General de Simancas
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General de Simancas
Individus, tribus et terroirs dans l’Algérie du XVIe siècle d’après les documents en arabe dialectal de l’Archivo General de Simancas Mohamed MEOUAK* 1. Introduction Durant les XVIe et XVIIe siècles, il semblerait que chroniques, annales et autres genres d’écrits sont relativement rares dans le panorama historiographique du Maghreb central. Mis à part quelques textes hagiographiques consacrés à des saints connus, il n’existe que peu d’œuvres historiques susceptibles de retracer l’histoire des tribus et des terroirs de l’Algérie au XVIe siècle. Il est indéniable que la tradition historiographique qui marqua les époques ziyyānide et ḥafṣide s’est évaporée à travers le temps. Mais, on ne pourrait réduire l’absence d’une culture historiographique aux seules causes culturelles. Pour cela, il serait possible de recourir à l’éclaircissement d’une telle donnée par le politique afin de tenter la meilleure restitution possible de l’objet étudié, à savoir les sociétés rurales du Maghreb central. Il est bien connu qu’au Maghreb, l’État ne s'appuie pas seulement sur la coercition pour imposer puis maintenir son pouvoir vis-à-vis des différents groupes sociaux. Il recourt souvent à des doctrines, religieuses et laïques, pour asseoir la légitimité de son autorité. Cette dernière observation peut servir de base à une explication de cette carence parfaitement bien observable de sources historiques capables de nous aider à mieux comprendre l’histoire des hommes et des structures du XVIe siècle algérien1. * 1 Universidad de Cádiz. Cette étude a été partiellement réalisée dans le cadre du projet de recherche espagnol Dialectología árabe en el Magreb occidental (MICINN, I+D - FFI 200804648-C02-1). Sur ces questions importantes, voir l’article de Chentouf 1984 : 9-13 dédié aux sources relatives à l’histoire de l’Algérie du XVIe au XVIIIe siècle ainsi que l’étude de Terki Hassaine 1984 : 43-45 et Dziekan 2011 (sous presse) à propos de quelques écrivains L’historien Mohamed Ghalem a mis en relief récemment, sur la base des travaux d’Évariste Lévi-Provençal et d’Abū l-Qāsim Sa‘d Allāh sur l’historiographie maghrébine à l’époque moderne, le fait que les Maghrébins ne s’intéressaient que très peu à l’histoire et à l’écriture historique. Ce fait serait, paraît-il, à mettre au compte de l’esprit religieux, voire mystique, qui prédominait une grande partie du monde des savoirs au Maghreb2. Depuis la fin du XIVe siècle, on note une certaine ankylose culturelle qui se serait traduite par un net recul des sciences profanes au profit des sciences religieuses. Cette tendance aurait profondément marqué les esprits d’un point de vue intellectuel, et d’après certains historiens celle-ci aurait perduré au moins jusqu’au début du XVIIIe siècle. Il est vrai que le siècle qui vit l’arrivée des Lumières fut particulièrement producteur d’auteurs et fécond en écrits. Il suffit de citer des écrivains comme Abū Rās al-Nāṣir, al-Warṯīlānī ou encore Ibn Məsāyb qui composèrent des œuvres littéraires et historiques marquées souvent par un contexte politique précis d’élaboration3. À partir des quelques observations précédentes, on pourrait alors se demander simplement comment prétendre reconstituer l’histoire des individus, des terroirs et des tribus de l’Algérie à la période moderne si on admet de sérieuses lacunes en matière de sources originales. C’est là tout l’enjeu de notre recherche, encore balbutiante, sur le milieu rural algérien au début de la période moderne vue sous l’angle d’un autre type d’écrits : les documents rédigés en partie en arabe dialectal conservés à l’Archivo General de Simancas (désormais AGS) et parfois même assortis de traductions originales en espagnol. Ces notices ont déjà fait l’objet de quelques publications qui se sont attachées à la présentation des textes d’un point de vue historique et linguistique4. Si l’histoire des événements, des faits religieux et des groupes ethniques ayant peuplé le Maghreb à l’époque moderne a toujours constitué un objet d’intérêt scientifique choyé et engendré de nombreux travaux de la part des spécialistes, il est toutefois indispensable de rappeler que ces derniers ont souvent basé leurs recherches sur des sources textuelles directes, en langues européennes mais dans une bien moindre mesure en arabe, à partir des textes rédigés en turco-ottoman et quelques rares productions en langue franque5. D’autres types de documents ont cependant été mis à profit par l’historien des XVIe et XVIIe siècles comme ceux appartenant aux correspondances 2 3 4 5 136 algériens du XVIIIe siècle. On lira également avec profit la contribution de Terki Hassaine 2005 : 87-89 consacrée à la production historiographique espagnole sur l’Algérie ottomane. Voir Ghalem 2006 : 115-116. Sur ces problèmes, voir, entre autres études, l’introduction de Ġālim (= Ghalem) à l’édition de l’ouvrage d’Abū Rās al-Nāṣir 2005 : 23-29, et Meouak 2010 : 65-66. Voir Meouak 2005 : 114-117 ; Meouak 2007 : 161-164. Sur la langue franque en Méditerranée, nous disposons désormais de l’excellente monographie de Dakhlia 2008 : 11-29. De los manuscritos medievales a internet officielles entre les États européens et les différentes entités politiques existantes alors dans le Maghreb moderne. Grâce à la publication d’autres documents déposés à l’AGS, il sera désormais possible de disposer d’une édition critique de nouvelles lettres officielles et privées relatives aux relations entre l’Espagne, l’Empire ottoman, les tribus et les pouvoirs locaux algériens et tunisiens entre les XVIe et XVIIe siècles6. 