Le 11 septembre dix ans après : Entretiens avec Roch Carrier et

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Le 11 septembre dix ans après : Entretiens avec Roch Carrier et
The South Carolina Modern Language Review
Volume 10, Number 1
Le 11 septembre dix ans après : Entretiens avec Roch Carrier et
Mélanie Gélinas
By Elizabeth A. Zahnd
Francis Marion University
Les attentats terroristes du 11 septembre 2001 ont eu lieu en sol américain, mais
l'impact de l'événement a touché le monde entier ; les romanciers de tous les pays ont
ressenti un besoin de commémorer la mort des victimes et de reconstruire l’événement en
des modalités réelles et mythiques. Dans les entretiens présentés dans ce numéro,
Elizabeth A. Zahnd, rédactrice en chef du SCMLR, questionne deux écrivains québécois
sur leurs représentations de la catastrophe. Roch Carrier, célèbre romancier québécois,
nouvelliste, dramaturge, poète, et administrateur de la Bibliothèque nationale du Canada,
discute de son œuvre « Les moines dans la tour » (2004, XYZ éditeur), roman qui relie le
trauma public du 11 septembre à la souffrance personnelle d’un protagoniste victime d’un
cancer. De la même façon, Mélanie Gélinas, jeune romancière, poète et boursière du
Conseil des arts du Canada, parle de son roman « Compter jusqu’à cent » (Québec
Amérique, 2008), où elle compare l’effondrement des tours du WTC à la mort spirituelle
d’une jeune femme violée. Les deux écrivains font écho aux nombreux témoignages très
poignants du 11 septembre, mais abordent aussi des problèmes beaucoup plus profonds,
tels la signifiance de New York dans l’imaginaire des Québécois, l’importance de
l’écriture dans une ère de crises et la possibilité de pardonner l’impardonnable.
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Entretien avec M. Carrier 1
(Cliquez ici pour passer à l’entretien avec Mlle. Gélinas)
LZ : Dix ans après le 11 septembre, nos lecteurs doivent sûrement s’intéresser aux
réactions des écrivains francophones aux attentats. Avant de parler de votre roman,
pourriez-vous commenter sur la signifiance de la ville de New York pour les
Québécois ?
RC : Pour moi la ville de New York c’était comme Paris, une ville mirage, parce que
beaucoup de personnes de ma famille, même des gens qui m’ont précédé, allaient vivre à
New York. C’était une ville mythique parce que j’habitais dans une région qui est à la
frontière de l’État du Maine et donc les gens les plus contemporains allaient à New York.
Il y avait tout un folklore d’aventures, de mésaventures qui arrivaient à New York, parce
que ces gens-là ne parlaient pas anglais, donc ils arrivaient dans une ville immense après
un petit village, sans se trouver être capable de communiquer. Ils apprenaient comment
faire, mais tout cela était bien amusant. Je me souviens d’avoir écouté des oncles de ma
mère et des cousins de ma mère qui racontaient leurs aventures dans cette ville mythique.
Et bien sûr, il y avait mes études pendant lesquelles j’ai redécouvert New York et cet
aspect-là je l’ai raconté plusieurs fois mais la ville est toujours restée très folklorique
parce que New York, c’est aussi la capitale qui me permettait d’avoir accès à tous les
écrivains et à tous les artistes. Comme ça, New York est proche de mon cœur.
Pendant mon enfance, il y avait une cousine de mon papa qui était bonne dans une
famille riche à New York (pour nous, toutes les familles de New York étaient des
familles riches !) Cette tante nous envoyait des vêtements qui n’étaient plus utilisés par
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les petits riches de la famille où elle travaillait, et elle nous avait envoyé un jour des
bottes de montagne avec des clous de cuir en dessus et un imperméable de pêche avec un
chapeau de pêcheur en caoutchouc jaune, et moi, je me souviens comme j’en étais fier!
En plein été, je montais, parce que l’on devait monter une colline pour aller à l’école
primaire, et j’allais à mon école en plein soleil d’été avec ces bottes de montagne qui
faisaient crous crous sur le trottoir et mon imperméable de pêcheur, et j'étais fier.
LZ : Et j’imagine que les autres enfants étaient jaloux ...
RC : Absolument, même s’il faisait soleil... ! C’était ça, New York, pour nous.
LZ : Pourriez vous décrire vos expériences personnelles le jour des attentats ?
RC : J’étais en ce moment-là bibliothécaire à la bibliothèque nationale du Canada. Je
rentrais d’un voyage et quand je suis entré ce matin-là dans mon bureau la télévision
était allumée. C’était peut-être 9 heures moins 5 et je me demandais pourquoi la
télévision était allumée ? Et j’ai regardé et il y avait les deux tours avec la fumée et je
me suis dit pourquoi il y a ce vieux film ?!
LZ : Tout comme le personnage dans votre roman qui a pensé que l’on tournait un
vieux film d’horreur ...
RC: Oui, j’ai dit à ma secrétaire, pourquoi vous montrez cela? Elle a dit, « Patron (parce
qu’elle m’appelait toujours Patron) c’est quelque chose qui est arrivée à New York! ! » Et
bien sûr tout a commencé, le deuxième avion a frappé la tour, il y avait de la fumée, des
papiers et c’était incroyable ! J’ai pensé, ce n’est pas possible que le pays le plus puissant
au monde soit frappé ... qui a fait ça ?!
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LZ : Est-ce que vous avez eu peur ?
RC : Non, je n’ai pas eu peur parce qu’ici on était loin. On était au Canada mais j’avais
certainement la perception que c’était une attaque, que la guerre était déclarée au pays
voisin et plus tard je me suis aperçu que cette guerre serait partagée aussi par le Canada.
LZ : Comment l'idée d'écrire un roman au sujet du monument aux moines vous estelle venue? Avez-vous commencé Les Moines dans la tour avant le 11 septembre,
tout comme le narrateur du roman ?
RC : Oui, c’était avant. Je raconte dans le roman la présence des pères trappistes. Bon,
pour moi c’est une chose avec laquelle j’ai grandi. Mes grands-parents étaient presque
voisins, donc j’allais chez ma grand-mère peut-être dix fois, douze fois par jour. Ils
étaient des grands-parents extraordinaires qui passaient beaucoup de temps avec moi,
donc j’abusais. Et dans la cuisine, qui était la pièce où tout le monde vivait toujours, il y
avait une grande illustration qui capturait mon imagination avec le portrait de quelques
curés. Ce n’était pas le portrait qui m’intéressait mais le dessein d’un monastère et là, je
savais que d’une certaine manière notre commune avait commencée avec un monastère
de pères qui étaient venus d’Europe et qui étaient venus en pleine nature sauvage avec
absolument rien. J’ai compris qu’ils avaient construit un monastère d’une grande austérité
et qu’ensuite, après avoir construit ce monastère, ils étaient devenus malades et sont
disparus. C’était très intriguant et très présent. On allait jouer dans le bois très souvent,
par exemple, et je savais que mon grand -père avait une maison construite avec ce que
l’on appelle le bois des trappistes. C’était très très proche de moi, alors j’ai toujours eu
l’ambition un jour de raconter cette histoire qui me semblait assez extraordinaire. Mais
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avant que je l’aie commencée, un de mes amis d’enfance qui était devenu architecte avait
reçu un contrat d’y élever une tour, et c’était là la connexion avec le roman.
LZ : Avez-vous assisté à la cérémonie d’ouverture du monument comme dans le
livre ?
RC : Non, il y avait une cérémonie mais je n’ai pas pu y assister parce que j’étais à
l’extérieur.
LZ : Êtes-vous d'accord avec la thèse de votre protagoniste-écrivain que l'art
précède la réalité, que tout ce qui va se passer est toujours écrit dans des livres ?
RC : Oui, tout, absolument. Parce que l’histoire se répète d’une certaine façon. Si on voit
la Bible, la tour de Babel dont je parle dans le livre, et toutes les autres histoires des tours
dans le passé, autant il y a la pulsion de construire quelque chose de très haut, autant il y
a la pulsion de la détruire.
LZ : Est-ce que vous avez commencé ces recherches des tours avant le 11 septembre ?
RC : Non, c’était après.
LZ: Le roman contient beaucoup de détails spécifiques sur les expériences des
victimes du 11 septembre. Par exemple, je pense aux deux pompiers qui ont achevé
le soixante dix-huitième étage, une histoire racontée dans l’œuvre 102 Minutes par
Jim Dwyer et Kevin Flynn. Est-ce que vous avez beaucoup lu sur le 11 septembre en
préparant ce roman ?
RC : Oui, j’ai fait beaucoup de recherches. Je n’ai pas eu une méthode très organisée
mais j’ai beaucoup lu, j’ai beaucoup cherché sur ces civilisations, peut être moins pour le
livre que pour aider ma propre compréhension.
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LZ : Le narrateur du roman admet qu'il se sent obligé de parler du 11 septembre,
comme si les terroristes ont « kidnappé sa pensée. » Est-ce que c'était le cas pour
vous? Vous sentiez-vous forcé à écrire des attentats contre New York et
Washington ?
RC : Absolument, en ce moment-là. Parce que tous mes petits projets d’écriture étaient
butés, ils n’avaient aucun sens parce que ces attaques remettaient en cause tellement des
choses, les questions sur la civilisation, sur l’hégémonie américaine. Et qu’est-ce qui
arrive si quelqu’un veut attaquer la mémoire d’un pays ? Tout devient inutile si on ne
peut pas la conserver.
LZ: Votre roman contient pas mal de critiques de la politique américaine... je pense
en particulier aux références à Hiroshima et aux passages sur le président Bush, « ce
petit cowboy du Texas » ... dans ce sens votre roman est-il une manifestion contre la
violence américaine ? Autrement dit, aviez-vous des motivations politiques en
écrivant ce roman ?
RC : C’est une manifestation contre la violence en générale, contre la violence qui a été
faite aux Américains et qui n’était pas justifiée ... mais les Américains ne doivent pas se
voiler les yeux et dire « on n’a pas été violent ». Je l’ai écrit contre la violence.
LZ : Le roman contient aussi beaucoup de critiques de la religion et de la violence
qu'elle engendre. Êtes-vous d'accord avec le narrateur qui déclare que « Le monde
a besoin de plus d'athées ? »
RC : Je suis absolument d’accord. Je voulais dire que la religion est une grande cause des
conflits dans le monde, et de la souffrance. Mais je dois admettre que si les religions
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n’existaient pas, la violence continuerait, car on trouverait d’autres raisons pour être
violent.
