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ﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋ e-mail : [email protected] ‟Ashtaroût Cahier Hors-Série n°3 (septembre 2000) Wade Thompson (1963) Infanticide & sadisme dans Wuthering Heights Source 1. Ŕ WADE THOMPSON : « Infanticide and sadism in Wuthering Heights », paru in PMLA, vol. LXXLVII, n° 1, 1963, pp. 69-74 ; repris in Judith O’NEILL (ed.), 1968, Critics on Charlotte & Emily Brontë, London, George Allen & Unwin, « Readings in Literary Criticism », idem., New Delhi, Universal Book Stall, reprint 1997, pp. 95-101, délesté de toutes les notes à une exception près. Ŕ C’est ce dernier texte qui a servi de base à la traduction présentée ici, et où l’on s’est conformé aux « conventions générales » de notre atelier. Ŕ Traduit de l’anglais par Randa Nabbout & Élias AbiAad. Rewrité par Randa Nabbout, Élias Abi-Aad, Paola Samaha & Amine Azar. Synopsis I. Ŕ Survivre ! 2. 3. 4. 5. Pauvres enfants ! Pauvres bêtes ! La mort rôde Le jardin des supplices II. Ŕ Nostalgie de l‟enfance 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. Ŕ Toutes les citations du roman ont été retraduites pour mieux coller à la littéralité du texte, mais, vu leur nombre, on n’a pas cherché à en fournir systématiquement la référence. Ŕ Cette étude est divisée en quatre parties numérotées en chiffres romains mais dépourvues de titres. Le reste de la segmentation, les titres et inter-titres sont des traducteurs. Les alinéas ont été respectés de même que l’étirement du texte en de longues phrases à tiroirs multiples. Ŕ Le lecteur est prévenu de prendre garde aux renversements de valeur qui organisent ce texte à différents niveaux : (1) Attitude envers le livre avec le renversement du livre pervers au bluff de l’auteur ; (2) La conception de l’enfance, renversement de l’enfance victime à l’enfance coupable ; (3) Et l’amour qui change de nature avant la puberté et après la puberté. Endurance & rébellion Lien identificatoire Lien incestueux Ratage pubertaire Heathcliff est le “supporter” de Cathy L’effondrement Un renversement complet des rôles III. Ŕ Eros perturbateur 13. 14. 15. Les deux visages de l’amour L’amour infantile est uni-sexe Linton expie la dette de Cathy IV. Ŕ Renversements pervers 16. 17. 18. 39 De l’enfant victime à l’enfant coupable La mort est la seule échappatoire Le bluff d’Emily Brontë Sans les soins de leurs mères, les enfants se sont trouvés [acculés à] une lutte féroce pour survivre face à des adultes franchement hostiles qui semblaient être obsédés par le désir de les tuer ou de les mutiler. Depuis le rêve inaugural de Lockwood tirant sur le poignet de Cathy, l’enfant-fantôme, le long d’un rebord de fenêtre dentelé, jusqu’à Heathcliff qui préside avec délices à la mort de son enfant devenu jeune homme, le roman joue sur une multitude de gammes insistant sur le thème atroce de l’infanticide. Quand Heathcliff est amené jeune encore chez les Earnshaw, la première réaction de Mme Earnshaw fut de [vouloir] « flanquer ça à la porte » [« Mrs. Earnshaw was ready to fling it out of doors »] (4 : 29, d63 s69). Cette nuit-là, même Nelly Dean, ordinairement un cœur tendre, avait déposé “ça” sur le palier dans l’espoir que « ça sera parti le lendemain ». Plus tard, quand le vieux M. Linton appréhenda ce “ça” en train de rôder çà et là avec Cathy près de La Grivelière, il proclama aussitôt : « Ça n‟est qu‟un gamin… est-ce que ça ne serait pas une bonne chose pour le pays que de le pendre sur le champ ?… » [« It is but a boy... would it not be a kindness to the country to hang him at once ?... »] (6 : 39, d77, s86). Isabella Linton exprime ce sentiment avec ses propres mots d’enfant : « L‟horrible chose ! Mets-le à la cave, papa » [« Frightfull thing ! Put him in the cellar, papa »] (6 : 39, d77, s87). Le nourrisson Hareton Earnshaw encourait un plus grand danger. La première impulsion de Hindley quand il était saoul était de tuer son fils, que Nelly Dean devait constamment lui cacher. Il est arrivé une fois que Heathcliff ait accidentellement sauvé Hareton d’une chute, mais il fut tellement exaspéré par sa méprise que « s‟il avait fait nuit… il aurait