2. Observations sur l’histoire du milieu rural dans l’Algérie du XVIe siècle Les textes, dont il a été question dans la partie précédente, constituent une collection de notices et d’informations de grande importance pour l’historien du Maghreb à l’époque moderne et le linguiste7. Outre l’intérêt que représentent ces sources pour l’histoire des relations diplomatiques de l’Espagne avec les entités tribales du centre et de l’est du Maghreb, ces textes apportent quelques éclaircissements sur la situation générale de l’Empire ottoman et sa véritable position au sein des territoires qu’il occupait naguère. Sur ce dernier point, signalons par exemple que les Turk, ainsi sont-ils appelés dans les documents, sont l’objet de commentaires critiques. Ils sont même le prétexte à quelques railleries mettant en avant leurs faiblesses militaires ainsi que leurs défaites parfois retentissantes. Disons que dans le cadre de cette étude, nous tenterons de mettre au jour quelques aspects de l’histoire rurale du Maghreb central vue à la lumière de documents rédigés, tout ou en partie, en arabe dialectal afin de comprendre, entre autres choses, certains changements dans l’organisation des communautés rurales opérés notamment entre la fin du XVe siècle et le début du XVIe siècle. Ces modifications structurelles touchèrent notamment la constitution de la tribu et l’image du territoire qui durent se mettre à la page dès l’arrivée du nouveau maître de l’Algérie, à savoir le pouvoir turco-ottoman. Enfin, dans une dernière partie, nous centrerons notre attention sur un cas d’étude intéressant : les Zəwāwa de la Kabylie8. Ce choix a été guidé par l’idée selon laquelle cette tribu berbère importante du nord de l’Algérie avait joué un rôle fondamental dans les luttes 6 7 8 Les documents algériens et tunisiens déposés à l’Archivo General de Simancas sont en cours d’édition par les soins de M. García-Arenal, F. Rodríguez Mediano, R. El Hour, I. Boyano et M. Meouak (à paraître aux presses du CSIC, Madrid). Sur ces questions, voir Meouak 2005 : 117-121 sur un document algérien en arabe dialectal daté de 1557 ; Meouak 2007 : 169-172 ; El Hour 2009 : 34-36. On pourra comparer les caractéristiques linguistiques des documents algériens de l’AGS avec celles contenues dans quelques documents arabes rédigés par les Morisques de Valencia et récemment publiés par Barceló & Labarta 2009 : 117-119. Dans un premier temps, le lecteur pourra consulter avec profit les travaux de Lanfry 1978 : 78-82 et Redjala 1978 : 163-165. M. Meouak, Individus, tribus et terroirs dans l’Algérie du XVIe siècle 137 menées contre le système ottoman et avait aussi subi des transformations notables dans le mode de peuplement et l’organisation de la hiérarchie tribale. Grâce à la documentation en arabe dialectal de l’AGS, nous pensons qu’il est possible de se faire une idée plus ou moins précise du rôle joué par la confédération tribale des Zəwāwa durant une période concrète de l’occupation ottomane et de sa place dans la réorganisation des groupes tribaux de l’Algérie moderne. Pour cela, nous croyons qu’il est utile de rappeler que les changements sociaux opérés dans les campagnes dès la fin du XVe siècle vont s’accentuer pour donner lieu à une nouvelle configuration qui verra le pouvoir de la tribu s’effriter au détriment du renforcement de la structure familiale, certes plus réduite mais plus efficace. Dans ce sens, on peut citer un article de Jacques Berque, paru en 1970, et dans lequel il disait à juste titre que “Les grands blasons onomastiques de jadis, qui fournissaient à Ibn Khaldoun un système classificatoire, n’étaient plus depuis longtemps que fiction généalogique invoquée en ordre dispersé, sur le mode du folklore plus que celui du statut”9. Cette observation de l’anthropologue français, contenue dans les conclusions d’une étude consacrée au monde rural à travers les Nawāzil Māzūna du juriste al-Maġīlī al-Māzūnī (m. 1478), met parfaitement bien en exergue les enjeux de l’organisation du milieu rural au Maghreb central. Au-delà des faits exposés auparavant, il est un thème qui a souvent servi de modèle explicatif de la société rurale dans l’Algérie d’époque moderne. Nous faisons référence à la fameuse division entre deux formes d’exploitation du sol : les terres destinées aux cultures et les terres utilisées pour l’élevage. Mais cela dit, on reconnaît aujourd’hui que s’il y eut alors un point de rupture entre monde de l’élevage et monde de l’agriculture, le nomadisme n’est pas nécessairement opposé à la mise en valeur des terres et qu’il y aurait plutôt eu coexistence et complémentarité entre les activités agricoles de culture et d’élevage. Cette histoire de la ruralité au Maghreb trouvait ses limites dans une exploitation de sources insuffisamment diversifiées, et de là l’impérieuse nécessité de recourir à d’autres types de textes10. La littérature administrative et un certain nombre