LZ : On sait tous que l'humour est un moyen de faire face à la souffrance et de
maîtriser sa peur. Est-ce bien ce que le narrateur essaie de faire quand il se moque
de la guerre entre « ceux qui rasent les poils du pubis mais se laissent pousser la
barbe » et « ceux qui se rasent la barbe mais se laissent pousser les poils du pubis » ?
A votre avis l'ironie et l'humour peuvent-ils nous aider à voir clair dans des
circonstances tragiques ?
RC: Je l’espère, je le souhaiterais.... mais les gens sont tellement encrés dans leurs
croyances, toutes superstitieuses qu’elles soient, ils sont prêts à mourir pour leurs dieux.
LZ : Le roman commence le matin du 11 septembre, quand le protagoniste apprend
qu’il a un cancer mortel. Comment l'idée d'écrire du cancer vous êtes-elle venue ?
RC : Quand on arrive à un certain âge et on regarde autour de soi, on voit que beaucoup de
ses amis ont disparus à cause du cancer. J’avais un ami avec qui je faisais du théâtre,
c’était un grand acteur. Un jour je lui ai donné un coup de téléphone. Je lui ai demandé,
« Comment ça va ? » et il a répondu, “Eh bien, c’est mon tour.” Et j’ai dit, « Ton tour,
qu’est-ce qui t’est arrivé ? » Il m’a répondu, « J’ai le cancer de la gorge. » Et mon ami
l’architecte, c’est vrai, lui aussi, il a disparu du cancer.
LZ : Est-ce pour cela que vous avez décidé de sauver le protagoniste de votre roman ?
RC : Oui, je pense que dans le roman il y a un effort de résister à l’inévitable. Et j’étais
tellement fier comme écrivain d’avoir réussi à sauver mon personnage, c’est absolument
idiot, mais j’en étais tellement fier …
LZ: C’était un miracle !
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RC : Oui, c’était un miracle. C’est peut-être pour cela que j’étais tellement content !
LZ: Surtout après avoir essayé de le tuer plusieurs fois dans le roman. Même dans
un chapitre vous êtes allé aussi loin de le faire écraser par un autobus !
RC : Oui, c’est très curieux d’avoir fait ces jeux enfantins. On joue avec les personnages,
mais il y a aussi une dimension sérieuse. Je suis de la philosophie que tout ce qui existe a
une ombre ; si une cathédrale est bâtie, il y a quelque part l’ombre de la cathédrale. Le
travail d’un écrivain c’est d’explorer cette ombre.
LZ : Parlons des deux voix dans le roman. Il me semble que l'architecte personnifie
tout ce que l'écrivain déteste en lui-même : l'égoïsme, la peur, la solitude... est-ce que
l'écrivain déteste son protagoniste parce qu'il est son double ?
RC : C’est vrai qu’en quelque sort tous les personnages sont des doubles, et oui,
l’écrivain n’aime pas beaucoup ce personnage, mais à la fin, il le sauve.
LZ : Il me semble que la plus grande faiblesse des deux personnages est la peur.
Était-il cette peur qui a créé les images de l’impuissance, du silence, des
embouteillages, de l'incapacité d'écrire ou d'aimer ?
RC : S’il y a quelque chose que je déteste dans la littérature d’aujourd’hui, ce sont ces
romans où l’écrivain épilogue sur son incapacité d’écrire, et pourtant les événements du
11 septembre m’ont exactement mis dans cette situation-là ! Et non seulement j’étais
dans cette situation, mais j’étais dans une situation de deux voix perdues, ce que je
déteste voir l’écrivain faire ! Pour moi, l’écrivain est un peu comme un athlète ... alors
donne-moi ta performance et ne raconte pas pourquoi tu n’as pas pu faire ta performance
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aujourd’hui ! Eh bien, un des maîtres de beaucoup d’écrivains de ma génération était
Hemingway, et j’adopte sa philosophie, en anglais, « You do what you do. »
LZ : Vous tenez beaucoup à Hemingway…
RC : Hemingway pour beaucoup d’écrivains de ma génération était le père, non pas le
père qui punit, mais le père qui nous dit, « viens mon garçon, boire une bière avec moi et
on va parler en tranquille. » On lisait Hemingway en traduction française, parce qu’on
parlait français, mais c’était comme un oncle favori, un oncle-homme qui portait un fusil.
Je lisais Hemingway quand j’étais dans la campagne, quand je chassais .... Il y avait toute
cette notion que ma culture était française mais c’était irréel : les écrivains du 18ème,
17ème siècles, mêmes les écrivains modernes comme Jean-Paul Sartre, Simone de
Beauvoir, ce n’était pas ma vie, la vrai vie. Hemingway c’était le Michigan, la chasse, la
pêche …. Une des premières histoires de Hemingway que j’ai lue était sur la pêche dans
le Michigan, et c’était pour moi extraordinaire de découvrir que l’on puisse parler du
terrain, de ce que l’on aime.
LZ : Pourtant, face aux grands événements qui se passent dans le monde, le
narrateur questionne son droit d'écrire la petite histoire des moines de son village.
Mais à la fin il réussit à le faire. Dans quel sens votre roman est-il une défense de
l'art et de l'acte de la création ?
RC : Je crois qu’au début du roman, la petite histoire villageoise est complètement
insignifiante et n’a aucune importance, même on dirait en anglais « irrelevent », mais
c’est la petite musique intérieure d’un individu qui doit être exprimée, comme les
chansons doivent être faites, et j’admets que je suis peut-être le plus mauvais poète au
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pays, mais je suis très content d’avoir fait ces petits vers sur l’histoire des moines, j’en
étais très fier. Chaque histoire compte !
LZ : Dans Les moines dans la tour comme dans vos autres romans il existe une
urgence de préserver la mémoire du peuple (je pense au personnage Charlie
Longsong dans Petit Homme Tornade par exemple, et l’histoire de l’autochtone).
Pourquoi sentez-vous cette exigence de commémorer le passé ?
RC : Pour moi ce n’est pas le résultat d’une réflexion philosophique mais juste une
réaction purement spontanée. Par contre je pense que la mémoire du monde est une
richesse qui appartient a tous, que c’est une richesse à laquelle tous devraient avoir accès,
que c’est une richesse à qui le pouvoir de vivre donne l’accès, et que c’est la signifiance
de l’expérience humaine. Toute les situations ont été vécues auparavant et l’auparavant
est un repère que l’on peut comparer avec ce que l’on fait aujourd’hui. Peut-être l’autre
dimension est qu’il y a un sens historique très profond à cause de l’histoire de notre
communauté, et il y a toujours la menace que, étant toute petite, on puisse disparaître à un
moment donné, alors il y a cet impératif d’avoir un très bon lien avec son passé. C’est
peut-être ce qui explique cette persistance dans mon travail de trancher sur le passé en
regardant l’avenir.
LZ : Écrire l'histoire des moines, dans un sens est-ce récrire, récréer la tragédie du
11 septembre, et toutes les tragédies du monde, dans un contexte uniquement
québécois ?
RC : Je dirais oui mais dans une manière très très simple, sans une démarche intelligente
ou préméditée. C’est plutôt le travail d’un artisan, un petit effort de sauver la mémoire de
mon peuple.
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Entretiens avec Mlle. Gélinas 2
L.Z. : Compter jusqu’à cent raconte des événements qui ont eu lieu en 2001 et dix
ans avant. Aujourd’hui, dix ans après le 11 septembre, votre roman, est-il toujours
pertinent ?
M.G. : Je crois que oui. Il est plus important que jamais de réfléchir aux événements du
11 septembre. Je pense que mon livre est pertinent, car au fond c’est une réflexion
personnelle sur la signification d’un attentat terroriste, qui cherche à dire que tout le
monde peut et se doit de réfléchir à la portée de la violence. C’est une tentative de
réponse sur ce que signifie le 11 septembre pour moi, par le biais de l’art. Car l’art, n’estce pas une sorte d’acte terroriste ? Si l’on prend l’exemple de Philippe Petit, celui qui a
marché entre les tours du World Trade Center après leur inauguration, c’est en catimini
un geste terrifiant qu’il a posé. Dans le fond, il s’est fait « attenteur ». Sans mourir, il a
attenté à sa vie, et aussi à autre chose qu’il nous a laissé le soin de déchiffrer. Quand il a
marché entre les tours, il a mis son esprit « criminel » au service de l’art. S’il était tombé,
cela aurait été un acte terrible, un attentat suicidaire. Mais il n’est pas tombé et son geste
est devenu un objet de beauté. Il en va de même avec mon roman. J’ai essayé d’attenter à
quelque chose, à la laideur d’un crime, à mes risques et périls, et à la place de l’horreur
du crime du viol, que j’aurais pu retrouver, j’ai plutôt réussi à toucher à quelque chose
d’autre. La notion de la difficulté du pardon m’a permis de m’interroger sur la possibilité
impossible de se relever d’une telle épreuve. Singeant en quelque sorte les terroristes qui
ont attenté à la beauté et à la vie de New York, un symbole de liberté, j’ai essayé, à la
manière du funambule, de marcher sur la corde raide des mots, pour essayer de dépasser
l’horreur et l’irrémédiable. Partout, on est envahi par l’imaginaire de la fin, mais j’ose
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penser qu’on peut encore être touché et fasciné par un imaginaire générateur de vie, de
beauté et de résilience. Avec mon roman, c’est ce que j’ai essayé de faire.
L.Z. : Quand vous avez entendu la nouvelle de la mort d’Oussama Ben Laden,
quelle était votre réaction et pourquoi?
M.G. : Rationnellement, je savais que cela devait donner lieu partout à de la réjouissance.
Mais franchement, au fond de moi, je n’ai rien senti. Je n’ai pas cherché à voir ça. Ben
Laden ne compte pas pour moi. Son intimité faite de méchanceté et de haine ne
m’intéresse pas et je pense que de scruter ça est malsain. Comment il a été capturé,
comment il est mort, où est son corps, etc. : pourquoi chercher à savoir ça ? Les
survivants sont plus importants que lui, c’est d’eux dont il faut parler. Les réponses à la
violence sont là, les réponses à cette haine sont plutôt cachées dans le secret des
guérisons, dont nous sommes tous capables. La réponse à la violence est en nous, il faut
pouvoir dire qu’elle n’a pas réussi son œuvre sur ceux qui restent. La mort de Ben Laden
est certes une bonne chose, mais ça n’empêchera pas d’autres maux de se produire. Et ce
sont les noms des victimes, gravés dans la pierre commémorative, qui comptent. C’est un
peu la conclusion de mon roman, il faut parfois accepter de lâcher prise sur le mal et ses
raisons, il faut plutôt se concentrer sur la survie. Même si l’on ne peut jamais connaître le
nom ou le visage des gens qui nous ont blessés, il faut continuer à vivre. Le danger, c’est
de perdre le sens de sa destiné après un drame. Je voulais dire que survivre, c’est faire
face à la possibilité impossible de ne jamais connaître la personne qui nous a blessé. La
tenir, ce n’est pas important pour guérir.