essayé de réparer son erreur en fracassant le crâne de Hareton sur les marches » [« had it been dark... he would have tried to remedy the mistake by smashing Hareton‟s skull on the steps »] (9 : 58, d104, s121). Plus tard, Heathcliff fut pris d’un désir irrépressible de “tordre” la vie de Hareton : « Nous allons voir si un arbre ne pousserait pas tout aussi courbé qu‟un autre », dit-il (17 : d229), et Nelly Dean pense que le « terreau » naturel de Hareton aurait pu produire une « végétation luxuriante » sans une telle compression délibérée (18 : d239). Cet article offrira une interprétation de Wuthering Heights fondée 1 sur le sadisme extraordinaire qui Synopsis sous-tend la conception d’Emily Brontë des relations émotionnelles, et qui révèle la signification de sa préoccupation pour l’infanticide. Si l’on n’apprécie pas l’importance de l’infanticide et du sadisme dans Wuthering Heights, l’on ne peut pas apprécier la nature de l’amour entre Cathy et Heathcliff (amour qui, je le crois, a été souvent mal compris), ni l’on ne comprend non plus la motivation qui se trouve derrière le meurtre perpétré par Heathcliff sur son propre fils. Mon argument principal est que Wuthering Heights est fondamentalement un livre pervers Ŕ j’utilise ce mot sans ses connotations péjoratives Ŕ et que sa force est justement en fonction de sa perversité. I. Survivre ! En premier lieu, nous pouvons 2 noter que les enfants dans Wuthering Pauvres Heights, tout comme les enfants de enfants ! la famille Brontë, sont très tôt abandonnés à eux-mêmes [pour se débrouiller] dans la vie, privés de l’amour ou de la protection de leur mère. Cathy Earnshaw n’a pas tout à fait huit ans quand sa mère mourut ; la naissance de Catherine Linton coïncide avec la mort de sa mère ; la mère de Hareton est morte dans l’année même de sa naissance ; et Heathcliff est orphelin vers l’âge de sept ans. Même les enfants ayant bénéficié des soins maternels durant toute leur enfance, n’en ont plus bénéficié trop longtemps après la puberté. Linton Heathcliff a perdu sa mère avant l’âge de treize ans Ŕ Linton, bien sûr, est resté enfant toute sa vie Ŕ et Isabella Linton était orpheline à quatorze ans. Les seules exceptions Ŕ en elles-mêmes sans importance Ŕ sont Hindley Earnshaw et Edgar Linton qui ont respectivement seize et dix-huit ans quand meurent leurs mères (et même leurs mères ne sont manifestement pas très “maternantes”). 40 Hareton a su d’une manière ou d’une autre comment s’arranger pour survivre, mais Linton Heathcliff a été lentement torturé à mort par son père dont le désir de le tuer était irrésistible : « Si j‟étais né dans un pays aux lois moins strictes et aux goûts moins déliquats, je me serais offert le plaisir de soumettre ces deux-là [Linton et Catherine] à une lente vivisection, histoire d‟occuper le loisir d‟une soirée…» [Had I been born where laws are less strict, and tastes less dainty, I should treat my self to a slow vivisection of those two, as an evening‟s amusement] (27 : 205, d318, s380). Le thème de l’infanticide est am3 plifié symboliquement au cours du Pauvres roman à travers le meurtre d’animaux bêtes ! impuissants et faibles. Au début du récit, Lockwood découvre un monceau de têtes de lapins dans la maisonnée de Heathcliff. Une autre fois, c’est Isabella qui frappe à la porte de Hareton « lequel était en train de pendre une portée de chiots sur le dos d‟une chaise ». Heathcliff montre à Isabella quel genre d’homme il est en pendant son petit chien (12 : d165). Au moment de mourir, Cathy évoque dans son délire comment avec Heathcliff ils avaient trouvé une fois un nid d’oiseaux « plein de petits squelettes. Heathcliff y avait tendu un piège pour que les parents n‟osent plus s‟y poser » (12 : d158). Le sport favori de Linton Heathcliff est de torturer à mort les chats dont griffes et dents avaient été arrachées (d323). Le meurtre d’animaux impuissants inspire de nombreuses métaphores. Ainsi, Edgar Linton ne pouvait pas plus quitter Catherine qu’un chat ne peut « quitter une souris à moitié zigouillée, ou un oiseau à moitié bouffé » (8 : d102). Isabella était entre les mains de Heathcliff comme « un petit canard dans