d’archives ont permis la publication de travaux de qualité sur l’Orient musulman. Mais une telle documentation existe en quantité bien inférieure pour le Maghreb central, ce qui impose de rechercher la moindre information en faisant appel à tous les types de matériaux disponibles, en ayant recours à diverses méthodologies et en 9 10 138 Berque 1970 : 1353. Pour ce qui concerne les problèmes linguistiques contenus dans la source en question, voir Voguet 2007 : 323-324 sur quelques éléments lexicaux et morphologiques en arabe dialectal dans les Nawāzil Māzūna. Voir les remarques de Ouerfelli & Voguet 2009 : 15-18 en introduction à un volume monographique consacré au monde rural dans l’Occident musulman médiéval. De los manuscritos medievales a internet comparant les approches. L’absence d’une documentation de type institutionnel est en grande partie responsable du vide historiographique qui a marqué une grande partie des recherches sur le monde rural au Maghreb médiéval. C’est aussi la nature des sources disponibles qui explique que les espaces ruraux aient été délaissés : les textes que les historiens médiévistes utilisent habituellement comme les récits de voyage, les chroniques, les ouvrages géographiques, les dictionnaires biographiques, etc. émanent, comme il est bien connu, des milieux liés aux cercles du pouvoir et présentent, lorsqu’ils en parlent, un milieu rural quelque peu dénaturé, observé dans une perspective principalement urbaine. Les campagnes sont donc perçues à la fois comme objet d’intérêt de la part de l’État, surtout en fonction des revenus fiscaux qu’il peut en attendre, et comme sujet de méfiance lorsqu’elles paraissent menacer le milieu urbain dans des périodes d’épidémies, de famines ou d’émeutes. Cette vision des choses a sans nul doute eu une certaine influence sur les travaux des historiens qui eurent à décrire un monde rural assujetti aux cités et exploité par elles. Même si il n’est pas dans notre objectif de retracer l’histoire de ces faits, il est malgré tout intéressant de souligner que les choses ont évolué de telle manière que cette répartition est en général celle que l’on trouvera en Algérie au moins jusqu’à la fin du XIXe siècle11. 3. Espaces ruraux, tribus et individus dans l’Algérie du XVIe siècle Dans ce mouvement, il ne sera pas question d’évoquer toutes les possibilités qu’offrent ces documents pour l’historien. Une telle entreprise serait plutôt à consigner dans un ouvrage monographique précis et nécessiterait le recours à plusieurs disciplines scientifiques. Mais cependant, dans le cadre strict de notre contribution, nous donnerons quelques données relatives à certains aspects de la société du Maghreb central qui permettront, croyons-nous, de mieux comprendre le contexte historique. Mais alors quelles sont ces informations susceptibles d’éclairer notre lanterne ? Ce choix est donc subjectif mais il obéit aussi à une idée qui est en relation avec la conception que nous avons de l’histoire sociale. Cette histoire sociale, telle que nous l’envisageons, passe par l’examen critique des sources mais aussi par la connaissance des individus à travers les noms et les lieux. Une telle démarche est, nous semble-t-il, prompte à mieux dessiner les contours d’un cadre de vie et des individus qui le fabriquent et l’habitent. Alors, il est possible de dire 11 Voir quelques observations utiles dans Khiari 2002 : 33-46 et 49-63 sur les questions du reflux démographique et sur les conditions et les résultats de l’agriculture dans l’Algérois au début de l’époque ottomane. M. Meouak, Individus, tribus et terroirs dans l’Algérie du XVIe siècle 139 que le monde rural que l’on perçoit à la lecture de certains documents offre un nouveau visage à l’historien notamment pour ce qui concerne les classements. On distingue des maîtres des terroirs, de simples individus évoluant sans doute sur ces terres et entre ces strates, il y a le milieu allogène des Turcs, nouveaux maîtres de certaines parcelles des territoires qui constituent le Maghreb central mais aussi peu à l’aise au sein de sociétés rurales très ancrées dans ses cadres strictes12. L’un des premiers problèmes que l’on rencontre lorsque l’on étudie le monde rural est de cerner les diverses significations de cette expression pour l’Algérie moderne. Quels sont les mots ou les formules qui, en langue arabe, désignent les espaces de la ruralité, leurs populations et leurs différentes activités ? Par exemple, nous savons que la bādiya correspond à l’espace du nomadisme ou semi-nomadisme, plus ou moins assujettie aux pouvoirs centraux, et ne comprend qu’une part de ce que l’on entend par “milieu rural”. Très souvent, les qurā (villages et bourgades) en sont exclues alors qu’elles sont bien au centre de l’organisation des campagnes. Ce problème lexical important démontre combien il est indispensable de commencer à s’interroger sur la validité des espaces, des communautés et des productions13. Si on compare le XVe siècle avec la première partie de la période turcoottomane, on verra que cette dernière sera le moment de certaines transformations relativement importantes du régime foncier. D’ailleurs, Jacques Berque avait clairement signalé la teneur de ces mouvements en donnant l’exemple des Banū Rāšid de Mascara qui au XVe siècle