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L.Z. : Dans la postface de votre roman vous commentez l'idée de Jacques Derrida,
celle de la possibilité impossible de dire des événements tels que le 11 septembre ou
le viol. Pourquoi vous êtes-vous résolue à faire l'impossible en écrivant ce roman ?
M.G. : Dans l’agression que j’ai vécue, ce qui me le plus traumatisée, c’est la peur de
mourir. Peur de mourir seule, dans la honte, comme un chien, dans la violence, aux mains
d’un étranger. Peur qu’il anéantisse ma vie et celle de tous les gens qui m’aiment. Le
traumatisme était celui-là, il n’est pas disparu avec la vie sauve, et il fallait le défaire.
Écrire m’est apparu comme une arme pour répondre et transcender cette expérience de la
peur de la mort. Écrire, c’était la seule chose que je savais faire furieusement. Et la
possibilité impossible de raconter ça, tout ça, et d’espérer en guérir, ça m’est apparu
impératif et en même temps impossible. Alors il fallait que ce soit ça le récit. C’était ça
« l’événement » à raconter, la trame, le nœud. La possibilité impossible que cet
événement traumatique traverse ma vie, il fallait l’arrimer à la possibilité impossible de la
guérison. En espérant très fort que cela me ramène à la vie, en tout cas à autre chose et
cesser de patauger dans une mare de souvenirs de la mort. Je voulais annuler l’effet de
l’attentat dans lequel un agresseur arrive, blesse et exige le silence. Il fallait briser le
silence, pour le contrecarrer, et aussi ne pas tout dire pour forger une nouvelle intimité.
Après le drame, c’est ce qu’il faut faire, tenter de reconstruire sa vie. Il faut se rappeler
qui on est, qui on était avant le drame, et ne pas se concentrer sur l’identification de celui
que j’appelle le « bourreau ». S’il est responsable de la mort, je suis responsable de la vie.
Il faut déconstruire la mort semée et reconstruire la vie. Littéralement. Comme ceux qui,
après un traumatisme, doivent réapprendre à parler, à marcher.
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Et pour faire ça, en écrivant, je me demandais : comment survivre à la violence ?
Comment vivre en société quand on a connu la vraie haine dont l’être humain est capable ?
J’ai voulu contredire cette réalité morbide. Cette haine terrible de l’être humain ne devait
pas être le cœur du livre. C’est alors que le pardon m’est apparu comme une réponse
essentielle, mais impossible, soit l’incarnation idéale de cette possibilité impossible qui est
au cœur du roman. Ce n’est pas ce qui est venu le plus facilement, de dire le pardon. Et
mon roman ne dit pas que c’est possible de pardonner. Il s’agissait d’explorer cette
guérison par le verbe. L’affront facile, c’était de dire la haine des hommes, c’était même de
retourner la vengeance contre moi en écrivant une histoire où Anaïs, le personnage
principal, décide de ne plus aimer, de ne pas fonder de famille, de ne pas vivre la vie que le
bourreau n’a pas prise. Ce qui était difficile, c’était de parler de pardon et de dire ce que
cela change dans la vie après un drame, au conditionnel. Il fallait être honnête et dire qu’on
veut tous survivre au pire. C’est ça qui est naturel chez l’humain.
Mais c’est certain que lorsque j’ai commencé à écrire le roman, c’était pour
raconter une histoire, celle de ma violence et de ma révolte. J’ai inventé un personnage qui
était Anaïs, une jeune femme dans laquelle je projetais peut-être des choses que je voulais
être, que j’incarnais moi-même, celle qui voulait guérir et dominer sa tristesse et qui était
très en colère. Et en la dessinant vengeresse, je me retrouvais à avoir des pensées tristes et à
entendre au fond de moi le désir toujours vivant de m’abandonner à la confiance envers un
homme. Je revenais alors à la source de mon chagrin : le bourreau m’avait-il ravi pour
toujours la possibilité d’aimer ? J’ai eu envie de raconter cette quête difficile, en me disant,
et c’était terrible, qu’il me fallait essayer, juste essayer, d’en faire une histoire d’amour.
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Donc quand j’ai écrit le roman, j’étais constamment tiraillée entre le fait de raconter le
malheur que je savais en moi, qui était impossible à dire parce que cela touchait une
chose secrète, mon intimité profonde, et le fait de dire une histoire nouvelle, que je ne
connaissais pas encore, impossible. Je n’avais pas envie de dire mon secret, comme cela,
dans un livre. Je voulais apprendre quelque chose en écrivant, et j’ai exploré l’indicible
avenir. Accepter de ne pas dire le drame mais en dire quelque chose de nouveau, d’inédit.
Et à partir de l’expérience de la mort frôlée, j’ai trouvé que d’explorer l’inavoué, le nondit encore du drame, cela générait de la vie en moi, cela libérait un espace vital : mon
imagination.
Et cette expérience très pénible d’un nouveau face à face avec la mort et la peur
de mourir m’a permis de produire quelque chose qui allait me marquer profondément,
plus encore que l’agression, et me donner un puissant élan. Je me disais qu’il fallait
qu’avec le pire de ma vie, je fasse le meilleur, quelque chose d’essentiel, pour donner un
sens à cette expérience abjecte, traumatisante et aliénante. Je me suis dit : et si cela me
servait à réaliser un rêve ? À devenir qui je suis ? Sans vendre mon âme au diable, j’ai
voulu me servir du pire pour générer le meilleur de ma vie, réaliser un rêve d’enfance,
embrasser un don, mettre à profit un talent, une passion. Et donner une valeur essentielle
à cet événement pour moi, malgré la répulsion qu’il m’inspire, l’attacher à une fleur, le
lier à un instrument de musique, bref en faire tout autre chose que ce que mon terroriste à
moi avait choisi pour moi dans son crime, qui visait à assouvir son désir égoïste en
m’anéantissant. C’est vraiment ce que j’ai trouvé de mieux à faire dans mon désespoir.
Écrire ça, c’était un geste désespéré, contre-suicidaire. Pourtant, l’origine de l’écriture de
« Compter jusqu’à cent » provient du même désespoir que celui du pire cri de détresse.
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La difficulté d’écrire, et d’écrire ça, la difficulté de dire une chose qu’il fallait taire, que
j’avais promis de taire… c’était briser un cycle de malheur. Mais c’était poser un geste
impossible en tous points : on vit dans une société où parler de l’expérience du viol est
impossible, on l’aborde comme un fait divers répugnant, mais dans son essence,
vraiment, il s’agit d’un tabou. Alors de le « revendiquer », presque, pour dire aussi qu’il
est possible d’en faire une pierre angulaire, c’était à mes yeux un exemple de possibilité
impossible révolutionnaire ! L’agression sexuelle, la pédophilie, le viol, l’inceste, on en
parle dans les journaux, à la télévision, sans en parler vraiment, enfin jamais sur le plan
humain. C’est ça la force de cet acte barbare, de cet attentat de terreur, avec le silence, le
malaise et la honte qu’il inspire. Maintenant que le livre est publié, ce malaise est
ironiquement palpable : beaucoup de gens sont vraiment gênés de m’en parler, ils sont
mal à l’aise ; on me dit que c’est génial d’avoir écrit un livre, on souligne le style,
l’écriture, mais autour du sujet, il y a un silence. Comme pour le crime sexuel, il ne faut
pas parler « du livre ». J’en suis contente, au fond, parce que ce malaise, j’ai réussi à le
partager, à le « passer ». C’est un point de départ pour ouvrir le dialogue. Et ce n’est plus
moi qui le porte en secret, seule, dans la gêne. J’ai réussi à dire ce qui est le malaise de
vivre avec ça dans la tête, en mettant les Lecteurs mal à l’aise à leur tour, surtout les
hommes. D’avoir lu mon livre et d’en parler, c’est un peu partager cette expérience d’un
malaise de la parole insinuée en l’autre. C’est ce que le viol fait. Et avec ce livre, le viol
est sorti de moi. Je l’ai donné en cadeau, sans heurt. Sans méchanceté. S’il était resté en
moi, cela m’aurait m’étouffée. Alors j’ai écrit mon roman en partie pour combattre la
douleur exponentielle que cet acte de terreur a générée dans ma vie. Et pour dire aussi
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que le désir de transcender le malheur est en nous. C’est ça qu’il faut apprendre d’un
attentat. Ce n’est pas la mort qu’on trouve, c’est le désir farouche de vivre.
L.Z. : Quand et comment est-ce que vous écrivez ?
M.G. : J’écris à la main la nuit. Avec une lampe frontale, des cahiers et des plumes que je
garde près de moi, dans mon lit. Quand je travaille un texte, qui devient alors une
nouvelle, un livre, dans un deuxième temps, j’écris à l’ordinateur, dans un petit bureau,
chez moi. L’inspiration vient la nuit et le livre, il vient le jour. Écrire, c’est un travail. J’ai
du mal à trouver une méthode, ça dépend de mon humeur, du temps qu’il fait, je ne suis
pas encore très méthodique, je dois dire ! L’été, je le fais dehors, dans le jardin, sur une
petite table. Dans un rituel, pour mon premier roman c’était encore plus vrai, je
m’installe, branche l’ordinateur, pose mon dictionnaire sur la table, avec les feuilles, les
cahiers. La nuit, j’aime écrire à la main dans un cahier parce que c’est là que je trouve le
silence parfait des églises désertées. C’est là que j’arrive à une communion parfaite avec
ma noirceur, mes pensées. Le jour, pour travailler le texte, j’aime être dehors, parce qu’il
y a les oiseaux, les fleurs, le temps, la vie qui m’accompagnent, qui m’imprègnent. Il ne
faut pas rester dans la noirceur. Mais je m’accommode de tout au fond pour écrire. Parce
que j’aime ça plus que les rituels factices. Si je m’assoie le matin, je peux écrire pendant
plusieurs heures sans me lever, sans voir l’heure, sans manger, sans boire. Je suis
absorbée complètement. Le vrai rituel est là. Si quelqu’un me dérange, cela me met
terriblement en colère ! Alors je dois m’isoler. Parfois complètement, mais c’est
compliqué, sur le plan de la logistique. Et quand j’ai une tâche précise à accomplir,
comme le remaniement d’un chapitre, la correction, la révision, la relecture, je vais à la
Grande Bibliothèque de Montréal, pour récrire une page, corriger, assembler, non pas
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pour composer, car j’aurais trop de crayons, trop de livres et de feuilles de notes, trop de
cahiers à emporter. Quand je me relis, quand j’ai un chapitre à terminer, j’aime aller dans
un lieu loin de mon quotidien. J’ai terminé « Compter jusqu’à cent » au Library Hotel de
New York, isolée, grâce à une bourse des Études supérieures de l’Université de Montréal.
