’une continuité entre tradition et modernité authentique encore
à venir pour un certain temps, au nom de Venise, ville d’avant-garde par
excellence24. Si, au moment de la soi-disant école vénitienne de San
Marco le maître flamand Adrian Willaert se « vénitienisa », répandant le
germe de la connaissance partout dans l’Europe musicale du XVIe siècle,
Malipiero, avec l’aide de Scherchen, pourrait bien être considéré, selon
Giovanni Morelli, comme le chef d’une école qui n’a jamais existé...
Giovanni MORELLI, La musica, in Storia di Venezia. L’Ottocento e il Novecento, Roma,
Istituto dell’Enciclopedia italiana, 2002, pp. 2184-2185 ; le même en ligne : Treccani.it.
L’enciclopedia italiana. Storia di Venezia (2002) L’Ottocento e il Novecento 3 – Le
istituzioni culturali. capitolo XIII La musica.
URL :
http://www.treccani.it/enciclopedia/l-ottocento-e-il-novecento-3-le-istituzioniculturali-la-musica_(Storia-di-Venezia).
24 Au-delà de l’audition d’une grande quantité d’arrangements musicaux de Leo,
Pergolesi, Piccinni, Tartini (dans la version de Scherchen), Maderna chantait dans la
chorale des étudiants du cours, avec Nono, entre autres choses, l’Ave Maria de Verdi sur
une échelle énigmatique, qui plusieurs années plus tard aurait été un pôle d ’attraction
pour Fragmente – Stille, an Diotima (1979-1980), pour quatuor à cordes. Le cours a ensuite
été installé dans Ca’ Giustinian (le palais de la famille Giustinian).
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