étaient à la fois laboureurs et pasteurs, et oublièrent, pour ainsi dire, les classements ethniques et hiérarchiques14. Les espaces agricoles étaient partagés entre diverses formes d’utilisation et d’appropriation parfois complémentaires les unes des autres. À la lecture de la documentation, on constate qu’il y a des terres agricoles localisées sur les plaines côtières et les fuḥūṣ dépendant des villes et des agglomérations villageoises qui restent bien le lieu de cultures et de productions qui approvisionnent les milieux urbains mais aussi des marchés extra-muros. Ces aires étaient souvent irriguées grâce à des systèmes 12 13 14 140 Sur les tentatives turco-ottomanes d’occuper d’autres régions que les côtes et l’intérieur immédiat algériens, voir Raymond 1967 : 63-65 donnant quelques détails sur les rares expéditions menées dans le sud algérien au XVIe siècle. Pour le Moyen Âge, nous comptons désormais sur quelques études relatives aux problèmes exposés. Il semble cependant que pour la période moderne, au moins pour le XVIe siècle, il y ait encore très peu ou pas de travaux concernant les territoires, les modes de peuplement et l’agriculture en Algérie. Si ces études existent, on reconnaîtra bien volontiers notre ignorance. Berque 1970 : 1351, et quelques éléments dans Filali 1999 : 252-253. Signalons que les Banū Rāšid apparaissent dans quelques documents étudiés comme par exemple dans AGS, Estado, 8837, folio 53 où il est fait mention des šuyūḫ d’Ibn Rāšid de l’ouest algérien. De los manuscritos medievales a internet d’irrigation par submersion ou par infiltration mobilisant ainsi différentes techniques : canaux, puits artésiens, norias, captages de sources15. Dans certaines plaines et les basses vallées de l’intérieur de l’Algérie, on trouvait des zones de cultures intensives : plaine de la Habra, plaine de la Mina, vallée du Chélif, où on faisait des céréales, du riz, des maraîchages, etc. Outre cela, nous savons que dans les terroirs montagneux, on pratiquait des cultures de mode plus ou moins intensif. À côté de l’élevage (ovin, caprin, bovin et apicole), on y cultivait des céréales, des pommes de terre, des oliviers et des fruits divers et variés. Un exemple bien connu est celui de la Kabylie où les montagnards donnaient la priorité à l’arboriculture, notamment l’oléoculture, qui couvrait la majeure partie des espaces cultivés16. La propriété citadine était dominante dans les milieux agricoles riches et cultivés intensivement. Les sources disent clairement que les jardins étaient possédés par les riches commerçants, les dignitaires du pouvoir, Turcs et membres des tribus du pays. On sait également qu’il y avait d’immenses propriétés beylicales qui s’étendaient sur une grande partie des territoires agricoles contrôlés par la Régence turque. Grosso modo, on dira que la pression fiscale était forte avec surtout le ǧabrī, impôt foncier forfaitaire, le ‘ušūr et la ġarāma. Cette dernière était un impôt versé en nature proportionnellement au nombre de charrues ou de terres labourées. En relation avec ce dernier thème, citons un auteur comme Jean-Michel Venture de Paradis qui, au XVIIIe siècle, indique la chose suivante : “Les terres ensemencées payent en nature une certaine quantité de mesures pour chaque paire de bœufs employés au labourage. Ce droit n’est pas non plus uniforme : il y en a qui payent 10%, d’autres 5, d’autres 15, etc.”17. Un peu plus tard, au siècle suivant, Eugène Daumas, qui dès l’année 1835 entamera un long séjour en Algérie, signale le fait suivant : “La Mitidja approvisionnait Alger et nourrissait cent cinquante mille laboureurs ... Ce chiffre de cent cinquante mille était réduit à quatre-vingt mille quand nous arrivâmes, mais quelle était la cause de cette réduction ? Était-ce la stérilité subite de la terre qui avait chassé le laboureur ? Était-ce la transformation de plaines arrosées en marais miasmatiques, en foyer de pestilence ? Nullement : c’était le fisc épuisant des Turcs”18. Après avoir évoqué de manière succincte quelques caractéristiques des terroirs de l’Algérie au début de l’époque moderne, voyons maintenant 15 16 17 18 Voir Bessaoud 1999 : 18-22. Voir Bessaoud 1999 : 18-19. Venture de Paradis 1983 : 259. Sur cet écrivain et diplomate, voir Meouak 2004 : 304-306. Daumas 1988 : 44. M. Meouak, Individus, tribus et terroirs dans l’Algérie du XVIe siècle 141 quelques aspects relatifs aux tribus et aux individus à la lumière des sources et des documents de l’AGS. Pour les besoins de cette partie, nous concentrerons nos efforts sur les matériaux consacrés à la cellule tribale. L’un des termes les plus souvent utilisé pour désigner le concept de tribu est celui de banū qui renvoie selon nous à l’idée de filiation patrilinéaire marquée par un sens prononcé de la ‘aṣabiyya ou solidarité socio-agnatique. Le second vocable est ūlād (awlād en arabe classique). Ce dernier mot est profondément connoté comme étant une version, à notre avis, typiquement maghrébine de la famille surtout étroite et il correspond bien à l’ensemble des enfants mâles19. Indiquons qu’il y a des formes plus simples de désignation des collectifs en indiquant seulement le nom ethnique : ‘Arab/A‘rāb20, ‘Arab al-Qull21, alḤanānəša22, Turk23, Banū ‘Abd al-Malik24, Banū Səmītan et ahl Yusrā25, Ūlād