Pendant dix jours, avec mon manuscrit et mes dictionnaires, j’ai passé les jours à marcher
et les nuits à travailler, je me suis laissée absorber par cette tâche, dans le salon de l’hôtel,
à la Public Library : il fallait la grande solitude pour achever tout ça, loin des tracas du
quotidien.
L.Z. : En lisant votre roman j'ai perçu une alternance constante entre Anaïs et
« je », entre la présence et l'absence, entre la vérité et le mensonge, entre la parole et
le silence. Pourriez-vous commenter sur l'omniprésence des indéterminables dans
votre œuvre ?
M.G. : L’indétermination, c’est un terrain de jeu formidable. Quand mon petit frère me
dit : « C’est incroyable ! C’est exactement ce qui s’est passé, mais en même temps, ce
n’est pas ça du tout ! », je suis très contente de ce que j’ai fait. À l’adolescence, quand je
racontais une histoire, c’était cela que je voulais produire comme effet pour mes
Lecteurs, mes proches, je voulais leur parler d’une chose qu’ils pensaient connaître et
leur révéler les zones d’ombres qui auraient pu changer leur perception des événements.
Je voulais mettre la vérité et la fiction sur le même plan, dans la même réalité, et leur
laisser le soin ensuite de mettre ça ensemble, pour faire travailler leur imagination afin de
comprendre enfin peut-être ma perception, mon point de vue. Quand j’écris, je voudrais
rester fidèle à quelque chose qui est vrai, et pour recréer cette vérité j’utilise les éléments
connus de tous avec exactitude, et il y a un élément que j’invente et qui crée son « effet
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papillon », qui change tout sans tout changer, respectant l’intégrité de l’histoire et du
sentiment à dire. C’est l’épreuve que je fais subir à la réalité, mais c’est une fabrication.
En cela, rien de bien original : tous les auteurs font ça en écrivant ! Or, pour moi, il s’agit
de travailler très fort pour que les gens que j’aime et qui me connaissent témoignent d’un
sentiment que je n’ai jamais exprimé. Je ne dis pas souvent ce que je ressens ou pense,
pas ouvertement. J’écoute beaucoup les autres. L’écriture est pour moi une façon de
révéler l’ampleur de ma pensée dans mon silence, que j’exerce souvent pour préserver les
autres de ma vérité qui serait très dure à leur endroit ! L’émotion que j’ai ressentie, je
voudrais la dire enfin et montrer, par mon travail sur la réalité, qu’elle est mûrie, et
qu’elle est mesurée puisque je ne dis pas tout, et pas la moitié de ce qui a été. Je voudrais
que mes proches reconnaissent ce processus dans mon écriture, qu’ils puissent témoigner
du travail effectué sur la narration des événements, des faits, des anecdotes et de mes
altérations pour partager la force d’un sentiment, et qu’ils acceptent enfin de voir les
choses à ma façon, dégagés des choses vécues comme telles. Je voudrais les faire entrer
dans mon monde fait de vérité et d’imagination. C’est la fiction des faits et la vérité du
sentiment, tout à la fois, que je veux montrer aux miens. L’écriture est pour moi un
dialogue intérieur avec ma famille, mes amis, mes proches. J’écris pour dire ma vérité et
j’aimerais, ce faisant, que mon travail montre aux gens que j’aime que je le fais avec
difficulté, pour respecter leur pudeur et leurs raisons.
Cet effort conscient et constant crée de « l’indicible », et cette limite-là, du dit et
du non-dit, c’est comme une frontière entre deux mondes, c’est comme la métaphore du
funambule dans mon roman, très représentative de mon travail d’écriture : c’est la
métaphore d’un geste périlleux, celui de dire sans dire, c’est comme la tentative de
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traverser le vide sans tomber. Il faut le faire sans mentir au niveau du sentiment à
partager, car c’est là où il y a quelque chose de vrai à raconter. La vérité, c’est le fil tendu
devant, le livre. Il ne faut jamais le trahir.
Par exemple, dans le roman, le pont, que la jeune Anaïs traverse pour aller voir sa
mère à Montréal …
L.Z. : Le pont Champlain ?
M.G. : Oui, le pont Champlain. Un jour une élève est arrivée dans ma classe et m’a dit
« Madame, il y a exactement cinquante-quatre rebonds sur le pont ! » Elle les avait
comptés. Et pour elle, tout le livre est devenu aussi vrai que ce calcul. Écrire un roman est
devenu concret pour elle : on se sert des vraies choses de la vie pour le faire. Après, il
faut les représenter dans une scène, ils doivent être significatifs. Cette élève est entrée
dans le jeu de l’écrit, elle s’est fait prendre au jeu et tout le livre était devenu aussi vrai
que ce détail-là. Il y a des temps dans le livre où je reconnais mon père, où c’est
exactement lui, mais ce qui reste autour est de la fiction, et ce n’est pas lui du tout. Les
conversations dans la voiture, sur le mot viol, tout cela est inventé. Mon père aurait pu
dire une blague comme ça, il a souvent esquivé de vraies réponses à des questions
d’enfants, et il racontait des histoires abracadabrantes. Mais une explication comme ça,
exactement, sur le sens d’un mot grave, un jeu de mots avec un tel instrument de
musique, ce n’était pas possible. Cette conversation entre un père et sa fille m’est apparue
impossible. Elle est la conversation que j’aurais aimé pouvoir avoir avec lui, un père avec
en lui plus de poésie que de dérision, et un désir plus grand de me protéger. Cette
conversation rêvée, elle existe dans le livre, il fallait qu’elle existe pour me sauver. Et je
l’ai écrite dans l’intégrité parfaite de ma relation à mon père, de mon amour pour lui
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comme de ma déception. Le livre répare cette possibilité impossible de la relation
parfaite, et l’écriture, c’est un jeu salvateur de l’imagination qui vient au secours du réel
figé, une opération périlleuse sur un fil tendu entre la vérité et le mensonge, entre la vie et
la mort, entre le traumatisme et l’expérience que j’ai vécus, entre ce qui ne se guérit pas
et ce que je voudrais apprendre à réparer.
C’est quelque chose que je fais sans trop y réfléchir et je répète : c’est ce que font
tous les écrivains, c’est ça leur talent, leur don d’imagination. C’est ça écrire, et chez
Jacques Derrida, ce qui m’a beaucoup impressionnée dans ce que j’ai lu de lui, c’est
lorsqu’il montre le pouvoir performatif des mots. Le sens du mot « pardon », par
exemple, réside en ceci : pardonner, c’est le fait de donner à quelqu’un quelque chose
qu’il m’est impossible de lui donner. Et c’est par ce don impossible que se trouve
provoqué une sorte d’événement qui agit comme une chose qui réconcilie. Le pardon,
pour avoir lieu, doit passer par une parole, qui engendrera un « effet papillon » qui
annihile l’outrage. Il faut trouver ce mot. La force du pardon est là, déployée dans le mot,
le verbe qui le formule. Il ne suffit pas de dire « je pardonne », il faut dire ce qu’on
donne, une chose impossible à donner, à la personne qui nous a offensés. L’avenir est
tracé autrement si on tend « l’autre joue », cela change la quête ailleurs que dans la
prolongation du malheur. La vengeance appelle à se concentrer pour l’instigateur du mal.
Le pardon nous appelle à nous interroger nous-mêmes. La parole s’organise dans la
sémiologie, dans la sémantique, dans la syntaxe. C’est en cela que réside la responsabilité
des écrivains : dans l’investigation du sens imperceptible et indéterminé des mots, qui
nous échappent. Les écrivains doivent donner ce sens en lecture. Dire des mots qui
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peuvent changer quelque chose dans le monde, c’est ça la grande responsabilité des
écrivains.
L.Z. : Pourriez-vous parler un peu de ce que la ville de New York représente pour
les Québécois, pour vos personnages et pour vous personnellement ?
Je ne peux parler pour les Québécois, et je ne sais pas ce que New York représente
exactement, dans l’absolu. Mais New York, c’est un visage des États-Unis, de la culture
américaine qui, dans le folklore ambiant, pèse sur la culture francophone comme une
épée de Damoclès ! L’ombre de New York existe bel et bien, c’est la première marque
des États-Unis sur le territoire de Montréal, la première ville américaine qui apparaît sur
les panneaux, donc le premier signe indicatif de l’Amérique des Etats-Unis chez nous. Je
dis que c’est une ombre, en souriant, bien sûr, car qui n’aime pas s’imaginer à l’ombre de
New York : on regarde les séries télévisées américaines qui se passent dans la Grosse
Pomme, on aime penser à la mode new yorkaise, aux musiciens new yorkais, bref sur le
plan culturel, New York, c’est le symbole éclatant d’une culture attirante, vivante,
tournée vers l’avenir et engagée dans un perpétuel mouvement en avant. Je pense que
Montréal rêve d’être à l’image de New York, une capitale du plaisir, prospère, colorée,
branchée, c’est une ville où plusieurs cultures cohabitent pour forger son tissu. En cela
New York et Montréal se ressemblent.
Les jeunes sont de plus en plus ouverts à la culture américaine, plus au fait de son
histoire qu’à celle de la culture québécoise, qu’elle soit canadienne-française ou anglaise.
On embrasse la culture américaine sans inquiétude, et si on ne veut pas pour autant
revendiquer une appartenance à la culture américaine quand on est jeune, on voudrait
bien être de New York, pour sa culture médiatique, moderne, cosmopolite, qui est
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séduisante pour tout le monde. La ville de New York, c’est par exemple une des
premières destinations que les étudiants du collégial choisissent, dans les organisations
étudiantes du Québec ; on part à New York pour découvrir le monde, parce que c’est à
côté de chez nous, pour voir ce qu’on nous montre à la télévision depuis l’enfance, au
cinéma, pour voir la manne qui nourrit les stars et qui produit le capital de la modernité.