un parc, une journée d‟hiver ». Ou encore, Hindley Earnshaw était comme « un mouton errant » que « Dieu a abandonné », et Heathcliff est une « bête démoniaque » qui « rôde entre lui et le bercail ». Ainsi, directement et indirecte4 ment [au sens propre et au sens figuLa mort ré], Emily Brontë imagine un monde rôde où les jeunes et les faibles vivent dans un péril constant. Comme l’a souligné Leicester Bradner, Emily Brontë semble avoir été obsédée par la vision d’un enfant jeune, agréable et heureux, destiné à une vie de misère et/ou de crime. Pour l’enfant, la mort serait de toute évidence meilleure que la vie 9. Un poème après l’autre exprime le sens d’une expérience ayant la force d’une possession absolue éprouvée durant l’enfance, et retrouvée seulement dans la mort Ŕ comme si l’infanticide eût une sorte de justification religieuse. Ainsi la mort et l’enfance sont fermement connectées dans la chaîne d’associations d’Emily Brontë. Un autre maillon de cette 5 chaîne est le primat de la douleur Le jardin des comme condition élémentaire de supplices la vie. Dans Wuthering Heights, les éruptions sauvages de cruauté et de violence sont si frappantes qu’on a tendance à ne pas s’apercevoir combien fréquemment la douleur est infligée tout simplement comme une chose allant de soi. Pincements, gifles et arrachements de cheveux se produisent constamment. Cathy réveillait Nelly Dean non pas en la secouant gentiment mais en lui tirant les cheveux. Nelly Dean entendait le « soufflet » qu’on appliquait sur la bouche impertinente de Cathy. Quand Cathy dîna pour la première fois chez les Linton, elle était « joyeuse comme tout, partageant sa nourriture entre le petit chien et Maraud, dont elle pinçait le museau pendant qu‟il mangeait ; et faisant surgir une étincelle d‟animation dans les yeux bleus inexpressifs des Linton » [6 : 40, d78, s88]. Plus tard, elle était tellement gaie que, [nous dit-elle] « si l‟être vivant le plus minable devait me gifler sur la joue, je ne lui présenterais pas seulement l‟autre, mais lui demanderais encore pardon d‟avoir provoqué ça » [10 : 77, d133, s154-155]. La douleur infligée en coupant ou en transperçant est le point crucial de nombreuses métaphores. Nelly Dean parle d’un « vent glacial qui lui taillade les épaules aussi vivement qu‟un couteau ». Une autre fois, Isabella hurla « comme si des sorcières lui enfonçaient des aiguilles chauffées au rouge ». Quand Hareton avance timidement la main pour effleurer l’une des boucles de Catherine, « on aurait pu croire qu‟il lui plantait un couteau dans la nuque, à voir la façon furieuse dont elle s‟est retournée en sursaut » [30 : 225, d347, s416]. [Edgar] Linton « affirma qu‟un coup de couteau ne pouvait Cf. Leicester Bradner, « The growth of Wuthering Heights », in P.M.L.A., vol. XLVIII, 1933, pp.129-146. 9 41 pas causer un pire tenaillement que celui qu‟il éprouva à voir sa femme fachée ». De la même manière, la douleur est fréquemment évoquée à travers des menaces d’étouffement, d’étranglement, de suffocation ou de strangulation. Ainsi, Linton Heathcliff, constamment sur le point “d’étouffer”, ne voulait pas que Catherine l’embrasse parce qu’il avait peur de perdre son souffle. Heathcliff menace “d’étrangler” Catherine si elle ne se calme pas. Les adjectifs et les verbes eux-mêmes évoquent l’étouffement. La neige qui tombe est “suffocante”. Hareton « étouffe la tempête avec un juron brutal ». Les visiteurs sont « étouffés en de grandes capes et en des fourrures ». En résumé, le monde de Wuthering Heights est donc un monde de sadisme, de violence et de cruauté capricieuse, où les enfants Ŕ privés de la protection de leurs mères Ŕ doivent même lutter pour la vie contre des adultes qui ne manifestent presque nulle tendresse, amour ou pitié. Des émotions ordinaires sont inversées presque complètement : la haine remplace l’amour, la cruauté remplace la tendresse, et la survie dépend de la capacité qu’on a d’être dur, tante rébellion, des ressources aussi éloignées de l’enfance que possible ; et elle pouvait assumer la douleur facilement. Son jouet de choix était un fouet… De même, Heathcliff se révèle tellement maître de soi