Ya‘qūb26, Ūlād Ba‘zīz27, Ūlād Zāyd28, Ūlād Bəllīl29, Ūlād Kəram30, Ūlād Fəlīs31, Ūlād ‘Amrān32, Ūlād al-šīḫ33, Ūlād Sa‘īd34, etc. Avant de poursuivre notre étude, arrêtons-nous sur un terme hautement significatif des enjeux relatifs au contrôle des territoires et des formes de dépendances ou non vis-à-vis du pouvoir turco-ottoman. Nous voulons parler du concept de ‘Arab qui est présent dans plusieurs documents de l’AGS. Mais au fait qui sont-ils ? Comment définir ces groupements tribaux de ‘Arab, parfois désignés par la forme pluriel de A‘rāb, qui souvent défrayent la chronique des conflits intra-tribaux et avec les autorités ottomanes ? Le mot ‘Arab contient plusieurs significations selon les contextes. Il peut désigner l’ensemble des populations d’origine arabe et, notamment les tribus arabes hilāliennes, les tribus qui ont une origine arabe revendiquée, etc. À tout cela, il ne faut pas oublier d’ajouter une autre notion qui est l’appartenance au milieu bédouin. 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 142 Sur ces problèmes, voir Berque 1953 : 261-264 et Bonte 2004 : 81-85. AGS, Estado, 466, docs. nº 8, nº 23. AGS, Estado, 466, doc. nº 33. AGS, Estado, 466, doc. nº 23. Sur cette famille, voir également al-‘Adwānī 2005 : 175, 177, 178, 183, 202, 203, 204, 205, 342. AGS, Estado, 466, docs. nº 32, nº 33, nº 57, nº 64, nº 81, nº 89, etc. AGS, Estado, 466, doc. nº 68. AGS, Estado, 465 ?, 475 ? AGS, Estado, 466, doc. nº 29. AGS, Estado, 466, docs. nº 59, nº 61. AGS, Estado, 466, doc. nº 76. Sur cette famille, voir aussi al-‘Adwānī 2005 : 135, 188, 315, 336. AGS, Estado, 1374, doc. nº 226, folio 454. AGS, Estado, 1374, doc. nº 226, folio 454. AGS, Estado, 1374, doc. nº 226, folio 454. AGS, Estado, 8837, folio 53. Sur cette famille, voir en outre al-‘Adwānī 2005 : 27. AGS, Estado, 466, doc. nº 59. AGS, Estado, 466, doc. nº 59. De los manuscritos medievales a internet Le mot ‘Arab équivaut aussi aux communautés qui vivent dans la bādiya, le milieu rural par excellence35. Mais ce qui frappe avant tout l’historien, c’est bien entendu la connotation péjorative qui accompagne souvent le mot : le ‘Arab est souvent perçu comme un brigand, un pillard, etc. Face à cette triste réputation, il faut indiquer que pour ce qui concerne le XVIe siècle et sur la base des quelques occurrences relevées dans la documentation de l’AGS, on a l’impression que les choses changent un peu car il semble que le mot signifie autre chose comme l’idée de pedigree d’un ensemble ethnique susceptible d’œuvrer contre le pouvoir ottoman. Mais il ne s’agit que d’une hypothèse fragile qu’il faudra valider ultérieurement à l’aide d’autres sources arabes et de vérifications supplémentaires. Si les tribus et le mode de désignation de celles-ci apparaissent relativement bien documentés dans les notices de l’AGS, il faut également noter un autre type d’informations permettant une meilleure connaissance des milieux tribaux algériens. Il s’agit de quelques détails fournis sur les lieux et les territoires des confédérations tribales. Il est bien connu que le Maghreb central se caractérise par une toponymie à la fois singulière et vivante. Celleci constitue très souvent un indicateur des formes du terroir exprimées et véhiculées par trois langues, au moins pour le XVIe siècle, c’est-à-dire l’arabe, le berbère et le turco-ottoman. Mais comment peut-on définir le concept de nom de lieu ? Selon nous, le nom de lieu représente une mémoire collective, celle d’un endroit habité par des individus ayant une histoire spécifique. Mais c’est aussi un mode de communication, en même temps qu’un témoin non seulement du contexte de son origine mais aussi de ses transformations diverses et variées36. Entrant dans le détail, on relève quelques locutions relatives aux lieux : balad al-‘Ūnnāb / bilād al-‘Unnāb ou “pays de Annaba” / “pays du jujubier” (al-‘unnāb)37 ; bādiya li-Būna li-bilād l-‘Unnāb ou “campagne(s) de Bône dans le pays de Annaba”38 ; qaṣaba balad al-‘Unnāb / “forteresse du pays de Annaba”39 ; waṭan al-Ḥanānəša / waṭan alḤanātša / waṭan al-Ḥənāniš ou “terroir des Ḥanānəša”40 ; waṭan al-Dəwāwida ou “terroir des Dəwāwida”41. 35 36 37 38 39 40 41 Sur la bādiya et les A‘rāb, voir les remarques de Berque 1970 : 1339-1341 et Voguet 2006 : 149-152, se basant tous les deux sur l’exceptionnelle compilation juridique intitulée Nawāzil Māzūna. Sur ces questions, voir Dorion 1994-1995 : 96-102. AGS, Estado, 466, docs. nº 3, nº 29, nº 38, nº 41, nº 46, nº 47, nº 89, nº 99. Sur le territoire d’Annaba, voir Ibn Maqdīš 1988 : I, 609 où il est bien question du bilād al-‘Unnāb. AGS, Estado, 466, doc. nº 90. AGS, Estado, 466, doc. nº 12. AGS, Estado, 466, docs. nº 38, nº 79. Sur le territoire des Ḥanāniša, voir Ibn Maqdīš 1988 : I, 591 et II, 113 sur le arḍ al-Ḥanāniša. AGS, Estado, 466, doc. nº 69. M. Meouak, Individus, tribus et terroirs dans l’Algérie du XVIe siècle 143 Les termes qui sont énumérés plus haut ne peuvent en aucun cas être appliqués à toutes les situations topographiques et toponymiques. Il nous faut nous arrêter sur cette terminologie à priori simple mais au fond complexe. Le mot balad (pluriel bilād) contient deux sens que l’on peut qualifier d’opposés car référant à des milieux différents : balad = ville, centre urbain mais