On croit que New York c’est tout ça, et New York dépasse toutes nos attentes ! La ville
nous épate, elle est encore plus grande, plus haute, plus belle, plus sale, plus magnifique
que tout ce que l’on avait pu imaginer. New York, c’est l’incarnation du spectre de
l’étranger qui nous fait peur, qui nous attire et nous repousse. C’est l’allégorie moderne
des forces contradictoires qui sévissent en chacun de nous.
Ce que New York représentait pour moi, pour le roman que j’avais en tête, c’était
le fait de partir de chez moi, de me dépayser, pour perdre l’hiver et toutes mes peurs, pour
être sauvée ou terrorisée à jamais. Aller courtiser la vie new-yorkaise, les habitudes newyorkaises, c’était sortir d’une sorte de « dead end » personnel. C’était me dire que si
j’allais dans le lieu le plus dangereux de la terre, selon mon imagination, et si j’en
revenais indemne, alors je pourrais reprendre confiance en la vie, en la possibilité
d’affronter les dangers avec une nouvelle confiance en mon intuition. Aller à New York,
pour l’écriture du livre, c’était aussi revenir sur les traces des mythes de l’Histoire, peutêtre celui que j’aime le plus, celui de Louis-Joseph Papineau, dont l’attachement à la
langue française et à l’émancipation canadienne-française étaient remarquables, inspiré
sans être aliéné par ce qu’il avait trouvé aux États-Unis. New York représente pour moi
la tentation d’un affranchissement, avec la pleine conscience qu’il s’agit aussi d’un
risque, celui d’un nouvel asservissement. Donc, New York, pour l’auteur en train d’écrire
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un livre, avait toutes sortes de résonances, autant personnelles que collectives. Et ce qui
m’a intéressée, en considérant les événements du 11 septembre, c’étaient toutes les
résonances de ces petits fils avec New York, pour les gens de Montréal, comme pour
Anaïs, mon personnage : des gens qui voyagent à New York avec un rêve de
dépaysement, ludique ou grave, et ce que cela signifiait avant et après la tragédie.
Or pour moi, aujourd’hui, New York est moins la ville de tous les désirs et de
toutes les répulsions. Elle a un visage plus humain, moins utopique. C’est la figure de la
résilience. C’est peut-être toutes ces contradictions assumées qui lui permettront de
panser ses plaies. Elle m’apparaît comme le point culminant de la civilisation, le point
culminant de ce dont l’être humain est capable, tant par sa beauté que par sa laideur, tant
par l’organisation carrée de ses rues que par le chaos qui y régnait au matin de
l’attentat… et aujourd’hui de sa force de caractère. New York est une ville qui est comme
une métaphore de la guerre. Il y a quelque chose dans tout cela, dans la multitude, qui me
fait penser à l’empoisonnement des populations, des cultures, quand la ville elle-même
devient le repère, le fourre-tout de ce que nous sommes et qui fonctionne comme une
maladie auto-immune. Pour guérir de ça, il faut contrer un mouvement auto-destructeur.
New York, c’est une ville dans laquelle j’aimerais vivre, pour toutes ces raisons. Elle est
humaine malgré toutes ses prétentions. Depuis le 11 septembre, on dirait que New York a
guéri ce qui en faisait un lieu malade avant.
Et je pense que pour Anaïs, dans laquelle j’ai projeté des désirs et des peurs, New
York, était un lieu enchanteur, au sens de la sorcellerie. Un lieu qui la rendrait plus forte,
moins fragile. Elle voulait se fondre dedans. Quand je suis arrivée à New York, la
première fois, cela m’a frappée, je me suis dit : ici, on va me pousser dans la rue, on va
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me bouger de là si je ne suis pas la vague, le courant. Dans les premiers instants, je
sentais que je ne vivais pas au même diapason, au rythme de cette vibration fébrile, quasi
inhumaine. C’était avant le 11 septembre. Chacun veillait à son bien-être personnel,
c’était une jungle, la rapidité, il y régnait vraiment la loi du plus fort, ça se sentait partout.
Chacun pour soi. Sur le plan personnel je me disais, voici le point culminant de l’homme,
c’est le surpeuplement, c’est la technologie, c’est le chaos total, c’est dangereux, à tout
instant, tout peut péter ici ! Et après les attentats du 11 septembre, il me semble que cela a
un peu changé. Dans les regards, on essaie de reconnaître qui porte la bombe en soi. C’est
mon impression. Ce n’est peut-être pas celle des gens qui y vivent tous les jours.
En tous cas, le matin du 11 septembre, je souffrais avec la ville en cendres, je me
sentais très profondément liée à la souffrance des gens pris dans cette expérience
traumatisante. J’avais commencé à écrire mon roman en revenant d’un voyage à New
York au mois d’avril précédent, et j’étais à New York le dimanche juste avant les
attentats, donc ces événements sont venus m’ébranler comme si je m’y trouvais encore,
comme si cela avait un rapport avec mon écriture et ce que j’étais venu y faire. J’étais là
les deux fois pour être avec un homme que j’ai aimé. J’en étais vraiment bouleversée. Et
je me suis dit pourquoi moi, qui n’ai pas de relation particulière avec New York,
pourquoi ces événements-là me bouleversent-ils comme ça ? Tout le monde était
bouleversé, mais moi, ça semblait me traumatiser. Pourquoi ? Je crois que New York m’a
révélé quelque chose de moi-même. La violence me choquait, pour une raison sourde. Il
y avait une souffrance en moi qui remontait à la surface, celle de la brutalité infligée par
un « étranger » et de l’impossibilité de faire quelque chose pour me défendre.
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L.Z. : Et que représente cette ville pour l’enfant Anaïs, qui l’appelle « Nous York » ?
C’est un tour joué par la langue anglaise, c’est un jeu, c’est l’expression de sa candeur
face à l’étranger. C’est la curiosité de l’enfant à qui on a toujours dit que l’anglais, c’était
la langue des « méchants », et qui veut naturellement apprendre et comprendre cette
langue. Parce que les enfants désirent connaître ce qu’on leur refuse. Chez sa grand-mère,
sur le plancher avec un cahier, elle essaie de traduire les paroles des chansons, de
reproduire la graphie des mots étrangers, pour les lire, avec son orthographe à elle, qui est
française. Elle pose un geste naturel, humain, elle cherche à comprendre, c’est son droit
d’être une enfant, c’est son défi de l’autorité. C’est un geste culturel appris, singulier, la
répression de la compréhension. Pour elle, les expressions anglaises, l’accent anglais, tout
ce qui est anglais, qui est interdit, est lié à un jeu, un jeu d’appropriation de cette languelà, de ce monde-là, par la chanson, et tout l’intrigue, de l’accent à ce que la chanson
raconte. Et ce qu’elle découvre avec le temps, c’est qu’elle apprend à son insu à lire et à
écrire comme une enfant, à tâtons, des chansons d’amour. Et c’est sûr que pour une
auteure, c’est une façon de parler de la question sensible du patrimoine linguistique.
Quand on vit à Montréal, il y a toujours des questions complexes autour de la langue. On
sent chez les francophones de Montréal un souci exacerbé d’autocorrection ou une sorte
d’indifférence par rapport à la norme. C’est peut-être comme ça ailleurs, mais je ne suis
pas statisticienne, mais une professeure de français dans une école de la métropole, et qui
note qu’il y a peu de gens qui prennent la parole pour incarner une position mitoyenne.
On a vécu le reproche de ne pas maîtriser le français, de ne pas protéger assez cette
langue en danger de la culture américaine ou anglophone. La question identitaire
québécoise s’est définie autour de cet incontournable, soit l’appartenance à une culture et
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à une langue en péril; Gaston Miron a parlé de l’aliénation linguistique, de l’orthographe
et, bien pire, de la syntaxe qui échappe aux locuteurs du français au Québec, à leur insu.
Et il avait raison : cette difficulté de maîtriser la langue nous aliène, nous assimile à une
culture nébuleuse, une sorte de néant culturel, ou un fourre-tout sans fond, que nous
grossissons, fièrement parfois, par nous-mêmes. Or, quand on est enfant, on ne voit pas
ces choses-là, on ne pense pas à l’aliénation linguistique, culturelle ou politique ; il n’y a
pas la langue que l’on doit parler, il y a toutes les langues que l’on veut parler, que l’on
veut acquérir pour chanter toutes les chansons d’amour du monde. On ne voit pas ces
complexités quand on est enfant, on n’est pas aliéné linguistiquement, pas encore, on fait
simplement des jeux d’une manière innocente. Donc, il y a une curiosité liée à New York
qui est comme une ouverture sur le monde, naturelle, mais qui devient plus fermée avec
la scolarité, avec les préjugés, on n’est plus libre face à la langue avec l’éducation, cette
aliénation, et je la déplore et me sens bien impuissante devant elle, elle s’acquière aussi à
l’école. Je constate cela, une vision immature, dangereuse, qui se perpétue face à la
langue, et je voulais dire sans me sentir coupable, que pour moi, le fait de parler anglais
m’a un jour sauvé la vie. Je voulais écrire ça, dire que je suis concernée par la maîtrise de
ma langue, par sa connaissance et sa consignation dans les registres de l’Histoire, mais
aussi par ma fascination pour l’anglais. Cette ambigüité en moi ne m’a pas donné de
raison pour autant de parler et d’écrire le français « au son », comme une langue seconde.
Mais je crois qu’il est possible de s’intéresser à une autre culture, la culture américaine,
sans pour autant trahir son appartenance culturelle. La preuve est mon métier, et le travail
d’Anaïs. Cela demande de la détermination. Pour l’enfant Anaïs, « Nous York » est son
premier rapport avec l’anglais, c’est une ouverture très naïve, très candide, elle joue avec
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les mots anglais, les expressions anglaises, donc « Nous York » c’est une appropriation
du mot, de l’épellation, elle le traduit avec sa propre langue. C’est un jeu, c’est amusant,
c’est naïf, et c’est avant les préjugés, avant la conscience linguistique. Est-ce que la
conscience signifie la perte de son imaginaire d’enfant ? Bien sûr que non. Sinon, c’est la
mort de l’âme !
L.Z. : Pourriez-vous parler un peu des deux Broadway dans le livre, celui de New
York et celui de la ville de la grand-mère maternelle ?