qu’il est lui aussi réfractaire à toute intimidation par la douleur ou par la souffrance. Quand Hindley lui lança une bourrade qui le fit tomber, après une dispute au sujet des poulains, Nelly Dean avait été surprise « de constater avec quel sang-froid le petit se relevait et poursuivait l‟accomplissement de sa besogne, procédant à l‟échange des selles et ainsi de suite, puis s‟asseyant sur une botte de foin pour surmonter le malaise causé par un coup si violent, avant de rentrer dans la maison » [4:31, d16, s73]. Ces deux « enfants » quasi 7 monstrueux établissent ensemble Lien un lien énigmatique forgé dans la identificatoire douleur et exprimé par la rébellion. Ils éprouvent une identification absolue l’un envers l’autre. Heathcliff ne peut imaginer que Cathy et lui puissent se comporter de la même manière qu’Edgar Linton et Isabella. Il confie à Nelly Dean : « Quand me prendrais-tu à souhaiter quelque chose que Cathy voudrait avoir ? Ou quand nous trouverais-tu seuls tous les deux, prenant notre plaisir à hurler, à sangloter et à nous rouler par terre, séparés par toute l‟étendue de la pièce » [6 : 38, d75, s85]. Et Cathy lui est tout aussi dévouée. « Je suis Heathcliff », souligne-t-elle Ŕ et, aussi longtemps qu’elle pouvait s’identifier à lui, elle était forte. L’intensité de leur lien est fré8 quemment traduite en suggestions Lien d’inceste et de sexualité infantile. incestueux Heathcliff peut aisément passer pour le demi-frère de Cathy Ŕ du moins sommes-nous invités à entretenir ce soupçon Ŕ et Cathy utilise presque toujours l’imagerie de l’inceste pour exprimer son amour envers Heathcliff : « la même substance démoniaque » [the same dæmonic substance]. Jusqu’à l’âge de douze ans, Cathy et Heathcliff dorment ensemble, et la première fois où elle a pleuré c’était quand Hindley les a séparés comme compagnons de lit. La désintégration de la per9 sonnalité de Cathy a débuté avec Ratage l’épisode de La Grivelière. Elle ne pubertaire s’est pas aperçue que son entrée brutal et rebelle. II. Nostalgie de l‟enfance Quand on prend en considération la menace quasi intolé6 Endurance rable de douleur et de mort à & rébellion laquelle sont assujettis les enfants dans Wuthering Heights, on est frappé par cette terrible ironie qui veut qu’après sa mort Cathy souhaite revenir Ŕ et en effet elle revient Ŕ non pas en tant qu’adulte, mais en tant qu’enfant… En tant qu’enfant, Cathy est douée d’une espèce de force masculine que, d’habitude, seuls les adultes les plus endurcis possèdent ; elle avait pour son emprise sur elle-même, pour son endurance et pour sa cons42 dans la puberté exigeait un changement radical de sa relation avec Heathcliff, et elle n’a pu comprendre le comportement de ce dernier à son propre retour à Hurlemont [un mois plus tard ? ]. Son attitude envers lui demeura celle d’avant la puberté, mais il se dérobait « avec une suspicion coléreuse à ses caresses de fillette » [with angry suspicion from her girlish caresses] [8 : 53, d97, s112]. En sa présence, elle exhibait la même endurance masculine à la douleur et le même dédain pour la faiblesse qui caractérisaient son enfance. Quand Heathcliff a projeté le jus de pomme brûlant au visage d’Edgar Linton, elle a blâmé Edgar de l’avoir provoqué, ajoutant, « il va être fouetté ; je déteste qu‟on le fouette ! Je ne vais pas pouvoir manger », et elle a déconsidéré les sanglots d’Edgar d’une remarque hautaine, « allons, ne pleure pas… tu n‟en es pas mort » (7 : d87). Elle-même pleurait, par sympathie pour Heathcliff, mais seulement après avoir déployé un effort méritoire pour retenir ses larmes. Même après son mariage, elle était robuste et mas10 culine en présence de HeathHeathcliff cliff. Elle dédaignait son mari est le “supporter” de Cathy quand il pleurait, et méprisait ses « gémissements pour des bagatelles » et son « irritation de désœuvré ». Elle prit le parti de Heathcliff dans son combat crucial contre Edgar, et son absence de pitié était vraiment effrayante. « Si tu n‟as pas le courage de l‟attaquer », disait-elle à son mari, « présente des excuses ou accepte d‟être battu » [11 : 89, d149, s175]. De toute façon, la source 11 de sa force