aussi le lieu-dit, le pays, la contrée. D’après Nora Lafi, qui étudie l’histoire des institutions municipales de Tripoli, en Libye, au XVIIIe siècle, “Le terme bilâd, dans l’usage tripolin, semble indiquer la notion d’un espace clos, dont les murs de la ville seraient la limite”42. Si on se déplace plus à l’ouest du Maghreb, plus exactement à Tunis entre le XVIIe et le XIXe siècle, les choses se compliquent quelque peu car, outre le fait de ne pas rencontrer de véritables occurrences avec le mot balad à cause de l’usage d’une documentation spécifique, on est ainsi limité à voir ce que nous dit l’adjectif baldī construit sur la base du terme. Avant de fournir le détail des observations faites par Abdelhamid Hénia, signalons pour une meilleure compréhension de la question que le terme de départ utilisé pour construire la forme baldī est celui de balda, avec le sens étroit de ville, noyau urbain, etc. Mais voyons ce que nous dit l’historien tunisien à propos de l’adjectif de relation baldī : “Le mot baldī est lu différemment selon que l’on est à l’intérieur ou à l’extérieur du milieu citadin. À l’intérieur, il désigne les notables de souche par opposition aux moins nantis, généralement, les barrānī fraîchement installés dans les faubourgs”43. En ce qui concerne le mot waṭan (pluriel awṭān), précisons qu’outre la signification bien connue de “nation”, il semblerait, si l’on en croit la documentation tunisoise des XVIe et XVIIe siècles, que le terme waṭan aurait également le sens général de circonscription fiscale formée à partir des tribus peuplant une région concrète44. Mais à propos du vocable waṭan, ce n’est pas tout. En effet, il serait tout à fait utile de rappeler les réflexions faites par Jacques Berque à la lumière des Nawāzil Māzūna de la seconde moitié du XVe siècle : “Le watʼan (et non la qabîla "tribu") devient le cadre de la coutume, le ressort du caïd et du cadi, l’horizon du douar, le périmètre d’appel du marché, bref le foyer de l’intégration ... De tout cela, qui se conjoint ou se disperse, se fait la morphologie des groupes”45. L’observation précédente de Jacques Berque, à la fois lucide et pertinente, nous invite, si on effectue le passage au siècle suivant, à envisager quelques hypothèses sur le comment se divise le Maghreb central et au-delà, celles-ci 42 43 44 45 144 Lafi 2002 : 119-121, notamment 119. Hénia 1999 : 15. Hénia 1999 : 162, 169. Berque 1970 : 1351. De los manuscritos medievales a internet nous permettraient de réfléchir sur les relations antagoniques entre pouvoir turco-ottoman et tribus. Alors, peut-on dire qu’il existe un pays légal et un autre réel ? Loin de faire de cette question un véritable thème d’opposition, nous voudrions simplement réitérer le fait qu’il y a bien des territoires où la domination ottomane s’exerce de manière directe, et d’autres où le pouvoir est délégué mais avec une opposition constante des éléments locaux. Les relations entre les Turcs et les tribus sont marquées par une défection de réciprocité. Il faut sans doute rechercher les causes de cette situation dans le fait que la conquête est inachevée et la domination turque est relativement fragile dans son ensemble. En plus, en laissant coexister des pouvoirs tribaux locaux/régionaux avec le pouvoir central, le système turco-ottoman s’est retrouvé face à ses propres limitations. Alors, le pays légal serait celui où la loi et les institutions ottomanes fonctionneraient, et le pays réel, celui où les espaces seraient peuplés par l’immense majorité des individus, échappant partiellement ou entièrement au pouvoir ottoman. Et en poussant plus loin ces remarques, et à la lumière de plusieurs documents arabes de l’AGS, le pays réel pourrait bien être considéré comme étant un véritable terroir de la dissidence. Si les structures de base du monde rural n’apparaissent pas avec toute la précision que l’historien souhaiterait, il ne faut pas oublier que ce même monde rural était peuplé par des communautés, comme nous avons eu l’occasion d’y faire allusion, mais aussi par des personnages, plus ou moins bien identifiés. Indiquons de suite que ces individus naviguaient souvent entre le milieu urbain, ou périurbain, et les campagnes. Il n’est pas simple d’affirmer si tel ou homme avait fréquenté plutôt les campagnes que la ville. Donnons, de manière non exhaustive, quelques anthroponymes recueillis dans certains documents de l’AGS avec en plus des noms de fonction et des références au statut social mais sans que ceux-ci puissent confirmer l’appartenance à tel ou tel environnement : al-mərābiṭ ‘Abd Allāh alWanğanī46 ; al-qāyd ‘Abd al-Malik (al-)Zərīzar47 ; al-amīn al-sīd Muḥammad b. Aḥmad al-Səwīsī48 ; al-ḥāğğ Mīmar49 ; al-rāyṣ Farağ50 ; al-nağğār Aḥmad b. ‘Alī51 ; al-šīḫ Ḥəmīdā52 ; qāyd aZawāw Aḥmad b. Mūsā53 ; etc. 46 47 48 49 50 51 52 53 AGS, Estado, 466, docs. nº 1, nº 70. AGS, Estado, 466, docs. nº 43, nº 98. AGS, Estado, 466, doc. nº 2. AGS, Estado, 1374, doc. nº 226, folio 454. AGS, Estado, 466, doc. nº 16. AGS, Estado, 466, doc. nº 36. AGS, Estado, 463, folios 27, 175. AGS, Estado, 1374, doc. nº 226, folio 454. M. Meouak, Individus, tribus et terroirs dans l’Algérie du XVIe siècle 145 4. La Kabylie et les Zəwāwa au XVIe siècle : esquisse pour une étude de cas L’impasse de la recherche historique