M.G. : Oui, c’est quelque chose que j’ai inclus dans le roman parce qu’à Shawinigan, où
j’ai passé tous mes étés, les rues sont les mêmes qu’à New York. Ma grand-mère habitait
au coin de Broadway et de la 5e avenue, et pour moi, comme enfant, aller sur Broadway
ou la 5e, ça voulait dire aller me promener chez Grand-Maman, dans la ville la plus
rassurante de la terre. « On va magasiner sur la 5e ? », « J’ai passé la relâche scolaire sur
Broadway », ça faisait partie de mes expressions d’enfance, et avec le temps, surtout avec
le livre, c’est devenu une réminiscence paradoxale. De l’ordre d’un symbolisme à tout
casser ! C’est en parlant avec ma grand-mère au téléphone que je me suis rendu compte
des similitudes. Quand on écrit, quand on est en transe d’écriture, quelque chose de
magique se produit. Je n’avais sincèrement pas vu ces rapprochements avant le livre. J’ai
réalisé la toponymie jumelle en écrivant, et très tard dans mon projet d’écriture. N’est-ce
pas incroyable de voir à quel point on nous met en garde contre cet intérêt pour la culture
américaine et comment, dans nos racines, quand on ouvre les yeux, cette fascination
s’explique ? Nous sommes américains plus qu’on ne l’imagine, à notre insu !
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L.Z. : Il y a un parallèle évident entre les tours new-yorkaises et la tour
montréalaise, le Mille de La Gauchetière, que la protagoniste voit s’effondrer
pendant son viol. En tant qu’écrivaine québécoise, avez-vous ressenti un besoin de
revivre ou d’imaginer les attentats de New York dans un contexte canadien ?
M.G. : Quand on voit des horreurs à la télévision, on se demande toujours : « Et si c’était
ici que ça se produisait ? » Ce que je trouve un peu obscène dans le culte des faits divers,
des drames, du chaos, de la guerre, c’est souvent que l’on parle de ces événements comme
d’un flash qui s’est produit ailleurs, sans contexte, sans lendemain. Il y a un suivi, mais
toujours pour montrer l’inusité, le drame qui se poursuit. Ça peut surprendre et toucher
circonstanciellement, mais en fin de compte, cela ne change rien au monde qui regarde.
On voit le reportage et on sent que quelque part, quelqu’un ou quelque chose veut nous
montrer ça. Par la suite, on accepte de demeurer impuissant par rapport au monde dans
lequel on vit parce qu’on ne peut pas entrer tous les jours dans ce jeu de la consternation
qui fait prendre les armes ! Or, les attentats de New York m’ont fouettée, parce qu’il n’y
avait pas de mise en scène. Pas de volonté autre que de montrer ce qui se produit, là, en
temps réel, et qui dépasse toute autre intention. Je me suis sentie libre devant ces images et
j’ai eu envie de me lever. Cela m’a donné plus envie de m’investir, de comprendre, de
poser des questions, de participer au monde dans lequel je vis. C’est le fait d’être allée à
New York, d’avoir rencontré ses gens, qui m’a fait souffrir de son malheur, c’est ce New
York-là qu’on montrait, sous son vrai jour, en détresse, la ville indominable. Pour moi,
quand les tours se sont effondrées, cela m’a choquée et m’a fait imaginer la même chose
arrivant à Montréal, où je vis, c’est sûr : où est-ce que cela arriverait ? Quelle tour est-ce
que l’on attaquerait, qu’est-ce que les gens feraient, qu’est-ce que cela signifierait ? Un
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drame comme celui qui s’est passé à New York, s’il arrivait dans un lieu comme ici,
qu’est-ce que cela changerait ? Est-ce que cela réunifierait les deux solitudes ou est-ce que
cela scinderait pour de bon nos cultures « fâchées » en deux ? Le Mille de La Gauchetière
m’est apparu comme une cible ressemblant au World Trade Center. Quand le Mille a été
construit, c’était un « événement », une construction exceptionnelle, un effort pour
marquer le skyline de Montréal et sa modernité, à l’image des grandes métropoles du
monde. Et quand j’étais enfant, j’avais peur que la tour bloque la lumière de la Place
Ville-Marie. Encore la candeur au service de l’imaginaire. Pour moi, la ville était très
attachée au phare qui tourne sur cette tour-là. Je voyais le phare de ma maison à des
kilomètres de Montréal, chez mon père. Et le fait de voir la tour du Mille en train d’être
construite, dans l’enfance, chez ma mère qui habitait au coin de la rue Ontario et du
Boulevard Saint-Laurent, cela signifiait témoigner de la force incroyable de la
détermination des hommes à dépasser les limites. Je voyais la tour grandir et le temps où
mes parents se séparaient s’écoulait. Je me sentais seule avec cette tour montante et moi
qui grandissait avec. Et elle est devenue importante dans l’identification de l’identité de
Montréal pour moi : cette tour, c’était vraiment le symbole du temps qui passe dans la
ville, du temps que maman ne passait pas avec moi, du temps où je devenais une femme
seule, sans ma mère, sans modèle, sans repère.
Je ne crois pas qu’un attentat ait lieu à Montréal. Mais si je me conte cette peur, je
pense à la Grande Bibliothèque, aux Archives nationales et à la terreur de voir anéanties
les traces de mon histoire et de ma culture, et la littérature canadienne française. Ce serait
ça la cible, le « mille » insidieux et oublié de Montréal, aujourd’hui. Le cœur de
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Montréal, c’est cette présence francophone sans laquelle il n’y a pas la même ville, le
même pays.
L.Z. : Derrida définit un événement comme ce qui n'est pas prévu. Mais les films
d'horreur et même l'imagination de votre narratrice prévoient la destruction des
tours.
Baudrillard dirait que nous avons tous imaginé le 11 septembre, qu'en
pensez-vous ?
M.G. : Oui, je pense que nous avons tous des prémonitions qui viennent sous forme de
fantasmes, comme quelque chose qu’on aimerait voir se produire inconsciemment,
justement parce que cela nous apparaît comme une possibilité impossible. C’est un plaisir
vital ou morbide que l’on recherche tous involontairement : imaginer le meilleur ou le
pire. Je pense que c’est quelque chose de primitif d’imaginer des choses comme ça, il est
impossible de se contenter de la réalité seulement. En tout cas, pas pour moi ! J’imagine
que quand on est ingénieur et qu’on regarde un pont ou un bâtiment, on voit à quel point
il est là pour rester ou pour tomber. L’ingénieur sait ce qui le fait tenir ou tomber, il fait
des projections à l’aide de sa raison. Moi, en tant qu’écrivaine, mon ingénierie c’est
d’imaginer des choses, je ne dirais pas que j’ai une pensée primitive, mais c’est une sorte
de faculté toujours en action, un instinct, d’imaginer toutes les possibilités. On est tous
fait de ces deux facultés, de ces deux forces, la raison et l’imagination. Ces deux formes
d’intelligence sont développées à différents moments dans la vie, pour atteindre un stade
d’intelligence supérieure quand les deux sont alliées, or je pense que l’imagination est
limitée plus on avance en âge. L’imagination est valorisée dans l’enfance : à cette époque
de notre vie, quand on n’a pas d’explication pour les choses, on passe par l’imagination
pour comprendre et cela est jugé comme la norme, c’est même très valorisé. Un enfant
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imaginatif est jugé très intelligent. Qu’en est-il de l’adulte ? J’ai donc imaginé une tour
effondrée, c’était très primitif, pour dire dans le roman que devant le terrorisme, on
redevient apeuré d’incompréhension comme un enfant. Quand on est enfant, c’est comme
ça que l’on exprime une peur. De manière symbolique. Par des détours. Pour moi, une
tour effondrée signifie concrètement, matériellement, l’échec. Pour Anaïs la tour
représente un peu le divorce de ses parents, qui était pour elle une agression qu’elle a
subie comme un échec, et elle compare cela à l’agression de son bourreau, une mise en
échec. Quand elle imagine la tour tombée, c’est la matérialisation de ce qui se passe dans
sa vie. Pour l’enfant, ce qu’elle ne peut pas supporter dans le divorce, c’est de ne pas le
comprendre, et c’est un peu la même chose avec le viol, c’est une attaque, dont on ne
meurt pas, il faut vivre avec cela, avec cet échec du corps et du verbe, du corps troué et
du non hurlé. Dans l’agression que j’ai vécue, il y avait une arme blanche, il y avait cet
échec dont je parle mais aussi, je n’ai pas compris pourquoi j’ai survécu à ce désir de me
voir tuée. Au sens large, j’associe la chute de la tour avec ces événements un peu
psychologiques, ça symbolise l’échec psychique, l’incompréhension, une désintégration
psychique en bonne et due forme, c’est la matérialisation de l’échec de ma mort, à l’instar
des tours, une vie à reconstruire, par un symbole, avec mon corps physique.
L.Z. : L'autre « tour » dans le roman est celle du corps de la narratrice. Vous avez
écrit « le corps de la femme est un édifice fragile » (294). Pourriez-vous expliquer
cette idée ?
M.G. : Ce que j’ai compris dans cette agression-là, c’est que si l’homme et la femme sont
égaux sur le plan de la raison, ils ne le sont pas dans leur corps. Ils ne sont pas le même
corps, donc pas la même « chose ». Le corps de la femme, même s’il porte des enfants,
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même s’il porte en lui la force vive de la procréation, c’est un corps fragile en face d’un
corps d’homme. Il y a un trou dans ce corps. L’homme peut se faire le témoin de ce trou
dans le corps. Soit il entre dedans invité, soit il entre dedans de force. Il l’ignore, l’étudie,
le caresse ou le casse. Le corps de la femme est cassable. C’est vraiment cela qui m’a
marqué pendant l’agression, j’ai vraiment senti que je n’y pouvais rien. Que c’était une
condition qui dépassait ma volonté, mon histoire, et toute la raison des universités.
Devant la domination, la malveillance et le désir d’un déséquilibré, un être troué ne peut
rien. Comme en amour, devant l’être aimé, désiré. Ce que l’on peut, c’est parler après de
ce qu’on a vécu dans son corps, dans le secret de son for intérieur. La femme qui a besoin
d’exprimer son pouvoir sur les hommes aujourd’hui, comme si cette condition physique
pouvait être annihilée, n’a pas compris cette différence. Celle qui la sait, dans toutes les
fibres de son être, peut à mon sens mieux défendre la paix entre les hommes et les
femmes. Ce n’est plus une question de rapports de forces, mais une question d’intégrité
d’identité des corps pour aspirer à un idéal des égalités.