était Heathcliff. L’effondrement Sans lui, elle se retrouvait graduellement incapable d’endurer la douleur ou de garder sa maîtrise de soi, et son humeur devenait incontrôlable. Durant la dernière visite d’Edgar Linton à Hurlemont, elle perdit contenance dans une dispute avec Heathcliff, après quoi elle pinça et gifla Nelly Dean, mentit sur ce sujet, secoua le petit Hareton « jusqu‟à ce que le pauvre enfant en devint livide », donna un coup de poing à Edgar sur l’oreille, déclara « je n‟ai rien fait exprès », et puis se mit en devoir de pleurer « tout son saoul » (8 : d100-101). Avec l’âge, la douleur lui est devenue intolérable ; elle se mettait à pleurer à la moindre contrariété et se laissait facilement aller à des crises d’irritation et d’auto-compassion. « Notre fougueuse Cathy n‟est plus guère qu‟un enfant pleurnichard » fit remarquer Nelly Dean à propos de la femme adulte, « et qui pouvait battre [le petit] Hareton ou n‟importe quel autre enfant dans une compétition de pleurs ». Son mariage avec Linton servait uniquement à l’affaiblir, et la brèche ouverte entre Heathcliff et Linton l’avait à la fin complètement détruite. Elle avait recours à « des rages insensées et cruelles ». « La voilà étendue sur le sofa se cognant la tête contre l‟accoudoir, grinçant des dents au point qu‟on s‟imaginait qu‟elle allait les broyer et les faire voler en éclats » [11 : 92, d153, s179]. La petite fille qui, à l’occasion, avait pu faire face à toute une maisonnée d’adultes en colère a maintenant perdu tout contrôle sur soi. Elle imaginait que tout le monde était contre elle : « Je croyais que, même si tous les gens se haïssaient et se méprisaient réciproquement, ils ne pouvaient pas manquer de m‟aimer. Et ils se sont tous transformés en ennemis en l‟espace de quelques heures : ils le sont devenus, je te le dis ; les gens d‟ici » [12 : 94, d156, s183]. Ses fantasmes étaient aussi terrifiants que ses rêves, et ses rêves « l‟atterraient ». À cette époque, elle avait complètement perdu toute prise sur la réalité. Elle voyait sur l’armoire noire un visage qui n’y était pas. « Oh ! Nelly, la chambre est hantée ! J‟ai peur de rester seule ! » (12 : d159, s186). Dans la brève vie de 12 Cathy il y a donc eu un renUn renversement versement complet des rôles. complet des rôles Enfant, elle était adulte ; même son impertinence s’enracinait dans une force intérieure. Adulte, elle est devenue enfant, et la douleur de vivre lui était insupportable. « Je souhaite être de nouveau une petite fille », criait-elle pathétiquement, « à demi-sauvage et dure, et libre ; me moquant des commotions au lieu qu‟elles me rendent dingue » (12 : d161, s189). Elle se souvenait d’avoir été forte et elle savait maintenant qu’elle ne l’était plus guère. C’est donc par une conséquence logique que, dans son existence de fantôme, elle assumait le rôle, non d’une jolie dame [errant] sur les landes désertes à la recherche de son amant (ce qui aurait sûrement été l’attente « romanesque »), mais celui d’une petite fille qui veut rentrer « à la maison ». 43 peut répondre que de la sorte : « Ne suffit-il pas à ton infernal égoïsme qu‟à chaque fois que tu es toi-même en paix je doive me tordre dans les tourments de l‟enfer ? » [15 : 123, s234]. Ils ne pouvaient se rencontrer que dans la douleur et la détresse : « Qu‟un mot de moi puisse désormais t‟affliger, sache que j‟éprouverai la même affliction sous terre ». [C’est] parce que Cathy avait été incapable de satisfaire les exigences de la sexualité adulte, que Heathcliff se venge en im15 posant la sexualité adulte Linton expie aux enfants, celui de Cathy la dette de Cathy et le sien propre. “L’amour” entre Linton et Catherine est le revers abominable de l’amour entre leurs parents. Là où les parents étaient passionnément épris l’un de l’autre sans trouver de moyens satisfaisants d’expression, les jeunes, eux, étaient assujettis à ces moyens d’expression, même s’ils avaient l’un pour l’autre une totale répugnance. Linton ne pouvait pas souffrir les femmes. À un certain moment, ayant été trop tourmenté par la présence de Catherine, il obtint Ŕ à son grand soulagement Ŕ la permission de dormir avec