qui illustre la période ottomane de l’Algérie est, à notre avis, semblable à une méconnaissance presque totale de trois siècles de son histoire. Il faut bien se rendre à l’évidence : la domination turque a été longue. Mais dans ce même sens, il existe un autre problème encore plus sérieux. En effet, on constate que la société d’alors a été incapable d’ébranler le joug de ses occupants et si c’est bien le cas alors cela signifie que les recours politiques et culturels nécessaires pour affronter la machine politico-administrative ottomane n’étaient pas la hauteur d’un tel défi. D’ailleurs, il y a une preuve de cet abandon presque total pour l’histoire ottomane en Algérie que l’on décèle dans la production historiographique de l’après 1962. On remarque en effet qu’au lendemain de l’indépendance, les principales tendances historiographiques de type nationaliste n’ont pas su stimuler un quelconque intérêt pour l’étape ottomane. La situation peu encourageante que nous venons de décrire brièvement n’a, à notre avis, plus de raison d’être car si la documentation présentée dans les pages précédentes peut être considérée comme importante, elle pourra désormais susciter l’intérêt des historiens en général et ceux d’Algérie en particulier. Si l’on se penche de plus prêt sur le contenu des documents algériens de l’AGS, on observe, ainsi que nous l’avons brièvement indiqué plus haut, que les informations, directes ou non, sur les Turcs et leur position dans le Maghreb central sont relativement importantes. Ainsi, ces données aideraient à mieux comprendre les raisons profondes qui poussèrent le pouvoir ottoman à tenter, avec un succès relatif, une politique d’occupation des territoires côtiers algériens et plus particulièrement ceux de la Kabylie maritime54. Arrêtons-nous dès maintenant sur l’épopée exemplaire de la principauté de Kūkū qui eut lieu durant le XVIe et le début du XVIIe siècle. Ce sont d’abord les membres de la famille des Bəlqāḍī, anciens seigneurs locaux installés au village des At Yaḥyā et affiliés en partie à la grande confédération des Zəwāwa55. En outre, précisons que cette famille avait fourni des individus qui s’étaient rapidement transformés en seigneurs incontestables de la région de Kūkū dès le début du XVIe siècle. Mais avant de poursuivre notre brève excursion au pays de Kūkū, précisons que les potentats du dit pays étaient également confrontés à la concurrence politico-territoriale d’une 54 55 146 Sur ces questions, voir un bref aperçu dans Meouak 2007 : 172-174. Boulifa 1925 : 109-112 sur la famille Bəlqāḍī et le ğabal Kūkū. Concernant les territoires peuplés par les At Yahya, situé à 1 200 mètres d’altitude, à proximité du village d’At Hichem au nord du massif du Djurdjura, voir Lacoste-Dujardin 2005 : 56-57, sub voce “At Yahya (ou Ouled Yahya)”. De los manuscritos medievales a internet autre famille kabyle importante : les Bəl‘abbās. Ces derniers avaient, comme les Bəlqāḍī, tissé des alliances au gré des aléas du moment soit avec les Ottomans, soit avec les Espagnols notamment dans la Petite Kabylie56. Selon M.A. Hadibi, citant le célèbre écrivain kabyle Sī ‘Ammār Sa‘īd Būlīfa, les Bəlqāḍī constituaient bel et bien la “famille (qui) avait mis les tribus qui lui étaient soumises sous un régime tyrannique”. Malgré les propos du savant kabyle, il n’en reste pas moins que son œuvre principale, consacrée au Djurdjura, portait le sous-titre évocateur d’Organisation et indépendance des Zouaoua57. Mais avant d’en arriver à contrôler une zone géographique relativement importante, vers 1512, les Zəwāwa avaient dû sceller une alliance avec le prince Abū Bakr dans sa lutte contre les “infidèles” Espagnols. Selon les informations données par L.-C. Féraud, nous savons qu’ils devinrent si puissants qu’ils finirent par occuper toute la Kabylie maritime et une bonne portion de la Grande Kabylie58. Outre la région traditionnellement habitée par les Zəwāwa, le chroniqueur algérien Abū Rās al-Nāṣir (m. 1823) indique qu’ils peuplaient aussi une bonne partie de la région de Dellys59. Ceux-ci parvinrent à régner en maîtres absolus sur un vaste territoire aux portes d’Alger défiant ainsi le pouvoir des deys, et cela jusqu’à la vallée de la Soummam. L’apogée de cette domination eut lieu lorsque l’un des membres de la famille, Aḥmad Bəlqāḍī, fonda la principauté de Kūkū et domina, en outre, Alger et ses territoires pendant cinq ou sept ans, de 1520 à 1525 ou 1527. Cet épisode, même s’il doit être considéré comme un moment historique exceptionnel, constitue un élément intéressant dans la mesure où il peut être qualifié de véritable mouvement de résistance contre l’occupation ottomane en Algérie. Malheureusement, cette aventure semble avoir été sans effet sur la suite des événements politiques qui marquèrent le Maghreb central, au moins jusqu’au milieu du XIXe siècle. De fait, et il est bon de le rappeler ici à la lumière des documents, les habitants de l’Algérie tentèrent souvent par l’intermédiaire des chefs de tribus de nouer des alliances avec les représentants de la puissance hispanique. Dès lors, nous pouvons espérer qu’à partir de la publication des textes arabes de l’AGS, l’historien aura la possibilité d’étudier les questions abordées plus haut sous un angle différent et apporter ainsi