L.Z. : Il y a aussi un parallèle entre le corps et le papier, la peau et la page ... .
M.G. : Au lendemain de mon agression, dans la salle de bains, j’ai allumé la lumière et je
me suis regardée dans le miroir. Partout, sur mon corps, il y avait des ecchymose, des
traces de doigts, de mains. C’était comme si l’histoire de mon agression était écrite sur
mon corps, je n’avais pas à la raconter, mon corps la disait. Si j’avais été nue devant des
étrangers ne parlant pas ma langue, ils auraient compris ce qui m’était arrivé. Mon corps
est devenu comme une feuille de papier. Et comme ma mère qui me disait toujours qu’un
dessin, il ne faut jamais le laisser tomber avant que l’image nous plaise, j’ai continué à
écrire l’histoire de ce corps devant moi, tant qu’il n’a pas été guéri. J’ai révélé d’autres
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ecchymoses. De me voir blessée, cela m’a vraiment fait peur. Ça m’a fait de la peine
aussi. De la peine pour moi. Anaïs est née dans ce miroir où j’ai voulu me prendre dans
mes bras et me consoler de mon malheur. J’étais comme une Autre. Écrire, c’était essayer
de faire ça. Ce geste impossible. C’était un peu comme l’expérience du dessin. Parfois, au
départ, on a peur de ce que cela donne. Pour dessiner, il faut dépasser sa peur et risquer
des taches sur la toile. Et travailler son dessin jusqu’à ce que cela soit bon pour soi. Pour
écrire, comme pour survivre à une agression, il faut surmonter des obstacles. L’obstacle
de la parole. La femme, même dans son édifice fragile, peut surmonter ces choses.
L.Z. : Anaïs en tant que funambule essaie de trouver l'équilibre entre ses deux
désirs, celui de l'écriture et celui de l'amour. Elle avoue que si elle avait rencontré
Marcus à New York, « elle n'aurait jamais écrit une seule ligne » (127). Pourquoi
doit-elle choisir entre l'écriture et l'amour ? Pourquoi ne peut-elle pas avoir les
deux ?
M.G. : L’écriture est vitale pour mon équilibre et c’est en équilibre qu’il est bon d’aimer.
Mais en même temps, pour écrire, il faut être seul, il faut s’isoler. L’écriture est un métier
solitaire. La difficulté est de trouver l’équilibre, dans l’écriture et dans l’amour. Si je le
trouvais, ce serait pour moi le bonheur. Mais est-ce possible ? Je ne voulais pas que cette
histoire raconte qu’à la fin, tout est bien qui finit bien. L’écrivain voulait dire qu’Anaïs
guérirait sa blessure en écrivant, non parce qu’elle s’abandonne à un homme désiré. Mais
la femme avait envie de dire qu’Anaïs serait guérie quand elle serait capable de
s’abandonner à un étranger et à l’incertitude de l’amour. Donc je ne pouvais pas donner à
Anaïs la satisfaction de clarifier toutes ses difficultés. Il fallait que tout demeure
justement fragile, sur le fil. Il n’y a pas d’épreuve parfaite. Il faut parfois accepter
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l’imperfection et l’incompréhension. Je pense que le fait d’être dans la ville et de savoir
que Marcus est là, sans être là avec elle, c’est une façon de suggérer qu’il faut parfois
continuer à vivre avec un bourreau qui court toujours, avec les autres bourreaux qui sont
là aussi. Ce qui sauve, c’est l’écriture.
Quand j’écris, il y a une personne à qui j’écris l’histoire, qui est invisible. C’est un
étranger que je n’arriverai peut-être jamais à connaitre, comme Marcus dans le roman. Il
est aussi important dans ma vie que ma famille. Il existe et n’existe pas. Il m’a marqué
aussi profondément que mon enfance. Lui écrire, lui dédier ce livre, c’est comme une
prière adressée à Dieu, que je ne verrai jamais de ma vie, sauf peut-être une fois dans ma
vie, à la fin, lui écrire, prier, pour qu’il me donne la vie sauve. Aussi, c’était un effort de
faire de Marcus la représentation d’un paradoxe, contraire du bourreau, c’est l’homme
qui veut aimer Anaïs, c’est l’homme qui est bon, c’est l’homme qui est doux, c’est
l’homme avec qui elle pourrait redécouvrir le désir, le plaisir, et c’est l’homme qui
pourrait encore lui faire mal, la blesser, la tuer. Il fallait qu’il soit, dans la balance, aux
antipodes parfaits du bourreau, une autre possibilité impossible du malheur et du
bonheur. Il fallait qu’il ne soit pas là dans la chambre, mais dans le carnet, plus vrai que
nature. Sinon, jamais le carnet n’aurait été noirci. Parce que le drame d’Anaïs, c’est de ne
jamais avoir pu identifier son agresseur. Il n’existe que dans sa mémoire. À part elle,
personne ne peut le désigner comme son agresseur. Dans le drame que j’ai vécu, j’étais
très fâchée avec moi-même de ne pas avoir été capable d’identifier le visage de cet
homme. On m’a montré des photos, mais son visage dans ma mémoire était fuyant, je
n’ai pas pu m’en rappeler, malgré ce long face à face avec lui. Moi qui ai une mémoire et
un sens de l’observation très fins, je n’ai pas été capable de saisir ou de retrouver cette
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image, de la toucher, de la maîtriser pour la donner en lecture au moment qui comptait le
plus, pour faire arrêter cet homme. J’ai une mémoire phénoménale des visages, des gens,
des détails, je remarque tout, mais pas cette personne-là, ma mémoire n’accepte pas de
me donner accès à ce souvenir. Elle me le refuse. Dans le livre, Marcus, pour qu’il soit à
l’image du bourreau, de son rappel et de son paradoxe, devait lui aussi être tout à fait
insaisissable pour Anaïs. Difficile à cerner comme l’écriture, comme le désir, comme le
plaisir, comme la guérison, comme le deuil.
L.Z. : Il y a des dédoublements partout dans votre roman, par exemple les doubles
voix de la protagoniste, les tours jumelles à New York, et tous les bourreaux que la
narratrice voit partout où elle va. Pourquoi tant d'images doubles ?
M.G. : C’était pour la construction du récit, je voulais que tout dans le roman soit comme
un jeu mécanique, comme un écho, comme quand on appelle et qu’il y a quelque chose
qui automatiquement répond. Comme la structure du roman était vraiment brisée, comme
mon personnage, comme ma mémoire, je voulais qu’en le lisant les lecteurs trouvent une
histoire dont le chemin narratif est régulièrement fragmenté. À la rigueur, c’est un
procédé auquel je me suis appliquée pour attraper mon lecteur, parce que dans le fond, je
savais que je créais une histoire au thème rebutant, il fallait donc que le lecteur puisse
respirer, il fallait qu’il se sente libre de le lire ou de ne pas le lire. Cette structure est une
raison valable pour refermer le livre, mais en même temps, mon pari, c’était que ça
compose aussi son rythme entraînant. On y va, on en ressort et on y revient. J’ai donc tout
mélangé, et il fallait que tout s’enchaîne quand même logiquement pour garder le lecteur
accroché, pour lentement gagner sa confiance. Et en même temps, c’était pour raconter
l’état d’esprit dans lequel on se trouve quand on écrit, quand on est attaqué. Tout se
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bouscule et c’est ça qu’on fait : on y va, on en sort et on y revient. On cherche un sens à
tout ce chaos qui nous emporte. Le travail d’un écrivain, c’est d’écouter son intuition, ses
fantasmes, de trouver des liens avec la réalité, d’attacher les choses ensemble pour
composer une histoire dans laquelle un Lecteur va se reconnaître. Et l’autre chose que je
voulais faire, c’était de traduire la psychose et le chaos que l’on ressent quand une ville
est cassée, quand un corps est cassé, quand il y a un traumatisme, on cherche à
rassembler les choses éparpillées pour retrouver son chemin. Quand on voyait les images
des tours effondrées, il n’y avait rien à rassembler, et pourtant, quand on a trouvé un
drapeau, on l’a érigé, quand on a trouvé une photo, on l’a montrée, quand on a déterré
une poutre en forme de croix, on l’a brandie, parce qu’on essayait de trouver des repères,
des indices, on a curé Ground Zero et on a tout nettoyé, réparé pour colmater la béance.
Et pour moi, ces échos, ce sont des repères, des indices. Je voulais traduire l’état de la
psychose et toutes les petites choses auxquelles on s’accroche pour redonner un sens au
chaos.
L.Z. : Votre narratrice écrit du viol, "...ce crime m'a faite naître femme." Est-ce
qu'il faut souffrir pour devenir adulte, c'est-à-dire humaine ?
M.G. : Je ne peux parler que pour moi, mais disons que parfois, depuis mon agression, je
suis dégoûtée par ce que j’appelle la « girlpower-bullshit » ! C’est-à-dire cette mode qui
fait de la femme un triste calque d’un lieu commun masculin, singeant les stéréotypes du
machisme. La femme qui s’identifie à ça asservit son identité à la projection de ces
stéréotypes en elle-même. Elle perd sa capacité d’empathie parce qu’elle ne se connaît
pas, ne s’aime pas pour ce qu’elle est à elle seule, par elle-même.
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Je pense que la souffrance permet une meilleure connaissance de soi et enseigne
l’empathie. Et l’empathie n’est pas la compassion. J’ai bien compris la différence entre
les deux dans mon malheur. Un enfant qui souffre, par exemple, peut être porté à faire
mal aux autres, même toute sa vie, son empathie sera de savoir qu’il fait mal à l’autre,
que l’autre souffre, il est empathique, sans compassion. La vengeance, c’est une forme
d’empathie. Donc je pense que la souffrance rend empathique, et que la compassion, c’est
l’éducation qui la donne. Mais pour cet apprentissage, il faut qu’il y ait quelqu’un qui
montre qu’il y a quelque chose de malsain et de pas profitable dans l’acte de faire du mal,
dans l’acte de vengeance. Et je pense que la femme après une agression comme celle que
j’ai décrite, comprend que la vengeance est impossible. Quelle vengeance possible pour
la femme, sinon de choisir de ne pas être anéantie ? La femme éprouve le pardon dans la
vengeance qui lui est impossible par le « défaut » de sa nature. Pas de loi du Talion pour
elle. Elle doit transcender le mimétisme du geste destructeur. On apprend, quand on est
fille, à être gentille, à ne pas faire du mal, à montrer de l’empathie et de la compassion, à
pardonner, mais c’est en nous un peu par défaut, parce que cet « œil pour œil » n’est pas
possible pour nous. S’il faut souffrir pour devenir adulte, je ne sais pas, mais je crois que
la souffrance engendre l’empathie et donne lieu à l’enseignement de la compassion. Je
pense que les femmes, par ce corps différent de celui des hommes, inégal, sont appelées à
souffrir davantage. Et pour devenir plus humain, je dirais que la souffrance de l’éducation
est plus importante encore ! Et cette souffrance est pour l’homme et la femme. Pour leur
raison égale. Et la littérature est bonne pour cela, pour l’éducation. Apprendre à lire et à
écrire, c’est une souffrance et une délivrance primordiales pour tout être humain.