Hareton. Néanmoins, Linton est finalement zigouillé. La revanche est totale. III. Éros perturbateur Bien que le retour de Cathy dans le rôle d’une enfant réalisait 13 son aspiration à retrouver l’empire Les deux de son enfance, il trahissait égalevisages de l’amour ment le fait que c’est seulement en tant qu’enfant qu’elle avait jamais été capable d’aimer Heathcliff. Après la puberté, elle n’a jamais été capable de transformer sa passion infantile pour l’identité (« Je suis Heathcliff », disaitelle Ŕ mais on ne peut pas s’accoupler avec soi, avec son semblable) en une passion pour l’union des opposés. Son mariage avec Linton, une personne faible, respectable, peu exigeante, est essentiellement une fuite devant les exigences de la sexualité adulte, et dans cette fuite elle ne voyait aucune trahison envers Heathcliff. Pour elle Heathcliff était et sera toujours son amant sauvage de « l’enfance » ; Linton est son amant « adulte » respectable, et les deux [rôles] sont parfaitement compatibles. Elle n’était jamais jalouse de Heathcliff et ne pouvait comprendre sa jalousie pour elle ; elle pensait tout simplement que « l’amour » qu’elle lui portait était entièrement différent de son « amour » pour Linton. Elle a raison, en effet. « L’amour » qu’elle peut of14 frir à Heathcliff est justement L’amour infantile l’amour qu’elle lui a offert en est uni-sexe tant qu’enfant Ŕ dur, « d’identité » masculine, né dans la douleur, exprimé dans la douleur Ŕ sans rien à voir avec l’amour adulte normal : pas d’érotisme, pas de sexe, pas de plaisir, pas de satisfaction. Son « amour » est exprimé à travers la douleur, la haine, et à travers une récrimination sans répit. Tirer les cheveux et pincer sont son mode d’expression concret. Assurément, on ne peut imaginer une scène aussi dépourvue de sexe et aussi anormale que la dernière scène d’amour entre elle et Heathcliff : « Je ne devrais pas me préoccuper de tes souffrances. Je me contre-fiche de tes souffrances. Pourquoi tu ne devrais pas souffrir ? », lui dit-elle [15 : 123, d197, s233]. Et il ne IV. Renversements pervers Avec le meurtre de Linton, les implications 16 De l’enfant victime terribles du thème de l’inà l’enfant coupable fanticide deviennent claires : puisque l’enfance est la source de la perversité, très logiquement les enfants sont redoutés, haïs, et finalement tués. C’était “l’enfant” en Catherine qui a détruit l’amour entre elle et Heathcliff ; c’est “l’enfant” en Linton que Heathcliff hait : il impose “l’amour” adulte à son fils et à Catherine, pleinement conscient qu’un tel amour est absolument insoutenable. Œil pour œil, dent pour dent. 44 Par conséquent, la grande 17 histoire d’amour de Wuthering La mort Heights débute dans la perversiest la seule té et se termine dans la perveréchappatoire sité. “L’amour” entre Cathy et Heathcliff grandit sous la terrible menace de l’infanticide, il n’encourt jamais une métamorphose en maturité, et c’est pourquoi il culmine en une vengeance sur la génération suivante. La seule échappatoire est la mort ; et Cathy et Heathcliff, tous les deux, désirent ardemment de mourir. « Après tout, la chose qui m‟en coûte le plus est cette prison fracassée », disait Cathy. « Je suis lasse d‟être confinée ici. Je m‟épuise à m‟évader vers ce monde glorieux, et de demeurer toujours ici-bas... vraiment avec, et vraiment dans cette prison » [15 : 124, s235]. Et Heathcliff est tout aussi avide de mourir. Dès qu’il a tué son fils, il a délibérément projeté sa propre mort. Ces gens-là prennent la mesure de la vie et choisissent de mourir simplement parce que la vie n’offre aucun épanouissement. À la fin, le petit berger voit « Heathcliff et une femme » (ce n’est donc plus une petite fille) errer maintenant libres et heureux du côté de la lande. Mais un pareil aboutissement ne pouvait jamais se produire dans la vie. La vie est douleur, haine et perversité. C’est un hommage aux facultés 18 Le bluff poétiques insolites d’Emily Brontë que d’Emily de dire qu’elle a dupé [deceived] des Brontë générations de lecteurs en leur faisant croire qu’ils étaient en train de lire une histoire d’amour, belle, romanesque et de toute splendeur. 45