une lumière nouvelle sur le premier siècle et demi de l’époque moderne en Algérie ainsi que ses vicissitudes avec les deux grandes puissances ennemis : l’Empire ottoman d’une part et l’Empire hispanique d’autre part. 56 57 58 59 Voir Mercier 1891 : III, 26-29 sur les déboires des Bəlqāḍī avec les Espagnols et les Ottomans, ainsi que Boyer 1970 : 26-28 sur la situation politique dans la zone contrôlée par les seigneurs de Kūkū durant une bonne partie du XVIe siècle. Hadibi 1998 : 274. Féraud 2001 : 99-100, 133. Abū Rās al-Nāṣir 2005 : 103, 109. M. Meouak, Individus, tribus et terroirs dans l’Algérie du XVIe siècle 147 Cela dit, nous pouvons tout de même donner quelques détails du contenu de quelques documents concernant la place des Zəwāwa dans l’histoire de la Kabylie et des territoires qu’ils occupèrent60. À la lecture des quatre lettres mises à contribution, nous observons que celles-ci avaient été rédigées par trois personnages différents : deux lettres envoyées par ‘Īsā al-Murṣāwī à Abū Sa‘īd Ibn Marzūq, une lettre envoyée par Muḥammad b. al-Ḥāğğ alMadāfi‘ī à ‘Īsā al-Murṣāwī, et une lettre envoyée par le qāyd Ḥasan à un certain qāyd ‘Īsā, gouverneur de Mostaganem (ṣāḥib Mustaġānim)61. Ces missives, rédigées en arabe moyen et en arabe dialectal, sont toutes en relation avec des événements qui eurent lieu dans la région du ğabal Kūkū et dont les protagonistes furent les propres Zəwāwa, les Turcs, le roi de France et le roi de Castille62. Ces textes sont sans doute datés du XVIe siècle mais il est encore difficile de garantir définitivement une date exacte car on a beaucoup de peine à identifier les personnages présents, et les mentions aux Turcs et aux rois chrétiens n’offrent pas de noms propres permettant de mieux situer le contexte chronologique63. Concernant ces derniers éléments, nous ne relevons que quelques locutions laconiques comme Firānṣ/Firānsa, ṣulṭān Firānṣ, ṣāḥib Qaštīliya, al-Turk, ṣāḥib al-Turkiyya. Cela dit, dans un des documents, on trouve une mention relative au fameux Aḥmad Bəlqāḍī qui est une fois de plus en conflit avec les Turcs dans les territoires des Zəwāwa, dans le ğabal Kūkū. Cette information nous permet de situer l’événement en question aux alentours de 1520-153064. Le conflit entre les Turcs et les Zəwāwa, ces derniers commandés par la dynastie des Bəlqāḍī, a trouvé un écho dans une chronique de la fin du XVIIe siècle. On en veut pour preuve la mention faite par Ibn Abī Dīnār, juge de Sousse mort après 1692, qui signalait les fonctions dont les Zəwāwa avaient été chargés afin d’administrer la région d’Alger en alternance avec les Turcs (wa-ḫalafa fī l-bilād nawba min Atrāk wa-Zawāwa)65. Les victoires des Zəwāwa face aux Espagnols et le statut de libérateurs qu’ont ainsi acquis les Turcs au Maghreb vont les encourager à conquérir de plus en plus de territoires qui seront annexés à la Régence d’Alger. Cependant, ils ne parviendront pas à dominer toute la Kabylie, en raison de la résistance de deux royaumes tribaux, celui de Kūkū en Grande Kabylie 60 61 62 63 64 65 148 Al-Ġubrīnī 1970 : 141 parle des qabā’il Zəwāwa. AGS, Estado, 58, folios 131, 132, 138, 139. Voir les mentions des écrivains Ibn Maryam 1908 : 129 sur les bilād Zəwāwa et Ibn Maqdīš 1988 : II, 437 sur le balad Zəwāwa et les ğibāl Zəwāwa. AGS, Estado, 58, folio 131 : ğabal Kūkū et folio 139 : Kūkū ; AGS, Estado, 58, folios 131, 132, 139 : Zəwāwa. AGS, Estado, 58, folio 131. Ibn Abī Dīnār 1967 : 174. De los manuscritos medievales a internet (tribus agglutinées autour des Bəlqāḍī) et celui de la Mağāna dans les Bibans et la Soummam (tribus fédérées autour des Bəl‘abbās). Pour ce qui est du royaume de Kūkū, nous savons que celui-ci a duré environ un siècle et demi. Son importance fut relativement grande et Ernest Mercier s’exprime à son sujet en des termes secs mais, à notre avis, étonnés notamment face à la machine politique et militaire ottomane qui n’avait pas facilement pu venir à bout de cette dynastie. Voici ce qu’il en disait en 1891 : “Comme tributaire indépendant, le puissant était le Roi de Koukou, de la famille Ben-el-Kadi, maitre de la Kabilie de Djerdjera, que nous avons vu successivement l’allié et l’adversaire de Barberousse, et qui avait fini par accepter la domination turque. C’est un feudataire absolument maître chez lui et n’ayant d’autre obligation que de servir une redevance, dont nous ignorons le chiffre, au pachalik d’Alger, et de lui fournir son concours militaire. Nous verrons les Turcs s’appliquer sans relâche à réduire son autonomie et à empiéter sur son territoire”66. Cela étant dit, il ne faut pas oublier de signaler que l’échec de l’expérience d’indépendance souveraine et territoriale dans les deux Kabylies est lié, en grande partie, aux nombreuses rivalités tribales intra-berbères qui secouèrent la région et qui finirent par sonner le glas des royaumes de Kūkū et de la Mağāna67. Sources arabes et européennes Abū Rās al-Nāṣir, 2005. ‘Aǧā’ib al-asfār wa-laṭā’if al-aḫbār, tome I, présentation et annotation du manuscrit par M. Ġālim. Oran, CRASC. Al-‘Adwānī, 1996. Kitāb al-‘Adwānī, éd. A.Q. Sa‘d Allāh. Beyrouth, Dār alġarb al-islāmī. Archivo General de Simancas (AGS), section Estado, liasses nos 58, 463, 466, 1374, 8837. 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