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L.Z. : Anaïs demande à son bourreau de rester. Est-ce que j'ai raison de penser que
vous avez emprunté l'idée de Derrida de l'hospitalité illimitée envers l'étranger?
M.G. : Tout à fait, et il en parle avec le pardon et avec la frontière des mots pour en
expliquer le principe. Je pense que dans ce que j’ai lu de Derrida et de ce qu’il a dit de
l’hospitalité, j’ai reconnu ce que j’ai fait un peu moi-même après l’agression. Tout en
cherchant à préserver mon intimité, mon jardin secret, j’ai voulu trouver une paix en
racontant cette histoire pour la sortir de moi comme une écharde. Et c’est sûr que dans
tout ce que j’ai lu, c’est Derrida qui m’a encadrée le plus, qui m’a aidée le plus dans ma
compréhension, en particulier dans ce qu’il a écrit de l’hospitalité illimitée envers l’autre,
pour circonscrire ce qui se passe dans la tête d’Anaïs et pour l’écriture de son récit. Cet
acte de dire « reste » est très près de ce que dit Derrida. Accueillir l’étranger, c’est se
faire hôte : c’est-à-dire recevoir et être reçu, c’est ne pas savoir que j’accueille et ce que
j’accueille. Dire au bourreau de rester est impossible, et ce mot dit machinalement,
comme ce que l’enfant lance à sa mère qui s’en va en l’abandonnant, c’est un acte
d’accueil total. C’est sans intention de recevoir ou de donner. C’est le fruit d’une
réminiscence qui agit au présent. Le fait d’accueillir complètement l’étranger, de le
prendre, de lui pardonner, c’est par ce geste-là, que le mot « reste » montre que quelque
chose se passe, qui change le réel, qui fait événement, qui transforme le conflit, qui résout
un peu les choses et qui relie les êtres et les mots aux antipodes. « Reste » est le mot du
pardon.
L.Z. : Mais cette hospitalité envers l'Autre peut être dangereuse. Anaïs a peur de
l'amant Marcus. Le risque semble toujours accompagner l'hospitalité.
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M.G. : Oui. Le concept de l’hospitalité est présent dans les scènes où ils sont ensemble,
dans les dialogues entre Anaïs et Marcus, que j’ai écrits au conditionnel, pour que cela
demeure une chose qui aurait pu arriver. Au Lecteur de décider ce qu’il croit qui est
arrivé. Anaïs est très résistante à cet amant, qui lui aussi est un étranger, qui est l’inconnu
à connaître ou le connu à reconnaître. C’est un autre exemple de ce qu’écrit Derrida du
don qui est impossible. Anaïs ne sait pas ce qu’elle accueille et qui l’accueille en se
donnant à cet homme en face d’elle.
L.Z. : Anaïs a dû mentir pour protéger son intimité, mais un autre témoin menace
de la violer dans la forme du Lecteur. Comment est-ce qu’elle arrive à lui dire la
vérité, ou est-ce que l'acte d'écrire de la fiction crée un nouveau mensonge?
M.G. : L’acte de la création, c’est la production d’un mensonge parfait. C’est comme un
camouflage, ou une façon d’échapper à la réalité. Quand on écrit, on manipule les choses,
il y a des échos, des ombres de la vérité, mais les mensonges de la fiction protègent
l’intimité de ce qui est vrai. Cela préserve l’identité de la source ! Pour moi, c’était
important d’écrire ce roman et d’établir une vérité, mais aussi de camoufler, une fois pour
toute, la vérité sur ce qui m’est arrivé. Le dire sans le dire tout à fait. Dans le roman,
c’était important pour moi de parler de ce que cela signifie, de ce que cela exige de l’être
humain qui est passé à travers cette expérience-là, de se mettre à nu devant un étranger
malade, devant son propre père, des policiers, la famille, les amis, pour dire qu’on a failli
mourir, qu’on nous a fait mal là. Écrire la résilience, c’était dire une vérité sans plus rien
révéler ou briser de ma propre intimité. Une agression sexuelle, cela fait perdre prise sur
le secret du corps, sur son histoire, sur son intégrité, sur son avenir, alors de dire qu’il y a
un secret, c’est une façon de retrouver un sens perdu, c’est ériger un rempart entre ce que
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le Lecteur saura et c’est faire un nouvel écran au viol. C’est aussi pour moi comme si
j’inventais une histoire moins personnelle, plus philosophique, qui a un résonnement ou
une portée plus grande, qui sert à camoufler la réalité, comme une vraie fiction, qui
permet de parler de quelque chose de plus vrai, qui a une vérité plus ontologique. Dans le
fond, c’est me permettre de dire que je parle de la vie, et pas de moi. J’ai essayé d’écrire
l’histoire de toutes les agressions et pas la mienne. J’ai voulu le dire pour toutes celles qui
n’ont pas réussi à le faire. Mortes ou vivantes. Et parce que je ne veux plus jamais parler
de l’agression que j’ai vécue.
L.Z. : L’image du papillon de nuit est partout dans le roman, et à la fin, la
narratrice révèle que ce papillon de nuit, c'est elle. Pourriez-vous m'expliquer cette
association?
M.G. : Le papillon de nuit, il a des antennes en forme de plumes. C’est ce qui m’a attiré
vers lui pour dire l’écriture. J’ai choisi cette métaphore très candidement au départ. Si
vous le regardez bien, dans les images d’encyclopédies, vous allez voir ces plumes qui
ressemblent à des plumes pour écrire. La candeur était là : comme je ne voulais pas
qu’Anaïs soit une victime, il devait bien y avoir un élément romantique dans tout cela. Je
n’ai pas essayé de faire très littéraire, avec une image compliquée. Puis j’ai lu, et j’ai
pensé à la phase de l’imago, à ses corrélations avec ma « guérison ». Anaïs, avant cette
expérience du viol, était une petite femme insignifiante, une personne de rien, mais à qui
est arrivé quelque chose d’épouvantable, et qui va essayer de dépasser son état de
victime, parce qu’elle doit se transformer en autre chose pour survivre.
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Le papillon de nuit, c’est donc une métaphore parfaite pour cette histoire. Et pour toute
personne qui écrit et qui se réveille la nuit pour le faire. Le papillon sort la nuit, et se
dirige vers la lumière, qui l’attire et qui va révéler quelque chose. C’est ce geste-là qui
représente pour moi ce que je suis de plus secret. Quelque chose qui change de forme, qui
évolue. J’écris la nuit, et si j’ai quelque chose de lumineux en moi, c’est au service de
l’écriture sombre. La métaphore du papillon, c’est aussi cela, une évolution, de l’œuf à la
chenille, en passant par la latence dans la chrysalide jusqu’au papillon majestueux : cette
référence au papillon signifie que la nature nous appelle à passer à autre chose, à devenir
malgré l’adversité une somptueuse image, un être abouti, mature, au bout de toutes ses
transformations. L’imago de la femme c’est toujours son aptitude à faire don de la vie.
L.Z. : Vous parlez du problème de langage, mais ce n'est pas le conflit traditionnel
entre l'anglais et le français qui se trouve souvent dans le roman québécois, mais
plutôt la perte du cri primitif de sa naissance. En écrivant cette œuvre avez-vous
retrouvé votre cri primitif?
M.G. : Je pense que j’ai essayé de le retrouver de toute mes forces en écrivant ce livre.
Mon cri primitif, c’était le désir de m’exprimer dans ma langue, d’écrire. Ce livre est un
cri, le livre fermé, le cri est perdu à nouveau. Il faudra toujours le retrouver pour ne pas
mourir dans l’aliénation, pour comprendre qui on est. Apprendre à écrire, à
communiquer, à partager la parole, à dire sa sensibilité propre, c’est le défi des locuteurs
de toutes les langues. Le cri est une langue universelle qu’aucune éducation n’aura
comprise. Cependant, Anaïs, elle, l’a peut-être trouvé, son cri, son désir, mais peut-être
pas. Elle ne l’a trouvé qu’au conditionnel. A-t-elle écrit ou joui ? Aurons-nous écrit ou
joui ? Je pense que la réponse n’est pas importante pour savoir si j’ai trouvé mon cri. Je
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vais chercher à le retrouver dans tous mes livres à venir. L’écriture m’a montré que je ne
l’avais pas perdu.
L.Z. : Voulez-vous parler de vos projets futurs ?
M.G. Mon second roman me fait souffrir ! C’est l’histoire d’une enfant dont les parents
se séparent. Il s’agit d’une histoire qui traite des rapports mère-fille et du rôle de la
télévision et des idoles dans la vie d’une enfant abandonnée. C’est difficile de parler de la
mère. J’admire ceux et celles qui l’ont fait, parler de la mère ou encore de la folie.
J’ajouterais pour l’anecdote que ce roman, je l’ai perdu une fois : mon ordinateur est
tombé par terre et j’ai dû in extremis numériser les pages de la seule copie papier que
j’avais entre les mains. J’apprends ce dur métier de la plus brutale façon. Avec ce roman,
je retrouve toute la « difficulté d’apparaître », au sens propre comme au sens figuré, pour
reprendre le beau titre d’une recueil de poésie de François Charron ! J’essaie de sortir de
la chrysalide pour me débarrasser d’une jeune fille handicapée qui vit en moi comme
dans une ancienne peau que je traîne. Mais je m’embourbe dans les images, évolution du
papillon, mue du serpent, … ce serait peut-être mieux si je m’arrêtais là.
1
2
L’entretien avec M. Carrier a eu lieu le 19 mars 2010 à Montréal.
Les entretiens avec Mlle. Gélinas ont eu lieu le 20 mars 2010 à Montréal, et le 11 mai 2011 à Sherbrooke.
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